L'ÉPOPÉE BYZANTINE À LA FIN DU DIXIÈME SIÈCLE

Deuxième partie

CHAPITRE V

 

 

Le monde commençait à peine à se réjouir de posséder un pape comme Grégoire X lorsque des troubles éclatèrent à nouveau dans cette malheureuse cité romaine, qui, depuis tant, d'années, semblait, ne plus devoir connaître un jour de repos. Crescentius, à l'aide du parti national soulevé par ses soins, réussit à reconquérir le pouvoir dans la Ville éternelle dans le courant du mois de septembre de l'an 997. Grégoire V dut s'enfuir en hâte et se réfugier à Pavie, d'où il continua à gouverner l'Eglise, appelant le jeune empereur à son secours. Excommunié par le Concile, proclamé à nouveau par ses partisans patrice et consul dans la Ville éternelle, l'audacieux tribun ne craignit pas de créer en place du pape allemand dont lui et les siens ne voulaient à aucun prix un antipape à sa dévotion qui, lui aussi, avait été d'avance l'objet des foudres ecclésiastiques. Cet antipape, du reste, n'était pas le premier venu, un des hommes précisément qui avaient jusque-là tenu de plus près au jeune empereur, son ancien parrain et premier maître Jean le Calabrais, l'ancien et célèbre favori de sa mère l’impératrice Théophano, le familier aussi de son père Othon II! L'histoire de cette élévation est piquante autant qu'étrange. Précisément au moment de la nouvelle rébellion de Crescentius, Philagathos, cet homme aventureux devenu, on le sait, l'archevêque Jean de Plaisance, se trouvait à Rome de retour depuis le printemps de sa mission diplomatique matrimoniale à Constantinople. Il avait, suivant toute apparence, pleinement réussi dans sa mission et ramenait avec lui des ambassadeurs byzantins chargés de traiter des dernières formalités du mariage impérial, formalités qui, très probablement, comme celles des mariages précédents, se rapportaient aux circonstances politiques en Italie. Si Othon III se fût trouvé à ce moment encore à Rome, le désir ardent qu'il avait d'épouser une Porphyrogénète eût été exaucé certainement et les envoyés byzantins eussent tout conclu directement avec lui. Malheureusement pour lui et aussi pour Philagathos dont ceci devait amener indirectement la perte, le jeune empereur était reparti pour la Germanie depuis longtemps déjà. Les ambassadeurs grecs ne trouvèrent même plus le pape Grégoire, qui, lui aussi, avait, de plus ou moins bon gré, dû quitter Rome.

Ici apparaît Crescentius dans le rôle du tentateur. Jean de Plaisance, non satisfait encore de la fortune pourtant inouïe qui avait fait de lui, l'humble moine gréco-italien de jadis, le conseiller et l'ambassadeur des empereurs, nourrissait les plus folles ambitions. Il rapportait aussi beaucoup d'or de Constantinople, probablement le présent des basileis. Crescentius, « poussé par le diable[1] », décidé à se maintenir au pouvoir ou à périr, en même temps conscient de sa faiblesse, comprit de suite de quel secours pourrait être pour ses vastes projets l'appui d'un tel personnage, rompu aux grandes affaires, possédant manifestement les sympathies de ce Palais Sacré de Constantinople dont lui, Crescentius, préférait dépendre plutôt que de subir davantage le joug saxon abhorré. Accueillant Philagathos avec une déférence calculée et des honneurs extraordinaires, le subtil Italien réussit à aveugler ce personnage pourtant si avisé, et à lui faire perdre le sens au point de l'amener à trahir tout son passé. Il le décida à lui acheter pour une grosse somme, la dignité pontificale alors que le véritable pape était vivant. Le malheureux Philagathos, par cet acte odieux, bravait du même coup le puissant empereur germanique et les foudres de l’Eglise, oubliant qu'il se trouvait lié à Othon comme au pape Grégoire, non point seulement par l'immense gratitude de toute une vie, mais aussi par les liens alors si pieusement vénérés du parrainage. Certainement Crescentius n'eut pas de peine à convaincre l'insensé. Grisé par sa fortune, Philagathos rêvait probablement depuis longtemps de devenir pape. L'élection de Grégoire V ayant une première fois ruiné ses espérances, il avait profité de son séjour prolongé à Byzance pour intriguer auprès des basileis et se mettre d'accord avec eux.

Ce fut ainsi que l'ancien précepteur d'Othon III, cet homme parti de si bas, élevé si haut, devint, sous le nom de Jean XVI, la créature du plus mortel ennemi du jeune empereur germanique et contribua par cette trahison à rendre vains tous les heureux résultats obtenus par la première descente de celui-ci en Italie, Crescentius prit pour lui le titre de consul. Il eut la toute-puissance et gouverna avec l'appui de la noblesse romaine. Sans aller aussi loin que Gfroerer[2] qui penche pour attribuer cette étrange élection pontificale surtout aux intrigues du gouvernement du basileus Basile, nous devons reconnaître presque certainement que ce prince dut prendre une part très active à l'élévation de ce pape grec d'origine comme de sympathies. Tout naturellement la cour de Constantinople avait peu de penchant pour un pape de race purement saxonne, c'est-à-dire allemande, et l'élection de Brunon de Carinthie avait certainement fort déplu au Palais Sacré qui avait dû saisir avec empressement cette occasion offerte de le renverser. Basile aida donc vraisemblablement de tout son pouvoir son ancien sujet Philagathos à monter sur le trône pontifical. Qui sait si tout cet or que l'envoyé impérial infidèle rapportait de son ambassade à Byzance ne lui avait pas été accordé dans ce but? Hélas! nous ne savons rien de précis et ne pouvons que deviner. Que ne donnerions-nous pour surprendre une de ces conversations du grand basileus Basile avec Jean le Calabrais, le prélat ambitieux et subtil, durant le séjour de ce dernier à Constantinople! Certainement, dès son avènement, Philagathos, qui ne pouvait se maintenir sans l'appui du basileus, dut reconnaître officiellement la suprématie de l'empire de Constantinople.

Les pauvres ambassadeurs des basileis arrivés à Rome avec le coupable prélat, étaient tombés bien à l'improviste dans un véritable guêpier. Crescentius, ravi de jouer un tour de plus à Othon en retardant, sinon en empêchant son mariage, et en lui créant du même coup de graves difficultés avec le Palais Sacré, fit jeter en prison les infortunés. Ils y furent étroitement gardés.[3]

Ici nous allons assister à la rentrée en scène aussi imprévue que subite du vénérable saint Nil. Nous le retrouverons, cette fois comme dans toutes les autres circonstances de sa vie agitée, passionnément dévoué à ses semblables, instrument admirable, bien que parfois impuissant, de concorde, de pardon et de paix. Après avoir passé quinze années avec sa congrégation au solitaire petit couvent de Saint-Michel du val de Lucio,[4] le vieil higoumène, qui éprouvait la plus vive indignation pour la vie licencieuse et la conduite scandaleuse du nouvel abbé du Mont Cassin, le fameux Mansone, le fastueux jeune successeur du vertueux Aligerne,[5] s'était décidé, en 995, à quitter cette haute et solitaire retraite des montagnes si favorable cependant à la vie contemplative. Ce monastère de Saint-Michel n'était qu'à une faible distance de celui du Mont Cassin, situé quelque peu plus au nord, et Nil avait vu avec douleur l'ardeur pieuse de ses chers caloyers tiédir au contact des moines du grand couvent latin, tombés à la suite de leur nouvel abbé dans toutes les mondanités du présent siècle mauvais. Aussi le vénérable ascète n'avait-il pas hésité à abandonner pour un nouvel exil cette modeste demeure si aimée où le retenaient tant de doux et pieux souvenirs lui rappelant tant d'êtres aimés qui étaient venus prier et méditer avec lui dans ce vallon sauvage et retiré.

Parmi ces souvenirs aucun n'était demeuré plus cher au cœur de Nil que celui d'une visite reçue en 989, il y avait six ans déjà. C'est à cette époque, en effet, qu'il avait vu venir à lui en ce lieu le doux saint Adalbert, le déjà célèbre évêque de Prague, mort plus tard martyr pour sa foi et qui venait, en ce temps, d'abandonner sa naissante église de Bohême, parce que, malgré tous ses efforts, il n'avait pu réussira extirper de son troupeau ces trois péchés: la polygamie, les mariages des prêtres, la vente aux Juifs d'esclaves chrétiens. En route pour les Lieux Saints, Adalbert avait, sur son passage, rendu visite à Rome à Théophano, sa pieuse souveraine, qui, inquiète pour le salut de son époux défunt, l’empereur Othon II, avait remis au pèlerin de l'argent destiné à faire dire des prières au Saint-Sépulcre pour cette âme bien-aimée. Puis, au sortir de la Ville Sainte, après avoir encore visité le Mont Cassin, le saint homme, que son biographe contemporain compare en ce moment à un nouveau Lucifer, répandant sur ses pas la lumière, s'était, lui aussi, détourné de sa route pour aller chercher force, conseils et consolations auprès du grand Nil que tous alors reconnaissaient pour le plus pieux religieux de la Péninsule, pour le plus cher fils de Dieu dans ce grand royaume. Le vieillard, constamment fidèle à ces principes de piété pratique qui lui avaient fait naguère censurer si vivement l'héroïque mais inutile départ de l'archevêque Vlattos pour la terre d'Afrique,[6] s'efforça de détourner son cher visiteur de ce lointain, périlleux et inutile voyage, lui montrant bien plus près de lui de plus pressants devoirs. Plus heureux qu'il ne l'avait été avec l'infortuné Vlattos, Nil avait réussi à renvoyer à Rome le saint évêque et à le décider à s'y retirer pour un temps au grand couvent basilien de moines grecs de l'Aventin, dédié aux saints Boniface et Alexis, où il l'avait adressé à son vénérable frère l'higoumène Léon.[7] L'évêque slave avait pris le froc dans ce monastère vers les fêtes de Pâques de l'an 990. Il devait y passer quelques-unes des années les plus belles de son existence si courte.

Donc Nil, dans le courant de l'an 995, pour fuir le voisinage devenu pernicieux du Mont Cassin, ayant reçu les offres empressées de tous les princes et seigneurs des environs, jaloux de posséder un si merveilleux enfant de Dieu sur leurs territoires, laissant pour un temps encore une portion de ses moines au val de Lucio, était allé, avec les autres parmi lesquels se trouvait le fameux Stéphanos, s'installer dans la solitude encore bien autrement profonde de Serperi, sur le bord de la mer, tout proche de Gaète. Dans cette âpre retraite soigneusement choisie, où le duc et sénateur Jean III, premier magistrat de cette république, et sa femme la pieuse duchesse Emilie[8] lui avaient fait en toute humilité le plus favorable, le plus déférent accueil, il avait construit un nouveau monastère et s'était remis à y mener une vie d'abstinence et de macérations peut-être plus austère encore. C'est sur cette sorte de terrain neutre entre les grands empires d'Occident et d'Orient qu'il avait continué sa campagne de publications et d'édification, gourmandant sans crainte les grands de ce monde. C’est là aussi qu'il avait commencé à donner à ses disciples le spectacle étrange de ses fameuses distractions mentales, durant lesquelles, ne répondant à aucune parole, à aucune interrogation, il semblait comme perdu dans d'extatiques et muettes visions entrecoupées de paroles de l'Écriture et d'exclamations pieuses. C'est là, enfin, et ceci nous ramène à notre récit, qu'il devait apprendre en février 998, avec la plus vive douleur, la folle et criminelle aventure de son compatriote et ancien ami Philagathos!

Plein d'une immense pitié pour le malheureux archevêque devenu souverain pontife dans des circonstances si criminelles, Nil lui écrivit une lettre touchante, « une de ses belles lettres, si nombreuses, dit son biographe, dont le recueil formerait un livre si précieux, d’une si rare édification ». Il suppliait l'antipape d'abandonner sa coupable entreprise, de se jeter, durant qu'il en était temps encore, au pied de la Croix pour implorer son pardon, de courir se réfugier dans quelque cloître, loin des troublantes et malsaines agitations de ce monde. Hélas! de si émouvantes prières demeurèrent bien inutiles. Le malheureux ambitieux, « oubliant que Dieu l'avait, contre toute prévision humaine, élevé déjà si haut au faîte des honneurs et des dignités », insatiable de puissance et de renommée, sourd aux objurgations du vénérable saint, suivit aveuglément le chemin au bout duquel sa perte était marquée!

Il paraît bien que ce pontife d'aventure, ce Byzantin de Calabre assis sur le trône de saint Pierre de par la volonté d'un tribun populaire, comptait surtout sur l'appui effectif du Palais Sacré de Byzance. Malheureusement nous ne possédons aucune indication sur les négociations qui avaient eu lieu à cette occasion. Certainement le pseudo pape et son associé Crescentius avaient dû anxieusement rechercher le secours du basileus Basile et celui-ci avait certes tout intérêt à soutenir sur le trône pontifical un de ses anciens sujets devenu, par les circonstances, le plus mortel adversaire de l'empereur allemand. Mais, hélas! nous en sommes ici, comme presque toujours, réduits aux conjectures. Nous pouvons seulement deviner qu'à Constantinople on avait été généreux de promesses en faveur du nouveau pape qui pouvait devenir un si précieux allié. Mais on semble bien en être demeuré là et puis aussi, si Crescentius et Jean XVI avaient tant d'intérêt à se concilier l'alliance de Basile, pourquoi les ambassadeurs de ce dernier furent-ils jetés en prison dès leur arrivée à Rome? Tout cela demeure bien obscur.

Quoi qu'il en soit, les événements se déroulaient avec une foudroyante rapidité et l'insensé Jean de Calabre n'allait pas tarder à subir l'effroyable châtiment de son ambition, châtiment qui plus que cette ambition même a valu à son nom sa tragique renommée. Aussitôt après son élévation, il avait été solennellement excommunié par le vrai pape réfugié en Lombardie et déposé par lui de ce siège auguste si effrontément envahi. Tous les évêques d'Italie, de France et d'Allemagne avaient foudroyé dans leurs mandements le misérable Grec. Puis Grégoire V avait supplié Othon d'accourir pour le délivrer de l'intrus et le rétablir dans cette ville de Rome où Crescentius et son protégé ne se maintenaient que par la plus affreuse terreur. Quelque temps encore, la guerre contre les Slaves retint le jeune empereur en Germanie. Enfin, laissant la régence aux mains de sa tante Mathilde, la très sage abbesse de Quedlinbourg, il reparut au delà des monts avec une puissante armée. C'était vers la fin de cette année 997. Le pape chassé, Grégoire, son très aimé cousin, le reçut aux fêtes de Noël à Pavie. Par Crémone et Ferrare, embarqués sur le vaisseau du doge de Venise, commandé par le fils de celui-ci, filleul d'Othon, tous deux vinrent à Ravenne. Enfin, dans les derniers jours de février de l'an 998, à la tête des redoutables bandes de Germanie, ils parurent toujours ensemble devant les murs de la Ville Éternelle qui, terrifiée, vide de défenseurs, leur ouvrit incontinent ses portes.

Autant la venue du jeune souverain de Germanie dans Rome deux ans auparavant avait été pacifique et bienfaisante, autant celle-ci fut cette fois guerrière, terrible et vengeresse. Durant que Crescentius avec quelques fidèles déterminés s'enfermait dans le château Saint-Ange, l'antipape avait pris la fuite. Il se cachait dans une tour d'où il espérait fuir en territoire grec, mais un parti de cavaliers allemands l'y découvrit. Sur l'ordre de Grégoire V, à l'insu d'Othon,[9] le malheureux fut aussitôt mutilé d'effroyable façon: on lui coupa les oreilles, le nez, peut-être aussi la langue et les mains; on lui creva les yeux; puis on le ramena tout sanglant à Rome, hideux cadavre encore vivant. On le jeta dans une cellule d'un monastère où il demeura gisant, véritable comble des misères humaines. Quel siècle de fer! L'homme qu'on découpait ainsi en morceaux comme un animal immonde, avait été un des plus grands personnages de l'empire d'Allemagne, le précepteur de l'empereur régnant, le favori de l'impératrice mère; il avait été archevêque, ambassadeur avant de venir indûment s'asseoir sur le trône de saint Pierre! Et celui qui le faisait mutiler ainsi, était un pape tout jeune qui passe pour un des meilleurs parmi les souverains pontifes de cette époque brutale entre toutes.

