L'ÉPOPÉE BYZANTINE À LA FIN DU DIXIÈME SIÈCLE

Première partie

CHAPITRE XI

 

 

Basile II, si mal servi par ses lieutenants, dut regagner tristement le Palais Sacré dans l’automne de cette année 986, uniquement préoccupé de préparer sa revanche. L’infortuné souverain se doutait peu que de nouvelles épreuves, de nouvelles et terribles révoltes de ses lieutenants allaient à bref délai l’empêcher pour longtemps encore, en mettant une fois de plus l’empire à deux doigts de sa perte, de tirer vengeance de la déroute de son armée, « de prouver aux Bulgares que les flèches mésiennes n’étaient pas plus puissantes que les lances d’Ausonie ».

Les hauts personnages de l’empire, surtout les grands chefs militaires, ne pouvaient pardonner à Basile II de chercher à se passer d’eux, de vouloir régner et gouverner seul. Ils avaient compris que cette impériale volonté qui venait de coûter même au tout-puissant parakimomène son rang de premier ministre, était parfaitement arrêtée, et cette constatation leur inspirait une irritation extrême. En même temps l’état si précaire du pouvoir des fils de Romain, si cruellement ébranlé de nouveau par le désastre du 17 août, les encourageait dans leur opposition.

Le mécontentement profond des généraux augmenta très rapidement, bien que sourdement, durant le cours de l’hiver de 986 à 987, dans des circonstances que malheureusement nous ne pouvons que soupçonner, car les chroniqueurs ne nous en ont rien dit, se bornant à nous raconter l’explosion finale de toutes ces agitations. Seuls même Skylitzès et Cédrénus écrivent à peu près ceci: « Bardas Phocas, le domestique des Scholes d’Orient, vainqueur de Bardas Skléros, et ses amis furent transportés de colère contre le basileus parce que, sans leur demander le moindre avis, il avait décidé d’attaquer les Bulgares et qu’il avait concerté et mené en dehors d’eux toute cette campagne. D’autres avaient d’autres motifs de mécontentement contre l’empereur, l’un pour une cause, l’autre pour une autre. »

Bref, les choses en étaient arrivées à un point de tension extrême. Au Palais Sacré, les mois d’hiver se passèrent dans les alarmes. On y tremblait chaque jour d’apprendre la révolte de Bardas Phocas et de ses lieutenants de l’armée d’Asie, lorsqu’on y reçut une nouvelle presque aussi troublante et qui venait compliquer affreusement une situation déjà si chargée. Bardas Skléros, le terrible Skléros de jadis, l’anti-basileus d’Asie, dont on ne savait presque plus rien depuis tant d’années, depuis sa fuite et sa captivité à Bagdad en 980, sauf qu’il était toujours encore, avec ses derniers partisans, le prisonnier du Khalife, Skléros, dis-je, rendu à l’espérance par la désastreuse issue de la campagne de Bulgarie, avait réussi à échapper à ses geôliers. Il avait subitement reparu sur le territoire de l’empire et se posait derechef en prétendant

Yahia et Elmacin, qui l’a copié, sont bien plus exactement et plus complètement renseignés que les Byzantins sur cette seconde prise d’armes de l’infatigable agitateur. Surtout ils sont beaucoup mieux informés de ce qui s’était passé à Bagdad au moment de sa fuite, événement au sujet duquel les Byzantins accumulent erreur sur erreur.[1] Je suivrai donc le récit de Yahia, m’aidant parfois de celui de Psellos, beaucoup mieux documenté, que ne le sont les autres écrivains ses compatriotes.

Après avoir fait le récit de la déroute de la Porte Trajane, le 17 août 986, Yahia et Elmacin[2] s’expriment à peu près en ces termes: « Quand donc Bardas Skléros (lequel était toujours retenu dans une dure captivité à Bagdad dans l’île de Modida[3] du fleuve Tigre) eut eu connaissance de cette catastrophe, il s’adressa en suppliant au nouvel Émir el-Omérâ, Samsam Eddaulèh, qui avait succédé dans ces fonctions, mais non dans sa situation véritablement unique, à son père le tout puissant Adhoud Eddaulèh. Cet avide et ambitieux Bouiide, glorieux lettré et érudit protecteur des sciences et des arts, bienfaiteur des malheureux et des opprimés, était mort épileptique le 28 mars 983,[4] à l’âge de 47 ans, après plus de cinq ans de gouvernement presque absolu sur tous les territoires qui s’étendaient de la mer Caspienne au golfe Persique et d’Ispahan à la frontière orientale de la Syrie.[5]

Skléros conjura Samsam de lui rendre la liberté et de lui fournir des secours en argent et en subsistances pour le soutenir dans la lutte qu’il espérait reprendre avec des chances nouvelles de succès contre le basileus vaincu. En échange, il promettait sous serment de remplir tous les engagements dont il était précédemment tombé d’accord avec le père de l’Emir el-Omérâ alors que les premières négociations avec celui-ci avaient échoué par la faute des intrigues venues de Constantinople.

Samsam Eddaulèh, estimant la situation de sa famille, comme celle du Khalifat, fort ébranlée par la mort de son illustre père, accueillit favorablement la prière du captif. Celui-ci, au dire d’Ibn el Athir, s’était en outre engagé, au cas où il réussirait dans son entreprise, à rendre la liberté à la foule des guerriers musulmans retenus dans les fers des chrétiens, à céder au gouvernement du Khalife sept places fortes grecques avec leurs territoires,[6] à ne plus jamais porter la guerre en terre sarrasine. Encore au mois de chaban de cette année 376, qui correspond à peu près au mois de décembre de l’an 986,[7] l’Emir el-Omérâ signa avec son prisonnier une convention d’alliance et le remit en liberté avec son frère Constantin,[8] son fils Romain et ses compagnons d’armes survivants. En même temps il leur fit restituer leurs chevaux et leurs armes et distribuer de l’argent après qu’ils eurent entre ses mains prêté serment de remplir les engagements qu’ils venaient de prendre. Sur son ordre enfin, les cheiks des puissantes tribus des Benou Nomeïr et des Benou Okaïl, les fameux Bédouins Numérites et Okaïlides des chroniqueurs byzantins, maîtres à cette époque de la plupart des routes de l’Al-Djezirah, la Mésopotamie de jadis, eurent mission de conduire les bannis à travers les immenses solitudes désertes qui séparaient Bagdad de l’Euphrate et des marches chrétiennes. Alors comme aujourd’hui, la protection de quelque grande tribu bédouine était indispensable pour franchir sans péril ces espaces redoutables.[9]

« La nouvelle de la mise en liberté du célèbre Bardas Skléros, dit Yahia, produisit dans le monde musulman l’impression la plus pénible. Les vrais croyants estimèrent la conduite de l’Émir el-Omérâ impie et coupable autant qu’impolitique.[10] Même les esprits étaient si montés que le chef byzantin, redoutant quelque complication, supplia les Bédouins, ses nouveaux amis, de l’emmener au plus vite avec les siens dans leurs campements, ce qu’ils firent aussi promptement que secrètement. Puis, après que les fugitifs eurent revêtu le blanc costume des tribus pour mieux assurer leur incognito, une escorte rapide les conduisit en hâte à travers le désert. Cette folle chevauchée réussit heureusement, et dès le mois de schoual de cette année 376, c’est-à-dire dans le mois de février ou tout au commencement de mars de l’an 987, cette bande d’aventuriers hardis franchissait l’Euphrate et, après presque sept années de ce dur exil, atteignait à nouveau les terres chrétiennes et la ville impériale frontière de Malatya, la Mélitène des croisades.

C’était de cette même cité lointaine, on s'en souvient, que Bardas Skléros était parti onze ans auparavant pour inaugurer contre ses souverains légitimes cette guerre de quatre années qui, triomphante d’abord, l’avait conduit ensuite à la déroute, à l’exil, à la longue captivité en pays sarrasin. En rentrant libre à nouveau d’une manière si inespérée dans cette forteresse sise à quelques milles de l’Euphrate, le rude condottiere, à la tête de la petite troupe de braves avec laquelle il allait reprendre la lutte contré le tout-puissant basileus, dut éprouver quelque chose de la joie farouche du prisonnier de l’île d’Elbe mettant le pied sur la côte provençale. Hélas, toutes proportions gardées, lui aussi courait à son Waterloo.

Le stratigos[11] impérial à Malatya était à ce moment ce Kouleïba dit « le chrétien », ce renégat sarrasin dont j’ai parlé à plusieurs reprises déjà, et qui jadis avait été créé par Jean Tzimiscès patrice et basilikos à Antioche pour lui avoir livré, lors de sa dernière expédition en Syrie, la forteresse de Hisn Barzouyeh, la Borzo des Byzantins, dont il avait à cette époque la garde pour son seigneur le mamelouk hamdanide Yaroktach. Comme le renégat avait agi en 975, de même Bardas Skléros lui fit en 987. Il s’empara de sa personne et de la ville qui avait été confiée à ses soins; il lui prit son trésor avec les armes, les chevaux et les équipages de la garnison, probablement peu nombreuse, qu’il commandait. Puis le rude capitaine se fit proclamer à nouveau basileus par les siens, recommençant à sept ans d’intervalle la même lutte avec la même activité, la même énergie sauvage, désespérée. A peine du reste eut-il fait dans Malatya cette victorieuse rentrée, qu’on vit à nouveau, comme jadis onze ans auparavant, se grouper sous ses étendards sur cette frontière reculée, terre mouvante entre la Croix et le Croissant, terre de batailles, de luttes incessantes, une foule de hardis partisans de toute race, de toute croyance, bandits du désert, aventuriers des régions du Taurus et de l’Euphrate, de très nombreux Bédouins Okaïlides et Numérites aussi, presque tous ceux qui venaient de lui faire escorte à travers les sables de l’Al-Djezirah. Séduits par la brillante valeur de cet homme qui savait si bien se faire aimer de ses soldats, ces libres enfants du désert embrassèrent avec enthousiasme sa cause, certains du moins sous ses ordres de courir vite au combat, à la gloire, au butin. De même, comme toujours à cette époque, de nombreux guerriers de cette race arménienne alors si belliqueuse, depuis devenue si pacifique se joignirent à l’adversaire irréconciliable des basileis de Roum.

En même temps, toujours encore comme lors de sa première levée de boucliers en 976, Bardas Skléros envoya de suite de mander l’appui des dynastes sarrasins du voisinage, du puissant émir d’Amida entre autres, le fameux Bad ou Bat, dit « le Kurde »,[12] tige de la dynastie des Merwanides de cette cité, qui conclut alliance avec lui et lui envoya de nombreux contingents sous le commandement de son frère Abou Ali. A lire ces étranges récits de ces luttes asiatiques du Xe siècle. On se blase vite sur ces alliances incessantes, en apparence si impies, entre chefs chrétiens et émirs infidèles. On se prend à penser parfois que l’esprit dévot du siècle ne franchissait guère les murailles de la capitale et des grandes villes.

Skylitzès, Cédrénus, Zonaras, puis aussi Psellos, racontent, je l’ai dit, quelque peu différemment, sous une forme plus romanesque, les circonstances qui valurent à Bardas Skléros le moyen de quitter sa prison de Bagdad et de reprendre la lutte contre le basileus. Suivant ces chroniqueurs, le Khalife et l’Émir el-Omérâ, s’étant vus attaqués par vingt mille Turcs orientaux[13] sous la conduite d’un chef très noble et très audacieux, au nom certainement défiguré d’Inargos, après avoir éprouvé plusieurs défaites successives, suivies de massacres horribles, auraient accepté, dans cette situation presque désespérée, l’offre que leur faisait Bardas Skléros de les délivrer de ces adversaires. Fatigué de la vie misérable qu’il menait dans un dénuement profond entre les horreurs de la prison et les injures de ses gardiens, le vaillant aventurier avait saisi avec empressement cette lueur d’espoir. Il se fit fort de battre les Turcs à la tête de ses compagnons de chaîne pourvu qu’on leur rendît leurs chevaux et leurs armes.

Frappés de la situation si considérable que leur prisonnier semblait avoir occupée dans l’empire de Roum, voyant qu’après tant d’années ses compagnons de captivité persistaient à lui rendre les honneurs quasi royaux, le Khalife et son maire du Palais, décidés à recourir à ses services, avaient commencé par lui offrir de diriger leurs troupes. Il refusa de commander à des infidèles, scrupule étrange chez cet homme qui si souvent contracta alliance contre ses souverains légitimes avec des émirs sarrasins. Ce n’était probablement que pour mieux arriver à ses fins. Après s’être longuement fait prier, il obtint en effet de faire assembler d’ici et de là, de par toutes les terres sarrasines du voisinage, environ trois mille captifs chrétiens auxquels il fit solennellement rendre la liberté par le Khalife. Puis, après qu’il les eut fait baigner, restaurer, vêtir à neuf et armer, il marcha à leur tête, sous la conduite de guides du pays, à la rencontre des sauvages bandes d’Inargos.

