L'ÉPOPÉE BYZANTINE À LA FIN DU DIXIÈME SIÈCLE

Deuxième partie

CHAPITRE II

 

 

A partir de l'hiver de 990 à 991 jusqu'au premier printemps de 995, le basileus Basile et son armée semblent, n'avoir guère quitté la frontière du Nord et les montagneuses régions de la sauvage Bulgarie. Toute l'activité politique et guerrière byzantine durant cette époque dont nous ne savons pour ainsi dire plus rien, dont le souvenir paraît vraiment s'être perdu pour toujours, s'était concentrée dans cette région pendant ces quatre longues années.[1] Le basileus Basile s’y trouvait encore à la fin de l’hiver de 994 à 995 lorsqu’il y reçut soudain de fort graves nouvelles qui le décidèrent à voler subitement à l’autre extrémité de son immense empire, à partir pour Antioche et ces brûlantes campagnes de la Syrie du Nord où jamais encore il n’avait eu le loisir de mettre le pied.

Pour expliquer ce départ précipité, il nous faut faire un retour en arrière et reprendre l’histoire des choses accomplies sur la frontière de Syrie à partir de l’époque où j’ai dû en interrompre le récit, dans le volume précédent, c’est-à-dire vers la fin de l’été de l’an 986.[2] Depuis cette date encore jusqu’à la fin de la révolte de Bardas Skléros, c’est-à-dire jusqu’à la fin de l’an 989, toute une nouvelle période de ces événements de Syrie s’est trouvée intimement mêlée à ceux de la rébellion de Bardas Phocas, et j’en ai fait le récit avec celui de cette grande sédition. Je n’ai donc à reprendre la suite des événements en ce pays qu’à partir de l’année 989 à peu près.

En l’an 378 de l’Hégire qui correspond aux cieux derniers tiers de l’an 988, et au premier tiers de l’an 989 environ,[3] Bakgour, devenu, on se le rappelle, gouverneur de Damas pour le Fatimide Al Azis d’Égypte,[4] était tombé en disgrâce parce qu’il opprimait ses administrés. Révoqué par le Khalife, il avait tenté de résister à l’aide des Bédouins demeurés ses alliés fidèles, mais il avait été complètement battu à Dàreïyà, à quatre milles de Damas, par un des lieutenants du Khalife, l’eunuque Munir Al Saklabi (ce qui signifie « le Slavon »), esclave du fameux et richissime vizir Yakoub Ibn Youssouf Ibn Killis,[5] le grand ennemi de Bakgour. Munîr, envoyé pour en finir avec ce dernier, l’avait contraint à rendre Damas et à se sauver avec ses femmes et ses trésors. Vers la fin du mois d’octobre 988, le fugitif se trouvait retiré à Rakkah, la Nicephorium ou Callinicum des anciens, ville murée, sur l’Euphrate, non loin de l’embouchure de son affluent, le Belikh, grand entrepôt des caravanes.[6] Cette place lui avait été livrée parmi des officiers de l'émir d'Alep. Munir Al-Saklabi lui avait succédé en qualité de gouverneur du Khalife à Damas.

Trois ans après, en l'an 380 de l'Hégire,[7] l'émir Kargouyah dont le nom s'était trouvé mêlé depuis tant d'années à tous les événements de l'histoire d'Alep, mourut dans cette ville, Bakgour, qui, dans l’intervalle, s'était réconcilié avec le Khalife d'Egypte et avait considérablement affermi son autorité dans ces lointaines cités de Rakkah et de Rabbah, riveraines de l’Euphrate, voulut alors s'emparer pour son compte de la vieille capitale des Hamdanides demeurée sous le faible gouvernement du fils de Seïf. Il implora à cet effet le secours d'Al Azis, lui représentant de quelle importance il serait pour lui de rentrer en possession de cette principauté, dont il lui offrait la suzeraineté dès qu'il y aurait été réinstallé. Avec quelques troupes qu'il était parvenu à réunir il s'en vint d'abord attaquer Bâli. Cinq jours durant ses machines firent de vastes brèches dans les murailles de cette cité, également centre de commerce très important.[8] Il faillit la prendre. Mais chaque nuit les assiégés réparaient les dégâts de la veille. Enfin, après avoir été battu dans un violent combat, Bakgour fut définitivement, repoussé.

L'infortuné prétendant résolut alors de marcher droit sur Alep à la tête de ses guerriers et de quelques contingents maugrebins qui l'avaient rejoint. Al Azis, en effet, convaincu par ses arguments, avait commandé de lui envoyer des troupes de renfort sous la conduite de Nazzâl, son gouverneur à Tripoli, mais cet ordre du Khalife n'avait été qu'imparfaitement exécuté, à cause de la haine qui divisait Bakgour et le principal protecteur de Nazzâl, le fameux secrétaire d'Etat du Khalife, Issa ben Nestouras, dit « le chrétien ».

L'émir d'Alep, Saad Eddaulèh, de son côté, dès qu'il avait eu connaissance des desseins de Bakgour, avait mandé par écrit au basileus Basile cette rébellion de son ex-lieutenant. Il le conjurait de donner des ordres à Michel Bourtzès toujours encore duc impérial à Antioche ainsi qu'aux gouverneurs des places byzantines voisines,[9] pour qu'ils eussent à accourir à son secours à son premier appel. Bakgour, informé de cette correspondance entre son ancien souverain et le basileus, s'était donc déterminé à agir au plus vite. Levant subitement son camp, il s'avança à marches forcées jusque dans les campagnes de Na'ourah, à huit milles d'Alep. Il arrivait trop tard!

Dès le 10 avril 991, en effet, l'émir Saad était venu avec tous ses contingents installer son camp au pied des murs de sa belle capitale, devant cette fameuse vieille porte Al-Djinàn ou des Jardins qui, dans ces vingt dernières années seulement, avait vu défiler sous ses voûtes crénelées tant d'assaillants chrétiens ou sarrasins. Huit jours après, le 18 avril, il s'avançait avec six mille cavaliers bien armés à la rencontre de Bakgour jusqu'à quatre heures de marche d'Alep. Très peu d'Arabes des tribus, sauf les Bédouins Béni Kilab, marchaient sous ses étendards. Presque tous les autres avaient rejoint Bakgour. Par contre l'émir avait avec lui, renfort précieux, de nombreux contingents chrétiens que lui avait expédiés en hâte d'Antioche le duc Bourtzès. Le basileus qui devait, à ce moment déjà, être de retour en Bulgarie, au reçu de l'anxieux message de Saad, avait envoyé l'ordre à son lieutenant de secourir de suite son vassal.

On sait avec quelle rapidité les communications télégraphiques se transmettaient de Constantinople à la capitale des marches de Syrie, par le moyen des phares établis de distance en distance. Ainsi Bourtzès avait pu expédier les renforts assez à temps pour que l'émir les reçût avant de prendre contact avec l'ennemi. Ibn Dhafer, seul parmi les chroniqueurs orientaux, dit que le duc d'Antioche avait pris en personne le commandement de ces troupes de secours et qu'il avait fait sa jonction avec l'émir à Merdj Dabik, à deux parasanges d'Alep. Celui-ci avait pris auparavant la précaution d'enfermer sous bonne garde dans la citadelle alépitaine ses femmes, ses enfants et ses trésors.

Les deux pittoresques armées sarrasines de composition si variée se trouvèrent en présence dans la fin du mois de moharrem de l'an 381 de l'Hégire qui correspond environ au milieu d'avril 991, à Daïr-al-Rahib, dans ce district de Na'ourah où était venu camper Bakgour. C'était une localité sur la route de Bâli à Alep, à huit lieues à l'orient de cette ville. Le chef d'armée de l'émir, le vieux Loulou El-Kebir, un des plus fameux ex-mamelouks de Seïf Eddaulèh, son glorieux père, un de ses trabans favoris, après avoir disposé en ordre de bataille l'armée alépitaine, descendit de cheval et adressa à haute voix deux prières instantes au Dieu tout-puissant, lui demandant la victoire pour son maître. Une dernière fois l'émir proposa la paix au rebelle, offrant de lui remettre à titre de fief la seigneurie de l'immense territoire qui va de Rakkah à Homs. Sur le refus de Bakgour, l'ordre d'attaque fut donné et toute cette innombrable cavalerie sarrasine et bédouine s'entrechoqua avec furie. « Deux choses, dit le chroniqueur Yahia, contribuèrent surtout à donner la victoire à l'émir. D'abord celui-ci avait l'excellente coutume de récompenser les plus braves parmi ses guerriers par le don de somptueux vêtements d'apparat ou d'autres riches présents, tandis que l'avare Bakgour se contentait de noter les noms de ses plus braves soldats pour exiger d'eux dans la suite un service d'autant plus dur et dangereux, ce qui ne laissait pas de les irriter violemment. Puis encore Saad s'était abouché secrètement avec les partis de Bédouins si nombreux qui suivaient la bannière de Bakgour et les avait décidés par de brillantes promesses à trahir celui-ci pour piller son camp au plus fort de la mêlée. »

Cette bataille décisive eut donc lieu le 25 avril 991. Bakgour, très brave de sa personne, avait résolu de percer jusqu'à l'émir avec un groupe de ses plus audacieux mamelouks. Mais Loulou, averti par un déserteur, eut le temps de prévenir Saad et d'obtenir de lui qu'il changeât sa place avec la sienne. A cheval derrière le groupe compact des mamelouks imârites, le dévoué serviteur fit flotter ostensiblement au-dessus de sa tête l'étendard des princes d'Alep. Aussi parut-il à tous le chef suprême.

Trompé comme tous les autres, Bakgour, à la tête d'une troupe de quatre cents mamelouks d'élite, fond sur le généreux guerrier. D'un coup furieux de son arme il étend à terre Loulou, le casque et le crâne terriblement fendus. Il croit avoir tué l'émir et exulte de joie. Mais à ce moment Saad Eddaulèh s'avançant sur le front de l'armée se découvre aux siens. Ceux-ci, rassurés après cet instant d'angoisse, se précipitent à leur tour sur la troupe de Bakgour qui fuit dans la direction d'Alep. Beaucoup des mamelouks du rebelle furent tués ou pris dans cette poursuite. Lui-même, jetant la riche armure qui l'embarrassait, sacrifiant de même le non moins précieux caparaçon de son cheval de guerre, accompagné de sept cavaliers seulement, courut devant lui d'un galop éperdu. Poursuivant sa route à pied quand son cheval ne put plus marcher, il se cacha dans un moulin du fleuve Kouaïk à quelque distance d'Alep. Saad, qui voulait sa vie, le fit chercher partout, promettant une forte somme à qui le lui amènerait.

Le malheureux chef, dépouillé de tout ce qui lui restait par les Bédouins errants, qui détroussaient les fuyards des deux partis, avait dû se confier à l'un d'eux qui s'était chargé de le faire évader et l'avait conduit, dans cette retraite. Bakgour offrit à cet homme de l'or en quantité, toute la charge d'un chameau, à condition qu'il l'amènerait sain et sauf à Rakkah. Mais le traître, plus confiant dans la récompense proposée par l'émir, le vendit à ce dernier dont la joie fut grande. Le Bédouin reçut en échange d'un tel captif deux cents acres de terre, cent mille dirhams,[10] cent chameaux chargés de froment, cinquante pièces d'habillement. On voit de quelle importance était cette prise.

Cachant son prisonnier derrière une tenture, le vainqueur fit venir Loulou grièvement blessé. « Bakgour est entre, mes mains, que dois-je faire de lui? « dit Saad à voix haute à son dévoué lieutenant, « Tue-le de suite, y fut la brève réponse du guerrier. On entraîna le malheureux au château de Na’ourah avec un de ses lieutenants, et tous deux y furent décapités. Leurs corps, crucifiés, les pieds en l'air, turent exposés durant sept heures. On exposa de même la tête de Bakgour. Ainsi périt misérablement, après tant d'aventures épiques, l'ancien regarni d'Alep si longtemps et si souvent révolté contre son maître légitime.

Ce grand succès grisa l'émir Saad. Il congédia les troupes byzantines accourues à son secours et s'en alla camper avec son armée devant Bakkalï. Toute la famille de Bakgour, son harem, son trésor, son vizir Abou'l Hassan Ali Ibn Al Hossein Al-Mahgrebî, étaient accourus d'Alep se réfugier dans cette forteresse lointaine, tâche blanche aux rives de l'Euphrate. « Rends-moi Rakkah, qui est ma ville, » écrivit l’émir au commandant de la place. Celui-ci, un des mamelouks de Bakgour, avait nom Salamah Alrasik.[11] « Je suis ton esclave et ta chose, répondit-il à l'émir. Mais il y a ici à mes côtés des hommes qui s'opposeront à ce que je te livre cette forteresse tant que le sort de cette femme et de ces enfants n'aura pas été assuré et que tu n'auras pas autorisé ceux-ci à emporter avec eux le trésor de leur père. Tu n'as droit qu'aux seules armes des vaincus. » Saad jura perfidement tout ce qu'on voulut, et la forteresse du désert lui fut remise.

Comme les fils de Bakgour, descendant du château, défilaient devant lui emportant le trésor paternel, il fut désagréablement surpris de les voir déjà grands et forts. Un de ses fidèles, le juge de son Palais, Ibn Ali Hossein, se penchant à son oreille, lui dit: « Seigneur, Bakgour était ton esclave et ta chose. Tu ne l'as jamais ni affranchi ni vendu. Sa famille se trouve donc toujours dans les mêmes conditions vis-à-vis de toi. Tout ce qui est sa propriété t'appartient et tu ne commettras aucun péché en t'en emparant. » L'émir écouta cet avis perfide et le suivit contre toute justice.

Une autre chronique arabe qui raconte ces faits un peu différemment dit que les sommes ainsi reprises à la famille de Bakgour s'élevèrent au total considérable de huit cent mille dinars. Saad, ajoute-t-elle, avait donné sa foi le neuvième jour du mois de safar de l'an 381 et la viola le douze, trois jours après. Il traita très durement tout le reste de la maison de Bakgour et dépouilla de tous leurs biens ses principaux partisans. La famille du supplicié demeura captive. Seul, son vizir Al-Mahgrebî put se sauver à Koufah.