En ces jours qui ne connaissaient pas la pitié, un homme cependant se trouva qui eut compassion de cette infortune presque surhumaine. Chacun a nommé le vieux saint Nil. A l'ouïe de cette tragédie, toujours bon, toujours dévoué, le vieux moine accourut à Rome de son solitaire ermitage de Gaète. Il était alors presque nonagénaire, le plus gravement malade. Son corps, affaibli encore davantage par les abstinences du présent carême, put à peine supporter les fatigues extraordinaires de ce long voyage fait à cheval. Aussitôt arrivé, lui qui d'ordinaire évitait avec le plus grand soin le commerce des grands de ce monde, estimant que c'était vaine gloire et seulement un dommage pour l'unie, voulut voir le pape et l'empereur. Othon et Grégoire accueillirent l'illustre vieillard avec une touchante déférence. Tous deux allèrent à sa rencontre. Tous deux, ayant baisé ses mains, le firent asseoir entre eux sur un siège plus élevé. Quel spectacle fait pour frapper d'étonnement! Le successeur de César et celui de saint Pierre, dans toute leur gloire, s'humiliant dans Rome même, devant ce vieil ascète, vêtu de haillons! Nil supplia humblement que l’infortuné antipape qui vivait encore malgré ses plaies atroces lui fût remis, Il disait avec ferveur: « Pardonnez au plus grand des pécheurs, à un vieillard demi-mort; pardonnez-lui pour l'amour du Seigneur. » Il promettait de l’emmener avec lui, de l'ensevelir pour le reste de ses jours au fond d'un cloître où ils pleureraient ensemble leurs péchés.

Il représentait éloquemment les égards qu'on devait au caractère sacré dont Philagathos avait été revêtu même illégitimement. Othon, plus accessible, violemment ému jusqu'aux larmes par ce dévouement sublime, accorda tout, ce que demandait le vieillard, à la seule condition que Nil consentirait à quitter sa retraite de Gaète pour venir s'établir à Rome et y prendre la direction d'un monastère, « celui qu'il voudrait », tout au moins celui de Saint Athanase, bâti aux environs de la capitale, qui, de tout temps, avait été réservé à des religieux grecs.

Nil, croyant, vraiment avoir cause gagnée, croyant ainsi avoir sauvé la vie de son coupable ami, accepta malgré sa répugnance et promit de venir vivre à Rome. Puis il se retira pour prendre quelque repos. Il avait compté sans le pape. Grégoire V, d'humeur moins clémente, conservait, contre Philagathos le plus cruel ressentiment. Malgré cette complète victoire, sa soif de vengeance n'était point satisfaite. Rassemblant en hâte un concile improvisé, il eut le triste courage de faire comparaître devant lui le lamentable mutilé, monstre effroyable et sanglant tiré tout exprès de sa prison. Par une sorte de défi à saint Nil, il le fit, en présence de tous, dépouiller honteusement de ses vêtements pontificaux. « Alors que les Sarrasins mêmes eussent été attendris par le spectacle d'une telle infortune », lui-même de ses mains ne craignit pas de déchirer la robe épiscopale du moribond, puis, il le fit asseoir ainsi dévêtu à rebours sur un âne et promener par les rues, au milieu des injures et des coups affreux de cette brutale populace romaine. Les bourreaux forçaient le malheureux à tenir de ses moignons sanglants la queue de l'animal immonde et à chanter sans cesse ces paroles: « Voici le châtiment de celui qui a voulu chasser le pape romain de son siège. » A la nouvelle de ce surcroît inouï de tortures imposé à celui qu'il avait cru sauver, Nil, accablé de douleur, conçut une telle indignation qu'il se renferma soudain dans un sombre et complet silence, s'abstenant de réclamer davantage de l'empereur la grâce du malheureux Philagathos. Othon, qui n'avait pu s'opposer à la volonté du pape, dépêcha auprès du vieillard un de ses archevêques les plus renommés pour son éloquence persuasive, chargé d'apaiser le saint homme. Mais Nil répondit à l'envoyé impérial: « Rapporte à l'empereur et au pape les paroles du vieillard moribond. » Voici ce qu'il dit: « Ce n'est point par crainte de moi ni de ma puissance que vous m'aviez fait don de ce misérable aveugle, mais bien pour le seul amour de Dieu. En lui faisant de nouveau du mal, vous avez péché bien moins contre ce malheureux ou contre moi que contre Dieu même; aussi, de même que vous n'avez pas eu miséricorde de cet homme, que Notre Père Céleste avait mis dans vos mains, de même Lui n'aura pas compassion de vos péchés. » Comme le prélat beau parleur voulait répondre et tenter d'excuser le pape et l'empereur, Nil ne proféra plus une parole, et, laissant tomber sa tête, feignit de dormir. L'autre dut s'en aller. Incontinent, le saint, montant à cheval avec ses compagnons, reprit le chemin de Gaète, voyageant de jour et de nuit, priant et invoquant Dieu. « La vengeance céleste, ajoute son biographe, ne fut point longue, suivant sa prophétie, à faire mourir le pape et l'empereur pour leur demander compte de leurs actes.[10] »

Le malheureux Philagathos qui, par miracle, était encore vivant, disparaît à ce moment de l'histoire. Certainement il acheva de mourir dans le cachot où on l'avait ramené après la promenade infâme dans les rues de Rome. Le sort de son complice Crescentius ne fut pas moins cruel. A l'arrivée de l'empereur, il s'était jeté dans le château Saint-Ange dont il avait, par de nouvelles défenses, considérablement augmenté la force et qui passait pour inexpugnable. Jamais, depuis l'époque des Goths, le vieux tombeau impérial transformé en forteresse n'avait été pris. Crescentius s'y défendit quelques jours avec rage, puis dut se rendre dans la journée du 29 avril au margrave Eckardt de Misnie. Othon le fit périr de la mort des traîtres. On le décapita sur la plate-forme. Son cadavre, précipité dans les fossés, fut plus tard pendu par les pieds à un gibet au sommet du Monte Mario avec ceux de douze de ses compagnons crucifiés, capitaines des douze régions de la cité. Sa veuve obtint d'ensevelir ses restes misérables dans la petite église de Saint Pancrace au Janicule. Baronius, au xvie siècle, y lut encore la belle inscription funéraire en vers léonins du tribun supplicié. Longtemps les aventures de l'audacieux Italien allié de Byzance et sa fin tragique hantèrent les âmes romaines, éprises de grandeur et de liberté.

Après avoir ainsi rétabli avec la plus extrême rigueur son autorité dans la Ville Reine, l'empereur, croyant avoir à toujours dompté l'orgueil romain, gagna la Toscane où il passa une partie de l'été. De là il vint en Lombardie. Il assista à un synode à Pavie, puis retourna en novembre à Rome où vers la fin de cette même année 998 le pape tint en sa présence un concile universel. Ensuite il s'éloigna de nouveau, se dirigeant vers le Sud.

Presque aussitôt après, ce nouveau départ, le pape Grégoire dont les forces s'étaient rapidement usées sous le coup de si terribles et incessantes émotions, vit inopinément se terminer sa courte existence si remplie. Il mourut déjà le 18 février 999, à peine âgé de trente années après un règne de douze ans et neuf mois. Tous crurent que le poison avait précipité sa fin. Ce fut une perte irréparable pour l'empereur, l'empire et la chrétienté. Il fut enterré dans l'avant-cour de Saint-Pierre, non loin de la tombe d'Othon II. Seule, l'inscription de son sarcophage est encore aujourd'hui conservée au musée mystérieux et sombre des Grottes Vaticanes.[11] Il était le premier pape qui, depuis de bien longues années, en ce siècle le plus terrible de l'histoire de l'Eglise, avait su relever le prestige de la papauté. Par la sévérité de son attitude il avait su ramener et soumettre de nouveau à l'autorité de Rome, l'Eglise de France un instant schismatique.

Au moment où Grégoire V se mourait, Othon III était absent de Rome. Cette fois, ce grand et touchant mystique couronné avait entrepris vers le sud de la Péninsule un voyage de pénitence, un pieux pèlerinage à pied,[12] vers ces saints lieux d'Italie que jadis avait visités le grand Adalbert, son modèle bien-aimé, celui qui avait pris sur lui la plus grande influence religieuse et dont le martyre avait violemment agité son âme inquiète. D'abord le jeune César avait vu les sublimes hauteurs du Mont Cassin, puis, négligeant le val de Lucio où saint Nil n'était plus, il avait, en février et mars, par Capoue et Bénévent, gagné le célèbre et poétique couvent de Saint-Michel du mont Gargano dominant l'Adriatique du haut de son cap désert. Il voulait adorer le grand archange Michel, « archi-stratège des milices célestes » qui y avait son temple fameux.[13] Il s'approcha pieds nus du saint édifice et passa plusieurs jours dans des exercices d'une prodigieuse austérité, poursuivi par le souvenir des sanglantes exécutions romaines.

Au retour, l'empereur pèlerin fit de nouveau halte à Bénévent. Dans cette antique cité qui a conservé jusqu'aujourd'hui d'une si étrange façon l'aspect sauvage des siècles écoulés et cache au milieu du plus sombre faubourg le noble et merveilleux arc de Trajan, la croyance d'alors voulait que les reliques du grand apôtre Barthélemy fussent conservées. Le dévot empereur aspirait passionnément à posséder ces restes précieux pour honorer extraordinairement par le don de ce trésor l'église qu'il faisait construire dans l'île Tibérine en l'honneur de son cher Adalbert. Il pria les Bénéventins de lui céder les reliques. Eux, n'osant refuser, usèrent d'un pieux stratagème et lui donnèrent en place, sans qu'il s'en doutât, les os de saint Paulin, un simple évêque de Noïa.

Entre temps l'empereur s'occupait d'établir à nouveau sa situation vis-à-vis de ses grands vassaux longobards. Capoue, Bénévent, Salerne, Naples[14] lui prêtèrent serment et livrèrent des otages. De Bénévent l'auguste pèlerin arriva aux bords de la nier occidentale à Gaète. Il voulait y retrouver Nil et ses humbles frères, Nil qu'il avait si mal quitté à Rome quelques mois auparavant et dont la courageuse attitude lui avait laissé une impression profonde. Il voulait le visiter dans les misérables huttes où lui et sa congrégation vivaient dans la solitude de Serperi. Quand il eut aperçu d'un lieu élevé ces cellules éparses groupées autour du modeste oratoire, il s'écria, dit le chroniqueur: « Voici les tabernacles d'Israël dans le désert. Voici les citoyens du royaume des cieux. Ces hommes sont ici véritablement comme des voyageurs et ne veulent point avoir de demeures fixes ici-bas; ils vivent sous des tentes comme étrangers à la terre. »

Nil, qui avait atteint aux plus extrêmes limites de l'âge, vint à la rencontre du grand empereur suivi de tous ses moines chantant et encensant l'impérial visiteur. Celui-ci accueillit le saint avec les démonstrations de la plus profonde humilité, se prosternant jusqu'à terre devant lui. Soutenant les pas chancelants du vieillard il le ramena doucement à sa demeure, pria à ses côtés à l'autel de l'oratoire et s'entretint longuement avec lui, lui exprimant son admiration profonde pour sa vie exemplaire. « Viens vivre sur les terres de mon empire, lui demandait-il avec supplications. Tes moines bien-aimés y seront plus en sûreté après ta mort que tu sais si bien être prochaine. Je comblerai des dons les plus riches, des biens les plus précieux le couvent que tu auras choisi pour t'y installer ou celui que tu préférerais fonder toi-même en quelque lieu de mon empire que ce soit. »

Au désespoir de ses moines moins ennemis que lui d'un siècle malin, Nil repoussa résolument ces offres tentantes. « Si mes moines, répondit-il à l'empereur ému, continuent à vivre saintement, Dieu ne les abandonnera jamais dans quelque situation que ce soit, même lorsque je ne serai plus là pour les défendre, car il ne tient aucun compte des puissants de ce monde. »

Après de longues et édifiantes conversations, l'empereur dut prendre congé du saint. Une dernière fois il lui renouvela ses offres. « Adresse-toi à moi comme à un fils, lui dit-il, demande-moi ce qu'il te plaira et je te l'accorderai. » « Je ne demande rien, répondit le vieillard, touchant de sa main la poitrine du prince, je ne désire qu'une chose, c'est que tu songes au salut de ton âme, car toi aussi, bien qu'empereur, tu mourras et tu auras à rendre compte à Dieu de toutes tes actions. » Othon fondit en larmes, prit le diadème qui ceignait sa tête et le mit dans les mains de Nil dont il reçut dévotement la bénédiction suprême.[15] Puis il partit pour Rome où il arriva dans les premiers jougs de mars 999. Il trouva la Ville Eternelle tout à fait calme. Les Romains acceptèrent sans murmures de sa main le successeur de Grégoire V qu'il lui plut de leur donner.

C'était, en effet, la mort prématurée du pape plus encore que le souci de diverses affaires non terminées qui rappelait dans cette cité le jeune souverain. Par sa volonté impériale, Grégoire V eut un remplaçant admirable, le célèbre Gerbert, archevêque de Ravenne depuis 998. Cet homme extraordinaire, un des plus savants de son siècle, était alors le plus fidèle, le plus intime conseiller d'Othon III. Il avait été également autrefois son maître. Ce choix excellent plaçait sur le trône de saint Pierre le premier pape français, succédant au premier pape allemand. Gerbert, sons le nom de Sylvestre II, fut proclamé dans le courant d'avril 999. Il commença aussitôt; à gouverner l'Eglise avec la plus extrême énergie, dans une intime union avec son cher empereur.

De plus en plus détaché du monde, de plus en plus absorbé dans des exercices d'une extraordinaire piété mystique, Othon III, le moine empereur, demeura cette fois peu de jours à Rome. Même, de ceux-ci, il en passa quinze en retraite dans une grotte auprès de l'église Saint Clément. Il retourna ensuite une fois encore à Bénévent. Puis on le vit en pèlerinage auprès de la grotte poétique de Saint-Benoît, dans le sauvage ravin de Subiaco.

Ce n'est pas ici le lieu de rappeler les plans grandioses, les projets fantastiques que ce prince séduisant échafaudait en son âme inquiète et agitée. Ce fils de la Byzantine, cet empereur étrange entre tous, si attachant toutefois, se sentait plus grec qu'allemand. Sans cesse il rêvait de reconstituer en Occident, non l'empire de Charlemagne, mais le pur empire romain en l'entourant de toute la splendeur byzantine. Jusqu'à sa mort, ses dernières pensées n'eurent plus d'autre but. « Il voulait faire de Rome non la capitale de l'empire mais celle du monde, restituer à la Ville Reine tout son antique lustre du temps des Césars alors qu'elle était véritablement la domina mundi. « Le pape Gerbert, plus amoureux peut-être encore de la grandeur romaine, l'excitait incessamment dans cette poursuite romanesque. Lors de son pèlerinage fameux au mont Gargano, Othon III avait visité Capoue, Bénévent, les villes les plus importantes de ses provinces du Sud, où il n'avait jamais auparavant mis les pieds. Sa route l'avait conduit de la sorte aux frontières mêmes de l'empire grec. Il y avait trouvé les Byzantins, avec lesquels il était présentement en paix, toujours en lutte contre l'éternel effort de l'agression sarrasine d'Afrique et de Sicile; mais, absorbé par ses hantises pieuses, il avait passé outre, n'accordant à ces événements qu'une attention distraite. Dans les principautés longobardes de grands changements aussi s'étaient accomplis sur lesquels je reviendrai plus tard. Mais Othon ne songeait plus qu'à Dieu et à son rêve impérial qui ne devait se réaliser jamais.

