L'ÉPOPÉE BYZANTINE À LA FIN DU DIXIÈME SIÈCLE

Deuxième partie

CHAPITRE X

 

 

Henri de Bavière, qui avait succédé sous le nom de Henri II à Othon III sur le trône impérial d’Occident, avait eu des débuts de règne fort troublés. La mort du jeune héros couronné, en délivrant l’Italie de sa redoutable présence, cette Italie où il ne laissait pas d’héritier de ses prétentions, avait fait revivre avec plus d’intensité dans cette contrée tous les espoirs d’indépendance si longtemps comprimés. Dès les premiers mois de l’an 1002, le 15 février, Ardouin, le puissant margrave d’Ivrée, s’était fait proclamer roi d’Italie à Pavie, après avoir soulevé toute la Lombardie. En 1003, il avait battu une armée impériale envoyée contre lui. A Rome, les Romains avaient proclamé patrice le fils de la victime d’Othon III, du fameux Crescentius, Jean Crescentius qui devait se maintenir dix ans maître absolu dans la Ville éternelle. De même, au delà des monts, le nouvel empereur avait perdu la Bohême. Puis était venu le soulèvement du margrave Henri et de ses partisans. Ce ne fut qu’après avoir triomphé de tous ses adversaires intérieurs que l’empereur Henri put songer à descendre pour la première fois en Italie afin de châtier Ardouin. En avril 1004, il franchit enfin le Brenner. Vainqueur de son adversaire, il se fit couronner roi d’Italie à Pavie, le 14 mai. Cette même nuit, à la suite d’une furieuse sédition populaire, l’armée teutonne mettait le feu à la vieille ville longobarde. Cette sauvage exécution terrifia l’Italie du Nord qui se soumit. Après avoir, dans les derniers jours du mois, assisté à un Reichstag solennel à Pontelongo, près de Pavie, Henri rentrait en Allemagne dans le courant de juin, annonçant son prochain retour au delà des monts. Il n’avait, cette fois, pas même poussé jusqu’à Rome, où dès le 12 mai de l’an précédent le vieux pape Sylvestre II avait expiré, peut-être de mort violente, presque abandonné dans le Latran désert.[1] Le Romain Siccon avait été élu pape à la place du grand vieillard sous le nom de Jean XVII, le 13 juin, après trente-trois jours d’interrègne. Celui-ci n’avait régné que sept mois. Dès le 7 décembre il était mort. Il avait été remplacé le jour de Noël par Jean XVIII, également romain, également le parent ou pour le moins la créature du patrice Jean Crescentius qui les avait tous deux nommés. C’est sous ce pape Jean XVIII que Henri d’Allemagne était venu pour la première fois en Italie et qu’avait eu lieu, nous l’avons vu, une sorte de réconciliation entre les Églises de Rome et de Constantinople. Il régna cinq ans et demi et eut pour successeur, en juin de l’an 1009, un évêque d’Albano qui prit le nom de Serge IV. Celui-ci mourut avant le 20 avril 1012.

A Serge IV succéda, par la violence, au milieu des plus sanglantes émeutes, un laïc, Théophylacte, fils de Grégoire de Tusculum, sous le nom de Benoît VIII. Tous ces papes, depuis la mort de Sylvestre II, jusques et y compris Serge IV, n'avaient régné que par le bon plaisir et sous la brutale tutelle du patrice Jean Crescentius, osant à peine jeter un coup d'œil suppliant du côté de l'Allemagne dont leur rude tuteur n'avait jamais cessé de reconnaître, du moins en apparence, la suzeraineté. Cependant, à partir de la mort de Jean XVIII, le parti allemand, qui avait à sa tête le sauvage comte de Tusculum, avait recommencé à regagner graduellement du terrain. Il arriva enfin de nouveau à la puissance par l'élection de Benoît VIII, dont l'avènement coïncida avec la mort de Crescentius.

Henri II d'Allemagne n'était point de l'humeur des Othon. Il ne se trouvait point chez lui en Italie. Malgré la volonté qu'il en avait exprimée, il ne put retourner dans cette contrée que neuf ans après son premier séjour, en l'an 1013. Il voulait se faire couronner empereur à Rome et ramener l'ordre et la paix dans cette malheureuse cité si violemment troublée. Jean Crescentius était donc mort au printemps de l'an 1012, peu avant le pape Serge, et, avec lui, avait succombé la fortune de sa maison qui dut dès lors céder le pas à celle des comtes de Tusculum, chefs de la faction contraire. La papauté fut ainsi délivrée d'un joug terrible et la descente de l'empereur d'Allemagne en Italie s'en trouva étrangement facilitée.

Au commencement de l’hiver, l'armée impériale passa les monts. Elle fêta Noël à Pavie au milieu d'un concours immense de princes séculiers et ecclésiastiques. L'inquiet Ardouin dut se contenter définitivement du margraviat d'Ivrée. A Ravenne, l'empereur rencontra le pape du parti tusculan Benoît VIII et présida à ses côtés, dans le courant de janvier, à un concile solennel. Puis, toujours précédé par le pape, le césar germanique marcha sur Rome à la tête de ses belles bandes cuirassées de mailles. Il y reçut un accueil enthousiaste. Toute la population, sortie à sa rencontre, entonnait sur son passage des hymnes de louange suivant le mode antique. Le 14 février il fut couronné dans Saint-Pierre avec la reine Cunégonde. Sévèrement il rétablit l'ordre dans Rome. Puis, rappelé vers le Nord par d'autres soins, il dut repartir en hâte. A Pâques, déjà, il se trouvait à Pavie. En juin, il avait repassé les Alpes. Benoît VIII, auquel sa venue avait rendu la force et le moyen de régner, gouverna dans Rome avec courage et énergie. En 1016 ce pontife intrépide conduisit en personne une flotte contre les Sarrasins.[2]

Dans les possessions byzantines d'Italie, nous n'avons que bien peu d'événements à signaler pour ces premières années du xie siècle, depuis la délivrance de Bari par la flotte de Venise jusqu'à la révolte de Mélès qui devait amener les guerriers normands des rivages de France jusque dans le sud de la Péninsule. C’est à peine si nous possédons sur cette période cinq ou six lignes des chroniques italiennes. En 1002, nous disent-elles, les Sarrasins avaient pris et saccagé Caralis, qui est Cagliari de Sardaigne. En 1005, le 6 août, ils furent battus devant Reggio[3] par la flotte de Pise qu'ils avaient pillée l'an d'auparavant.[4] En 1006, un tremblement de terre ébranla le monastère du Mon Cassin. Cette même année, en juillet, un nouveau « catépano » byzantin aborda à Bari: c'était Alexis Xiphias, de la même famille que le rebelle du thème des Anatoliques de 1021. Les chroniques italiennes l'appellent « Xiphea » ou « Siphea ». Ce haut fonctionnaire remplaçait probablement Grégoire Trachaniotis, qui était encore « catépano », nous l'avons vu, en 1004. Le passage de Xiphias au pouvoir fut court.[5] Il mourut dès l'année suivante et fut remplacé par le patrice Jean Courcouas, stratigos du thème de Samos. Celui-ci arriva à Bari seulement en l'an 1008.[6] Au mois d'août de l'année suivante, les troubles suscités par le patriote lombard Mélès ayant probablement déjà commencé, un certain caïd, Sat ou Sato, probablement de son vrai nom Saïd, profitant de cet état de choses pour violer les trêves conclues avec les Grecs,[7] s'empara une fois de plus de Cosenza, la plus forte et sûre place de toute la Calabre.[8] Très probablement ce chef avait fait alliance avec les insurgés longobards dont je vais parler tout à l'heure. En 1010, de terribles secousses de tremblements de terre eurent lieu durant plusieurs, mois, dont une, le 9 mars, à la dixième heure de la nuit, fit crouler les coupoles des églises des Quarante Martyrs et de Tous les Saints à Constantinople. Ce même hiver, de 1009 à 1010, des froids terribles, à Constantinople comme en Italie, détruisirent tous les oliviers, firent périr en foule les oiseaux et les poissons. Il y eut de formidables chutes de neige.[9] Ces phénomènes effrayants furent considérés plus tard comme les présages célestes de la grande révolte des thèmes longobards. Cette même année 1010 encore, probablement vers le milieu de l'hiver, en janvier ou février, le « catépano » Jean Courcouas mourut.

L'heure des grands événements avait sonné. Les populations longobardes des thèmes byzantins firent un violent et soudain effort pour secouer le joug abhorré des Grecs.[10] Depuis longtemps le feu couvait sous la cendre. Enfin il allait éclater formidablement. En 1009 déjà,[11] au mois de mai, un des principaux citoyens de Bari, un magnat de vieille et noble race longobarde,[12] un patriote à l'âme haute et vaillante, Mélès, Mel ou Melo, que les pèlerins normands devaient plus tard rencontrer au mont Gargano, résolut, de concert avec son beau-frère Datto ou Dattus, de reconquérir l'indépendance de sa patrie toujours plus cruellement exploitée sous le joug devenu intolérable des rapaces gouvernants byzantins et des mercenaires à leur solde, mercenaires russes, danois et « gualandes », suivant l'expression de Léon d'Ostie.[13] La révolte éclata le neuvième jour du mois. Le chef rebelle pénétra de force dans Bari et réussit même à s'y maintenir quelque temps. Une grande bataille fut livrée aux environs, à Bitetto.[14] Malgré le témoignage des Byzantins[15] qui confessent que les leurs furent battus, massacrés en foule, que l'on ne fit guère de prisonniers et qu'une partie seulement des vaincus dut leur salut à une fuite précipitée, il ne semble pas que la fortune se soit en cette journée montrée entièrement favorable au chef du parti longobard national, car, au dire de la Chronique nationale, connue sous le nom d’Annales de Bari, beaucoup d'habitants de cette ville demeurèrent aussi sur le champ du combat. Il semble, d'après le même témoignage, que les Sarrasins aient fait à cette époque cause commune avec les révoltés longobards. Outre la prise de Cosenza par le caïd Saïd, cette Chronique de Bari, qui est, malgré sa brièveté, une de nos sources principales pour la connaissance de l'histoire de l'Italie méridionale à cette époque, dit, en effet, qu'un certain Ismaël, certainement le même personnage que Melo, combattit cette année 1011 de concert avec les Sarrasins, à Montepeloso, que dans cet engagement un certain Passianos, un chef byzantin certainement, fut tué et qu'Ismaël s'empara du château de Bari.[16] Dans ce texte si altéré, Amari estime qu'il faut lire les deux fois Melo en place d’Ismaël.[17] Je crois plutôt avec l'abbé Delarc[18] qu'il faut lire la première fois Melo, la seconde fois Ismaël, et voir dans ces deux Ismaël deux personnages au lieu d'un: le chef lombard Melo et un chef sarrasin du nom d'Ismaël. Sous ces renseignements si confus se dissimulent donc très vraisemblablement les traces d'une alliance entre les rebelles longobards et divers chefs sarrasins qui firent cause commune avec eux aux environs de Bari, les uns se battant devant cette ville, les autres luttant à Montepeloso comme à Trani. « Que les émirs Kelbites de Sicile, poursuit Amari, aient porté secours de tout leur pouvoir à ces premiers mouvements séditieux contre les Byzantins en Pouille, on ne saurait le mettre en doute. Rien vraiment n'était plus naturel. »

Le basileus Basile, plus que jamais retenu dans la péninsule des Balkans par le souci de la guerre bulgare, envoya à Bari, à la place du défunt « catépano » Jean Courcouas, à la tête d'une forte armée, pour tenter encore d'éteindre dans l'œuf cette rébellion naissante, le protospathaire Basile Argyros, dit le Mésardonitès,[19] stratigos du thème de Samos. L'Arménien Léon Tornikios dit, à cause de sa courte stature, Kontoléon, stratigos du thème de Céphalonie, accompagnait le nouveau « catépano » en qualité de second. Les deux chefs byzantins débarquèrent en Italie au mois de mars 1010.[20] Grâce probablement à la diversion causée par les nouvelles incursions des Sarrasins qui s'étaient, on l'a vu, avancés jusqu'à Montepeloso, Mélès, malgré les pertes éprouvées par les siens à Bitetto, avait réussi à se maintenir. Un moment même une très grande partie du territoire byzantin paraît avoir été aux mains des révoltés. Ascoli et Trani, deux villes importantes, se déclarèrent ouvertement pour eux.[21]

Mais les patriotes longobards avaient cette fois affaire à un « catépano » énergique. Le 11 avril, Basile Argyros mettait le siège devant Bari qu'occupait encore Mélès et bloquait cette ville sur tout son pourtour. Après deux mois de lutte ardente le courage des défenseurs mollit. Ils se montrèrent disposés à implorer la grâce du basileus et à la payer de la vie de leur chef. Ainsi entouré de traîtres qui ne songeaient qu'à le livrer, l'intrépide partisan dut fuir. Il sortit secrètement de la ville avec son beau-frère Datto, son plus fidèle ami, et courut d'abord à Ascoli. Mal à l'abri des entreprises des Grecs, il chercha vainement à y réorganiser la défense. Au bout de peu de jours il dut fuir plus loin, à Bénévent d'abord, dont le prince, vainement sollicité par lui, refusa de prendre les armes, puis à Salerne, où il implora tout aussi inutilement le secours de Guaimar IV qui, dans cette même année 1011 ou 1012, en octobre, reçut dans sa ville le « catépano » Basile, à Capoue enfin où les deux partisans s'arrêtèrent auprès du prince Pandolfe II.[22] Celui-ci, bien qu'il ne se montrât pas davantage disposé à dégainer en leur faveur,[23] leur accorda toutefois asile et protection contre la vengeance des Grecs. Personne ne prêtait l'oreille aux supplications des deux patriotes, personne n'osait les soutenir contre le puissant empereur d'Orient parmi ces princes qui les avaient secrètement appuyés tant qu’on avait pu croire qu'ils seraient vainqueurs. Le « catépano » Basile entra dans Bari aussitôt après l'évasion de Mélès, en juin 1011, après soixante et un jours de lutte. Il y rétablit immédiatement le siège du gouvernement impérial.[24] Maralda, soeur de Pandolfe de Bénévent, épouse de Mélès, et son fils Argyros, celui-la même, qui devait reprendre beaucoup plus tard, avec un bien autre succès, l'oeuvre paternelle, livrés par les lâches compagnons du fugitif, tombèrent au pouvoir des vainqueurs. Le « catépano » les envoya captifs à la cour de Constantinople. Tant de coups douloureux, ce complet désastre apparent, rendirent l'indomptable Longobard plus implacable encore dans ses projets de vengeance et de revanche. De 1011 à 1017, on le voit cherchant partout des alliés, nullement, découragé par ces premiers insuccès. On le voit enfin reprendre la lutte. Il ne semble cependant pas qu'il ait réussi à gagner à sa cause l'empereur Henri lors du séjour que celui-ci avait fait à Rome en 1014.[25]

Enfin le pape Benoît VIII, ce pontife à l'âme résolue, prêtre guerrier autant qu'administrateur énergique, prêta une oreille attentive aux lamentations de l'intrépide patriote et résolut de le seconder ouvertement de tout son pouvoir dans sa lutte ardente contre les Grecs. Non seulement Datto, qui avait d'abord cherché asile auprès de l'abbé Atenulfe du Mont Cassin, reçut l'hospitalité dans une forte tour mise à sa disposition par le pape, tour bâtie jadis sur le Garigliano pour repousser les agressions sarrasines, et qui pouvait être une base d'opérations excellente pour quelque nouvelle levée d'armes longobarde, mais encore Benoît VIII s'apprêtait à procurer à Mélès l'appui tout-puissant d'un peuple guerrier, dont on commençait à peine à prononcer le nom en Italie et qui allait rapidement y prendre une situation prépondérante. C'est au Mont Gargano que le courageux patriote allait gagner l'aide infiniment précieuse de ces auxiliaires inattendus.

Il est temps de parler enfin de ces Normands, de ces guerriers fameux qui vont tout à coup jouer le premier rôle dans l'Italie méridionale.