Les choses ne devaient cependant pas en rester là. La famille de Bakgour avait réussi à faire parvenir presque aussitôt ses doléances au Khalife. Al Azis dépêcha immédiatement un émissaire à l'émir avec ordre de lui envoyer les plaignants après leur avoir restitué leurs biens. Sinon il le menaçait de l'envoi d'une armée pour le châtier.

L'ambassadeur du Khalife, Faïk Al-Saklabi, rejoignit l'émir alors que celui-ci, ayant quitté Rakkah et enlevé Rabbah sur sa route, était déjà de retour, campant sous les murs de sa capitale. La lecture de l'impérieuse missive de son lointain suzerain transporta de fureur l'orgueilleux Saad, enivré par ses récents succès. La scène fut épique. Mandant devant lui Faïk, il le souffleta publiquement malgré ses violentes protestations et le força, comble d'humiliation, à avaler séance tenante la lettre du Khalife. « Retourne auprès de ton maître, » criait-il au malheureux envoyé ahuri. « Dis-lui que je connaissais parfaitement les sentiments qu'il nourrit à mon égard. Point n'est besoin qu'il m'envoie une armée. Je saurai bien aller le trouver de ma personne. Il aura bientôt de mes nouvelles à Ramleh. » Ramleh, c'était, on le sait, la porte de l'Egypte du côté de la Syrie.

Tandis que le pauvre envoyé, tant conspué, reprenait tristement la route du Caire, l'émir, tout entier à ses projets de vengeance, envoyait en hâte son avant-garde à Homs. Lui-même se disposait à marcher avec toutes ses forces sur Damas, qu'il voulait tout d'abord enlever aux Egyptiens. Occupé de ces préparatifs, il avait préféré demeurer dans son camp, remettant à plus tard son entrée triomphale dans sa capitale reconquise. Mais au bout de peu de jours des coliques violentes le mirent subitement dans un état très grave. Ses deux médecins l'engagèrent à rentrer en ville pour y prendre des bains très chauds. Comme ce traitement lui réussit d'abord fort bien, on se hâta d'organiser en son honneur une merveilleuse cavalcade dans Alep superbement décorée à cet effet. Mais ce n'était qu'un fugitif répit. Dès la troisième nuit après cette prétendue guérison, comme une de ses quatre cents concubines venait d'être appelée auprès de lui, l'émir affaibli succomba brusquement dans cette lutte amoureuse. Il roula à terré, frappé d'hémiplégie du côté droit. La jeune femme, affolée, courut chercher la sœur du maître, la princesse. Sitt-Ân-Nâs, qui convoqua à la hâte les deux médecins du Palais. Comme l'un d'eux voulut tâter le pouls de la main droite, le moribond tendit l'autre bras, disant: « Il n'y a plus de main droite depuis que j'ai trahi ma foi. » C'était une allusion mélancolique à ce serment fait par lui aux fils de Bakgour et qu'il avait violé. Ces paroles signifiaient: « Comme j'ai rompu mon serment, ainsi ma droite qui l'avait signé a été paralysée. »

Telle fut la fin lugubre du second émir hamdanide d'Alep, du fils du glorieux et brillant Seïf Eddaulèh, Saad Eddaulèh Aboul Maali. Il expira dans la nuit du samedi 5 au dimanche 6 décembre 991,[12] après un règne très agité de près d'un quart de siècle.[13] Sa dépouille, mise en bière, fut portée processionnellement à Rakkah sur l'Euphrate où elle eut sa sépulture, Il n'avait pas encore quarante ans quand il mourut, si du moins l'opinion qu'il n'avait que treize ans à son avènement est bien fondée. Ainsi périssaient à la fleur de l'âge, usés par les incroyables débauches de la vie du harem quand ils ne tombaient pas frappés sur un champ de bataille ou sous les coups d'un assassin, ces chevaleresques souverains syriens de la fin du xe siècle, poétiques prédécesseurs des émirs du xiie, adversaires acharnés des Bohémond et des Baudouin.

Le jour même de mort de Saad, ce même dimanche 6 décembre, ses mamelouks proclamèrent son fils aîné, Abou’l Fadhaïl Saïd, auquel ils donnèrent, le titre d'honneur de Saïd Eddaulèh. Saad lui-même l'avait désigné pour lui succéder avec le vieux héros, le fidèle et dévoué Loulou El-Kebîr, pour généralissime des troupes alépitaines. Dans son testament, il les recommandait tous deux aux bons soins de sa sœur Sitt An-Nas. Toute l'armée d'Alep, déjà en marche sur Damas, rebroussa chemin, et, aussitôt rentrée, prêta serment, de fidélité au nouveau souverain. Toutefois, un certain nombre des anciens mamelouks hamdanides prirent une altitude hostile. L'eunuque Becharah Al Kehidi Bilah Al-Seîfi[14] et Vefi Al-Saklabi, se refusant à reconnaître Abou'l Fadhaïl, passèrent au service du Khalife d'Egypte avec sept cents des leurs. Al Azis fit le meilleur accueil à cette troupe aguerrie. Il préférait de beaucoup à ses noirs soldats du Maghreb pourtant si braves, les guerriers turcs, surtout ces fameux mamelouks hamdanides « tellement héroïques », dit le chroniqueur arabe, qui ne semble pas s'apercevoir de sa vanterie, « tellement inaccessibles à la crainte dans les combats que Nicéphore Phocas avait coutume d'opposer constamment à chacun d'eux sur les champs de bataille dix soldats byzantins. »

Le régent Loulou que nous avons vu si dévoué à son maître lors du combat de Na'ourah, semble avoir été un homme de gouvernement. Il prit énergiquement en main le pouvoir au nom de son jeune pupille qui ne fut jamais émir que de nom et le maria à sa propre fille. De nombreuses mesures libérales habilement présentées le rendirent vite populaire. Beaucoup de règlements oppressifs furent supprimés. De même Loulou prit sur lui d'exempter la population des payements à faire pour le tribut annuel dû au basileus depuis la signature des derniers traités. De nombreux Alépitains qui s'étaient vu dépouiller de leurs biens sous les deux émirs précédents se les virent restituer. Ce fut comme une ère de paix et de prospérité après tant de calamités.

Cependant l'ancien vizir de Bakgour, Abou'l Hassan Al-Mahgrebî, échappé presque seul à la ruine de son maître, de Koufah où il avait vécu quelque temps caché, s'était, lui aussi, réfugié au Caire auprès du Khalife. Il y était arrivé dans les derniers jours de juillet de cette année 991 et avait reçu le meilleur accueil du souverain de plus en plus disposé à intervenir sérieusement dans les affaires alors si embrouillées de la Syrie.

Presque immédiatement, le nouveau venu était devenu le conseiller favori et tout-puissant du Khalife. Il en profita naturellement pour lui conseiller d'envoyer une armée contre Alep, ne cessant de lui répéter combien la conquête de cette ville serait facile et combien le gouvernement du nouvel émir se trouverait incapable d'opposer une résistance sérieuse aux troupes aguerries d'Egypte. Du même coup on rétablirait l’ordre à Damas dont le gouverneur pour le Khalife, l'eunuque Munir Al-Saklabi, s'était révolté au moment de la mort de son patron, le vizir Yakoub Ibn Killîs.

Les avis d'Al-Mahgrebî qui probablement affirmait de même qu'on n'aurait point à redouter l'intervention du basileus de Roum uniquement absorbé par le souci de la guerre bulgare, l'emportèrent sur ceux des conseillers plus prudents. Une forte armée égyptienne partit du Caire pour la Syrie au mois de chaban de l'an 381 de l'Hégire, c'est-à-dire vers la seconde quinzaine d'octobre ou la première quinzaine de novembre 991, sous le commandement du mamelouk turc Bangoutekin, « guerrier intrépide bien qu'imberbe », auquel le Khalife conféra avant son départ le titre d'honneur « d'émir des troupes victorieuses[15] ». Al-Mahgrebî comptait que les anciens mamelouks de Seïf se l'allieraient en masse à ce personnage! Nous venons de voir qu'à la mort de Saad, plusieurs centaines d'entre eux, sous le commandement de trois chefs, avaient quitté Alep pour passer au service du Khalife qui les avait comblés de ses bienfaits et gardés auprès de lui.

Bangoutekin était le chef militaire de l'armée d'Egypte. A la tête de ce qu'on appellerait aujourd'hui l'intendance du corps expéditionnaire, Al Azis avait placé un de ses hommes de confiance, Abou'l Fadhaïl Salih Ibn Ali Al-Roûdbâri. Le Khalife avait en outre expédié à Nazzâl, son gouverneur à Tripoli, l'ordre de rejoindre avec ses contingents l'armée de Bangoutekin et avait placé à ses côtés comme secrétaire Ahmed Ibn Mohammed Al-Tchoûri.[16] Enfin la direction générale des opérations avait été confiée à Al-Mahgrebî qui était le mieux informé des affaires de Syrie. Al Azis en personne fit la conduite au corps expéditionnaire jusqu'à une certaine distance du Caire. Au moment de s'en retourner il adressa à ses troupes des adieux solennels.

Le 29 novembre eut lieu le premier choc contre les troupes du rebelle Munir qui s'était avancé jusqu'à Ramleh à la rencontre des Egyptiens.[17] Munir, complètement battu et fait prisonnier, fut envoyé au Caire. Il y subit la honte de l'exposition publique, après quoi le Khalife lui fit grâce. De Ramleh, Bangoutekin s'avança rapidement sur Damas. Il fit son entrée dans cette ville sans rencontrer de résistance. Les chefs de l'armée, les habitants dit Abou'l Mahâcen, les troupes syriennes et les Arabes des tribus sortirent pour lui faire une réception solennelle. Il rétablit dans cette grande et turbulente, cité le pouvoir du Khalife, non sans exercer de sanglantes représailles contre les principaux partisans de Munir. Après y avoir séjourné jusqu'à la fin de l'année, il se mit en marche sur Alep dans les premiers jours de l'an 992, enlevant Homs sur sa route.

Le gouvernement du nouvel émir fut terrifié par l'approche de l'armée égyptienne. Kémal ed-din dit que le régent Loulou, dans l'impossibilité de résister, fit offrir à Bangoutekin une très forte somme pour le décider à se retirer, promettant de se soumettre à l'autorité du Khalife, de faire dire la prière, frapper la monnaie et marquer les étendards de la principauté au nom de celui-ci, en un mot de faire acte complet de vassalité. Bangoutekin, qui avait des instructions fort précises, refusa. Le vizir Al-Mahgrebî avait réussi à persuader au Khalife qu'Alep, faiblement gouvernée depuis la mort de Saad, serait une proie facile et Al Azis brûlait du désir d'annexer enfin à son empire cette superbe cité, de venger aussi l'outrage fait à son envoyé par l'émir défunt.

Donc, dans le courant de janvier 992, après avoir laissé garnison dans Homs, l'année d'Egypte parut une fois encore sous les murs de l’antique capitale des chevaleresques Hamdanides[18]! Comme on était loin, hélas, des temps glorieux de Seïf Eddaulèh! Cette ville infortunée voyait maintenant presque chaque année l'ennemi camper au pied des remparts.

Loulou, malgré sa détresse, n'avait point perdu de temps. Fidèle à cette politique, de bascule qui avait jusqu'ici si bien réussi aux émirs alépitains pour maintenir l'indépendance de leur petite principauté entre leurs deux puissants; voisins, se voyant cette fois menacé par le Khalife, il s'était, dès la première nouvelle de la mise en marche des forces égyptiennes, jeté à nouveau dans les bras du basileus toujours prêt à jouer de ce côté le rôle de protecteur intéressé. L'envoyé de Loulou, le marchand syrien Malkoun,[19] qui avait couru chercher Basile jusqu'au fond de la Bulgarie où ce prince vaillant menait la campagne contre cet autre ennemi héréditaire de l'empire, n'avait pas eu de peine à obtenir de lui qu'il passât l'éponge sur un fâcheux passé si récent. Le basileus avait signé avec la principauté une nouvelle convention identique, à celle qu'il avait, tout dernièrement conclue avec l'émir Saad. Ainsi Alep redevenait une fois de plus la vassale et la tributaire du basileus. Comme le danger était pressant, l'empereur expédia une fois de plus à Michel Bourtzès l'ordre de soutenir immédiatement l'émir son vassal contre quelque ennemi que ce fût. Basile n'était que trop heureux de pouvoir intervenir derechef dans ces régions.

Michel Bourtzès, assemblant à la hâte ses contingents constamment maintenus sur pied de guerre tout le long de cette extrême frontière, dans Antioche comme dans les places voisines, se mit en marche incontinent. Il n'était que temps, car les Alépitains, lassés d'un siège déjà long, songeaient à se rendre. Bangoutekin avait battu un de leurs corps détachés vers les plaines d'Apamée à la fin de juin ou dans les premiers jours de juillet de l'an 992,[20] puis il était revenu devant Alep. Il avait établi son camp en face de la Porte des Juifs et le siège le plus vif avait aussitôt commencé. Chaque jour on se battait avec acharnement sur tous les points de l'immense enceinte entre Egyptiens et gens d'Alep. Ces derniers étaient à bout de courage. « Arrangez-vous avec les Egyptiens, vinrent-ils dire à l'émir et à son premier ministre, sinon nous leur livrerons la ville. » « Patientez encore trois jours, leur répondit le jeune prince. Albordji, le gouverneur impérial à Antioche, accourt à mon aide avec sept régiments de ses soldats.[21] »

Déjà les troupes grecques de secours campaient sous les murs de Gastouni, sur le territoire d'Er-Roudj, ce fort château alépitain dont il devait plus tard être si souvent question à l'époque des Croisades. Les assiégeants d'Alep, apprenant l'arrivée imminente de cet ennemi toujours si redouté, furent violemment troublés. Bangoutekin, Al-Mahgrebî et les autres chefs, ayant tenu conseil, dépêchèrent au duc impérial un de leurs officiers pour tenter de le fléchir: « Je ne suis venu ici, lui mandait Bangoutekin, que pour combattre l'émir d'Alep. Je ne mettrai pas le pied sur la terre du basileus. Je ne tolérerai pas qu'aucun des miens le fasse, ni qu'aucun aille faire du pillage chez vous. » Il ne faut pas oublier que la trêve de sept années signée entre l'empereur et le Khalife à la fin de l'année 987 n'était point expirée. Le rude et impatient Bourtzès fit à l'envoyé d'Egypte le plus brutal accueil. Au mépris du droit des gens, il le fit saisir et jeter enchaîné dans un cachot.