Dans le courant de l'été, l'empereur allemand alla encore avec son cher pape Sylvestre au couvent de Farsa en Sabine, où il conféra longuement avec Hugues de Tuscie au sujet de ses vastes projets. A Rome, il se choisit une demeure sur le mont Aventin, aux côtés mêmes du cloître des saints Boniface et Alexis, tant aimé par lui, cette pieuse et célèbre retraite des moines grecs dans la Ville Éternelle où avait vécu son grand saint Adalbert, à laquelle il avait fait don pour devant d'autel de son manteau de couronnement brodé des figures de l'Apocalypse, orné de trois cent cinquante-cinq clochettes d'or. Cette demeure nouvelle d'Othon était à la fois une forteresse et un palais, un véritable burg impérial d'où il data plusieurs de ses diplômes. Là le jeune héros se plut surtout à ressusciter le cérémonial de Byzance, brillante patrie de sa mère bien-aimée. Habillé comme s'habillaient au Palais Sacré les Porphyrogénètes, mangeant à part comme eux, se faisant comme eux adorer à l'égal d'un Dieu, il prit les titres éclatants d'empereur des Romains, de consul du Sénat et du peuple de Rome. Il s'entoura de spathaires et de protospathaires. Il emprunta à Byzance les noms de tous ses officiers, de tous ses dignitaires, méprisant la grossièreté native de ses fidèles Saxons.[16] Son sceau portait la représentation de Rome armée avec la légende: Renovatio imperii romani.

Encore vers le milieu de décembre, Othon se décida à regagner l'Allemagne. Il y rentra par Ravenne, étant déjà malade. Ses motifs principaux en repassant ainsi les monts étaient d'aller en pèlerinage au tombeau de saint Adalbert, de s'occuper de la constitution du nouvel archevêché de Pologne, de pleurer en outre la régente sa tante, la pieuse abbesse Mathilde de Quedlinbourg, morte le 7 février 999, et sa grand-mère l'impératrice Adélaïde, ancienne régente elle aussi, morte le 17 décembre seulement.

Le jeune empereur arriva dans son empire d'au delà des monts en janvier de l'an 1000 après deux ans d'absence. Reçu en grande pompe malgré les terreurs de cette date fatidique, il alla jusqu'à Gnesen au lointain tombeau de son cher martyr. Dévotement, pieds nus, il y fit ses prières. C'était vers le milieu de mars. Dès la fin de juin, vivement sollicité par le pape qui lui adressait message sur message, il repassait les Alpes et rentrait en Italie. Tout l'été, probablement à cause de sa mauvaise santé, il demeura en Lombardie, à Pavie surtout. Seulement au 1er novembre de l'an 1000, il rentra dans son étrange palais de l'Aventin. Il y célébra les fêtes de Noël et y demeura jusqu'au 7 mars, voulant plus que jamais y fixer sa résidence définitive, élevant à saint Adalbert dans l'île Tibérine l'église aujourd'hui connue sous le vocable de Saint-Barthélemy.

Othon retrouvait l'Italie du Sud en feu. Il nous faut ici faire un rapide retour en arrière. De l'histoire des thèmes byzantins, de la péninsule durant ces années suprêmes du xe siècle expirant, nous ne savons presque rien, sauf que les populations longobardes, bien que violemment comprimées, s'agitaient de plus en plus sous le joug de fer et les exactions accablantes des « stratigoi » byzantins. Nommés pour très peu de temps, avides de profiter de ce poste pour s'enrichir rapidement, ces fonctionnaires ne cessaient d'opprimer de plus en plus durement leurs administrés. Aussi ces malheureux Italiens du Sud en arrivaient-ils déjà parfois à conspirer et à faire cause commune avec les Sarrasins.

A l'année 997[17] la Chronique du protospathaire Lupus raconte brièvement qu'un officier byzantin, qu'elle qualifie de « marquis »,[18] l'excubiteur Théodoros, chef d'une section de ce corps de la garde impériale, fut massacré dans Oria où il commandait probablement la garnison, par deux frères longobards, Smaragdos et Pierre. C'étaient probablement de puissants archontes. Smaragdos, dont on se défiait, avait été exilé de Bari, sa ville natale. C'est pour cela qu'il s'était soulevé et qu'il s'était emparé de la place d'Oria avec l'aide de son frère. Nous ne savons rien des combats qu'il eut à livrer. Nous constatons seulement que l'année suivante, en 998, l'année précisément de l'entrée d'Othon III à Rome, la rébellion des deux frères n'était pas encore comprimée. Nous voyons en effet dans le courant d'octobre le rebelle Smaragdos faire alliance avec un condottiere sarrasin que la Chronique de Lupus, à laquelle nous devons ce renseignement, appelle Busita,[19] quelque caïd vraisemblablement dont le nom vrai était Abou Saïd ou quelque chose d'approchant, Smaragdos, très certainement, avait offert à cet aventurier de lui livrer Bari à l'aide des intelligences qu'il avait dans la place et ceci nous montre à quel point, la domination byzantine était secrètement minée parmi toute cette population longobarde, qui allait ici jusqu'à préférer le joug d'un chef sarrasin à celui du « catépano » impérial. Cette année même, après huit années d'un règne prospère, Youssef, l'émir de Sicile, frappé d'hémiplégie, devenu incapable de gouverner, avait, du consentement d'ailleurs tout platonique du Khalife Hakem, cédé le pouvoir à son fils Djafar, décoré par ce dernier des titres de Tadj Eddaulèh et de Seïf El-Millek « Couronne du règne et « Epée de la Foi.[20] »

Smaragdos, dit la Chronique de Lupus, arriva secrètement de nuit avec ses bandes sous les murs de Bari. Une porte lui fut ouverte par ses affidés; mais, à ce moment même, son associé sarrasin, le voyant ressortir par une autre porte, j'ignore dans quel but, probablement parce qu'il se trouvait mal secondé, redouta quelque trahison de sa part et se retira subitement avec tout son monde. Le coup était manqué.

Dès 989, neuf ans auparavant, le basileus Basile avait envoyé en Italie, en qualité de nouveau catépano, le protospathaire Grégoire Trachaniotis, de famille illustre, dont le nom patronymique à forme, il est vrai, quelque peu insolite, se trouve constamment estropié dans les sources d'origine occidentale. Ce personnage, débarqué probablement à la tête de forces nombreuses, paraît avoir été un soldat énergique. Il semble qu'il ait eu, au bout de peu d'années, à lutter contre, une grande extension des troubles. En 999 il eut à reprendre Gravina sur les rebelles longobards, guidés cette fois par un certain Théophylacte. C'était probablement toujours le même chef populaire qui jadis avait livré à Delphinas la ville de Bari alors aux mains des Allemands et qui maintenant dégoûté du misérable gouvernement des Byzantins, se révoltait contre eux. Lupus, notre source unique, dit que Théophylacte fut assiégé, et fait prisonnier dans cette ville par le Trachaniote. L'année suivante qui était l'an 1001, ce fut le tour de Smaragdos, lequel tenait donc toujours encore la campagne malgré son échec sous Bari deux ans auparavant. Hélas! nous ne savons rien de plus. Ce n'est qu'à force de peine et de recherches minutieuses qu'on parvient à rattacher les uns aux autres tons ces menus faits isolés et à leur donner une apparence de corps. En saurons-nous jamais davantage sur tous ces mouvements séditieux des populations longobardes contre le joug déjà trop pesant de Constantinople, mouvements avant-coureurs des grands bouleversements prochains, présages eux-mêmes de la conquête normande?

Parmi les rarissimes diplômes grecs de cette époque encore existants, il en est un, précieux entre tous, un « sigillion » sur parchemin qui porte la signature du « catépano » impérial et protospathaire Grégoire Trachaniotis. Circonstance fort exceptionnelle, presque unique, ce document conservé aujourd'hui aux Archives du Mont Cassin[21] était encore, tout récemment, muni du sceau de ce fonctionnaire.[22] Ce diplôme, daté du mois de février de l'an 1000, est peu important par lui-même, destiné seulement à confirmer la donation au célèbre monastère d'un certain nombre de biens meubles et immeubles, mais je le répète, il était, il y a peu de temps encore, orné de son sceau de plomb qui porte d'un côté la croix à double traverse, dite croix patriarcale, au pied orné de rameaux fleuris, de l'autre la légende donnant le titre de Grégoire Trachaniotis, protospathaire impérial et « catépano » d'Italie!

Deux autres « sigillia » sur parchemin du même « catépano », datés des mois de novembre et de décembre de l'an 999,[23] sont conservés aux mêmes Archives. Par le premier de ces documents,[24] Grégoire remet au spatharocandidat Christophore, surnommé Bochomachi, et à ses fils les moines Théophile et Christophore, « en récompense de leur courageuse et patriotique attitude au service des très saints basileis dans la lutte contre les misérables Agarènes impies et pour les dédommager de tout ce qu'ils ont souffert pour la bonne cause, » la jouissance et l'administration à vie du monastère de Saint-Pierre de Tarente avec ses pêcheries et ses trois petits navires, à la charge d'en prendre soin et de l'entretenir convenablement.[25] Par le second, daté du mois de décembre 999, dont les Archives du Mont Cassin ne possèdent que la copie,[26] le « catépano », alors en séjour à Ascoli, assisté du topotérète impérial Trifilios, des turmarques Léon, fils de Romuald, et Argyros, de deux juges venus de Bari, d'un citoyen d'Ascoli et d'un autre de Venosa, attribue au monastère de Saint-Benoît du Mont Cassin la propriété d'une maison.

Un quatrième « sigillion » du même « catépano »,[27] daté de mai 999, Indiction XII, adressé à l'archevêque Chrysostome de Bari et Trani, contient de curieuses instructions délivrées par le « catépano » aux fonctionnaires grecs en faveur du clergé de ces deux villes. Le nombre des ecclésiastiques de chacune des deux cités qui sont exemptés de toutes les charges militaires est fixé à trente-six pour la cathédrale de la première de ces villes, à soixante pour celle de la seconde. Toutefois le clergé de ces deux églises sera tenu comme le reste des habitants de prendre part aux corvées pour la réparation des murailles et des forteresses. D'autres concessions d'ordre juridique sont encore faites à ce clergé.[28]

A la suite de cette longue révolte avortée de Smaragdos qui dut donner bien du mal au « catépano » byzantin puisqu'elle ne persista pas moins de quatre années, il semble que les populations longobardes terrifiées par la rigueur de la répression soient demeurées plus calmes durant quelques années. Du moins il n'est fait mention à cette époque dans les chroniques d'aucun trouble nouveau. De même, il semble qu'il y ait eu également à ce moment quelque très courte trêve dans l'Italie du Sud entre Byzantins et Sarrasins, comme si le « catépano » d'un côté, de l'autre le nouvel émir de Sicile auquel le Khalife du Caire venait encore de conférer un autre titre d'honneur, avaient voulu se préparer chacun de son côté à la lutte suprême.

Dans les principautés longobardes, par contre, il en était tout autrement. Là de grands changements s'étaient produits depuis la fameuse défaite des Allemands à Stilo qui avait si profondément bouleversé la situation politique en ces régions. On se rappelle qu'à la suite de cette catastrophe, Amalfi, Gaète, Naples aussi avaient reconnu la suzeraineté byzantine. On se rappelle encore que Landolfe IV, fils aîné du vaillant Tête de Fer mort au mois de mars 981, et qui n'avait conservé de l'héritage paternel que Capoue, Spolète et Camérino, ayant été dépouillé de Bénévent par un autre Pandolfe en automne de cette année 981, avait été tué à cette même déroute de Stilo. D'autre part enfin, toujours dans cette année 981, le second fils de Tête de Fer, Pandolfe, avait, lui aussi, été chassé de la principauté de Salerne qui lui était échue en héritage, par Manso, duc d'Amalfi, devenu ainsi due de ces deux cités.[29]

Othon II, fugitif, s'était arrêté eh août de cette année 981, si triste pour les armées impériales, à Salerne d'abord, puis en septembre à Capoue. Tous ces différends entre princes longobards, avec cette grave complication de la mort du prince Landolfe, lui avaient donné fort à faire pour ramener quelque tranquillité dans ces régions si incessamment, si terriblement tourmentées. Il avait partagé en deux l'héritage de Landolfe mort sans postérité et donné Capoue en fief héréditaire au très jeune Landenulfe, déjà duc de Gaète, quatrième fils de Tête de Fer, frère pur conséquent du prince tué à Stilo. Il l'avait placé sous la tutelle de sa mère, l'énergique autant qu'ambitieuse princesse Aloara, dont il a déjà été question plus haut. Quant à Spolète et à Camérino, Othon, les séparant de Capoue, les avait remises au margrave Thrasemond de Spolète. Salerne par contre était demeurée à Manso et Bénévent à Pandolfe.

Durant toute la longue minorité d'Othon III, Pandolfe avait réussi à se maintenir dans cette dernière ville, comme Landenulfe et sa mère à Capoue. À Salerne, bien au contraire, un changement complet s'était produit. Tout d'abord Manso III qui, créé dès 976 par les basileis patrice et anthypatos, avait reconnu la suzeraineté de l'empire d'Occident pour cette principauté et pour Amalfi, fut avec son fils Giovanni Ier [30] chassé de Salerne et cela pour toujours. Il y eut pour successeur un noble longobard, le comte palatin Giovanni II di Lamberto, autrement dit Jean, fils de Lambert, qui chercha à se rendre indépendant des Allemands comme des Grecs et s'associa son fils Guido. Manso, également expulsé pour quelque temps d'Amalfi, y rentra bientôt et s'y maintint dans une complète indépendance effective, bien que les conséquences de la défaite d'Othon II l'eussent forcé d'accepter en apparence la suzeraineté byzantine. Nous avons une preuve de ce fait par un sceau de ce prince, retrouvé par M. Salinas, le savant archéologue sicilien, sur lequel, seul dans la lignée des ducs d'Amalfi, il prend le titre de patrice. De même sur la porte du monastère de San Lorenzo del Piano fondé par lui, il avait fait graver ces mois: Manso dux patritiusque construxit.

Naples aussi, même Gaète, étaient retombées à ce moment sous celle même suzeraineté, mais ce n'était également qu'une apparence. En fait, ces deux petits Etats demeurèrent presque indépendants et les Grecs n'avaient presque rien gagné de ce coté à ta défaite d'Othon. — Bien au contraire, tous les liens qui s'étaient créés jadis dans l'Italie méridionale, entre l'empire d'Occident et les principautés et villes longobardes à l'époque où Othon Ier avait fait alliance avec Tête de Fer, se maintinrent intégralement.

En 993, Landenulfe de Capoue avait été tué dans une insurrection, mais Hugues de Tuscie et Thrasemond, margrave de Spolète et Fermo, étaient parvenus à ramener à l'obéissance les Capouans soulevés. Ils leur avaient donné pour prince Laidulfe, encore un des fils de Tête de Fer, qui même, on ne le sut que plus tard, avait probablement participé au meurtre de son frère Landenulfe. Capoue avait été ainsi momentanément conservée à l'influence allemande. Lorsque l'empereur Othon III vint en pèlerinage au Mont Gargano, Laidulfe le reçut avec de grands honneurs, mais Othon se déliait de lui, nous ignorons pour quelle cause. Aussi à peine l'empereur avait-il quitté Capoue qu'il envoya une armée contre cette ville pour y rétablir sa pleine autorité comme dans toute la Campanie. Il y installa comme gouverneur un de ses plus fidèles favoris, son ancien compagnon d'enfance et de jeux, élevé en Allemagne, qu'il avait fait depuis peu margrave, Adhémar, fils d'un prêtre de Capoue nommé Balsam, neveu en même temps de la princesse Aloara.