Il en fut comme le prétendant l’avait promis au Khalife et à ses conseillers. Ces hardis compagnons, héros de tant de combats déjà lointains, joyeux de cette occasion offerte si inespérée, se précipitèrent à grands cris sur les Turcs épouvantés par cette brusque attaque de ces guerriers inattendus, à l’armement, à la tactique inconnus, à l’aspect étrange et nouveau. Ils les bousculèrent au fond d’un ravin et, dans une poursuite furieuse, les exterminèrent jusqu’au dernier avec leur chef.[14] Puis aussitôt, d’un accord commun, ne voulant pas retomber en captivité, ils résolurent, au lieu de rentrer à Bagdad, de fuir à toute bride avers les terres chrétiennes, emmenant avec eux le butin et les chevaux nombreux pris aux Turcs. Ils partirent ainsi vers le nord, galopant à grandes chevauchées. Le Khalife, informé trop tard de leur départ, lança sur leurs trousses un corps de cavalerie, qui les rejoignit bien encore au voisinage de la frontière, mais qui fit à ses dépens la cruelle épreuve de la valeur de ces braves. Bien que très inférieurs en nombre, les guerriers chrétiens culbutèrent leurs persécuteurs et les mirent en fuite.[15]

J’en reviens au témoignage de Yahia et d’Elmacin, qui semble plus vraisemblable, et je poursuis le récit des aventures dernières de ce soldat de fortune dont la captivité à Bagdad et les hauts faits guerriers sont demeurés longtemps légendaires dans tout l’Orient musulman et chrétien. Cette nouvelle tentative pour s’emparer de la couronne impériale eût été vraiment, dans les circonstances présentes, un acte de criminelle folie si l’ancien prétendant n’avait été presque en droit de compter sur la désaffection à peu près universelle des populations asiatiques de l’empire pour le gouvernement de Basile II, désaffection en grande partie amenée par la longue et tyrannique administration du vieil et impopulaire eunuque Basile. Cette désaffection avait pris depuis peu des proportions très considérables; nous en aurons la preuve non seulement par la conjuration des chefs de l’armée qui allait éclater à Charsian et dont il va être parlé tout à l’heure, mais aussi par les sentiments que nous verrons être ceux du peuple de l’empire durant la grande guerre de Bulgarie. Elle s’augmentait encore infiniment des craintes que la politique personnelle du jeune basileus commençait à inspirer. Jetant bas les barrières élevées depuis une génération à l’établissement de tout pouvoir tyrannique, Basile travaillait maintenant ouvertement à restaurer la toute-puissance impériale. A l’exception de quelques courtisans qui ne songeaient qu’à applaudir à chacun des actes du souverain, toutes les classes de la société byzantine tremblaient, non point tout à fait sans motif, de voir revenir les temps à jamais terribles de Justinien, l’omnipotent despote. Aussi s’étaient-elles probablement très rapidement détachées du jeune basileus, qui leur était devenu suspect dès ses premières velléités de « self-government ».

Et cependant, même dans ces conditions, cette nouvelle tentative si téméraire de Bardas Skléros s’expliquerait difficilement si l’on n’admettait que le prétendant croyait pouvoir compter sur quelque autre puissant allié. Il est très probable, dit l’historien Gfrœrer, que Skléros eut également pour lui à ce moment l’appui d’une notable portion du clergé de l’empire. Déjà, lors de sa première révolte, nous avons vu que le patriarche Antoine avait certainement pris parti pour lui et avait payé de son abdication forcée sa fidélité à cette cause perdue. « Qui pourrait douter, s’écrie l’écrivain allemand à l’imagination ardente, que, cette fois encore, les membres du haut clergé byzantin, animés d’un zèle pieux pour le maintien des libertés de l’Église orthodoxe, maintenant surtout que celles-ci semblaient devoir être si vivement menacées par les visées autoritaires d’un jeune basileus plein de fougue, n’aient continué à témoigner à Bardas Skléros de la même bienveillance, de la même chaude partialité? » Nous avons tout lieu d’estimer, en un mot, que le prétendant dut, dans une certaine mesure, être en Asie le candidat et comme l’anti-basileus du peuple et du clergé, effrayés par les velléités de restauration d’un pouvoir impérial absolu, uniquement personnel. Bardas Phocas, l’autre prétendant, fut plutôt le candidat des revendications et des griefs de l’armée. Comme nous verrons que les chefs militaires assemblés à Charsian ne proclamèrent celui-ci que trois mois après le retour de Bardas Skléros sur le territoire de l’empire à Mélitène, même, s’il faut en croire Elmacin, seulement après que le basileus eut encore fait les derniers efforts pour ramener à lui l’exigeant domestique des Scholes d’Anatolie, nous devons en conclure avec certitude que, par leur choix, ces hommes entendirent faire acte d’hostilité déclarée contre le protégé du clergé. Par cet acte, les hommes de guerre jetèrent le gant aux hommes d’église.

Yahia semble dire que la première nouvelle de la fuite de Bardas Skléros fut apportée à Constantinople par l’envoyé impérial à Bagdad, Nicéphore Ouranos, qui, grâce à la connivence d’un chef bédouin, avait réussi, lui aussi, à quitter secrètement cette ville où il était depuis si longtemps retenu et à regagner la capitale. Nous pouvons imaginer sans peine l’émoi que causa à Constantinople et dans tout l’empire, au Palais Sacré comme sous les tentes des chefs de l’armée d’Asie, l’annonce foudroyante que Skléros, le terrible fléau de jadis, le prétendant acharné, avait, après tant d’années, reparu dans Mélitène avec quelques milliers de partisans déterminés. Le premier effet de cette nouvelle fut de décupler instantanément le trouble universel, de surexciter les velléités de révolte parmi les chefs militaires mécontents des troupes d’Asie. Bardas Phocas et ses lieutenants, déjà à peu près déci dés à se soulever contre le Palais Sacré, comprirent de suite que s’ils laissaient prendre les devants à Skléros, auquel ses quatre années de toute-puissance en Asie avaient valu par toutes ces contrées des attaches si nombreuses et de si puissantes amitiés, c’en serait fait de leurs chances de succès. Aussitôt donc ils s’agitèrent pour rattraper le temps perdu.

Un passage de Yahia[16] fait allusion à des faits infiniment significatifs, en admettant du moins que les choses se soient passées exactement comme cet auteur est seul à nous les raconter. La nouvelle de la rentrée en scène de Bardas Skléros, dit-il à peu près, causa une grande impression de terreur à Constantinople, et la peur d’événements plus graves contraignit le basileus Basile à restituer à Bardas Phocas sa dignité de domestique des Scholes orientales, ce qui arriva dans le mois de dsoulkaddah de l’an 376 (qui commençait au 3 avril 987 de l’ère chrétienne).[17] En même temps, l’empereur expédia à son lieutenant des troupes de renfort et lui enjoignit d’attaquer sur le champ le rebelle et de l’expulser à nouveau du territoire de l’empire. Auparavant il avait pris la précaution de lui envoyer un de ses fidèles chargé de lui faire jurer sur les plus saintes reliques qu’il lui demeurerait fidèle, à lui son basileus. Cette défiance dans laquelle au Palais Sacré on tenait déjà l’ambitieux généralissime s’expliquait d’autant mieux que Phocas avait été, on l’a vu, bien probablement mêlé à la conspiration ourdie dès l’an précédent chez le parakimomène On se rappelle que, lors de la première prise d’armes de Skléros, Bardas Phocas, avant de marcher contre lui à la tête des troupes fidèles, avait dû cette fois déjà prêter aux basileis les mêmes serments de fidélité sur les plus vénérées reliques, sous la menace des plus affreux châtiments du ciel en cas de parjure. On se demande en vérité ce dont il faut le plus s’étonner, de cette perpétuelle duplicité de tous, de l’ardente ambition de ces capitaines constamment occupés à viser le pouvoir suprême, ou de la naïveté des temps qui prêtait encore quelque valeur à ces serments d’un jour constamment renouvelés, toujours transgressés à nouveau. La précaution prise par le basileus et ses conseillers fut, cette fois encore, infiniment superflue, « car, ajoute Yahia, Bardas Phocas, trahissant l’empereur, entra immédiatement en négociations avec Skléros ».

Ces détails inédits, fournis par l’auteur syrien contemporain, viennent éclairer d’un jour lumineux une situation qui paraîtrait sans cela inexplicable. Nous apprenons pour la première fois, par ces passages de Yahia, que l’attitude séditieuse et mécontente de Bardas Phocas, probablement dès avant l’ouverture de la campagne de Bulgarie et parce qu’il avait conspiré avec le parakimomène alors qu’il se trouvait sur la frontière de Syrie, avait obligé le basileus à lui retirer son haut commandement d’Asie. Nous y apprenons de même qu’en présence du péril intense créé par la rentrée en scène de Skléros, le Palais se vit contraint de s’humilier une fois de plus devant le généralissime, qui fut réintégré dans sa fonction et chargé de conduire l’armée d’Orient contre le prétendant de Mélitène. Mais, au lieu de faire son devoir, Phocas trahit, lui aussi l’empereur et associa ses espérances à celles de l’homme qu’il était chargé de combattre.

Il est aisé de se figurer l’état d’âme de Bardas Phocas tombé en disgrâce, semble-t-il, depuis peu de mois seulement. Déjà presque décidé à prétendre à l’empire et à tenter la fortune que les graves embarras du basileus Basile en Bulgarie lui présentaient comme propice, il voyait le Palais Sacré réduit à capituler devant lui et à lui restituer le commandement de l’armée d’Asie, c’est-à-dire le moyen de rendre sa révolte effective. D’autre part, depuis le mois de mars,[18] Bardas Skléros était, lui aussi, prétendant pour son compte et, de Mélitène qu’il avait occupée avec ses bandes, commençait à agiter toute l’Asie. Si on lui laissait prendre les devants, on serait joué par lui. Il fallait se décider aussitôt, profiter de ce que la partie était belle encore, puisqu’on avait presque toute l’armée d’Asie avec soi, alors que Skléros ne commandait pour l’heure qu’à un ramassis d’aventuriers.

Dans ces conditions, la révolte à bref délai de Bardas Phocas était en quelque sorte fatale. Le 15 août de l’an 987,[19] un an presque jour pour jour après le désastre de la Porte Trajane, les chefs de l’armée d’Asie, assistés de nombreux membres de la noblesse territoriale d’Anatolie, hauts personnages provinciaux, contraints à cette décision par les nouvelles reçues des progrès de Skléros,[20] tinrent à Charsian, dans la demeure du magistros Eustathios Maléinos,[21] une réunion secrète au cours de laquelle, renouvelant une fois de plus la fameuse scène du 3 juillet de l’an 963 à Césarée, ils acclamèrent pour leur basileus le domestique Bardas Phocas et le revêtirent du diadème, de la robe et des autres attributs impériaux. Cela faisait maintenant deux basileis rien qu’en Asie, et deux autres au Palais Sacré.

Quelques semaines auparavant, au commencement de juillet, dans la belle cathédrale de Noyon, l’archevêque Adalbéron de Reims avait posé sur le front de Hugues Capet, duc de France, cette couronne royale française qui échappait à la race défaillante de Charlemagne et que ses descendants à lui devaient se transmettre à travers tant de siècles.

Zonaras dit que tous les chefs de l’armée sans exception prirent part au conciliabule de Charsian, et, dans le fait, nous voyons dès ce jour figurer nominativement dans cette entreprise presque tous les généraux qui avaient joué un rôle durant ces dix premières années du règne. Nicéphore Phocas, frère de Bardas Phocas, celui-là même auquel Jean Tzimiscès avait fait crever les yeux, Léon le Mélisséniote, que Stéphanos Contostéphanos n’avait donc peut-être pas accusé si à tort de trahison l’an d’auparavant et qui certainement avait un moment trahi devant Balanée de Syrie, le frère de celui-ci, Théognoste, le magistros Eustathios Maléinos, l’ancien lieutenant dévoué de Michel Bourtzès, le patrice Calocyr Delphinas, le même qui vers 980 avait été catépano à Bari, tous ceux-là apparaissent à ce moment parmi les partisans décidés du nouveau prétendant. On voit quel terrible orage avaient soulevé les premières velléités d’indépendance du jeune basileus Basile.