Alors Bangoutekin exaspéré, impatient de venger une telle injure, après avoir assiégé Alep trente-trois jours durant, se décida, sur les conseils d'Al-Mahgrebî et des autres chefs, à prévenir les impériaux en marchant à leur rencontre plutôt que de les attendre et de se faire prendre ainsi entre deux ennemis. Laissant devant Alep une portion de son monde sous les ordres de ses trois lieutenants: Becharah Al-Kali Ibn Abi Ramâda, Mi'dâd et Ibn Zalim, il marcha droit sur Antioche, certainement dans le but de forcer Bourtzès à s'en retourner. Kémal ed-din dit qu'il avait avec lui soixante-dix mille hommes et Bourtzès seulement trente-cinq mille. Ce sont certainement des chiffres très exagérés des deux parts. Sur la grande route qui va d'Alep à Antioche, l'armée d'Egypte rencontra d'abord le château d’Imm, Kissn-'Imm, l'ancienne Emma, sur le territoire d'Artah, à peu de distance de cette cité. C'était une forteresse alors byzantine, en même temps une de ces villes réservées à la débauche et au plaisir comme il en existait, paraît-il, à cette époque plusieurs en ces contrées étranges. Celle-ci était située à vingt lieues d'Alep, à trente-trois seulement d'Antioche.[22] Bangoutekin eut tôt fait de s'en rendre maître et reprit immédiatement sa marche sur Antioche, massacrant tout ce qu'il rencontrait sur sa route, faisant des prisonniers, brûlant et pillant. Bientôt les habitants de la grande forteresse chrétienne, du haut des créneaux de leurs murailles, virent avec épouvante se dresser en face de leurs remparts, au-devant de la porte appelée Bab Fâris, le grand pavillon rouge de l'ancien mamelouk turc devenu le général en chef du Khalife d'Egypte. A partir de cette porte jusqu'à celle de la Mer, Bab el-Bàhr, l'armée d'Afrique enceignit étroitement la grande Théoupolis. Sur toute cette ligne, la lutte s'engagea sur-le-champ furieuse, acharnée.

Bien que les chroniqueurs n'en disent rien, la marche en avant de Bangoutekin avait eu le résultat prévu. Bourtzès avait été forcé de rétrograder puisque nous le trouvons à ce moment de retour dans Antioche. Les habitants et la garnison peuplant de leur multitude les portions assaillies de la muraille répondaient à l'attaque des noirs guerriers du Maghreb en les couvrant d'une pluie ininterrompue de flèches. En vain les Egyptiens les insultaient à voix haute, les invitant à sortir pour livrer bataille en rase campagne. Bourtzès, conscient de sa faiblesse, demeura obstinément enfermé derrière ses remparts. Alors, Bangoutekin, voyant bien qu'il ne pourrait forcer une aussi puissante citadelle dont les murailles remontant le flanc des vallées s'en allaient couronner le haut des monts, comprenant qu'il lui fallait un matériel de siège et qu'il risquait du même coup de perdre toute chance de conquérir Alep, se décida subitement à une prompte retraite. Douze heures après avoir paru devant Antioche, il repartait dans la direction de cette autre ville. Les chrétiens virent avec un soulagement indicible disparaître vers le sud cette multitude hurlante, Ces luttes des soldats de Bourtzès contre l'armée de Bangoutekin ont dû se passer dans l'été de l'an 992, dans le cours des mois de juillet et d'août principalement.[23]

Le siège d'Alep reprit de plus belle. L'attaque de Bangoutekin fut incessante, sans trêve ni repos, mais le jeune émir et son tuteur se défendaient avec vaillance. Après deux mois de combats, en février de l'an 993,[24] Bangoutekin ne se trouvait pas plus avancé. Force lui fut, faute de subsistances probablement, de lever le siège et d'aller se ravitailler à Damas. Il laissait comme gouverneur égyptien à Homs un certain Mi'dâd dit le Hamdanien, quelque transfuge d'Alep certainement.

Pour l'histoire de la levée de ce second siège d'Alep, Ibn el Athir et Abou'l Mahâcen paraissent avoir puisé à une même source excellente. Tous deux racontent qu'Abou'l Fadhaïl et Loulou, comme c'était le temps de la moisson, voyant bien que Michel Bourtzès n'était pas en état de leur porter un secours efficace, auraient, à force de cadeaux et de belles promesses, gagné Al-Mahgrebî et Al-Tchoûri pour qu'ils persuadassent à Bangoutekin de s'en aller. Le prétexte devait être que les assiégeants, dépourvus de subsistances, éprouvaient trop de difficultés à s'approvisionner. Il demeurerait du reste convenu qu'on reviendrait prendre Alep l'an prochain. Bangoutekin, fatigué de cette lutte interminable, désireux de rentrer en Egypte, serait tombé d'accord pour s'en aller de la sorte. Tous ensemble auraient écrit à Al Azis qu'ils n'avaient plus de vivres et demandaient à aller se ravitaillera Damas, ce qu'ils firent du reste aussitôt, sans attendre le retour de leur envoyé.[25] Mais le Khalife, furieux, envoya l'ordre à Bangoutekin de reprendre sur-le-champ les hostilités.

Du même coup Al Azis destituait Al-Mahgrebî dont les nombreux ennemis saisirent avec empressement cette occasion de le noircir dans l'esprit du maître. Abou'l Fadhaïl Al-Roùdbâri, au dire de Bar Hebraeus, le remplaça aux côtés de Bangoutekin. Enfin le Khalife, pour ôter tout prétexte à ses lieutenants, leur envoyait par mer, à Tripoli, des provisions en abondance qui furent expédiées de là à l'armée assiégeante.

Nous ignorons pour quelle cause Michel Bourtzès n'avait pas encore repris sa marche sur Alep si brusquement arrêtée par la pointe hardie de Bangoutekin contre Antioche. Probablement il n'avait pas de forces suffisantes. Yahia nous dit seulement que lorsque le basileus eut appris au fond de la Bulgarie le traitement déloyal que son lieutenant avait infligé à l'envoyé d'Egypte, il en fut très marri. Il adressa au duc d'Antioche les plus vifs reproches et se fit amener l'ambassadeur qui, certainement, avait été expédié sous escorte à Constantinople. Il s'entretint doucement avec lui et le fit mettre en liberté.

Toute l'année 383 de l'Hégire qui correspond à peu près à l'année chrétienne 993 se passa encore en hostilités entre les trois parties belligérantes. Michel Bourtzès marcha d'abord contre les habitants de Latakieh qui, étant alors sujets impériaux, s'étaient soulevés, probablement encouragés par la présence des troupes égyptiennes en Syrie. Yahia, qui seul nous dit ce détail, raconte que le châtiment de la malheureuse petite cité maritime fut terrible. La population rebelle fut transportée en masse sur le territoire de l'empire. De son côté, Bangoutekin parcourut une fois de plus la principauté d'Alep, enlevant les unes après les autres les places de l'émir. Le 31 août, Vefa, ancien compagnon de Seïf Eddaulèh, lui rendit Apamée dont il était gouverneur. Six jours plus tard, le mercredi 6 septembre, ce fut le tour de Chaizar, qui fut livrée aux troupes d'Egypte par Saoussan, un des anciens mamelouks de Saad, auquel Bangoutekin avait promis sûreté.

Dès le mois de moharrem de l'an 384 qui correspond à la fin de février et au commencement de mars 994, les forces maugrebines reprirent le siège de la malheureuse cité d'Alep. Al-Mahgrebî, rentré en grâce auprès du Khalife, était arrivé d'Egypte avec de nombreuses troupes fraîches venant grossir les trente mille hommes qu'avait déjà Bangoutekin et, vers la fin de mai ou les premiers jours de juin,[26] la capitale des Hamdanides se trouva, pour la troisième fois en un si court espace de temps, étroitement bloquée par toutes les forces du Khalife en Syrie. Bangoutekin dirigeait encore les opérations, sous la haute direction d'Al-Mahgrebî, désigné à nouveau par le Khalife comme le plus capable et le mieux informé pour réorganiser et gouverner ces belles terres de Syrie dès qu'elles seraient reconquises.

Dans cette détresse, le jeune émir, Loulou, son ministre et la masse des Alépitains, réduits au désespoir, s'adressèrent une fois encore au basileus Basile. Une fois encore celui-ci, toujours plein de bienveillance intéressée, manda au duc d'Antioche de marcher à leur secours. En même temps il expédiait à celui-ci d'importants renforts sous la conduite du magistros Léon Mélissénos, celui-là même que nous avons vu jouer un rôle si douteux devant Balanée en 980, plus tard encore lors de la déroute de la Porte Trajane dans l'été de 986, qui enfin avait pris part à la révolté de Bardas Phocas en 987.[27] Le basileus lui avait pardonné toutes ces trahisons, probablement à cause de ses talents d'homme de guerre.

Les deux chefs impériaux, à la tête de cinquante mille guerriers, au dire, d'Ibn el Athir et de Bar Hebraeus, de trente-cinq mille seulement, au dire de Kémal ed-din, qui a confondu les deux expéditions, pénétrèrent en territoire alépitain, semant le meurtre et l'incendie sur leur passage, faisant de nombreux prisonniers, châtiant cruellement les malheureuses populations qui, deux ans auparavant, avaient fourni des vivres aux troupes d'Egypte en marche sur Antioche.

A la première nouvelle de l'approche de la grande armée chrétienne, Bangoutekin, abandonnant une fois encore le siège d'Alep, s'était, sur le conseil des autres chefs musulmans, jeté résolument à la rencontre des Byzantins avec tout son monde, voulant à tout prix empêcher la jonction des impériaux avec les contingents de l'émir, désireux aussi de ne pas se trouver pris entre ces deux périls. Kémal ed-din dit avec grande exagération que le chef turc des troupes d'Egypte avait avec lui soixante-dix mille hommes. Bar Hebraeus parle de trente mille cavaliers d'Afrique. La rencontre de ces deux formidables masses armées eut lieu à trois heures seulement d'Antioche, à une faible distance d'Apamée sur les bords du fleuve Oronte, aux gués dits du Pont de fer,[28] sur le penchant des collines, à Al-Arvadj. Bourtzès, à cause de l'infériorité des forces chrétiennes, avait été d'avis de suivre une autre route, mais l'opinion contraire des chefs alépitains l'avait emporté. Quelques troupes de l'émir, sous le commandement du chef hamdanide Riàh Al-Hamdani et d'autres hommes de ce clan, avaient en effet réussi à joindre les impériaux, et leurs officiers, fiers de combattre aux côtés de tels alliés, se croyaient sûrs de vaincre.

Le fleuve seul séparait les deux camps. Une forte crue le rendait pour le moment infranchissable. Sur la rive droite, le gros des forces chrétiennes occupait le gué principal, tandis que quelques détachements parcouraient en tous sens le territoire de la principauté pour empêcher l'ennemi de fourrager. Les contingents alépitains gardaient soigneusement le second gué. Tout le long de la rive gauche était déployée, l'armée d'Afrique supérieure en nombre. Nous ignorons quelle était la composition de ces troupes tant chrétiennes que musulmanes. Ce devait être comme toujours le même pittoresque, mélange, de toutes les races orientales depuis le Russe gigantesque, depuis le souple cavalier géorgien jusqu'au Bédouin rapide, jusqu'au maugrebin crépu des rives du Haut Nil ou des lointains rivages d'Afrique.

Dès que les eaux eurent quelque peu baissé, les Alépitains, plus pressés, voulurent passer le fleuve pour attaquer les Egyptiens. Bangoutekin détacha de leur côté ses auxiliaires bédouins et quelques autres troupes tandis qu'avec le gros de l'armée il continuait à faire face aux impériaux. Ceux-ci, mieux disciplinés que leurs impatients alliés, se tenaient en bataille sur la rivé sans faire mine d'attaquer. Ibn Dhafer dit que le combat s'engagea par la faute de Léon Mélissénos qui ne voulut pas obéir à Bourtzès son chef direct. Les deux armées s'observaient, s'insultant d'une rive à l'autre. Bangoutekin s'était solidement établi en face des deux gués qu'il commandait absolument. Il avait fait aux siens la défense formelle sous peine de mort de franchir la rivière avant l'heure que son astrologue désignerait. Soudain on vit un vieux guerrier turc, dédaigneux des ordres du maître, un soldat de cette fameuse milice deïlémite qu'on retrouve sur tous les champs de bataille de l'Asie à cette époque, se précipiter seul dans la rivière sous les yeux de l'armée grecque. Il tenait un bouclier et trois flèches. Chacun le regardait. En vain les impériaux, dès qu'ils l'ont aperçu, le couvrent d'une pluie de traits. Avec une intrépidité sans égale, il traverse le fleuve, tantôt nageant, tantôt marchant avec de l'eau jusqu'à la poitrine. Il aborde sur la rive ennemie, se dresse furieusement et se taille une place libre au milieu des Grecs qui l'assaillent de toutes parts.