Adhémar, qui devait être en Italie pour Othon III ce que Pandolfe Tête de Fer avait jadis été pour Othon le Grand, commença par rentrer en maître dans Capoue. Le perfide Laidulfe dut prêter serment à l'empereur et donner des otages. Puis Adhémar et son armée allèrent soumettre Naples, qui, elle aussi, on le sait, s'était rapprochée de Byzance, après la déroute de Stilo et avait prêté hommage au basileus. Cette république dut de même se soumettre à l'empereur d'Occident et livrer des otages. Dans une seconde campagne qui suivit la première de quelques jours seulement, parce que Othon, peu disposé à se fier à la parole des Napolitains, n'avait probablement pas voulu ratifier la convention signée avec eux, Naples fut définitivement domptée par le margrave Adhémar. Son duc, Jean IV, magistros impérial, fut conduit prisonnier à Capoue. Cette fois, Laidulfe, le prince de cette ville, avait prêté secours à Adhémar, ce qui n'empêcha pas ce dernier, probablement parce que Laidulfe continuait quand même à conspirer, de le faire prendre par trahison dans sa capitale et de l'envoyer captif avec les siens à Rome auprès de l'empereur. Le prétexte à ce traitement rigoureux était l'accusation portée contre Laidulfe d'avoir jadis pris part au meurtre de son frère le prince Lantenulfe.

Othon dépouilla de sa seigneurie le malheureux prince et l'envoya en exil en Allemagne en compagnie de sa femme, de plusieurs parmi les principaux personnages de Capoue, du duc grec de Naples et de Lando de Gaète. Chacun de ces infortunés fut interné dans une ville différente. Même on sépara Laidulfe de sa femme. Puis l'empereur donna Capoue en seigneurie à son cher Adhémar qui se maintint dans cette ville au moins jusqu'au 15 octobre 999.

Othon III, grâce aux deux visites qu'il avait faites à Bénévent, avait réussi à maintenir jusqu'ici dans l'obéissance Pandolfe II qui jadis avait chassé de cette ville son cousin Landolfe, le souverain légitime. De même à Salerne, Guaimar IV, successeur vers le mois de septembre de l'an 999 de son père Giovanni II et de son frère Guido mort dès l'an 988, reconnut aussi l'empereur germanique. A Gaète enfin, qui avait, elle aussi, dans un temps, rejeté la suzeraineté allemande, il en fut de même. Certainement la visite faite par l'empereur à saint Nil contribua puissamment à ce résultat. Othon envoya à Gaète en qualité de légat l'évêque Notker de Liège.[31]

Il semblait que la suprématie allemande eût été définitivement rétablie sur les bases les plus solides dans les principautés longobardes. Le fidèle Adhémar, de son poste de Capoue, paraissait admirablement placé pour surveiller la moindre tentative hostile. Et cependant, à peine quelques mois plus tard, alors qu'Othon III avait reparu à Rome à la Noël de l'an 1000, tout ce pays se trouvait, on l'a vu, de nouveau soulevé. Il avait suffi pour cela qu'Adhémar ne pût se maintenir à Capoue! Après avoir reçu, le Il mars de l'an 1000, le serment des habitants, il en avait été chassé avec ses soldats allemands après quatre mois seulement de séjour par une nouvelle sédition victorieuse. Landolfe V de Sainte Agathe, le frère de Pandolfe II de Bénévent, un rejeton de la vieille maison princière, avait été proclamé à sa place, avec le concours de ce dernier seigneur. Ainsi Capoue et Bénévent échappaient ensemble une fois de plus à la suzeraineté d'Othon. En même temps lui échappèrent aussi Salerne, Naples[32] et Gaète. Amalfi aussi se rendit indépendante et son duc Jean Petrella arbora le titre de patrice. Même dans le domaine religieux, les choses tournèrent à l'avantage des Byzantins au détriment de la suprématie allemande. A la place de l’archevêque Alfan de Bénévent mort en 1001, ce fut un archiprêtre de race grecque du nom de Byzantios qui fut élu. On possède encore le sceau de ce personnage.

De toute cette histoire si confuse, il ressort nettement que dans toute cette région l'empire d'Occident venait de perdre presque subitement beaucoup de terrain et que par un effet de bascule inévitable l'influence byzantine avait repris d'autant. Le catépano Grégoire Trachaniotis avait eu ce bonheur et cet art de porter la puissance des basileis à un degré depuis longtemps inconnu, en apparence plus solide que jamais, dans toute l'Apulie, de lui restituer une grandeur qu'on n'avait peut-être pas vue depuis les temps de Justinien. Un document précieux signé de ce personnage, document dont j'ai parlé déjà, aujourd'hui conservé aux Archives du Mont Cassin, en fait foi.[33] Dans ce « sigillion » en date du 2 février de l'an 6508 de la Création qui correspond à l'an 1000 de l'Ere chrétienne, ce haut fonctionnaire s'intitule glorieusement « protospathaire impérial » et « catépano » d'Italie. Il confirme au monastère du Mont Cassin la possession de certains biens. Sur son sceau, naguère appendu à ce document, son nom est écrit « Trachaniotis ». Les princes longobards reconnaissaient l'autorité de ce personnage. De même Naples et Amalfi. Il s'en fallait de peu que Rome et la Sicile ne se trouvassent dans le même cas. Il y avait là de quoi inquiéter fort le jeune empereur peu endurant de sa nature! En même temps de graves symptômes de désaffection pour lui et le pape Sylvestre commençaient à se faire jour dans Rome même. A peine de retour, le 4 janvier 1001, dans son palais de l'Aventin, Othon avait dû mettre le siège devant Tibur révoltée qu'on appelait déjà Tibori ou Tivori et qui se soumit vite du reste. Puis en février une violente sédition avait éclaté dans la Ville sainte qui, grossissant furieusement, devint rapidement presque générale. Trois jours durant, l'empereur fut assiégé par les émeutiers dans son palais de l’Aventin. Délivré, il harangua fiévreusement le peuple du haut d'une tour et punit sévèrement les coupables dont les chefs furent mis à mort avec des raffinements de cruauté inouïs.

Le 16 lévrier 1001, se sentant devenu un objet de haine pour les Romains, tombé d'ailleurs dans une profonde mélancolie, le jeune empereur quittait presque clandestinement en compagnie du pape celle ville de Rome qui lui avait été si chère et où il ne devait plus revenir. En mars nous retrouvons les deux hauts personnages habitant ensemble au fameux monastère de Classe près de Ravenne.

Le jeune empereur y porta pour un temps la robe monacale. Préoccupé de rétablir à tout prix à Rome et dans les principautés longobardes, à Capoue surtout, sa suprématie et son prestige fortement ébranlés par les derniers événements, il rassembla une grande armée composée à la fois de troupes italiennes et allemandes. En même temps, poursuivant son rêve chimérique, il recommença des négociations avec la cour de Constantinople pour son mariage avec une princesse impériale. Ce furent là les négociations si fâcheusement, interrompues par la trahison de Philagathos dont il a été question plus haut. Pour ce double but guerrier et matrimonial que le jeune empereur se proposait, Orseolo, le doge de la naissante république de Venise, pouvait lui être d'un immense secours. Il se décida à l'aller voir secrètement dans sa capitale après les fêtes de Pâques et passa auprès de lui une nuit demeurée fameuse. Rentré à Ravenne, il y demeura jusqu'à la fin du mois, occupé à réunir les troupes qui devaient le conduire par Rome dans les principautés longobardes. Puis il se mit en marche par Forlimpopoli, brûlant de se venger des Romains. Le 4 juin déjà il campait sous les murs de la Ville rebelle, près de l'antique et superbe basilique de Saint-Paul hors les Murs. Mais les portes de Rome lui demeurèrent obstinément closes. Tout juin, tout juillet se passèrent dans cette situation étrange. Les troupes allemandes ravagèrent la campagne romaine sans que l'empereur, redoutant un échec, se sentit de force à donner l'assaut. Presque tout ce temps Othon fit sa résidence à Paterno, vieille et sombre petite cité au pied du mont Soracte. Tout à coup, modifiant brusquement ses plans, l'empereur quitte les abords de Rome, laissant les troupes assiégeantes sous le commandement du patrice Ziago et d'autres à Paterno sous celui du comte Tanimo. Toujours en compagnie du pape, il marche avec le reste de ses forces sur Salerne d'abord, sur Bénévent ensuite. Il assiège cette dernière ville et la prend après avoir passé tout le mois d'août sous ses murailles.[34] Déjà vers le milieu de septembre il est de retour à Ravenne. En octobre il est à Pavie, puis regagne encore une fois Ravenne, attendant d'Allemagne des renforts qui lui permettront de châtier la résistance inattendue des Romains. Le 15 décembre il marche à nouveau vers le Sud. Il assiste à Todi à un concile assemblé par le Pape et y célèbre les fêtes de Noël. Mais déjà le 23 janvier 1002, abîmé sous le poids de ses malheurs, voyant toute l'Italie soulevée contre lui, inquiet des symptômes de rébellion renaissant en Allemagne, il expire au château de Paterno, dans les bras de son cher pape Sylvestre, sans avoir pu rentrer dans Rome, victime, au dire de la légende, des enchantements de la veuve de l'infortuné Crescentius. Il n'avait pas vingt-deux ans!

Othon III mourait sans postérité, sans alliance même, au moment précis où, suivant le trop bref récit du chroniqueur Landolfe, l'archevêque Arnolfe de Milan, envoyé par lui dans la seconde moitié de l'année précédente à Constantinople à la tête d'une nouvelle et brillante ambassade de chevaliers et de prélats pour réclamer en son nom la main de la « merveilleuse « jeune Porphyrogénète[35] jadis promise à Philagathos, allait voir sa demande accueillie avec pleine faveur au Palais Sacré.[36] Basile, en effet, toujours fin politique malgré sa bravoure naturelle, ne demandait qu'à être pour toujours débarrassé des difficultés sans cesse renaissantes du côté de l'Italie afin d'avoir ses coudées entièrement franches du côté de la Bulgarie. Il paraîtrait même, on va le voir, que le mariage avait été formellement convenu et que seule la mort d'Othon en arrêta l'issue.

Nous ne savons, hélas! que peu de chose sur cette seconde ambassade des envoyés d'Othon III en Orient auprès des frères de sa défunte mère, et sur le chef de cette mission, l'archevêque de Milan, nouvel émule du fameux Liutprand, après trente-trois années écoulées. Les chroniqueurs latins nous racontent seulement que le prélat diplomate fut reçu avec de grands honneurs. Après avoir consacré quelques jours à se refaire des fatigues de son pénible voyage, il fit richement caparaçonner son cheval et le fit ferrer de fers d'or retenus par des clous d'argent. « Tous à Constantinople, dit l’Historia Mediolanensis, admirèrent la somptuosité déployée par cet ambassadeur au plus grand honneur de l'empire d'Occident, de l'empereur Othon et de tout le peuple italien. » Lors de la réception officielle au Palais Sacré, le basileus Basile le faisant asseoir à ses côtés alors que tous les dignitaires palatins et les hauts personnages ecclésiastiques demeuraient debout, s'entretint longuement avec lui par l'entremise d'un interprète.

Arnolfe, par la distinction et la grâce de son attitude, par sa piété édifiante, se fit à tel point aimer de tous, disent à l'envi les sources contemporaines, qu'il obtint sans peine tout ce qu'il demandait. Enfin, après trois mois de séjour, il quitta Constantinople, ayant pleinement réussi dans sa mission. On lui rendît, les mêmes honneurs qu'à l'arrivée. En janvier 1002, il débarquait à Bari en compagnie de la princesse impériale dont le nom, hélas! ne nous a pas été conservé, rapportant les dons les plus riches et les plus rares, des monceaux d'or et de pierres précieuses, hélas! il y trouva l'annonce imprévue, terrifiante, de la mort d'Othon, D'abord, paraît-il, il refusa d'ajouter foi à une telle calamité. Mais trois jours après ces affreuses nouvelles lui furent officiellement confirmées. Ce fut une scène lamentable Au milieu des plaintes, des sanglots et des cris, l'archevêque et la jeune Porphyrogénète qui avait tant cru devenir impératrice d’Occident, se séparèrent et la pauvre fiancée en larmes reprit tristement avec son impérial cortège le chemin du Palais Sacré où l'attendaient ses frères les deux empereurs.

« Cette triste aventure nous est surtout connue, dit M. Mystakidis, par l'Historia Mediolanensis dont le récit constamment très coloré, parfois entièrement, légendaire, contient certainement un fond de vérité. » Les Gesta d'Arnolfe signalent de même l'impression favorable produite sur le basileus Basile par l’ambassadeur d'Othon et l'accord si facilement intervenu entre les deux parties pour les fiançailles du la jeune Porphyrogénète avec l'empereur de Germanie.[37]

Certainement la princesse dont le brillant et charmant souverain d'Occident briguait ainsi la main était une de ses trois cousines germaines, filles du basileus Constantin, C'étaient les seules jeunes princesses de la famille impériale macédonienne alors vivant à Byzance. A cette époque, en l'an 1002, Zoé, la seconde par rang d'âge, devait avoir vingt-deux ans environ, puisque, lors de son mariage avec Romain Argyros en 1028, trois jours après la mort de son père, cette princesse en avait quarante-huit. De ses deux sœurs, l'une, Théodora, était plus jeune, et l'autre, Eudoxie, plus âgée. Mais cette dernière, défigurée par la petite vérole, avait embrassé la vie religieuse. Bien probablement donc il s'agit ici de Zoé puisque nous savons qu'à près de cinquante ans, lors de son mariage avec Romain Argyros cette princesse conservait encore les traces d'une beauté extraordinaire. Bien des raisons avaient poussé le jeune empereur à chercher ainsi femme au Palais Sacré. Lui qui, plein de piété, nous dit le chroniqueur Landolfe, tenait à se marier pour ne pas perdre son âme par le désordre de sa vie, avait tout naturellement jeté les yeux sur cette union orientale qui, du même coup, aplanirait toutes les difficultés entre les deux empires pour la souveraineté sur les provinces méridionales de la péninsule italienne. Puis aussi, dans son vif désir de créer un empire romano-germain, sur le modèle exact de celui de Byzance, il voyait un avantage à contracter une union avec une princesse du sang de sa mère tant aimée. Certainement le doge Pierre Orseolo, par l'amitié qui l'unissait aux deux maisons impériales, avait dû contribuer grandement à l'heureuse issue de ces négociations rendues brusquement inutiles par la mort foudroyante du jeune empereur.

Avec le mystique et chevaleresque Othon III ravi à la fleur des ans, s'éteignit en Allemagne la descendance mâle du grand empereur Othon Ier, fondateur de la glorieuse maison de Saxe. La nouvelle de cette mort infiniment prématurée ébranla le monde et émut tous les cœurs. On devina les luttes fratricides affreuses dont elle allait devenir le signal pour l'empire d'Occident tout entier. Une poétique légende raconta aux nations naïves que le jeune César avait aimé la belle Stephania, la veuve de Crescentius, et que celle-ci, après l'avoir enchaîné par l'amour, avait vengé la mort de son époux en empoisonnant son amant.

Le corps du héros couronné fut, suivant son dernier désir, pieusement rapporté à travers l'Italie soulevée, ses braves guerriers teutons faisant à son cercueil un rempart de leurs corps, par delà les Alpes glacées jusqu'à la ville impériale, jusqu'à Aix-la-Chapelle, en vieille terre d'Allemagne, ou on l'ensevelit le jour de Pâques, le dimanche 5 avril. Sa dépouille ne dormit point comme celle de son père en cette Italie si dure, si funeste aux Othonides.

Le pape Sylvestre suivit de près dans la tombe, dès le 12 mai de l'an 1003, son empereur bien-aimé. On aperçoit encore dans les souterrains augustes des « Grottes Vaticanes », asile fantastique de tant de grands souvenirs, l'inscription de son tombeau, unique débris de ce monument disparu.

Laissons l'Allemagne se débattre dans les troubles infinis de l'avènement de Henri II, troubles qui, pour un peu de temps, empêcheront le nouvel empereur d'Occident de s'occuper aussi sérieusement qu'il le voudrait des affaires de la Péninsule, et revenons à l'histoire, hélas! si obscure, presque complètement inconnue, des thèmes byzantins d'Italie à cette époque.

Il semble que la trêve entre Byzantins et Musulmans ait subsisté quelque temps encore. Peut-être même le « catépano » Grégoire Trachaniotis en profita-t-il pour inciter les Sarrasins de Sicile et d'Afrique à molester plutôt les Etats longobards? Le 3 août 1002, en effet, à la terreur générale, une véritable armée arabe parut devant Bénévent. Cette même nuit, elle se rua vers Capoue qui réussit à repousser cette attaque sauvage. Alors ces envahisseurs insaisissables coururent d'une traite jusqu'à Naples. Avec quel succès? dit Amari. Nous l'ignorons. Nous l'ignorerons probablement toujours. Probablement aussi ces terribles pillards durent bien vite battre en retraite, peut-être après avoir imposé à la République napolitaine quelque lourde capitation.[38]

Dans l'année suivante, 1003, nous voyons les hostilités recommencer sérieusement entre Byzantins et Sarrasins. En mars, ceux-ci, débarqués sur un point du littoral du golfe de Tarente, s'en vont inutilement assiéger Montescaglioso.[39] L'an d'après, en 1004, il ne s'agit déjà plus de simples incursions de piraterie, mais d'un état de guerre véritable. Un fait extraordinaire a lieu qui épouvante toute l'Italie. Les Arabes, conduits par un renégat, le caïd Safi,[40] général de l'indolent Djafar, poussent l'audace jusqu'à venir assiéger le « catépano » Grégoire Trachaniotis dans sa résidence, de Bari! C'était la première fois depuis bien longtemps que les Sarrasins n’osaient s'attaquer à une cité aussi considérable, place de guerre de premier ordre.[41]

Nous sommes malheureusement comme toujours à peine renseignés sur ces événements étranges que nous aimerions tant à connaître en détail. Que ne possédons-nous le journal de quelque habitant grec de Bari racontant jour après jour ses impressions d'effroi à la vue des innombrables voiles pour bloquer le port de sa ville natale, tandis que les mercenaires arméniens ou russes au service du « catépano » de Byzance, montent la garde sur les hauts remparts à créneaux! Hélas! nous ne connaissons rien de pareil. Nous n'avons pour assouvir notre curiosité que quelques phrases éparses dans de brèves et arides chroniques.

Nous ne savons en réalité qu'une chose, c'est que malgré la défense énergique, opposée par la garnison et les habitants, Bari, assiégée par terre et par mer depuis de longues semaines, depuis les premiers jours de mai, était sur le point, de succomber. La chrétienté éplorée allait assister une fois de plus à cette effroyable tragédie d'une grande cité chrétienne prise d'assaut, mise à feu et à sang par les hordes infidèles, de toute une immense population riche, élégante, raffinée, transportée captive en Sicile et en Afrique, vouée au plus infâme esclavage, lorsqu'un secours quasi providentiel apparut à la dernière heure! Un matin, les malheureux citoyens de Bari virent blanchir au loin dans la direction du nord les voiles des galères de Venise qui leur apportaient la délivrance.!

Pour expliquer cette intervention inattendue de la jeune République de l'Adriatique dans les affaires de l'Empire byzantin, il nous faut faire, encore une fois retour en arrière et dire brièvement quelle avait été l'histoire de Venise en ces années dernières.

Pierre II Orseolo, à ce moment, doge, était le fils de ce Pierre Ier Orseolo qui, après avoir été un prince excellent durant son court règne de deux années, de 976 à 978, avait abdiqué pour se réfugier dans un cloître d'Espagne. D'après une tradition qui remonte pour le moins au xve siècle mais qu'aucun document ancien n'est venu corroborer, ce serait ce Pierre Ier qui aurait commandé à Constantinople la première « pala » d'or dont nous possédons peut-être quelques vestiges dans le merveilleux monument de ce nom, une des gloires de la basilique de Saint-Marc, le plus somptueux ouvrage d'orfèvrerie qui existe.[42] C'est lui également qui passe pour avoir fait venir de cette ville en 977 les architectes chargés de reconstruire cette même basilique ruinée par l'incendie de l'an précédent.

Le prédécesseur immédiat de Pierre II, Tribuno Memmo, vingt-septième doge, avait, racontent la Chronique de Jean Diacre et celle de Dandolo, dans la treizième année de son règne,[43] en 991, année de sa chute, expédié à Constantinople auprès des basileis Basile et Constantin son fils Maurice, pour que celui-ci pût trouver à leur cour une situation digne de son rang. Nous ne savons rien de plus. Il est bien probable que Memmo envoyait son fils à Byzance parce qu'il se sentait déjà menacé par le parti qui le remplaça plus tard par Pierre II Orseolo et qu'il désirait s'appuyer, pour lui résister, sur la faction byzantine, espérant obtenir de la sorte le secours du gouvernement des basileis. Il voulait en même temps faire donner à son fils l'investiture impériale. Ses projets échouèrent. Père et fils furent déposés et enfermés dans un cloître où Memmo mourut déjà six jours après.

« C'était, dit M. Rambaud, une habitude prise chez les doges du xe siècle d'envoyer leurs fils faire un voyage à Byzance; à leur retour, enrichis des présents de l'empereur, décorés du protospathariat, ils paraissaient avoir plus de droit à succéder à leur père; ils avaient comme retrempé leur légitimité dans l'éternelle légitimité impériale. Le voyage à Byzance créait même une sorte de droit d'aînesse entre les fils d'un doge; ce n'était pas le premier né qui était le premier associé à son père, mais celui qui le premier avait vu Byzance.[44] » Souvent même l'héritier présomptif prolongeait son séjour dans la Ville gardée de Dieu, et on conçoit combien ces circonstances étaient faites pour rendre plus étroits les liens existant entre Venise et ses impériaux suzerains.

Pierre II avait donc été élu doge à la place de Memmo, en 991, à l'âge de trente ans, alors que la République venait de traverser des années de luttes civiles abominables qui avaient subitement arrêté l'expansion de sa fortune encore fort modeste. Cet homme remarquable joignait à un sentiment patriotique profond un esprit large autant que dénué de préjugés. Son long règne, qui nous a été raconté jusqu'en 1008 par le diacre Jean dans son célèbre Chronicon Venetum, ce règne si favorisé par la minorité d'Othon III, autant que par les embarras de toute sorte qui accablaient le gouvernement de Basile II, fut, dès le début, consacré à un but unique, relever la naissante puissance vénitienne abattue par tant de calamités, relever l'éclat et la richesse de sa ville natale, développer surtout son commerce, source exclusive de cette richesse. Aucun doge avant lui ne contribua aussi puissamment à la grandeur de sa patrie. Son premier soin avait été précisément de renouer ces relations commerciales et de bon voisinage de la République, interrompues par les événements, aussi bien avec l'empereur d'Allemagne qu'avec le Palais Sacré de Constantinople, même avec « tous les princes musulmans sans exception ». Tous ceux-ci, dit la Chronique, reçurent la visite des ambassadeurs de Venise.[45] Dès 988, la République avait bien déjà renouvelé avec l'empire d'Occident, c'est-à-dire avec l'impératrice Théophano, régente pour son fils Othon III, l'accord jadis conclu avec Othon II, et les Vénitiens s'étaient engagés à apporter chaque année au palais impérial un pallium ou manteau d'apparat en signe de vassalité, plus un tribut de cinquante livres d'argent. Mais du côté de Constantinople, Venise s'était vue contrainte de demeurer sur l'expectative.

Cette fois, il n'en avait point été de même. Partout, c'est-à-dire à Byzance et probablement aussi à Alep, à Damas, au Caire, à Kairouan, à Palerme, les ambassadeurs du doge Pierre II avaient été reçus avec bienveillance et avaient rapporté à Venise les réponses les plus satisfaisantes.

À Constantinople, ils avaient obtenu ce qu'ils demandaient de la part du doge, c'est-à-dire la réduction des droits frappés dans l'empire grec sur les navires marchands vénitiens. On conserve encore à Venise dans le Codice diplomatico Sancti Marci Trevisaneo une copie malheureusement très incomplète, traduite en latin affreusement barbare, du texte du chrysobulle[46] délivré à cet effet par les basileis, chrysobulle daté du mois de mars de l'an 992,[47] l'année après l'élection de Pierre II, et par lequel les empereurs Basile II et Constantin concèdent aux commerçants de Venise les plus nombreux et importants privilèges commerciaux dans leurs Etats.

L'insolente hauteur, la mauvaise volonté de l'administration byzantine, principalement de ses employés inférieurs, hauteur et mauvaise volonté dont les récits de l'évêque Liutprand nous fournissent la si vivante peinture,[48] étaient, en effet, causes que, depuis un temps immémorial, les marchands de Venise se voyaient à tout propos contraints à payer dans les divers ports de l'empire des droits complètement en désaccord avec ceux énoncés par les plus récentes conventions, droits qu'ils devaient acquitter contre toute justice pour éviter une perte de temps précieux et une, foule d'autres ennuis. Paralysés par les récentes guerres intestines si désastreuses de la République, ils avaient dû souffrir que leurs navires venant de Venise ou de tout autre port payassent avant leur arrivée à Constantinople, dès leur passage au détroit d'Abydos, les Dardanelles d'aujourd'hui, des droits souvent de quinze fois supérieurs, — le chrysobulle impérial l'avoue après enquête! — à la quotité de tout temps exigible par les traités, soit trente sous d'or et plus lorsqu'ils n'en devaient, en réalité, pas tout à fait deux. Une enquête, faite probablement à la requête de l'ambassadeur du doge Pierre II, avait démontré la réalité de ces exactions.

Pierre, en conséquence, avait, par la bouche de son envoyé, réclamé le rétablissement pur et simple des anciens droits et avait obtenu gain de cause. Par ce précieux chrysobulle délivré au nom des deux basileis, sur la prière du doge et de ses sujets, il avait été convenu que tout navire vénitien chargé de marchandises purement vénitiennes venant de Venise ou de tout autre port, à destination de Constantinople payerait au péage d'Abydos un droit de deux sous d'or à la montée, de quinze au retour soit dix-sept sous d'or. Le droit de sortie, comme l'a fort bien fait remarquer M. Heyd, pouvait sans inconvénient être ainsi plus élevé que celui d'entrée parce que les Vénitiens exportaient de l'empire grec des produits incomparablement plus fins et plus chers que ceux qu'ils y importaient.

Cet arrangement qui imposait la valeur vraie de la marchandise telle que la payaient, par exemple, les Pisans ou les Génois, était infiniment avantageux pour ce commerce d'objets de luxe tels qu'étoffes de soie, vêtements de tissus précieux, etc. Mais le nouveau doge obtint pour ses ressortissants le rétablissement d'un privilège encore bien autrement important et qui devait assurer à ces nouveaux arrangements commerciaux durée et consistance, il fut convenu que, pour ôter tout prétexte au rétablissement de ces surtaxes contre lesquelles les Vénitiens avaient si vivement réclamé, tous leurs marchands trafiquant dans la capitale de l'empire grec demeureraient soumis à la seule et unique juridiction d'un des plus hauts fonctionnaires impériaux du ministère des finances, le « logothète du drome ».[49] Lui seul aurait, « comme c'était l'ancienne tradition », le droit de percevoir la taxe. Lui seul serait appelé à juger les marchands vénitiens suivant les vieilles coutumes, à décider de leurs différends entre eux comme avec d'autres, de procéder à la visite de leurs navires et de leurs cargaisons. Seul, et seulement pour des motifs graves, il aurait le droit de les retenir au port plus de trois jours.

Le chrysobulle faisait défense expresse à tous les employés inférieurs, « notaires, parathalassites, liméniarques, hypologues du genikon, etc., » du port de Constantinople, à tous commerciaires de la douane d'Abydos, de s'immiscer d'une manière quelconque dans la visite des bâtiments vénitiens.

On voit de quelle importance étaient pour cette nation de commerçants les concessions à eux faites par ce chrysobulle de l'an 992. Elles les mettaient dans la possibilité de livrer leurs marchandises à des prix bien inférieurs à ceux de leurs autres concurrents étrangers, les Amalfitains, par exemple, car ces privilèges obtenus par eux constituant une laveur toute spéciale, le chrysobulle en interdisait du même coup l'octroi non seulement « aux Juifs et aux Longobards « mais encore « aux Amalfitains » même « aux commerçants de Bari[50] qui étaient pourtant propres sujets de l'empire ». Le chrysobulle édictait même la peine de la confiscation pour tout navire vénitien qui transporterait des marchandises de ces provinces en les déclarant siennes. Certes les Amalfitains qui avaient été les premiers à faire le commerce d'Occident avec l'empire grec, qui avaient été les premiers en Italie à avoir à Byzance une colonie régulièrement Organisée avec place dans le port, quartier et bazar,[51] jouissaient à Constantinople des privilèges les plus étendus, mais, dans ce moment, ils étaient certainement fort mal en cour au Palais Sacré parce qu'ils s'étaient Vus contraints de reconnaître la suzeraineté de l'empereur Othon II en Italie et on n'y était pas taché de les priver de ces mêmes privilèges en avantageant leurs concurrents à leur détriment.

Les Vénitiens n'obtenaient toutefois tant d'avantages qu'en consentant de leur côté à quelques concessions importantes. D'abord, autant qu'on en peut juger par la lecture difficile du texte de ce chrysobulle, ils s'engageaient à nouveau, comme dans l'accord de 971,[52] à mettre certaines bornes à leur commerce avec les Sarrasins. Ensuite, condition plus humiliante, ils devaient se tenir constamment prêts à fournir leurs vaisseaux pour la défense de l'empire comme pour le transport des troupes impériales allant tenir garnison en Longobardie, c'est-à-dire dans les thèmes d'Italie. On allait voir dix ans après, précisément à ce siège de Bari que je suis en train de raconter, la première application sérieuse de cet article de la convention qui fut cette fois le salut de la capitale des Byzantins en Italie.

Le document se termine par la menace de la colère et de l'indignation impériales pour quiconque transgresserait les dispositions dudit chrysobulle scellé de la bulle d'or impériale. La bulle d'or, hélas! a disparu avec le document original.

Vers les environs de l'an 977, « durant le règne du pape Grégoire V, après que ce pontife eut été replacé sur le trône de saint Pierre par l'empereur Othon III », les Chroniques de Jean Diacre et de Dandolo racontent que, sur la demande expresse des basileis, le fils aîné du doge Pierre Orseolo, Jean, se rendit, comme presque tous ses prédécesseurs, à Constantinople, où il reçut un accueil des plus flatteurs. Il s'en retourna chargé d'honneurs et de magnifiques présents. Mais les relations entre Vénitiens et Byzantins devaient bientôt devenir plus cordiales et plus étroites encore. On se rappelle que les cités maritimes et les îles nombreuses du rivage de l'antique Liburnie comme de la Dalmatie: Veglia, Arbe, Cherso, Lussin, Zara, Traü, Spalato, Raguse et tant d'autres constituant avec leur population de pure origine romaine le thème dit de Dalmatie, reconnaissaient encore à cette époque, du moins nominalement, l'autorité du gouvernement impérial. Séparées entièrement du reste de l'empire par l'immensité du royaume bulgare et des autres terres slaves hostiles à Byzance, situées par mer à une grande distance de Constantinople, ces belles contrées se trouvaient en outre exposées aux attaques incessantes de divers voisins immédiats, eux aussi d'origine slave, surtout de la sauvage nation croate dont la puissance s'étendait depuis Fiume jusqu'à l'embouchure de la Kerka près de Sébénico, puis encore des fameux pirates Narentans[53] et des Zachlumiens.[54]

En l'année 1001,[55] la ville de Zara, siège du « catépano » impérial du thème de Dalmatie, qui, à ce moment, était un certain Majus,[56] avait été surprise par une attaque des Narentans. Ces barbares avaient emmené en esclavage quarante des principaux habitants. Une réunion des délégués de tous les centres dalmates romains ne se sentant pas de force à châtier ces pirates, estimant qu'on n'avait guère d'espoir de recevoir un secours de Constantinople, résolut de réclamer l'appui de Venise. Malgré qu'on reconnût la suzeraineté des basileis, malgré qu'on nommât ceux-ci les premiers dans les prières et que les actes administratifs des communes dalmates portassent leurs noms en tête, on se sentait si complètement abandonné d’eux que tout naturellement on se tournait vers la jeune République qui naissait à la puissance sous le gouvernement énergique de son doge. On dépêcha une ambassade à Pierre Orseolo, lui offrant de reconnaître sa suzeraineté sur toutes les communautés romaines de Dalmatie s'il consentait à délivrer leurs habitants des incessantes attaques des maudits pirates slaves alliés du prince des Croates. Pierre, qui voulait en finir avec le honteux tribut que la République payait à celui-ci, donna à ces demandes son acceptation immédiate. En mai, le jour de l'Ascension, certainement avec l'assentiment du basileus Basile, il mit à la voile à la tête d'une flotte formidable. Accueilli en maître à Ossero, capitale des îles Cherso et Lussin, il fut reçu de même à Zara où le « proteuon » ou premier magistrat de la ville et tous les grands, les évêques et les premiers magistrats d'Arbe et de Veglia, lui prêtèrent serment avec cette seule restriction, acceptée d'un commun accord, que le nom du basileus suzerain serait encore prononcé avant le sien dans les prières publiques dans les églises.

Puis ce fut le tour de Biélograd qui alors était la capitale du royaume de Croatie et qui aujourd'hui se nomme Zara Vecchia. Assiégée par le doge, cette forte cité dut se rendre et prêter serment au vainqueur. Il en fut de même de Traü. Le grand joupan de Croatie, qui d'abord avait voulu résister, dut se soumettre aussi et demander la paix. De Traü le doge et sa flotte gagnèrent Spalato blottie au pied des ruines gigantesques du palais de Dioclétien. L'archevêque prêta à Pierre serment de fidélité. Le prince des Narentans aussi obtint la paix à condition de se reconnaître vassal du doge et de renoncer à molester les marchands de Venise. La dernière cité dalmate qui se rendit fut Curzola cachée dans son île. Lagosta, une autre île, repaire principal des pirates de l'Adriatique, où tant de fois les citoyens de Venise avaient été dépouillés, « laissés tout nus sur leurs vaisseaux », fut assiégée et prise par Orseolo. Humiliée, jadis imprenable, elle dut se rendre à discrétion. Ses remparts furent rasés jusqu'aux fondements. Elle resta au milieu de l'Adriatique comme un monument de la nouvelle puissance de Venise, comme un enseignement pour la Croatie terrifiée.

A son tour l'archevêque de Raguse prêta serment de fidèle vassal. Ainsi, après avoir été reçu partout avec les croix et les bannières, le doge se fit partout jurer obéissance. L'expédition qui, très rapidement, venait de porter si haut dans toutes ces régions le nom de Venise, n'avait pas duré deux mois. Elle a eu un brillant et minutieux historien en la personne du diacre Jean, propre chapelain du doge. En ce jour l'Adriatique devint, réellement, une mer vénitienne.

Pour le moment toutes ces villes romaines de Dalmatie durent prêter serment de fidélité et payer tribut, en échange de quoi on leur assura la protection de Venise. Pour le reste on leur laissa provisoirement tous leurs anciens droits, toutes leurs institutions.[57] C'était la première grande conquête des Vénitiens. C'était un lambeau de plus de l'empire de Constantin qui se détachait de la Couronne de ses successeurs. Tout le temps que dura Venise, ces premières provinces acquises par sa naissante puissance portèrent le nom caractéristique à Acquisto vecchio.

Par cette brillante campagne que la République célébra désormais chaque année dans la fête fameuse du mariage du doge avec l'Adriatique, Venise devenait d'un coup la maîtresse incontestable de cette mer. Dès lors Pierre Orseolo ajouta à son titre de duc des Vénitiens celui de « seigneur et duc des Dalmates.[58] » Tout cela, du reste, se fil; avec les formes nécessaires pour ménager l'incurable orgueil de la cour de Constantinople. La Chronique fameuse de Dandolo[59] dit expressément que remise fut faite du thème de Dalmatie aux Vénitiens par les basileis, « sur la prière qu'ils en firent et après qu'ils eurent demandé la permission d'y gouverner au nom de ceux-ci ». Basile II n'était pas fâché de se décharger sur la jeune République du fardeau de la garde de ces cités perdues à l'extrémité occidentale de son empire. Tout continuait à aller pour le mieux pourvu que la fiction de la toute-puissance impériale se maintînt sauve. Le doge de Venise, pour cette étonnante chancellerie byzantine, demeura simple administrateur du thème dalmate au nom des très puissants et pieux empereurs et reçut, à cet effet, les titres palatins de patrice et d'anthypatos.[60]

Le grand doge Pierre Orseolo n'entretenait pas des relations moins actives et moins intimes avec l'empereur Othon III qu'avec les basileis de Roum. Au printemps de l'an 990, lors de sa première expédition en Italie, le jeune césar germanique avait été reçu à la descente du Brenner, à la frontière d'Italie, par les envoyés du doge qui lui avaient souhaité la bienvenue. A Vérone, nouvelle ambassade vénitienne, amenant le plus jeune fils d'Orseolo qui, en signe d'étroite alliance, reçut le sacrement de la confirmation en présence de l'empereur. Celui-ci fut son parrain en cette circonstance et lui donna son nom d'Othon en place de celui de Pierre que le jeune homme avait reçu au baptême. De même, lors de sa seconde venue dans la Péninsule, l'empereur avait descendu, au commencement de l'an 998, le cours du Pô sur le vaisseau magnifiquement orné du doge en compagnie de ce même fils de celui-ci. Lors de son troisième voyage en Italie enfin, Othon avait eu avec Orseolo en cette même année 1001, après Pâques, cette fameuse entrevue mystérieuse dans Venise, organisée par l'entremise de son ambassadeur Jean Diacre en personne. En secret, dans ces heures nocturnes célèbres, le jeune souverain avait admiré, d'une fenêtre du palais ducal reconstruit, Saint-Marc également rebâti. En secret il avait exprimé à son hôte son admiration pour la manière dont celui-ci, après avoir relevé la jeune République la gouvernait à travers tant d’écueils. Jusqu'à sa mort prématurée, Othon devait demeurer l'ami et le protecteur dévoué du doge. Il avait encore, honneur suprême, tenu une des filles d'Orseolo sur les fonts baptismaux.

On en était là lorsque dans l'année 1003[61] survînt ce siège de Bari par les Sarrasins.

Venise, bien que naissant seulement à la puissance, pratiquait déjà la politique d’égoïsme dont elle devait relire plus tard un si grand fruit. Alors déjà elle n’était prompte à se dévouer pour les autres que lorsque son intérêt se trouvait en cause, surtout lorsque la sécurité de l'Adriatique était, menacée. Dès que la nouvelle de l'agression formidable des Arabes contre Bari fut parvenue aux conseils de la République, on y comprit que c'en serait fait de la puissance vénitienne en ces parages si on laissait les Musulmans, s'emparer d'une des plus fortes places de guerre, d’un des principaux ports du cette mer. Le peuple de Saint-Marc entretenait à ce moment les meilleures relations avec l'empire d'Orient. On se rappelle que Basile avait conféré au doge le titre de patrice. On se rappelle surtout ce chrysobulle de 992 qui, en échange de grands privilèges a eux restitués, obligeait les Vénitiens à accourir à la première réquisition a la rescousse des terres byzantines d'Italie menacées par les Sarrasins. Une expédition fut incontinent décidée pour voler au secours du « catépano » assiégé dans Bari, Le doge Pierre Orseolo en prit en personne le commandement, et fit voile le jour de la Saint Laurent, en août. Le 6 septembre, probablement après avoir pris en route des renforts dans les villes dalmates, probablement, aussi après avoir été retenue par des vents contraires, la flotte chrétienne arriva en vue de Bari qui tenait encore, bien qu'enserrée de toutes parts par l'ennemi musulman. La joie fut grande, dans la malheureuse cité en proie à toutes les épouvantes, déjà même, paraît-il, à toutes les horreurs, de la famine. En vain la cavalerie arabe se déploya sur le rivage, en vain les navires sarrasins tentèrent de s'opposer à l’effort des Vénitiens. Ils ne purent les empêcher d'entrer dans le port, de ravitailler Bari affamée qui les reçut avec honneur et gratitude, de s'entendre surtout avec la garnison byzantine pour une action commune. Une lutte violente, terrible, éclata sur terre et sur mer. Durant que les Vénitiens attaquaient la flotte sarrasine, la couvrant de l'eu grégeois, Grégoire Trachaniotis opérait une sortie générale. Trois jours entiers on se battit sans arrêt à l'arme blanche tout autour de la ville sur terre comme sur mer. Les machines de guerre couvraient les combattants de javelots garnis de pièces d'artifice qui s'enflammaient en chemin. Le spectacle de ces guerriers de tant de nations chrétiennes: Vénitiens, Longobards, Grecs de pure origine, Russes, Asiatiques de toutes races, unis pour la défense commune contre les Agarènes impies, épouvanta une fois de plus ces beaux lieux destinés à être incessamment le théâtre de tant de scènes effroyables ou tragiques. Le « catépano » faillit tomber aux mains de l'ennemi dans les rangs duquel combattaient de nombreux Longobards rebelles. Enfin, dans le courant de la troisième nuit, les chrétiens l'emportèrent. Safi, voyant qu'il allait avoir le dessous, s'enfuit secrètement, profitant des ténèbres. C'était encore en septembre, le 22 probablement. Nous ne savons pas autre chose.[62]

« Les bourgeois de Bari, dit Jean Diacre qui est ici notre source presque unique, tinrent alors en grand honneur et respect le nom du doge Pierre qui, poussé par la crainte de Dieu et non par aucun mobile terrestre, les avait ainsi tirés de leur détresse. » « L'honnête écrivain, dit fort bien M. Moltmann, voyait les choses d'un point de vue un peu exclusif. Les Vénitiens, outre qu'ils étaient tenus par leurs engagements avec les basileis, engagements résultant des conventions renouvelées en 992, avaient un intérêt capital, maintenant qu'ils étaient devenus les rois de l'Adriatique par la conquête de la rive orientale de celle-ci, à ne pas permettre aux Sarrasins de prendre pied sur la rive opposée. »

Les basileis, délivrés par leur vassal de ce grand péril, comblèrent de leurs faveurs le vaillant héros. De Bari même où il avait reçu du « catépano » l'accueil d'un libérateur, Pierre avait dépêché à Constantinople des envoyés pour annoncer sa victoire au Palais Sacré,[63] puis il était de suite reparti pour Venise. Les basileis, autant pour lui témoigner leur reconnaissance, que pour se ménager à l'avenir un secours aussi précieux, lui firent alors demander avec instance de leur envoyer, une fois encore, son fils Jean. On se rappelle que ce jeune prince avait déjà paru à Constantinople vers 998. Depuis peu, il était associé au pouvoir paternel. Cette fois Basile, pour s'attacher définitivement cette puissante famille des Orseolo, avait décidé de donner à Jean en mariage une jeune patricienne de sa cour, Marie, fille de Léon Argyros, un des plus hauts personnages de l'empire, magistros, puis domestique des Scholes, de l'illustre famille cappadocienne de ce nom. Marie était la sœur de ce Romain Argyros qui, plus tard, devait devenir l'époux sexagénaire de l'impératrice Zoé,[64] la sœur aussi de Basile. Argyros qui commanda en 1011 les forces impériales en Italie et fut plus tard envoyé en mission en Aspracanie.

Le doge ne pouvait que souscrire avec empressement à une offre aussi flatteuse. Jean Orseolo, avec son tout jeune frère Othon, le filleul de l'empereur allemand défunt, certainement accompagné aussi d'une suite brillante, se rendit par nier dans la Ville gardée de Dieu. Là, il reçut en pompe des mains des basileis sa gracieuse fiancée. Le mariage fut célébré, probablement dans Sainte-Sophie, la Grande Eglise, dans la plus somptueuse solennité. Les deux basileis et le patriarche placèrent de leurs mains des diadèmes d'or sur les têtes des deux jeunes gens. Une procession, telle que Byzance seule pouvait en donner le spectacle éblouissant, les reconduisit au Palais Sacré où des fêtes brillantes célébrèrent cette union, gloire insigne de la famille des Orseolo.

Basile qui tenait essentiellement à faire de l'héritier de Pierre un vassal et un habitué de sa cour, ne souffrit pas que le jeune couple reprît aussitôt la route de Venise. Il retint Jean Orseolo au Palais Sacré durant que lui-même allait conduire une nouvelle campagne en Bulgarie. Seulement à son retour il autorisa le nouveau patrice à rentrer enfin dans sa patrie, chargé des dons de la munificence impériale. Parmi ces présents, nul ne parut plus précieux aux dévots Vénitiens que celui des reliques de sainte Barbara, trésor d'un prix inestimable. Qui sait si parmi les admirables joyaux d'orfèvrerie byzantine qui forment aujourd'hui encore la gloire de l'incomparable trésor de Saint-Marc, il ne s'en trouve point qui aient été rapportés de Constantinople en l'an 1005, par le jeune patrice Jean Orseolo et son épouse asiatique?

A Venise, d'autres fêtes, « telles que jamais la Ville n'en avait encore vues de pareilles », accueillirent le couple princier, bientôt la jeune dogaresse donna, à son époux un fils qu'on nomma Basile en l'honneur du grand basileus régnant. Hélas! tout ce bonheur fut de courte durée. Dans le courant de l’année 1006, surtout en 1007, une peste effroyable, probablement apportée d'Afrique, décima l'Italie comme l'Allemagne. Parmi ses infinies victimes, Venise en compta de nombreuses, deux surtout, la pauvre princesse Marie[65] et son époux Jean Orseolo, morts à seize jours de distance.

Ils furent amèrement pleurés de tous. Othon Orseolo, âgé de quatorze ans, succéda à son frère Jean en qualité de co-régent aux côtés de son père, Pierre, bien probablement terrassé par la mort de ce fils tant aimé, mourut lui-même peu après, en 1009. Il n'avait que quarante-huit ans. Le grand fondateur de la gloire de Venise fut enterré dans la pittoresque église de San Zaccaria. Le temps ne nous a conserve aucun débris de cette sépulture illustre.[66]

De l'administration intérieure de Basile II, durant toute cette longue période, nous ne savons, hélas! presque rien. Il nous est demeuré cependant quelques-unes de ses Novelles. Presque toutes sont dictées par le noble désir de préserver les sujets pauvres de l'empire contre les empiétements de la grande propriété, puis encore par la nécessité d'assurer la rentrée plus régulière et plus complète des impôts pour satisfaire aux dépenses énormes de la guerre de Bulgarie. Parmi ces Novelles du grand empereur, il n'en est point de plus importante que celle par laquelle, fidèle aux conseils quelque peu cyniques qu'il avait jadis reçus du vieux Bardas Skléros moribond, il rétablit l'impôt si impopulaire de l’Allêlengyon, autrement dit « de garantie mutuelle ».[67]

Nicéphore Ier Logothète, le successeur d'Irène aux premières années du ixe siècle, basileus cupide et de mauvais renom, qui avait accablé ses peuples d'impôts effroyables, avait le premier imaginé cette taxe qui devint aussitôt une des plus odieuses et une des plus vexatoires de l'empire. Elle avait pris son nom de sa destination même.[68] « Par cette disposition fiscale nouvelle, dit Skylitzès, Nicéphore ordonnait d'abord que tous ceux qui ne pourraient payer l'impôt de capitation, deviendraient soldats, puis encore que chacun de ces soldats forcés aurait pour répondants ses voisins imposables « les puissants »,[69] lesquels seraient tenus non seulement de fournir à chacun desdits sujets pauvres de l'empire les armes nécessaires pour leur service militaire, plus pour chacun une prime personnelle de dix-huit sous d'or, mais encore de se substituer à eux pour le payement en leur lieu et place et en leur nom de tous les impôts accoutumés qu'eux ne pourraient solder. » En un mot, dans chaque district, les citoyens les plus riches devenaient les répondants forcés pour les plus pauvres qui se trouvaient dans l'impossibilité de payer leurs taxes!

On conçoit quelle exaspération universelle devait produire un impôt aussi injuste, à quelles iniquités son application devait conduire. Ils étaient en nombre immense, ces pauvres qui se trouvaient hors d'état de payer la taxe de capitation. Aussi l’Allêlengyon pesait-il terriblement sur les riches. Par la lecture des chroniqueurs contemporains on voit que cette mesure fiscale vraiment odieuse souleva un mécontentement tel que les successeurs de Nicéphore Logothète estimèrent bon de l'abolir. Mais Basile, forcé de trouver à tout prix de l'argent et des hommes pour cette formidable lutte bulgare qui coûtait chaque année, des monceaux d'or et des flots de sang, se trouva dans la nécessité de le rétablir et de porter ainsi à la grande propriété le coup le plus redoutable. L'impôt ainsi remis en vigueur souleva aussitôt comme jadis d'unanimes protestations.

Laissons parler Skylitzès et Zonaras:[70] « En l'an 1002, disent-ils, dans la quinzième Indiction, le basileus Basile fit promulguer une loi ordonnant que les riches seraient tenus de payer les taxes dues par les pauvres entièrement dépourvus de ressources. Cette taxe, aux termes de laquelle l'impôt que les pauvres ne pourraient payer devait être, acquitté par les riches, portait le nom d'Allêlengyon. » Elle suscita aussitôt de nombreuses plaintes. Le patriarche Sergios lui-même, —qui avait, on le sait, succédé à Sisinnios en 998 ou 999,[71]—appuyé par une foule de grands dignitaires ecclésiastiques et de non moins nombreux membres des ordres, religieux, fit les plus grands efforts auprès du basileus pour qu'il retirât cette loi aussi inique que malencontreuse, mais le souverain que ses récents succès et l'influence des ans rendaient chaque jour plus autoritaire, plus préoccupé de se faire craindre qu'aimer, plus décidé à n'en faire jamais qu'à sa tète, ne tint aucun compte de ces vives réclamations de tant de graves et hauts personnages. Il passa outre, maintenant la loi nouvelle.

Celle-ci, terriblement vexatoire, dont le texte précis ne nous a malheureusement pas été conservé, devait fatalement autant que rapidement amener ces deux résultats: la ruine des riches et une animosité extrême entre ceux-ci et la classe des pauvres. D'autre part, il faut bien le dire, le basileus, non seulement se procurait ainsi des ressources en argent et en hommes suffisantes pour l'accomplissement de ses grands desseins, mais il s'assurait encore, au détriment d'un certain nombre de grands propriétaires, d'une popularité extraordinaire auprès de la foule immense des pauvres et des meurt-de-faim qui jusque-là, lui avaient été plutôt très hostiles à cause de l'implacable dureté de son administration et des impôts insupportables nécessités par un état de guerre incessant. Il est vrai qu'il s'attirait du même coup la haine des puissants, mais celle-là, il pouvait mieux l'endurer. Sa politique était bien simple: aussitôt que ceux-ci feraient mine de se refuser à payer l’Allêlengyon, lui n'aurait qu'à lever le doigt pour soulever contre eux les masses innombrables des classes pauvres qui avaient tout avantage au maintien de cette législation draconienne, Basile, du reste, ne faisait que suivre en cela la tradition déjà ancienne de la maison de Macédoine qui, depuis tantôt trois générations, s'appliquait à poursuivre cette sourde lutte contre les grands propriétaires terriens, s'efforçant d'enrayer ainsi cette mainmise par quelques-uns sur toutes les meilleures terres de l'empire. De nombreux indices font foi de cette politique des basileis au xe siècle.[72] Il suffira de rappeler les Novelles si curieuses dans leur précision même des prédécesseurs de notre Basile, surtout celles de Constantin Porphyrogénète et de Romain Lécapène, par lesquelles ces basileis s'efforçaient de combattre les empiétements de tout genre de la grande féodalité terrienne, tant propriétaires laïques qu'ecclésiastiques ou communautés religieuses,[73] de mettre des entraves sérieuses à l'existence comme à l'extension des latifundia, à cet incessant accroissement de biens de ces grands propriétaires dans l'empire, par l'achat fait par eux des biens des pauvres, de s'opposer ainsi à la ruine des petits, de rendre même inaliénables les biens des militaires, véritables fiefs de l'Orient, fiefs de cavaliers sur la frontière d'Asie, fiefs de marins sur le littoral.

Il suffira de rappeler aussi la fameuse colère de Jean Tzimiscès à la vue des trop grands biens du parakimomène Basile, bien d'autres faits encore datant du règne même de Basile II, avant tout la si importante Novelle de l'année 996, les mesures rigoureuses prises en 1001, juste avant le rétablissement de l'impôt de l’Allêlengyon, contre Eustathios Maléinos à cause de ses trop considérables richesses, la fuite si fréquente de nombreux hauts personnages provinciaux chez les Bulgares, etc.

Donc, Basile, en promulguant cette loi de l’Allêlengyon si injuste, étayée sur des mobiles si bas, n'accomplissait pas un acte aussi impolitique qu'on pourrait le supposer de prime abord, puisque les richesse trouvaient tenus en bride dans leurs velléités de résistance par la crainte d'un soulèvement populaire, soulèvement que le basileus pouvait d'un signe déchaîner sur eux. Ainsi tenus en respect, il ne leur restait d'autre alternative, que de payer, en faisant bonne mine à mauvais jeu. Du même coup, Basile voyait ses armées se recruter, ses coffres se remplir, sa popularité regagner quelque prestige parmi les masses.

Plus tard, l’Allêlengyon fut de nouveau aboli. Skylitzès[74] dit qu'il le fut par Romain Argyros. Yahia dit qu'il le fut déjà par Constantin lorsque ce prince demeura seul basileus[75] après la mort de son frère. Skylitzès dit que Constantin en avait eu seulement l'intention.

 

 

 



[1] « Diabolica fraude decepius ». Ann. Quedl., 977, p. 74.

[2] Op. cit., t. III, ch. IV.

[3] Voyez à ce sujet Mystakidis, op. cit., note 2 de la page 59.

[4] Voyez Épopée, I.

[5] Il lui avait succédé on 986. Il était parent de Pandolfe Tête de fer et avait été imposé aux moines du Mont Cassin par la veuve de ce prince, l'impérieuse Aloara, tutrice au nom de son fils le prince Landenolfe. Voyez Minasi, S. Nilo di Calabria, p. 335, annot. 29.

[6] Voyez Épopée, I.

[7] Voyez sur saint Adalbert, Giesebrecht, op. cit., I, pp. 682 sqq.

[8] Minasi, San Nilo di Galabria, p. 342, annot. 31.

[9] Le récit contemporain de la vie de saint Nil le dit formellement. Minasi, op. cit., p. 354.

[10] Dans le journal le Sôtir de Constantinople (t. XV, 1892, p. 217) M. A. I. Sakkeliôn a publié une bien curieuse lettre inédite en grec, extraite d'un manuscrit de sa bibliothèque, lettre adressée par un contemporain du nom de Léon à son frère au sujet du supplice de cet infortuné antipape: « Tu vas rire de ton bon rire, ô ma chère âme... Ce Philagathos qui, pour me résumer, n'avait pas son pareil, dont la bouche était pleine de malédictions, de méchancetés, de blasphèmes et de calomnies; à qui personne ne peut être comparé; que nous ne saurions rapprocher de qui que ce soit; ce pape-là, aux mains sanglantes, ce pape arrogant et hautain (ô Dieu! ô Justice! ô Soleil!) a trébuché; il est tombé! Et pourquoi ne te dirais-je pas, mon frère, quelle fut la nature de sa chute? Il fut déclaré anathème par l'Église d'Occident; ensuite on lui arracha les yeux; en troisième lieu on lui coupa le nez; quatrièmement la lèvre; cinquièmement la langue, cette langue qui avait proféré tant de paroles abominables; sixièmement il fut conduit en grande pompe, fier et grave, sur un malheureux petit âne dont il tenait la queue; il avait la tête couverte d'un vieux sac, le buste droit; septièmement il fut jugé et condamné, on lui mit les ornements ecclésiastiques à l'envers et on les lui ôta; on le traîna à travers le temple, le pronaos et la cour, à la fontaine; finalement il fut jeté en prison comme en un lieu de repos. Je t'ai raconté, frère, toi qui penses comme moi, les malheurs de cet infortuné. Philagathos, sans rien ajouter, sans rien retrancher; mais aussi je conseille à tous de ne pas oser ce que celui-ci osa. Car la Justice ne dort jamais. » — M. Sakkeliôn publie dans le même article plusieurs autres lettres du même personnage à divers, faisant partie de la même collection. Elles nous apprennent que leur auteur Léon avait été chargé par le basileus Basile d'une mission en France pour un mariage. Le voyage de l'ambassade de Rome « en France » avait duré trois mois, d'août à octobre 994 et le voyage de retour jusqu'à Rome trois autres, de novembre 994 à janvier 995. Ce fut à son second passage à Rome où il resta quatre mois, de février à mai 995, que l'ambassadeur grec assista au supplice de Philagathos. Ce personnage parle encore avec horreur et mépris de l'infortuné antipape dans deux de ses lettres. Il ne lui donne jamais que son nom byzantin. Ce Léon était certainement un des envoyés impériaux dont j'ai parlé précédemment. Le nom de « France », pays des Francs, signifie ici la Germanie. Les ambassadeurs byzantins, si durement traités par Crescentius, avaient donc réussi à aller jusqu'au bout de leur mission et ce ne fut probablement qu'à leur retour d'Allemagne qu'ils furent molestés dans la Ville Eternelle. Léon parle également dans ces lettres des ambassadeurs d'Othon dont le principal était l'archevêque de Milan. D'un autre passage de ces curieuses lettres nous apprenons que les ambassadeurs byzantins se réembarquèrent à Otrante après avoir passé dans cette ville tout le mois de septembre. Plusieurs passages font allusion aux mécomptes éprouvés par les envoyés grecs dans leurs pérégrinations.

[11] Voyez Épopée, I.

[12] Même une source dit « à pieds nus ».

[13] Gregorovius, Geschichte der Stadt Rom, III, p. 446.

[14] Le duc de Naples Sergios III, « éminentissime consul et duc », était mort à la fin de 998 ou au commencement de 999. On connaît un acte de son fils et successeur Jean IV, daté du 29 mars de cette dernière année. Voyez Schipa, Il ducato di Napoli, chap. X, ii.

[15] Je dirai ici en quelques mots ce qu'il advint de saint Nil, dans les jours suprêmes de sa longue existence tout entière consacrée à Dieu. Il perdit d'abord son cher et fidèle saint Stéphanos qu'il pleura avec des paroles de regret d'une véritable éloquence, faisant l'éloge public de ce chien fidèle qu'il avait souffleté chaque jour de sa vie, de cet humble disciple si vigoureux cependant qu'il se servait de son bras pour châtier ses autres moines, voulant être enseveli auprès de lui alors qu'il l'avait censuré et rudoyé durant tant d'années. Puis, après dix ans de séjour dans la thébaïde de Serperi, probablement trop accablé par l'âge pour pouvoir continuer à vivre dans ce désert, il se transporta enfin en l'an 1004 à Rome pour s'y préparer au voyage céleste. A peine put-il durant ce trajet si pénible et si long se soutenir sur sa monture. Accompagné seulement, semble-t-il, de l'abbé Paul et du jeune Barthélemy son compatriote, saint religieux qui devait être à la fois son biographe et son second successeur à Grottaferrata, il se rendit aux environs de Tusculum, au couvent grec de Sainte Agathe, placé sur la pente du mont, aujourd'hui disparu. Il y fut bien accueilli du seigneur de ce lieu, le sauvage comte Grégoire, père de deux papes, aïeul d'un troisième. En s'installant dans ce monastère, le vieillard auguste récita le quatorzième verset du psaume CXXXII: « Voici ma demeure au siècle des siècles, personne ne m'en fera plus partir. » Aucune prière ne put désormais le décider à quitter cette dernière retraite. Il se refusa à aller voir ses nombreux amis de Rome, même le nouveau pape Jean XVIII et son cher abbé Léon du grand couvent de l'Aventin. Il voulait mourir là. Il y mourut en effet dès cette même année 1004, le 25 septembre à la grecque, âgé de quatre-vingt-quinze années. Sa fin fut admirable, après qu'il fut demeuré deux jours entiers les yeux fermés, immobile, comme s'il était déjà trépassé, remuant seulement les lèvres en récitant des prières, faisant parfois le signe de la croix. Ses restes furent conservés dans ce beau monastère de Grottaferrata qu'il venait justement de fonder dans le voisinage, de celui de Sainte Agathe, mais dont il ne put voir l'achèvement puisqu'il mourut presque aussitôt après en avoir obtenu la concession du comte Grégoire. Ses moines fidèles en poursuivirent l'édification et l'abbé Paul y fut son premier successeur à la tête de cette communauté religieuse basilienne fondée par lui. L'higoumène Barthélemy qui succéda à Paul fut le biographe de Nil.

La riche bibliothèque du beau monastère de Grottaferrata si célèbre encore aujourd'hui au penchant des monts Albains, contient au moins trois manuscrits, dont un daté de l’an 963, dans lequel il est fait allusion au désastre de cette année des Byzantins devant Rametta, écrits de la propre main de ce célèbre ascète qui fut certainement une des plus grandes figures de l'Italie du xe siècle (Batiffol, op. cit., p. 88.). Voyez sur ce fameux couvent grec, un des centres de la civilisation hellénique en Italie, longtemps fameux par son école d'hymnographie religieuse (K. Krumbacher, Byzantin. Litteratur geschichte, p. 323.), transformé en abbaye en 1462, sur son histoire, sur sa bibliothèque de manuscrits grecs, les ouvrages du P. Rocchi, moine basilien, un surtout intitulé: De cœnobio Crypto ferratensi ejusque bibliotheca et codicibus praesertim graecis commentarii, Tusculum, 1893. La grande ombre de saint Nil éclaire toujours encore de sa mémoire vénérée le couvent où vivent en paix ses fidèles disciples. La mosaïque du porche de l'église où le Dominiquin peignit ses fresques admirables dont une représente l'entrevue du saint et d'Othon III, la mosaïque aussi figurant la Pentecôte sont contemporaines de la construction première. Saint Nil en a peut-être indiqué le dessin (a).

(a) Fr. Lenormant, Gazette archéologique de 1883.

[16] Mystakatis, op. cit., p. 71, note i.

[17] 996 pour Lebeau.

[18] « Marchion ».

[19] Ou « Busito ».

[20] Voyez sur ce prince Amari, op. cit., t. II, pp. 348 sqq. Muralt, op. cit., I, p. 749, donne la date de 998 pour celle de la nomination de Djafar à l’émirat de Sicile.

[21] Trinchera, op. cit., p. 10, n° XII.

[22] Voyez la vignette de la page 200. Le sceau, aujourd'hui détaché, est conservé aux Archives du monastère.

[23] Indiction XIII.

[24] Trinchera, ibid., n°X.

[25] Grégoire qui s'intitule « protospathaire et « catépano « d'Italie « annonce en outre qu'il a écrit au basileus pour que celui-ci confirme par un chrysobulle le présent « sigillion » scellé de la bulle de plomb du « catépano ». — La bulle a disparu comme c'est presque toujours le cas.

[26] Trinchera, n° XI.

[27] Publié par Assemani. Publié à nouveau par Beltrani, op. cit., pp. xxv et II (n° IX), et par Petroni, Storia di Bari, I, p. 107. Voyez encore De Blasiis, op. cit., p. 37, n° 1.

[28] Voyez dans le tome 1 du Codice diplomatico barese, 1897, p. 14, un diplôme de l'an 1001 (quadragesimo secundo anno imperii domini Basilii et domini Constantini même magio quartadecima indictione), conservé aux Archives de cette ville et par lequel vente est faite d'un terrain pour la somme de deux sous constantini sotirichi thoriati olotrachi et quinze miliareni de follari leontati.

[29] Voyez Épopée, I.

[30] Jean.

[31] Giesebrecht, op. cit., p. 122.

[32] Le duc Jean IV, échappé aux prisons d'Allemagne et restauré dans sa souveraineté, mourut déjà vers 1003 ou 1004. Son fils Sergios IV, trente-quatrième duc, lui succéda.

[33] Voyez Trinchera, op. cit., n° XII.

[34] Voyez Mystakidis, op. cit., p. 66. Cet auteur pense qu'Othon III se réconcilia à cette occasion avec Pandolfe II, et que celui-ci, en échange, se chargea de seconder auprès du Palais Sacré le désir qu'avait le jeune empereur d'épouser une princesse byzantine.

[35] « Filia ultra omnes virginas splendidissima ».

[36] Voyez Chronicon Novalese, Pertz, Mon. Germ., SS., t. VI, 15.

[37] On retrouve peut-être un écho de ces fiançailles impériales dans cette indication de Thietmar que « le roi des Russes Vladimir épousa une princesse du nom d’Hélène qu'il ramena de Grèce et qui avait été auparavant fiancée à l'empereur Othon III ». Thietmar a simplement confondu deux princesses Byzantines qui, ni l'une ni l'autre, du reste, ne se sont appelées Hélène: Anne, soeur des empereurs Basile et Constantin, née deux jours avant la mort de son père Romain II devenue depuis l'an 989 depuis treize années déjà à l'époque de la mort d'Othon III l'épouse du grand prince Vladimir, et sa nièce Zoé, fille de son frère Constantin, fiancée treize ans plus tard à Othon III. Mais il n'en demeure pas moins certain que le chroniqueur germanique avait entendu parler de ces fiançailles du jeune empereur avec une Porphyrogénète.

[38] Nous devons la connaissance de cette incursion sarrasine à travers les principautés longobardes à la Chronique de Sainte-Sophie de Bénévent. Romuald de Salerne place ces faits à l'année précédente 1031.

[39] Chronique de Lupus, 56, 44. Chronique anonyme de Bari. Muralt donne la date de 1002 et dit « Montecavoso « au lieu de « Montescaglioso ». Kohlschuetter, op. cit., p. 52, de même.

[40] Youssof?

[41] Giesebrecht, op. cit., t. II, note de la page 621, fixe avec plus de raison, me semble-t-il, la date de ce siège de Bari par les Arabes à l’an 1002 et combat la date de 1004 donnée par Amari, I, 344, d’après le Chronicon Venetum.

[42] Voyez dans Molinier, Le Trésor de la basilique de Saint-Marc à Venise, p. 65, les résultats nouveaux de l'enquête à laquelle s'est livré M. Veludo au sujet, de ce monument splendide. Voyez aussi le mémoire plus ancien de Bellomo. La partie supérieure de la Pala a probablement été enlevée en 1204 de l'église du célèbre couvent du Pantocrator à Constantinople.

[43] La douzième plutôt, ainsi que l'a prouvé Gfroerer, op. cit., I, p. 355.

[44] Les titres de la hiérarchie byzantine que le basileus décernait en ces occasions au doge semblent avoir souvent été tonus en plus haute estime par celui-ci que son propre titre de premier magistrat de la République. Bien des documents contemporains en sont une preuve dans lesquels tantôt le titre byzantin figure avant celui de doge, tantôt même ligure seul. Voyez Tafel et Thomas, op. cit., passim

[45] Il y a évidemment là quelque exagération. Voyez Heyd, op. cit., I, p. 114.

[46] Dandolo continue ce succès remporté par l'ambassade envoyée par Pierre Orseolo à Byzance dès le début de son règne et insiste sur l'importance de ce chrysobulle et sur les avantages considérables accordés par tout l’empire aux négociants vénitiens à cette occasion.

[47] Voyez Tafel et Thomas, op. cit., dans les Fontes rer. austr. Abth. II, Diplom. et Acta, t. XII, 1ère partie, Vienne, 1850; Urk. zur. Ält. Handels und Staatsgesch. der Rep. Venedig, pp. 36-39. Voyez aussi Zachariae von Lingenthal, Jus gr.-rom., t. III, p. 304. Sur cette date de 992 qui ne se trouve pas indiquée dans le document où ne figurent que la mention du mois de mars et celle de l'Indiction et sur ce qu'elle doit être préférée à celle de 991 donnée par Tafel et Thomas et aussi par Muralt, op. cit., I, p. 513, Voyez Kohlschuetter, op. cit., pp. II à 14 et p. 66. Voyez aussi Chron. Dand. (dans Muratori, SS. R. It., XII, 233).

[48] Voyez Un empereur byzantin au xe siècle.

[49] « Logotheta de diorno » pour « de dromo ».

[50] « Longombardos de civitate Bari ». C'est là une preuve du développement qu'avait pris le commerce entre Constantinople et cette ville de Bari à la population d'ailleurs fortement mélangée d'éléments grecs. Voyez Heyd, op. cit., I, p. 96. Certainement les gens de Bari ne se seraient pas trouvés désignés nominativement dans ce document s'ils n'avaient pas entretenu des rapports nombreux et fréquents avec la capitale de l'empire.

[51] Dès avant 1068, alors que les Vénitiens n'obtinrent ces mêmes privilèges, pour la première fois qu'en 1082 en même temps que la liberté commerciale la plus complète.

[52] Voyez Épopée, I; Tafel et Thomas, op. cit., t. I, p. 23.

[53] Entre les embouchures de la Kerka et de la Narenta.

[54] Entre l'embouchure de la Narenta et Raguse.

[55] Et non 998, ni 1000, connue le dit Heyd, op. cit., p. 115. Sur la date de cette courte mais glorieuse campagne des Vénitiens, Voyez Kohlschuetter, op. cit., note 3 de la page 39.

[56] Farlati, Illyricum Sacrum, t. V, p. 41. C'est, par ce document contemporain que nous connaissons le nom de ce personnage qui, dès 986, s'intitule (Lucius, op. cit. II, 9, p. 81) « maire de Zara et proconsul des Dalmaties: « prior supradictae civitatis et proconsul Dalmatiarum. » Rambaud, op. cit. p. 473.

[57] Immédiatement après son retour à Venise, Pierre Orseolo envoya, pour le représenter, à Spalato son fils Othon, à Dubrovnik son petit-fils Pierre et à Zara Maffei Giustiniani. Voyez Racki, Borba, etc., p. 92.

[58] Nous verrons que la République, encore sous le règne de Basile, ou 1018, eut à défendre cette nouvelle conquête contre les agressions du roi de Croatie. Cet ennemi immémorial, des communautés latines de Dalmatie, engagea à cette époque, avec leurs nouveaux protecteurs, une lutte tenace.

[59] P. 227. Doc. XIV de Tafel et Thomas.

[60] Proconsul. — Voyez sur cette conquête des rives de l'Adriatique par le doge Pierre Orseolo, un chapitre très intéressant (chap. xxxi) de l'histoire de Venise jusqu'en 1081, qui forme le tome I des Byzantinische Geschichten de A. Fr. Gfroerer.

[61] Kohlschuetter, op. cit., p. 52, note 2 dit 1002. Les Annales barenses disent 1003. Amari a adopté la date de 1004, s’appuyant sur le témoignage de Jean Diavre, témoignage contre lequel s’élève Gfroerer, op. cit., note de la page 414. Cette date est difficile à établir avec précision.

[62] Muralt place également à l'an 1003 cette délivrance du Bari (voyez la note de la page 320). Jean Diacre donne la date de 1004 avec tous les détails sur l'affaire. — Dans cette même année 1004, les Musulmans s'emparèrent de Caralis de Sardaigne (Breviarium hist. pisanse). L'an d'après, donc en 1005 (et non 1006; voyez Amari, op. cit., II, 342, note 1), les forces chrétiennes et sarrasines opposées, en nombre moins considérable que devant Bari, engagèrent encore une bataille navale bien plus disputée. Celle-ci eut lieu le 6 du mois d'août devant Reggio. Les Pisans, désormais émules des Vénitiens, y battirent les Arabes. (Chronica varia pisana; Muratori, t. VI, pp. 107 et 167.)

[63] Chron. venet., 35-40.

[64] Le Chronicon venetum et Dandolo disent à tort que cette jeune patricienne, « fille d'Argiropoulô », était nièce de l'empereur Basile, « fille de sa sœur ». Gfroerer pense que son frère Argyros dont nous ignorons le prénom, était le fils de ce Léon Argyros auquel Romain Lécapène avait donné en mariage une de ses filles, Agathe. Dans ce cas, Marie eût été vraiment de sang impérial, propre cousine issue de germain des basileis. Skylitzès, le seul des Byzantins avec Cédrénus (II, 452) qui parle de cette jeune femme et semble placer la date de son mariage à plusieurs années auparavant, est fort mal renseigné sur tous ces points. Il dit seulement que l'empereur donna en mariage la fille d'Argyros, soeur de Romain, à l'« archôn » de Vénétie et le créa patrice. En réalité, il s'agissait non du doge mais de son fils. Il est vrai que Jean, associé au trône par son père, pouvait passer également pour l'« archôn » de Venise.

[65] Du Cange et beaucoup d'autres auteurs ont à tort confondu cette Maria Argyropoulo avec une autre princesse vénitienne du même nom, épouse du doge Domenico Selvo (1071-1084, soixante années plus tard. Voyez Moltmann, op. cit., note 4 de la page 57.

Voyez dans Gfroerer, op. cit., I, 421, les récits de Pierre Damiani sur les goûts raffinés de la jeune princesse byzantine qui tant scandalisa, par son élégance, les rudes Vénitiens. Elle refusait de se laver dans de l'eau ordinaire, prenant des bains de rosée. Au lieu de manger ses aliments avec ses mains, comme le commun des mortels, elle se les faisait découper en petits morceaux par ses eunuques, puis les portait à sa bouche au moyen d'une fourchette d'or à deux dents. Ses appartements fleuraient les pins exquis parfums.

[66] Voici un passage de Zampélios qui résume très nettement les aspirations byzantines à l'endroit de l'Italie:

« Basile Ier n'appartenait pas à cette catégorie de monarques qui s'imaginent que leurs conquêtes sont éternelles. Voyant les Italiens exulter de joie du départ des Allemands, après la déroute de Stilo, et du même coup, le parti hellène relever la tête, il reprit pour son compte la grande idée qui avait troublé le sommeil du premier des empereurs isauriens et aussi celui de Nicéphore Phocas, l'idée de réunir l'empire d'Orient et celui d'Occident. Et pour affermir sa domination il entreprit d'implanter en Italie, aussi profondément que possible, les racines de l'hellénisme.

« Si aucun document ne confirme en termes exprès que toi fut le plan de Basile, la preuve du moins en est dans les faits:

« D'abord, les Grecs s'emparent à nouveau de toutes les places d'Apulie et de Calabre, dès le lendemain de la défaite des impériaux.

« C'est un fait encore que les princes longobards, qui auparavant avaient combattu les Grecs, se virent obligés de reconnaître une fois de plus l'hégémonie de Basile et de l'adorer comme leur maître suprême.

« Autres témoignages historiques: les mesures très sévères édictées pour étouffer toute velléité d'opposition et pour réprimer tout élément hétérogène;

« L'organisation de tribunaux politiques et militaires;

« La concentration des forces navales;

« L'ouverture d'arsenaux et de chantiers;

« La consolidation de l'Église d'Orient;

« Finalement, les passions politiques pour ou contre la domination byzantine se réveillent et, jusqu'à l'arrivée des Normands, livrent l'Apulie aux luttes intestines et à la discorde. Ceci prouve l'existence d'un esprit national poursuivant l'affranchissement de la Péninsule, mais aussi la ferme intention de la cour de Byzance de fortifier par tous les moyens, licites ou illicites, sa domination sur la fraction insoumise de ses sujets italiens.

« Après la mort d'Othon, il se forma à Rome un parti ayant pour but de secouer le joug odieux des Allemands; naturellement ce parti se tourna vers l'empire byzantin dont il espérait aide et protection. Boniface VII, chassé de Rome par Othon un mois après son élection (974), s'était réfugié à Constantinople auprès de Jean Tzimiscès. Il avait offert à Basile et à Constantin la couronne impériale d'Occident à condition d'être réintégré sur la chaire de saint Pierre. Rappelé par Crescentius et élevé de nouveau au pontificat, il ne cessa de combattre la domination allemande et d'influencer ses amis en faveur des Byzantins.

« D'ailleurs comment pourrait-on expliquer autrement l'introduction de la langue grecque dans les contrats et devant les tribunaux? On trouve, pour cette époque, de nombreux documents italiens rédigés en langue grecque; le fait est significatif.

« Les historiens modernes n'ont pas suffisamment tenu compte de l'ambition des Byzantins d'unir l'empire de Charlemagne à celui de Constantin.

« Lorsque Philagathos eut été chassé du trône archiépiscopal de Plaisance, il s'enfuit à Constantinople où on lui fit le meilleur accueil. Il y resta plusieurs années. Cependant tous les ennemis des Allemands, tous les anciens partisans des Grecs, tous les amis de Crescentius, tous ceux enfin qui désiraient la liberté du Saint-Siège, éprouvaient le besoin d'avoir à leur tête un prélat vertueux et courageux; — ils portèrent leurs regards sur Philagathos. Mais le temps manqua au nouveau pape, Jean XVII, pour mettre à exécution le plan conçu entre lui et l'empereur Basile. Othon III accourut en Italie. Crescentius et les siens se réfugièrent dans le château Saint-Ange; Othon les y assiégea, fit tuer Crescentius et infligea à Philagathos un cruel supplice. Basile fut vivement ému par cette nouvelle; toute la Grèce prit le deuil. « Mais la persévérance de la cour de Byzance ne fut pas ébranlée par cette catastrophe. Les plus sérieux d'entre les politiques avaient comme un pressentiment que le jour où les Grecs perdraient l'Italie, ils cesseraient d'appartenir à la famille européenne pour devenir uniquement une puissance asiatique. »

[67] Mortreuil, op. cit., II, p. 359, n° V.

[68] Allêlengyon, composé de deux mots garantie mutuelle, « impôt de la caution réciproque ».

[69] Potentes.

[70] Cédrénus II, 456, 3. Zonaras, éd. Dindorf, IV, p. 119.

[71] Probablement seulement en 1001. En effet Yahia (Rosen, op. cit., p. 43) donne cette date (vingt-sixième année du règne de Basile) pour celle de l'avènement de ce patriarche et ajoute qu'il régna dix-neuf ans, ce qui concorderait fort bien avec la date de l'avènement de son successeur en l'an 410 de l'Hégire (9 mai 1019-20 avril 1020). Mais ce même chroniqueur dit ailleurs que Sisinnios fut nommé le 12 avril 996 et demeura patriarche deux ans et quatre mois, c'est-à-dire jusqu'en septembre 998! Il faut donc admettre ou bien une erreur dans l'indication de la durée du règne de Sisinnios, ou, ce qui paraît plus probable, l'existence d'une vacance à partir de la mort de ce prélat jusqu'en l'an 1001.

[72] Voyez sur cette question si intéressante le 1er chapitre du tome III des Byzantinische Geschichten de Gfroerer.

[73] Sauf dans certaines conditions minutieusement spécifiées.

[74] Cédrénus, II, 488.

[75] Rosen, op. cit., p. 70 et note 413.