Je rappelle que Bardas Phocas redevenait prétendant au trône pour la seconde fois. La première fois, en 971, il s’était porté comme l’héritier et le vengeur de son oncle le basileus Nicéphore contre le meurtrier de celui-ci, Jean Tzimiscès. Réduit à l’impuissance par Bardas Skléros après une courte lutte, il avait été fait moine et exilé dans l’Archipel, d’où le parakimomène l’avait rappelé huit années plus tard pour lui confier le soin d’écraser à son tour son ancien vainqueur Skléros. Il l’avait, après bien des vicissitudes, battu et chassé à l’étranger. Il en avait été récompensé par le titre de généralissime des troupes d’Anatolie. Un aussi éclatant retour de fortune avait fait renaître en lui les aspirations de jadis. Tenu à l’écart par le jeune basileus, puis, très justement, révoqué par lui, rappelé, il est vrai, à nouveau, mais uniquement sous la pression de la crainte qu’inspirait le retour de Bardas Skléros, il se vengeait en se faisant proclamer à son tour, cherchant à reprendre une fois de plus pour son compte, au détriment du basileus qui l’avait épargné, le rôle des Nicéphore Phocas et des Jean Tzimiscès. Aveuglé par le nombre et la qualité de ses partisans, par la masse de ses troupes dévouées, entraîné par les excitations des autres chefs mécontents, il n’hésitait pas à replonger l’empire, déjà si menacé par les Bulgares, dans toutes les horreurs de la plus affreuse guerre civile, un soulèvement militaire. Les chroniqueurs ne nous disent pas quelle fut l’étendue première de ce mouvement. II est vraisemblable que, comme toujours dans les mêmes circonstances, l’armée d’Asie presque entière suivit d’abord ses chefs.

« Les généraux réunis à Charsian au mois d’août 987 agissaient, dit Gfrœrer, comme si vraiment Basile II avait commis la plus coupable action en faisant la guerre aux Bulgares sans les avoir consultés et leur en avoir demandé la permission. Si tous ces chefs, en dépit de cette constante émulation jalouse qui divise et a de tout temps divisé les hauts officiers, prirent tous ensemble cette attitude si résolument, si unanimement hostile à l’empereur, ne faut-il pas admettre qu’ils estimaient avoir de bonnes raisons pour agir ainsi? Rappelons les circonstances dans lesquelles, neuf ans auparavant, Bardas Phocas avait entrepris de défendre contre le prétendant Bardas Skléros, victorieux et tout puissant, les derniers rejetons de la dynastie macédonienne, les jeunes fils de Romain II et de Théophano. Les ressources suprêmes du parti de la cour étaient épuisées. Chefs et armées avaient disparu. Seul cet unique capitaine paraissait encore de force à sauver le trône si terriblement ébranlé. Aussi les annalistes officiels sont-ils d’accord pour dire que, dès qu’il eut accepté de se charger de cette mission presque surhumaine, on lui confia les pouvoirs les plus extraordinaires. Skylitzès et Cédrénus même indiquent et Zonaras affirme formellement que ces pouvoirs furent tels, que les conseillers des basileis jugèrent indispensable d’imposer au sauveur de l’empire les plus terribles serments de ne jamais trahir la confiance extraordinaire qu’on se trouvait forcé de lui témoigner. Peut-être n’a-t-on jamais bien saisi la teneur de la convention qui dut être signée à cette occasion entre lui et le Palais Sacré. Celle-ci devait certainement contenir quelque disposition capitale portant que dorénavant le basileus pas plus que son premier ministre ne pourraient déclarer la guerre ni conclure de traité, ni promulguer aucune mesure administrative, aucun édit important sans avoir au préalable pris l’avis et obtenu le consentement de Bardas Phocas. Le jeune souverain, en marchant de son propre mouvement contre les Bulgares, sans consulter le domestique des Scholes, avait rompu le pacte. Et comme nous voyons que non seulement lui, mais tous les autres chefs, en se soulevant ainsi contre leurs empereurs, paraissaient agir comme si le bon droit était de leur côté et comme s’ils étaient les victimes de la déloyauté impériale, nous devons en conclure que, très probablement, les conventions, portaient que, non seulement le généralissime, mais tous les autres chefs de la défense armée seraient consultés dans les graves affaires de l’Etat. De nos jours, dans des circonstances semblables, on se garderait d’investir un personnage unique de ces fonctions de conseiller suprême du prince. Immanquablement on chercherait à répartir cette responsabilité entre plusieurs. Certainement Bardas Phocas avait dû exiger de pareils arrangements plus en vue du bien de l’État que par un motif de sécurité personnelle ».

Nous avons un exemple d’une situation analogue, en 963, lorsque Nicéphore Phocas devint le tuteur des fils de Romain. Alors le patriarche dut se porter garant de la bonne foi du nouveau régent, et une sorte de conseil d’État fut institué dans le sein duquel rien ne pouvait se décider sans l’assentiment de celui-ci. Très certainement on avait dû en revenir en 978 à une convention analogue, avec cette différence importante que ce nouveau grand conseil ne comprenait que des généraux, tandis que le premier, celui du temps de Nicéphore, avait compté parmi ses membres, outre un certain nombre de chefs militaires, le patriarche Polyeucte, plusieurs prélats parmi les plus considérables, plus quelques hauts fonctionnaires. Par la convention de 978, les hommes d’épée, sous la pression de Bardas Phocas, avaient exigé pour eux la totalité du pouvoir en diminuant d’autant la part de la couronne, celle de l’Église, celle même de l’élément purement civil. C’était bien là un pacte tout à fait dans l’esprit de ce turbulent et indocile clan des Phocas qui avait fait de l’hostilité constante au clergé comme une tradition de famille.

On ne saurait assez le dire, Bardas Phocas devait avoir en quelque chose le droit pour lui, sans cela il ne se serait point ainsi révolté contre son basileus. Puis aussi, furieux de ne jouer aucun rôle, il voyait avec colère l’adolescent qu’il avait jadis compté pour rien, devenir le plus autoritaire des souverains, un maître réclamant l’obéissance absolue.

Psellos, en son style si laconique, a une phrase bien significative pour expliquer cette défection et cette révolte de Bardas Phocas. « Après l’écrasement de Bardas Skléros, dit-il, le basileus paraissait affranchi de tout souci. Hélas, il en fut tout autrement et ce qui paraissait si bien terminé devint la source de maux infinis. Car Bardas Phocas, d’abord comblé d’honneurs, trouva bientôt qu’on le négligeait. Frustré dans ses espérances, il se persuada qu’il ne violait point la foi jurée puisque lui avait tenu tous ses serments ».

Charsian ou Charsianon Kastron ou encore Charsianon tout court, ville de la moyenne Cappadoce, où éclata cette sédition militaire de Bardas Phocas, une des plus terribles dont ait souffert l’empire d’Orient, était  encore une de ces places fortes jadis presque imprenables, nids d’aigle dont les Byzantins avaient semé les crêtes inaccessibles des montagnes de leurs thèmes frontières d’Asie. Celle-ci, après avoir été la capitale du thème de ce nom fondé au nord de l’Ak Dagh et à l’est du fleuve Halys par le basileus Léon VI et supprimé sous son successeur, était pour lors redevenue un simple kastron du thème des Arméniaques.[22] Le stratigos du Charsian y avait eu jadis sa résidence avec une forte garnison, qui avait dû y être maintenue. Le lieu était fort bien choisi aux portes de cette populeuse et remuante Cappadoce dont les enfants étaient devenus depuis près de quinze années les arbitres des destinées de l’empire. Comme son oncle Nicéphore Phocas, comme aussi son rival Bardas Skléros, Bardas Phocas était originaire de cette province, un membre de cette grande aristocratie féodale et terrienne d’Asie Mineure. Aucune famille n’avait conservé plus d’attaches en ces contrées, aucune n’y était plus puissante et populaire que la sienne, aucune n’y avait possédé plus de biens, conservé plus de clients. Au temps de leur grande fortune sous Nicéphore, les Phocas avaient comblé de leurs bienfaits leurs concitoyens. Les hommes de Cappadoce avaient rempli l’armée et l’administration. Beaucoup étaient devenus des personnages influents. Maintenant tous étaient tombés en disgrâce sous la dure main du parakimomène, l’adversaire acharné de leur race, tous étaient prêts à acclamer le général heureux qui, en se faisant élire basileus, leur restituerait du même coup puissance et influence. Et puis la rude Cappadoce, toute voisine des terres sarrasines, était un pays essentiellement militaire. Les armées d’Asie fourmillaient de soldats de cette province dont beaucoup avaient fait campagne sous un des Phocas. Tous chérissaient ce nom si populaire parmi les troupes, ce nom qu’elles avaient applaudi sur cent champs de bataille et de victoire.

Donc Bardas Phocas semblait avoir la partie infiniment belle. Psellos dit qu’il entraîna dans sa défection la plus grande partie de l’armée d’Anatolie, qu’il réussit à mettre dans son parti toutes les familles les plus influentes en Asie Mineure et prit à sa solde une armée d’Ibériens, c’est-à-dire de Géorgiens[23] qui passaient alors pour les meilleurs soldats des armées impériales. « Leur taille, dit le chroniqueur, atteignait presque dix pieds de haut. Arrogante était leur physionomie.[24] » En 974 et 975 déjà nous avons vu les Géorgiens marcher avec des Arméniens contre les troupes égyptiennes du Khalife du Caire sous les bannières de Jean Tzimiscès. En 979 et 980 ce n’avait été que grâce à l’appui des troupes ibériennes du curopalate Davith que Phocas avait enfin réussi à chasser Skléros de l’empire. Cette fois, nous allons voir ces mêmes guerriers géorgiens suivre ce même Bardas Phocas dans sa mémorable tentative contre le basileus Basile jusque sous les remparts d’Abydos où il devait trouver la mort.

Ainsi, ce n’était pas assez de la rentrée en scène de Skléros. A cet événement déjà si gros de périls, à toutes les angoisses de la lutte à soutenir contre Samuel le Bulgare et ses sauvages légions venait s’ajouter le souci plus effrayant encore de la révolte de presque toute l’armée d’Asie, chefs et soldats, sous le commandement d’un homme de guerre tel que Bardas Phocas. Jamais les circonstances ne s’étaient présentées plus menaçantes pour le gouvernement des jeunes basileis.

J’ai dit que les deux grandes influences sur lesquelles Bardas Phocas et Bardas Skléros avaient chacun de son côté dû appuyer leur rébellion, l’armée et l’Église, étaient en ce moment en état d’hostilité déclarée, poursuivant les intérêts les plus opposés. Mais les nécessités immédiates furent ici plus fortes que les intérêts à venir. Phocas et Skléros, tout en se haïssant de toutes leurs forces, tout en s’en voulant amèrement des embarras qu’ils se suscitaient mutuellement par cette commune concurrence à l’empire, eurent tôt fait de comprendre qu’en se combattant ils feraient le jeu des basileis, qui n’auraient, qu’à se croiser les bras durant qu’ils s’entre-déchireraient. Acceptant tous deux le fait accompli, ils tentèrent de s’unir contre l’adversaire commun, quitte à se disputer la couronne après l’avoir arrachée à ses possesseurs légitimes.

Au dire de Yahia,[25] ce fut Bardas Phocas qui entra le premier en négociations avec son rival, probablement presque aussitôt après s’être fait proclamer à Charsian. La distance n’était pas grande entre cette ville et Mélitène. L’historien syrien ne s’accorde du reste pas ici sur tous les points avec les chroniqueurs byzantins. Pour ceux-ci, ce fut Bardas Skléros qui fit les premières avances. Je suis de préférence le récit de Yahia qui m’inspire plus de confiance. Après je donnerai la version des Byzantins dans ce qu’elle a de différent.

Bardas Phocas, disent Yahia et Elmacin, écrivit à Bardas Skléros, lui proposant de combattre ensemble contre le basileus, lui offrant en cas de victoire de lui abandonner toute l’Asie, tandis que lui conserverait Constantinople et les thèmes occidentaux ou thèmes d’Europe. Il lui demandait, pour achever ces négociations préliminaires, de lui envoyer son frère Constantin Skléros qui avait épousé sa soeur à lui. Skléros accepta le partage proposé.[26] Son frère eut bientôt fait d’aller à Charsian et d’en revenir. Il fut convenu que les deux armées, partant chacune ainsi du fond de l’Asie et convergeant dans la direction de la capitale, opéreraient en commun. Mais lorsque tout fut conclu et qu’on eut échangé les serments d’usage, il arriva que le fils de Skléros, Romain, plus défiant, refusa de s’associer à cette convention, s’efforçant de convaincre son père que Bardas Phocas ne cherchait qu’à le jouer. Comme Skléros maintenait son acceptation, Romain, furieux de n’être point écouté, le quitta. Courant en hâte à Constantinople, il fut le premier à informer le basileus des actes criminels de son père et de la convention impie qu’il venait de signer avec Phocas.

Skléros, abandonné par ce fils que jadis il avait eu tant de peine à arracher à la captivité du Palais Sacré, eut alors deux entrevues successives avec Bardas Phocas. La première réunit les deux prétendants, qui étaient en même temps les deux premiers capitaines des armées byzantines de ce temps, en un point sur les bords du Pyrame, le Djeyhân d’aujourd’hui, certainement dans quelque localité du haut cours de ce fleuve, peut-être bien près d’Arabissos.[27] Nous ignorons quels propos échangèrent ces deux hommes qui jouaient une si grosse partie. D’après Yahia, il semble qu’ils se soient séparés en apparence bons amis après avoir convenu d’une réunion nouvelle. Mais celle-ci, qui, au dire d’Elmacin, eut encore lieu quelque part en Cappadoce, eut un résultat tout différent. Les pressentiments de Romain Skléros s’étaient vite réalisés. Son père, dupe de son rival, fut traîtreusement saisi par les hommes de celui-ci. Dépouillé brutalement des attributs impériaux, la malheureux, si vite retombé en captivité, fut de suite envoyé sous escorte au château de Tyropaeon,[28] kastron héréditaire de la famille des Phocas. Il y fut confié à la garde de la femme de Phocas.