« Deux curieuses légendes que je vais raconter, dit l'abbé Delarc, projettent une vive lumière sur les origines des émigrations des Normands français en Italie: Au nord de la terre de Bari, la côte orientale de l'Italie, ordinairement unie et dominant à peine de quelques mètres le niveau de la mer, se relève brusquement et forme le massif du Mont Gargano qui s'avance assez profondément dans l'Adriatique. Dans les premières années du vie siècle, les vallées et les collines de ce massif nourrissaient les nombreux troupeaux d'un homme riche que la légende appelle aussi Garganus.

« Un jour le taureau d'un de ces troupeaux ayant disparu, les bergers et leur maître se mirent à sa recherche et le trouvèrent au sommet de la montagne, accroupi devant une caverne. On essaya de le ramener, mais inutilement. Alors Garganus, furieux de cette résistance, prit un javelot et le lança contre le taureau; le trait partit et, quoique sa pointe fût acérée, au lieu de frapper l'animal, revint frapper celui qui l'avait lancé.

« Ce prodige confondit les assistants qui allèrent consulter leur pasteur, Laurent, évêque de Siponto, pour savoir ce qu'il signifiait. L'évêque prescrivit un jeune de trois jours, et, la pénitence terminée, eut une vision. L'archange saint Michel lui apparut, lui dit qu'il était l'auteur du prodige et qu'il voulait que la caverne devant laquelle le taureau était accroupi lui fût consacrée. Evêques et fidèles se conformèrent aux ordres de l'archange, et, peu après, une basilique dédiée à saint Michel s'éleva à l'endroit indiqué. Elle ne tarda pas à être visitée par de nombreux pèlerins qui, ayant eu connaissance du miracle, accoururent de toutes parts pour invoquer saint Michel dans son nouveau sanctuaire.

« Depuis cette époque, à travers tout le Moyen âge jusqu'à nos jours, d'innombrables foules, venues de tous les pays de la chrétienté, ont gravi les pentes du Gargano et sont allées s'agenouiller devant l'autel de l'archange.

« Jadis, le pèlerin venu à Rome prier sur le tombeau des apôtres, n'oubliait jamais de traverser les vallées des Apennins pour implorer l'archange dans son sanctuaire:[26]

« Au commencement du viiie siècle, deux cents ans environ après l'apparition de saint Michel sur le Mont Gargano, vivait à Avranches, sur les confins de la Bretagne et de la Neustrie, un évêque nommé Aubert. Cet évêque connaissait le sanctuaire du Mont Gargano, soit qu'il y fut allé en personne ou simplement qu'il en eût entendu raconter les merveilles.

« Une nuit, l'archange saint Michel apparut à Aubert pendant qu'il dormait et lui prescrivit de bâtir un sanctuaire qui lui fût dédié et où il recevrait des honneurs analogues à ceux qu'on lui rendait au Mont Gargano. L'archange ajouta que cette église devait être construite sur une magnifique élévation rocheuse qui se dressait au bord de la mer, à peu de distance d’Avranches. Actuellement, la marée montante entoure deux fois par jour de ses flots ce Mont Tombe, ainsi nommé parce qu'il ressemble à un gigantesque tumulus élevé à la mémoire de quelques héros des temps antiques Plus difficile à convaincre que l'évêque de Siponto, l'évêque d'Avranches n'obéit pas à la première injonction de saint Michel. Aussi une seconde et une troisième fois l'archange lui renouvela ses ordres, et, pour venir en aide à sa foi, lui prouva d'une manière sensible qu'il n'était pas le jouet d'une illusion. A cette même époque, un malfaiteur, voulant s'approprier le taureau de l'un des troupeaux qui paissaient sur le Mont Tombe, l'amena clandestinement et l'attacha dans une caverne au sommet du mont: il espérait le garder et le nourrir pendant quelque temps dans cette caverne, et, lorsqu'on ne le chercherait plus, l'en faire sortir pour le conduire au loin.

« Saint Michel instruisit Aubert de ce qui se passait et lui dit de faire élever la future église au-dessus de la caverne où se trouverait le taureau. L'évêque se rendit avec les fidèles à l'endroit indiqué, y découvrit en effet l'animal, et alors, ne doutant plus, commença les préparatifs pour bâtir le sanctuaire. Il voulut que le nouveau temple eût les dimensions et la forme de celui du Mont Gargano et ne contînt également que cent personnes, « En même temps, Aubert envoya en Italie quelques clercs demander aux prêtres qui desservaient l'église du Mont Gargano une portion du manteau rouge laissé par saint Michel lors de son apparition et un fragment de la table de marbre au-dessus de laquelle il avait daigné se montrer à l'évêque de Siponto. Les clercs réussirent dans leur mission, et; lorsque, après une absence d'un an, ils regagnèrent le Mont Tombe, avec ces reliques, leur retour, signalé par plusieurs miracles, fut une marche triomphale. Le sanctuaire construit par les soins d'Aubert ne tarda pas à avoir dans les Gaules l'importance que celui du Mont Gargano avait en Italie; le Mont Tombe changea de nom pour devenir le Mont Saint-Michel, et les rois comme les sujets, les riches comme les pauvres, les clercs comme les simples fidèles, s'y rendirent tour à tour pour implorer l'assistance de l'Archange et vénérer les reliques apportées du Mont Gargano. »

« Telles sont les deux légendes; la seconde s'inspire visiblement de la première, et l'une et l'autre, comme l'ont remarqué les Bollandistes, ne peuvent, sur bien des points, résister aux attaques de la critique, mais elles n'en établissent pas moins d'une façon certaine qu'au viiie siècle, malgré un éloignement d'environ quatre cents lieues, il a existé de curieux rapports entre le pays que nous appelons maintenant la Basse Normandie et le rivage oriental de l'Italie du Sud.

« Au ixe et au xe siècle, les relations entre le Mont Saint-Michel et le Mont Gargano ne furent pas interrompues; les courageux pèlerins — et ils étaient encore assez nombreux — qui, malgré les malheurs des temps et le peu de sûreté des routes, visitaient les lieux les plus vénérés de l'Orient et de l'Occident, comprenaient presque toujours dans leur itinéraire d'Italie et des Gaules Rome et le Mont Gargano, Saint-Martin de Tours et le Mont Saint-Michel, et ils allaient de l'un à l'autre de ces sanctuaires, apportant des nouvelles des pays lointains, parfois même des correspondances.

« Pendant longtemps, les nouvelles ainsi transmises d'un sanctuaire à l'autre durent être tristes et peu rassurantes, car les deux promontoires illustrés par la dévotion envers saint Michel subirent de rudes épreuves. En Italie, sans parler des guerres entre les Longobards, les Grecs et les populations indigènes qui se disputaient le Sud de la Péninsule, les Sarrasins, maîtres de la Sicile depuis tant d'années, ne discontinuaient pas leurs terribles ravages sur les côtes de la Péninsule. En Neustrie, les farouches Normands inspiraient partout la terreur.

« Le Mont Saint-Michel recouvra bien avant le Mont Gargano des jours calmes et prospères. Rollon, reconnu duc de Normandie par Charles le Simple, passa le reste de sa vie à organiser son duché. Devenus chrétiens, les terribles Normands se civilisèrent et furent bientôt complètement métamorphosés.

« Toutefois cette transformation ne fit pas disparaître certains côtés du caractère normand qui persistèrent durant tout le Moyen âge, surtout une humeur batailleuse très prononcée, presque toujours accompagnée d'une magnifique bravoure, aussi le goût des longs voyages et des périlleuses aventures. Sous l'influence du christianisme, ce dernier goût se traduisit souvent par d'interminables pèlerinages aux sanctuaires les plus vénérés de l'Orient et de l'Occident; mais c'étaient la plupart du temps de singuliers pèlerins que ces Normands; leur robe de pénitence recouvrait une cotte de mailles et à côté de leurs bâtons. Ils avaient une bonne et lourde épée dont ils se servaient à l'occasion.

« Dès leur première initiation au christianisme, les Normands eurent une dévotion particulière à saint Michel. Dans leur imagination, l'Archange à l'épée flamboyante remplaçait les divinités guerrières du Nord, auxquelles ils avaient dit adieu lorsqu'ils avaient été régénérés dans Peau du baptême. Aussi, à peine maîtres de la Normandie, firent-ils, comme nous l'avons dit, de riches donations au sanctuaire du Mont Saint-Michel, et l'histoire, de ce sanctuaire leur apprit l'existence de celui du Mont Gargano que certainement quelques-uns d'entre eux durent visiter dans leurs courses aventureuses en Italie et en Orient.

« Un poète du xie siècle, Guillaume de Pouille, nous a conservé le souvenir de l'un de ces pèlerinages des Normands au Mont Gargano, et ce souvenir est d'autant plus précieux à recueillir que ces pèlerins, on va le voir, furent la première avant-garde des expéditions des Normands en Italie. Voici la traduction des vers latins de Guillaume de Pouille; c'est le début même de son poème sur les exploits de Robert de Guiscard:[27]

« Les poètes de l'antiquité ont chanté les hauts faits des capitaines de leur temps; j'entreprends à mon tour, moi, poète moderne, de célébrer les actions de ceux qui ont illustré mon époque. Mon but est de raconter comment les Normands sont venus en Italie, comment ils s'y fixèrent et sous la conduite de quels chefs ils ont triomphé du Latium.

« Lorsque le Souverain Seigneur, qui préside à la succession des empires comme à la succession des temps, eut décidé que les Grecs, depuis longtemps maîtres de la Pouille, en seraient expulsés, les cavaliers normands, d'une férocité légendaire, entrèrent en Italie; ils vainquirent les Grecs et restèrent ensuite maîtres du Latium. »

Nous touchons au moment décisif; voici la suite de ce curieux récit:

« Quelques-uns de ces Normands ayant gravi les cimes du Mont Gargano pour accomplir un vœu qu'ils avaient fait, ô archange saint Michel! rencontrèrent un homme nommé Mélès, revêtu du costume grec. Ce costume qu'ils ne connaissaient pas, surtout le turban, attira leur attention et ils demandèrent à Mélès qui il était. Il leur répondit qu'il était Longobard et citoyen libre de la ville de Bari mais que la cruauté des Grecs l'avait obligé à s'exiler de sa patrie. Comme les Gaulois s'apitoyaient sur son sort: « Oh! ajouta-t-il, comme, il me serait facile de rentrer dans ce mon pays, si quelques-uns de vos compatriotes voulaient nous prêter leur concours. » Et il leur assurait que les Grecs prendraient rapidement la fuite en face de pareils hommes. Le Normands s’empressèrent de répondre à Mêlés que, dès qu'il leur serait possible de revenir, ils accéderaient à sa demande et, rentrés dans leur patrie, ils exhortèrent en effet leurs proches à se rendre avec eux en Italie. Ils leur vantaient la fertilité de la Pouille, le peu de bravoure de ceux qui l'occupaient,; ils leur enseignaient le chemin qui y conduit et leur promettaient qu'ils y trouveraient un chef prudent avec lequel il serait facile d'avoir raison des Grecs. »

« Il est factieux, dit ici M. l'abbé Delarc, que Guillaume de Pouille n'ait pas donné des détails plus circonstanciés sur ces pèlerins au Mont Gargano; s'il l’avait fait, au lieu d'émettre une conjecture, peut-être pourrions-nous affirmer que ces pèlerins n'étaient autres que les quarante Normands qui, à la même époque, revenant d'un pèlerinage à Jérusalem, passèrent par Salerne et contribuèrent puissamment à délivrer cette ville assiégée par les Sarrasins. Cet exploit a été raconté par un bénédictin du Mont Cassin, le moine Aimé, auteur d'une histoire latine des Normands d'Italie, malheureusement perdue, mais dont il reste une vieille traduction française faite au xiiie siècle. Le récit d'Aimé, reproduit en français, est ainsi conçu:[28]

« Avant l'an 1000 de l'Incarnation de Notre Seigneur Jésus-Christ dans le sein de la Vierge Marie,[29] apparurent dans le monde quarante vaillants pèlerins; ils venaient du Saint Sépulcre de Jérusalem adorer Jésus-Christ et arrivèrent à Salerne au moment où cette ville, assiégée vigoureusement par les Sarrasins, était sur le point de se rendre.

« Avant cette époque, Salerne était tributaire des Sarrasins, et lorsqu'elle retardait le payement du tribut annuelles Sarrasins arrivaient aussitôt avec une nombreuse flotte, prélevaient des impôts, tuaient des habitants et dévastaient le pays. Ayant appris cela, les pèlerins de Normandie furent irrités de tant d'injustice de la part des Sarrasins et de ce que des chrétiens étaient leurs tributaires; aussi allèrent-ils trouver le sérénissime prince Guaimar[30] qui gouvernait Salerne avec un grand esprit de justice et lui demandèrent des armes et des chevaux pour combattre les Sarrasins. Ils lui dirent qu'ils n'agissaient pas ainsi pour avoir une récompense, mais parce qu'ils ne pouvaient supporter la superbe des Sarrasins. Quand ils eurent obtenu ce qu'ils demandaient, ils assaillirent les Sarrasins, en tuèrent un grand nombre, et les autres prirent la fuite vers la mer ou dans la campagne, si bien que les Normands restèrent vainqueurs et que les Salernitains furent délivrés de la servitude des païens.

« Le prince et tout le peuple de Salerne remercièrent grandement les quarante pèlerins normands dont la bravoure venait de remporter une si brillante victoire; ils leur offrirent des présents et leur en promirent de plus riches s'ils consentaient à rester dans le pays pour défendre les chrétiens. Mais les Normands, n'ayant agi que pour l'amour de Dieu, ne voulaient rien accepter, et s'excusèrent de ne pouvoir se fixer à Salerne. Alors les Salernitains remirent des messages aux Normands victorieux; ils leur donnèrent des citrons, des amandes, des noix confites, des manteaux impériaux de soie, des instruments de fer incrustés d'or, afin d'inviter leurs compatriotes à s'établir dans un pays qui produisait le lait et le miel et toutes ces belles choses. Revenus en Normandie, les pèlerins vainqueurs rendirent en effet le témoignage qu'ils avaient promis de rendre; ils invitèrent tous les seigneurs normands à venir en Italie et quelques-uns prirent la résolution et eurent le courage d'y aller à cause des richesses qui s'y trouvaient.[31] »

« Il y a évidemment un parti pris d'exagération, dit fort bien, l'abbé Delarc, dans ce récit d'Aimé, car il est bien peu probable que quarante pèlerins normands aient été, comme il le suppose, seuls à combattre et à vaincre une armée de Sarrasins. Ils n'ont dû agir dans cette affaire que comme de valeureux auxiliaires de Guaimar et des Salernitains dont le rôle est complètement passé sous silence par le chroniqueur bénédictin. Ces réserves faites, il faut reconnaître qu'Aimé a été sur ce point le fidèle écho d'une tradition normande; la preuve en est qu'un autre historien, Orderic Vital, qui vivait en Normandie au xiie siècle et ne connaissait pas l’ouvrage d'Aimé, a aussi raconté cette délivrance de Salerne avec l'aide des Normands. Différentes sur des détails secondaires, les deux narrations sont identiques sur le fond.[32]

De tous ces récits contemporains plus ou moins dénaturés, il ressort du moins la constatation de ce fait capital qu'un appel rendu séduisant par la perspective de richesses à conquérir et de triomphes faciles à remporter, fut donc fait en 1016 aux hommes d'armes de la Normandie par les vainqueurs de Salerne et les pèlerins du Mont Gargano. Les Normands répondirent avec d'autant plus d'empressement que leur pays était, à ce moment agité et appauvri par des troubles et des discordes sous le gouvernement du duc Richard II, constamment en lutte avec plusieurs de ses vassaux. Le patriote Mélès, qui avait été le principal instigateur de ce mouvement, se doutait peu qu'en attirant ces hommes de fer en qui il croyait voir les libérateurs futurs de sa malheureuse patrie, il ne faisait que lui préparer de nouveaux maîtres bien plus durs et implacables encore que ceux dont elle souffrait depuis si longtemps.