Alors, exaltés par l'exploit de ce fanatique, toute l'armée d'Egypte, cavaliers et fantassins, sourds à la voix de leurs chefs, se jetant à l'eau, se ruent à sa suite sur les impériaux. « Et Dieu tout-puissant leur donna la victoire. » Les troupes chrétiennes fléchissent sous l'assaut inouï de ces combattants surexcités. En même temps une rumeur grandissante éclate sur leurs derrières. Ce sont les Bédouins de Bangoutekin qui, après avoir passé le fleuve au second gué de l’Oronte, ont mis en fuite les contingents alépitains. En les poursuivant, ils ont atteint le camp chrétien qu'ils commencent à piller. Alors la panique devient la plus forte. Les vieilles troupes de Roum, furieusement poursuivies par les cavaliers du Maghreb, fuient entraînant leurs deux chefs, malgré les efforts désespérés que ceux-ci font pour les retenir.

Ce fut une immense déroute. Cinq mille chrétiens périrent dans le combat. Beaucoup succombèrent dans la fuite. Une foule tomba dans la captivité des Egyptiens ou des Bédouins. Açogh'ig[29] cite parmi les victimes de cette journée plusieurs guerriers de son pays, soldats arméniens au service de Roum: « le fils de Horas, le patrice Yanak, le pieux Toros du district de Hachtenk, beaucoup d'autres nobles d'Arménie. » Il périt de même trois cents guerriers alépitains. Tous les bagages, une multitude de chevaux, d'armes, de vêtements de prix, des sommes considérables en numéraire, devinrent la proie de l'ennemi. Michel Bourtzès et Léon Mélissénos, le désespoir au cœur, ne se trouvèrent en sûreté avec les débris de leur armée que derrière les murailles d'Antioche. Cette grande bataille qui prit le nom de bataille du gué de l'Oronte et qui vit la défaite des troupes chrétiennes par l'armée d'Afrique, fut livrée le vendredi sixième jour du mois de chaban de l'an 384 de l'Hégire qui correspond au 15 septembre de l'an 994.[30]

L'armée ennemie poursuivit jusque sous les murs d'Antioche les chrétiens débandés. Un neveu de Michel Bourtzès, fils de sa sœur, s'était réfugié avec beaucoup d'autres combattants dans le château d’Imm. Les Egyptiens qui les suivaient, entrèrent de force dans cet édifice et y mirent le feu.[31] Le neveu de Bourtzès, trois cents patrices, deux mille cavaliers grecs, un immense butin seraient là tombés aux mains des Infidèles. En outre, dix mille prisonniers musulmans qu'on y trouva entassés, vinrent grossir les rangs des Africains vainqueurs. Il est probable que ces chiffres sont très exagérés.

L'armée de Bangoutekin, accourue sous Antioche sur les pas des fuyards, dut se borner à une simple démonstration. Ce fut plutôt une formidable razzia. Le général égyptien qui avait laissé son matériel de siège devant Alep n'était pas en état de donner l'assaut à une aussi puissante forteresse défendue par tout ce qui restait de la belle armée de Bourtzès. Les vainqueurs se contentèrent de dévaster affreusement les campagnes environnantes. Plus de dix mille têtes de bétail, buffles, bœufs, vaches, tombèrent en leur pouvoir. Brûlant, pillant et massacrant, les noirs démons du Sud poussèrent leur pointe victorieuse jusqu'au delà des territoires de Boukah et de Bagras, bien plus loin encore, jusque sous les murs de Marach, paraît-il, sans que les troupes consternées de Michel Bourtzès et de Léon Mélissénos osassent sortir d'Antioche.

Sur la route du retour, Bangoutekin imposa facilement son autorité à tout le territoire alépitain. Toutes les forteresses de la région, A'zaz entre autres, à dix ou douze heures de marche au nord-ouest d'Alep, se rendirent à lui. Partout il nomma des gouverneurs au nom du Khalife. Enfin, après avoir couru la Syrie septentrionale deux mois durant,[32] traînant à sa suite d'innombrables prisonniers, un immense butin, le généralissime reparut devant Alep dont l'interminable blocus avait probablement été maintenu par ses lieutenants.

Le siège, dès ce mois de chaban, reprit avec une extrême intensité. Plus que jamais l'armée égyptienne enceignit étroitement la capitale des Hamdanides. Pour mieux installer ses troupes pour l'hiver qui approchait, pour prouver aussi à la population alépitaine combien son dessein de la subjuguer demeurait immuable, Bangoutekin transforma son camp installé comme de coutume en face de la Porte des Juifs en une ville fortifiée, véritable cité militaire improvisée avec ses maisons, ses bazars, ses mosquées, ses marchés, ses boutiques et ses bains. Plusieurs siècles plus tard, les ruines de cette immense agglomération se distinguaient encore, paraît-il, sur les bords de la rivière Kouaïk.

L'intendant général de l'armée assiégeante était, à ce moment, un marchand de soie de race juive Abou Sahl Manassé[33] Ibn Ibrahim dit Al-Youdi Al-Kazzâz.[34] Le gouverneur du jeune émir, le vieux Loulou, avait profité de l'absence momentanée de Bangoutekin et de son armée pour faire entrer dans Alep tout le blé qu'on avait pu recueillir sur le territoire de la principauté. Tout celui qu'on n'avait pu transporter avait été brûlé pour faire le vide devant les Egyptiens.

Ce dernier siège d'Alep fut de beaucoup le plus long et le plus cruel pour les assiégés. Des deux parts, l'acharnement fut extrême. Loulou, brave et pieux, se montra à la hauteur du péril. Jamais il ne se départit de son honnêteté native. Comme la population, qui avait épuisé ses dernières provisions, souffrait de la faim, il fit acheter d'office aux marchands de céréales le blé qu'ils possédaient aux prix qu'ils voulurent et le revendit au peuple à des taux très modérés. » Ainsi, dit le chroniqueur, il commettait deux bonnes actions à la fois. « Cependant même ces ressources suprêmes furent tôt épuisées. On mangea les chevaux, les ânes. Bientôt la famine devint affreuse.

Comme chaque fois que l'ennemi du Sud pressait Alep, les régents de la malheureuse cité si constamment disputée, avaient tourné leurs regards vers puissant basileus de Roum qui devait être d'autant plus facile à gagner aujourd'hui qu'il avait à venger le lamentable affront infligé à ses armes au gué de l'Oronte. Abou Ali Ibn Doureid fut l'envoyé chargé de porter en hâte au basileus à Constantinople avec les plus riches présents, au nom des traités d'alliance et de protection tant de fois signés entre l'empire et la principauté, l'appel suprême de la ville en détresse. « Accours, Basileus, » écrivaient au souverain de Roum l'émir d'Alep et son fidèle ministre, « hâte-toi. Nous ne le demandons point de faire la guerre à Bangoutekin et aux troupes d'Egypte. Nous te prions uniquement de leur faire peur en t'avançant à notre secours. Le seul bruit de ton approche les forcera à lever le siège. Songe que si notre cité succombe, il en sera presque aussitôt de même de celle d'Antioche. Une fois celle-ci abattue, Constantinople sera en grand péril. »

Cette fois encore l'envoyé de l'émir ne rejoignit le basileus qu'« au cœur du pays bulgare » suivant l'expression d'Ibn el Athir,[35] nous ne savons au juste en quelle localité. On en était précisément à cette période la plus violente de la seconde guerre bulgare. Basile se trouvait à ce moment, affirme Yahia, depuis quatre années consécutives en pays ennemi, sans qu'il fût peut-être durant tout ce temps rentré une seule fois dans sa capitale, sans cesse occupé à combattre ce peuple si opiniâtre dans sa défense, à organiser au fur et à mesure les territoires conquis pied à pied.

Les mauvaises nouvelles de Syrie semblent avoir fait sur l'esprit si bien équilibré du basileus une impression tout à fait extraordinaire: Nous ne savons exactement à quel moment du siège d'Alep l'envoyé de l'émir était parti, mais il semble probable que Basile reçut presque simultanément la nouvelle du grand désastre de ses troupes au gué de l'Oronte à la fin de septembre et celle de l'extrémité dans laquelle la grande cité syrienne était retombée à la suite de cette défaite, serrée de près par toute l'armée d'Egypte, par tous les Bédouins de Syrie et de Mésopotamie accourus à la curée. Certainement le parti militaire à Byzance devait attacher un grand prix à la conservation de la capitale des Hamdanides, et de la Haute Syrie, et Basile n'avait pas besoin que l'émir Abou'l Fadhaïl lui signalât le danger que courrait Antioche, cette première forteresse de l'empire dans le Sud, reconquise au prix de tant de sang, au cas où la ville voisine d'Alep tomberait définitivement aux mains du Khalife. C'était une éventualité qu'il fallait à tout prix éviter.

Basile, capitaine consommé, se rendit si bien compte de la gravité extrême de la situation, que, par une décision qui semble avoir été quasi instantanée, il résolut, malgré sa présence presque indispensable en Bulgarie, malgré la saison mauvaise commençante qui était à cette époque un obstacle à peu près insurmontable à la marche des troupes, de se rendre immédiatement de sa personne à Alep à la tête d'une armée de secours. Certainement l'envoyé de l'émir lui avait exposé qu'il n'y avait pas un jour à perdre et que les extrémités de la famine pouvaient d'une heure à l'autre livrer Alep aux soldats de Bangoutekin.

Donc, abandonnant momentanément à ses lieutenants le soin de poursuivre la lutte bulgare, le basileus, rassemblant de toutes parts ses forces avec une rapidité merveilleuse, « pareil au lion qui bondit », partit pour le Sud en plein hiver avec une puissante armée. C'était pour l'époque une entreprise tout à fait inouïe que de traverser ainsi tout d'une haleine à la tête de forces très nombreuses, au milieu de la mauvaise saison, des espaces aussi vastes que ceux qui séparent Constantinople de la Haute Syrie, car il est probable que le basileus revint en poste de Bulgarie à Constantinople et que la campagne ne commença vraiment qu'à partir de cette ville. De là partirent avec l'empereur les troupes les plus lointaines. Les autres, successivement groupées dans les vastes camps fixes espacés sur la grande route militaire de la capitale au Taurus, durent rallier l'armée au fur et à mesure de sa marche en avant. Oui, c'était une entreprise vraiment prodigieuse et il semble, par les rares détails que nous ont fournis les chroniqueurs que Basile l'ait menée à bien avec une habileté, une fougue, une maestria, une décision dignes des plus grands capitaines. Si nous étions un peu moins misérablement renseignés, il est probable que la course enragée de l'empereur Basile à travers toute l'Asie Mineure, des bords de Marmara aux rives de l'Oronte, dans le courant de l'hiver de 994 à 995, pour voler au secours de l'émir d'Alep, son vassal, soutiendrait la comparaison avec les expéditions militaires les plus célèbres de l'antiquité comme des temps modernes.

Malgré la diligence employée, il est clair que d'aussi grands préparatifs ne purent être terminés en quelques jours. En admettant que le basileus ait été informé dans le courant d'octobre de la déroute de ses lieutenants et qu'il ait été rejoint vers la fin de novembre ou le commencement de décembre par l'envoyé de l'émir Abou'l Fadhaïl chargé de lui faire part du danger que courait Alep, il dut se passer nécessairement plusieurs semaines entre le moment où l'empereur abandonna en hâte ses cantonnements de Bulgarie et celui où il fut prêt à quitter le Palais Sacré pour se mettre à la tête des premiers échelons de l'armée qu'il allait conduire à travers les thèmes d'Asie. L'hiver devait être donc très avancé, presque à son déclin, et l'année 993 fortement entamée quand il se mit en route. Il importait à tel point de se hâter si on ne voulait arriver trop tard, alors qu'Alep affamée se serait déjà rendue aux Egyptiens, que l'expédition se transforma de suite en une rapide marché de cavalerie, comme un de ces raids gigantesques auxquels nous ont accoutumés récemment les guerres d'Amérique entre armées fédérale et confédérée.

Voici le peu que nous disent les chroniqueurs arabes sur cette célèbre première campagne du basileus Basile en Syrie. Quant aux Byzantins, ils n'en soufflent mot, tant nos sources de ce côté sont déplorablement insuffisantes. C'était la première fois, semble-t-il, que ce prince mettait le pied en Asie depuis que tout enfant avec sa jeune mère et son frère presque au berceau il avait accompagné son glorieux beau-père Nicéphore Phocas jusqu'au pied du Taurus, à Drizibion, lors de la grande expédition de celui-ci en Cilicie, bien des armées auparavant.

Abou'l Mahâcen dit que Basile n'eut pas le temps de réunir une forte armée, mais qu'il revint en hâte de Bulgarie à Constantinople d'où il partit avec cent mille hommes. Bar Hebraeus cité le chiffre fantastique de trois cent mille; d'autres disent cent trente mille. Yahia, d'ordinaire si précis comme aussi Ibn Dhafer, paraissent être plus près de la vérité en évaluant la force du corps expéditionnaire à quarante mille hommes environ. C'était une masse de combattants telle qu'il y avait difficulté extrême à la transporter ainsi d'une extrémité à l'autre de l'empire, à travers les cimes du Taurus et les sables de la Haute Syrie. Yahia que je suivrai surtout et Kémal ed-din, d'après lui, disent que c'étaient toutes des troupes d'élite. On les fit venir par compagnies, chacune de son thème, le gros de la colonne ralliant les détachements sur la route. Certainement, comme toujours dans ce cas, le basileus suivit la grande route militaire qui allait de Chrysopolis au Taurus, par Drizibion. Après avoir franchi les défilés de cette chaîne, puis la plaine de Cilicie, puis les défilés de l'Amanus, on gagnait Antioche d'où la distance n'était plus grande jusqu'à Alep.