Tyropaeon est une forteresse d’Asie fréquemment mentionnée par les sources byzantines, en particulier dans les guerres du règne de Romain Diogène. M. Ramsay a récemment démontré qu’elle ne faisait qu’une avec Tyriaïon,[29] kastron également cité à maintes reprises dans les chroniqueurs et qui occupait l’emplacement de l’Ilghin actuel. Par une étrange coïncidence, c’était dans ce même haut château de sa famille, situé sur la grande route entre Philomélion à l’est et Laodicée à l’ouest, sur une montagne vraisemblablement identifiée par M. Ramsay, que jadis, lors de sa première prise d’armes contre Jean Tzimiscès, Bardas Phocas, poursuivi par Skléros, s’était réfugié. C’était là qu’il s’était rendu à son vainqueur avec tous les siens après une résistance désespérée. C’était de là qu’il était parti pour son lamentable exil insulaire. Maintenant, par un de ces prodigieux retours de fortune, si fréquents dans cette histoire byzantine mouvementée entre toutes, c’était le captif de jadis qui expédiait sous bonne garde dans ce château perdu son vainqueur d’autrefois, tombé en ses mains par la plus insigne trahison.

Le malheureux prétendant, précipité si vite d’une captivité dans une autre plus dure encore, fut étroitement surveillé par ses geôliers. « Je me suis constamment défié de toi », lui avait dit Bardas Phocas en mettant traîtreusement la main sur lui. « Aussi tu demeureras prisonnier dans cette forteresse jusqu’à ce que j’aie conquis l’empire. Alors seulement je remplirai les promesses que je t’ai faites, et je ne faillirai point à la parole que je t’ai donnée. »

Yahia, auquel nous devons la connaissance de tant de dates précieuses, fixe celle de la trahison de Bardas Phocas envers Skléros au mercredi 17 djoumada premier de l’an 377 de l’Hégire,[30] qui correspond au 14 septembre 987, jour de la fête de l’Exaltation de la Croix, moins d’un mois par conséquent après le fameux conciliabule de Charsian. On voit par la situation qu’occupe sur la carte d’Asie Mineure le château de Tyriaïon, que Bardas Phocas n’avait pas perdu de temps depuis son départ de la maison de Maléinos. De Charsian, il avait gagné les bords du haut Pyraine, où il avait eu sa première entrevue avec Skléros. De là par Tzamandos, Césarée et Laodicée, il avait marché vers l’est, suivant avec une foudroyante rapidité la grande route qui, partant du fond de l’Anatolie, de Mélitène, franchissait ensuite toute la Cappadoce et menait à Constantinople par Philomélion et Dorylée. Au dire de l’écrivain syrien,[31] ce ne fut qu’après s’être ainsi débarrassé de son importun rival, que Bardas Phocas, jetant définitivement le masque, se fit proclamer basileus, en prit ouvertement le titre, en assuma les fonctions et soumit rapidement à nouveau à sa puissance presque toute l’Asie Mineure On sait que Skylitzès fixe la date de la proclamation au 15 août. Ces négociations entre les prétendants avaient donné un mois de plus à Basile II pour se préparer à la guerre contre son ancien généralissime.

Le récit des Byzantins est quelque peu différent. Le rôle joué par Skléros surtout y est représenté comme des plus équivoques. Il n’est plus une simple victime de l’astuce de Bardas Phocas, mais un perfide qui ne songe qu’à se garantir des deux côtés en trompant chacun.[32] D’abord ce serait lui qui, voyant qu’il ne pourrait venir tout seul à bout et du basileus et de Bardas Phocas, aurait fini, après de longues tergiversations, par expédier à Phocas des lettres lui proposant de mettre leurs destinées en commun, puis, une fois la victoire acquise, de se partager l’empire. Mais en même temps le fourbe expédiait secrètement au basileus son fils Romain avec ordre de se présenter à lui comme un transfuge détestant et désertant la rébellion paternelle. Par ce double artifice, poursuit Skylitzès, Skléros pensait s’être très habilement gardé des deux côtés en cas de défaite. A supposer que Bardas Phocas fût le vainqueur, il lui demeurait facile de plaider auprès de celui-ci la cause de son fils; que si, au contraire, Basile l’emportait sur ses deux rivaux, Romain, accrédité auprès du prince par le sacrifice qu’il semblait avoir fait à son souverain des intérêts paternels, obtiendrait aisément de celui-ci la grâce de son père.[33]

Romain s’en vint donc au Palais Sacré sous les apparences d’un transfuge. Basile, depuis peu privé des conseils du parakimomène, accueillit avec joie le jeune capitaine. Pour le récompenser de cet éclatant témoignage de fidélité, non content de lui conférer la dignité de magistros, il le combla d’autres honneurs et, le voyant fort intelligent, plein d’énergie, excellent homme de guerre il l’admit dans son intimité, faisant de lui son conseiller favori, n’entreprenant plus rien sans le consulter.[34]

Pour la suite, Skylitzès et les autres Byzantins sont à peu près d’accord avec Yahia et Elmacin.[35] Je reprends le cours de mon récit:

Une notable quantité des partisans déjà groupés autour de Skléros, gens sans aveu, aventuriers toujours prêts à se donner au plus offrant, se rallièrent à Bardas Phocas. Le reste se dispersa. Il semble toutefois, d’après un passage assez obscur d’Acogh’ig, qu’un certain nombre acceptèrent moins facilement ce changement subit de fortune. L’historien arménien contemporain, après avoir raconté comment Skléros avait licencié ses auxiliaires arabes à l’occasion de son alliance avec Bardas Phocas, ajoute que lorsque ceux-ci, à peine de retour dans leurs foyers, eurent appris le malheureux sort de ce chef qu’ils chérissaient, ils s’efforcèrent de le venger en faisant des incursions en terre chrétienne, incursions qu’ils poussèrent jusqu’au district d’Apahounik’ en Arménie. Ce détail est curieux, malgré sa brièveté, en nous faisant voir combien ce prétendant de Mélitène, ce type si intéressant du prince d’aventure en Orient au Xe siècle avait réussi, par sa chevaleresque hardiesse, sa rude et familière bienveillance, à se concilier l’amour et la fidélité enthousiastes des plus mortels ennemis de sa race.

L’heureux Bardas Phocas qui de Charsian, je l’ai dit, marchait dans la direction de l’ouest avec toutes ses forces, poursuivit plus vivement, s’il était possible, après la suppression de Skléros, sa marche sur Constantinople. L’occupation des thèmes asiatiques par ses troupes semble s’être accomplie avec rapidité. « Il s’empara, dit Yahia, du pays des Grecs jusqu’à Dorylaion[36] et jusqu’au rivage de la mer, et ses troupes poussèrent jusqu’à Chrysopolis en face de Constantinople, sur la rive de Bithynie ».

Le 15 août, les généraux de l’armée d’Asie avaient acclamé Bardas Phocas dans la maison d’Eustathios Maléinos à Charsian. Un mois plus tard, le nouveau prétendant se débarrassait de Skléros et se faisait proclamer basileus. Dès la fin de cette année, plutôt dès les premiers jours de 988, ses têtes de colonne victorieuses parurent aux portes du faubourg asiatique de la Ville gardée de Dieu. Mais là devait s’arrêter la fortune triomphante du neveu de Nicéphore !

Bardas Phocas avait fait de son armée deux parts. La plus nombreuse, forte en infanterie, comme en cavalerie, alla, ainsi que je viens de le dire, sous le commandement de son frère le patrice aveugle Nicéphore Phocas et de Kalocyr Delphinas,[37] également patrice, occuper les hauteurs qui dominent Chrysopolis[38] et la rive asiatique du Bosphore. Ces troupes devaient pour l’heure se borner à menacer la capitale, à jeter l’effroi parmi son immense et impressionnable population. Ibn el Athir dit bien que le prétendant mit le siège devant Constantinople, mais Psellos dit non moins expressément que l’audace lui manqua pour faire passer le Bosphore à ses troupes, comme cela avait si bien réussi près de quinze années auparavant à son oncle Nicéphore. Il est vrai que celui-ci n’avait entrepris cette opération qu’après qu’une sédition triomphante eut jeté à ses pieds la grande ville sans défense.

Le prétendant envoya la seconde portion de son armée, sous le commandement de Léon Mélissénos, assiéger Abydos sur la rive asiatique des Dardanelles. Léon avait ordre de s’emparer à tout prix de cette clé des détroits et d’y opérer sa jonction avec la flotte rebelle qui occupait les passes, pour mieux ainsi affamer la capitale. Phocas espérait, en s’emparant de cette place qui commandait si complètement les détroits, supprimer tous les convois de subsistances expédiés à Constantinople et obtenir ainsi sans effusion de sang la reddition de la capitale.

Hélas, pour cette époque si déshéritée, nous ne possédons que les indications les plus sommaires sur ces événements qui durent amener vers l’an 987 un si terrible bouleversement parmi tous les thèmes d’Asie. Ne sachant presque rien, nous avons bien de la peine à reconstituer quelque peu ce drame formidable. Certainement Bardas Phocas devait se trouver à la tête de forces très nombreuses pour oser tenter une aussi colossale entreprise. Certainement aussi, je l’ai dit, l’impitoyable administration du parakimomène avait dû causer par tout l’empire une immense désaffection pour le gouvernement des jeunes empereurs. Par Léon Diacre, dont je suis ici le récit,[39] nous voyons encore mieux que dans Yahia combien toute l’Anatolie s’était déclarée en faveur de Bardas. « Toute l’Asie dit cet historien, toutes les villes maritimes et les ports appartenaient à Phocas, sauf Abydos. Ayant réuni une foule de galères, il tenait par elles les passes de l’Hellespont, barrant la route aux navires chargés de grain qui se rendaient à Constantinople pour l’approvisionnement de la capitale. » Ainsi se passa l’an 987.

La situation de la dynastie macédonienne sembla presque désespérée dans cette lamentable fin d’année. En Asie, Bardas Phocas, soutenu par le prestige de son glorieux oncle, était vraiment tout puissant. Ses troupes, non contentes de bloquer les faubourgs de la capitale, serraient de près la dernière ville demeurée aux mains des impériaux sur la rive méridionale des détroits, affamant ainsi Constantinople. En Europe, les Bulgares, complètement victorieux à la suite de la catastrophe de l’an précédent, occupaient une grande partie des thèmes et menaçaient tous les autres.

De ces deux périls, Bardas Phocas était certainement le plus pressant. La présence prolongée aux portes de la capitale de l’armée de ce prétendant assoiffé de vengeance jetait la terreur au Palais Sacré comme dans la foule constantinopolitaine. De cette terreur, un écho nous est peut-être bien demeuré dans une poésie de Jean Géomètre, pour la première fois signalée par M. Wassiliewsky. « Seigneur, » s’écrie le pète contemporain dans ces vers où, à propos des trois jeunes hommes dans la fournaise et du tyran Nabuchodonosor, une allusion est faite aux circonstances présentes, « tu es juste et ton jugement est équitable. Nous méritons tous les maux que tu as attirés sur nous et sur notre cité glorieuse et puissante, patrie de tes plus chers fils. Tu nous as livrés entre les mains méchantes d’ennemis infidèles, déloyaux, homicides, entre les mains du basileus redoutable et tyrannique, qui surpasse en ruse tous les humains. » Quel pouvait être à cette date ce prince cruel et tant redouté que le poète compare au souverain fameux de la Bible, sinon le féroce Bardas serrant de près la Ville gardée de Dieu?

Le basileus Basile, dès les premiers progrès de cette sédition nouvelle, s’était montré à la hauteur de tous les périls. Sa capitale était dégarnie de défenseurs. Toutes les troupes disponibles des thèmes d’Europe étaient au loin, retenues sur la frontière bulgare, gardant les places fortes et les débouchés de la montagne. Il ne restait au jeune autocrator, outre quelques corps de la garde, que la flotte impériale mouillée dans Chrysokéras. Ce fut par elle que vint le salut. Yahia, l’historien syrien contemporain, nous montre le vaillant fils de Romain II, accablé de soucis en présence de ces dangers effroyables, mais s’armant d’une invincible énergie.

Avant tout il fallait parer au plus pressant danger. Basile prépara l’attaque immédiate de cette portion de l’armée rebelle qui occupait Chrysopolis, ne voulant pas lui laisser le temps de grossir assez pour donner l’assaut à l’immense capitale, désireux surtout d’en finir avec ces premiers adversaires avant que la chute d’Abydos ne vînt doubler leurs forces en rendant la liberté de ses mouvements à la seconde portion de l’armée rebelle.

J’ai dit que Basile n’avait presque pas de troupes disponibles. Fidèle à la politique traditionnelle de Byzance, le fils de Romain sut se procurer en hâte les guerriers mercenaires dont l’appui lui était indispensable pour attaquer la première armée de Phocas. Sa promptitude, sa décision en cette circonstance firent plus que dix victoires. Il sut appeler et amener à temps à Constantinople les premiers guerriers du monde ayant pris à sa solde les meilleures bandes du grand prince de Russie, Vladimir, le fils de Sviatoslav. Ce secours envoyé par les Russes à l’empereur de Roum fut l’occasion sinon la cause d’un des événements les plus extraordinaires de l’histoire, du traité qui amena la conversion du prince russe et de son peuple à la religion chrétienne et le mariage de Vladimir avec la soeur des basileis.

C’est aux historiens orientaux, à Yahia surtout, à Elmacin qui l’a tant copié, à Ibn el Athir, enfin au chroniqueur arménien contemporain Acogh’ig, que nous devons les principales indications sur ce fait prodigieux qui, par ses conséquences infinies, marque la date capitale dans l’histoire de la Russie. Ces écrivains orientaux nous ont seuls fait clairement connaître le lien étroit rattachant la conversion du prince russe et de son peuple, puis le mariage de Vladimir avec les événements tragiques qui se passaient à ce moment sous les murs de Constantinople. Les sources byzantines se taisent complètement sur toutes les circonstances principales de ces grands faits historiques et se bornent à mentionner le secours militaire envoyé par les Russes en cet instant si critique. Léon Diacre lui-même, qui a été le contemporain de tous ces événements, n’en souffle mot, certainement de propos délibéré. Parmi les autres Byzantins, Skylitzès, Cédrénus, Zonaras et Psellos[40] les seuls qui en parlent, en font à peine mention, littéralement comme en passant, comme si leur orgueil national souffrait trop de cette union conclue entre le sauvage prince de Kiev et une princesse de la maison impériale. Il semble que tous s’efforcent à l’envi de cacher la situation presque désespérée dans laquelle se trouvait le basileus Basile. Même Psellos ne mentionne pas le mariage. Quant au baptême du prince et du peuple russes, tous les Byzantins aussi se taisent.

La cour de Constantinople, disent à peu près Yahia et Elmacin,[41] était plongée dans d’affreuses perplexités. Les troupes faisaient défaut pour repousser Phocas, qui était par venu jusqu’aux rives du Bosphore et inspirait à tous l’épouvante. Les caisses étaient vides. On ne savait que tenter. Dans sa détresse et son épuisement, Basile fut poussé à s’adresser au tsar des Russes, avec lequel les Grecs avaient été jusque-là en état d’hostilité, et réclama de lui un prompt secours pour le tirer de cette situation actuelle si désespérée. Le Russe ne consentit à l’aider qu’en échange d’une alliance, et Basile dut signer avec lui un traité et lui envoyer sa soeur Anne en mariage, sous la condition toutefois que les Russes abandonneraient l’idolâtrie pour le christianisme. Vladimir s’engagea donc à se faire baptiser avec son peuple et expédia à son futur beau-frère un corps de six mille guerriers d’élite. Le basileus, en retour, lui envoya des métropolites qui le convertirent lui et tout le peuple de son pays, et ils n’avaient jusque-là aucune foi religieuse et ne croyaient à rien, et c’est un grand peuple, et depuis ils furent chrétiens jusqu’à nos jours[42] ».

Le grand prince de Russie, Sviatoslav, le glorieux vaincu de Dorystolon, massacré par les Petchenègues au printemps de l’an 973 aux cataractes du Dnieper, avait laissé trois fils: Yaropolk à Kiev, Oleg chez les Drevlianes, Vladimir, qui devait être le Clovis de son peuple, à Novgorod. Dans d’horribles guerres civiles qui suivirent ce triple avènement et qui rappellent notre sanglante anarchie mérovingienne, Yaropolk avait fait périr Oleg[43] et Vladimir, à son tour, n’étant alors encore qu’un barbare rusé, débauché et sanguinaire, après avoir un moment fui « au delà de la mer » jusqu’en Suède, avait fait assassiner Yaropolk en 980 dans une entrevue. A partir de ce moment, il avait régné seul à Kiev sur les Russes. Amoureux de Rognéda, la fiancée de Yaropolk, il avait demandé sa main au Varègue Rogvolod qui régnait à Polotsk. La princesse avait répondu qu’elle n’aurait jamais pour époux le fils d’une esclave.[44] Vladimir, en effet, avait eu pour mère une chambrière d’Olga, nommée Maloucha, ce qui n’avait pas empêché son père de lui faire la part égale à ses frères.

Furieux de cette injure, Vladimir avait saccagé Polotsk, tué Rogvolod et ses deux fils et épousé de force Rognéda. Après le meurtre de Yaropolk il avait encore pris, sans du reste l’épouser, la femme que celui-ci laissait, une belle religieuse grecque jadis arrachée de son monastère et ramenée par Sviatoslav, probablement lors de sa première expédition en terre byzantine. Sviatoslav l’avait donnée à son fils. Nous n’en savons rien de plus, sauf qu’elle devint enceinte de Vladimir et donna le jour à Sviatopolk, fruit de ce commerce adultère. De ces deux femmes, le prince de Kiev avait donc privé la première de son père et de ses frères, la seconde de son mari. « Il se laissa constamment, dit la Chronique russe, aller à l’amour des femmes. » Outre Rognéda, son épouse légitime, qui lui donna quatre fils et deux filles, il avait encore une épouse tchèque qui fut mère de Vycheslav, une bulgare qui lui donna les deux fameux princes martyrs Boris et Gleb, une autre enfin qui lui donna également trois fils. Ce n’était pas tout, et ce bâtard, ce « fils de l’esclave » qui allait devenir un des grands saints de l’Église orthodoxe, était tellement adonné à la débauche, qu’il entretenait trois cents concubines à Vychégorod, trois cents à Biélogorod près de Kiev, deux cents au bourg de Bérestovo « dans un château que l’on appelle encore aujourd’hui Bérestovoié ». « Insatiable de débauches, il séduisait les femmes mariées et faisait violence aux jeunes filles, car il était débauché comme Salomon. » Également passionné pour la guerre et le butin, il avait déjà reconquis la Russie Rouge sur les Polonais, battu à l’aide de sa flotte les Bulgares musulmans, dompté avec des cavaliers turcs des révoltes des Viatitches et des Radimitches, assujetti au tribut les Latviagues de Lituanie, les peuplades lettones ou finnoises, les Lekhs établis dans la Galicie actuelle.

Il régnait donc seul à Kiev depuis 980, année du meurtre de Yaropolk, et son règne avait été inauguré par une recrudescence de paganisme, car ce barbare tout sensuel, adonné aux plus violentes passions, avait l’âme troublée d’aspirations religieuses. D’abord il s’était tourné vers les dieux slaves. Sur les hautes et abruptes falaises sablonneuses délicieusement boisées qui, à Kiev, dominent le Dniéper, d’où la vue est si belle sur le fleuve et la plaine immense, en dehors de son palais du Donjon, il avait érigé ses idoles, un Péroun de bois qui avait une tête d’argent et une barbe d’or, aussi un Khors, un Dajbog, un Strybog et un Moloch. On leur offrait des sacrifices; le peuple offrait ses fils et ses filles comme victimes au démon; ils souillaient la terre de leurs sacrifices, et la terre russe et cette hauteur furent souillées de sang ». Deux Varègues, le père « revenu de la Grèce » et son fils, tous deux chrétiens, dont la Chronique dite de Nestor raconte l’émouvante histoire, avaient été égorgés au pied du dieu Péroun.

« Après avoir ainsi arraché à ses frères leur part d’héritage, reculé au nord et à l’est les frontières de la Russie, rempli les pays du nord du bruit de ses victoires, Vladimir comprit, avec la clairvoyance du génie, que jamais la Russie païenne n’entrerait dans la grande société des Etats civilisés, qu’elle demeurerait toujours pour l’Europe chrétienne un pays sauvage et perdu, hors des bornes du monde policé, objet de crainte et d’horreur, mais jamais de respect ni d’admiration. Il résolut d’abandonner le culte sanglant de ses dieux, et, séduit par le rayonnement de Constantinople, la pompe des cérémonies byzantines, les flatteries des missionnaires grecs, il opta tout bas pour la religion chrétienne de ce rite. Mais son orgueil barbare ne pouvait implorer en suppliant, ni recevoir comme une grâce l’eau sainte du baptême, il voulut la conquérir ».

Le temps des anciens dieux était passé. Vladimir souffrait de la crise religieuse qui travaillait tous les pays slaves. Il sentait qu’il fallait d’autres croyances à lui et à son peuple. Alors, suivant le curieux témoignage de la Chronique dite de Nestor, il imagina, comme a fait de nos jours le Japon, d’instituer une enquête sur la meilleure religion. On entendit les rapports de leurs envoyés et de leurs missionnaires, on visita par ambassadeurs les Musulmans, les Juifs, les Catholiques, représentés les premiers par les Bulgares finnois du Volga ou Bulgares noirs, les seconds par les Khazars et sans doute les Juifs Rharaïtes, les troisièmes par les Polonais et les Niemtsy ou Allemands qui prêchaient la foi au Pape de Rome. Voici le récit plein de saveur que la Chronique fait de cette consultation extraordinaire:

« Il vint des Bulgares de la foi mahométane disant: Prince tu es sage et prudent et tu n’as point de religion. Prends notre religion et rends hommage à Mahomet. Et Vladimir dit: Quelle est votre foi? » Ils dirent: Nous croyons en Dieu et Mahomet nous apprend à circoncire les membres honteux, à ne point manger de porc, à ne point boire de vin et à faire débauche après la mort avec des femmes. Mahomet donne à chaque homme soixante-dix belles femmes: il en choisit une belle; il rassemble sur elle la beauté de toutes les autres et elle devient sa femme. Et là on peut, dit-il, se livrer à toute espèce de débauche. Celui qui est pauvre en ce monde le sera dans l’autre. Et une foule de mensonges pareils, que la honte m’empêche de reproduire.

« Vladimir les écouta, car il aimait les femmes et la débauche; il les écouta avec plaisir, seulement ce qui lui déplaisait, c’était la circoncision et l’abstinence de porc et de vin. Il répondit: « Boire est une joie pour les Russes et nous ne pouvons « vivre sans boire ». Puis vinrent des Niemtsy[45] de Rome disant: « Nous sommes venus envoyés par le Pape ». Et ils parlèrent ainsi

« Le Pape nous a ordonné de te dire: Ton pays est comme notre pays; mais votre foi n’est pas comme notre foi, car notre foi est la lumière; nous adorons le Dieu qui a fait le ciel et la terre, les étoiles, la lune et toutes les créatures, et vos dieux sont de bois. Vladimir dit: Quels sont vos « commandements? » — Jeûner suivant ses forces; manger ou boire toujours à la plus grande gloire de Dieu; c’est ce que dit notre maître Paul, Vladimir dit aux Allemands: Allez-vous-en, car nos aïeux n’ont point admis cela. Ayant appris ces choses, des Juifs Kozares vinrent et dirent: Nous avons appris que des Bulgares et des Chrétiens sont venus pour vous enseigner leur foi. Les Chrétiens croient en celui que nous avons crucifié; pour nous, nous croyons en un Dieu unique, le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob ». Et Vladimir dit: « Quelles sont vos observances? » Ils répondirent:  « La circoncision, l’abstinence de la chair de porc et de lièvre, la célébration du sabbat. » Il leur dit: « Et où est votre pays? » Ils répliquèrent: « A Jérusalem. » Il leur dit: « Est-ce que vous y habitez maintenant? » Ils répondirent: « Dieu s’est irrité contre nos pères et il nous a dispersés par le monde pour nos péchés, et notre pays a été livré aux Chrétiens. » Il leur dit: « Et comment enseignez-vous les autres, étant vous-mêmes rejetés de Dieu et dispersés par lui? Si Dieu vous aimait, vous et votre lois vous ne seriez pas dispersés dans les pays étrangers: voulez-vous que ce mal nous arrive aussi? »

Vladimir ne voulait ni de l’Islamisme, qui prescrivait la circoncision et défendait le vin, ni du judaïsme, dont les sectateurs erraient dispersés par le monde, ni du catholicisme, qui lui paraissait manquer de magnificence, qui usait des pains azymes et dont la discipline par rapport au jeûne proportionné aux forces de chacun ne lui convenait point. La religion grecque plut à son âme de barbare avide de merveilleux.