Il est temps de raconter le premier exode sérieux des guerriers de Neustrie vers les provinces byzantines de l'Italie du Sud.[33]C'est toujours encore au livre de l'abbé Delarc que j'emprunte la suite de ce récit. « Vers l'an 1015, deux chevaliers normands, Gilbert Buatère et Guillaume Répostelle, s'étant pris de querelle, parce que Guillaume s'était vanté d'avoir eu les faveurs de la fille de Gilbert, celui-ci tua son adversaire à la chasse en le jetant dans un précipice. Le duc Richard, qui affectionnait Guillaume Répostelle et voulait éviter le renouvellement de pareilles scènes, résolut de venger cette mort, et Buatère, craignant le ressentiment de son souverain, songea aussitôt à quitter le pays et à venir dans cette Italie dont on disait tant de merveilles, il s'entendit avec d'autres Normands qui avaient aussi maille à partir avec le duc Richard, notamment avec Rainulfe, Aséligrine ou Aselitine, Osmude, Lofulde, qu'Aimé dit être quatre frères de Buatère, aussi avec Gosmann, Rufin, Stigand et Raoul de Toëni, et tous ensemble, accompagnés de leurs hommes d'armes, prirent le chemin de l'Italie.[34]

« La petite troupe, qui paraît avoir été sous la direction de Raoul de Toëni, vint à Rome et fut bien accueillie par Benoît VIII. Ce pape, résolu et entreprenant, issu de l’illustre famille des comtes de Tusculum, et qui, à travers la barbarie des temps et malgré sa propre rudesse, a signalé son règne par de sérieuses réformes, s'efforçait à ce moment d'améliorer la situation morale et politique de l'Italie. Constamment préoccupé de renouveler et d'étendre la puissance extérieure de l'Eglise, il avait avant tout restauré l'autorité pontificale dans Rome. Avec l'aide de la République de Pise, qui avait failli périr en 1011 sous une nouvelle agression sarrasine, et aussi de Gênes, il venait de réussir à expulser de Sardaigne les Arabes qui s'y étaient installés en 1015 sous la conduite du renégat espagnol Abou’l Djeich Modjahid[35] et d'où ils avaient été détruire à toujours sur la côte de Tuscie la florissante cité de Luni. Lui-même avait paru au combat à la tête de ses troupes. L'armée sarrasine avait été détruite en juin de cette année 1016 après une terrible bataille de trois jours. Une femme de Modjahid, prise dans la lutte, avait été décapitée et ses bijoux partagés entre le pape et l'empereur. Mais le zèle de ce souverain pontife entreprenant ne se bornait pas à combattre les Infidèles. Comme pape, Benoît VIII s'alarmait de l'extension incessamment croissante dans le midi de la Péninsule, depuis l'échec de l'entreprise d'Othon II en 982, de la puissance des empereurs de Constantinople, c'est-à-dire des Grecs, toujours si peu favorables au siège romain, et du joug si lourd qu'ils faisaient peser sur la Pouille comme sur tout le Sud de la Péninsule. Pour en délivrer l'Italie, but généreux qui semble avoir été sa pensée maîtresse, il s'employait à réconcilier entre eux les princes longobards, maîtres des principautés de Bénévent, de Salerne et de Capoue, afin de les réunir dans une ligue commune contre les Grecs.[36]

« Dès longtemps, les Papes, se fondant sur les privilèges impériaux, élevaient au nom de l'Eglise romaine des prétentions sur toute une série de possessions dans l'Italie méridionale, possessions qu'ils n'avaient aucun moyen d'occuper eux-mêmes. Avec un sens politique très juste, Benoît comprit que le moment psychologique était peut-être venu, en s'immisçant aux difficultés dans le Sud de la Péninsule, de faire valoir ces droits de l'Église sur ces patrimoines dans cette région.

« Mélès et les patriotes italiens, révoltés contre la tyrannie byzantine, n'étaient point des auxiliaires à dédaigner pour le but que Benoît VIII se proposait. L'infatigable partisan, nullement découragé par sa défaite, et qui, de 1013 à 1017, s'était acharné à chercher partout dans l'Italie méridionale des alliés pour recommencer la lutte,[37] avait saisi avec empressement l'occasion de la présence des pèlerins normands au Mont Gargano pour les engager à se joindre à lui contre les Grecs. Le pape Benoît VIII, prenant ouvertement parti pour le chef de la révolte d'Apulie, l'encouragea dans ses projets de revanche; aussi lorsque Raoul de Toëni et ses compagnons d'armes arrivèrent à Rome au milieu des horreurs d'un hiver très rigoureux,[38] le pape, saisi d'admiration à la vue de ces superbes guerriers « aux regards pleins de décision et d'audace », les engagea vivement à se joindre à Mêlés contre les Byzantins, et les chevaliers normands, contents de son approbation et de ses encouragements, prirent aussitôt le chemin de l'Italie du Sud, où ils se rencontrèrent déjà en Campanie, dans la vieille cité de Capoue, avec Mêlés, « car celui-ci continuait à trouver dans cette ville un refuge auprès du prince Pandolfe, attendant une occasion favorable pour recommencer la lutte contre les Grecs. »

Benoît avait plaintivement expliqué à ces guerriers « comment la race fourbe et efféminée des Grecs régnait encore injustement sur le sol italien, » et, pour les encourager à leur enlever l'Apulie, les avait, adressés à Mêlés. Il espérait, en soutenant cette résistance armée des populations d'Italie contre la suprématie de l'empire byzantin, en arriver à une extension et à un renforcement de l'Eglise romaine dans ces contrées jusque-là soumises aux Grecs.

Mélès reçut les Normands comme des libérateurs qui allaient lui rouvrir les chemins de la pairie; il les prit à son service aussitôt, les fournit d'armes, puis, dès que des engagements eurent été signés de part et d’autre, il se hâta d'aller à Salerne et à Bénévent, où régnait toujours Guaimar IV avec son fils Jean III pour associé, pour y convoquer, d'accord avec les princes longobards de ces cités, surtout avec Guaimar, les hommes d’armes qui, par amitié pour lui ou par haine contre les Grecs, lui avaient promis de faire partie de l'expédition.

Au printemps de 1017, en mai, la petite armée normande et longobarde de Mélès se mit en marche de Bénévent vers le nord de la Pouille.[39]

Franchissant la frontière grecque, elle envahit la Capitanate. « À la vue des Gaulois, dit Guillaume de Pouille, tout le pays fut saisi de frayeur, et dès le début, plusieurs habitants tombèrent victimes de la cruauté des envahisseurs. »

Le moment était bien choisi. Basile Argyros, le Mesardonitès, « catépano » depuis 1010 ou 1011, était mort dans le courant de l'année 1016, à Bitonto.[40] On possède encore de ce personnage plusieurs chartes grecques originales, dont j'ai déjà cité une de l'an 1011. Une autre, du mois d'août de cette présente année 1016, est conservée aux archives du Mont Cassin. Par ce document, ce haut fonctionnaire, qui signe « Basile Mesardonitès, protospathaire et catépano d'Italie, » déclare avoir reçu d'un certain Cinnamos Kalligraphos, la somme de trente-six sous d'or, pour le tribut du Kastellion Pelagianon.[41] Basile avait été remplacé, à Bari, au dire de la Chronique de Lupus, par son frère, Léon Argyros, qui avait été presque aussitôt assassiné, avant même la fin de cette année 1016, vers le mois de novembre.[42] Il venait d'être remplacé en mai 1017 par un nouveau « catépano », d'origine cette fois arménienne, le protospathaire Léon Tornikios,[43] de l'illustre famille de ce nom, surnommé Kontoléon, ou le petit Léon, à cause de la brièveté de sa stature. Cet ancien stratigos du thème de Céphalonie était, on se le rappelle, arrivé en Italie dès l'an 1010, comme lieutenant de Basile Mésardonitès, lors de la première révolte de Mélès. II était probablement retourné depuis à Constantinople, car la Chronique du protospathaire Lupus qui seule nous renseigne sur ces changements incessants de ces hauts fonctionnaires, nous dit qu'il « débarqua » au printemps de l'an 1016 à Bari,[44] « envoyé expressément par les empereurs pour être « catépano ». C'est lui qui devait recevoir le premier choc des récents alliés de Mélès.

« Dès que le nouveau « catépano », dit le poète normand, eut appris l'arrivée des féroces Gaulois conduits par Mélès qui, traître aux deux empereurs, ses maîtres, avait livré la Pouille aux dévastations des Normands, il se hâta d'envoyer des troupes contre les envahisseurs, car il ne voulut pas assister de sa personne aux premiers engagements, et se fit remplacer par son lieutenant, l'excubiteur Léon Passianos.[45] Celui-ci, qui était probablement déjà chef de la résistance avant l'arrivée de Léon Tornikios, conduisit son armée à Arénula, sur les bords du For tore, fleuve frontière entre la Capitanate byzantine et la principauté de Bénévent. Ce fut là qu'eut lieu le premier grand combat.

« On était dans le mois de mai, cher au dieu Mars, poursuit le chantre de l'épopée normande, pendant lequel les rois ont coutume de commencer leurs expéditions militaires. » Cette première bataille d'Arénula demeura indécise. Léon Tornikios étant venu rejoindre son lieutenant avec des troupes fraîches, une nouvelle lutte acharnée eut lieu le 22 juin[46] un peu plus bas sur le Fortore, à Cividale dans la Capitanate. Cette ville qui a joué un rôle considérable à cette époque et jusqu'à la fin de la conquête de la Pouille par les Normands, s'élevait tout près de la station actuelle de Ripalta sur le Fortore. Appelée fort à tort Civitella ou Civitate par beaucoup d'historiens modernes, elle a disparu au milieu des guerres du xve siècle, laissant pourtant son nom à un gué du fleuve le Passo di Civita.[47]

Dans cette seconde bataille, « le catépano » fut vaincu et mis en fuite. Son lieutenant fut tué[48] Cette grande victoire accrut fort le courage des Normands et de leurs alliés et les rendit pour un espace de deux années maîtres de toute la plaine, de la Capitanate jusqu'à l'Otrante. Ils virent que les Grecs étaient sans valeur, « qu'ils estoient comme fames », s'écrie dédaigneusement l'évêque-moine Aimé — « et qu'au lieu de rester fermes en face de l'ennemi, ils ne savaient que prendre la fuite ».

D'après Léo de Marsi et la plupart des sources d'origine normande, la bataille d'Arénula aurait été déjà un premier succès des envahisseurs du Nord.[49] En tous cas, la position de Cividale dans la Capitanate prouve qu'elle ne fut pas aussi indécise que le dit Guillaume de Pouille, car elle n'arrêta pas l'invasion de Mélès et des Normands. Quant à la seconde bataille, ce fut certainement une complète victoire des Normands, malgré les affirmations contraires de Lupus et de l'Anonyme de Bari.

Les vainqueurs poursuivirent leur marche vers le Sud. Une troisième bataille fut livrée à Vaccaricia, aux environs de l'église de Sainte Augusta, maintenant Biccari, au nord-ouest de l'emplacement où devait bientôt s'élever la nouvelle Troie. Cette dernière rencontre fut encore fatale aux Grecs, qui avaient tout fait pour s'opposer à la marche en avant de leurs ennemis. Mélès et ses rudes alliés furent entièrement vainqueurs. Ce dut être dans le courant de juillet. Qu'il serait curieux de pouvoir reconstituer sous ce ciel torride, dans ces plaines infinies, une de ces batailles étranges et furieuses où toutes les races de l'Orient au service du basileus de Roum luttaient contre les Longobards rebelles et les chevaliers géants de Neustrie leurs alliés, où les Northmans de Russie couverts de la cotte de mailles et du casque combattaient contre d'autres Northmans accourus des bords de la Seine aux rives brûlantes de l'Adriatique. Malheureusement cet effort d'imagination ne saurait nous mener qu'à de bien imparfaits résultats. Nos informations, hélas! sont trop rares, trop clairsemées.[50]

Aussitôt après cette nouvelle défaite, encore dans le courant de l'été de l'an 1017, le « catépano » Tornikios dit Kontoléon[51] fut rappelé à Constantinople pour cause d'incapacité et de lâcheté. Cette disgrâce, puis la marche constamment progressive des Normands dans l'intérieur de la Pouille après la journée du 22 juin, prouvent que Guillaume de Pouille, Léo de Marsi et Aimé sont dans le vrai en affirmant, contrairement aux deux autres chroniqueurs, que Mélès fut vainqueur à Cividale. Skylitzès, de son côté, avoue que les Grecs, totalement défaits dans ces rencontres, durent fuir précipitamment, laissant en arrière beaucoup de morts et de prisonniers.

Ces succès, remportés avant la fin de l'an 1017, livrèrent donc au vainqueur tout le nord de la Pouille, toute la Capitanate jusqu'au delà du cours de l'Ofanto. Les Grecs furent poursuivis jusqu'à Trani.[52] Toutes les places, tous les châteaux de l'Apulie entre le Fortore et cette dernière rivière furent occupés sur-le-champ par les envahisseurs. Malheureusement ceux-ci avaient dû acheter ces triomphes au prix de pertes cruelles; car, dans toutes les rencontres, les troupes grecques avaient été de beaucoup supérieures en nombre. Les Normands, en particulier, étaient grandement décimés, mais des renforts arrivés sur ces entrefaites de Normandie vinrent combler les vides.

Lorsque la nouvelle des premiers succès des Normands dans la Pouille se répandit en Normandie, toute une multitude fut prise aussitôt du désir d'aller dans ces pays lointains, où il paraissait si facile de conquérir gloire et richesse. Au lieu de contrarier cette vogue, le duc de Normandie Richard II la favorisa. Il espérait probablement se défaire par là de quelques vassaux turbulents.

 Une seconde troupe d'émigrants prit donc le chemin de l'Italie. Ceux-ci forcèrent le passage des Alpes au mont Joux[53] et vinrent fortifier la petite armée de Raoul de Toëni qui avait grand besoin de ce secours. Ils durent arriver dans le sud de l'Italie vers la fin de l'an 1018 ou les premiers mois de 1019. D'après Aimé, d'autres Normands, venus de Salerne— probablement ceux que les avances de Guaimar avaient attirés dans cette ville— s'ajoutèrent encore aux soldats de Raoul et de Mélès.[54]

Le basileus Basile comprit qu'il fallait à tout prix écraser Mélès et les Normands, sinon que l'Italie serait perdue pour lui. Aussi prit-il toutes les mesures pour assurer enfin la victoire. Le nouveau « catépano » désigné en remplacement de l'incapable Kontoléon, fut un chef plein d'énergie, l'anthypatos Basile Bojoannes ou Bojannes, que les chroniques latines appellent Bugien.[55] Lui et son lieutenant le patrice Abalantios, débarqués en décembre 1017[56] avec des subsides très importants, amenèrent une armée si considérable qu'Aimé compare le nombre de ses lances à celui des roseaux qui croissent dans les campagnes. « Dans leur camp, dit-il, les Grecs paraissaient des essaims d'abeilles. »

Les préparatifs des impériaux durèrent cette fois plus de dix-huit mois. Durant tout ce temps, Mélès et les siens occupèrent le pays conquis. Le long retard que les troupes, impériales mirent à reprendre la campagne contre le chef longobard et ses auxiliaires français semble avoir été causé surtout par des soulèvements locaux contre la domination impériale survenus à la suite des trois défaites de l'an 1017, parmi les populations indigènes de la portion de la Pouille demeurée soumise, notamment du territoire de Trani. Dans cette ville où dans l'année 1018 le protospathaire Johannakios[57] avait perdu la vie dans un combat contre les Apuliens, commandés par Ligorius Tepoterici ou Tepoterite, c'est-à-dire simplement Ligorius le topotérète,[58] les Grecs ne furent à nouveau maîtres de la ville qu'après avoir fait prisonnier Romuald, chef principal des révoltés dans cette ville, qui fut déporté à Constantinople. Une charte, dont il sera question plus loin, rédigée trois ans plus tard, en juin 1021, au nom du catépano Basile Bojoannès par Falco, « turmarque et épiskeptite de Trani », nous fournit la preuve que les habitants de cette ville payèrent par la perte de tous leurs biens leur soulèvement contre l'empire grec. Ce lui notamment le sort du rebelle Maraldus, bourgeois de Trani, dont les immeubles furent adjugés à l'abbé Aténulfe du Mont Cassin,[59] en récompense de ce qu'il venait d'abandonner l'alliance de l'empereur pour s'unir étroitement à la cause du basileus. Ainsi le nouveau « catépano » avait commencé par relever dans l'intérieur même de la province d'Italie le prestige impérial chancelant.

Une autre préoccupation de Bojoannès, très au courant de la situation politique dans le midi de la Péninsule, fut, de rattacher à nouveau à la. cause impériale quelqu'un des princes longobards qui, s'ils n'avaient pas soutenu ouvertement encore Mélès, n'en avaient pas moins favorisé secrètement sa cause. C'est ainsi que, dès le mois de février de cette année 1018, nous voyons le « catépano », si du moins le document qui nous révèle ces faits est authentique, délivrer à l'abbé Aténulfe du Mont Cassin une charte d'investiture pour tous les biens appartenant à son monastère.[60] De même ce fut probablement dès ce moment qu'il rallia à nouveau à la cause byzantine le prince Pandolfe IV de Capoue, propre frère d'Aténulfe, que nous allons voir bientôt prendre ouvertement parti pour les Grecs. Pandolfe fut le premier des princes longobards à se réconcilier avec ceux-ci.

Enfin, les deux partis en vinrent de nouveau aux mains. Au mois d'octobre 1018[61] une dernière et trop décisive bataille s'engagea entre les contingents du « catépano » et les bandes de Mélès. Les deux armées combattirent cette fois encore sur la rive droite de l'Ofanto, sur ces mêmes confins de la Capitanate et de la Terre de Bari, près de la cité de Cannes, dans cette plaine célèbre à jamais par la victoire d'Annibal sur les Romains, aujourd'hui la ville agricole de Canosa di Puglia. Grâce aux troupes mercenaires russes, danoises, goulanes ou guaranes[62] et autres que le « catépano » avait amenées de Constantinople, grâce à l'habile tactique de ce chef, à ses connaissances militaires très supérieures à celles de ses adversaires, l'armée impériale fut la plus forte. La lutte fut si sanglante que les habitants du pays, qui ont oublié la bataille d'Annibal, appellent encore aujourd'hui pazzo-di-sangue la plaine où combattirent furieusement les Normands et les troupes mercenaires du basileus des Grecs. La journée se termina par la défaite complète de Mélès, dont l'armée fut presque anéantie. Sur deux cent cinquante Normands,[63] dix seulement sortirent vivants de la mêlée.[64] Cependant les impériaux firent, eux aussi, des pertes énormes. Les cadavres de leurs morts, bien autrement nombreux que ceux de l'armée de Mélès, jonchèrent au loin la plaine.[65]

Le sort de la révolte d'Apulie fut fixé par cette catastrophe. En un seul jour l'infortuné Mélès perdait tous les avantages qu'il avait conquis à force de courage et d'opiniâtreté. Il se trouvait même incapable de poursuivre la lutte. Une fois encore, il dut quitter en fugitif cette terre de Pouille qu'il avait voulu délivrer de la domination byzantine. Ne pouvant compter ni sur les princes longobards Pandolfe IV, le nouveau prince de Capoue, son parent Guaimar de Salerne et ses deux frères Landolfe prince de Bénévent et l'abbé Aténulfe du Mont Cassin, qui, après la défaite de Cannes, se rapprochèrent aussitôt des Grecs, ni sur les Normands, alors trop affaiblis, l'infatigable partisan, accompagné de Raoul de Toëni, par le Samnium où il s'était d'abord réfugié, se rendit en Germanie pour tenter de décider l'empereur Henri II, sinon à venir en personne faire la guerre aux Grecs pour s'opposer à leurs succès toujours croissants, du moins à lui confier des troupes nouvelles. Il serait curieux de connaître les détails de ce voyage en Allemagne du courageux chef longobard. Nous ne savons rien, hélas! sauf qu'Henri II fit dans la vieille et sombre cité impériale de Bamberg un accueil bienveillant à Mélès et à ses compagnons, et parut s'intéresser vivement à la délivrance de la Pouille. « Mais, dit Aimé, la Cruelle, c'est-à-dire la Mort, rit de ses projets! » Au milieu de ces négociations, probablement au cours d'un second voyage, Mélès mourut à Bamberg le 23 avril de l'an 1020. Ce fut bien une fin tragique entre toutes, au moment même où l'infortuné touchait peut-être à la réalisation de son beau rêve patriotique. Sa mort émut au dernier point ses contemporains par son amertume même. Henri II le fit inhumer avec les honneurs royaux dans la cathédrale de Bamberg, auprès de l'autel de Sainte Marie Magdelaine.[66] Il fit graver sur sa tombe le titre sonore de duc de Pouille ou d'Apulie, voulant ainsi bien montrer quelles étaient ses intentions à l'égard de ces contrées.

C'était précisément l'époque la plus triomphante du règne de Henri II. Après presque vingt années de luttes opiniâtres, ce prince énergique venait enfin de briser définitivement l'orgueil de ses grands vassaux et de restaurer la toute-puissance de sa couronne impériale. A l'occasion des fêtes solennelles célébrées à Pâques de cette année à Bamberg pour la consécration de la nouvelle église de Saint-Étienne, le pape Benoît, ce pontife remarquable auquel l'histoire n'a pas assez rendu justice, accourant à la voix de l'empereur, avait franchi les monts, ramenant probablement avec lui Mélès, et reçu de Henri un accueil triomphal. Ce fut précisément durant ces fêtes splendides qui se prolongèrent de longs jours qu'expira le malheureux chef longobard. Certainement le but du Souverain Pontife en se rendant en Allemagne sous impression de l'effroi des victoires byzantines, était de faire comprendre à l'empereur que sa place était maintenant en Italie pour y restaurer son pouvoir et en chasser les Grecs auxquels le prince de Capoue venait de se rallier. Benoît tremblait que le rétablissement de la suprématie byzantine dans le midi de la Péninsule ne fût funeste à l'indépendance de la papauté et aux projets qu'elle nourrissait sur ces régions. Il tremblait encore que le parti de Crescentius qui venait de se relever dans Rome, n'en fut trop puissamment renforcé. C'était pour l'aider dans cette entreprise de résistance, qu'il avait fait venir à Bamberg et Mélès et Raoul de Toëni. La réunion de ces trois hommes à la cour impériale signifiait: « Guerre aux Grecs en Italie avec l'aide des Allemands. » Nous ne savons rien de ces négociations que la mort de l'infortuné Mélès ne dut point interrompre, mais nous devinons sans peine ce qui dut se dire en ces conciliabules augustes. L'empereur dut promettre au pape de marcher de sa personne contre ses ennemis en Italie et l'Apulie dut être promise en fief à Mélès. Le malheureux mourut; mais le pape repartit pour Rome dans le cours de l'été de l'an 1020 avec l’assurance de la prochaine arrivée de l'empereur. La mort de Mélès était un coup bien rude porté à la fortune immédiate des Normands en Italie. En lui ils avaient perdu un chef d'une fidélité éprouvée qui les avait souvent, conduits à la victoire et ne les avait pas abandonnés dans l'infortune. Avant de partir pour la Germanie, il avait confié à Guaimar de Salerne[67] et Pandolfe IV de Capoue ceux d'entre eux qui n'avaient pas été enveloppés dans le désastre de Cannes, quatre-vingts en tout suivant Léo de Marsi. Ils furent ainsi d'après une première rédaction de la Chronique de cet auteur,[68] colloques à Bénévent, à Salerne, à Capoue, quelques-uns même auprès de Datto, le vaillant beau-frère de Mélès, toujours retiré dans la tour de l'embouchure du Garigliano où le pape Benoît lui avait donné asile. Jusqu'au dernier jour Mélès espéra se servir à nouveau du bras de ces vaillants, lorsqu'ils recommenceraient tous ensemble la lutte contre les Grecs. D'autres Normands encore, échappés à l'épée des mercenaires grecs ou varangiens, se mirent à ce moment au service de l'abbé du Mont Cassin, pour défendre les biens de l'abbaye contre les incursions des turbulents comtes d'Aquino, et, tant que vécut l'abbé Aténulfe, ils restèrent fidèles à leurs engagements.

Une charte du « catépano » Basile Bojoannès, dont je reparlerai plus loin, datée du mois de juin 1019, établit encore que, déjà avant la bataille de Cannes qui eut lieu en octobre de l'année 1018, un assez grand nombre de Normands avaient pris service parmi les hommes d'armes des comtes d'Ariano, à l'est de Bénévent. Ceux-ci, se séparant de leurs compatriotes, étaient venus, dans les premiers mois de 1019, habiter la ville naissante de Troja que faisait construire et fortifier le « catépano » Bojoannès sur l'emplacement alors désert et ruiné de l'antique Aecae ou Ecana détruite à l'époque des invasions barbares. Ce grand capitaine byzantin, aussi habile à user de sa victoire qu'à vaincre, destinait cette nouvelle et formidable forteresse à défendre cette frontière septentrionale des terres byzantines d'Apulie qu'il venait de reconquérir si brillamment, et à fermer la route à toute invasion du Nord descendant par les défilés des Apennins dans ces contrées si facilement accessibles à la révolte et à toutes les influences hostiles extérieures. « à l'appela de ce nom immortel de Troja, a dit Fr. Lenormant,[69] par une réminiscence homérique et sans doute à cause des récits poétiques qui faisaient venir en Italie les principaux fugitifs d'entre les Troyens. » La ville destinée à unir définitivement cette portion de la Péninsule aux provinces plus foncièrement byzantines fut fortifiée puissamment; on en fit le siège d'un évêché et on y établit des colons grecs amenés d'Orient. Ne se fiant pas complètement aux vertus militaires de ses compatriotes pour la défense d'une forteresse dont il voulait faire la clef du pays, le « catépano » avait eu l'heureuse idée d'y appeler en les prenant à sa solde, ce groupe de chevaliers normands qui étaient venus depuis quelques années en Italie, indépendamment de ceux avec qui Mélès était entré en rapports et qui s'étaient mis au service du comte d'Ariano. Bojoannès leur donna dans sa nouvelle ville des maisons où ils vinrent se fixer au commencement de 1019, et des terres alentour, pour former un établissement définitif. Fait bien typique, ces Normands de Troja, au lieu de faire cause commune avec leurs compatriotes, demeurèrent d'une fidélité parfaite à l'empereur, sous la bannière duquel ils étaient venus se ranger.

Les événements ne tardèrent pas à montrer combien Basile Bojoannès avait eu raison de construire ces fortifications et de confier, malgré les réclamations des populations environnantes inquiètes de ce voisinage, ce boulevard de la domination grecque de la Pouille à des soldats éprouvés comme l'étaient les Normands. Il faut toute l'extraordinaire étrangeté des mœurs politiques d'alors pour expliquer d'aussi incroyables aventures. Ces fameux Normands, véritables reîtres du xie siècle à son aurore, n'avaient aucune répugnance à se vendre ainsi au plus offrant, quitte à se battre aussitôt les uns contre les autres. Exclusivement guidés par l'appât du gain, ils acceptaient très facilement cette idée d'avoir à croiser le fer avec leurs propres compatriotes, ce qui aujourd'hui paraîtrait le comble de l'infamie.

Ce ne fut pas assez pour le « catépano » de bâtir Troja. Toute une série de forteresses secondaires fut élevée par ses soins, tant à l'ouest qu'au nord, sur la frontière de la principauté de Bénévent, formant un cercle difficilement franchissable pour l'envahisseur du Nord. Ce fut alors qu'on vit surgir du sol les fortes places de Dragonara, de Ferentino, de Civitate sur le Fortore, groupées autour de leur reine à toutes, la nouvelle Troie.[70] Toutes se trouvaient achevées dès le courant de l'an 1019.[71] Dès lors, Troja fut le boulevard de la puissance des basileis dans le nord de l'Apulie. Aujourd'hui, cette vieille cité ne compte plus guère que six mille habitants. La voie ferrée qui, à Loggia, quitte le Tavogliere de la Pouille pour s’enfoncer dans les montagnes dans la direction de Bénévent, laisse sur la droite cette forteresse fameuse du Moyen âge italien.

C'étaient, pour les habitants des provinces byzantines d'Italie, de bien incommodes voisins que ces terribles batailleurs, et leurs appréhensions causées par les nouveaux défenseurs de Troja ne sont que bien naturelles. Basile Bojoannès nous les fait connaître lorsqu'il écrit dans une seconde charte du mois de janvier 1024, également relative à la délimitation du territoire de la nouvelle cité, charte dont la copie se trouve aux Archives royales de Naples,[72] ces paroles qui s'appliquent si bien aux durs Normands: Stratigoti per invidiam accusantes troianum populam dicebant nobis: Populus iste cui eos datis has fines fortis et daras est, qui omnes nos vicinos debellabit, et etiam principes sanctiam imperii interficiet.

Nous avons vu qu’un autre groupe normand tenait garnison à la lourde l'embouchure du Garigliano avec Datto, le beau-frère de Mélès.

Ceux-ci ne tardèrent pas à courir les plus grands dangers. Désolé de n'avoir pu s'emparer de Mélès puni lui faire expier sa révolte, le « catépano » songea à mettre la main sur son beau-frère. Une circonstance facilita singulièrement cette capture. Après la bataille de Cannes les deux seigneurs longobards. Aténulfe, l’abbé du Mont Cassin et Pandolfe IV, le prince de Capoue, avaient fait aux Grecs des avances empressées. Nous avons vu qu'en retour, le « catépano » avait fait don à l'abbaye du Mont Cassin de divers immeubles confisqués sur un habitant de Trani, du nom de Maraldus, probablement un des révoltés de cette ville en 1018. Quant à Pandolfe de Capoue, il avait envoyé à Bojoannès les clefs d'or de sa ville pour qu'il les fit parvenir à Constantinople comme preuve de sa soumission aux basileis Basile et Constantin. Le « catépano » accepta les clefs et récompensa Pandolfe par de riches subsides. En même temps, il lui fit savoir que s'il était aussi dévoué qu'il le prétendait aux empereurs, il devait l'autoriser à traverser librement, avec ses troupes, le territoire de la principauté, pour aller s'emparer de Datto clans la tour du Garigliano. Pandolfe accorda tout ce qu'on lui demandait et Bojoannès accourut. C'était en 1021. Attaqué à l'improviste, Datto se défendit courageusement pendant deux jours au bout desquels il fut obligé de se rendre avec tous les siens. Le « catépano » voulait faire un mauvais parti aux Normands qui se trouvaient parmi les prisonniers, mais les prières instamment réitérées de l'abbé du Mont Cassin l'adoucirent. Il donna ces Normands à Aténulfe, qui comptait bien les utiliser pour la défense de l'abbaye. Le malheureux Datto, ramené en triomphe par son vainqueur, fit son entrée à Bari le 15 juin 1021, dérisoirement monté sur une ânesse. Bojoannès le condamna, comme rebelle à ses souverains, à subir la peine des parricides. — Il fut cousu dans un sac de cuir et jeté à la mer.[73]

Ce n'étaient pas là les seules calamités qui désolaient à nouveau ces contrées infortunées. Tandis que les armées normandes commençaient à se montrer petit à petit en Pouille, les révoltés longobards, éprouvant le besoin d'un secours plus puissant, n'avaient pas hésité, dans leur haine des Grecs, à appeler une fois encore à leur aide le secours impie des Musulmans de Sicile. Dans le cours de l'an 1020 nous voyons ceux-ci aborder en Italie sous le commandement d'un certain chef nommé Rayca,[74] puis attaquer et prendre sur les pentes septentrionales de la Sila la petite place de Bisignano.[75] L'émir périt. Etait-ce Rayca? Malheureusement, nous ne sommes renseignés sur tous ces faits que par les plus brèves mentions des chroniques italiennes.[76]

On sait qu'au mois de mai de l'an 1019, Djafar, depuis plus de vingt ans émir de Sicile,[77] après avoir peu auparavant vaincu et tué son frère Ali révolté contre lui, fut déposé et chassé par une sanglante sédition du peuple de Palerme. Il se réfugia en Egypte et fut remplacé en Sicile par son autre frère Ahmed dit Al-Akhal. Les débuts de celui-ci furent heureux. Il reçut du Khalife Hakem le titre de Teeid Eddaulèh,[78] restaura la tranquillité dans son île et inaugura à nouveau la guerre sainte contre les chrétiens. Au lieu d'envoyer ses lieutenants se battre à sa place, il se mit en personne à la tête des expéditions de ses troupes en terre ferme et favorisa de tout son pouvoir les rebelles de la Pouille. Cette expédition de Bisignano fut certainement une de ses premières opérations dirigées par lui contre les Byzantins en Italie.

Parmi tant de « catépano » de mince valeur, capitaines inexpérimentés uniquement préoccupés de s'enrichir en pressurant leurs malheureux administrés, Basile Bojoannès semble avoir fait vraiment exception. Il fut le seul homme remarquable que les empereurs grecs chargèrent du gouvernement de leurs possessions italiennes. La confiance impériale, après tant de changements incessants, le maintint jusqu'en 1025 à la tête du gouvernement de l'Italie méridionale. Il paraît avoir été un chef aussi énergique qu'habile, à la fois capitaine audacieux et administrateur vigoureux. Skylitzès, à propos d'un de ses petits-fils ou neveux son homonyme vaincu en Apulie en 1041,[79] fait l'éloge de son heureux gouvernement. Dans cette extraordinaire disette de documents encore existants de l'administration byzantine de cette époque en Italie, Basile Bojoannès, dont le nom demeura si célèbre dans la Péninsule qu'il paraît bien, nous l'avons vu, avoir été l'origine de celui de la province de Basilicate reconquise par lui, se trouve représenté aux Archives de Naples et du Mont Cassin par quatre chartes et ce simple détail est un sûr indice de l'activité de son administration. Un de ces documents, on se le rappelle,[80] a rapport, à la fondation par le « catépano » de la ville de Troie, fondation qui contribua si efficacement à prolonger la durée de l'occupation grecque en Italie.

Dès avant d'engager la lutte, dit M. Fr. Lenormant, et tandis que ses adversaires s'attardaient dans les délices des villes qu'ils avaient, déjà conquises, au lieu de s'occuper à forcer promptement la ligne de l'Ofanto, Bojoannès avait mûri longuement ses préparatifs. Il avait eu le temps de rassembler une nombreuse armée, celle qui vainquit à Cannes. Maintenant l'ennemi, cantonné dans la plaine de la Capitanate, avait commis encore la faute insigne de le laisser paisiblement, par la construction de Troie, s'assurer la possession de l'Apennin et de ses défilés. Pour lui la chose était capitale, car il isolait ainsi les Longobards insurgés de la Pouille et leurs auxiliaires normands des principautés longobardes de Bénévent et de Capoue. »

Dans le domaine militaire Basile Bojoannès a à son actif, dès son arrivée dans son nouveau commandement, la réorganisation des forces byzantines et la répression de la révolte de Trani. Puis vient la grande victoire de Cannes, puis la défaite et la prise de Datto. Nous allons maintenant voir l'énergique « catépano » continuer à défendre victorieusement contre un ennemi autrement redoutable les thèmes confiés à sa garde. La visite de Mélès et de Raoul de Toëni à Bamberg avait ouvert les yeux à l'empereur Henri II sur la situation de l'Italie du Sud, qui se séparait de plus en plus de l'empire d'Occident. Les victoires récentes des Grecs, l'arrivée de leurs troupes jusque sur le Garigliano, la défection des princes longobards de Capoue et de Salerne, celle de l'abbé du Mont Cassin, qui, après la victoire de Bojoannès, s'étaient hâtés de faire leur soumission aux empereurs d'Orient, la prise de Datto et le châtiment affreux qui lui avait été infligé, enfin le danger de voir l'Italie centrale, Rome elle-même, tomber au pouvoir de Constantinople, tout indiquait à Henri II qu'il devait une fois encore passer les Alpes, s'il ne voulait perdre toute autorité et toute influence sur les plus belles provinces de l'Italie, qu'il devait avant tout chasser les Byzantins du sud de la Péninsule et rattacher définitivement à sa couronne ces thèmes lointains.

Le pape Benoît, de retour de Bamberg où il était allé supplier l'empereur de lui porter secours et consacrer la cathédrale élevée parce prince avec tant d'amour, après un séjour auprès de lui à Fulda, était rentré en Italie dans l'été de l'an 1020. Il ramenait avec lui le Normand Raoul de Toëni. Plus que jamais il était résolu à reprendre le bon combat pour la possession de l'Italie méridionale. Seul le corps du pauvre Mélès était demeuré sur la terre étrangère. Le pape qui rapportait, outre la promesse d'une prochaine venue de l'empereur, un diplôme célèbre donné à titre de joyeux départ confirmant à l'Eglise romaine la possession des biens à elle octroyés par le grand empereur Othon,[81] retrouvait la Péninsule dans un état pire encore qu'à son départ. Non seulement les Grecs étaient de nouveau les maîtres de la Pouille entière, mais ils occupaient déjà une notable portion de la principauté de Bénévent. Leur frontière du nord était maintenant admirablement défendue par toutes ces nouvelles forteresses dont la principale était Troja. Certes, le prince de Bénévent, Landolfe V, à travers les circonstances les plus difficiles, maintenait sa foi au pape et à l'empereur d'Occident, mais son cousin Pandolfe IV, régent à Capoue au nom d'un oncle en enfance, et le frère de Pandolfe, le puissant abbé Aténulfe du Mont Cassin, d'abord secrètement ralliés au basileus, favorisaient maintenant ouvertement ses projets et lui rendaient hommage pour toutes leurs seigneuries. Guaimar IV de Salerne aussi, contraint de reconnaître la suzeraineté de Constantinople, avait fait sa paix avec Basile Sauf à Bénévent, la suprématie byzantine régnait donc incontestée à travers toute l'Italie méridionale et le pape n'avait à attendre aucun appui de tous ces princes longobards. Cette tour du Garigliano où Datto venait d'être pris par les Grecs[82] faisait partie de son patrimoine, qui se trouvait ainsi violé par les soldats du basileus. Déjà le « catépano » menaçait d'envahir tout le reste du domaine de saint Pierre. Il n'était que temps que l'empereur accourût enfin au secours du Souverain Pontife, car une marche hardie pouvait porter en un jour les Grecs sous les murs de Rome. Benoît suppliait toujours plus vivement Henri d'accourir. Heureusement que le chef byzantin hésitant fit halte sous les murs de la forteresse du Garigliano qu'il venait de conquérir. En décembre l'empereur parut enfin sur le versant méridional des Alpes!

Henri, bien décidé cette fois à substituer définitivement dans l'Italie méridionale son autorité à celle des Grecs et à venger la défaite de Mélès, s'était mis en route dans les dernières semaines de cette année 1021 qui avait vu le supplice de Datto. C'était le troisième voyage de ce prince en Italie. Franchissant le Brenner, il entra le 6 décembre dans Vérone et fêta Noël à Ravenne qu'il quitta dans les premiers jours de l'an 1022. Divisant en trois masses ses soixante mille guerriers il en confia onze mille à Poppo, patriarche d'Aquilée, pour envahir la Pouille par les montagnes du pays des Marses et la province de Molise déjà en partie occupée par les Grecs. Celui-là devait avant tout soumettre les comtes rebelles des Marses et les fils de Borellus, les comtes de Sangro. En même temps, un second prélat de l'armée d'invasion, Piligrim, opérant encore plus à l'ouest, à la tête de vingt mille hommes, passait par Rome et la Campanie pour aller châtier les deux frères longobards, le prince de Capoue et l'abbé du Mont Cassin. Enfin l'empereur allait conduire en personne la portion la plus importante et la meilleure de ses troupes contre les Grecs, le long du rivage de l'Adriatique, puis à travers les Abruzzes et le pays de Bénévent jusqu'en Pouille et en Capitanate. Raoul de Toëni l'accompagnait, lui servant de guide et de conseiller. En divisant ainsi l'attaque, Henri avait certainement à cœur de diviser avant tout la défense et d'empêcher les forces byzantines d'opérer leur jonction avec celles des princes longobards.

L'évêque Piligrim marcha d'abord sur le Mont Cassin. Aténulfe, songeant avec épouvante que le lieutenant de l'empereur allait, au nom de celui-ci, lui demander compte de son alliance avec le « catépano », de sa trahison envers le pape et de la part qu'il avait prise à la capture de Datto, sans attendre l'arrivée des Allemands, prit en hâte sur les conseils de son frère, le chemin de Constantinople, bien que les comtes des Marses ainsi que les fils de Borellus qui possédaient des châteaux dans les Abruzzes, sur les bords du Sangre, lui offrissent un sûr asile dans leurs forteresses. Il s'enfuit du Mont Cassin vers le 13 mars et s'embarqua à Otrante, malgré les représentations de l’évêque de cette ville qui lui prédisait malheur parce qu'il avait vu saint Benoît en songe.

La prédiction disait vrai. L'infortuné Aténulfe fit naufrage en haute mer par une violente tempête le 30 mars 1022[83] et se noya avec toute sa suite dans les eaux qui, quelque temps auparavant, avaient, recouvert le corps du malheureux Datto. Avec l'abbé fugitif disparurent au fond de l'abîme les joyaux, les manuscrits précieux; les diplômes qu'il avait emportés de son beau monastère pour les mettre en sûreté à Byzance. Lorsqu'on annonça cette mort à Henri II, il entonna le seizième verset du psaume VII: Lacum aperuit et effodit eum, et incidit in foveam quam fecit.

De peur que Pandolfe ne prit la fuite comme son frère, Piligrim alla en hâte assiéger Capoue et en fermer toutes les issues. Pandolfe, après un faible essai de résistance, craignant que ses propres sujets ne le livrassent à l'archevêque, préféra se rendre à merci. Il vint au camp allemand et affirma à Piligrim qu'il n'était, pas aussi coupable qu'on l'avait dit à l'empereur. Il promit de se justifier lorsqu'il serait en la présence de celui-ci et se déclara prêt à fournir toutes les réparations nécessaires. Le belliqueux prélat, heureux de ce grand succès, mit garnison dans Capoue[84] et envoya son prisonnier sous bonne escorte au camp de l'empereur. Celui-ci, après avoir passé, en février, à Chieti et tenu dans ce même mois un plaid sur territoire bénéventin, avait été, à grande joie, solennellement reçu avec le pape Benoît, le troisième jour de mars, dans la capitale de ce duché, par le fidèle Landolfe et tous ses sujets. Depuis le 15 mars environ, après avoir accordé dans Bénévent à son armée un repos nécessaire, il avait envahi la Capitanate. Maintenant, de concert avec Poppo, qui l'avait rejoint dès avant Bénévent, sans avoir nulle part rencontré les Grecs, et qui venait de recevoir, sans coup férir, la soumission des comtes des Marses, il assiégeait cette fameuse ville de Troja, récemment construite et si puissamment fortifiée par Basile Bojoannès pour la défense des frontières de la Pouille.

Troja avait arrêté l'empereur dès ses premiers pas en Capitanate. Il y avait trois ans à peine que cette ville avait été fondée lorsqu'elle soutint ce long siège qui la rendit célèbre. Le pape, âme de toute cette entreprise, semble ne plus avoir quitté l'empereur. Les accusations les plus graves furent portées contre Pandolfe, lorsqu'il comparut en suppliant devant le souverain allemand dans son camp. De l'avis unanime, le traître fut condamné à mort. Mais Piligrim, à la loyauté duquel le prisonnier s'était confié, fit, auprès de son maître, de si vives instances que l'empereur, fléchi par lui, se contenta de ramener à sa suite en Germanie Pandolfe enchaîné avec une chaîne de fer. Pandolfe de Teano, fils de Gisulfe, petit-fils de Pandolfe Tête de Fer, membre de cette famille demeurée si constamment fidèle à la cause allemande, fut nommé prince de Capoue à la place du traître dépossédé.[85]

Troja, défendue par les Normands à la solde du « catépano », était trop puissamment fortifiée pour qu'on pût espérer une prompte reddition. Investie de toutes parts par la grande armée allemande, elle fit la plus honorable résistance. Ses vaillants défenseurs avaient mission de lutter à outrance durant que le « catépano », à la tête de son armée de mercenaires, se retranchait plus en arrière, sur cette ligne de l'Ofanto où, une fois déjà, il avait brisé l'effort de Mélès.[86] Après un siège terrible qui se prolongea trois mois, grâce à l'indomptable énergie de la garnison, l'empereur allemand, malgré l'arrivée de la troisième armée, celle de Piligrim,[87] dut se contenter d'un semblant de soumission. On était au cœur de l'été et la dysenterie faisait d'affreux ravages parmi ses troupes, peu accoutumées à ces chaleurs torrides. Dès la fin du siège, Henri II, on va le voir, regagna en hâte le nord de la Péninsule pour rétablir plus promptement la santé de ses soldats.[88]

Les témoignages des chroniqueurs ne racontent pas tous de la même manière l'issue du siège de Troja. Aimé[89] dit formellement que la ville ne fut pas prise. Le protospathaire Lupus et l’Anonyme du Mont Cassin se contentent de mentionner le siège sans dire comment il se termina. Au contraire, un grand nombre de chroniques allemandes affirment que Troja fut prise par l'empereur Henri. La vérité semble être, comme je viens de l'indiquer, que celui-ci, pressé par les grandes chaleurs de l'été, dut se contenter d'un simulacre de  soumission. Une première fois toutes les puissantes machines de guerre de l'armée allemande si péniblement amenées et établies avaient été brûlées dans une sortie des assiégés. Les nouvelles machines refaites à grand peine aient été recouvertes de peaux fraîches pour prévenir de nouveaux incendie. Leur action médiocre contre les remparts énormes construits par Bojoannès fut une cruelle déception pour les Teutons. L'empereur, qui se souciait peu de prolonger un siège aussi pénible, fit offrir aux assiégés les conditions les plus favorables. Eux, fiers de tenir ainsi ce puissant prince en échec, ne parlaient de rien moins que de le conduire pied et poings liés aux pieds de leur basileus à Constantinople, et commencèrent par repousser dédaigneusement ces ouvertures. Furieux, il jura de faire massacrer jusqu'au dernier les habitants de la ville une fois qu'il l'aurait prise et de la faire raser jusqu'en ses fondements. Ainsi la résistance se prolongea bien plus longtemps qu'il ne l'avait pensé.

Enfin, raconte Raoul Glaber, vers le quatrième mois les vivres commencèrent à manquer aux assiégés qui comptaient toujours sur le secours du « catépano ». Quand tout espoir de ce côté eut disparu, il fallut bien qu'ils songeassent à se rendre. Maintenant ils tremblaient à la pensée du courroux de l'empereur dont ils avaient ri jadis. Tout fut mis en œuvre pour exciter sa pitié et apaiser son ressentiment. Une immense procession d'enfants précédés par une croix que portait un pieux ermite vêtu d'une longue robe monacale, sortant de la ville, se dirigea vers le camp impérial, chantant le « Kyrie eleison ». Tous ces infortunés demandaient grâce pour leurs parents avec des cris et des larmes. L'empereur, imposant silence à son cœur, sans prononcer un mot de pitié, ordonna de repousser ces malheureux petits êtres dans la ville. « Dieu sait, s'écria-t-il, que ce sont leurs pères qui sont leurs meurtriers, non point moi. » Le lendemain la même lamentable procession reparut avec les mêmes clameurs d'angoisse. L'empereur cette fois fut vaincu et, comme il en avait coutume quand il était ému, il récita un verset des Ecritures: « J'ai grand souci pour ce peuple, » s'écria-t-il. Les assiégés ayant promis de démolir le rempart, du moins dans sa partie la plus forte, non seulement il leur accorda son pardon, mais presque aussitôt après il les autorisa à réparer ces mêmes murailles au lieu de les renverser. Ainsi tomba la Troie byzantine plus par la volonté de ses habitants que par la force des armes après treize semaines de siège. La forteresse élevée par les Grecs devint une arme contre eux dans la main des Allemands.

C'est à Raoul Glaber, je viens de le dire, que nous devons cette narration quelque peu fantaisiste de l'issue du siège. Léo de Marsi qui a fait à peu près le même récit semble bien dire qu'Henri, après avoir ainsi sauvé l'honneur de ses armes, grâce à cette apparence de capitulation, reprit immédiatement avec son armée la route de l'Allemagne sans même demander a entrer dans la ville tombée. Seulement il emmenait des otages

Mais le passage le plus décisif sur la vraie issue du siège de Troja se trouve consigné dans la charte de Basile Bojoannès du mois de janvier 1024[90] dont j'ai déjà parlé. Par ce document, on se le rappelle, le « catépano » accorde aux habitants de Troja, les Normands par conséquent, de nouveaux privilèges « pour les récompenser de la bravoure dont ils ont fait preuve pendant le siège de leur ville et de leur inviolable fidélité à leurs souverains de Constantinople[91] ». Si, comme l'affirment les chroniques allemandes, l'empereur Henri avait pris Troie, jamais Bojoannès n'aurait ainsi loué et récompensé ses défenseurs.[92] Ces éloges comme ces récompenses prouvent même que l'attitude des Normands de Troie en face de l'empereur germanique, ne fut pas aussi humble et suppliante que Léo de Marsi et Raoul Glaber veulent bien le dire; et c'est bien probablement Aimé qui, malgré son laconisme, se trouve ici le plus près de la vérité. »

En définitive, l'invasion allemande dirigée contre la puissance des Grecs dans l'Italie méridionale, avait complètement échoué, grâce à la vaillance des Normands de Troie et à l'énergie du « catépano » Basile Bojoannès. Les troupes germaniques, trop longtemps immobilisées devant cette forteresse par la ténacité de ses défenseurs du Nord, n'avaient pas pénétré dans la Pouille plus avant que Mélès et ses auxiliaires normands. Elles avaient remporté bien moins de succès. Henri II dut se contenter de faire reconnaître son autorité par les princes longobards. Bénévent s'était, on l'a vu, rendue à lui sans difficulté dès le mois de mars. Après la prise de Capoue, Piligrim avait aussi attaqué Salerne pendant quarante jours; mais, désespérant de la réduire à cause de ses fortifications puissantes, il avait dû traiter avec le prince Guaimar qui s'était borné, en guise de soumission, à livrer en otage son jeune fils du même nom que lui. Enfin Naples, on l'a vu, avait été également forcée de reconnaître la suprématie de l'empereur d'Occident, du moins nominalement.[93]

Après avoir quitté Troie vers le 6 juin, sans même avoir pu franchir l'enceinte de ses murs, Henri, emmenant ses otages, renonçant à cause de ces mortelles chaleurs à envahir plus loin le territoire grec, battit en retraite. Pas une seule fois il ne s'était mesuré en rase campagne avec les Byzantins. Vers la fin de ce même mois, après avoir visité en pèlerin le saint promontoire de Gargano, quittant définitivement ces brûlantes campagnes des Pouilles, il vint à Capoue, où il donna l'investiture à Pandolfe de Teano. Ce fut également dans cette ville qu'il s'occupa de régler le sort des Normands restés en Italie. Quant à la ville de Troie, objet de luttes si sanglantes, elle dut retomber presque aussitôt aux mains des Grecs. Nous en sommes assurés par la charte nouvelle accordée à ses habitants par le catépano Bojoannès dès le mois de juin de l'an 1029.

« Les riantes perspectives que les pèlerins du mont Gargano avaient fait briller en l'an 1016, aux yeux des Normands, ne s'étaient point réalisées. Les Grecs, grâce à leurs troupes mercenaires, avaient rétabli leur fortune chancelante. Après tant de voyages et de combats les Normands n'avaient rien fondé. Si l'on excepte la petite colonie troyenne comblée d'éloges et de récompenses par Bojoannès dans son diplôme de l'an 1024, leurs ossements épars dans lès vallées et sur les plateaux de la Pouille étaient, à ce moment, l'unique trace de leur passage. C'étaient, comme il arrive presque toujours en pareil cas, leurs successeurs qui allaient bénéficier de leurs sacrifices et de leurs travaux, mais on pouvait à ce moment difficilement imaginer quelle serait la fortune de ceux-ci d'ici à une génération d'hommes dans le sud de l'Italie. »

Raoul de Toëni, demeuré en Germanie après la mort de Mélès, puis venu en Italie à la suite de l'empereur Henri, désespérant de voir recommencer l'entreprise ainsi abandonnée, retourna en Normandie avec beaucoup de ses compagnons et fut honorablement reçu par le duc Richard. Par contre plusieurs de ses compatriotes s'obstinèrent à demeurer dans la Péninsule pour y chercher fortune. Un groupe de vingt-quatre d'entre eux, commandés par Tristan Toustain,[94] Gautier de Canisi[95] et Hugues Falloch,[96] parmi lesquels sont encore cités par leurs noms les trois frères Gislebert, Osmond et Rainulf, aussi Stigand et Arnolin, fut, par ordre de Henri, adjoint aux trois neveux de Mélès, Etienne, Pierre et Mélès, créés par lui comtes et vassaux de l'empire. C'étaient probablement là les trois fils de Datto, et comme l'insuccès de la campagne empêchait l'empereur de restituer à ces héritiers de l'infortuné patriote longobard les possessions de leur père et de leur oncle, il les rémunéra en leur donnant son domaine du château impérial de Comino, près de Sora, avec les autres châteaux qui en dépendaient, dans ces régions montagneuses des Abruzzes, au nord du mont Cassin, qui constituaient l'antique pays des Marses. C'était le pays de l'Alvito actuel. Quelques autres Normands furent chargés de défendre contre les Sarrasins certaines parties du littoral de la principauté de Salerne.

Ces dispositions prises, Henri II vint au Mont Cassin le 28 juin. Là, dès le lendemain, d'accord avec le pape Benoît VIII qui était présent,[97] il plaça à la tête de la puissante abbaye, pour remplacer Aténulfe, le noyé d'Otrante, un partisan de l'alliance allemande, Théobald, prieur du couvent de San Liberato d'Alento, qui devait présider à la réforme dans son nouveau monastère.

Durant ce court séjour dans cette maison religieuse, la plus illustre d'Italie à cette époque, l'empereur fut guéri de la pierre par l'intercession de saint Benoît qui lui apparut en songe. Il témoigna de sa reconnaissance à l'abbaye par de magnifiques présents, celui entre autres de l'imprenable forteresse de Rocca Vandra.

Après avoir fait dans le cours de juillet un très court séjour à Rome puis traversé Lucques vers la fin de ce mois, constamment poursuivi par de terribles maladies dans son armée, après avoir encore tenu en compagnie du pape un concile à Pavie, l'empereur repassa les monts. Alors qu'il croyait avoir assuré pour toujours son empire, du moins dans toute l'étendue des principautés longobardes, cette fois encore, dès qu'il eut regagné dans le Cours de l'été ses Etats germaniques avec son armée à demi détruite par tant de maux, tous les mécontents recommencèrent à s'agiter dans le sud de l'Italie. D'abord les Grecs rentrèrent presque incontinent en possession de Troie et de la portion septentrionale de la Pouille, puis les Normands installés avec les neveux de Mélès dans le pays de Comino s'étant battus avec leurs voisins se virent forcés d'appeler à leur secours Reynier, marquis de Toscane, qui les aida à achever la conquête des châteaux du pays contre le fils du gastalde de Sora; mais malgré ce succès leur séjour dans le pays de Comino fut de peu de durée.[98] Seule une faction composée surtout du nouvel abbé Théobald du Mont Cassin, du nouveau prince Pandolfe de Capoue, des neveux de Mélès, tous créatures de l'empereur Henri, demeura fidèle dans le midi de la Péninsule à l'alliance allemande. Probablement Serge IV de Naples suivit le même parti contre les princes de Bénévent et de Salerne dévoués subitement aux Grecs.[99] Henri d'Allemagne mourut pleuré de tous, dans sa cinquante-deuxième année, à Grona en Saxe, dès le 13 juillet 1024. Il avait été vingt-trois ans roi des Romains, onze ans empereur. Il fut le dernier des empereurs saxons. Son fidèle ami Benoît VIII, ce premier des papes réformateurs de l'Eglise, l'avait précédé de bien peu dans la tombe.[100] L'empereur eut pour successeur Conrad le Salique couronné roi de Germanie dans Mayence, le 8 septembre. Le pape avait été remplacé par son propre frère Romain qui s'était emparé du pouvoir sous le nom de Jean XIX[101] sans en demander l'autorisation à l'empereur. Ce fut alors que Guaimar IV, le prince de Salerne, qui devenait de jour en jour le plus important parmi les princes longobards et qui était marié à la sœur de l'infortuné Pandolfe IV, toujours prisonnier en Germanie, sur l'instante prière de cette princesse, se décida à envoyer auprès du nouvel empereur à peine installé, une ambassade avec des dons précieux et des sommes importantes, pour solliciter la grâce de son beau-frère. Pandolfe IV, gracié par Conrad, accourut aussitôt en Italie. On put croire, un moment, que la prison et l'exil avaient modifié le caractère de ce prince agité. Dans une visite qu'il fit au Mont Cassin, il déclara humblement qu'il considérait toujours l'abbé Théobald comme son seigneur et son père, mais chez lui le vieil homme, aigri par l'infortune, ayant tant de rancunes à assouvir, tant de vengeances à exercer, ne devait pas tarder à reprendre le dessus.

L'influence grecque était redevenue bien vite toute-puissante sur ces principautés longobardes un moment détachées d'elle par l'expédition de l'empereur Henri. Aucune des créations éphémères de ce prince ne devait subsister. Une ligue de tous les ennemis de l'Allemagne s'était formée sous la haute direction de Guaimar IV de Salerne pour arracher Capoue au protégé de l'empereur d'Occident et la rendre à Pandolfe IV. Le « catépano » Basile Bojoannès, toujours sur la brèche, toujours ardent à relever l'influence byzantine en ces contrées, les comtes des Marses, les Normands de Comino et quelques autres groupes de leurs compatriotes, presque tous ceux en somme de cette race qui demeuraient en Italie, prirent part à l'expédition. Cette fois les Normands combattaient à la solde de Guaimar, c'est-à-dire comme toujours de celui qui les payait le mieux. Parmi eux se trouvait un grand chef Rainulfe, le premier qui devait avoir l'honneur de fonder en Italienne ville normande: Aversa, en l'an 1030.

Le siège de Capoue commença vers la fin de l'an 1024[102] ou les premiers jours de 1025. Pandolfe de Teano, que Henri II y avait installé en 1022, devait résister durant dix-huit mois aux efforts de la ligue. Lorsque sa capitale se vit forcée par la trahison d'ouvrir ses portes en mai 1026 aux Byzantins et à son ancien maître Pandolfe IV, celui qu'on appelait le « fortissime loupe » des Abruzzes, il y avait plusieurs mois que Basile II était mort et que son frère Constantin régnait seul sur le vaste empire d'Orient. La suite de ce récit appartient donc aux règnes de ce prince et de son premier successeur. C'est à partir de la fondation d'Aversa en 1030 que les Normands émergent véritablement en Italie. Jusque-là, depuis l'an 1016, ils avaient tour à tour servi tel prince ou tel parti. C'est à partir de 1030 seulement qu'ils commencèrent à combattre surtout pour leur compte et qu'ils ne tardèrent pas à devenir les égaux, plus tard les maîtres de ceux dont ils n'étaient auparavant que les auxiliaires.[103]

La vaillance extraordinaire du « catépano » Basile Bojoannès, l'intrépidité de ses auxiliaires normands avaient porté leurs fruits. Jamais, depuis les grandes querelles avec les Othon, la puissance byzantine n'avait été portée si haut ni si loin dans la Péninsule qu'à ce moment même où elle allait commencer à succomber si rapidement sous les coups des aventuriers du Nord. Pour l'instant nul ne pouvait se douter de cet avenir si sombre et les espérances des Grecs étaient aussi grandes que légitimes. Elles n'allaient à rien moins qu'aux visées les plus ambitieuses sur la Sicile, sur les principautés longobardes du centre de la Péninsule, sur Rome même peut-être. La preuve nous en est donnée par un fait de toute importance. Skylitzès, arrivé à la fin des trop courtes pages consacrées par lui au règne de Basile, dit que ce grand prince mourut, « au moment même où, malgré son grand âge, il allait s'embarquer en personne pour l'Italie et poser pour la première fois, le pied sur le territoire de ses thèmes péninsulaires ». Durant tout son long règne, constamment retenu par de terribles séditions d'abord, par l'interminable guerre bulgare ensuite, par ses expéditions en Asie, le vigoureux guerrier n'avait jamais pu réaliser ce projet qu'il berçait certainement depuis longtemps en son viril esprit, rêvant comme un nouveau Justinien de restituer une fois de plus l'Italie entière à l'empire. Maintenant les circonstances étaient plus que jamais favorables. En Orient toute résistance, toute cause de trouble avait momentanément cessé. En Occident la Bulgarie était définitivement domptée. Ses princes et princesses survivants vivaient en captifs à Byzance, Les petits souverains d'Arménie et de Géorgie étaient détrônés ou soumis. Les deux Khalifats d'Egypte et de Bagdad, accablés de difficultés intérieures, ne menaçaient plus guère la frontière méridionale de l'immense monarchie. L'Italie était l'unique point de l'empire où il y eût à cette heure lutte à main armée. Un « catépano » plein de vigueur y avait glorieusement relevé les affaires de Byzance. Son non moins glorieux maître, le vieil empereur Basile, s'apprêtait à l'aller joindre en ce moment même avec une forte armée. D'autre part la Sicile sarrasine semblait mûre pour la conquête. Pressé de reprendre avant tout la grande île depuis si longtemps aux mains des Infidèles, Basile s'était fait précéder en Italie dans le courant de ce printemps de l'an 1025, en avril, par une puissante année destinée à inaugurer cette campagne insulaire. Cette armée, dit Skylitzès duquel nous tenons ce détail, était composée de Varègues russes, de mercenaires bulgares, valaques, turcs (des Hongrois probablement), et des contingents impériaux du thème de Macédoine, c'est-à-dire des troupes de la portion européenne de l'empire. Le chef de cet armement bigarré, un des eunuques favoris du basileus, Oreste, devait, de concert avec le « catépano », ouvrir aussitôt la campagne contre l'émir. Bojoannès avait dans ce but fait relever les remparts délabrés de la place de Rhegion à la pointe de Calabre. Même le « catépano » avait, paraît-il, déjà franchi le détroit et occupé, probablement par surprise, Messine avec des troupes venues de Bari. A ce moment précis, disent les chroniqueurs byzantins, le basileus devait s'embarquer pour rejoindre ses lieutenants en Italie et prendre le commandement en chef des opérations. Mais le vieillard presque octogénaire avait compté sans le poids des ans. A l'instant où il allait partir pour cette lointaine extrémité de ses empires, pour poursuivre cette campagne si bien inaugurée qui eût peut-être modifié à jamais la marche des événements en Italie, la mort le prit dans le courant du mois de décembre de cet an 1025.[104] Cette mort déplorable qui mit fin aussitôt à cette expédition de Sicile à peine commencée sonna du même coup le glas de la puissance byzantine dans la péninsule italienne. Pour le moment, il ne semblait devoir être question de rien de semblable. Jamais la puissance de l'empire d'Orient n'avait paru plus solide en Italie, si solide même qu'on avait pu y songer, en dehors de la grande expédition projetée contre la Sicile, à tenter des entreprises encore plus lointaines. Fait étrange, en effet, dès le milieu de l'an 1024, deux lignes trop brèves des chroniques italiennes nous enseignent que le « catépano » Bojoannès, aidé par les citoyens de Bari, organisa une expédition contre les Croates dont les incessantes déprédations, malgré la récente conquête vénitienne en ces parages, rendaient probablement la mer Adriatique impraticable aux navires de commerce byzantins. Le « catépano », nous dit-on, rentra victorieux à Bari ramenant prisonniers de guerre l'épouse et le fils du prince croate « Cismig[105] », c'est-à-dire du roi Crésimir. On les expédia à Constantinople. Nous ne savons rien de plus sur cette courte campagne. Elle n'en est pas moins la preuve que la situation du « catépano » était excellente puisqu'il pouvait distraire une partie de ses forces pour les conduire ainsi de sa personne sur l'autre rive de l'Adriatique. Le roi Crésimir redevint plus que jamais un simple vassal du basileus.[106]

Du côté de Rome aussi les affaires de Byzance s'étaient fort améliorées par la mort du pape Benoît VIII, cet adversaire acharné des Grecs. Ou se rappelle que le propre frère de ce pontife Romain s'était fait à sa place proclamer sous le nom de Jean XIX, sans en informer l'empereur Henri d'Allemagne moribond, et contre lui. Une rupture semblait inévitable entre l'empire allemand et le Saint-Siège, rupture infiniment propice aux intérêts du basileus. Immédiatement Basile et le patriarche Eustathios avaient saisi cette occasion si favorable pour tenter de mettre le nouveau pape dans leur alliance. Des négociations formelles avaient été entreprises pour que le Saint-Siège consentit à reconnaître au patriarche son titre d'œcuménique et Basile et Eustathios avaient offert tous deux de: grosses sommes à Jean XIX pour le décider à cette concession capitale.[107]

C'était là une bien ancienne prétention des prédécesseurs d'Eustathios. Ils prenaient ce titre d'œcuménique dans leurs actes, mais Rome n'y avait jamais consenti officiellement. Eustathios et son souverain avaient eu raison de profiter des circonstances actuelles. La situation périlleuse dans laquelle se trouvait Jean XIX le poussa à accueillir leurs offres des deux mains. Il avait grand besoin d'argent, encore plus de l'appui des Grecs pour le préserver du péril allemand. Mais il ne put malgré tout arriver à ses fins. Le secret transpira. Le scandale inouï souleva l'indignation du clergé d'Occident, de celui de France en particulier. On écrivit de toutes parts au pape avec tant de force, le sentiment général fut si violent. on lui représenta si bien le déshonneur qui en rejaillirait sur le Saint Siège qu'il dut céder, n'osant braver cette réprobation universelle. Il renvoya les ambassadeurs du basileus sans rien leur accorder. Les prétentions des Grecs, au lieu de mettre un terme au schisme des deux Églises, ne firent ainsi que l’accentuer et ce fut vraiment à ce moment que commença cette rupture complète entre les deux Églises dont parle le patriarche Cérulaire dans sa lettre de l'an 1054. On verra qu'Eustathios mourut peu après toutes ces agitations, quelques jours seulement avant le basileus, après sept ans de  pontificat environ.[108]

Avant de quitter l'histoire des thèmes byzantins d'Italie, durant cette fin de règne, il nous faut dire quelques mots des Arabes de  Sicile dont les entreprises certainement combinées avec celles des révoltés longobards n’avaient jamais complètement cessé durant que le valeureux « catépano » Bojoannès rétablissait les affaires des Grecs sur la frontière du Nord. Malheureusement comme toujours nous ne sommes renseignés que par les plus brèves mentions des chroniques italiennes. C'est ainsi qu'on lit à l'année 1023 dans la Chronique du protospathaire Lupus qu'un caïd[109] du nom de Djafar, allié à ce même Rayca que nous avons vu prendre trois ans auparavant la ville de Bisignano, eut l'audace extraordinaire, certainement en l'absence du « catépano » retenu dans le Nord, de venir camper devant Bari pour l'attaquer. Il dut s'en aller, il est vrai, dès le lendemain et se contenter pour tout butin de la prise de la petite ville voisine de Palasciano.[110] Amari pense que le véritable nom de ce chef pourrait bien être Abou Djafar et qu'il s'agirait en ce cas de l'émir même de Sicile Akhal,[111] ce qui rendrait les choses beaucoup plus vraisemblables. Des autres incursions de ce prince, dit l'historien italien, des ravages incessants portés par ses armes en Calabre dont il dévasta tant de fois les rivages par le fer et le feu, ravages vaguement mentionnés dans les annales arabes,[112] nous ignorons les moindres détails, ne possédant même plus de Chronique italienne pour l'histoire de la Calabre dans ces années, seulement quelques vagues mentions concernant la Pouille. Djafar, ou Akhal, toujours avec son même acolyte Rayca, revinrent ravager cette province en 1029 et assiéger le château d'Obbiano. Nous ne savons pas autre chose. A ce moment Basile était mort depuis quatre ans déjà.

 

 

 



[1] Après quatre ans et quelques semaines de pontificat.

[2] Gregorovius, op. cit., t. IV, p. 25.

[3] A Reggio nous trouvons un Nicolas archevêque vers ces premières années du xie siècle, auteur d'une compilation en forme de commentaire des Epîtres de saint Paul. Voyez Batiffol, op. cit., p. xii.

[4] Amari, op. cit., II, p. 342. Heyd, op. cit., I, p. 121.

[5] Voyez dans Del Giudice: Cod. dipl. del regno di Carlo I et II d'Angio, 1, app. I, n° l, p. xiii, dans un diplôme de l'an 1195 délivré par un comte du Mont Saint Michel de l’Archange, la mention d'un document ou sigillion de ce Xiphias en qualité de a catépano » d'Italie, document en date du mois de mars 1007.

[6] Voyez dans Del Giudice, ibid., un sigillion de lui du mois de juillet de cette année, sigillion mentionné dans le même document de l'an 1193. Il y prend les titres d'anthypatos, de patrice et de « catépano » d'Italie.

[7] C'est du moins l'expression employée par le protospathaire Lupus qui semble indiquer que quelque contrat en forme avait été signé peu auparavant entre Grecs et Sarrasins.

[8] Cédrénus, II, 450. Glycas, 577.

[9] Lupus protospatha, ad. an. 1009. Voyez Delarc, op. cit., note 3 de la page 48.

[10] Voyez dans Heinemann, op. cit., à la fin du chapitre i, un intéressant tableau de l'état politique et social de l'Italie méridionale au moment de la révolte de Mélès et de l'arrivée des Normands.

[11] Lebeau, t. XIV, pp. 200 et 201; Muralt, 1,582; aussi Gregorovius, Gesch. Der St. Rom, etc., t. IV, p. 26, disent 1010. Voyez sur cette date la note 3 de la page 48 de l'ouvrage de l'abbé Delarc. Cet auteur semble pencher pour la date de 1010, bien qu'il donne dans un texte celle de mai 1011. J'adopte de préférence l'opinion de Heinemann, op. cit., p. 30, qui donne la date de 1010.

[12] « Hic Apuliae primus erat. »

[13] Voyez Wassiliewsky, La droujina vaeringo-russe, etc., 1er art., pp. 128 sqq.

[14] Ou Bitecto.

[15] Cédrénus, II, 457, Glycas, 577, 15.

[16] Cette même année, un autre chef arabe dont le nom se cache sous la transcription latine défigurée de Stilictus, incendiait la ville de Trani et faisait périr ses habitants dans les flammes. Chronique de Lupus, ad an. 1010.

[17] C'est, dit Amari, l'opinion de De Meo, Annali di Napoli, t. VII, pp. 12 et 13, an 1010. « Ce serait là, poursuit l'illustre historien, le nom vénérable et illustre du citoyen de Bari qui, révolté comme un peu auparavant Smaragdos contre la tyrannie byzantine, devait amener en Italie les épées normandes. »

[18] Op. cit., note 3 de la page 48.

[19] Cédrénus, II, 437, l'appelle seulement Basile Argyros. Les documents lui donnent constamment ce surnom de Mésardonitès. Les Annales Barenses l'appellent par corruption « Sardon ». D'autres fois, toujours par confusion, il est appelé le « Macédonien », « Marcedonico », « Mascodoniti ». Le véritable nom devait être Basile Argyros, dit le Mésardonite. Nous avons vu qu'un autre Basile Argyros fut, en 1022, le premier gouverneur impérial de l'Aspracanie cédée par son roi à l'empire, mais qu'il ne réussit pas dans ce commandement.

[20] Les archives de l'Université de la ville d'Oria possèdent un document original de ce « catépano » daté de cette même année 1011, délivré par lui à l'archevêque Jean d'Oria et Brindisi. Basile Mésardonitès s'y intitule « catépano » et protospathaire impérial. — Aar, op. cit., pp. 134 et 311.

[21] Heinemann, op. cit., note 2 de la page 30.

[22] Voyez Schipa, op. cit., chap. x, iii.

[23] Léo Cass., II, c. 37.

[24] Sur cette première révolte de Mélès contre les dominateurs grecs, voyez Annales Barenses dans Pertz, Mon. Germ., t. V, p. 53 et Leo de Marsi, Chronicon Mon. Cass. Ibid., t. VII, p. 652 — Voyez les objections de Wilmann à propos des dates de 1011 et 1013 proposées pour cette première campagne de Mélès (Guill. Apul. Gesta Rob. Wiscardi, ibid., t. IX, p. 239-298). Celle date est exactement indiquée dans Skylitzès, Cédrénus, II; « après l'hiver très rigoureux de 1009 », mais le chroniqueur byzantin confond dans son récit cette première levée de boucliers avec la seconde à laquelle les Normands prirent part.

[25] En août 1014 Cassano fut incendié. En février 1015 on vit une comète à Bari: Chron. Lupi, Muralt, op. cit., I, pp. 385 et 586.

[26] Gregorovius a écrit un chapitre charmant sur ce sanctuaire de l'archange Michel du Mont Gargano dans le tome V de ses Wanderjahre in Italien. Voyez encore le chapitre si vivant sur le Mont Sant'Angelo dans Fr. Lenormant, A travers l'Apulie et la Lucanie, t. I.

[27] Guillermi Apuliensis gesta Roberti Wiscardi, éd. Rog. Wilmann, dans Pertz, Mon. Germ. SS., t. IX, 239-298.

[28] « Il n'existe, disait M. l'abbé Delarc, de cette traduction française du travail d'Aimé qu'un seul manuscrit qui se trouve à la Bibliothèque Nationale, à Paris, sous le n° 7.135 du Catalogue des manuscrits rédigé en 1729. Cette traduction, déjà fort défectueuse par elle-même, a été publiée avec peu de sens critique par Champollion-Figeac sous ce titre: L'Ystoire de li Normant, par Aimé, moine du Mont Cassin, Paris, Renouard, 1835, in-8. » — Depuis, l'abbé Delarc a publié une nouvelle édition de ce précieux chroniqueur.

[29] « En plaçant ainsi, dit encore l'abbé Delarc, avant cette date de l'an 1000 ce siège de Salerne par les Sarrasins, Aimé, comme cela lui arrive trop souvent, a certainement commis une erreur de chronologie. Pour les dernières années du xe siècle et les premières années du xie siècle, les chroniqueurs italiens ne mentionnent qu'un seul siège de Salerne par les Sarrasins, et le protospathaire Lupus lui assigne la date de 1016. Sans parler de la juste autorité dont jouit Lupus au point de vue de la chronologie, cette date de 1016 paraît d'autant plus exacte que, d'après le récit d'Aimé lui-même, les exploits des Normands au siège de Salerne furent le prélude de la première émigration des Normands en Italie et de la campagne que firent aussitôt après leur arrivée ces émigrés comme alliés de Mélès contre les Grecs. Or, nous verrons que, d'après les meilleures sources, cette campagne débuta en 1017. »

L'abbé Delarc examine aussi à la suite de quelle erreur Léo de Marsi, dans le Chronicon Monast. Cassinensis, et l’Anonymus Cassinensis, dans un des deux manuscrits subsistants de cette Chronique, placent aussi en l'an 1000 ce siège de Salerne et la délivrance de cette ville par les Normands. Dans la longue note 3 de la page 48 de son Histoire, aussi dans la note 1 de la page 20 de son édition de l'Ystoire de li Normant, le même auteur a encore exposé les raisons qui ne lui permettent pas de partager l'opinion de M. Wilmann avançant à tort de 1017 à 1010 ou 1011 la date de la première expédition contre les Grecs des Normands guidés par Mélès. M. Wilmann a développé cette théorie dans un article des Arch. der Gesellsch. f. alt. deut. Gesch., Hannover, 1851, pp. 87-121, intitulé: Uber die Quellen der Gesta Roberti Wiscardi des Guillermus Apuliensis. Je dois ajouter toutefois que M. Schipa, dans son Histoire de la Principauté de Salerne publiée tout récemment dans l'Archivio stor. delle prov. napolit., place encore vers les derniers mois de l'an 1001 cette délivrance de Salerne par les pèlerins normands. Voyez les premières lignes du chapitre ix et la note 1 dans lesquelles M. Schipa expose les raisons qui l'ont porté à maintenir cette date.

[30] Guaimar IV, prince de Salerne.

[31] L’Ystoire de li Normant, liv. I, 17-19 « J'ai, dit M. l'abbé Delarc, interverti, pour rendre le sens plus clair, l'ordre des trois dernières phrases du texte. »

[32] Voyez Order. Vitalis, Hist. Eccles., liv. III, t. III, pp. 53 sqq. de l'éd. de Prévost, Le récit d'Orderic est identique pour le fond à celui d'Aimé, seulement ce chroniqueur place le siège de Salerne à une époque beaucoup trop récente. Amari pense qu'en raison de l'état d'affaiblissement de l’émirat kelbite de Sicile par suite de divers événements (révolution militaire de l'an 1015, abdication de Youssof avant cette date, fratricide commis dans celle même année 1015 par Djafar expulsé lui-même, en 1019), il est à supposer que les Sarrasins, qui en 1016 débarquèrent à Salerne, mirent le siège devant cette ville, et. furent finalement battus par les quarante chevaliers normands, venaient plutôt d'Afrique que de Sicile.

[33] D'après le document n° 279 publié dans le tome IV des Monum. Regii Neapol. Archivii, il y aurait eu dès l'an 1008 des Normands établis en Campanie: « Sansguala dominus Planisi qui sum ex genere Normannorum. »

[34] L'abbé Delarc expose en note de la page 4 les opinions assez diverses des auteurs sur les motifs qui, d'après les sources originales françaises ou italiennes, auraient déterminé ce premier exode des hommes d'armes de la Normandie vers l'Italie. Aucun des auteurs français ne parle de l'influence qu'auraient exercée sur ces premiers émigrants les récits des pèlerins normands du Mont Gargano ou dès pèlerins vainqueurs à Salerne. C'est au contraire ce point que mettent particulièrement en relief les auteurs ayant écrit en Italie. Voyez encore l'Ystoire de li Normant, éd. Delarc, note de la page 23.

[35] Heyd, op. cit., l'appelle Modjahid Ibn Abdallah Al-Amiri (Mugelus, Muselo).

[36] Ainsi, comme nous l'avons vu plus haut, lorsque Datto fuyait la colère des Grecs, Benoît VIII lui donna asile dans la tour qu'il possédait à l'embouchure du Garigliano. Chron. monast. Cassin., dans Pertz, t. VII, p. 652.

[37] Nullo interim otio indulgens, quin modis omnibus sat ageret, qualiter Grœcorum domi-nationem abjicere, atque ab corum tyrannide suam posset patriam liberare. Léo de Marsi, Chron. monast. Cassin., II, 37, dans Pertz, t. VII, 652.

[38] Delarc, op. cit., p. 50.

[39] Voyez dans l'ouvrage si souvent cité de l'abbé Delarc (note 3 de la p. 48), les raisons par lesquelles cet auteur établit contre M. Wilmann que 1017 est bien la date vraie de la première expédition contre les Grecs des Normands commandés par Mélès. Cette date nous est fournie par quatre chroniqueurs italiens d'une autorité incontestable au point de vue de la chronologie.

[40] « Butruntio » dit le protospathaire Lupus qui place cette mort en 1017. Serait-ce Otrante? En tout cas il ne peut être ici question de Butrinto ou Buthrotum d'Albanie ainsi qu'on l'a cru.

[41] Trinchera, op., cit., p. 17, document n° XVI. Aar, op. cit., p. 13. — On conserve aux mêmes Archives une transcription latine d'un autre document extrêmement curieux, document en date du mois d'octobre 1011, par lequel le même Basile Mesardonitès, « catépano » d'Italie, alors en résidence auprès du prince de Salerne, confirme au monastère de Saint Benoît du mont Cassin la possession de certains domaines, qui avaient été restitués à l'abbé par son prédécesseur Grégoire Trachaniotis (Ibid., p. 14, document n° XIV). De même on conserve aux mêmes Archives (Ibid., p. 13, document n° XV) un document original en langue grecque daté du 12 janvier de l'an 1015, par lequel un certain moine Nikon, son fils le turmarque Oursoulos, et divers autres personnages « sous le règne des très saints et pieux empereurs Basile et Constantin, du très saint patriarche Sergios, de l'illustre Basile le Mesardonitès, protospathaire impérial et « catépano » d'Italie font divers dons, entre autres celui d'un kastron, à Luc, higoumène d'un couvent de Saint-Ananias, près Orioli, en se réservant le droit de se réfugier dans ce monastère en cas d'une attaque « des nations », c'est-à-dire des Sarrasins maudits.

[42] « Et in mense novembrio interfectus est Leo, frater Argiro. »

[43] Guillaume de Pouille écrit très bien le nom de ce « catépano »: Turnicius. C'est par erreur que l'abbé Delarc, qui a confondu tous ces « catépano », a cru devoir corriger Turnicius par Andronic. La Chronique de Lupus le protospathaire écrit également bien Turnichi. L'Anonyme de Bari a écrit Androniki d'où certainement l'erreur de l'abbé Delarc.

[44] « Condoleo descendit in ipso anno. » Lupus, ad an. 1017.

[45] Le protospathaire Lupus écrit: Leo Patiano. Guillaume de Pouille écrit: Pacianus. Il n'est pas certain, malgré l'opinion de L. Hirsch (De Italiae inferioris annalibus, p. 5), qu'on doive considérer ce personnage comme le même que le « Pasiano » des Annales Barenses qui perdit la vie dès 1011 dans un combat contre les Sarrasins à Montopeloso. Bien que nous devions ce dernier renseignement aux seules Annales Barenses, M. de Heinemann, op. cit., p. 345, estime qu'il s'agirait plutôt de deux personnages distincts.

[46] Chronique de Lupus.

[47] Fr. Lenormant, A travers l’Apulie et la Lucanie.

[48] La Chronique de Lupus l'appelle seulement « Léon l’excubiteur » de son titre de ce corps de la garde.

[49] Quant à Aimé, il énumère toute une série de victoires des Normands sans leur donner de noms distincts.

[50] Voyez dans Heinemann, op. cit., Remarque n° 1, pp. 343-345, la très intéressante note sur ces trois combats successifs, leurs emplacements et les dates auxquelles ils furent livrés.

[51] La Chronique de Lupus fait à tort deux personnages différents de Léon Tornikios et de Kontoléon. Il s'agit là d'un seul et même « catépano », désigné tantôt par son nom véritable, tantôt par son surnom ou sobriquet. La charte de fondation de la nouvelle Troie dont je vais parler plus loin le prouve clairement. Je crois avoir éclairci définitivement cette question jusqu'ici fort embrouillée. M. l'abbé Delarc a encore fait de cet unique Léon Tornikios dit Kontoléon deux « catépano » qui n'ont jamais existé: Andronic! et Andronic Kontoléon!

[52] Chron. mon. Cass., II, 37.

[53] Le Saint-Bernard.

[54] « De li Normant de Salerne vint grant exercit et emplirent la contrée de fortissimes chevaliers. »

[55] « Bugianus », « Bugiano », « Bagiano », « Baiano »; aussi « Bulcanus », même « Vulcanus ».

[56] Lupus et l'Anonyme de Bari donnent par erreur la date de décembre 1018. Lupus ne fait souvent commencer l'année qu'au 25 mars.

[57] « Joannatius » (Lup. protosp.); « Johannacius » (Anon. Bar.).

[58] Il est souvent question de cette sorte de fonctionnaires militaires locaux dans les actes de l'époque. Voyez Trinchera, op. cit., un document n° XV où signent deux topotérètes.

[59] Trinchera, op. cit., p. 20. document XIX.

[60] Trinchera, op. cit., p. 18, document XVII.

[61] Ou en 1019, comme le dit l'abbé Delarc; Voyez la note 2 de la p. 28 de son éd. d'Aimé. — En 1018 les Vénitiens transportent le corps de saint Tarasius.

[62] Varangues?

[63] « Deux cent quatre-vingts », dit Muralt, op. cit., I, 750, d'après Léon d'Ostie, II, 38.

[64] Un assez grand nombre de ces guerriers faits prisonniers sur le champ de bataille furent, paraît-il, envoyés prisonniers à Constantinople où leur venue dut singulièrement surexciter la curiosité populaire. « Ils y furent torturés jusqu'à la fin de leurs jours dans des cachots, » dit un historien contemporain. Wassiliewsky, La droujina vaeringo-russe, etc., 1er art., pp. 129 sqq.

[65] Les Annales Barenses, contrairement aux autres chroniques italiennes, placent par erreur la bataille de Cannes à l'année 1021. Aimé est un guide fort peu sûr pour toute cette campagne. Voyez Delarc, op. cit., note de la p. 55.

[66] Jaffé, Monumenta Bambergentia, pp. xi sqq. et 358. Voyez à la p. XI la curieuse lettre par laquelle en 1054 l'empereur Henri III prescrit de respecter à tout jamais la tombe de Mélès dans la cathédrale de Bamberg. Voyez sur la mort de Mélès, sur ce titre de duc d'Apulie à lui conféré par Henri, sur ses deux voyages en Allemagne: Heinemann, op. cit., noie 2, p. 345.

[67] « Le prince Guaimar gouvernait Salerne en 1020 sous Jean (?) Bojoannès, anthypatos et gouverneur des thèmes italiens. » (Suscription d’un évangéliaire de la Bibl. publ. du Min. de l’Instr. publique à Saint-Pétersbourg, n° 10.) —Cf. Muratori, IV, 363): Muralt, op. cit., I. p. 594.

[68] Delarc, op. cit., note 1 de la p. 51.

[69] A travers l'Apulie et la Lucanie, t. I, p. 112

[70] « Outre Troja, le « catépano » Bojoannès bâtit, dit Léon d'Ostie, II, 51, Florentinum Civitas et les autres villes de la Capitanate. Cette province fut même alors ainsi nommée d'après lui. » Telle est encore aujourd'hui l'opinion de la plupart des auteurs. Voyez à ce propos le mémoire signé Homunculus intitulé: Storia della denominazione di Basilicata, Rome, 1874. L'auteur anonyme propose comme origine de cette autre dénomination provinciale le titre également byzantin de basilikos.

[71] Troja fut bâtie vers la fin de 1018 ou le commencement de 1019. Voyez les inscriptions sur les portes de bronze de sa cathédrale.

[72] Trinchera, op. cit., p. 22, document XX.

[73] « Hirsch, dit M. l'abbé Delarc, regarde comme fausse l'assertion d'Aimé que Pandolfe prit part en personne à l'expédition contre la tour du Garigliano. Cependant son attitude ultérieure, à cause de ce fait, vis-à-vis de l'empereur Henri II, et celle de son frère Aténulfe laissent voir que les deux frères eurent une part active dans cette affaire et que Pandolfe ne se borna pas à donner passage dans sa principauté au « catépano » Bojoannès et à ses troupes. L'intercession d'Aténulfe en faveur des Normands indiquerait aussi que ce remuant prélat fut présent à l'affaire de la tour du Garigliano. » Voyez Aimé, éd. Delarc, p. 31.

[74] Ou « Rahica ».

[75] Basidiae dans l'antiquité; au Moyen âge Bisunianum; Lupus Protospatha (ad an. 1020).

[76] Je ne sais pourquoi Amari (op. cit., II, 345) fait de ce Rayca un Apulien ou Longobard, « un Pugliese ». L'illustre érudit croit que cette expédition n'est autre que la première entreprise de l'émir Akhal. En 1016, à Lima, Génois et Pisans avaient détruit la flotte de Modjahid et s'étaient emparés de la Sardaigne.

[77] Depuis l'an 998.

[78] « Soutien de l'Empire. »

[79] Cédrénus, II, 546.

[80] Trinchera, op. cit., p. 48, document XVIII. Cette charte dont la copie seule existe encore aux Archives de Naples ainsi qu’une autre du même dépôt dont on ne possède également plus qu’une copie latine (Trinchera, document n° xx) comptent parmi les plus précieux documents encore existants relatifs à l'occupation byzantine en Italie. Le « catépano » déclare dans la première de ces pièces datée du mois de juin 1019 que, sur la demande des Normands qui ont quitté le service des comtes d'Ariano pour suivre celui de l'empereur et s'installer dans la nouvelle ville de Troie si rapidement reconstruite par lui (sur les ruines d'une première cité détruite de temps immémorial), il va procéder à la délimitation du territoire de cette ville. Il énumère d'abord les fonctionnaires byzantins qui sont témoins de l’acte, Il passe ensuite à la description minutieuse des limites du territoire concédé à la ville. Il rappelle à cette occasion la victoire remportée en ces lieux par Mélès sur son prédécesseur Tornikios. Il règle enfin les questions de vaine pâture entre cette commune et la commune voisine de Vaccaricia. — Le second document daté du mois de janvier 1024 est une simple confirmation plus détaillée de la première de ces chartes. J'en ai parlé déjà. Il y est fait mention du tribut de cent besants d'or scyphates à payer par les Normands de Troie à la curie impériale à l'exclusion de toute autre charge en récompense de leur fidélité. Allusion en effet est faite à ces services dévoués rendus par eux à la cause impériale, à leur admirable attitude durant le récent siège de la ville par l'empereur Henri, à leur obstinée résistance opposée aux attaques du « rex Francorum » accouru au secours des rebelles longobards. Justice est faite des accusations portées contre eux par leurs ennemis. Les biens confisqués sur les rebelles de Trani sont donnés à l'abbé Aténulfe du Mont Cassin en récompense de ce qu'il a traîtreusement livré Datto.

Le troisième document signé du nom de Bojoannès (Trinchera, p. 18, n° XVII) est conservé au Mont Cassin en copie latine dans le Regestum de Pierre Diacre. C'est un ordre en date du mois de février 1018 interdisant d'aliéner des domaines religieux principalement ceux du Mont Cassin. Chose curieuse, le document est rédigé « ex jussu » du seul basileus Constantin, probablement régent en l'absence de Basile alors en Bulgarie. Les règlements analogues édictés dans leurs sigillions par les« catépano » antérieurs dont le dernier cité est le protospathaire Alexis Xiphias, sont confirmés.

Le quatrième document de Bojoannès, daté du mois de juin 1021 et conservé en transcription latine dans le même Regestum (Trinchera, p. 20, n°XIX), est cette charte rédigée au nom du catépano par Falco, turmarque et épiskeptite de la ville de Trani, dont j'ai également déjà parlé.

[81] Heinemann, op. cit., pp. 41 et 42.

[82] Elle avait été construite par Pandolfe de Capoue après une victoire sur les Sarrasins et portait cette flore inscription « Princeps hanc turim Pandulfus condidit heros ».

[83] Voyez dans Delarc, op. cit., la note de la p. 60 sur la date du la fuite et de la mort de l'abbé Aténulfe.

[84] Capoue devait être tombée au pouvoir des impériaux dès le mois de mars puisque déjà à ce moment des fonctionnaires de l'empereur Henri rendaient la justice dans cette ville. Voyez Monum. regii Archivii Neapol, IV, p. 161.

[85] Qui, lui, descendait de ce Pandolfe III dont la race avait toujours témoigné des plus vives sympathies pour Byzance.

[86] Bojoannès s'empara à ce moment de la ville d'Acerenza. Voyez Fr. Lenormant, A travers l'Apulie et la Lucanie, I, p. 210: « Ce n'est que vers 1020 qu'Acerenza qui avait jusque-là été longobarde fut conquise par les Grecs, sous le catépanat de Bojoannès. Tombée ainsi tardivement en leurs mains elle n'y resta guère plus de vingt ans. Aussi son évêché qui relevait de l'archevêché de Salerne, ne passa pas au rite grec et ne fut jamais rattaché à l'obédience du patriarche de Constantinople. »

[87] Celui-ci, on le verra, était entre temps entré dans Salerne après quarante jours de siège. Il avait exigé du prince Guaimar IV qu'il livrât son fils comme otage de sa fidélité et forcé la République de Naples à reconnaître elle aussi à nouveau la suzeraineté de l'empereur d'Occident (Voyez cependant ce que dit Schipa, op. cit. chap. x, iii, pp. 484-488). — Le fils du prince de Salerne fut confié à la garde du pape. On ne sait si ce fils était Guaimar V que Guaimar IV s'était associé à la mort de Jean III.

[88] Le 31 mai, il avait confirmé sous les murs de Troja l'archevêque Aimé de Salerne.

[89] Aimé, Ystoire de li Normant, éd. Delarc, note de la p. 35.

[90] On ne possède plus que la traduction latine de ce document. Trinchera, op. cit., p. 21, doc. XX.

[91] Sur le siège de Troie voyez encore Heinemann, op. cit., note 3, p. 346.

[92] Bojoannès écrit ces paroles curieuses: « Nos cognoscentes eorum accusatorum malitiam (les accusations de ceux qui avaient vu avec inquiétude l'établissement d'une colonie normande à Troie), discimus quod Troiani nec fecerunt nec facient contra voluntatem imperii sanctorum imperatorum nostrorum, sed potius pro amore imperii se morti tradiderunt. Quando rex Francorum cum toto exercitu suo venit et obsedit civitatem illorum, et ipsi fidelissimi ita obsliterunt regi. Quod rex nihil eis nocere valuit; bene civitatem eorum defendentes, sicut servi sanctissimi domini imperatoris et licet omnes res suas de foris perdiderint, propter hoc servitium domini imperatoris non dimiserunt, nec ab ejus fidelitate discesserunt. Ob hanc igitur fidelitatem et bonum servitium, precepto domini imperatoris, dedimus eis largitatem hanc. »

[93] Les Annales de Saint-Gall (Ann. Sangall. majores), Mon. germ., SS, T., p. 82, d'autres sources encore font du moins mention de cette soumission de Naples à l'empereur allemand. Cependant en cette année 1022 on comptait encore dans cette ville par les années du règne des basileis. Voyez Capasso, Regesta Neapolit., nos 394-397, pp. 246-247. Voyez surtout Schipa, op. cit., chap. x, iii, qui ne croit pas à l'assertion des Annales de Saint-Gall.

[94] Ou encore « Torstayn le Bègue »

[95] Ou « Canosa ».

[96] Ou « Falluca ».

[97] Heinemann, op. cit., p. 47.

[98] Voyez Heinemann, op. cit., p. 50.

[99] Schipa, op. cit., chap. x, iii.

[100] M. L. M. Hartmann (Voyez Mittheilungen des Instituts für österreichische Geschichte forschungen, vol. XV, liv. III, p. 482) fixe la mort de Benoît VIII au 9 avril 1024 et l'élection de son successeur à un dimanche entre le 12 avril et le 10 mai suivants.

[101] Raoul Glaber dit que le titre de patriarche oecuménique que Jean XIX s'apprêtait à vendre à Eustathios de Constantinople dut être refusé sur les instances du comte Guillaume. Voyez Lebeau, XIV, p. 221.

[102] Cette année 1024, dit le protospathaire Lupus, le jour de Pâques 6 avril, un tremblement de terre ébranla un crucifix d'argent à Matera, alors administrée par Secundus. Cette même année il y eut en Italie de grandes chutes de neige.

[103] Delarc, op. cit., pp. 72-73.

[104] Le « catépano » Bojoannès, rappelé certainement de Messine par la nouvelle de la maladie et de la mort du basileus, semble être rentré en Italie dans les derniers jours de cet an 1025. Seul l'eunuque Oreste demeura en Sicile; mais, capitaine médiocre, il ne remporta aucun succès.

[105] « Cosmig », « Cormic ». — N'y aurait-il pas simplement erreur des chroniqueurs italiens qui auraient confondu « Bojoannès » avec « Diogenes »? Ces lignes ne seraient en ce cas qu'une allusion à l'expédition victorieuse de Romain Diogène en Croatie. Elles nous apprendraient seulement que ce chef et son armée abordèrent cette contrée par la voie de la mer, et non par terre comme on pourrait plutôt le croire.

[106] Wassiliewsky, Conseils et récits, etc., 2e art., p. 163.

[107] C'est-à-dire pour qu'il reconnût ce dernier comme premier patriarche d'Orient, de même que lui était premier évêque, chef de l'Église d'Occident.

[108] Et non « huit » comme le dit Skylitzès.

[109] Kriti dans le texte, non pour Caiti comme le croit Amari, op. cit., II, p. 345, note 2 mais comme simple traduction grecque du titre de « caïd ».

[110] Le château de Mutula fut construit cette même année, dit la même Chronique.

[111] En effet, dit Amari, cet émir de Sicile Ahmed Ibn Youssof, surnommé Akhal, est constamment appelé « Apolafar » par Skylitzès. D'autre part les annales musulmanes disent que lorsqu'il allait guerroyer en terre ferme son petit-fils Djafar demeurait en arrière pour administrer la Sicile. Il semble donc probable que le « keniet » de ce prince, pour se servir de l'expression arabe, ait été « Abou Djafar »: « le père de Djafar ».

[112] Ibn el Athir, sous l'an 484; Aboulféda, Annales Moslem., t. III, pp. 274 sqq.; Nowaïri, dans Gregorio, op. cit., p. 22.