Quarante milles hommes à pied eussent mis plus de trois mois à franchir ces espaces infinis. Basile tourna la difficulté par une mesure insolite qui semble avoir fait sur l'esprit des contemporains une impression profonde. Il monta toute son armée. Chaque, soldat eut à sa disposition une mule de course rapide, choisie avec grand soin. Probablement cette innombrable cavalerie fut réunie en hâte dans les immenses écuries impériales des thèmes d'Asie, dont la principale était Malagines. En outre chacun de ces cavaliers improvisés conduisait en laisse une monture de réserve, c’est ainsi qu'on traversa l'Asie Mineure en seize jours, suivant Aboulfaradj.[36] « Basile, dit Yahia, dans sa hâte extrême d'arriver à temps, ne se préoccupait nullement de laisser beaucoup de monde en arrière. Toujours on allait de l'avant. « Cette chevauchée fantastique que nous aimerions tant à mieux connaître eut sa récompense. Le basileus Basile arriva à l'improviste à Antioche, sans que personne se fût douté de sa venue! Il est vrai que des quarante mille cavaliers improvisés qui le suivaient au début, il n'en avait plus avec lui que dix-sept mille. Mais beaucoup des vingt-trois mille demeurés en arrière devaient rallier incessamment. « Cette course, s'écrie le chroniqueur Ibn Dhafer, est une chose qu'on n'avait jamais encore vue. » « C'était, dit l'historien arabe, dans le mois de rebia de l'an 385, qui correspond à peu près au mois d'avril 995. Il y avait à ce moment plus d'un an que durait le troisième siège d'Alep.

Basile ne fit que, traverser Antioche. Emmenant certainement avec lui Michel Bourtzès et Léon Mélissénos avec leurs contingents, l'empereur poursuivit sa marche foudroyante vers Alep qui tenait encore. A Merdj Dabik,[37] sur le territoire d'A'zas, dans la vaste plaine montagneuse d'El-Amk, à l'est d'Antioche, avec le lac du même nom à son centre,[38] où il ne se trouvait plus qu'à quatre parasanges de la grande ville assiégée, alors que les Egyptiens ignoraient encore totalement, semble-t-il, sa venue, il s'arrêta pour expédier à l'émir d'Alep deux de ses officiers: « Tiens bon, mandait-il à son vassal, me voici arrivé. Après-demain matin j'attaquerai les Egyptiens. « Or, des irréguliers de l'armée de Bangoutekin étaient venus faire paître leurs chevaux dans les vastes plaines d'Apâmée. Ils réussirent à s'emparer d'un des émissaires du basileus et le menèrent au généralissime du Khalife. Abou'l Mahâcen dit: « Quand le basileus Basile toucha aux pays de l'Islam, Loulou fit dire à Bangoutekin: « L'Islam m'unit à toi malgré tout et je te donne cet avis salutaire: le roi des Grecs et ses troupes arrivent sur vous. Prenez garde. » « Ce qui, ajoute l'historien arabe, fut confirmé par les espions du général égyptien. »

L'effrayante nouvelle de l'arrivée du basileus tombé des nues fut un coup de foudre pour Bangoutekin. Lui qui croyait que la reddition d'Alep n'était plus qu'une question d'heures, fut tellement bouleversé par le terrible récit qui lui arrivait du Nord, qu'il ne pensa plus qu'à fuir. Ce grand basileus de Roum qui avait ainsi franchi par miracle tout son empire au galop de son armée et qui se trouvait à quelques heures de marche alors qu'il le croyait encore au fond de la Bulgarie, l'épouvanta. Probablement le chiffre de l'armée grecque avait été démesurément grossi dans l'effarement des premières nouvelles. Levant sur l'heure le siège de cette ville qu'il convoitait depuis tant de mois et pour laquelle il avait sacrifié tant de ses soldats, incendiant à la hâte cette cité improvisée qui était son camp, ces magasins, ces bazars qu'il avait édifiés avec tant de soin, tout son parc de siège, détruisant les vivres, les fourrages de son armée, abandonnant ses armes, expédiant précipitamment ses équipages à Damas, Bangoutekin, fuyant l'armée impériale, se jeta avec toutes ses forces dans la direction du sud par la vallée de Kinnesrîn. Sa retraite fut si rapide qu'elle semblait une fuite. Le 5 mai déjà le généralissime rentrait à Damas avec son armée épuisée par ce long effort rendu si brusquement, si inopinément inutile.

Les appréciations des historiens arabes sur la durée de ce troisième et dernier siège infructueux d'Alep varient. L'un parle de sept mois et demi, l'autre de onze. Yahia et Ibn el Athir se rapprochent plus de la vérité en disant treize mois. En réalité, cette opération avait duré au moins ce temps-là, depuis le retour de Bangoutekin sous les murs d'Alep, dans l'année 994. Seulement le siège n'était devenu vraiment sérieux qu'à partir de la déroute de Michel Bourtzès au gué de l'Oronte le 15 septembre de cette même année, jusqu'à l'apparition de Basile dans les campagnes d'Antioche dans le courant d'avril 995, ce qui explique la durée de sept mois et demi indiquée par un des chroniqueurs.

Bangoutekin et son armée s'étaient à peine enfuis que les habitants d'Alep, ne pouvant encore en croire leurs yeux, virent monter au loin vers le ciel les flots de poussière annonçant les tètes de colonnes des impériaux. Les chroniqueurs, hélas, toujours si sobres de détails, ne nous disent pas si Basile témoigna d'un grand dépit en voyant ainsi lui échapper l'armée d'Afrique. Le but de son expédition était pleinement atteint. Alep, soustraite à l'imminent danger de la conquête égyptienne, demeurait vassale de l'empire, boulevard avancé de la puissance de Roum en face des premières terres soumises au Khalife. Les historiens arabes ne disent rien non plus de l'accueil enthousiaste fait aux hardis soldats de la Croix par cette immense population musulmane qu'ils venaient de délivrer des horreurs d'une conquête étrangère faite les armes à la main. Seulement ils rapportent que les troupes de Basile campèrent sur l'emplacement de la ville militaire que venait de brûler Bangoutekin et que le basileus put juger, par l'immensité de ruines fumantes, de l'importance de l'armée qui s'était évanouie devant lui au seul bruit de son nom. Basile, ajoutent-ils, en fut vivement impressionné. Probablement le basileus comprit que si Bangoutekin avait connu exactement le petit nombre de ses soldats, il l'eût attendu de pied ferme.

Les chroniqueurs arabes disent encore que le jeune basileus reçut dans son camp la visite de son vassal, Abou'l Fadhaïl, troisième émir hamdanide d'Alep et du premier ministre Loulou, sortis tous deux précipitamment à sa rencontre. L'un lui devait la conservation de sa couronne l'autre, celle de son pouvoir. Tous deux se prosternèrent devant lui dans la poussière, le couvrant d'actions de grâce, ils apportaient, de riches présents à ce maître formidable. Il les accepta d'abord, puis les renvoya « en signe de bienveillance ». En outre, comme don de joyeuse venue pour cette population cruellement éprouvée par les horreurs de ces trois sièges successifs, il fit à la principauté abandon du tribut dû pour l'année courante, qui se montait, on le sait, à une somme considérable.

Yahia ajoute que Constantin qui, paraît-il,[39] avait accompagné son frère dans cette chevauchée à travers l'Asie, conseilla brutalement au basileus de profiter de l'occasion pour détrôner l'émir et pour annexer à l'empire la principauté d'Alep avec toute la Haute Syrie comme on avait fait pour Antioche quelques années auparavant. Mais Basile repoussa cette proposition par ces belles paroles: « Il ne sera pas dit que les autres rois, mes collègues, entendront raconter qu'après être venu de si loin porter secours à ce peuple je lui aurai trahi ma foi. » Et comme quelqu'un de son entourage faisait cette remarque que ce ne serait pas acheter bien cher une aussi belle cité que de la payer d'un parjure, le basileus s'écria derechef: « Et quand bien même il s'agirait non d'Alep mais de toute la terre, ce serait encore la payer trop cher que de l'acheter à ce prix. Jamais je ne consentirai à l'acquérir ainsi. » Ce qui donne à ces propos quelque authenticité, c'est qu'ils nous sont rapportés, ne l'oublions point, par un chroniqueur syrien peu susceptible de partialité envers l'empereur chrétien. Les véritables motifs qui déterminèrent Basile à laisser une sorte d'indépendance à la principauté vassale furent certainement d'ordre politique, non simplement d'ordre sentimental.

La défiance qui caractérisait en ces temps troublés toutes les relations entre chrétiens et musulmans, devait être cependant bien grande encore puisque Yahia nous rapporte ce curieux détail que tant que l'empereur des Grecs demeura campé à la Porte des Juifs, avec son armée, chaque fois que l'émir sortait pour lui rendre visite, Loulou demeurait en ville et vice versa. Certainement ces précautions étaient prises par peur d'une attaque subite des troupes impériales. Yahia ajoute cette anecdote caractéristique d'une couleur tout orientale qui peint bien les deux régents d'Alep, que le jeune émir, fatigué des horreurs d'un aussi long siège, aurait dès longtemps désiré rendre la ville à Bangoutekin et se retirer ailleurs, mais que, pour l'en empêcher, Loulou, plus patriote et plus énergique, s'imagina de faire le malade. Comme l'émir arrivait à cheval à sa porte pour lui rendre visite, il le fit attendre un temps très long. L'autre s'en retournait fort courroucé; mais Loulou, lui courant après, lui dit: « Je n'étais nullement malade; je voulais seulement te faire comprendre que si tu quittais pour un autre séjour cette cité où tu es le maître absolu, tu aurais à y faire antichambre bien autrement longtemps devant la porte d'autrui. Vois comme tu étais déjà irrité d'avoir attendu devant ma porte, et pourtant que suis-je sinon ton esclave, et cette ville n'est-elle point tienne? » « Ainsi, dit le chroniqueur, Abou'l Fadhaïl fut amené à prolonger la résistance de sa capitale et à suivre les conseils de son ministre, qui amenèrent son salut. » Nous ne savons rien de plus sur le très court séjour que fit Basile devant cette belle cité orientale qui avait déjà vu tant d'armées chrétiennes camper victorieusement sous ses murs. Probablement le basileus rendit à l'émir ses visites et ce dut être une entrée triomphale étrange et somptueuse. Certainement aussi le traité d'alliance et de vassalité dut être renouvelé entre l'empire et la principauté avec des clauses très favorables aux chrétiens résidant à Alep comme à tous ceux d'entre eux qui viendraient faire du commerce dans cette ville.

Basile ne passa que trois jours sous ces murs. Son but était atteint. Il avait hâte de regagner l'Europe où le réclamait impitoyablement le péril bulgare. Le quatrième jour après l'arrivée, l'armée impériale se remit en marche. Sur la route on enleva d'abord Chaizar, l'antique Césarée. Son gouverneur pour le Khalife, Mansour Ibn Karâdis, demanda l'aman après un jour de lutte et reçut pour sa soumission de l'argent, des faveurs, des vêtements d'honneur. Laissant dans cette vieille cité, une fois de plus reconquise à la foi chrétienne, une forte garnison sous un chef dévoué, l'armée de Roum, toujours pillant, brûlant, faisant des milliers de prisonniers, parut devant Homs. On prit de force cette grande place sarrasine et on emmena de son territoire plus de dix mille captifs. C'était la troisième ou quatrième fois depuis vingt ans que l'antique Emèse, patrie d'Elagabale, changeait ainsi de maître. Hamadan ensuite, puis Rafeniyah, subirent le même sort. Alors l'armée se détourna davantage encore pour aller jusqu'aux rivages de la Méditerranée attaquer Antartous, l'Antaradus phénicienne. Celle-ci reçut une garnison de cavalerie impériale augmentée d'un contingent auxiliaire musulman des gens de H. L. (?) Ibn Mes'oud,[40] probablement quelque cheik bédouin de Syrie, vassal des Hamdanides. On prit ensuite Tortose où on passa trois jours à relever tant bien que mal les remparts démantelés, puis on s'en vint devant Tripoli. Cette ville très forte, habitée par une population nombreuse, belliqueuse, avait coutume de résister toujours fort énergiquement aux attaques des armées byzantines. Il en fut ainsi cette fois encore. Après une défense qui, au dire de Bar Hebraeus, se prolongea quarante jours, il fallut se résigner à passer outre. Yahia raconte qu'à un moment du siège l'ancien gouverneur pour le Khalife Al Mozaffer[41] Ibn Nazzâl, et plusieurs notables de la ville résolus à se rendre au basileus, allèrent se prosterner devant lui dans son camp et se reconnurent ses sujets. Basile les accueillit avec honneur et leur fit donner des vêtements d'apparat. Mais lorsque ces traîtres voulurent rentrer dans Tripoli pour livrer la ville suivant la convention signée avec le basileus, le cadi Ali Ibn Abd Alwahid Ibn Haidarah, d'accord avec la population, fit fermer les portes devant eux et les troupes chrétiennes qui les accompagnaient. Comme le siège échoua définitivement, l'infortuné Al Mozaffer, auquel on avait honteusement renvoyé sa famille, n'eut d'autre alternative que de suivre le basileus vers le nord avec tous les siens. Yahia dit encore que l'armée grecque se vit à un moment harcelée sur la route par d'innombrables groupes de Bédouins, confiants dans l'impossibilité où se trouvaient les cavaliers grecs plus lourdement armés de les atteindre. Fatigué de leurs agressions incessantes, Basile, résolu à faire un exemple, fit tendre une embuscade à un certain nombre d'entre eux par des soldats bulgares de son armée, évidemment des guerriers du tsar Samuel faits prisonniers dans les campagnes précédentes, et incorporés dans le corps expéditionnaire de Syrie. Ceux-ci prirent une quarantaine de ces enragés pillards. L'empereur les fit remettre en liberté après qu'on leur eut coupé les mains. Cette sauvage exécution terrifia les Bédouins qui dans la suite n'osèrent plus inquiéter l'armée.

L'Histoire des Khalifes fatimides[42] raconte encore à l'occasion de cet échec des impériaux sous Tripoli que deux cent cinquante captifs grecs pris en ces lieux furent amenés au Caire. Le douzième jour du mois de dsoulkaddah de l’an 994 de l'Hégire, c'est-à-dire le 19 décembre 994, une vaste tente de soie grecque rayée d'argent fut dressée pour le Khalife dans la plaine de Gubb'Amîra. Une tente semblable fut dressée pour son fils Al Mansour. Cent soldats escortaient les prisonniers chrétiens, qui, depuis le matin jusqu'au soir, furent contraints de parader devant les tentes au milieu de la foule de ce grand jour de fête. On ne nous dit point quel fut le sort de ces infortunés. Ils furent bien probablement vendus comme esclaves.

Après avoir ainsi, dans cette rapide et triomphale promenade militaire, partout rétabli l'autorité impériale dans ces places fortes de la Haute Syrie et de la côte de Phénicie qui faisaient partie intégrante de l'empire depuis les conquêtes de Nicéphore Phocas, partout sauf à Tripoli cependant, le basileus, pressé de regagner le Nord, évidemment rassuré sur l'éventualité d'une agression prochaine des troupes égyptiennes réfugiées à Damas, repartit dans le courant de l'automne pour Constantinople. Il avait, au préalable, pris de concert avec ses lieutenants les mesures indispensables pour assurer la sécurité d'Alep et la garde des forteresses frontières, il fit même à ce sujet quelque séjour à Antioche, où il nomma duc Damien Dalassénos en remplacement de Michel Bourtzès tombé en disgrâce à la suite de son échec de l'année précédente. La colère du basileus était si grande qu'il alla, paraît-il, jusqu'à consigner dans son logis le chef malheureux avec défense d'en sortir.

Nous ne savons rien de plus sur cette première expédition de Basile en Syrie.[43] Il est probable que d'Antioche le basileus revint à Constantinople par les voies rapides, laissant le gros de l'armée regagner à loisir ses cantonnements d'Anatolie.

Le basileus pouvait être fier de cette expédition brillante si heureusement menée. Malgré le poids terrible de la guerre bulgare, il venait de donner la preuve que celle-ci ne parviendrait jamais à l'empêcher démontrer au Khalife du Caire la force de ses armes. Son apparition foudroyante en Syrie, à la tête de cette vaillante petite armée, est un merveilleux témoignage de l'énergie peu, commune de cet empereur, de son audace toujours en éveil, qui lui permettaient de tenir tête à la fois à ces deux redoutables adversaires placés aux deux extrémités de son empire.

Damien Dalassénos était un officier distingué. Il avait certainement sous ses ordres des troupes nombreuses. A lui incombait maintenant le soin de veiller au danger sans cesse renaissant de l'agression égyptienne, surtout de protéger Alep, redevenue sentinelle avancée de l'empire vers le sud, contre toute attaque de ce côté.

Le péril demeurait grand en effet. Yahia et Makrizi s'étendent longuement sur la douleur et la colère du Khalife aux fâcheuses nouvelles qui lui vinrent de Syrie. L'échec de ce puissant effort de ses armes contre Alep, la fuite de ses guerriers à la seule nouvelle de l'approche des impériaux l'avaient rempli de confusion et de tristesse. Il commença toutefois par faire sa paix avec l'émir d'Alep, par l'entremise de Bedr Al-Hamdani, dans le courant de cette même année 995. Ce fut un proche de ce dernier, Moukhtâr Al-Hamdani, qui apporta au Caire le texte écrit du traité.[44]

En même temps, avide de venger l'humiliation de l'Islam, le Khalife fit incontinent aux sons de la trompette prêcher la guerre sainte contre les Grecs par tous ses Etats. Il ouvrit ses trésors, distribua d'abondantes largesses aux pauvres. Lui-même, sortant de sa capitale à la tête de toutes les troupes disponibles, emmenant avec lui les cercueils de ses ancêtres comme jadis aux temps héroïques de l'Islam, se transporta en pompe aux Jardins de Djafar[45] — c'était le nom des villages de la banlieue nord du vieux Caire — et s'apprêta à marcher contre les Grecs à travers la Syrie avec une puissante armée. C'était encore dans l'automne de l'an 995 à peu près au moment où Basile victorieux quittait les rivages de Phénicie pour regagner sa capitale. Préoccupé surtout d'assurer le ravitaillement de ses troupes lorsqu'elles auraient atteint la Haute Syrie, Al Azis ordonna à Issa, fils du chrétien Nestouras, de lui construire une flotte qui s'en irait l'attendre à Tripoli tandis que lui et l'armée suivraient la voie de terre.

Les chroniqueurs arabes, Makrizi, entre autres d'après l'historien égyptien Al-Mousabbihi[46] contemporain de ces événements, nous donnent de curieux détails sur les circonstances qui accompagnèrent la construction de cette flotte de guerre égyptienne. Issa, rassemblant de partout des bois de grandes dimensions, s'était mis à l'œuvre avec une activité prodigieuse dans les arsenaux du Caire, probablement celui de Makse[47] où se bâtissaient les plus beaux, vastes et solides bâtiments, où Al Azis lui seul en avait fait déjà fabriquer plus de six cents. Dès que ces nouveaux navires furent construits, il y fit placer les machines de guerre, les provisions, les armes nécessaires et décida de faire mettre toute cette escadre à l'eau le 9 mai 996 après la prière de midi.[48] Le Khalife n'attendait que cela pour se mettre en campagne. Jamais flotte n'avait été si rapidement créée et équipée. Or le jour même où elle devait être mise à l'eau elle brûla. Seize navires furent entièrement consumés.[49] Ce désastre sans précédents consterna en la surexcitant cette population fanatique entre toutes, déjà fort irritée par les cruels revers que l'Islam venait de subir en Syrie. On soupçonna aussitôt les chrétiens d'avoir mis le feu aux navires, en particulier des marchands amalfitains qui habitaient en commun un grand bâtiment à Dâr Mâlk,[50] non loin précisément du chantier de Makse.[51] Les commerçants de cette cité italienne alors déjà très florissante étaient, on le voit, nombreux en Egypte dès cette époque reculée. Une émeute violente, comme il y en avait alors de si fréquentes en terre sarrasine, éclata brusquement le lendemain samedi. Soldats et marins égyptiens se ruèrent sur les roumis, pillant leur vaste khan qui regorgeait de marchandises précieuses. De même l'église de Saint-Michel située à Qasr ech-Cham'ah dans le Vieux Caire appartenant aux chrétiens melchites et celle des chrétiens nestoriens furent pillées, saccagées et souillées par une foule furieuse. L'évêque nestorien Youssouf Al-Chîziri[52] fut blessé à mort. Cent soixante Italiens, au dire de Yahia, cent sept, au dire de Makrizi, furent massacrés et leurs cadavres traînés par les rues, puis jetés à la voirie. La populace jouait avec leurs têtes. Finalement on rassembla tous ces restes misérables sur les bords du Nil et on y mit le feu.

On vit alors accourir un peu tardivement toutes les autorités du Caire: Issa, délégué du Khalife aux finances et revenus de l'Egypte, de la Syrie et du Hedjas; Yânis Al-Saklabi, désigné pour gouverner au Caire durant l'absence du Khalife en Syrie, Massoud Al-Saklabi enfin, préfet de police. Ces hauts personnages ordonnèrent de cesser immédiatement le massacre et le pillage. Ils se firent amener les roumis survivants qui, interrogés, avouèrent, certainement sous l'empire de la terreur, qu'ils étaient les auteurs de l'incendie. Puis on manda ces nouvelles au Khalife qui était déjà avec l'armée hors de la capitale, prêt à prendre la route de la Syrie. On lui envoyait, le chiffre des morts avec leurs noms et la somme des objets pillés dont le prix s'élevait au total considérable de quatre-vingt-cinq mille dinars.

Le Khalife ne prit certainement pas au sérieux l'aveu arraché de force aux malheureux commerçants italiens, car il fit cruellement châtier les émeutiers. D'abord, les gardes de police parcoururent les marchés et les bazars criant un édit qui ordonnait sous les menaces les plus graves de rapporter tous les objets volés. Des perquisitions rigoureuses furent faites, et grâce à de nombreuses dénonciations, on arrêta beaucoup de receleurs et d'autres coupables qui furent immédiatement enchaînés. Yânis lui-même surveillait les recherches. La terreur des coupables fut telle que pour se débarrasser de ces trésors volés, ils les jetaient sur la voie publique. Puis les exécutions commencèrent. On fit trois lots des condamnés après leur avoir fait faire dans la ville la promenade d'infamie chacun ayant une le tête de roumi pendue au col. Un de ces lots fut remis en liberté, l'autre condamné au fouet, l'autre crucifié ou exécuté d'autre sorte. Les malheureux assemblés tiraient eux-mêmes au sort dans un mouchoir un papier sur lequel leur châtiment était inscrit d'avance: « Tu seras fouetté » ou bien: « Tu seras exécuté » et ainsi de suite, Tout cela même ne parut pas suffisant et le jeudi 20 mai[53] Ahmed Djafar, représentant de Yânis, fit exécuter tous les prisonniers restants.

Il arriva avec un fort détachement de Yâniciens — c'était le nom qu'on donnait au régiment de mamelouks slaves du régent.[54] On ferma tous les marchés. Puis le préfet de police parcourut toutes les rues de la ville, accompagné de porteurs de lanternes au pétrole et de Yâniciens à cheval. Une foule de coupables furent encore ainsi saisis, cruellement battus, promenés avec infamie devant le cortège du magistrat. Celui-ci faisait crier devant lui ces paroles: « Tel est le châtiment réservé aux émeutiers qui ont osé piller ceux qui sont sous la protection du Chef des vrais croyants. Que quiconque le voit en prenne bonne note. Il n'y aura pour ces coupables ni pardon, ni indulgence. »

L'épouvante glaça toute cette immense population. Le lendemain encore on fit crier par les carrefours: « O gens, Allah épargnera la vie et les biens de ceux qui ont pris ou pillé quelque chose, pourvu qu'ils en fassent la restitution. Nous vous donnons pour cela une journée. » Et beaucoup de gens encore rapportèrent des objets volés qui furent remis aux trafiquants amalfitains survivants. Tout ceci ne nous donne-t-il pas une haute idée à la fois de la force du gouvernement du Khalife, de la vigueur de sa police, aussi de l'importance de cette colonie amalfitaine du Caire, de l'étendue de ses opérations commerciales, de l'estime dans laquelle la tenait le Khalife?

Sur l'ordre d'Al Azis, impatient de se venger des Grecs, Issa fit mettre immédiatement sur le chantier vingt-quatre nouveaux navires.[55] Des bois de construction furent une fois encore réquisitionnés et des ouvriers embauchés de partout; on alla jusqu'à scier les palmiers magnifiques qui ombrageaient la cour de l'Hôtel de la Monnaie au Caire, à côté du bâtiment de la Police, près de l'Hôpital situé au Marché aux pigeons.[56] Les travaux se poursuivirent avec une activité fébrile. Issa passait toutes ses nuits dans les chantiers. Dès le septième jour du mois de djoumada II on put lancer deux grands vaisseaux neufs. Au commencement du mois de chaban, on en lança quatre autres et ainsi de suite.

« Cette flotte, dit Yahia, aussitôt prête, cingla incontinent pour Antartous, — la Tortose d'aujourd'hui, — car les hostilités avaient repris en Syrie. »

L'amiral égyptien, Rachik Al-Azizi, l'ancien vainqueur de Mouffaridj, l'ancien allié aussi du rebelle Bakgour[57] avait ordre de rejoindre dans ce port Bangoutekin qui, après avoir exécuté une nouvelle pointe dans la direction d'Antioche, ébauché même un nouveau siège d'Alep,[58] s'en était allé vers le rivage attaquer cette ville. On se rappelle qu'Antartous avait reçu à nouveau garnison impériale à la suite du récent passage du basileus. Damien Dalassénos, le nouveau duc d'Antioche,[59] n'était de son côté pas demeuré inactif et Yahia fournit ici quelques indications sur les expéditions que ce capitaine dirigea contre les musulmans dès la première année de son commandement. Encore dans le courant de 995, vers la fin de l'année, il avait tenté de s'emparer par une surprise de nuit de l'imprenable Tripoli. Mais il avait pénétré seulement dans les faubourgs. Il avait dû ensuite opérer sa retraite emmenant beaucoup de captifs. Trois mois après, toujours dans la même région, il s'en était allé attaquer Arca à cinq lieues de la mer au nord-est de Tripoli. Là encore il avait fait de nombreux prisonniers. Maintenant il accourait d'Antioche au secours d'Antartous attaquée du côté de terre par Bangoutekin et menacée du côté de la mer par l'arrivée de la flotte du Caire.

Il était écrit que les navires si promptement improvisés par le bouillant Issa ne porteraient pas plus que leurs devanciers bonheur à la cause de l'Islam. Une tempête les brisa en vue de la ville assiégée. Les équipages eurent grand peine à gagner la rive. Décidément les guerriers du Croissant jouaient de malheur en Syrie. Fort déconfit par cette catastrophe qui le privait du secours et des vivres attendus, Bangoutekin n'osa pas attendre le duc d'Antioche dont on annonçait l'arrivée imminente. Une fois encore il prit la fuite avec son armée au seul bruit de l'approche des chrétiens. Les assiégés d'Antartous, sortis de leur cité aussitôt après, purent encore se saisir d'un certain nombre des vaisseaux égyptiens qui n'avaient pas péri. Une grande partie de leurs équipages furent faits prisonniers.

Damien Dalassénos s'en alla ensuite assiéger et prendre Rafeniyah dont la conquête par le basileus l'an d'auparavant n'avait donc pas été maintenue. Il prit ensuite une autre localité que Yahia désigne sous le nom d'El Aoudj ou El-Oudj, puis encore le château maritime d'El-Lakama,[60] puis Arca qui fut cette fois prise et démantelée. Toute la population de cette dernière localité fut emmenée captive.

Ce fut à ce moment précis qu'un événement considérable vint brusquement modifier le cours des affaires en Syrie comme dans tout l'Orient musulman. Al Azis, le Khalife fatimide, bien que fort souffrant de la pierre et de coliques néphrétiques, avait repris, à la tête de l'armée de terre, sa marche très lente vers la Syrie par l'Isthme. Déjà il se trouvait à Belbéis, à une trentaine de lieues du Vieux Caire, à la porte du désert, lorsqu'il se sentit beaucoup plus mal. Il se fit transporter en hâte au bain et y expira presque aussitôt après avoir pris tendrement congé de son jeune fils. C'était le mardi 14 octobre 996, entre la prière du matin et celle du soir.[61]

Al Azis n'avait que quarante-trois ans. Il en avait régné plus de vingt et un. Sa mort à ce moment était un événement très heureux pour le basileus. Elle débarrassait l'empire d'une guerre redoutable. Dix jours plus tard, le 24 octobre, à Paris, Hugues Capet, fondateur de la plus illustre dynastie royale française, expirait à son tour.

Le corps du fils et premier successeur de Mouizz le Conquérant, couché sous une tente fixée sur le des d'un chameau, fut lentement rapporté de Belbéis au Palais du Caire dès le lendemain mercredi. L'héritier du Khalife suivait à cheval ce funèbre convoi, un gros diamant fixé au turban, la lance et l’épée au poing. Le jeudi, dernier jour du ramadhan, Abou Ali Al Mansour, que le vizir Bargawan, courant le chercher pour lui dire la mort de son père, avait trouvé grimpé sur un figuier, fut proclamé à sa place et reçut aussitôt les serments accoutumés, Il était, âgé de onze ans et cinq mois,

Le jeune Khalife prit le surnom de Hakem Bi-Amr-Illah « Celui qui gouverne par la volonté d'Allah ». Ce devait être là le prince fou et odieux auquel sa démence affreuse, ses cruautés, ses persécutions aussi contre les chrétiens, ceux de Jérusalem surtout, ont valu dans l'histoire d'Orient au xie siècle une si sinistre renommée.[62] Le parti des Africains ou Occidentaux, c'est-à-dire des Berbères ou Maghrébins, revint à ce moment au pouvoir au Caire dans la personne d'un des chefs du puissant clan des Khélamiens, Al Hassan Ibn Ammar, l'ancien émir de Sicile, le fameux vainqueur des Grecs devant Rametta dans cette île en 964.[63] On se rappelle que Mouizz, devenu maître de l'Egypte par la conquête, avait rappelé ce personnage auprès de lui. Depuis lors, il n'avait cessé de jouer en Egypte un rôle prépondérant dans ces furieuses luttes d'influence qui s'agitaient incessamment autour du trône des Fatimides.

Le nouveau Khalife, Hakem, en le nommant son premier ministre le 19 octobre, lui donna le titre d'honneur d'Emin Eddaulèh « Protecteur du Royaume ». Le parti des Occidentaux avait pour antagoniste acharné, incessant, celui des Orientaux ou des mamelouks turcs qui, après avoir été tout-puissant sous Al Azis, perdit alors toute influence. Issa, le fils du chrétien Nestouras, le constructeur de flottes, tombé dans une éclatante disgrâce, fut emprisonné, puis mis à mort en février ou mars de l'année suivante. Les Maghrébins héritèrent de toutes les places dont les Turks venaient d'être chassés. C'était la victoire complète du parti berbère.

Ces événements eurent en Syrie un contrecoup immédiat. Bangoutekin, indigné autant qu'atterré par les calamités qui atteignaient son parti hier encore tout-puissant, très inquiet pour sa sécurité personnelle, voyant sa position fort ébranlée par ces incidents, aussi par son nouvel échec devant Antartous, estima qu'il n'y avait de salut pour lui qu'auprès de son ancien adversaire le basileus. Entre les deux pouvoirs qui se disputaient la Syrie et dont l'un venait de déclarer à ses frères une guerre à mort, il ne pouvait plus hésiter. L'ancien vainqueur du gué de Jacob adressa donc de Damas à l'empereur Basile une lettre fort humble, lui offrant sa soumission, le suppliant de lui envoyer des troupes et de l'argent pour qu'il pût se défendre contre les Egyptiens, s'efforçant de lui persuader qu'il y allait de son intérêt de ne pas le laisser écraser. Nous ne savons pour quelle raison le malheureux ne parvint pas à convaincre le basileus. Basile, soit qu'il fût résolu à éviter toute difficulté nouvelle avant d'avoir achevé cette conquête de la Bulgarie qui demeurait la maîtresse préoccupation de son règne, soit qu'il craignît de s'aliéner à la fois le nouveau Khalife et l'émir d'Alep, jugea impossible de secourir le chef révolté contre son souverain.

Cette réponse négative, en mettant la mort dans l'âme au rude soldat de fortune, lui inspira un parti désespéré. Quittant Damas à la tête, de nombreuses bandes de Bédouins ralliés à sa cause, il prit avec toutes les forces qu'il put réunir la route de l'Egypte dans le but insensé de tenter de ressaisir le pouvoir pour son parti au Caire. Près d'Ascalon il se heurta aux troupes régulières envoyées, contre lui par le gouvernement du nouveau Khalife. Il perdit la bataille le 15 mai 997 et rentra en fugitif à Damas, mais la population soulevée le chassa, pillant sa demeure et celles de ses fidèles. Alors il demanda l'aman au Khalife qui lui pardonna. Le chef de l'armée qui l'avait vaincu, Ibn Falah, l'amena au Caire où il reçut le 31 juillet sa grâce officielle. Le Khalife lui remit à cette occasion un vêtement d'honneur et lui accorda diverses faveurs.

Nous n'avons que très peu de renseignements sur les faits dont la Syrie fut le théâtre dans toute la seconde moitié de cette année 997 et dans l'année suivante. Nous les devons presque tous au seul Yahia dont la Chronique a tant augmenté la somme de nos connaissances sur les circonstances du règne de Basile en Asie. Ce sont toujours les mêmes événements obscurs: révoltes, guerres locales, faits d'armes isolés, surtout luttes constantes d'influence, entre les deux pouvoirs rivaux qui se disputent ces riches provinces, l'empereur de Roum et le Khalife du Caire. Ibn Falah, le général du Khalife, après avoir amené Bangoutekin au Caire, était retourné en Syrie avec son armée pour y rétablir l'autorité très compromise de son maître. Il était entré de force après un combat sanglant dans Damas soulevée, mais il en avait été presque aussitôt chassé par un nouveau mouvement populaire dirigé par les chefs du parti turc. Une révolte éclata également à la fin de 997 à Sour, la Tyr antique, contre l'autorité du Khalife. Le chef des rebelles tyriens, un certain Al-Alakà, un marin, battit monnaie à son nom, s'intitulant « l'émir Alakà », gravant, paraît-il, sur ses espèces qui n'ont du resté point encore été retrouvées, cette fière légende: « Après la misère, l'honneur. » Puis, lui aussi, comme tous ces incessants révoltés de Syrie, écrivit au grand empereur Basile, lui offrant sa ville contre l'envoi d'une troupe de secours. Cette fois, le basileus expédia au rebelle par l'entremise du duc d'Antioche quelques détachements de ses soldats par la voie de la mer. Il trouvait avantage à créer cette complication au pouvoir du nouveau Khalife bien affaibli déjà par les troubles inhérents à toute minorité en pays musulman.

Il semble que le moment fut mal choisi car cette diversion tentée par les Grecs n'eut aucun succès. Les affaires du Khalife s'étaient, dans l'intervalle, fort rétablies en Syrie. Ses généraux: Ibn Hamdân,[64] un des fils de Nasser Eddaulèh, l'eunuque Fàïk Al-Barrâz et Djeïch[65] Ibn Mohammed Ibn Samsam[66] à la tête de nombreux contingents, étaient rentrés une fois de plus de force dans Damas. Puis tous ensemble sous le haut commandement d'Ibn Hamdàn vinrent attaquer la cité rebelle de Sour que la flotte d'Egypte assaillit en même temps par mer. C'était dans le courant du mois de juin 998. La malheureuse ville, prise de force, fut horriblement pillée. Une foule de révoltés furent massacrés.

Un navire grec, dit Yahia, certainement un de ces « chelandia « que Basile avait expédiés au secours d'Alakà, fut saisi par les Egyptiens. Les deux cents hommes qui le montaient furent mis à mort jusqu'au dernier. Naturellement les Byzantins ne soufflent mot de tous ces faits que nous ignorerions sans les sources orientales.

On ramena au Caire le pauvre émir tyrien avec beaucoup d'autres captifs. Après avoir été livré aux insultes populaires dans la traditionnelle promenade d'infamie, il fut écorché vif, puis crucifié. Les autres furent également mis à mort. Ibn Hamdàn demeura à Tyr pour y restituer l'autorité du Khalife tandis que Djeïch marchait contre Mouffaridj Ibn Daghfal, un autre révolté qui avait été déjà chassé de Ramlèh. Il eut vite fait de forcer le rebelle à demander l'aman, puis rentra victorieux dans Damas.

Dans cette même année 998, dit Yahia, qui avait été signalée en Syrie par la révolte d'Al-Alakâ à Tyr, un terrible incendie éclata dans le château d'Apamée dont tous les immenses approvisionnements furent détruits. Ce sinistre ayant donné à l'émir d'Alep et à son premier ministre l'espoir qu'ils pourraient plus facilement s'emparer de cette forte place, ils allèrent l'assiéger à la tête de l'armée alépitaine. « Comme elle se trouvait ainsi dépourvue à la fois d'armes et de vivres, poursuit Yahia, cela donna également au duc d'Antioche, Damien Dalassénos, le désir de s'en rendre maître. » A son approche, les régents d'Alep, saisis de peur, prirent la fuite, après avoir abandonné à ces mêmes défenseurs d'Apamée qu'ils se disposaient à attaquer et qui relevaient du Khalife d'Egypte, tout ce qu'ils avaient de vivres. En agissant ainsi, ils espéraient empêcher la prise de la ville par les Grecs. C'était une action vraiment odieuse alors qu'ils venaient d'être tous deux l'objet de si grands bienfaits de la part du basileus qui n'avait pas hésité à accourir du fond de la Bulgarie pour les sauver de l'oppression égyptienne.[67]

Le duc d'Antioche parut donc à son tour avec ses contingents sous les remparts de la place syrienne qu'il assiégea avec la plus grande vigueur. Il affama même si bien ses habitants qu'au dire d'Aboulfaradj un chien s'y vendait deux dinars. Mais comme les Grecs étaient sur le point d'entrer dans la place, un secours inespéré arriva aux assiégés. Le gouverneur d'Apamée, Al Malaiti, avait réussi à aviser de sa détresse le général des troupes égyptiennes à Damas, Djeïch Ibn Samsam, qui venait de rentrer dans cette ville après avoir écrasé la révolte des habitants de Sour et aussi celle de Mouffaridj. Il accourut à Apamée avec de grandes forces, dans les premiers jours de juillet. Skylitzès dit que les émirs de Tripoli, de Beyrouth, de Sour, de Damas, c'est-à-dire les gouverneurs de ces villes pour le Khalife, lui avaient envoyé leurs contingents contre l'armée des Grecs. Le mardi 19[68] une grande bataille s'engagea qui tourna à la confusion des Egyptiens. Ils perdirent deux mille hommes, au dire d'Aboulfaradj, et furent vivement poursuivis jusqu'à Balbek par les soldats du duc d'Antioche, tandis que les Bédouins de la région, ces éternels pillards qui, alors comme aujourd'hui, pratiquaient effrontément l'indépendance du vol envers tous les partis, pillaient leur camp et s'en disputaient le butin.[69]

Mais un accident déplorable vint brusquement modifier la situation. Le duc Damien Dalassénos, dans la chaleur de la poursuite, fut inopinément attaqué avec ses fils et sa jeune garde entourant sa bannière, par un retour offensif d'un corps de cinq cents cavaliers africains.[70] Réfugié sur une éminence avec ses fils et une dizaine de cavaliers auxiliaires commandés par un guerrier ikhchidite nommé Becharah Ibn Carâra, il reçut dans le flanc un coup d'une de ces terribles lances de fer appelées drischt.

Son agresseur était un guerrier kurde nommé Bar Kéfa par Aboulfaradj et les Byzantins, Ahmed Ibn Al-Dakhak par Ibn el Athir. Monté sur un cheval arabe, le corps couvert d'une épaisse cuirasse, il se précipita traîtreusement sur le chef byzantin alors que celui-ci sans défiance croyait qu'il venait lui demander l'aman. La cotte de mailles de Dalassénos fut traversée du coup. Le vaillant chef, expira sur-le-champ. Cette mort sous les yeux de tous mit la panique aux rangs des Grecs jusqu'ici victorieux.[71] Ce fut à leur tour de fuir devant les Sarrasins qui, joyeux, criaient à tue-tête: « L'ennemi de Dieu est mort. » La déroute fut terrible. Plus de six mille soldats chrétiens périrent. Quelques-uns seulement réussirent à fuir. La plupart des survivants demeurèrent prisonniers des Egyptiens avec les deux fils du duc,[72] une foule de patrices, et aussi le fameux guerrier géorgien, le patrice Tchortovanel, le neveu du moine soldat Tornig[73] dont le nom revient à d'autres pages de ce récit et qui devait périr en 1001 dans une querelle armée avec des Russes au fond de l'Asie Mineure.

C'était de nouveau un immense désastre qui mettait une fois de plus en péril la domination byzantine dans la Haute Syrie, même à Antioche. Les ossements des soldats de Roum couvrirent de leurs monceaux les vastes solitudes de la morne plaine d'Apamée. Aboulfaradj parle de dix mille morts chrétiens dont les têtes furent portées au Khalife au Caire. Leurs camarades captifs, plus malheureux, furent tous, chefs et soldats, emmenés dans cette ville. Quelle douloureuse odyssée fut la leur, à travers cette interminable route de sables brûlants! Vendus à l'encan, ils menèrent dix ans une horrible vie d'esclaves. Alors seulement, après la conclusion de la paix, les survivants eurent la faculté de se racheter et regagnèrent leur lointaine patrie. Un des fils de Dalassénos fut vendu six mille dirhams ou deniers, plutôt, je pense, six mille dinars.

Le vainqueur de cette belle armée, Djeïch Ibn Samsam, courut insolemment à la poursuite des fuyards jusque sous les murs d'Antioche. Pillant, brûlant, faisant des prisonniers, il parut jusque devant la Porte des Jardins, Ba'b Al-Djinân, où une escarmouche eut même lieu entre quelques-uns de ses éclaireurs elles habitants. Mais cette fois encore les Egyptiens, n'avant aucun matériel de siège, ne pouvaient, songer à s'attaquer sérieusement à une telle proie, Après avoir paradé quatre jours sous les remparts, les musulmans triomphants retournèrent en terre sarrasine et Djeïch, rentré dans Damas, y établit son camp, refait en hiver.

La nouvelle du grand désastre d'Apamée paraît avoir très douloureusement impressionné Basile, toujours encore occupé, avec toutes ses troupes à combattre les Bulgares. Le basileus semble toutefois avoir éprouvé à ce moment une vive répugnance à recommencer une grande guerre contre toutes les forces du Khalife d'Egypte. En effet, c'est exactement à cette époque, dans l'automne de cette année 998 ou dans la première partie de l'hiver suivant, qu'il faut placer une ambassade envoyée par lui au Caire pour offrir au gouvernement du jeune Khalife Hakem représenté par le vizir Bargawan la conclusion d'un armistice d'abord, de la paix ensuite.[74] Certainement le basileus agissait ainsi sous le coup de tard de fâcheuses nouvelles successives: l'écrasement pur les Egyptiens de la rébellion de Tyr, le massacre de ses soldats devant cette ville, la fin si malheureuse du rebelle Al Alakà, surtout la déroute de ses troupes à Apamée et la mort du duc Damien Dalassénos. Il eût désiré être tout à fait en paix du côté de la Syrie pour pouvoir mieux se consacrer aux affaires de Bulgarie. Il redoutait surtout quelque incursion des bandes victorieuses de Djeïch sur le territoire de l'empire.

Précisément ce furent les succès de ce général qui motivèrent la réponse peu satisfaisante du Khalife à l'ambassade du basileus. Un des légats impériaux fut seul renvoyé pour porter celle-ci à Constantinople. L'autre fut retenu au Caire comme otage en attendant le retour dans cette ville des envoyés du Khalife qui accompagnaient son collègue à Byzance.[75] Nous ignorons le sens exact de cette réponse faite par le Khalife aux avances du basileus, mais elle dut être tout à fait désagréable puisque ce fut immédiatement après l'avoir reçue que Basile se détermina à retourner pour la seconde fois de sa personne en Syrie. Très probablement le gouvernement égyptien, encouragé par le grand succès de Djeïch Ibn Samsam, se refusa à toute concession et Basile, comprenant la nécessité de relever en Syrie le prestige des armes impériales, se décida à quitter une fois encore ses champs de bataille ordinaires du Balkan et du Rhodope pour prendre lui-même le commandement d'une grande expédition vers le Sud. Il s'agissait pour lui de rétablir fermement son autorité ébranlée au delà de l'Amanus en vengeant terriblement le désastre d'Apamée.

 

 

 



[1] M. A. Lauriotes a publié, d’après un manuscrit conservé au Mont Athos, deux fragments d’une Vie de saint Euthyme de Salonique écrite par saint Basile d’Athènes, archevêque de cette ville de Salonique vers la fin du xe siècle. Saint Basile y donne quelques indications biographiques. Le professeur Pomalovsky se propose de publier ce texte en entier.

[2] Voyez le chapitre IX du tome I de mon Épopée.

[3] 21 avril 988-10 avril 989.

[4] Nous devons le récit de tous ces faits à Yahia surtout, aussi à Ibn el Athir et à Ibn Dhafer. Voyez Rosen, op. cit., note 188.

[5] Voyez dans Wüstenfeld, op. cit., p. 151, l’énumération prodigieuse des richesses de ce personnage.

[6] Heyd, op. cit., I, 42.

[7] 31 mars 990-19 mars 991.

[8] Aussi, appelée du nom significatif de « Port des Syriens ». Voyez Heyd, op. cit., I, 43.

[9] Parmi lesquels Ibn Dhafer cite un certain Sougour, très probablement quelque renégat.

[10] Ou deniers d’argent.

[11] Ou Alrustaky.

[12] Voyez sur cette date Rosen, op. cit., note 191.

[13] Exactement 24 ans et 10 mois

[14] Appelé Riâh dans Kémal ed-din.

[15] Sur tous ces événements de Syrie si inexactement, surtout si insuffisamment racontés par les Byzantins, c'est-à-dire par Skylitzès, aussi sur la première expédition de Basile II au secours d'Alep assiégée par les Egyptiens, voyez. Rosen, op. cit., note 214, où se trouvent reproduits et comparés entre eux et avec ceux de Yahia les récits de ces événements faits par Ibn Dhafer, Kémal ed-din, Ibn el Athir, Abou'l Mahâcen et par le chroniqueur arménien contemporain Açogh'ig.

[16] Ou « Al-Kchoûri ».

[17] Yahia (Rosen, op. cit., note 192) dit que cette victoire sur le rebelle Munir fut remportée à Damas même par Nazzâl, le gouverneur égyptien de Tripoli, avant la venue de Bangoutekin qui accourait d'Egypte et n'arriva que deux jours après la défaite et la prise du rebelle.

[18] C'est la date donnée par Ibn Dhafer.

[19] Ou Malkounâ. Voyez Rosen, op. cit., note 214, note de la page 258.

[20] Rebia II de l’an 382 de l'Hégire.

[21] Littéralement « sept croix », comme on dirait aujourd'hui: « sept drapeaux »; comme on disait au xvie siècle: « sept cornettes ».

[22] Voyez Rosen, op. cit., note 195. Ibn Boutlân qui passa à Imm une nuit de l'année 440 de l'Hégire (1048-1049) dit: « Nous sortîmes d'Alep, nous dirigeant vers Antioche, et couchâmes dans la ville d’Imm, appartenant aux Grecs. Il s'y trouve un cours d'eau poissonneux avec des moulins, des marchés à porcs, beaucoup de femmes publiques, de la débauche, de l'ivrognerie, quatre églises chrétiennes et une mosquée où l'appel à la prière ne se fait qu'en secret. »

[23] Açogh’ig, dans le chapitre xxxv du son livre III, cite également à cette date le magistros Romain Skléros, le fils du l'ancien prétendant Bardas Skléros, comme opérant dans la Haute Syrie contre les Égyptiens de Bangoutekin à la tête d'un faible détachement. Trop inférieure en nombre, cette troupe chrétienne dut, paraît-il, se contenter de se maintenir dans une région montagneuse où l'ennemi ne put l'atteindre, probablement dans le Liban.

[24] Fin de l'année 382 de l'Hégire.

[25] Sur la date de cette retraite à Damas, Voyez Rosen, op. cit., note 197.

[26] Rebia II de l'an 384 de l'Hégire.

[27] Ibn Dhafer et d'autres encore désignent je ne sais pourquoi ce chef sous le nom de Mélissénos aux doigts d'or. Nulle part dans les sources byzantines Léon Mélissénos ne figure avec ce surnom du reste très byzantin de Chrysodactyle ou de Chrysocheir.

[28] Rosen, op. cit., p. 246, note a. — Açogh'ig, op. cit., liv. III, chap. xxxv, dit que la rencontre eut lieu près de Borzo.

[29] Liv. III, chap. xxxv.

[30] Bar Hebraeus place à tort cette bataille du gué de l'Oronte à l'an 382 de l'Hégire. Il en existe un récit dans la partie non publiée de l’Histoire d'Egypte d'Abou'l Mahâcen, historien du xve siècle. J'ai emprunté quelques détails à ce récit dans le livre du baron V. de Rosen.

[31] C'est Kémal ed-din qui nous donne ce récit.

[32] Djoumada I et II.

[33] Ou « Munacha ».

[34] Al-Kazzâz, « marchand de soie écrue ».

[35] « Il avait passé beaucoup d'années au pays des Bulgares et avait déjà pour sujets la majeure partie d'entre eux », dit Ibn Dhafer. — « L'envoyé hamdanide, dit Abou'l Mahâcen, trouva le roi des Grecs occupé à la guerre contre le roi des Bulgares. »

[36] Le chiffre des jours est émis dans Ibn Dhafer.

[37] Ou Dabak.

[38] Aujourd'hui Ak-Deniz.

[39] Nous ne connaissons ce fait que par ce chroniqueur.

[40] C’est le récit d’Ibn Dhafer. — Yahia dit au contraire que le basileus installa dans cette ville une garnison arménienne. Voyez Rosen, op. cit., note 214.

[41] Ou Mouzakher.

[42] Op. cit., p. 157.

[43] Açogh'ig qui raconte en quelques mots cette campagne au chapitre lxxv de son livre II, termine son récit par ces mots: « Et Basile construisit au bord de la Méditerranée, « la grande Mer », une ville pour la défense de son armée. Bientôt après il rentra à Constantinople. » S'agit-il ici du port d'Antioche, Saint Syméon, qui aurait été considérablement agrandi ou de quelque autre ville maritime des côtes de Phénicie, Antartous, par exemple, dont Basile avait fait relever les remparts?

[44] C'est du moins ce que disent Nowaïri, Kémal ed-din et Ibn Dhafer qui donnent pour cette paix la date de l'an 358 de l'Hégire (février 995 à janvier 996).

[45] Mounâ Djafar.

[46] Mort en 1030.

[47] Voyez dans l’ouvrage du baron V. de Rosen sur la Chronique de Yahia la note 227 consacrée à ces magnifiques arsenaux du Caire, et aux détails si curieux fournis par Makrizi sur les flottes des Khalifes fatimides.

[48] Makrizi dit « le vendredi (15 mai) durant la grande prière ».

[49] Makrizi dit que cinq furent complètement brûlés avec tout leur armement et tout leur gréement et que six seulement demeurèrent intacts mais entièrement vides.

[50] Ou Mannk.

[51] Voyez sur ces faits la longue note si curieuse du baron V. de Rosen, op. cit., note 229.

[52] C'est-à-dire originaire de Chîzîr.

[53] Huitième jour du djoumada I. Date donnée par Yahia qui lise au même jour toutes ces exécutions. Makrizi donne une autre date.

[54] Ils étaient fort en faveur en ce moment au Caire. Beaucoup de personnages, cités par les sources comme étant revêtus de hautes fonctions portent ce surnom d'Al-Salilabi qui indique une origine slavonne.

[55] Makrizi dit vingt.

[56] Souk Al-Hamâm.

[57] Voyez Épopée, I.

[58] Yahia ne nous donne pas d'autres détails sur ce siège de quelques jours.

[59] Ce fut au début de l'administration de ce duc qu'après la démission forcée en septembre 990 du patriarche d'Antioche, Agapios, compromis dans la rébellion de Bardas Phocas, démission certainement donnée à la suite du passage du basileus dans cette ville l'an précédent, le chartophylax de Sainte-Sophie, Jean de Constantinople, fut désigné par Basile pour succéder à ce remuant et intrigant prélat. Le nouveau patriarche fut intronisé le 4 octobre suivant. « L'empereur lui prescrivit, dit Yahia, de réunir un concile dans la cathédrale de Saint Cassien d'Antioche en place de Sainte-Sophie. » Cette cathédrale de Saint Cassien, un des édifices les plus curieux d'Antioche, occupait, au dire d'Ibn Boutlân, l'emplacement de l'ancien palais du roi Cassien dont le fils avait été ressuscité par saint Pierre.

[60] Ou Lakma.

[61] Deux jours avant la fin du Ramadhan de l'an 386 de l'Hégire. — Voyez Rosen, op. cit., note 239.

[62] Voyez sur l'état de la Syrie et de la ville de Jérusalem en particulier vers l'an 998, sur la facilité qu'avaient, antérieurement à l'avènement de Hakem, les Occidentaux à faire le pèlerinage des Lieux Saints, l'ouvrage de Mokaddasy, éd. Le Strange, pp. vii, 37, 17, etc.

[63] Voyez Un Empereur Byzantin au Dixième Siècle.

[64] Abou Abdallah Al Hossein Ibn Nasser Eddaulèh Ibn Hamdân.

[65] Ou « Geïch ».

[66] Appelé par les Byzantins « Ibn Samsan « ou « Zumzam ».

[67] C'est à Yahia seul que nous devons la connaissance exacte de ces faits et l'explication de l'apparition des Grecs devant Apamée. Ces événements de l'an 998 sont assez inexactement racontés par Açogh'ig au chapitre xxxvii de son livre III.

[68] Sur cette date, voyez Rosen, op. cit., note 239.

[69] Açogh'ig, qui place ces faits beaucoup trop tôt, dit que ce furent les Grecs qui pillèrent le camp égyptien mais qu'à ce moment même ils furent mis en déroute par un retour offensif des forces ennemies.

[70] Ibn Khaldoun dit « quinze cents ».

[71] Muralt place encore cette mort à la date de 986! Que d'erreurs accumulées!

[72] Açogh'ig dit qu'un dès fils du due Damien et son frère demeurèrent parmi les morts (chap. xxxvii du liv. III). Cet historien mentionne ici la prise du patrice géorgien Tchortovanel par les Égyptiens. Tchamtchian (t. II, p. 876), qui place cette bataille en 994, dit que ce fut Patrie, frère de Tchortovanel, qui fut ici fait prisonnier. Il y a certainement là quelque confusion amenée par ce titre de « patrice « pris pour un nom d'homme.

[73] Voyez Épopée, I, et aussi le début du présent volume.

[74] Voyez Rosen, op. cit., note 282.

[75] Yahia raconte que ce second ambassadeur, ayant appris au Caire le nouveau départ du basileus pour la Syrie et ses victoires sur les troupes égyptiennes, pris d'une peur affreuse; supplia qu'on le laissât s'en aller. Mais on le retint avec les procédés les plus délicats jusqu'à ce que le basileus eût quitté à nouveau la terre de l'Islam. Alors seulement il eut permission de s'en aller. Nous verrons qu'il fut à ce moment chargé d'accompagner à Constantinople le patriarche Oreste de Jérusalem, nouvel ambassadeur du Khalife.