La Chronique dite de Nestor raconte alors, sous la date de l’an 986, la venue à Kiev d’un « philosophe grec » ambassadeur du basileus de Constantinople, venue certainement légendaire. Dans ce long récit, pas un seul des interminables exposés de doctrine de ce personnage, formant comme un résumé de toute la religion chrétienne, ne nous est épargné, pas un de ses entretiens pieux avec Vladimir avide de s’instruire, pas un des procédés oratoires dont il usait pour frapper cette nature simple en lui montrant par exemple un tableau sur lequel était peint en des scènes atroces le jugement dernier, tableau qui le fit soupirer. On voit à quels détails enfantins il suffisait de descendre pour avoir prise sur ces âmes barbares. « Fais-toi baptiser, lui disait le philosophe, si tu veux être à droite avec les justes », et Vladimir répondait naïvement: « J’attendrai encore un instant, car je voudrais méditer sur toutes les croyances ». « Et après avoir fait au philosophe beaucoup de présents, il le congédia avec de grands honneurs.[46] »

Toute cette conversation entre ces deux hommes n’a peut-être bien jamais eu lieu, mais elle est la très exacte peinture de ce qui devait se passer à chaque rencontre entre les Russes païens et les zélés missionnaires chrétiens chargés de les catéchiser. Que cet épisode soit vrai dans le fond ou simplement inventé par le dévot chroniqueur pour mieux expliquer à ses naïfs lecteurs la conversion de tout un peuple, la conclusion de tout cela fut que les Russes, comme ils l’avaient fait pour les catholiques romains, pour les Juifs et pour les Musulmans, expédièrent de même à Constantinople des envoyés pour étudier la religion des Grecs. Ceux-là revinrent émerveillés. Hélas, nous ne savons rien de ces étranges ambassadeurs ni de leur séjour dans « Tsarigrad la Blanche », sauf quelques lignes bien curieuses de la pieuse Chronique russe.

Les dix envoyés de Vladimir et de ses boïars, tous hommes sages et éclairés, après avoir été étudier sur place les autres religions, vinrent à Constantinople auprès de l’empereur Basile. La Chronique place leur voyage à l’an 987. L’empereur leur demanda ce qui les amenait. Ils lui racontèrent tout ce qui s’était passé. « L’empereur apprenant cela fut joyeux et il leur fit beaucoup d’honneur ce jour-là Le lendemain il envoya un message au patriarche, disant: « Il est venu des Russes pour étudier notre foi: prépare l’église et ton clergé; revêts ton costume pontifical afin qu’ils voient la gloire de notre Dieu. Alors le patriarche appela son clergé; on célébra les solennités; on brûla de l’encens; on chanta des choeurs. » Et l’empereur alla avec les Russes à l’église[47] et on les fit placer dans un endroit spacieux d’où l’on pourrait bien voir, puis on leur montra les beautés de l’église, les chants et le service de l’archiérée, le ministère des diacres, en leur expliquant, l’office divin. Pleins d’étonnement, ils admirèrent et louèrent ce service. Et les empereurs Basile et Constantin les appelèrent et leur dirent: « Allez dans votre pays » et ils les congédièrent avec de grands présents et avec honneur. Quand ils revinrent dans leur pays, le prince appela les boïars et les anciens. « Voici que les hommes envoyés par nous sont revenus: écoutons ce qu’ils ont appris. » Et il leur dit: « Dites devant nous où vous avez été et ce que vous avez vu. » Ils dirent: « Nous avons été d’abord chez les Bulgares et nous avons observé comme ils adorent dans leurs temples; ils se tiennent debout sans ceinture; ils s’inclinent, s’assoient, regardent çà et là comme des possédés et il n’y a pas de joie parmi eux, mais une tristesse et une puanteur affreuses. Leur religion n’est pas bonne. Et nous sommes allés chez les Allemands, et nous les avons vus célébrer leur service dans l’église et nous n’avons rien vu de beau. Et nous sommes allés en Grèce et on nous a conduits là où ils adorent leur Dieu et nous ne savions plus si nous étions dans le ciel ou sur la terre, car il n’y a pas de tel spectacle sur la terre, ni de telle beauté. Nous ne sommes pas capables de le raconter; mais nous savons seulement que c’est là que Dieu habite au milieu des hommes; et leur office est plus merveilleux que dans les autres pays. Nous n’oublierons jamais sa beauté; car tout homme, lorsqu’il a goûté quelque chose de doux, ne peut ensuite supporter l’amertume. Aussi nous ne pouvons plus vivre ici. » Les boïars répliquèrent: « Si la religion grecque était mauvaise, ta grand’mère Olga, qui était la plus sage de tous les hommes, ne l’aurait point reçue. » Vladimir répondit: « Où donc recevrons-nous le baptême? » Ils répondirent: « Où il te plaira. » « Tout ceci se passa, dit un des manuscrits de la Chronique, durant que Samuel pillait la Grèce. »

La version du Codex Colbertinus, pour la première fois publié par Banduri[48] donne une note plus enthousiaste encore. Les ambassadeurs du grand prince des Russes, au nombre de quatre, éblouis, émerveillés par cette superbe liturgie grecque, crurent voir, dans cette lumière éclatante de la Grande Eglise illuminée de mille feux, des anges ailés chantant le « Trisagion[49] » sous les voûtes augustes, tant la musique de cette hymne célèbre à la Sainte Trinité leur parut admirable. C’était jour de grande fête. L’auteur anonyme ajoute qu’il croit bien que ce devait être celle de saint Jean Chrysostome (laquelle tombait cette année 987 le 13 novembre) ou encore celle de la Dormition de la très Sainte Vierge, toujours dans ce même mois de novembre.[50]

Ces témoignages de naïve admiration n’en disent-ils pas plus que toutes les dissertations du monde sur l’effet prodigieux produit sur les natures simples et rudes de ces terribles barbares par les splendeurs de la Ville gardée de Dieu et les pompes magnifiques de Sainte-Sophie? Certainement on dut ouvrir aux Russes les trésors des églises. Les officiers impériaux chargés de leur faire les honneurs durent exposer à leur admiration enfantine les plus précieuses reliques de la ville la plus riche en reliques: la Verge de Moïse, la Vraie Croix, le « Maphorion » ou Voile de la Vierge, tant d’autres encore. Ayant entendu après vêpres et matines la Liturgie, ils voulurent savoir ce que signifiait la « petite » et la « grande » entrée; pourquoi les diacres et sous-diacres sortaient du sanctuaire avec des flambeaux et pourquoi le peuple tombait à genoux en s’écriant: Kyrie eleison! « Ce que nous venons d’apercevoir est surnaturel, disaient-ils en prenant leurs guides par la main; nous avons vu de jeunes hommes ailés, vêtus de robes éclatantes[51] qui, sans toucher à terre, chantaient dans les airs, sanctus, sanctus, sanctus, et c’est ce qui nous a le plus surpris. » — « Comme vous ignorez tous les mystères du christianisme, leur répondirent leurs guides, vous ne savez pas que les anges eux-mêmes descendent du ciel et se mêlent à nos prêtres pour célébrer le service divin. » — « Vous dites vrai, répliquèrent les Russes, nous n’avons pas besoin d’autres preuves, car nous avons tous vu de nos propres yeux. Renvoyez-nous dans notre patrie, afin que nous rapportions tout ceci à notre prince. De retour en Russie, ils dirent à leur souverain: « On nous a montré bien des magnificences à Rome, mais ce que nous avons vu à Constantinople met l’esprit humain hors de lui. »

Le fin Vladimir penchait donc pour la religion des Grecs. Il n’entendait pourtant point pour cela, je l’ai dit, mendier chez eux le baptême, mais bien l’obtenir de puissance à puissance. Jusque-là, autant que nous pouvons le soupçonner dans l’absence presque absolue de renseignements contemporains, il avait vécu en mauvaise harmonie avec ses puissants voisins chrétiens. Le désastre affreux de son père Sviatoslav sur les bords du Danube pesait lourdement sur son esprit orgueilleux et sur ceux de son peuple. Un âpre besoin de vengeance couvait en ces âmes hautaines. Un passage significatif de Yahia que j’ai cité dit que jusqu’aux événements dont il est actuellement question « les Russes avaient été les ennemis des basileis ». Toute espèce de relation n’avait cependant pas été suspendue entre les deux peuples. De temps en temps, des guerriers varègues partaient encore pour le pays de Roum, allant chercher fortune au service du basileus. La Chronique dite de Nestor contient à ce sujet un très instructif récit. Immédiatement après avoir dit le meurtre de Yaropolk dans Rodnia par ordre de Vladimir, l’union impie de ce dernier avec la veuve grecque de son frère et la prise de cette ville de Rodnia par les troupes du vainqueur, elle s’exprime en ces termes

« Alors les Varègues dirent à Vladimir: « Cette ville nous appartient, nous l’avons conquise, nous voulons qu’elle se rachète à raison de deux grivnas[52] par homme ». Et Vladimir leur dit: « Attendez un mois, qu’on ait cueilli les peaux de martre ». Ils attendirent un mois et il ne leur donna rien. « Et les Varègues dirent: « Tu nous as trompés; montre-nous le chemin de la Grèce ». Il leur dit: « Allez ». Et il choisit parmi eux des hommes bons, sages et vaillants, et il leur distribua les villes; les autres allèrent à Constantinople en Grèce. Et il envoya devant eux des ambassadeurs à l’empereur, disant: « Voici que les Varègues vont chez toi; ne les garde pas dans « la ville, car ils feront du mal comme ils en ont fait ici; mais disperse les de divers côtés et n’en laisse pas un seul revenir par ici ».

Ce curieux passage n’est certainement que l’écho très lointain d’une de ces odyssées de guerriers russes, turbulents et indisciplinés, allant se louer au service du basileus. Cette fois, aux environs de 980, c’étaient des Varègues mécontents de leur prince qui, de son consentement, se rendaient à Tsarigrad pour y guerroyer dans les armées de Basile II. La plupart de ces aventuriers, les premiers probablement qui fussent entrés à nouveau dans les armées impériales depuis les grandes guerres entre les deux peuples sous Jean Tzimiscès, durent certainement combattre, peut-être même périr dans les terribles luttes contre Bardas Skléros ou dans les premières hostilités avec les Bulgares, ou encore en Italie dans les batailles contre les Sarrasins de l’émir de Sicile. Ceux de ces Varègues entrés au service des basileis qui survivaient à tant de combats demeuraient, la plupart du temps, païens et, après leur service fait, retournaient dans leur patrie à leurs dieux favoris. D’autres, par contre, en bien plus petit nombre, se faisaient chrétiens et rapportaient chez eux la Parole de vie. Ainsi peu à peu se faisait la pénétration de Byzance. Quelques-uns de ces superbes guerriers avaient le tempérament du martyr. Tels le Varègue et son fils dont la Chronique dit si curieusement la mort glorieuse au pied de la statue de Péroun en l’an 983, alors que Vladimir voulait faire à son dieu des sacrifices humains en reconnaissance de ses victoires.

Vladimir était allé à Kiev et il y offrit des sacrifices aux idoles avec son peuple, et les anciens et les boïars dirent: « Tirons au sort un jeune homme et une jeune fille, et celui sur qui le sort tombera sera immolé aux dieux. Il y avait un certain Varègue; sa maison était là où se trouve aujourd’hui le temple de la Sainte Mère de Dieu, fondé depuis par Vladimir. Ce Varègue était venu de la Grèce, il était chrétien et il avait un fils beau de visage et d’âme. Le sort tomba sur lui par la haine du démon: car le démon ne pouvait le souffrir, lui qui a pouvoir sur tout, et cet enfant lui était comme une épine dans le coeur. Il s’efforça donc, le maudit, de le faire périr et il excita le peuple. Des gens furent envoyés au père et lui dirent: « Le sort est tombé sur ton fils; les dieux l’ont réclamé, nous allons le leur sacrifier. » Et le Varègue dit: « Ce ne sont pas des dieux; ce n’est que du bois qui est aujourd’hui et qui périra demain; ils ne mangent pas, ils ne boivent pas, ils ne parlent pas; c’est la main de l’homme qui les a taillés dans le bois. Il n’y a qu’un Dieu unique que servent les Grecs et à qui ils rendent hommage: il a créé le ciel et la terre, les étoiles et la lune, le soleil et l’homme qu’il fait vivre sur la terre. Et ces dieux, qu’ont-ils fait? On les a faits eux-mêmes. Je ne donnerai pas mon fils aux démons. » Les envoyés revinrent et rapportèrent ces propos aux païens. Ceux-ci prirent les armes, marchèrent contre lui et brisèrent les barrières de sa maison. Le Varègue était avec son fils dans le vestibule. Ils lui dirent: « Donne-nous ton fils, que nous le livrions aux dieux. » Il répondit; « Si ce sont des dieux, ils enverront l’un d’entre eux et prendront mon fils. Qu’avez-vous besoin de lui? » Et, poussant de grands cris, ils brisèrent le plancher sous eux et les tuèrent. Nul ne sait où on les enterra. Or ces gens étaient grossiers et païens. Le diable se réjouit de cet événement, ne doutant pas combien sa ruine était proche. »

Donc, malgré les efforts des missionnaires, malgré ces odyssées de guerriers varègues à Tsarigrad, malgré l’étude que faisaient de la religion grecque le prince des Ross et son peuple païen, il n’y avait guère eu jusqu’ici que haine entre Vladimir et les Byzantins, et cette haine, nous allons le voir, persista jusqu’aux derniers jours qui précédèrent l’alliance des deux peuples.

Il est un point fort obscur de cette époque obscure entre toutes, qui, s’il pouvait être suffisamment éclairé, nous ouvrirait certainement des horizons étonnamment nouveaux. S’appuyant sur des considérations qu’il expose avec autant de science que de lucidité, expliquant à sa manière quelques mots peut-être jusqu’ici mal interprétés des récits de Léon Diacre, de Yahia et d’Elmacin, insistant sur l’affirmation de ces deux chroniqueurs que jusqu’aux événements de l’an 987 il n’y avait eu qu’inimitié entre Byzance et les Russes, étudiant à nouveau la phrase peut-être bien mal comprise de la Chronique dite de Nestor au sujet de l’expédition de Vladimir contre les Bulgares de la Kama et du Volga, alors qu’il devrait peut-être être question des Bulgares du Danube, M. Ouspensky, le savant byzantiniste d’Odessa, dans le compte rendu très minutieux qu’il a fait du beau volume consacré par le baron Rosen à Basile II, d’après les récits de Yahia,[53] a posé pour la première fois la question de la possibilité de la participation de Vladimir et de ses Russes à la guerre du tsar Samuel contre Basile en 986 et de la présence de ces guerriers aux côtés des Bulgares lors de la grande déroute de la Porte Trajane, le 17 août de cette année.

Les arguments de M. Ouspensky, présentés avec un incontestable talent, m’ont vivement séduit. Malheureusement ils reposent sur des données tellement clairsemées, sur le témoignage de quelques mots d’une interprétation si délicate, qu’on doit hésiter encore avant de leur accorder une autorité historique absolue. Je renvoie aux pages de l’auteur russe le lecteur désireux de se renseigner exactement sur l’état de la question, me contentant pour le moment d’accepter cette hypothèse de M. Ouspensky, que la présence de Vladimir et d’auxiliaires russes dans les rangs des Bulgares vainqueurs au combat de la Porte Trajane, dans l’été de l’an 986, ne constitue nullement une impossibilité.

Reprenons, au point où nous l’avions abandonné pour parler des Russes, le récit de la révolte jusqu’ici triomphante de Bardas Phocas. Je rappelle en deux mots la marche des événements. Durant que de Constantinople à Kiev on négociait entre ambassadeurs et missionnaires, les troupes victorieuses de Bardas Phocas étaient apparues sur la rive du Bosphore en face de la capitale byzantine dégarnie de troupes. Le dernier jour de la dynastie macédonienne semblait arrivé. Il ne restait à Basile II qu’une chance de salut: obtenir immédiatement de son barbare voisin russe, devenu d’autant plus exigeant qu’il savait son adversaire en proie à tant d’infortunes, un secours de troupes qui lui permettrait de repousser l’usurpateur d’Asie. Il en avait été fait ainsi et Vladimir s’était engagé à envoyer un corps de ses guerriers pour tirer les princes de la dynastie macédonienne de l’impasse terrible où les avait acculés la victorieuse insurrection de Phocas. C’était même là tout le secret des négociations engagées. Basile, qui avait à tout prix besoin des merveilleux soldats de Vladimir pour chasser l’usurpateur et ses Géorgiens de la rive du Bosphore, hésitait toutefois à lui accorder sa soeur qui devait être la rançon de ce marché. La jeune princesse, en se dévouant de plus ou moins bon gré, fut la cause directe du salut de l’empire.

Ce sont là les négociations fameuses, un peu mieux connues aujourd’hui, grâce aux chroniqueurs orientaux Yahia et Elmacin, négociations célèbres à la fois dans l’histoire de l’empire d’Orient, dont elles assurèrent à ce moment le salut, et dans celles du peuple russe, dont elles marquent l’évolution capitale, le passage du paganisme au christianisme.

Par un passage précieux de Yahia, nous connaissons aujourd’hui l’époque précise à laquelle ces négociations furent engagées. Ce chroniqueur dit en effet que le basileus Basile envoya des ambassadeurs au prince russe « quand l’armée de Bardas Phocas avait déjà atteint le rivage de la mer et la ville de Chrysopolis », c’est-à-dire quand elle fut venue camper devant Constantinople, par conséquent pas avant la fin de l’an 987. Par contre, nous ne savons rien ni du lieu où les négociations s’engagèrent, ni des ambassadeurs qui y furent employés des deux parts. Il est probable toutefois que ceux-ci durent se réunir en toute hâte à Kiev. Le temps pressait affreusement pour les Grecs. L’orgueil byzantin dut céder vite devant les exigences du prince barbare.

Ces célèbres négociations entre Basile II et Vladimir aboutirent à divers résultats successifs d’ordres très différents. Les deux basileis devaient bien finir par accorder leur soeur Anne en mariage au prince de Kiev qui, en échange, accepta pour lui et pour son peuple la foi chrétienne; mais, comme il fallait courir au plus pressé, Vladimir commença par fournir à ses futurs beaux-frères un secours de six mille Varègues pour les aider à vaincre Bardas Phocas. Donc, durant que les négociations pour le mariage, volontairement ralenties par l’orgueil byzantin qui ne pouvait se résigner à pareille humiliation, se poursuivaient à Kiev, une première convention dut être signée qui, en échange d’une somme d’argent certainement très forte, accordait aux basileis ce secours de guerriers, suprême ressource de l’empire aux abois.

Les ambassadeurs byzantins avaient vraisemblablement passé les premiers mois de l’année 988 à la cour de Vladimir. Ils rentrèrent probablement à Constantinople pour y recevoir des instructions nouvelles en compagnie du contingent que le prince de Kiev envoyait à ses futurs beaux-frères, mais ce retour ne dut se faire qu’après le 4 avril au plus tôt, puisque nous allons voir qu’à cette date Basile promulgua sa Novelle célèbre « au sujet des monastères », dans laquelle il s’exprime en termes d’une cruelle affliction au sujet des malheurs qui l’accablent présentement. Il paraît difficile d’admettre qu’après l’arrivée d’un contingent aussi important, aussi ardemment attendu, l’empereur ait pu encore parler sur le ton désespéré dont ce document est si entièrement pénétré.

C’est à Yahia et à Elmacin, son abréviateur ordinaire, que nous devons, on l’a vu, les notions les plus précises sur l’envoi de ce fameux contingent russe à Constantinople. C’est par ces écrivains orientaux que nous apprenons que ce corps auxiliaire, trié vraisemblablement avec un soin singulier, ne comptait que six mille guerriers: « mais chacun de ces braves valait une armée ».

Il est un point bien intéressant au sujet duquel nous demeurons dans le doute; c’est celui de la présence possible du prince Vladimir à la tête de ses guerriers. Ibn el Athir, qui écrivait au XIIIe siècle,[54] Elmacin surtout, qui le suivit, de près,[55] semblent formels à ce sujet. « Le roi des Russes, dit ce dernier, se rendit avec toutes ses troupes au service du roi Basile et se joignit à lui et ils s’entendirent tous les deux pour marcher contre Bardas Phocas et partirent contre lui par mer et par terre et le mirent en fuite. » Un résumé en langue turque de la Chronique du même auteur, résumé traduit d’après une copie sensiblement modifiée, affirme le même fait dans des termes un peu différents. Par contre Yahia, écrivain contemporain, historien bien mieux informé qu’Elmacin, qui le copie si souvent,[56] ne souffle mot de cette participation personnelle de Vladimir à la guerre contre Bardas Phocas ni de sa venue à cette date à Constantinople. De même les Byzantins, Skylitzès, Cédrénus, Zonaras, Psellos, qui ne mentionnent très succinctement l’arrivée du corps russe à Constantinople qu’après avoir parlé du mariage de Vladimir, se taisent complètement sur ce point particulier Enfin et surtout, argument le plus sérieux, la Chronique nationale russe dite de Nestor ignore absolument toute venue du prince de Kiev dans Tsarigrad et il paraît bien difficile d’admettre que cette source, malgré ses lacunes et ses imperfections, se soit tue entièrement sur un fait aussi considérable. Toutefois, comme Yahia, sans nier formellement la chose, se borne à ne rien dire, et que les autres Orientaux affirment, au contraire, catégoriquement ce fait, nous  accepterons provisoirement leur version avec M. Ouspensky et M. Wassiliewsky surtout qui a étudié de si près la valeur de ces témoignages, et jusqu’à nouvel ordre nous admettrons avec eux la présence de Vladimir à Constantinople à la tête de ses bandes.

Cette fois, donc, il ne s’agissait plus de l’arrivée à Byzance de groupes isolés et peu nombreux de guerriers scandinaves venant prendre du service auprès des basileis. Cette fois, comme aux temps déjà éloignés de Nicéphore Phocas, c’était de nouveau une odyssée véritable, une troupe considérable, un groupe compact organisé en véritable corps indépendant, une droujina, suivant l’expression russe contemporaine. Même ces six mille guerriers qui devaient sauver l’empire allaient en même temps constituer le noyau primitif sans cesse renaissant du corps auxiliaire russe permanent, de la droujina fameuse qui devait devenir par la suite un des plus fermes soutiens des basileis, fournir leur célèbre garde varangue, s’illustrer durant de si longues années sur tous les champs de bataille de cette portion du monde, arroser de son sang toutes les frontières de l’empire, du sud au nord comme de l’occident à l’orient.[57] La grande majorité de ces guerriers d’élite, force première des armées byzantines, bataillon sacré sans cesse renaissant, presque toujours invincible, furent constamment de véritables Varègues russes. Mais à côté d’eux, dès le règne de Basile II, on vit figurer par petits groupes, plus souvent à l’état d’individus isolés, de vrais Northmans d’Islande et de Scandinavie. Les noms de quelques-uns de ces preux presque légendaires nous ont été conservés par les Sagas. Certainement ce furent des personnages historiques, bien que leur individualité ne nous apparaisse plus qu’à travers une brume profonde sous l’amoncellement des récits légendaires du nord. Tels furent entre autres l’islandais Bolli ou Bollason qui, après maintes aventures, s’en vint, dit la Saga, à Mikiagard, qui est Constantinople, y entra dans le corps des Værings impériaux,[58] y demeura de nombreux hivers et se montra toujours parmi les plus braves et plus guerriers du nord[59] puis Ghest, fils de Thorgall, qui, après avoir tué en 1007 Stir, un des princes d’Islande, se sauva à Mikiagard, espérant y être mieux caché, et s’y engagea dans les Værings. Il fut retrouvé parmi ceux par Thorsteinn, le fils de sa victime, qui le tua au milieu du repas de ses compagnons d’armes en l’an 1011,[60] « car c’est l’usage des Værings et Northmans, dit la Saga, qu’ils passent la journée à jouer et à lutter ensemble ». Les Værings accourus au bruit, voulurent massacrer Thorsteinn, parce que c’est le châtiment de celui qui commet un meurtre dans un repas. Il doit aussi perdre la vie. Mais Ghest délivra Thorsteinn de ce péril en payant pour lui le prix de rachat et en faisant sa paix avec lui.

Dans la Njàla Saga[61] encore, nous voyons le Northman Kolskeggr se rendre du Danemark par la Russie à Constantinople, où il servit en qualité de Voering. Il s’y maria, fut nommé hétériarque, c’est-à-dire chef des gardes étrangers et y mourut vers 1017.[62] Dans la Hallfredar Saga encore, Gris Soemingarson est cité comme un homme riche ayant beaucoup d’amis, ayant été dans tout Mikiagard, et y ayant recueilli de grands honneurs. Lui aussi vivait vers le commencement du XIe siècle.

Ces fugitifs aperçus que nous livrent ces poèmes héroïques du nord sur la vie de tous ces guerriers accourus des neiges boréales pour prendre service et faire fortune dans Mikiagard la merveilleuse auprès du grand basileus des pays du Levant, ne sont-ils pas comme une fenêtre ouverte sur des réalités qui nous échappent, hélas, tant ces sources mêmes sont pauvres et rares, mais qui dépassent en intérêt puissant les plus romanesques récits de la Fable?

A partir donc de cette année 988, ce premier grand corps de six mille guerriers russes partis de Kiev, divisé plus tard, au dire de Codinus, en douze bataillons de cinq cents hommes chaque, chacun ayant sa bannière propre, se maintint constamment dans les armées impériales.[63] Constamment de nouveaux arrivants venaient combler les vides amenés dans le groupe primitif par la guerre, la maladie et le retour dans leur patrie des guerriers retraités. C’étaient des gens de pied, les Russes mettant le fantassin bien au-dessus du cavalier.

Les recherches de M. Wassiliewsky consignées dans les articles dont j’ai parlé tout à l’heure ont jeté un jour très nouveau sur l’existence à partir de 988, à travers les règnes suivants jusqu’au delà de 1050, de cette droujina russe à Constantinople. Le chiffre de six mille guerriers semble s’être maintenu à peu près constamment. De temps en temps, des odyssées plus nombreuses venaient compléter le fameux corps auxiliaire, telles les bandes de Chrysochir et d’autres grands chefs venant par le Dniéper et la mer Noire à travers le pays redouté des Petchenègues chercher fortune à Constantinople.

Cette présence ininterrompue d’un corps auxiliaire russe dans la capitale étant maintenant un fait acquis à la science, il faut avec M. Wassiliewsky distinguer entre ceux de ces Varangiens qui formaient la « droujina » impériale proprement dite, principal corps de la garde du basileus, et ceux constituant la masse du corps, la « grande droujina[64] », qui, cantonnés d’ordinaire en Asie, faisaient partie de l’armée régulière, combattant sur la frontière de Syrie, ou parfois en Italie plutôt que sur la frontière du nord, on conçoit pour quels motifs. Ce serait donc une erreur fort grande de croire que tous ces Vœrings de la fin du Xe siècle et du XIe faisaient partie de la garde même des empereurs. Les Russes, durant cette longue période, constituent le corps allié mercenaire par excellence, et, dans ce grand corps, il y a un corps élu, celui de la garde. Dès cette seconde portion du règne de Basile II les témoignages sont très nombreux de l’existence certaine et de l’importance de l’élément russe, tauroscythe, dans les troupes impériales combattant en Italie ou sur la frontière d’Asie, parfois même en Bulgarie.[65] Sous les règnes suivants, ces témoignages historiques deviendront bien plus nombreux encore.[66] Par le récit d’un fait survenu en 1034 nous savons qu’au moins une partie considérable de cette « droujina » des six mille avait à cette époque ses quartiers d’hiver habituels dans le thème des Thracésiens. Douze ans auparavant il avait hiverné, nous le verrons, aux environs de Trébizonde avec le basileus Basile en personne.

Les Varangiens russes avaient une église particulière à Byzance, Notre-Dame des Varangiens, la « Panagia Varangiotissa », qui s’élevait contre la façade occidentale de Sainte Sophie, dans son voisinage immédiat.[67] Ce devaient être des Russes orthodoxes. Le corps spécial des Varangiens de la garde avait ses quartiers au Palais.[68]

Suivant toute apparence, l’arrivée des guerriers russes à Constantinople allait procurer à Basile les premiers moments heureux éprouvés par lui dans sa vie déjà si cruellement traversée par tant d’incessantes infortunes. Dans l’absence presque complète de récits contemporains nous avons peine à nous représenter l’abîme de malheurs au milieu desquels se débattaient l’empire et la fortune de la maison de Macédoine en ce terrible commencement de l’an 988, alors que les troupes du prétendant maître de l’Asie garnissaient la rive méridionale du Bosphore, grossissant incessamment leurs bataillons, et que des fenêtres du Palais Sacré, où l’on attendait anxieusement l’arrivée des fantassins du nord, suprême secours du ciel, on pouvait entendre les cris de joie et les injurieuses clameurs de tous ces Asiatiques !

Il est possible de retrouver un lointain écho de ces terribles souffrances, de toutes ces dramatiques péripéties de l’histoire byzantine et bulgare du Xe siècle, dans une source contemporaine publiée en partie depuis longtemps, mais demeurée très peu connue jusqu’à ce jour; j’ai nommé quelques-unes parmi les poésies de Jean Géomètre qui se rapportent certainement à la période dont j’écris l’histoire. Ces poésies, que j’ai citées plusieurs fois déjà, nous renseignent en termes saisissants sur cet abîme de maux de toutes sortes dans lequel Byzance fut précipitée au commencement du règne de Basile II et dont elle fut délivrée par les événements de la fin de 988 et des premiers mois de 989, c’est-à-dire avant tout par le secours des guerriers varègues. Les courtes phrases pleines d’un âpre désespoir du chrysobulle de l’an 989 dont je vais bientôt parler sont ici remplacées par des images vivantes, palpables, pleines d’un navrant réalisme. L’indignation de la fierté byzantine humiliée se révèle dans ces vers par d’amers sarcasmes contre les Bulgares et leur prince, par des menaces et des malédictions contre les ennemis de l’empire, menaces et malédictions tristement, douloureusement mêlées au souvenir de l’époque brillante et heureuse, hélas encore si proche, du règne de Nicéphore Phocas.

Loin de la patrie est le titre d’une pièce assez longue qui  peint en traits de feu l’état des esprits à Byzance à cette époque mémorable de l’histoire de l’empire et les calamités sous lesquelles la patrie grecque se trouvait accablée. Une description très vivante, peut-être unique dans la littérature byzantine, des malheurs du paysan, du laboureur, en proie aux mille maux de la guerre civile et de la guerre étrangère, donne un prix inestimable à ce morceau littéraire. La mention qu’on y retrouve de l’horrible sécheresse printanière doit la faire rapporter précisément au printemps de l’an 989, alors qu’à tant de maux était venue se joindre cette cruelle absence de l’eau du ciel. Dans cette même pièce enfin, il est parlé d’un incendie à nous inconnu qui avait détruit une foule d’édifices dans la capitale et fait de nombreuses victimes. Les allusions à la guerre civile en Asie, aux incursions des Bulgares à l’Occident, sont fort transparentes. Les fils d’Amalek, qui viennent porter le pillage jusque sous les murs de Constantinople, sont bien certainement les soldats du tsar Samuel, plutôt peut-être aussi les mercenaires sarrasins de Bardas Phocas.

Une autre poésie du même Jean Géomètre, d’un tour certainement satirique, mais qui malheureusement ne nous est parvenue qu’incomplète et mutilée, est également très précieuse parce qu’elle fait une allusion fort claire à cette alliance de l’empire d’Orient avec Vladimir, alliance au sujet de laquelle nos connaissances sont tellement restreintes que nous en sommes pour ainsi dire réduits à la deviner. Celle-ci est dédiée « aux Bulgares ».[69] En voici à peu près le texte dans sa forme d’une si amère ironie. « Acceptez, Thraciens, les Scythes pour alliés contre vos amis, jadis unis à vous contre eux. Réjouissez-vous et applaudissez, peuples bulgares. Vous avez maintenant, vous portez le sceptre, le diadème et la pourpre (ici un vers omis). (Il) mettra à nouveau et pour longtemps vos cous sous le joug et vos pieds dans les ceps. Il couvrira vos dos et vos reins de cicatrices nombreuses, parce que, refusant de travailler (comme des esclaves), vous avez osé porter la pourpre et le diadème); telle sera la fin de tout cela ».

Par les Thraciens, le poète désigne certainement les Grecs. Comme d’autre part ce sont certainement les Bulgares qu’il désigne sous le nom de leurs anciens amis et alliés, il est évident qu’il faut entendre par « Scythes » les Russes. C’est contre ces derniers, en effet, que, à l’époque des Tzimiscès et des Sviatoslav, les Bulgares, alliés aux Grecs, luttaient avec acharnement.

Mais, à l’heure présente, combien les choses étaient changées. C’étaient maintenant les Scythes, c’est-à-dire les Russes, qui devenaient les auxiliaires des Grecs contre leurs anciens amis et compagnons d’armes. Comme cette pièce de vers se rapporte donc certainement à l’époque de la guerre bulgare, elle se trouve tout naturellement placée dans l’oeuvre du poète auprès de celle, dont j’ai parlé déjà, adressée au tsar Samuel, « le fils du Comite ». Au point de vue de l’histoire russe, elle correspond, par contre, bien exactement à l’époque du règne de Vladimir. Nous y trouvons même une allusion significative qui tendrait à confirmer ce soupçon déjà formulé par divers érudits au sujet de l’alliance conclue à ce moment entre le basileus et le prince de Kiev, à savoir que les plus anciennes démarches concernant cette alliance et la demande de secours adressée par le Palais Sacré à Vladimir avaient dû avoir pour toute première origine les progrès incessants, si dangereux pour l’empire, de la guerre bulgare. En d’autres termes, ainsi que je l’ai dit plus haut il semble aujourd’hui très possible que dès 986, aussitôt après la grande déroute de la Porte Trajane, la cour byzantine, épouvantée, ait cru devoir, alors déjà, demander au prince de Kiev des secours en hommes. Très probablement les six mille guerriers que nous allons voir arriver à Constantinople au printemps de l’an 989, avaient été d’abord destinés à la guerre de Bulgarie, et si cette destination avait été depuis changée, c’est que la révolte de Bardas Phocas survenue sur ces entrefaites et l’attaque imminente de la capitale par les troupes du prétendant avaient créé à ce moment un danger encore plus menaçant, et c’est bien à ce corps de troupes, dernier espoir de la dynastie macédonienne, que doivent se rapporter les paroles de Jean Géomètre.

Quant au diadème et aux autres emblèmes arborés par le « Comitopoule », ces produits merveilleux sortis des fabriques impériales byzantines pour orner le corps d’un barbare, scandale qui excitait à un si haut degré — nous le voyons par ces vers — l’indignation du patriotisme byzantin, nous savons que le fils de Schischman, s’étant fait proclamer basileus, avait audacieusement arboré les insignes de la toute-puissance réservés à cette dignité suprême et nous verrons qu’à la prise d’Ochrida, sa capitale, en 1018, les vainqueurs s’emparèrent de tous ces attributs matériels de sa courte royauté.

Mais un autre témoignage encore, auquel j’ai fait allusion déjà, nous est demeuré, bien autrement frappant, de la détresse dans laquelle se débattait l’empire en cette année de misère atroce. Il nous est fourni, circonstance dramatique, par le basileus Basile en personne sous une forme véritablement touchante

Nous possédons de ce prince une Novelle fameuse[70] abrogeant celle jadis édictée par Nicéphore Phocas[71] pour combattre le développement excessif du monachisme et la multiplication des monastères, circonstances si funestes au progrès régulier des ressources économiques et militaires de l’empire. Or, non seulement ce document, qui autorise à nouveau les acquisitions de biens-fonds par les communautés religieuses et l’érection de nouveaux monastères, est à plus d’un titre précieux pour nous par les dispositions mêmes qu’il édicte non seulement, par une véritable bonne fortune, il se trouve daté du 4 avril de l’an 988, précisément du moment le plus terrible de cette terrible année 988 qui vit les forces du prétendant d’Asie bloquer Constantinople, qui vit aussi les Russes accourir au secours du basileus et se convertir en masse avec leur prince au christianisme, mais encore, et c’est là l’intérêt réellement capital qu’il présente, le basileus y a fait figurer en tête de ces dispositions nouvelles un préambule émouvant dans lequel il annonce que ce sont les calamités affreuses dont son peuple se trouve accablé depuis le commencement de son règne, qui l’ont poussé à révoquer ainsi les mesures hostiles à la religion prises par son prédécesseur. Cet exposé de motifs, qui est bien plutôt l’éloquent exposé des souffrances publiques ouvertement et franchement avouées par le chef de l’État aux abois, ne manque pas de grandeur. L’empereur semble encore espérer, en révoquant ainsi les décrets de Nicéphore, faire cesser les désastres qui affligent l’empire depuis la promulgation de ces lois impies.

« Notre Majesté provenant de Dieu, s’écrie le basileus, a ouï affirmer par beaucoup de vénérables religieux qui ont fait leurs preuves de haute piété et de grande vertu, ainsi qu’à beaucoup d’autres personnages vénérables, que les lois édictées par notre prédécesseur Kyr Nicéphore[72] au sujet des saints monastères et des fondations pieuses ont été l’origine et la cause de tous les maux affreux dont l’empire souffre actuellement, de la ruine et du trouble universels de toutes choses, et cela parce que ces lois étaient une offense et une injure non seulement pour ces très pieux monastères et ces établissements charitables, mais pour Dieu même. Or notre expérience particulière nous a de même convaincu de la vérité de ces affirmations, car, à partir de l’époque où ces lois ont été mises en vigueur, nous n’avons plus jusqu’à ce jour éprouvé un seul moment de félicité. Bien au contraire, il n’est pas de calamité que nous n’ayons subie ! C’est pourquoi, par ce présent chrysobulle signé de notre main, nous proclamons à partir d’aujourd’hui les susdits règlements abrogés et ordonnons qu’ils n’aient plus force de loi. Par contre, nous remettons en vigueur les ordonnances jadis justement et pieusement promulguées par notre grand-père Romain Lécapène, par ses prédécesseurs et en particulier par notre aïeul[73] au sujet de ces mêmes saints monastères et des autres fondations pieuses.[74] Et pour que nul ne mette en doute l’authenticité du présent décret, nous l’avons signé de notre main et scellé de notre bulle d’or. »

Nous savons que Jean Tzimiscès, aussitôt après son avènement et pour se concilier le patriarche Polyeucte, avait une première fois abrogé ces fameuses ordonnances de son prédécesseur contre l’accroissement exagéré des établissements religieux. Comme nous voyons le basileus Basile les abroger une fois de plus au printemps de l’an 988, on peut en conclure que ces ordonnances si vexatoires pour le clergé avaient été remises en vigueur très probablement par le parakimomène Basile alors qu’il était régent durant la minorité de Basile et de son frère, et lorsqu’il se fut vu forcé par Bardas Skléros, l’antagoniste du parti du patriarche, de se jeter dans les bras de Bardas Phocas et de souscrire à toutes les conditions qu’il plut à celui-ci de lui prescrire. