L'ÉPOPÉE BYZANTINE À LA FIN DU DIXIÈME SIÈCLE

Deuxième partie

CHAPITRE PREMIER

 

 

Aux dernières pages du précédent volume, consacré à la première partie du règne du basileus Basile II, nous avons laissé la princesse Anne, sa sœur, au moment où elle quittait au cours de l’an 989 le gynécée impérial pour devenir la femme du fameux Vladimir, prince des Russes, vainqueur de Cherson. « Quand la princesse Anne, raconte la Chronique dite de Nestor, notre source principale, presque unique, pour la connaissance de ces grands événements, quand la princesse Anne fut arrivée à Cherson, les Chersonésiens sortirent pour la saluer, l’amenèrent dans la ville et l’établirent dans le palais. » Ce devait être là l’antique résidence des « stratigoi » byzantins. Hélas, nous ne connaissons rien de la réception que fit à son impériale épouse le grand prince des Russes. Il semble que ce bref récit ait trop coûté déjà à l’orgueil du chroniqueur national, uniquement préoccupé de représenter cette venue de la fille des empereurs aux rivages scythiques comme l’événement le plus naturel.[1] « Or, dit-il, par la permission de Dieu, Vladimir à ce moment eut les yeux malades, et, privé de la vue, il était dans une grande inquiétude et ne savait que faire. Et la princesse envoya lui dire: « Si tu veux guérir de ce mal, fais-toi baptiser le plus tôt possible, sinon tu ne guériras point. « Vladimir, entendant cela, dit: « Si ceci s’accomplit, en « vérité le Dieu des chrétiens sera un grand Dieu; » et il se fit baptiser. L’évêque de Cherson, après, avoir annoncé la nouvelle au peuple, le baptisa, assisté par les prêtres de la princesse, et dès qu’il mit la main sur lui, il vit aussitôt. Vladimir, se voyant si subitement guéri, loua Dieu disant: « C’est maintenant seulement que je connais le vrai Dieu. »

Probablement, la guérison de cette ophtalmie, si ophtalmie il y eut, fut due à quelqu’un des archi-médecins palatins de Byzance venu dans le cortège de la princesse, mais toujours les peuples simples aimèrent le surnaturel. On voulut voir un miracle là où il n’y avait peut-être que le résultat d’un traitement intelligent. « Quand la droujina du prince eut vu cela, beaucoup se firent baptiser; Vladimir fut baptisé dans l’église de Saint Basile, et cette église se trouve à Cherson, au milieu de la ville, à l’endroit où les Chersonésiens tiennent leur marché. Le palais de Vladimir existe encore. Aujourd’hui[2] près de l’église, et le palais de la princesse est derrière l’autel.[3] Après le baptême, Vladimir épousa la princesse. Des gens mal informés disent qu’il fut baptisé à Kiev, d’autres à Vasiliev, d’autres encore ailleurs. Quand donc Vladimir eut été baptisé à Cherson, les prêtres de la princesse lui exposèrent la foi chrétienne.[4]

Ensuite Vladimir, avec la tsaritsa[5] — c’est ainsi que l’écrivain anonyme désigne la soeur des basileis, — Anastase[6] et les prêtres de Cherson; prit les reliques de saint Clément, le pape martyr exilé en Chersonèse par Trajan[7] et celles de Théba son disciple, ainsi que les vases sacrés et les images du culte.[8] Il bâtit à Cherson l’église de Saint Jean Baptiste sur une éminence qu’on avait élevée au milieu de la ville avec la terre de sa chaussée, et cette église dure encore aujourd’hui. Il prit aussi deux statues de cuivre et quatre chevaux de cuivre qui maintenant encore sont devant la sainte Mère de Dieu; les ignorants les croient en marbre. Comme présent nuptial pour la princesse, il rendit Cherson aux Grecs et revint lui-même à Kiev. Quand il arriva, il ordonna de renverser les idoles. Il fit brûler les unes et jeta les autres au feu. Il ordonna d’attacher Péroun à la queue d’un cheval et de le traîner du haut en bas au-dessous de Borytchev jusqu’au ruisseau et il enjoignit à douze hommes de le battre avec des bâtons, non pas qu’il estimât que le bois eût quelque sentiment, mais pour faire affront au démon qui, sous cette forme, avait trompé les hommes, et pour le punir de ses tromperies: « Tu es grand, Seigneur, et tes actions sont merveilleuses ».[9] Hier il était honoré par les hommes; aujourd’hui, le voici insulté. Tandis qu’on le traînait le long du ruisseau jusqu’au Dniéper, les païens pleuraient sur lui, car ils n’avaient pas encore reçu le saint baptême. Or, après l’avoir traîné, ils le jetèrent dans le Dniéper. Vladimir disait à ses serviteurs: « S’il s’arrêtait quelque part, repoussez-le du rivage, jusqu’à ce qu’il ait passé les cataractes, alors vous le laisserez. » Le vent le jeta sur une grève qui depuis a été appelée la grève de Péron qu’elle porte et aujourd’hui. — Et aujourd’hui encore on montre sur le flanc des falaises kiéviennes la « Dégringolade du diable ».

Ensuite Vladimir fit répandre l’annonce suivante par toute la ville: « Quiconque demain, riche ou pauvre, misérable ou artisan ne viendra pas au fleuve pour se faire baptiser, tombera en disgrâce auprès de moi. Entendant ces paroles, le peuple vint avec joie se réjouissant et disant: « Si cette religion n’était pas bonne, le prince et les boïars ne l’auraient pas reçue ». Le lendemain, Vladimir vint avec les prêtres de la princesse et ceux de Cherson sur les bords du Dniéper et un peuple innombrable se rassembla et entra dans l’eau: les uns en avaient jusqu’au cou, les autres jusqu’à la poitrine; les plus jeunes étaient sur le rivage les hommes tenaient leurs enfants, les adultes étaient tout à fait dans l’eau, et les prêtres debout disaient les prières. Et c’était une joie dans le ciel et sur la terre de voir tant d’âmes sauvées. Or, le démon gémissant disait: « Malheur à moi, me voici chassé d’ici; je pensais établir ma résidence ici parce que les apôtres n’y ont point enseigné, et que ce peuple ne savait rien de Dieu; je jouissais du culte, qu’on m’offrait; et me voilà vaincu par des ignorants, non par les apôtres ou par les martyrs; je ne régnerai plus dans ce pays. « Quand le peuple fut baptisé, ils retournèrent chacun à leur maison. Vladimir se réjouit de ce qu’il avait connu Dieu, lui et son peuple, leva les yeux au ciel et dit: « Dieu, créateur du ciel et de la terre, regarde ce peuple nouveau, et donne-lui de te reconnaître comme le vrai Dieu, ainsi qu’ont fait les pays chrétiens. Fortifie en lui la vraie foi, rends-la inébranlable; sois-moi en aide contre l’ennemi; puissé-je, confiant en toi et en ton royaume, triompher de sa malice. » Il dit cela et ordonna de bâtir des églises et de les établir aux endroits mêmes où se trouvaient les idoles. Il bâtit l’église de Saint Basile sur l’éminence où se trouvaient l’idole de Péroun et d’autres et où le prince et le peuple leur faisaient des sacrifices. Il ordonna d’établir dans les villes des églises et des prêtres, et d’inviter tout le peuple à se faire baptiser dans toutes les villes et dans tous les villages; puis il envoya chercher les enfants des familles les plus élevées et les fit instruire dans les livres. Les mères de ces enfants pleurèrent sur eux, car elles n’étaient pas encore affermies dans la foi; aussi pleurèrent-elles sur eux comme sur des morts … Après avoir beaucoup résisté, les Novgorodiens à leur tour furent obligés de précipiter Péroun dans les flots du Volkhov et de s’y plonger eux-mêmes.

« C’est ainsi que Vladimir revint victorieux dans sa capitale. Les prêtres qu’il emmenait à Kiev, c’étaient ses captifs. Les ornements d’églises, les reliques des saints dont il allait enrichir et sanctifier sa capitale, c’était son butin. Ce fût en apôtre isapostole qu’il rentra dans son palais. Ce fut en apôtre armé qu’il catéchisa son peuple.[10] »

Le précieux récit publié par Banduri, d’après le manuscrit de la Colbertine,[11] ajoute ce détail que Vladimir, sur le rapport de ses ambassadeurs, demanda un évêque à ses beaux-frères pour l’aider à instituer la religion chrétienne parmi ses sujets. On lui en envoya aussitôt un accompagné de deux comtes, Cyrille[12] et Athanase, et le saint prélat fit incontinent un miracle, jetant au feu les Evangiles qui point ne brûlèrent « ce qui décida les Russes à se convertir » il est plus probable qu’on chargea de cette mission l’évêque grec de Cherson dont parle la Chronique dite de Nestor.[13]

Qu’il serait curieux de pouvoir restituer en pensée ces grandes scènes historiques les barbares kiéviens, hommes et femmes, vieillards, et se plongeant en foule, nus, dans les ondes du vieux fleuve sacré, sur l’ordre du maître, tandis que les prêtres byzantins, debout auprès de Vladimir sur le rivage, lisent sur eux les saintes prières du baptême et entonnent les chants si beaux de l’Église orthodoxe![14]

Vladimir donc fut éclairé, lui et ses fils et son peuple, car il avait douze fils. « Ainsi, poursuit la Chronique dite de Nestor, après ce récit si curieux, si vivant, de la conversion en masse du prince varègue et de son peuple, une immense révolution venait de s’accomplir! » Désormais, la nation russe devenue chrétienne allait demeurer l’alliée fidèle de cet empire d’Orient qu’elle avait jusque-là combattu avec tant d’acharnement. La communauté de religion, de croyances, allait amener la communauté des intérêts. Nous n’aurons pour ainsi dire plus à parler de Vladimir ni des actes que l’ex-barbare allait accomplir dans son incarnation nouvelle de prince civilisateur et convertisseur de ses peuples. Désormais, jusqu’à sa mort survenue en 1045, il ne devait plus croiser le fer avec ses deux beaux-frères les basileis de Constantinople.

 « Ensuite, dit encore la même Chronique, Vladimir vécut dans la religion chrétienne. Il conçut le projet de bâtir une église de pierre à la très sainte Vierge,[15] il envoya chercher des architectes en Grèce et se mit à bâtir. Quand l’église fut achevée, il l’orna de tableaux et confia cette église à Anastase de Cherson et désigna des prêtres de Cherson pour y célébrer les offices: il donna tout ce qu’il avait recueilli à Cherson, des images, des vases d’église, des croix. »

Et plus loin: « Vladimir voyant l’église achevée y alla et pria Dieu, disant: « Seigneur Dieu, regarde du haut du ciel, contemple-nous et viens « visiter ta vigne, et termine ce qu’a commencé ta main droite; que ces peuples dont tu as éclairé le coeur te reconnaissent comme le Dieu juste; regarde ton église que j’ai bâtie, moi ton esclave indigne, sous l’invocation de la Vierge qui t’a enfanté. Si quelqu’un prie dans cette église, écoute sa prière et remets tous ses péchés par l’intercession de ta sainte mère. »

Et après avoir prié il parla ainsi: « Je donne à cette église de la sainte Mère de Dieu la dixième partie de mon bien et de mes villes. » Puis il écrivit une malédiction et la déposa dans l’église disant: « Si quelqu’un viole ce serment, qu’il soit maudit. « Et il donna cette dîme à Anastase de Cherson, et il offrit ce jour-là une grande fête à ses boïars et aux anciens de la ville et fit beaucoup d’aumônes aux pauvres. »

Yahia, Elmacin et Ibn el Athir racontent les mêmes faits. Ils énumèrent les mêmes constructions d’églises par Vladimir et son épouse byzantine.

La Continuation de la Vie de Saint Étienne de Sourosh rapporte que la tsaritsa Anne, allant de Cherson à Kertch par mer, tomba malade, mais fut guérie après avoir invoqué ce saint local. Thietmar et l’annaliste saxon[16] donnent à cette princesse comme jadis à la grand-mère de son époux, la grande Olga, le nom d’Hélène. Ils ajoutent qu’elle avait été jadis promise à Othon III, lequel était en fait son neveu, fils de sa soeur aînée Théophano.[17] Tous deux racontent qu’elle engagea vivement Vladimir à embrasser la foi chrétienne.[18] D'autres sources russes, plus anciennes encore que la Chronique dite de Nestor, décrivent également le baptême de Vladimir, Ce sont deux Eloges de ce prince prononcés l'an par le métropolitain Hilarion, l'autre par le moine Jacob.[19]

A ce moment précis de l'histoire, les quatre enfants de Romain II et de la belle Théophano occupaient à la fois les situations les plus grandes en Europe, Basile et Constantin régnaient sur l'empire d'Orient. Leurs sœurs Théophano et Anne étaient, la première impératrice en Allemagne, la seconde, souveraine des Russes à Kiev.

Les événements des années 988 et 989, dit M. Ouspensky dans son article si intéressant sur le volume consacré par le baron Rosen à la Chronique de Yahia, modifièrent complètement et définitivement la politique des princes russes. La conversion de leurs sujets par le moyen des Byzantins eut des suites d'une importance capitale qui changèrent du tout au tout le cours des événements dans le sud-ouest de l’Europe. Une des principales fut la prédominance de l'élément purement grec dans la péninsule balkanique coïncidant avec la ruine de l'influence russe et de son rôle politique dans le Sud. A partir de l'an 989, l'habile politique du Palais Sacré parvint à transformer la Russie d’épouvantail des Grecs en leur meilleur aide et soutien à l’Occident comme à l'Orient. » « Les loups occidentaux furent si bien domptés qu'ils se transformèrent en un troupeau docile de brebis. La Russie se mit maintenant à protéger Byzance contre les attaques des fauves.[20] »

« La Russie devint ainsi, dit un autre écrivain, M. Couret, jusqu'aux premières années du xiiie siècle, le trait d'union entre les pays du Nord et la Grèce, et comme le grand chemin des Scandinaves vers l'Orient, de l'Islande à Jérusalem par Constantinople. C'est à travers la Russie que le premier apôtre de l'Islande, Thorwaldr Kodransson, parvient, vers 990 à Byzance et à Jérusalem, avec son compagnon Stefnir Thorgilsson; que le futur roi de Norvège, Harald le Sévère, se rend en 1033 à la cour de l'empereur Romain Argyre, où il devient chef de la garde vaering et des corps russes auxiliaires. C'est par la Russie que se précipite, à la fin du xie siècle, le flot retardataire des croisés Scandinaves, se hâtant de rejoindre au delà d'Antioche l'armée latine déjà proche de Jérusalem et que, plus tard, en 1112, Erik le Bon, roi de Danemark, se dirige aussi vers la Palestine, C'est encore à la Russie que viennent successivement demander asile les exilés politiques, les bannis, les princes déchus des pays Scandinaves: déjà, vers 970, Olaf Ier Tryggvason, de Norvège, dérobé par sa mère Astrid aux meurtriers de son père, avait passé son enfance auprès du belliqueux Sviatoslav: en 1030, voici son successeur Olaf II le Saint qui, chassé par l'aristocratie païenne, se réfugie à la cour d'Iaroslav le Grand, et lève en Russie une petite armée, à la tête de laquelle il va mourir glorieusement sur le champ de bataille de Stiklastadr. »

La Russie devient également par sa situation intermédiaire entre la Grèce et la Scandinavie, l’entrepôt général et le grand marché où les contrées du Nord viennent s’approvisionner des marchandises de l’Orient. Kiev et Novgorod, magnifiquement rebâties, offrent comme un abrégé des merveilles de Byzance, et étalent dans leurs bazars, à côté des produits asiatiques venus par la Caspienne et la Volga, l’or, la pourpre, les brocarts, l’orfèvrerie et les joyaux de Constantinople.[21]

Vladimir s’était emparé de Cherson vers le mois de juin de l’an 989 et les négociations pour le mariage de la princesse Anne avaient repris avec une très grande activité aussitôt après cet incident. Le basileus Basile se trouvait en effet contraint de passer par les exigences de son barbare voisin. Non seulement la persistance de la révolte de Bardas Skléros en Asie après la fin de celle de Bardas Phocas lui inspirait les plus vives inquiétudes, mais surtout il n’avait déjà pas assez de toutes ses forces pour se préparer à arrêter les progrès des Bulgares. Nous allons voir, du reste, que le basileus en même temps qu’il négociait avec le grand prince de Kiev, en faisait de même avec le prétendant d’Asie, contraint qu’il était de se montrer plus conciliant pour chacun de ces deux adversaires en raison même des craintes que tous deux lui inspiraient.

Ce fut certainement à l’occasion de ces grands événements que les deux basileis, en guise de don d’investiture, envoyèrent Kiev à leur sauvage beau-frère, par l’entremise du métropolite d’Éphèse et d’un autre fonctionnaire désigné simplement sous le nom de « l’éparque d’Antioche », la couronne et les autres insignes de la souveraineté. Jusqu’ici principalement sur la foi d’une charte de l’an 1561 qui raconte ces faits, on avait attribué cet envoi à l’empereur Constantin IX Monomaque seulement, lorsque ce prince voulut couronner le grand duc Vladimir Monomaque. M. Regel s’est tout récemment attaché à prouver la fausseté de cette légende. L’écrivain russe n’a pas eu de peine à démontrer que la charte de 1561 avait été altérée postérieurement. Il paraît aujourd’hui avéré que l’envoi de la couronne et des insignes a bien été fait par Basile II et son frère au grand Vladimir le Saint. On pouvait en conséquence supposer que la couronne célèbre dite « bonnet de Monomaque » conservée avec les autres insignes de l’empire russe au Palais des Armures à Moscou n’était autre que ce don de joyeux avènement des deux empereurs au mari de leur soeur Anne. Combien ce précieux joyau par l’investiture duquel Vladimir se trouva créé également « basileus » en deviendrait encore plus vénérable! Malheureusement M. Regel a de même réussi à prouver que le « bonnet de Monomaque » actuel est en réalité d’époque bien plus récente, et n’a aucun droit au nom illustre qui lui est donné fort à tort.[22]

Il est probable que le fonctionnaire désigné dans le document de l’an 1561 sous le nom d« éparque d’Antioche » n’était autre que le duc même de cette ville qui se trouvait être alors le fameux Michel Bourtzès. Ce n’était pas trop d’un si haut personnage pour une telle mission.

Sur ses belles monnaies d’argent, imitées de celles des basileis, Vladimir le Saint s’est fait représenter en grand costume byzantin, couronne en tête. C’est certainement là la copie de la célèbre couronne envoyée par ses beaux-frères. De la main droite, le grand prince de Russie tient le sceptre crucigère, de la gauche, un emblème qui pourrait bien être le curieux sachet de poussière mystique surnommé akakia.

Le seul des insignes actuellement conservés au Palais des Armures qui pourrait à première vue remonter à l'époque de Vladimir est la portion de la couronne dite de Monomaque formée par les huit plaques d’or ornées de filigrane, de pierres précieuses et de perles. Mais, je le répète, il n'en est rien. La vraie couronne a dû périr avec les autres ornements lors du pillage de Kiev en 1240 par les Tartares.

J'en reviens au récit de la seconde et dernière rébellion de Bardas Skléros. Avant tout je rappelle que, durant que se déroulaient tous ces événements tragiques, la comète fameuse avait paru, le 27 juillet 989, dont le passage au firmament constitue un document si précieux pour arriver à calculer exactement toutes ces dates, à replacer à leur rang véritable ces grands faits historiques, à reconstituer toute cette chronologie demeurée si confuse jusqu'à la publication des travaux des savants russes tant de fois cités par moi.

Alors que tous les autres chroniqueurs byzantins semblent être d'accord pour affirmer que la seconde révolte de Bardas Skléros inaugurée dans l'été de l'an 989, après la mort de Bardas Phocas, fut très rapidement terminée avant la fin de cette même année par la réconciliation du vieux prétendant avec le basileus, nous avons vu que Psellos, à l'encontre de tous ces écrivains, dit très nettement que cette sédition se perpétua en Asie Mineure durant de longues années dont il ne nous a du reste pas fixé le nombre, M. Bury, le savant byzantiniste de Dublin, dans son récent article sur la Chronique de cet auteur,[23] a attiré l'attention des érudits sur les termes très particuliers dans lesquels ce chroniqueur excellent présente cette observation comme s'il voulait ainsi réfuter l'opinion contraire présentée par Skylitzès, opinion que lui, Psellos, semble considérer comme une erreur historique. Malgré l'autorité de l'érudit anglais qui pense que Skylitzès devait ignorer ce fait de la longue durée de la sédition de Bardas Skléros ou que du moins il n'y croyait pas, j'estime pouvoir cette fois repousser le témoignage de Psellos d'ordinaire si précis et donner plutôt raison aux autres Byzantins.

Ce qui m’y décide, c’est le récit d’un autre chroniqueur, syrien celui-là, de Yahia, qui nous fournit, on va le voir, pour la durée de cette révolte des dates si précises, en apparence si exactes, qu’il devient bien difficile de ne pas les accepter en toute confiance. Or précisément, cet annaliste nous dit que la réconciliation de Bardas Skléros avec l’empereur eut lieu dans le mois de redjeb de l’an 379 de l’Hégire qui correspond à presque tout le mois d’octobre et au commencement du mois de novembre de l’an 989 de notre ère! Puis encore il nous montre, en 990, Bardas Skléros réconcilié avec le basileus lui faisant accueil au début de sa nouvelle campagne contre les Bulgares. Il nous le montre enfin mourant le 6 mars 991.

Pour cette raison, malgré le témoignage très important de Psellos, témoignage qui constitue, je l’avoue, une réelle difficulté, je crois qu’il vaut mieux, jusqu’à plus ample informé, s’en tenir à l’opinion ancienne et admettre que Skléros ne tint plus que peu de mois la campagne contre Basile après la victoire de ce dernier sur Bardas Phocas. Il est fort naturel de penser que le triomphe si complet remporté par le gouvernement légitime sur le premier prétendant lui ait valu un renouveau de force assez considérable pour arriver à triompher rapidement du second.

Tous les auteurs byzantins, à cette unique exception près, racontent à peu près dans les mêmes termes que Yahia la fin de la révolte de Bardas Skléros et sa réconciliation avec le basileus. L’heure arriva très rapidement où le prétendant découragé, inquiet de l’avenir, sentant la vieillesse l’accabler, après avoir d’abord violemment refusé de les admettre, prêta l’oreille plus volontiers aux messages de Basile. Celui-ci, avec une patience, une prudence, une persistance auxquelles Psellos rend le plus éclatant hommage, ne se lissait pas de tenter de dénouer pacifiquement cette crise si cruellement funeste au repos de l’empire, persuadé que c’était l’unique moyen de venir à bout d’un tel adversaire. « Cesse de verser le sang chrétien, » mandait l’empereur à son ancien lieutenant par la bouche de chacun de ses envoyés, « reviens à la raison; accepte-moi pour ton seigneur et maître désigné par le Tout-Puissant! » Romain, le propre fils de Skléros, demeuré semble-t-il, auprès du basileus, servait d’intermédiaire à ces négociations dont certainement, d’après le témoignage presque unanime des sources, l’initiative première vint de Basile et non de Skléros. Dans tes premières lignes de ses Commentaires, Nicéphore Bryenne, l’époux d’Anne Comnène, parlant de l’illustre fondateur de la gloire de la famille de sa femme, Manuel Erotikos, celui-la même que nous avons vu défendre avec éclat en qualité de domestique des Scholes d’Anatolie la place de Nicée contre ce même Bardas Skléros, dit incidemment que ce personnage fut l’ambassadeur attitré de ces négociations délicates et qu’il les conduisit avec une prudence admirable jusqu’au plus complet succès. Aucun autre historien ne donne ce détail qui doit être véridique puisque Nicéphore Bryenne avait épousé la propre arrière-petite-fille de ce fameux Manuel.

Le baron V. de Rosen dans son livre tant de fois cité sur la Chronique de Yahia, insiste sur les très vives préoccupations que paraît avoir causées au basileus la prolongation possible de la révolte de Bardas Skléros. Psellos s’exprime très clairement sur ce sujet. « Et pourtant, poursuit l’historien russe, l’appréhension de voir tramer en longueur cet état de guerre civile désastreuse, la conviction que l’attachement des soldats du prétendant pour leur vieux chef empêcherait toute défection sérieuse de leur part, la crainte enfin qu’inspiraient à l’empereur et à ses conseillers les talents militaires de leur adversaire, talents qui rendaient fort douteux le succès final, tout ces raisons accumulées ne suffiraient peut-être pas à expliquer comment ce fut Basile qui fit les premiers pas dans le sens d’une réconciliation, en offrant à Skléros, ainsi que nous l’allons voir, des conditions tellement avantageuses qu’elles en étaient presque humiliantes pour celui qui les proposait. Il faut de toute nécessité faire entrer en ligne de compte deux événements contemporains considérables qui certainement durent avoir une influence décisive sur les déterminations du basileus à ce moment; la rupture avec Vladimir suivie de la prise de Cherson par le prince varègue, et la prise de Berrhoea par les Bulgares. M. Wassiliewsky a démontré, je le rappelle,[24] que ces deux catastrophes, si grosses de dangers pour la cause des basileis, eurent lieu entre les mois d'avril et d'octobre 989, probablement vers juin ou juillet. Or ces dates concordent admirablement avec les péripéties dernières de la révolte de Bardas Skléros. Elles les font même comprendre très clairement. Nul doute que Basile ne se soit résigné de deux côtés à de grands sacrifices d'orgueil pour être entièrement, libre du troisième, c'est-à-dire du côté de la Bulgarie. De même qu'il se décidait à cette même heure à accorder la main de son impériale soeur au barbare Vladimir, de même il allait se résigner à faire les premières avances à son lieutenant révolté, le prétendant d'Asie. Tout cela n'était que pour pouvoir mieux tenir tête aux Bulgares menaçants.

Les négociations activement engagées avec Bardas Skléros par Manuel Comnène au nom du basileus ne tardèrent pas à porter leur fruit. Sentant sa force de résistance mollir, le vieux prétendant accepta de s'aboucher avec Constantin,[25] le second basileus qui lui avait fait offrir d'intervenir personnellement en sa faveur au près de son frère et qui lui promettait, au nom de celui-ci, amnistie pour lui et les siens avec le plus bienveillant accueil. Cette médiation par l'entremise de son cadet, paraissait moins pénible au fier basileus, vainqueur de Bardas Phocas, que ne l'eût été une démarche personnelle de sa part auprès de son ancien lieutenant.

Bardas Skléros obtint grâce entière. Basile s'engagea par de solennels serments à ne point le molester, ni lui, ni ses adhérents. Lui, de son coté, renonça formellement au titre de basileus; il jura d'en dépouiller les insignes et fit poser les armes à tous ses partisans. L'empereur lui accordait en compensation la dignité alors infiniment prisée de curopalate. Psellos affirme même que le souverain promit au condottiere repentant de lui donner dans la Ville et au Palais le premier rang après lui, et il semble bien par la suite du récit qu’il en ait été ainsi dans une certaine mesure.

Fidèle aux traditions qui avaient si longtemps fait sa puissance, Bardas Skléros, en faisant sa soumission, assura le sort de chacun de ses fidèles, jusqu’aux plus humbles. Tous ses lieutenants, tous ceux qui a à un titre quelconque, collaboré à sa rébellion, conservèrent leurs titres, leurs honneurs, les biens et bénéfices de toutes sortes que jadis il leur avait donnés. Les simples soldats furent renvoyés dans leurs foyers. Aucun ne fut inquiété.

Pour recevoir les « basilikoi » impériaux, chargés de ratifier cette convention qui mettait si heureusement fin à tant d’années de troubles, l’ex-prétendant mit une fois encore sous les armes tous ces fidèles combattants dont il allait se séparer à jamais. Les adieux durent être touchants et la scène grandiose. Nous ignorons jusqu’au nom de la localité qui en fut le théâtre. Depuis le jour où Bardas Skléros avait été délivré de sa lointaine prison de Tyropœon aux monts de Cappadoce jusqu’à la fin dernière de sa rébellion, nous ignorons chacun de ses mouvements; nous ne connaissons aucun des lieux où il a séjourné dans sa course aventureuse.

Lorsque les conditions de la pacification de l’Asie eurent été réglées, le vieux chef, conduit par le basileus Constantin en personne, se mit en route pour l’entrevue que Basile lui avait accordée. Une nouvelle et terrible épreuve lui était réservée. Il devint, paraît-il, subitement aveugle. Son âge très avancé ferait plutôt croire qu’il devait être, depuis quelque temps déjà, atteint de la cataracte. Qui sait si ce ne fut point là une des raisons pour lesquelles il ne se sentit plus en état de soutenir la lutte? Sur la route, la maladie du cristallin ayant achevé son oeuvre, la cécité devint complète. Naturellement, les contemporains y virent un châtiment du crime par lequel il avait tenté de dépouiller de la couronne l’oint du Seigneur. « Dieu ne le jugea pas digne de contempler de ses yeux son basileus, » s’écrie le pieux chroniqueur. Quand il fut tout proche, Basile, raconte Psellos, venu à sa rencontre, alla s’installer dans une des plus belles maisons de plaisance impériales, probablement un des palais de la côte asiatique du Bosphore.

La scène fut, de tous points, solennelle et dramatique. Le jeune basileus, accompagné de son frère, environné de tout le faste éclatant du Palais Sacré, avait pris place sur le trône sous le grand pavillon impérial installé sur le rivage. Levant les yeux, il vit de loin venir le vieillard, cheminant, non à cheval ainsi que son rang l’eût exigé, mais à pied, conduit par une escorte qui semblait autant le surveiller que lui faire honneur!

Le malheureux, complètement aveugle, courbé par l’âge, très grand, très gros, pesant et infirme, marchait péniblement: s’appuyant sur deux écuyers qui le tenait par la main. Saisi d’émotion devant la cruelle déchéance de et homme qui durant tant d’années avait, de victoire en victoire, fait trembler Constantinople et l’empire, Basile prononça à haute ces paroles qui furent de suite et partout rapportées: « Voilà celui que j’ai tant redouté, qui nous a fait tous trembler! Il vient à moi en suppliant; on le conduit par la main! »

Par mégarde, ou par suite de l’émotion qui l’étreignait, Bardas Skléros, en se dépouillant des attributs impériaux, avait conservé les bottines de pourpre. Bien qu’il fût encore loin, Basile s’en aperçut vite. Plein de colère, l’empereur détourna les yeux, faisant dire au vaincu qu’il eût à enlever ces chaussures que lui seul avait le droit de porter, refusant de le recevoir autrement que sous le vêtement d’un simple particulier. Force fut à Skléros de dévorer cet affront et d’ôter les campagia rouge sous les yeux de cette cour féroce au malheur. Alors seulement Basile consentit à l’accueillir sous le pavillon impérial, et il le fit avec une royale bonne grâce. Se levant devant le vieillard, qui baisait terre,[26] il lui tendit la main et s’entretint avec lui. La conversation fut intéressante. Skléros, dit Psellos, plaida la cause de sa longue rébellion, en expliqua les motifs, et pourquoi aussi il avait fait sa soumission. Basile écouta la défense du vieillard avec une sorte de déférence, mettant sur le compte de la volonté divine cette longue succession d'événements et de calamités. Puis il fit asseoir Skléros à sa table. Pour calmer ses soupçons et mieux sceller leur réconciliation, il saisît sa coupe, en but une gorgée, puis la tendit à son hôte. Au sortir du repas, il lui conféra les insignes de sa nouvelle dignité de curopalate. L'amnistie fut complète. Le frère du prétendant, certainement aussi son fils Romain, tous ses fidèles, tous ses serviteurs reçurent des titres, des dignités, des emplois. Lui-même fut pourvu du gouvernement du vaste thème Arméniaque plus le district de la ville syrienne de Ra'bàn,[27] avec la jouissance de tous les revenus de ces provinces, impôt territorial et impôt de capitation. Tous ses biens anciens, qui avaient été confisqués, lui furent restitués ». Nicéphore Phocas, « au col tors », qui avait embrassé sa cause, après la mort, de son père Bardas, obtint de même sa grâce et de vastes fiefs. Si nous ne possédions ces renseignements par Yahia, nous n'aurions jamais su à quel point Skléros sut habilement profiter des graves embarras que causaient au basileus la guerre bulgare et les négociations avec Vladimir, pour lui arracher des conditions infiniment plus favorables que ne le laisserait soupçonner le témoignage des Byzantins, toujours enclins à se taire ou à mentir lorsqu'il s'agit de ménager l'orgueil impérial.[28]

Les deux interlocuteurs s'étaient à ce point réconciliés que la conversation prit après le repas une tournure imprévue, très piquante, qui témoigne d'une grande indépendance d'esprit de la part du jeune souverain. Le basileus demanda à son vieil interlocuteur son avis de grand chef militaire sur le meilleur mode de gouvernement personnel, surtout sur le moyen d'éviter dans l'avenir de nouvelles révoltes de grands feudataires comme celles qui durant tant d'années venaient d'ensanglanter les thèmes d'Asie. « La réponse de Skléros, dit Psellos, fut celle d'un capitaine ayant commandé en chef les armées impériales, mais celle d'un fourbe », nous dirions aujourd'hui d'un « Machiavel ». « Il conseilla à Basile de ne tolérer à aucun prix de fonctionnaires trop puissants dans l'empire, de ne permettre à aucun des principaux chefs militaires de posséder de grandes richesses, de les accabler tous incessamment des exactions les plus arbitraires, de les contraindre de la sorte à consacrer tout leur temps, toute leur attention, leurs affaires privées, de les empêcher ainsi de devenir puissants ou dangereux, de ne supporter aucune influence féminine au Palais Sacré, de ne se montrer bon prince avec qui que ce fût, surtout de ne communiquer ses plus secrets desseins qu’au plus petit nombre. » Ces avis, d’une grande utilité pratique mais de moralité douteuse, jettent un jour lumineux sur l’état d’âme d’un Bardas Skléros. Ce grand homme de guerre se trouvait être de même un grand politique aussi sceptique que peu difficile sur le choix des moyens.

Ce fut véritablement un homme éminent qui excella aussi bien à gouverner ses peuples, à user de ses conseillers qu’à se rendre populaire parmi ses soldats. Ainsi qu’on l’a dit fort bien,[29] ces avis venant d’un homme si au courant de la situation, nous font toucher du doigt le principal péril qui menaçait l’existence de la dynastie macédonienne, et qui, conjuré pour un temps par l’énergie personnelle de Basile II, devait finir par la renverser, — je veux dire la puissance exagérée acquise par les riches archontes d’Asie, par ces représentants de l’aristocratie anatolienne qui, grâce à leurs immenses fortunes territoriales, pouvaient si facilement transformer les milices provinciales et les autres troupes dont le basileus leur confiait le commandement en de véritables armées féodales entièrement dévouées à leur cause. Toute la politique subséquente de Basile prouve que le jeune empereur mit pieusement à profit les conseils très cyniques, mais certainement très pratiques de son ancien adversaire devenu son mentor.

Yahia et Elmacin après lui, mais sous une forme moins précise, nous donnent la date exacte de cette abdication du vieux prétendant. Bardas Skléros dépouilla les insignes impériaux en présence de l’empereur Constantin, le vendredi 11 octobre de l’an 989.[30] Ce fut seulement après cette formalité que Constantin le conduisit à Basile. L’entrevue avec ce dernier ne peut donc avoir eu lieu, semble-t-il, que dans la seconde quinzaine d’octobre. A ce moment les négociations avec Vladimir venaient également de se terminer par la conclusion d’une alliance entre les peuples russe et grec, par le mariage du prince Vladimir avec la soeur des empereurs et la conversion en masse du peuple russe au christianisme.

 « Quand l’entrevue entre le basileus et le prétendant repentant eut pris fin, dit Psellos, Bardas Skléros eut permission de se retirer dans les terres qui lui avaient été assignées comme résidence. » Ce n’étaient point là les provinces de l’extrême frontière orientale d’Asie dont j’ai parlé tout à l’heure et qui lui avaient été attribuées seulement à titre de fief dont il pourrait exercer le commandement et recueillir les revenus à distance. Il eût été trop imprudent de reléguer le vieux lion dans ces contrées, théâtre de ses premiers exploits, patrie de tant de ses anciens partisans qui lui étaient demeurés passionnément dévoués. On l’interna somptueusement, mais plus ou moins contre son gré probablement, peut-être bien par suite de quelque perfidie de Basile dévoilée seulement après la soumission, en Europe, dans le thème de Thrace, non loin de la capitale, de manière à l’avoir ainsi toujours sous la main. Il eut sa demeure à Didymotichon,[31] aujourd’hui Démotika, dans la basse vallée de la Maritza. Il ne devait du reste pas survivre longtemps à sa déchéance. Tant de vicissitudes avaient usé les forces de ce vieillard extraordinaire.

J’ai dit pour quelles raisons je pensais que, malgré le témoignage de Psellos, il valait mieux admettre avec les autres Byzantins que l’entrevue historique dont je viens de retracer les péripéties eut réellement lieu vers le dernier quart de cette année 989. La mort de Bardas Skléros suivit de près cet événement.[32] Les dates indiquées par Yahia et Elmacin, les seuls historiens qui nous en fournissent, sont fort précises. Je dirai ici, pour n’y plus revenir, ce que ces deux auteurs nous racontent encore sur le vieux Skléros dont le rôle demeura, semble-t-il, fort effacé durant le peu de temps qu’il survécut à sa défaite. Certes, l’empereur lui avait donné une place prépondérante parmi ceux qui l’approchaient de près. Mais l’âge et les infirmités l’empêchèrent probablement de se signaler dans ces conseils suprêmes de l’empire. Yahia raconte qu’en l’an 380 de l’Hégire, c’est-à-dire entre le 31 mars de l’an 990 et le 19 mars de l’an 991, le basileus Basile, en route pour sa nouvelle campagne contre les Bulgares, de passage à Didymotichon, où se concentrait son armée, voulut voir Bardas Skléros qui résidait dans cette ville avec son frère Constantin, et l’invita même à l’accompagner dans cette expédition. Il est bien probable que sous prétexte de faire honneur au vieux chef, même de flatter sa vanité en paraissant vouloir profiter des conseils de son expérience, le basileus, se défiant de lui, désirait simplement emmener avec lui son vieil adversaire pour l’avoir sous la main, au cas où l’expédition de Bulgarie aurait une issue fâcheuse. Mais Bardas Skléros était alors déjà tombé tout à fait malade, ne pouvant même plus marcher. Il en était de même de son frère. L’ex-prétendant dut se faire porter en litière auprès du basileus devant lequel il se prosterna. Basile, témoin de son piteux état, lui ordonna de rester chez lui. Toujours plein d’une bienveillante déférence envers l’illustre soldat, il fit compter la somme véritablement énorme pour l’époque de soixante dix mille sous d’or[33] « pour ses charités ». Puis il poursuivit sa route vers la Bulgarie.

Bardas Skléros, de plus en plus accablé par la maladie, ne profita guère de cette munificence. Il mourut, au dire de Yahia, peu de jours après le départ du basileus, déjà le mercredi 6 mars 991.[34] L’historien syrien fait à cette occasion la remarque que le fameux condottiere ne survécut pas tout à fait deux ans à son ancien rival et compétiteur, Bardas Phocas. Constantin Skléros mourut cinq jours après son frère.

Certainement, Basile crut pouvoir témoigner de tant de bienveillance envers le sénile prétendant parce que celui-ci, devenu l’ombre de lui-même, courbé par les ans, ne lui inspirait plus de crainte. Il tint aussi à le ménager par égard pour le haut clergé national dont le nouveau curopalate avait toujours été l’allié, presque le candidat au trône. Enfin, en parlant des difficultés avec les Russes et des nouvelles agressions des Bulgares, j’ai exposé les raisons de cette excessive indulgence prodiguée par le basileus à son adversaire repentant.

Une assez longue pièce de vers du poète contemporain Jean Géomètre, qui nous décrit l’état des esprits à Byzance à cette époque mémorable ainsi que les calamités de toutes sortes qui accablaient l’empire, porte ce titre caractéristique: l’Insurrection.[35] Certainement, ce poème fait allusion à l’époque de la rébellion de Bardas Skléros après la mort de Bardas Phocas. La mention qui s’y trouve de la comète du mois de juillet et du tremblement de terre du mois d’octobre, prouve qu’il n’a pas pu être composé avant la fin de l’automne de cette année 989 au plus tôt. Le poète y trace un noir tableau des malheurs qui accablent la patrie byzantine:[36]

« Il pleut du sang. Un voile de deuil revêt toute la nature. Tout l’Orient est engagé dans une lutte fratricide. La terre tremble effroyable ment. La foudre et la tempête font rage. Les cités désolées pleurent comme des vierges en deuil. Les sauvages fils d’Agar sont partout vainqueurs. Leurs villes qui autrefois nous payaient tribut, maintenant pleines de joie, nous imposent leurs contributions de guerre. Voilà pour l’Orient! En Occident, c’est pire encore les multitudes scythiques parcourent victorieusement ces régions et s’y installent en conquérants. Partout le deuil et le meurtre. Les villes jadis populeuses sont réduites en poussière. Comment ne pas verser des larmes en les voyant ainsi désertes, consumées par l’incendie.

« Et toi, cité reine, Byzance, hélas, quelle est ton infortune? Toi qui fus fière et superbe, maintenant les secousses terrestres ont bouleversé tes fondements. Les rameaux poussés sur ton tronc sont tombés sous des coups fratricides. Tes palais sont dévastés. Les ténèbres ont recouvert le soleil. La splendeur de la lune est voilée. Un astre nouveau, prodige insolite, a brillé au firmament. O Verbe divin, sois compatissant, mets une fin à tant de luttes intestines, à tant de ruines, de luttes, de séditions, de fuites, de persécutions, de violences, de supplices et de condamnations. O Christ, ta cité bien-aimée t’implore. Où donc s’arrêteront nos tourments[37]! »

On a vu que le fils aîné de Bardas Phocas, Nicéphore « au col tors », qui, après la mort de son père et l’échec de sa courte campagne sur le haut Euphrate, avait embrassé le parti de Skléros avait également été compris dans l’amnistie du mois d’octobre et qu’il était rentré en grâce auprès de l’empereur.[38] Son frère cadet Léon Phocas eut un sort moins heureux. C’est à Yahia que nous devons de connaître ce personnage dont ne parlent point les Byzantins. Le récit de ses aventures était entièrement ignoré jusqu’à la publication récente d’une portion de la Chronique de cet écrivain par le baron V. de Rosen. Elles se trouvent mêlées à celles du remuant patriarche Agapios dont j’ai déjà narré les intrigues et que nous ne connaissons de même que par ces précieuses annales contemporaines.

Bardas Phocas, lors de sa rébellion, raconte Yahia, avait nommé son fils Léon son lieutenant à Antioche.[39] Après la défaite de ses troupes à Abydos, il avait appris que le patriarche Agapios, inquiet de la tournure que prenaient les événements, inquiet surtout de voir le parti des basileis si puissamment renforcé par la venue à Constantinople du corps auxiliaire russe, recommençait à intriguer, cherchant à se justifier aux yeux de l’empereur et à soulever contre Léon la population antiochitaine. L’astucieux prélat, par ces menées, espérait démontrer à Basile qu’il n’avait reconnu l’usurpateur que contraint et forcé. Mais, cette fois, les louches machinations d’Agapios échouèrent. Bardas Phocas, qui le connaissait bien, l’avait fait surveiller de très près. Définitivement édifié sur ses sentiments vrais, il envoya bientôt à son fils l’ordre de l’expulser d’Antioche.

Léon fit sortir Agapios de la ville avec d’autres notables suspects d’attachement à la cause des basileis sous prétexte de conférer avec eux d’affaires importantes. Lorsque tous furent dehors, lui rentra brusquement dans Antioche et fit fermer les portes. Ceci se passait le samedi 2 mars 989.[40]

Après la mort tragique de son père, le duc d’Antioche et des marches de Syrie refusa de faire sa soumission. A l’exemple de son aîné, il persista dans sa révolte. Puis, comme les habitants de l’antique capitale syrienne se refusaient à lier plus longtemps leur sort au sien, il s’établit fortement dans l’imprenables kastron bâti au-dessus de la ville au plus haut de la montagne, au point même où le gigantesque rempart de la cité atteignait sa plus grande élévation sur la cime de l’âpre Mont Sylvius. Il s’y fortifia merveilleusement avec ses partisans demeurés fidèles. A son appel, une foule d’aventuriers arméniens et sarrasins, toujours prêts à la lutte contre les impériaux détestés, étaient accourus le rejoindre. Même il n’avait pas craint de réclamer le secours des troupes d’Egypte massées sur la frontière. Aussi impie que son père ou que Bardas Skléros, il n’éprouvait aucun scrupule à s’allier à des musulmans contre ses compatriotes.

Immédiatement après la soumission, de Bardas Skléros, événement qui ruinait les dernières espérances du duc rebelle d'Antioche, un mouvement violent du parti loyaliste éclata contre lui dans la ville, encore dans ce même mois d'octobre de l'an 989. On fit rentrer les bannis qu'il avait expulsés avec le patriarche Agapios. Celui-ci devait certainement être du nombre de ces réintégrés et espérait bien en prenant part à ce mouvement, rentrer définitivement en grâce auprès des basileis. Léon, aussi obstiné que son père, malgré que la situation fût empirée à ce point, n'en refusa pas moins de se rendre. On l'assiégea quatre jours durant dans la colossale forteresse. Le quatrième jour qui était le dimanche 3 novembre, il dut capituler avec la vie sauve.

Le gouvernement impérial fut rétabli dans Antioche comme dans les autres thèmes d'Asie. Basile y envoya en qualité de duc le magistros Michel Bourtzès, le vieux héros des guerres d'Asie, l'ancien conquérant de la grande forteresse syrienne, lui aussi rentré en grâce. Michel expédia Léon Phocas au basileus qui se contenta de l'exiler dans une ville dont il est difficile de retrouver le nom sous la forme altérée que nous en donne Yahia. Le baron V. de Rosen pense qu'il s'agit de Dorylée.

Quant au turbulent Agapios, le jour de l'expiation était arrivé pour lui. « Le basileus, poursuit Yahia, était violemment, irrité contre ce prélat. Même ses récentes intrigues et l'exil qui en avait été la suite, n'étaient point parvenus à le justifier à ses yeux. Le motif de sa fureur était, paraît-il, qu'après la mort de Bardas Phocas, on avait saisi dans les coffres de celui-ci, sous sa tente, une lettre fort compromettante du patriarche. Agapios y encourageait à mots couverts le rebelle à persister dans une affaire au sujet de laquelle celui-ci lui avait demandé conseil et se déclarait ouvertement de son avis.[41] » Basile eut vite fait de comprendre qu'il s'agissait de la révolte de Bardas Phocas. Il trouva même dans ce document la confirmation de certaines circonstances qui, jadis, très probablement, l'avaient mis sur la voie de tout ce vaste complot dont nous ne pouvons encore aujourd'hui que soupçonner vaguement l'existence et dont j'ai parlé au volume précédent[42] à propos de l'altitude singulière prise dans ces événements par le parakimomène Basile, aussi par Bourtzès, mais surtout par Léon Mélissène. On se rappelle le but de ce complot, noué au moment où le basileus se disposait à se priver des services du parakimomène. Il s’agissait de ramener le jeune souverain à une situation de complète dépendance. On sait que la conspiration faillit réussir.

Tout cela fut cause que, malgré la mansuétude dont il avait donné des preuves si éclatantes lors de sa victoire sur Bardas Phocas puis de la soumission de Bardas Skléros, Basile ne crut pas devoir pardonner au patriarche Agapios. Il refusa de lui tenir compte des durs traitements dont il avait été l’objet de la part de Bardas Phocas et le rappela de suite à Constantinople.[43] Il l’y interna dans un monastère où l’infortuné prélat demeura sept ans,[44] tout en continuant à administrer son lointain diocèse. Même au bout de ce temps il semble que la rancune du basileus ne fut point apaisée, car Yahia raconte qu’il contraignit l’intrigant évêque à signer son abdication. Agapios, après avoir longuement protesté avec la dernière énergie, finit par y consentir lorsque Basile lui eut concédé en échange la propriétés du monastère de Pikridion[45] à Constantinople qui lui rapportait annuellement la somme énorme d’un « quintar de dinars »[46] outre un revenu affecté spécialement à sa table, consistant en vingt-quatre livres[47] de dinars sur les revenus de son ancienne église métropolitaine de Syrie. Il signa sa déchéance au mois de septembre de l’an 996, sous condition toutefois que son nom ne serait point effacé des diptyques du siège d’Antioche. Le 4 octobre suivant le basileus désigna pour son successeur le prêtre constantinopolitain Jean, chartophylax de la Grande Église.[48]

Après Léon Phocas, après Agapios, d’autres coupables encore furent appelés à rendre leurs comptes à ce moment. « Basile, dit Yahia, fut violemment irrité contre le roi curopalate Davith de Géorgie, seigneur de Daïk’h et contre les deux fils du prince Pakarat de Darôn, Krikorikos et Pakarat, seigneurs d’Al Khalidyât, à cause de l’aide qu’ils avaient ouvertement donnée à la révolte de Bardas Phocas[49] et envoya contre eux une armée sous le commandement du patrice Djàkroûs. »[50] Yahia est seul à nous parler de l’expédition de ce capitaine qu’on ne trouve mentionnée par aucun autre chroniqueur.[51]

Le patrice Djàkroûs attaqua d’abord les fils de Pakarat; il les battit, tua l’aîné, expédia l’autre en exil. Quant au roi Davith d’Ibérie, comprenant qu’il ne saurait résister seul au basileus, il implora, poursuit Yahia, son pardon, suppliant Basile de l’épargner, lui jurant obéissance, s’engageant surtout à lui léguer la totalité de ses États au jour prochain de sa mort, « car il était avancé en âge, n’ayant ni postérité ni successeur désigné ». Il priait en conséquence le basileus de l’autoriser à envoyer à Constantinople de hauts dignitaires de sa cour qui lui transmet son serment et s’entendraient avec lui sur les garanties à fournir pour assurer cette cession future de tous ses États à l’empire. Basile, peu désireux d’entreprendre une guerre nouvelle si lointaine, se montra infiniment satisfait de ces ouvertures. C’était un vrai rayon de soleil après tant de jours sombres. Il accueillit à merveille les offres de soumission du roi géorgien.

Il lui conféra le titre de curopalate tant prisé par ces princes d'Asie et lui envoya de somptueux vêtements d'apparat, insignes de cette dignité. Ainsi ce basileus avisé préparait doucement l'annexion à l'empire de toutes ces petites souverainetés orientales.

Davith, heureux d'en être quitte à si bon compte, fier de devenir un de ces brillants curopalates du grand basileus, représentant de Dieu sur la terre, endossa avec joie les vêtements d'or et de soie que Basile lui envoyait. Il fit prier ses prêtres aux longs cheveux flottants dans toutes les pittoresques églises de ses montagneux Etats pour son nouveau suzerain et envoya en ambassade au Palais Sacré le propre catholicos de Géorgie avec plusieurs hauts officiers de sa cour, parmi lesquels figuraient peut-être les trois frères Pakourian, Phebdatos et Phersès cités par Skylitzès[52] comme ayant plus tard accompagné le basileus dans son expédition de Phénicie. L'arrangement intervenu avec ce nouveau vassal de l'empire fut définitivement ratifié et Basile, ayant comme d'usage fait ample distribution de faveurs, de subsides et de dignités aux envoyés ibères, ceux-ci s'en retournèrent au delà de la mer Euxine dans leurs montagnes lointaines.[53]

L'historien arménien contemporain Açogh'ig raconte[54] qu'en l'an 989, un des ex-partisans géorgiens de Bardas Phocas, parmi ceux qui n’avaient pas voulu faire leur soumission après la mort du prétendant, le magistros Tchortovanel, fils d’un frère du fameux moine guerrier Tornig dont il a été tant question lors des événements de l’an 979,[55] et certainement un des officiers commandant ses compatriotes dans les armées de Phocas, s’insurgea avec plusieurs de ceux-ci contre le basileus Basile et se déclara indépendant dans les provinces de Terdchan et de Darôn.[56] Basile envoya pour le châtier le patrice Jean Pohrtiz ou Pohrtès qui, après un premier combat demeuré sans résultat, le vainquit et le tua dans une seconde bataille aux environs de Bagarhidj[57] localité de la province de Terdchan dans le courant de l’an 990. « Depuis ce temps, ajoute le chroniqueur, toute la Grèce soumise à Basile commença à jouir de la paix. » C’est certainement là un épisode de l’expédition du patrice Djàkroûs contre les anciens alliés géorgiens et arméniens du prétendant Bardas Phocas.[58]

Une autre courte pièce de vers de Jean Géomètre intitulée: Des Brigandages des Ibères[59] est certainement un écho des événements de ces temps troublés, entre l’automne de l’an 989 et le printemps de l’an 990. La preuve en est qu’il y est également fait mention de la fameuse comète du 27 juillet et du non moins fameux tremblement de terre du 2 octobre. Ces deux phénomènes semblent vraiment avoir troublé la tête de tous les contemporains. « Ce n’est plus le feu des Scythes,[60] s’écrie le poète, non, c’est bien la violence ibère qui pousse aujourd’hui l’Occident contre l’Orient. Voilà ce que présageaient les tremblements de terre et aussi l’éclat prolongé de cet astre extraordinaire. Pourquoi nous plaindre des Scythes alors que nous voyons nos anciens amis et alliés se conduire de telle sorte? »

Tout le long du récit de ces terribles rébellions nous avons vu combien les guerriers géorgiens ou ibères, en particulier ceux du roi Davith, d’abord alliés si précieux pour l’empire sous leur chef Tornig, à la suite des démarches de l’impératrice Théophano lors de la révolte de Bardas Skléros, étaient devenus plus tard des adversaires redoutables pour le parti des empereurs grâce à leur intime alliance avec Bardas Phocas. Ils se montrèrent constamment pour celui-ci les auxiliaires les plus dévoués, les plus fidèles, constituant véritablement l’élite de ses forces. Quand ce chef vaillant eut péri de la mort misérable que l’on sait, une partie d’entre eux se rallia à Bardas Skléros; les autres, de retour dans leur patrie, opposèrent une résistance obstinée aux attaques successives des divers lieutenants de l’empereur, le Daronite, les patrices Djàkroûs et Pohrtès. Sous le commandement de chefs tels que les deux fils de Pakarat et Tchortovanel le neveu de Tornig le moine, ils semblent s’être battus en désespérés. Sur bien des points, cette lutte finit par dégénérer en des actes de brigandage, de pillage, de meurtre, qui semblent avoir produit une impression profonde sur les contemporains. Ils ont certainement inspiré cette pièce de vers au poète byzantin. L’insurrection bulgare est encore ici l’objet des doléances ordinaires. Les soldats de Samuel, sous le nom de Scythes, sont comparés à un incendie dévorant.

Cette année 989 fut véritablement une année effroyable: guerre contre Bardas Phocas, guerre contre Bardas Skléros, guerre contre les Russes qui prennent Cherson, guerre contre les Bulgares qui prennent Berrhoea, guerre contre les Ibères, insurrection à Antioche. Comme si ce n’est pas assez de tant de misères, les calamités célestes s’étaient mises de la partie. L’hiver fut atroce. La glace recouvrit toutes les rivières, les lacs, la mer elle-même. Le tremblement de terre du 25 octobre auquel j’ai fait de si fréquentes allusions et dont la date fournie par Yahia nous a permis de fixer la chronologie de cette année agitée entre toutes, fut un des plus terribles dont les annales byzantines nous aient conservé la mémoire,[61] il se fit sentir avec une violence inouïe dans tout l’Orient, en particulier à Constantinople et dans le thème de Thrace. C’était à l’époque précisément des négociations dernières pour la soumission de Bardas Skléros. Presque tous les chroniqueurs ont fait mention de cette immense catastrophe.

Léon Diacre, constamment préoccupé d’expliquer la raison d’être providentielle de ces phénomènes raconte que ce désastre avait été lui-même annoncé par une apparition céleste non moins extraordinaire, une comète de même forme, non moins brillante, que celle de l’an 975. Elle avait été aperçue en Egypte dès le 27 ou le 28 juillet, nous le savons par Yahia. Depuis lors, durant les vingt et quelques jours qu’elle fut visible, chaque soir, après le coucher du soleil, on la vit monter à l’horizon du côté de l’Occident, lançant les plus éblouissants rayons, se mouvant avec une vitesse extraordinaire d’un point à l’autre du firmament, apparaissant presque simultanément au nord comme au midi, enfin dans toutes les régions de la voûte céleste.[62]

Les désastres occasionnés par ce tremblement de terre paraissent avoir été affreux, « tels qu’il n’y en avait jamais eu de semblables dans ces contrées. » On en ressentit la commotion dans toutes les provinces de l’empire sans exception. Ce fut la veille de la fête du grand martyr Démétrius, vers le soir, c’est-à-dire dans la nuit du 25 au 26 octobre.[63] Les remparts et les tours de la capitale s’écroulèrent sur une foule de points. Une quantité d’édifices publics; d’innombrables maisons, des statues; des colonnes, les coupoles de quarante églises furent renversées dans la Ville et ses alentours, ensevelissant les habitants sous leurs décombres. La mer soulevée s’agita furieusement et pénétra au loin dans les bas quartiers. Mais la plus notable catastrophe, également mentionnée par tous les chroniqueurs, fut l’écroulement de la grande coupole et de l’abside orientale de Sainte Sophie, tout un tiers de la Grande Eglise, centre religieux du monde chrétien oriental. Une fissure, dit Acogh'ig, se produisit du haut jusqu'en bas. Qu'on juge de l'émotion causée par un tel événement dans tout l'empire. Sur l'ordre du basileus, les travaux de réparation furent aussitôt entrepris. Ils durèrent six années. Yahia affirme cependant qu'ils furent terminés dès la dix-huitième année du règne de Basile, c'est-à-dire en l'an 993.[64] Les échafaudages gigantesques dressés à cet effet coûtèrent à eux seuls des sommes énormes; Léon Diacre dit mille livres pesant d'or; Glycas dit dix mille; Skylitzès et Cédrénus disent dix kentinaria d'or, Skylitzès et Joël y ajoutent la reconstruction de l’immense aqueduc de l’empereur Valens[65] qui, probablement, avait lui aussi été renversé par le tremblement de terre et qui fournit de nouveau une eau abondante aux habitants de la capitale. En tous cas, cette restauration de la Grande Église dut entraîner une dépense formidable puisqu’elle a si vivement impressionné les contemporains. Açogh’ig dit[66] que ce furent des architectes arméniens qu’on chargea des travaux de réparation de la grande coupole. Il en nomme un: « l’illustre maçon et sculpteur Tiridate »,[67] alors de séjour dans la capitale grecque, qui exécuta avec une adresse admirable un plan nouveau et très savant de l’édifice et en fournit le dessin. Ce fut ce plan qu’on exécuta et Sainte Sophie en parut plus belle encore. Tiridate en personne en commença la reconstruction. Cet architecte s’illustra sous les règnes d’Aschod III et, de Sempad II, rois des rois d’Arménie, et fut employé par ces souverains à embellir Ani, leur belle capitale. Ce fut lui qui éleva la magnifique cathédrale de cette ville.

Une foule de localités dans la banlieue et les environs de Constantinople furent totalement détruites. Il n’en demeura pierre sur pierre. D’innombrables habitants de la campagne périrent. A Nicomédie, sur la côte d’Asie, une portion de la ville fut renversée. Des cités entières furent ruinées en Laconie. Açogh’ig dit[68] que la Thrace et la Bithynie furent surtout désolées.

Presque tous les chroniqueurs orientaux contemporains, beaucoup de chroniqueurs occidentaux également,[69] ont parlé de cette comète du 27 juillet et de ce tremblement de terre du 25 octobre dont les effets se firent sentir jusqu’en Italie, à Bénévent, à Capoue. L’existence de ces deux phénomènes est aujourd’hui établie avec une parfaite certitude.[70]

Léon Diacre, toujours à propos de la fameuse première comète de l’an 975, énumère les divers autres phénomènes célestes qui vinrent épouvanter les habitants de l’Orient en cet an 989. Il cite encore des famines affreuses, dont une surtout qui dura plusieurs années,[71] et qui réduisit les populations de certaines provinces aux dernières extrémités, puis aussi des pestes, des épizooties, des sécheresses extrêmes amenant des disettes de grain; des colonnes de feu apparaissant vers le nord et qui n’étaient certainement autre chose que des aurores boréales comme celle qui fut visible par toute l’Égypte dans la nuit du samedi 7 avril. Celle-ci fut accompagnée d’un orage effrayant, d’une obscurité nocturne totale, d’une colossale trombe de poussière, d’un changement dans la couleur du soleil. Elle dura plusieurs jours et annonçait, au dire de Léon Diacre, la prise de Cherson par les Russes et celle de Berrhoea par les Bulgares. Ce chroniqueur note encore des ouragans terribles, véritables cyclones des approches de l’an mille. L’un d’eux précipita les flots de la mer avec une telle violence contre la colonne du port d’Eutropios, habitée par un solitaire stylite renommé, qu’elle en fut renversée. L’ascète fut misérablement noyé. Aucune époque plus que le Xe siècle ne vit de ces étranges religieux, disciples ardents du fameux Syméon.[72] Tous les rivages, les abords de toutes les villes, toutes les solitudes avoisinant les monastères voyaient s’écouler ces existences étranges presque incompréhensibles pour notre conception moderne de la vie. Dans la Vie de Saint Paul le jeune, le grand saint du mont Latros qui mourut vers le milieu de ce Xe siècle, le narrateur anonyme qui écrivait une trentaine d’années après cet événement raconte que le pieux religieux, rencontrant le moine Athanase, ancien supérieur de la laure du Sauveur, lui fit une prière qui nous par aujourd’hui bizarre, mais qui, certainement, n’étonna point celui à qui elle était adressée c’était de lui bâtir une colonne. « On sait, dit le P. Delehaye, le savant éditeur de cette Vie si curieuse,[73] on sait qu’en Orient Syméon Stylite avait trouvé promptement des imitateurs qui devinrent assez nombreux pour constituer une catégorie à part, qui se perpétua durant de longs siècles, et l’existence de moines stylites, en Asie Mineure, à l’époque qui nous occupe, n’est donc point un fait isolé.

On a fait souvent la remarque que ces solitaires n’habitaient pas toujours des colonnes ou des tours véritables. Ce n’étaient parfois que des retraites élevées, d’un accès difficile, et ne laissant à celui qui l’occupait qu’un espace étroit pour se mouvoir. En voici une intéressante confirmation. Le moine Athanase accueillit la requête de saint Paul en lui indiquant une colonne « non faite de main d’homme », une colonne naturelle, c’est-à-dire un rocher très élevé au sommet duquel s’ouvrait une grotte! Cette « colonne » était, paraît-il, déjà célèbre par le séjour de vingt ans qu’avait fait un autre Athanase dont il a été parlé autre part dans la Vie du saint. Notre ermite s’empressa de choisir cette cachette pour sa demeure et se hissa dans la caverne où il était très difficile d’arriver sans échelle. Il n’y vécut pas moins de douze ans, dans l’exercice de la contemplation, souffrant parfois du plus affreux dénuement, mais aidé ordinairement par un berger des environs ou par ses amis Démétrius et Athanase et ne quittant sa prison volontaire que pour venir en aide au prochain. Quand il se vit obligé enfin de quitter sa colonne, celle-ci servit d’asile à un autre stylite, nommé Pachôme. »

Dans ma nombreuse collection de sceaux de l’époque byzantine, je possède celui d’un monastère placé sous l’invocation du grand saint stylite du ve siècle. Au droit figure une très curieuse représentation de saint Syméon priant et bénissant du haut de sa colonne.

Les grandes révoltes de Bardas Phocas et de Bardas Skléros qui durant tant d’années, avaient ensanglanté tous les thèmes d’Asie, ébranlé l’empire jusque dans ses fondements, mis le trône de la dynastie macédonienne à deux doigts de sa perte, étaient terminées. Les derniers complices, avérés ou secrets, des deux prétendants, les fils de Bardas Phocas, le frère et le fils de Bardas Skléros, le patriarche Agapios, les fils de Pakarat, prince de Darôn, le roi curopalate Davith d’Ibérie avaient été châtiés ou pardonnés. Une ère de sécurité relative, allait se rouvrir pour l'empire qui, jusqu'à la fin de ce grand règne, n'allait plus avoir à lutter que sur ses frontières.

A partir de ces temps terribles, raconte Psellos, le basileus Basile devint un autre homme, en apparence impénétrable, l'air sombre, soupçonneux, cachant sa pensée et ses desseins, toujours concentré en lui-même, sujet à des accès de colère sauvage, implacable contre ceux qui avaient commis quelque faute.

« Au dixième siècle, a fort bien dit un auteur moderne,[74] il semble vraiment qu'à Byzance dut s'élever à coté du basileus une sorte de sultanat ou de mairie du Palais. Romain Lécapène fut le seul vrai maître et souverain de l'empire aux côtés de l'empereur Constantin VII. Nicéphore Phocas et Jean Tzimiscès furent les tuteurs et les empereurs véritables durant la minorité des jeunes basileis Basile et Constantin. Sans aucun doute, Bardas Skléros et Bardas Phocas briguèrent la même situation suprême. Tout du long de ces interminables insurrections qui bouleversèrent l'empire ils s'efforcèrent de terroriser les héritiers légitimes du trône. Ce fut l'œuvre glorieuse de Basile, ce fut son mérite infini, d'avoir enfin donné la victoire définitive à l'empire dans cette lutte sans merci. En restituant à celui-ci le prestige militaire qui lui faisait depuis si longtemps défaut, il coupa le vent à ses antagonistes. On revit enfin en lui un empereur qui marchait en personne à la tête de ses armées, qui connaissait de visu son empire des monts du Caucase aux rives de Phénicie. Mais son plus grand appoint pour réussir fut pourtant la légitimité dont le prestige était à ce moment toujours encore immense, à tel point que tous ces hommes illustres qui au dixième siècle par leur gloire particulière ternirent l’éclat de la gloire impériale, ne se seraient jamais crus en droit de viser au pouvoir suprême s’ils n’avaient pu par des unions avec la dynastie régnante s’abriter sous l’égide de ce droit reconnu. Romain Lécapène fut le beau-père de Constantin VII avec le titre significatif de basileopator. Nicéphore Phocas épousa la veuve de Romain II et si celle-ci n’épousa pas ensuite Jean Tzimiscès il ne faut en accuser que les circonstances imprévues qui accompagnèrent ce changement de règne. Tout ceci fut bien plus marqué encore sous le règne des deux derniers héritiers de la maison impériale de Macédoine. »

Toute l’année 990 s’était encore écoulée à liquider les suites dernières des grandes rébellions des deux Bardas, à châtier, à pacifier leurs derniers alliés et partisans. Le basileus Basile, libre du côté de l’Asie put enfin s’occuper activement à nouveau de la non moins grave question bulgare, de cette guerre cruelle qui menaçait de lui faire perdre les thèmes d’Europe, comme ceux d’Anatolie avaient failli lui échapper dans ces dissensions à peine conjurées. Malgré cette rancune séculaire et nationale dont il avait hérité de ses glorieux ancêtres contre ce peuple insoumis, incommode, toujours prêt à reprendre la lutte contre les Grecs, le jeune basileus n’en mena pas moins cette guerre pénible entre toute avec une grande prudence et une résolution admirable. D’autre part; la résistance fut aussi héroïque, aussi acharnée que l’attaque fut opiniâtre, patiente, incessante. Il fallut à Basile II vingt-sept années encore de luttes presque ininterrompues, de 991 à 1018, presque toute la fin de son règne si long, pour arriver à terminer cette grande guerre bulgare commencée dès la mort de Jean Tzimiscès, inaugurée véritablement en 986 lors de la déroute de la Porte Trajane, et pour subjuguer définitivement cet immense et sauvage royaume du sauvage Samuel.[75] Ce fut la grande affaire du règne, celle qui procura enfin pour un très longtemps le repos à toute la moitié européenne de l’empire en anéantissant entièrement cette monarchie si constamment, si irrémédiablement hostile. Cette sage lenteur ne doit pas nous étonner d’ailleurs, car elle était bien dans le génie byzantin. Il suffit, pour s’en convaincre, de lire certains des conseils pleins d’une circonspection minutieuse que le grand seigneur grec dont j’ai déjà parlé à plusieurs reprises donnait à ses enfants.[76]

Cette guerre célèbre, longue de près d’un tiers de siècle, sanglante entre toutes celles du Moyen âge oriental, qui devait coûter un nombre de vies incalculable, et causer la destruction de plus de la moitié de la nation bulgare, cette guerre qui constitue certainement une des pages les plus brillantes et les plus héroïques de l’histoire byzantine, nous est, hélas, à peine connue dans ses détails. Les documents fournis par Skylitzès, par son copiste Cédrénus, par Zonaras qui, seuls, à peu près, parmi les annaliste grecs, en ont dit quelques mots,[77] sont si peu de chose, tellement maigres et clairsemés, si souvent inexacts et confus, que la simple chronologie de ces événements ne peut même pas encore aujourd’hui être établie avec certitude.

D’autre part, les historiens orientaux, Yahia, Elmacin, Ibn el Athir, presque toujours très exactement informés pour ce qui concerne l’Asie, le sont, on le comprend, beaucoup moins dans les rares paragraphes qu’ils consacrent à cette guerre européenne si éloignée, complètement hors de portée de leurs moyens d’information habituels.

Il est juste d’ajouter cependant que, si la chronologie de la guerre de Bulgarie présente encore d’innombrables lacunes dont beaucoup, probablement, ne seront jamais comblées, les points de repère principaux sont d’ores et déjà fixés.

Les attaques de Samuel le Comitopoule, durant les jours si tragiques de la première rébellion de Bardas Skléros et durant les années qui suivirent sa fuite en Syrie, avaient mis une première fois en grand péril la portion européenne de l’empire byzantin. Il en avait été bien pis encore après la déroute de l’armée impériale à la Porte Trajane au mois d’août 986, durant la rébellion de Bardas Phocas et la seconde révolte de Bardas Skléros dans le cours des années 987, 988 et 989. Les guerriers bulgares, ne rencontrant presque plus de troupes byzantines en face d’eux, puisque toutes les forces disponibles de l’empire se trouvaient concentrées sur le théâtre de la lutte civile en Asie, étaient devenus d’une audace chaque jour grandissante. Villes murées ou villes ouvertes, avec leurs territoires, provinces entières, tombaient les unes après les autres dans leurs mains. Seules, quelques places fortes de premier rang, défendues par des garnisons puissantes, émergeaient çà et là du milieu des flots de ce torrent dévastateur. La majeure partie des provinces européennes de l’empire semblaient à jamais perdues. Personne ne croyait plus au relèvement de la dynastie macédonienne. Malheureusement, en dehors de quelques données vagues qui nous permettent de tracer ce tableau douloureux, les chroniqueurs ne nous ont transmis aucun détail précis sur cette période terrible de luttes à outrance. Seuls Yahia[78] et Elmacin[79] s’expriment à peu près en ces termes: « Durant la révolte de Bardas Phocas, durant que le basileus fut occupé à le combattre, les Bulgares profitèrent de ces circonstances pour attaquer et envahir à plusieurs reprises les provinces occidentales de l’empire grec et pour porter leurs ravages et leurs incendies jusqu’à Salonique. »[80] La seule mention du nom de cette grande cité, à défaut d’indications plus détaillées, suffirait à nous renseigner sur la gravité extrême de la situation. Qu’on jette un regard sur la carte, qu’on songe que Salonique était la seconde ville de l’empire en Europe, que la base de ses murailles baignait dans la mer Égée, et l’on comprendra quelle devait être l’affreuse situation des thèmes occidentaux exposés à de tels périls jusque sous les remparts de leurs places de guerre les plus considérables.

C’est à cette même période de ces incursions dévastatrices librement menées par les Bulgares, sans presque, semble-t-il, qu’ils rencontrassent de résistance, qu’il faut, je l’ai dit déjà, rapporter leur conquête d’une autre place forte de cette région, Berrhoea, événement que Léon Diacre mentionne avec la prise de Cherson par les Russes comme ayant été annoncés par les fameuses « colonnes de feu »,[81] autrement dit par l'aurore boréale du 7 avril 989. J'ai expliqué plus haut comment il est devenu possible d'établir que ce nouveau désastre des Byzantins, sur lequel nous n'avons du reste d'autre indication que ces trois seuls mois de Léon Diacre, a dû survenir vers le mois de juin ou le commencement de juillet de cette abominable année 989. Il faut que l'antique Béroé ait été à cette époque une place forte de premier ordre ou que sa chute ait été accompagnée de circonstances bien marquantes pour que l'historien byzantin ait fait mention de la prise de cette cité par les Bulgares comme d'un événement si terrifiant pour les Grecs. Probablement, c'était la première forteresse d'un rang aussi considérable qui tombait, aux mains des bandes du tsar Samuel.

On conçoit que ces nouvelles désastreuses jointes à celle de l'attaque victorieuse des Russes contre Cherson aient décidé le basileus à faire les premières avances à Bardas Skléros pour obtenir de lui une soumission si désirée. La prise de Béroé ne semblait-elle point présager la chute bien plus cruelle encore de Salonique, une première fois déjà effleurée par l'invasion, que dis-je! bientôt même, l’apparition des troupes de Samuel sous les remparts de Constantinople?

Une pièce de vers de Jean Géomètre que j'ai déjà citée, composée probablement vers le milieu de cette année 989, dépeint avec une douloureuse intensité ces calamités sans nombre qui accablaient à ce moment les provinces européennes de l'empire. Dans cette poésie intitulée l’Insurrection,[82] l’insurrection de Bardas Skléros naturellement, le poète contemporain, après avoir énuméré les malheurs qui désolent les thèmes orientaux, s’écrie: « Et ce qui se passe à l’Occident, quelles paroles pourraient l’exprimer. La foule des Scythes (c’est-à-dire des Bulgares)[83] parcourt ces provinces, s’y répandant dans toutes les directions comme s’ils étaient chez eux dans leur patrie. Ils détruisent jusque dans leurs racines les générations de fer de ce sol aux nobles rejetons et tranchent par l’airain ces existences naissantes. Ceux de ces nouveaux-nés que ne peuvent sauver leurs mères sont arrachés de leurs seins par la violence et tués à coups de flèches. Des places de guerre puissantes jadis ne sont plus aujourd’hui qu’une légère poussière. Les bêtes de somme broutent la place où autrefois vivaient des hommes. Devant un tel spectacle comment cesser de pleurer? Ainsi périssent par le feu nos villes et nos villages! »

La suite de cette poésie présente une image saisissante des maux dont souffrait à ce moment la capitale même de l’empire. La puissance du tsar Samuel s’était donc incessamment accrue. Il régnait en maître sur les deux tiers au moins de la péninsule des Balkans. Le roi ou joupan Vladimir de Dioclée, le Monténégro d’aujourd’hui, le joupan de Trébinié, Dragomir, à deux pas des rivages de l’Adriatique, allaient recevoir de lui l’investiture de leurs principautés.[84] De même nous le verrons bientôt conférer à Romain, le fils de l’ancien tsar Pierre, l’investiture de la place de Skopia, et confier au prince arméno-byzantin Aschod le commandement de Durazzo.

S’il faut en croire les sources byzantines, le basileus Basile, enfin débarrassé des soucis de la guerre civile et de la crainte d’une attaque des Russes, aurait préludé dès le courant de l’année 990 à la reprise de la lutte offensive contre les Bulgares, par un voyage à travers ces thèmes infortunés de Thrace et de Macédoine dont le poète vient de nous décrire l’affreuse condition causée par les ravages de ces ennemis héréditaires. L’autocrator poussa jusqu’à Salonique. Il voulait, comme ses prédécesseurs, y venir prier sur la tombe fameuse de saint Démétrius, glorieux patron de cette grande cité, un des mégalomartyrs d’ordre militaire pour lesquels les princes de la maison macédonienne, Basile en particulier, avaient une dévotion spéciale.[85] Dans le Panégyrique d’un autre saint local, bien moins illustre, de cette même cité, saint Photios de Salonique, manuscrit inédit récemment signalé par M. Wassiliewsky,[86] l’auteur anonyme, après avoir parlé de la grande déroute des troupes impériales à la Porte Trajane, s’exprime en ces termes: « Quand le basileus, si complètement battu par les Bulgares, vit qu’il n’était plus en état de leur résister, il chercha son secours ailleurs dans les prières adressées aux saints. C’est ainsi qu’il vint à Salonique faire ses oraisons au tombeau de Démétrius et qu’il fut mis en rapport avec saint Photios. »

Ce saint Photios, dont l’orthodoxe ne tient pas compte, et qui, on va le voir, a cependant joué à cette époque un certain rôle, même un rôle politique, était issu d’une noble famille d’archontes thessaliens. Il s’était de bonne heure voué à la vie religieuse et était venu quelque temps avant ces événements habiter le petit couvent solitaire des saints médecins anargyres Côme et Damien situé sur le haut du mont qui domine Salonique, non loin du vaste kastron dont les ruines le couronnent encore. Dans ce monastère dont nous ne connaissons plus l’emplacement exact, Photios avait connu un ascète célèbre, Blaise dont il était devenu le disciple. Celui-là avait été jadis tenu en haute estime par le basileus Romain II, père de notre Basile. Longtemps ce prince l’avait fait rechercher sur le bruit de sa piété. Puis il se l’était fait amener de Salonique à Constantinople et avait fait de lui son père spirituel, autrement dit son confesseur, « paternité autrement honorable que la paternité naturelle, » s’écrie le biographe anonyme.

Les hautes vertus de Blaise, son ascétisme extraordinaire qui lui donnait le plus étrange aspect, avaient fait une impression profonde sur l’âme du jeune basileus. Il avait voué à saint homme une estime incroyable. Après les premières couches de l’impératrice Théophano, il lui en avait donné cette preuve éclatante de faire baptiser solennellement par lui son nouveau-né dont la naissance le comblait de joie, précisément le futur empereur Basile II. Il n’avait voulu laisser ce privilège à nul autre. Les cérémonies de ce baptême avaient été d’une somptuosité extraordinaire. L’humble religieux, de ses mains tremblantes avait imposé le sacrement au petit Porphyrogénète. « Inspiré par Dieu tout-puissant, il lui avait donné ce nom de Basile qu’il devait tant illustrer, lui prédisant ainsi un règne aussi long que prospère et glorieux. » — Photios, bien contre sa volonté, mais toujours poussé par Dieu, avait, paraît-il, accompagné dans la capitale son vénéré maître et assisté à la scène touchante du baptême. « Le divin vieillard, poursuit l’auteur anonyme, prenant le basileus Romain par son vêtement, lui avait dit alors en lui désignant Photios: « Voici celui qui va ramener ton fils au Palais. » Et le jeune religieux avait rapporté processionnellement dans la demeure impériale au bruit des chants sacrés le frêle rejeton impérial couché dans ses bras. Ensuite, Blaise, toujours accompagné par Photios, s’en était retourné à Salonique et, dominé par le désir ardent de la solitude, était allé habiter une grotte au pied de cette aride et rocheuse montagne sur les pentes rapides de laquelle est bâtie Salonique, là où plus tard devait s’élever aussi le monastère de ce nom.

« Lorsque les Bulgares, poursuit encore ce curieux récit anonyme, se furent soulevés contre le peuple romain, ils ravagèrent toute la Thessalie et le pays des Dolopes, et causèrent au basileus des Ausones, —c’est-à-dire au basileus Basile, — un souci infini. On ne pouvait plus transporter dans la capitale le produit des impôts. Aucun Grec ne pouvait circuler ou entreprendre quelque voyage sans s’exposer presque sûrement à être tué ou réduit en esclavage. Le basileus donc, ainsi que je l’ai dit, après la terrible déroute de la Porte Trajane et bien d’autres revers, s’estimant incapable de résister davantage par les moyens humains à sa portée, rechercha un autre secours vraiment le meilleur, le plus souverain. Il consistait dans les prières aux saints, qui font les bras hauts et invincibles. « Ainsi le basileus vint à Salonique. Cette ville lui servait, dit le biographe anonyme, de forteresse assurée et de base d’opérations contre les Bulgares. » Il n'était point le premier, il ne devait point être le dernier empereur d'Orient venu en suppliant, en des jours de détresse, au tombeau de l'illustre mégalomartyr. Saint Démétrius était le patron glorieux, vénéré entre tous, de cette ville fameuse, seconde cité de l'empire, une des capitales chrétiennes de l'Orient, qui s'intitulait par excellence « la Ville orthodoxe ». Il y avait été proconsul et y avait été martyrisé sous Maximien. Il était avec saint Georges et les deux Théodore, le Stratilate et le Tiron, un des quatre grands saints militaires, protecteurs des années impériales, qu'on invoquait avec succès à la veille du combat comme durant le tracas de la bataille.

Son corps reposait, dans un somptueux tombeau dans son église splendide. —C'était un pèlerinage des plus fréquentés; il s'y faisait de nombreux et éclatants miracles. Les basileis, allant en guerre, couraient se prosterner devant le pieux mausolée, invoquant l'aide de « l’Athlète Tout-Puissant ». Plus tard, Michel IV, un des plus tristes successeurs de notre grand Basile, eut pour saint Démétrius une dévotion extraordinaire et lui donna le surnom d’Athlophore parce qu’il lui attribuait ses victoires. Dans les fréquents accès de l’affreuse maladie épileptique le minait, le pauvre souverain se faisait porter au tombeau du saint.

L’église de Saint Démétrius existe encore à Salonique, mais combien désolée et déchue de sa gloire de jadis! Bâtie au Ve siècle, devenue aussitôt la métropole de la cité, pillée depuis par les Slaves, les Sarrasins, les Normands, les Francs, les Turcs, dépouillée de tous ses trésor elle est aujourd’hui la sombre mosquée de Kassimieh, après avoir été un des plus merveilleux musées de l’art byzantin. Les Turcs, le plus doux, le plus conciliant des peuples en matière de confession religieuse, permettent encore aux Grecs de visiter le prétendu tombeau du saint dont, avec leur extraordinaire tolérance, ils supportent sans peine la présence en ce lieu. Ils leur laissent même y brûler des cierges que leur vendent les propres gardiens musulmans de la mosquée. Les murs environnants sont imprégnés de la fameuse huile miraculeuse qui, au dire des dévots, coulait et coule toujours encore du corps du saint.

« Basile, poursuit le Récit anonyme de la Vie de saint Photios, arrivé à Salonique, désirant conférer avec les plus saints hommes de la cité, les fit convoquer aussitôt. » On rechercha d’abord saint Blaise, mais il était mort. Le basileus ayant demandé à voir au moins quelqu’un qui eût approché de près le vénérable ascète, on lui amena Photios. En l’interrogeant, Basile découvrit avec surprise que c’était dans les bras de ce vieillard qu’il avait été porté au baptême plus de trente années auparavant. On devine l’émotion de l’impérial catéchumène et du vieux solitaire à ce revoir inattendu.

« Depuis lors, dit le biographe, saint Photios ne quitta plus le basileus et devint son hôte accoutumé, l’accompagnant dans toutes ses campagnes, combattant à ses côtés les Bulgares par la prière, taudis que lui les combattait par l’épée. Plus tard, ajoute-t-il encore, lorsque l’insurrection de ce peuple maudit eut été définitivement vaincue et que l’empereur et tous ses braves se trouvèrent réunis à Salonique, Photios revint aussi dans la cité qui était devenue sa seconde patrie et y fut glorifié par tous comme un véritable dompteur de barbares. L’empereur lui-même voulut en témoigner non seulement en paroles mais par un document authentique scellé de sa bulle d’or, orné de sa signature au cinabre, document dans lequel il proclamait solennellement le secours manifeste que lui avait procuré tout le long de cette guerre sanglante la pieuse compagnie du saint religieux. »

Skylitzès et Cédrénus qui le copie se sont bornés à mentionner le voyage du basileus à travers la Thrace jusqu’à Salonique sans entrer hélas! dans aucun détail, ils disent seulement que le basileus fit remettre en état de défense les remparts de la grande cité et en donna le commandement au magistros Grégoire le Daronite ou de Darôn, fils du souverain de cette petite principauté d’Arménie certainement le même personnage qu’il avait peu auparavant, lors de la rébellion de Bardas Phocas, dépêché à Trébizonde pour combattre le fils de celui-ci: Nicéphore « au col tors » et ses alliés géorgiens.[87] Le nouveau châtelain de Salonique eut sous la main une garnison assez puissante pour défier toute agression nouvelle des Bulgares.

Il est impossible d’affirmer, tant les renseignements contemporains nous font défaut, si ce voyage de Salonique constitue un fait distinct ou s’il ne fut qu’un premier épisode de la nouvelle campagne de Bulgarie. Jusqu’à preuve du contraire, je serais porté à croire que dans le courant de l’année 990 le basileus se rendit à Salonique à travers les thèmes de Thrace et de Macédoine tant pour prier au pied du tombeau de saint Démétrius que pour veiller personnellement à la mise en état de défense de cette ville et des autres forteresses plus directement exposées aux attaques des Bulgares. Au retour seulement de cette sorte de tournée d’inspection, au premier Printemps de l’année suivante 991, Basile se serait mis en campagne à la tête de son armée. Depuis l’année 986 de douloureuse mémoire ce prince n’avait point conduit en personne ses armées contre les guerriers du tsar Samuel.

Cette date du début de la seconde guerre contre les Bulgares nous est fournie par un épisode dont j’ai déjà parlé. Yahia et Ibn el Athir racontent qu’en quittant Byzance dans le courant de l’hiver pour marcher contre les Bulgares, l’empereur passa par Didymotichon, lieu de concentration du corps expéditionnaire et qu’il y vit Bardas Skléros. On se rappelle que le basileus offrit au vieux guerrier de l’accompagner dans la campagne qui s’ouvrait, mais que celui-ci dut s’excuser à cause des infirmités de son grand âge. Il mourut quelques jours après, le 6 mars 991, date qui nous donne donc approximativement celle de l’entrée en campagne. Presque exactement à ce moment, le 2 avril 991, les soldats de Hugues, le roi de Paris, entrés par trahison dans Laon, y faisaient prisonnier le dernier successeur de Karle le Grand, Karle avec la reine sa femme, et mettaient fin par cette victoire au règne deux fois séculaire de la dynastie carolingienne en France.

Ici un pénible aveu devient avant tout nécessaire. De toute cette seconde campagne de Bulgarie qui dut être terriblement dure et sanglante et qui dura, nous le savons depuis peu, grâce à la Chronique de Yahia, quatre années entières pendant lesquelles le basileus ne semble presque pas avoir quitté la Bulgarie, de ces quatre années de luttes acharnées, ininterrompues, nous ne savons rien ou presque rien, à part un fait de guerre, un incident d’attaque ou de défense, à peine un nom de bataille ou de ville prise. Les Byzantins, Skylitzès, Cédrénus, Zonaras plus muet encore si possible que ses devanciers, ont simplement ou à peu près supprimé ces quatre années de guerre.

Après avoir brièvement mentionné le voyage à Salonique, ils disent seulement que Basile, débarrassé du souci des guerres civiles, songea aussitôt à se venger de divers souverains, de celui de Bulgarie en particulier, qui, le voyant accablé par ailleurs, lui avait fait beaucoup de mal, qu’il reprit, en conséquence, la campagne contre les Bulgares, qu’il les battit et leur prit des forteresses dont il rasa les unes et garda les autres, puisqu’il s’en retourna à Constantinople. Et immédiatement après ces lignes d’une si désespérante banalité, ces chroniqueurs passent au récit de la campagne de Syrie et d’Arménie! Voilà tout ce que les historiens nationaux ont su nous dire de quatre années des plus glorieuses annales guerrières de l’empire byzantin à la veille de l’an 1000! Conçoit-on bien combien il demeure difficile, impossible presque, d’écrire cette histoire, alors qu’on se trouve en présence de pareilles lacunes, alors que quatre années d’un si grand règne ne sont représentées que par un trou noir![88] Et cependant, je le répète, il s’agit là de la plus belle période peut-être du règne de cet illustre basileus. Quelle énergie admirable, quelle vigueur merveilleuse ne fallut-il pas à ce prince à peine au sortir de ces affreuses années écoulées dans l’angoisse des guerres civiles, pour se lancer aussitôt à la conquête de ces anciennes frontières d’Europe depuis si longtemps franchies par les Bulgares, pour s’acharner à anéantir les immenses progrès réalisés depuis peu par leur audacieux souverain. Basile n’hésita point à entreprendre cette oeuvre de si longue haleine, si périlleuse, si prodigieusement dure, et il sut la mener à bien, car son âme comme son corps étaient de fer. Seulement cette oeuvre gigantesque devait lui coûter trente années d’efforts incessants.

Yahia, que nous connaissons depuis peu grâce à la publication du baron de Rosen, ne nous informe guère davantage sur cette seconde guerre de Bulgarie. La plupart des renseignements qu’il nous donne à cette occasion semblent même erronés, mais du moins il nous en fournit un véritablement capital en nous apprenant que cette deuxième campagne de l’empereur Basile contre le tsar Samuel dura quatre années!

Cette unique indication qui nous vaut un si excellent point de repère, nous montre à quel point cette guerre dut être terrible, puisque le basileus se vit forcé de demeurer quatre années de suite éloigné de sa capitale, menant incessamment avec ses troupes dans ces contrées sauvages et montagneuses entre toutes l’âpre vie des camps. Voici le texte de l’historien syrien contemporain: « Après avoir raconté l’arrivée de Basile à Didymotichon, et sa rencontre avec Skléros moribond dans l’hiver de 990 à 991, notre auteur poursuit en ces termes: Et le basileus Basile se rendit de Didymotichon en Bulgarie, et il rencontra les Bulgares et les mit en fuite.[89] » Ici suivent des indications probablement erronées sur le tsar Samuel.[90] Puis l’historien reprend: « Et le tsar Basile demeura quatre années dans ce pays, faisant la guerre aux Bulgares et conquérant le pays, et il s’était mis en marche pour les provinces du pays bulgare en hiver et il fit des prisonniers, s’empara de plusieurs forteresses, garda les unes et détruisit celles qu’il ne croyait pas pouvoir tenir. Parmi ces villes reconquises se trouva Béroé.[91] »

Açogh’ig,[92] autre historien contemporain, celui-là de nationalité arménienne, après avoir raconté comment le basileus Basile, débarrassé des prétendants d’Asie, courut se venger des Bulgares à la tête d’une immense armée, mentionne également cette prise de Béroé par les impériaux. Lui aussi place ce succès des Byzantins à l’année 991, probablement vers la fin de l’année. Il ajoute que le basileus laissa dans cette ville reconquise, à la tête de forces considérables, le magistros Krikorikos[93] de Darôn et un autre chef arménien, le prince de Hantzit, Saak, fils d’Abel, qui s’était déjà distingué à maintes reprises dans cette pénible guerre. Plus tard, nous le verrons, en 996, le fils du prince Krikorikos Aschod, ayant été fait prisonnier par les Bulgares dans une embuscade, son père jura de le venger et fut massacré avec tout son monde dans une rencontre. Saak, fils d’Abel, qui combattait alors encore à ses côtés, fut fait prisonnier.

« Après cela, poursuit Açogh’ig,[94] le basileus Basile rappela d’Orient le patrice Jean Pohrtès, qui l’avait débarrassé du rebelle Tchortovanel et, l’ayant élevé à la dignité de magistros, l’expédia en Macédoine contre les Bulgares. Jean leur livra plus d’un combat avec un grand courage, mais finalement lui aussi fut vaincu par Samuel, pris et enfermé dans une forteresse de l’intérieur. » « Ainsi, ajoute le chroniqueur, la guerre contre les Bulgares traîna en longueur. Cette participation si active des chefs et des soldats arméniens à toutes les guerres byzantines de cette époque, si loin de leur pays d’origine, n’est pas un des phénomènes les moins intéressants de cette période curieuse.

Le même historien, dans un récit confus[95] raconte aussi que, durant que Bardas Skléros se trouvait réfugié à Bagdad, donc avant l’année 988,[96] durant que l’empire était en paix dans ces régions d’Asie, Basile avait profité de ce répit pour transporter en Macédoine une foule de ses sujets de race arménienne afin de les opposer aux Bulgares et de les employer à la pacification des thèmes d’Europe.[97] « Mais, ajoute-t-il, une partie de ces émigrés forcés,[98] devenus mécontents de leur sort, peut-être bien plutôt, des soldats arméniens de l’armée du basileus, se mirent en révolte ouverte contre celui-ci et, saisissant une occasion favorable, allèrent se joindre aux Bulgares sous la conduite de deux de leurs officiers des cadres impériaux, tous deux Arméniens originaires du district de Terdchan que l’empereur avait amenés avec lui pour cette guerre de Bulgarie. »

Suivant Açogh’ig, ces deux frères seraient arrivés en ce pays aux plus grands honneurs.[99] Basile aurait alors fait venir en Europe, pour l’aider à venir à bout de ses compatriotes rebelles, le métropolitain grec de Sébaste qui s’était acquis en Arménie une réputation de cruauté par le traitement barbare infligé par lui à ceux qui se refusaient à reconnaître le concile de Chalcédoine. Mais les chefs de ces exilés auraient fait périr le prélat dans le plus affreux supplice, sur un bûcher de broussailles et de paille amoncelées.[100] Comme ces chefs étaient de braves et parfaits guerriers, ils arrivèrent à une très haute situation auprès du tsar bulgare. J’ignore quel crédit peut être accordé à des récits aussi confus, mais il est nécessaire au moins de les mentionner. Açogh’ig du reste, comme Samuel d’Ani, comme Mathieu d’Édesse, est fort inexactement l’enseigné sur ces affaires de Bulgarie, en particulier sur la personnalité de Samuel comme aussi sur celle de Romain. Tous trois nomment ce dernier tantôt Court, Kourt ou Gourd ou encore Cout, tantôt Alousien. Samuel d’Ani, non content de raconter la nouvelle captivité de ce prince, va jusqu’à dire que Basile le fit empoisonner. On se rappelle qu’Alousien était en réalité l’un des deux seuls fils survivants d’Aaron, le frère du Comitopoule. Il fut emmené en 981 à Constantinople lors du meurtre de son père et y vécut longtemps obscurément.

On sait combien les guerriers arméniens étaient prisés à cette époque dans les armées impériales, combien aussi les basileis usaient volontiers pour la protection des provinces frontières de ces migrations de colonies militaires transplantées d’une extrémité à l’autre de l’empire pour des migrations d’ordre à la fois politique et militaire. Il semble que Basile ait fort pratiqué ce puissant moyen de défense dans sa lutte contre les Bulgares. De même que Jean Tzimiscès avait transplanté aux environs de Philippopolis des colons militaires pauliciens en grand nombre, de même lui transplanta des Arméniens en quantité dans les thèmes d’Europe. Nous ne connaissons malheureusement ces faits que par ce passage très bref d’Açogh’ig.

Encore un détail: Ibn el Athir dit que Basile atteignit dans cette seconde guerre le centre du pays bulgare. S’agirait-il de Sofia dont le nom slave Stredetz signifie centre et cela voudrait-il dire que cette ville fut une fois encore dans cette seconde campagne le point extrême atteint par Basile?

Et c'est là tout! Ce sont là tous les faits ayant quelque caractère d'authenticité que je suis parvenu à réunir sur les événements de ces quatre années! Nous ne savons rien de plus sur ce séjour si prolongé que fit Basile en terre ennemie, séjour que les affirmations si nettes de Yahia doivent nous faire considérer comme certain, inauguré dans l'hiver de 990 à 991 et qui ne se termina que dans les premiers mois de l’année 995.[101] Seulement nous pouvons affirmer que Basile dut être le plus souvent victorieux, car Yahia dit expressément « qu'il emmena avec lui beaucoup de prisonniers, porta partout l'incendie et conquit un immense butin ».[102] Ibn el Athir raconte de son coté « qu'il vainquit les Bulgares, en déporta un grand nombre et transplanta des Grecs en leur lieu et place. » Les affaires du basileus se trouvaient donc très probablement en bien meilleur état à la fin qu'au début de cette longue lutte de plusieurs années, mais dans l'état de nos connaissances il est encore complètement impossible de tracer un tableau même approximatif de la situation respective des deux belligérants et des positions occupées par eux à l'issue de cette seconde guerre de Bulgarie, c'est-à-dire aux premiers jours de l'an 995, à l'époque du soudain départ du basileus pour la Syrie. Nous pouvons penser seulement que dans cette seconde campagne offensive, plus heureuse que la précédente qui s'était terminée brusquement par le grand désastre de la Porte Trajane, Basile, poursuivant avec une sage lenteur et une invincible patience un plan longuement mûri, dut diriger ses premières attaques contre les régions les plus excentriques de la Vieille et de la Nouvelle Bulgarie. Ce n'est qu'après ces longues luttes préparatoires qu'il devait plus tard porter les coups décisifs au cœur même de la monarchie du Comitopoule, aux abords de ces lacs lointains sur les rives desquels s'élevaient la capitale de Samuel, la mystérieuse Achrida, ainsi que la plupart de ses villes principales qui avaient nom Prespa, Ostrovo, etc. Ceci n'empêche qu'on peut fixer à cette dernière décade du dixième siècle l'époque de la plus grande puissance territoriale, du tsar Samuel. Toute la péninsule des Balkans lui obéissait à partir des pics neigeux des monts Acrocérauniens jusqu'aux fleuves lointains du Danube et de la Save, depuis l'Adriatique ensoleillée jusqu'aux rivages glacés du Pont-Euxin. Il tenait presque toute la Macédoine à l'exception de Salonique et de sa banlieue. La Thessalie, l'Epire étaient à sa merci et la preuve en est que pas une des villes mentionnées dans les sources comme appartenant alors encore au basileus, ne se trouve située au midi de l'Olympe ou des monts d'Argyrokastro. Toutes les forteresses thessaliennes étaient aux mains des Bulgares sauf celles de l'extrême frontière vers la Macédoine.[103]

 

 

 



[1] Pour certains historiens, Anne aurait été non une Porphyrogénète, mais une princesse bulgare, fille du roi captif Boris, ramenée avec celui-ci à Constantinople par Jean Tzimiscès, en 972.

[2] L’auteur anonyme de la Chronique vivait vers la fin du xie siècle ou le début du xiie.

[3] M. Kosciusko, l’intelligent directeur des fouilles qui se font actuellement à Cherson, croit avoir retrouvé non seulement les substructions de l’église de Saint Basile, illustrée par ce grand événement, mais même l’emplacement de la cuve du baptistère où fut immergé le prince barbare converti. On conçoit de quel religieux respect la sainte Russie entoure ce sanctuaire auguste que j’ai eu le privilège de visiter, il y a quatre ans, sous la conduite de M. Kosciusko.

[4] Ce curieux exposé, résumé des doctrines chrétiennes, telles que les entendait l’écrivain anonyme de la Chronique, prend plusieurs pages de l’édition de M. Léger.

[5] Exactement « tsiézaritsa ». Ce n’est pas du tout la « tzarina », c’est la « princesse impériale », fille et soeur d’empereurs.

[6] Il s’agit certainement du prêtre chersonésien de ce nom, dont la trahison avait fourni à Vladimir le moyen de s’emparer de la ville. Voyez Épopée, I.

[7] « Évidemment, dit M. Léger, Chronique de Nestor, p. 288, la tradition locale n’avait point admis que les précieuses reliques eussent été transportées à Rome, vers 860, par saint Cyrille après qu’il les eut découvertes en Crimée, ainsi que le veulent les légendes slaves et romaines. »

[8] La Chronique ne nous dit pas où Vladimir transporta ces précieuses reliques. Ce fut à Kiev.

[9] Psaume CXLV, verset 3.

[10] Rambaud, Histoire de la Russie.

[11] Voyez Épopée, I.

[12] Le Récit anonyme, par suite d’une confusion avec le grand saint Cyrille, parle ici de l’alphabet qui aurait été apporté en Russie par ce comte.

[13] L’unitaire ou socinien Sandius dans l’Appendice à son Historia enucleata Arianorum, Cologne, 1676, dit Muralt, cite une lettre traduite du polonais en latin par André Vescovatius, unitaire, qui disait l’avoir tirée d’un manuscrit polonais de Trembeczo, comme tri d’un texte bulgare inscrit en vieux caractères russes sur douze tables d’airain trouvées au monastère du Sauveur, à Przemisl, près du vieux Sambor, par André Kolodinsky de Vitepsk. — Cette lettre d’Ivaniec Swièra Polovlanin, médecin et rhéteur de Vladimir rex, lui est adressée d’Alexandrie d’Égypte, l’an 5587, de Pharaon 1179. Il y est question d’églises chrétiennes sans idoles, n’ayant que des tables et des bancs, au lieu d’autels, n’adorant que Dieu le Père, etc., comme si c’était pour recommander la doctrine et la pratique des Sociniens, opposées à celles des Grecs et des Romains.

[14] Au pied des falaises kiéviennes, sur la rive du grand parmi les ombrages touffus, une colonne de marbre désigne le lieu précis où la tradition place ce baptême illustre de tout un peuple.

[15] Il bâtit aussi celle de Saint-Georges.

[16] Années 1013 et 1018.

[17] Ce prince avait neuf ans à l’époque du mariage d’Anne, sa tante, avec Vladimir.

[18] Erat enim fornicator immensus et crudelis magnamque vim Danais ingessit.

[19] Voyez Wassiliewsky, Fragments russo-byzantins, pp. 153 sqq.

[20] Analecta byzantino-russica.

[21] On trouvera dans le beau livre du comte Riant: Expéditions et pèlerinages des Scandinaves en Terre Sainte, bien des renseignements précieux sur les relations des Scandinaves avec Byzance à l’époque de Basile II. Voyez entre autres, le récit du voyage du fameux Islandais Thorwaldr et de son compagnon Stefnir Thorgilsson en Terre Sainte, puis, au retour, à Constantinople où l’empereur Basile II leur fit un magnifique accueil. C’était vers 994. Ils durent s’y rencontrer à ce moment avec un des premiers vœrings dont parlent les Sagas, Kollskeggr, qui y alla en 992. Thorwaldr fut fait par Basile « foringr « (chef) et, quelque temps après, envoyé par lui en Russie en qualité de « validzinadr « (plénipotentiaire) vers les princes scandinaves de Gardariki. Comme la date que l’on peut déduire des Sagas pour le retour de Thorwaldr concorde avec l’époque des négociations qui s’engagèrent entre la cour de Russie et Basile II, pour l’introduction du christianisme chez les Slaves, il n’est point contre la vraisemblance de supposer que Thorwaldr fut réellement mêlé à ces négociations et qu’il fut l’un de ces apôtres partis de Byzance, dont Nestor place l’arrivée en Russie à cette époque.

Voyez encore dans le même ouvrage le pèlerinage, vers l’an 1020, de Thordr Sjareksson, surnommé le Scalde noir. Comme celui-ci, avec d’autres Norvégiens, traversait une ville de Syrie, il rencontra un autre pèlerin qui, s’adressant à lui en langue norraine, les détourna d’aller à Jérusalem. « Retournez sur vos pas, leur dit-il, les chemins sont dangereux à cause de la guerre. » Il y a là un écho curieux des luttes sanglantes de cette époque en Syrie entre Byzantins et musulmans.

[22] Les autres insignes sont encore d’époque bien plus moderne.

[23] La Chronique de Psellos a été publiée pour la première fois par M. Sathas en 1874. Voyez encore le chapitre vii intitulé: « La Russie éclairée par le Christianisme », de l’opuscule de M. Th. Ouspensky publié sous ce titre: Russie et Byzance au xe siècle, Odessa, 1888.

[24] Voyez Épopée, I.

[25] Cette intervention de Constantin, imaginée vraisemblablement pour ménager l'amour-propre de Basile, est mentionnée par le seul Yahia. Voyez Rosen, op. cit.

[26] C’est Yahia qui nous donne ce détail.

[27] Ra'bàn, ville du comté d’Edesse, à l’est de Marach.

[28] Il faut excepter Psellos qui nous fournit ici les indications les plus précieuses. Cependant il ne dit pas clairement que Skléros reçut le gouvernement et les revenus de ces deux provinces.

[29] Bury, Basil II to Isaac Komnenos.

[30] Le 7e et non le 1er jour du mois de redjeb de l’an 379 de l’Hégire.

[31] Ou Didymouteichon. C’est Yahia qui nous fournit ce renseignement.

[32] Skléros, aveugle, impotent, très âgé, n’aurait pu continuer la guerre de partisan durant beaucoup d’années. J’imagine que Psellos, dans cette phrase qui a attiré l’attention particulière de M. Bury, entendait parler également de la première révolte de Skléros. En tenant compte de celle-ci, on arrive facilement aux « nombreuses années » dont parle le chroniqueur.

[33] Un « kîntâr de dinars » dit Yahia.

[34] Voyez au sujet de cette date Rosen, op. cit., note 182 et Gfroerer, op. cit., II, p. 617. Ibn el Athir mentionne la rumeur que Skléros périt empoisonné. Voyez Rosen, op. cit., notes 138 et 181.

[35] Wassiliewsky, Fragments russo-byzantins, p. 74. Migne, op. cit., p. 907.

[36] Nous ignorons tout à fait ce que devint Romain Skléros après la mort de son illustre père. Un descendant du prétendant, le patrice Basile-Romain Skléros, peut-être un fils de Romain, eut sous le règne de Constantin VIII, avec le bulgare Prusianos, stratigos du thème des Bucellaires, un duel qui se termina pour les deux personnages par un dur exil dans deux îlots de la mer de Marmara. Basile-Romain Skléros eut en outre les yeux crevés. Voyez mes Iles des Princes, 1884. Une soeur de ce malheureux fut la favorite Skléréna, concubine du basileus Constantin Monomaque. Après ceux-ci la race des Skléros s’éteignit. Il n’est plus question d’eux dans l’histoire.

[37] On trouvera encore quelques détails historiques se rapportant à cette même lamentable année 989 dans l’Eloge de saint Euthymios, évêque de Madyta, mort en 983, par le patriarche de Constantinople Grégoire de Chypre (1282-1287), éloge contenu dans un manuscrit de la Bibliothèque Synodale de Moscou et publié en 1889 dans cette ville par l’archimandrite Arsène.

[38] Nous retrouverons ce personnage à une autre époque de cette histoire.

[39] C’est même par cette information que nous apprenons que la grande forteresse du Sud avait à ce moment embrassé la cause du prétendant ou du moins qu’elle était tombée en son pouvoir.

[40] Vingt et unième jour du mois de dsoulkaddah de l’an 318 de l’Hégire. Au sujet de cette date voyez la correction proposée par le baron V. de Rosen.

[41] Elmacin, qui se contente de copier Yahia en l'abrégeant, dit seulement que dans cette lettre Agapios approuvait la révolte de Bardas Phocas. Pour gagner quelques lignes, le chroniqueur se borne à interpréter tout ce paragraphe au lieu de le reproduire en entier.

[42] Voyez Épopée, I.

[43] Fin de 989 ou commencement de 990.

[44] Voyez dans Wassiliewsky, Fragments russo-byzantins, ce que dit cet auteur de l’allusion à cette disgrâce du patriarche Agapios « après la révolte de Skléros », contenue dans la Chronique de l’empereur Basile le Porphyrogénète, ouvrage aujourd’hui perdu de l’évêque Théodore de Sébaste, qui fut la principale, peut-être l’unique source de Skylitzès pour la partie de son histoire concernant le règne de Basile II. Skylitzès certainement abrégea très considérablement cette Chronique. Le silence absolu qu’il garde, entre autres, sur tous les faits et gestes du patriarche Agapios en est une preuve. L’allusion à la disgrâce du patriarche est faite par lui, à l’occasion d’une discussion sur le droit de déplacer les évêques d’un siège à un autre, discussion contenue dans un ouvrage grec d’époque antérieure.

[45] Yahia écrit: « al-B-k-ridioû ». Voyez Rosen. Couvent fondé par le cubiculaire Pikridios, au temps de l’impératrice Irène l’Athénienne. Voyez Du Cange, Constantinop. christiana.

[46] Environ six mille pièces d’or. Voyez Rosen, op. cit., note 14.

[47] Yahia dite « ritls ». Le « ritl « équivaut à la litra byzantine.

[48] Agapios mourut un an après, en septembre de l’an 997, après avoir été patriarche d’Antioche dix-huit ans sept mois et dix-sept jours y compris le temps de son exil jusqu’à la nomination de son successeur. Il avait été élu le 22 janvier 978.

[49] Voyez Épopée, I.

[50] Ou Djàk-r-u-s, Dzakros ou Tzakros (?) Voyez Rosen, op. cit., note 178. Ce nom énigmatique a été probablement altéré par Yahia.

[51] Du récit de Skylitzès et de Cédrénus (II, p. 447) on pourrait conclure que, très peu de temps après sa victoire sur Bardas Phocas, Basile se serait rendu de sa personne dans les domaines du roi curopalate, mais il y a dans ce récit une telle confusion d’événements postérieurs, un tel désordre de chronologie qu’on ne peut ajouter beaucoup d’importance à ce témoignage. Aboulfaradj rapporte à l’année 382 de l’Hégire (9 mars 992-25 février 993) que les « Romains », c’est-à-dire les Grecs, s’emparèrent des villes de Chliath, Manaskerd et Ardjisch et que le basileus Basile ayant forcé le général en chef de l’armée d’Arménie, Abou Ali (que Muralt, t. I, p. 573, appelle Abou Ali Hossein Ibn Merouan) à payer tribut, se contenta de cet avantage, lui laissant le gouvernement de l’Arménie, et conclut avec lui une trêve de dix ans (de vingt, dit Muralt). J’estime que ce récit confus n’est qu’un simple écho des guerres de la succession du curopalate Davith en l’an 1001. Ce qui le ferait croire, c’est que l’écrivain syrien fait suivre ce récit des mots « hoc tempore » après lesquels il raconte la cession du Vaspouraçan à l’empire.

[52] Voyez Cédrénus.

[53] Yahia ne donne pas de dates pour ces événements qu’il est seul à nous raconter, mais il ressort de la suite même de son récit que ceux-ci furent la conséquence immédiate de la détente amenée par la soumission de Bardas Skléros et qu’ils se passèrent par conséquent dans le courant de l’année 990.

[54] Chap. XXVII, p. 180 de la traduction russe par Emin. Voyez encore Brosset, Additions à l’histoire de Géorgie, IX, p. 176 et note 2 de la p. 177.

[55] Épopée, I.

[56] Ou « du col de Terdchan dans le Darôn ».

[57] Ou Bagarindji.

[58] Je ne sais si c'est là le même Tchortovanel mentionné par Mathieu d'Édesse (éd. Dulaurier, p. 11) dans le récit d'une incursion faite par le roi de Deïlem dans le canton de Terdchan. Ce qui est certain, par contre, c'est que ce doit être là le même neveu de Tornig, le patrice Tchortovanel, qui fut, ainsi que nous le verrons, fait prisonnier en 998 dans la déroute où le magistros Damien Dalassénos fut tué par les Egyptiens. Donc Açogh'ig a eu tort de dire que Tchortovanel fut tué dans ce combat contre le patrice Jean Pohrtès. Du reste, cet auteur se contredit lui-même plus loin au chapitre xliii où il raconte que Tchortovanel aurait péri en 1001 dans une rixe contre les Russes.

[59] Cramer, op. cit., t. IV, p. 282.

[60] Les Russes étaient, on le sait, devenus tout récemment les alliés de l’empire. Cette pièce de vers précède immédiatement celle où le poète parle des Bulgares avec une si sanglante ironie. — Voyez Wassiliewsky, Fragments russo-byzantins.

[61] Yahia et Elmacin disent que ce tremblement de terre eut lieu dans la quatorzième année du règne de Basile II, c’est-à-dire en l’an 3 de l’Hégire qui commença en avril 989 pour finir en mars 990. Açogh’ig (liv. III, chap. xxvii) donne la même date. Skylitzès et Cédrénus, par erreur, ont donné la date de 986.

[62] Ceci signifie, il me semble, qu’outre la comète, il dut y avoir, à ce moment, quelque pluie extraordinaire d’étoiles filantes. Açogh’ig place l’apparition de cette comète au 15 du mois d’août, jour de l’Assomption de la Vierge. Il ajoute que cet astre était en forme de lance et semble admettre que ce fut un retour de la comète de l’an 975. « De nouveau, dit-il, apparut au ciel l’astre en forme de lance. Il projeta, durant plusieurs jours, ses rayons lumineux ver le nord, puis se déplaça pour se montrer à l’ouest au-dessus des régions occidentales, lançant ses rayons vers l’orient. »

[63] Voyez sur la fixation de cette date la note de Hase dans Léon Diacre, éd. Bonn, p. 506. Léon Diacre dit « la veille de la fête ». Skylitzès, Cédrénus, Glycas (p. 576), Tchamtchian, donnent la date du 26.

[64] Rosen, op. cit., note 176.

[65] Et non de « Valentinien », comme le dit Cédrénus.

[66] Liv. III, chap. xxvii. Sur la grande coupole de Sainte-Sophie, voyez les notes de Du Cange: Ad Pauli Silentiarii descriptionem S. Sophiae, 546. B.

[67] Ou « Terdat ».

[68] Liv. III, chap. xxvii.

[69] Voyez Wassiliewsky, Fragments russo-byzantins.

[70] Voyez Açogh’ig, liv. III, chap. xxvii, qui dit que la comète commença à être aperçue le mercredi 7 août. — Glycas dit que le sol trembla du mois de janvier au 9 mars et que ce jour, vers la dixième heure, eut lieu la grande commotion qui bouleversa Constantinople. Très probablement, il y eut plusieurs secousses importantes à divers moments, mais celle du 25 octobre fut la plus terrible et Glycas fait ici certainement erreur.

[71] Voyez l’Éloge de saint Euthymios, éd. de l’archimandrite Arsène, Moscou, 1889.

[72] Un passage de Nicétas Choniate indique que les stylites étaient encore nombreux au xe siècle. Cet auteur raconte qu’Isaac l’Ange convoqua entre autres religieux « tous ceux qui s’étaient élevés au-dessus de terre sur des colonnes ». Sur les stylites, voyez encore Kraus, Real Encyclopädie der christlichen Alterlhumer.

[73] Revue des Questions historiques, 1893, II, p. 65.

[74] Neumann, op. cit.

[75] Voyez dans Gfroerer, op. cit., II, pp. 641 sqq., l’exposé des causes qui rendirent possible cette résistance si prolongée des Bulgares. Ce furent, en première ligne, les sympathies qu’ils inspirèrent aux populations conquises par eux, populations détachées de coeur du régime impérial par l’effroyable dureté de son gouvernement.

[76] Voyez, par exemple, les chapitres 49 et 66 dont le dernier est intitulé: Des circonstances où il est nécessaire de s’en tenir à l’égard de l’ennemi au système de la temporisation.

[77] Psellos n’en parle pas. — Voyez dans Jirecek, op. cit., le très intéressant chapitre 1er consacré à la géographie physique de la Bulgarie.

[78] Rosen, op. cit., p. 7.

[79] Voyez Wassiliewsky, Fragments russo-byzantins, p. 131.

[80] Elmacin dit par erreur « Séleucie ».

[81] Ces colonnes de feu annonçaient déjà par elles-mêmes la manière de combattre des Bulgares qui ne procédaient que par l'incendie et le pillage.

[82] Cramer, op. cit., p. 271; Migne, op. cit., p. 907. Sur le magistros Jean Géomètre, sur le peu que nous savons de sa vie et sur ses pièces de vers si précieuses pour l’histoire de cette époque, voyez encore la dissertation de Th. Gerber, intitulée Quae in comment. Greg. Corintho in Hermogenem scripti vetustior. commentarior. vestigia deprehendi possint, Kiel, 1891, surtout aux pp. 33 sqq.

[83] Dans une autre poésie que j’ai également déjà citée, le poète appelle les Bulgares « la foule enragée des fils d’Amalek ».

[84] Presbyter Diocleas, Regnum Slavorum, dans Lucius, De Regno Croatiae et Dalmatae, P. 294.

[85] Cédrénus, II, 441. Zonaras, éd. Dindorf, IV, 117.

[86] Dans un mémoire intitulé: Un des Recueils manuscrits grecs de la Bibliothèque synodale de Moscou, n° 17, p. 34. Voyez Lipowski, op. cit., p. 131 et Byzantinische Zeitschrift, t. II, p. 313.

[87] Voyez Épopée, I.

[88] La Chronique italienne du protospathaire Lupus dit qu’en 992 il y eut une famine générale.

[89] M. Lipowsky (op. cit., note 2 de la page 135) estime que cette première rencontre entre les troupes impériales et celles de Samuel eut lieu sous les murs de Béroé. Il pense même que ce fut à la suite de cette victoire que cette place retomba aux mains des impériaux.

[90] Yahia, mal informé des affaires de Bulgarie, à cause de la distance, fait ici un récit très fantaisiste. Pour lui le tsar de Bulgarie à ce moment était toujours encore Romain, le fils du défunt tsar Pierre. Samuel le Comitopoule n’était que son général en chef. Romain, à la suite de cette première rencontre avec les troupes impériales, serait retombé aux mains de Basile, et Samuel, qui aurait réussi à échapper à ce désastre, se serait alors seulement fait nommer à sa place tsar de Bulgarie. M. Lipowsky (op. cit., note 3 de la p. 135) semble admettre la véracité de ces faits qui paraissent du reste confirmés par un témoignage d’Açogh’ig (fin du chap. xxii du liv. III). Je crois au contraire avec M. Ouspensky que Yahia, mal renseigné, a fait ici confusion entre le tsar Romain et le tsar Samuel. Skylitzès nous donne la véritable fin de Romain devenu simple gouverneur de Skopia pour Samuel (voyez plus loin).

[91] Berrhoea, Baria ou Verria, que M. Lipowsky confond à tort avec Sofia (op. cit., p. 136).

[92] Liv. III, chap. xxxiii.

[93] Ou « Grégoire ».

[94] Liv. II chap. xxxiv.

[95] Liv. III, chap. xx, page 115 de la trad. d’Emin.

[96] En tous cas après 980, en 981 probablement.

[97] Malheureusement, Açogh’ig n’indique pas les localités où furent installés avec leurs familles ces guerriers asiatiques destinés à combler les vides faits par les massacres et les razzias des Bulgares aussi par les transplantations de ces derniers en Arménie ou sur la frontière le Syrie.

[98] Cette transplantation successive avait se continuer longtemps. En effet, le même Açogh’ig dit plus loin (liv. III, chap. XXXI) « A la mort du patriarche Kakig Ier d’Arménie, en 991, la dispersion des Arméniens en Occident eut lieu. »

[99] Ici encore Açogh’ig a fait confusion, car il donne à ces deux frères, à ces deux chefs qui, selon lui, étaient de nationalité arménienne, le nom de Koms-a-dtzag qui correspond exactement au nom grec de « Comitopoule » et dit que l’aîné s’appelait Samuel et que tous deux devinrent à force de grandes actions les souverains de la Bulgarie. Samuel d’Ani fait le même récit du supplice du métropolitain de Sébaste. Tchamtchian dit que le second des deux chefs s’appelait Manuel.

[100] Ce récit se greffe sur un autre qui semble tout à fait incroyable. Açogh’ig raconte que le tsar de Bulgarie ayant consenti à faire la paix à condition que Basile lui donnerait sa soeur en mariage, celui-ci, feignant d’accepter cette proposition, lui aurait envoyé sous la conduite du métropolitain de Sébaste une simple femme de service qui ressemblait beaucoup à cette princesse. La supercherie ayant été découverte, les tsars bulgares firent brûler le malheureux prélat et chargèrent de cette exécution les deux frères arméniens. Il paraît même que l’évêque aurait commis adultère avec cette servante. Il y a là certainement quelque réminiscence du mariage de Vladimir et d’Anne, aussi de celui de Théophano avec Othon II. Basile II n’avait en réalité plus de soeur à donner en mariage. Il doit cependant y avoir un fond de vérité dans cette venue du métropolitain de Sébaste fut le théâtre de la guerre bulgare.

[101] Cette durée de seconde guerre bulgare est confirmée par un autre passage de la Chronique de Yahia. Il y est dit, nous le verrons, que lorsque en 995 les Alépitains appelèrent à leur secours Basile, celui-ci se trouvait encore en campagne avec son armée contre les Bulgares, et qu’étant parti en hâte au secours de ses vassaux syriens, il arriva à l’improviste à Antioche dans le courant d’avril. Ce même chroniqueur, toujours si précis, si fidèle à lui-même, dit quelques lignes plus bas que l’an vingt et unième du règne de Basile, le magistros Sisinnios fut nommé patriarche de Constantinople le 12 avril 996 après que le siège eut été vacant durant quatre années « parce que le tsar était occupé à faire la guerre aux Bulgares. » Il semble donc bien véritablement que Basile n’ait guère quitté la vie des camps et des forêts de la Bulgarie durant ce long espace de temps puisqu’il n’eut même pas le loisir de faire procéder à l’élection d’un patriarche.

L’historien arabe Ibn Dhafer cité par le baron V. de Rosen dans sa note 214 dit également que la nouvelle du siège d’Alep arriva à Basile « après qu’il eut passé beaucoup d’années dans le pays des Bulgares et fait une foule de prisonniers. » De même encore dans Ibn el Athir (ibid., p. 246), dans Aboul Mahâcen (ibid., p. 258).

[102] Voyez Rosen, op. cit., p. 33

[103] Un document de l'an 994 (Farlati, Illyricum sacrum, III, pp. 110-112) mentionne le boliade de sang royal bulgare Pincius chassé de Bulgarie par son parent Samuel et réfugié en Croatie avec tous les siens auprès du roi Dirislav. Pincius encore païen fut converti par l'archevêque. Martin de Spalato (970 à 1000). Il fonda une église à Salone. Voyez mon Épopée, I. —Voyez encore Drinov, op. cit., ch. iii, note 100 et pp. 102 sqq.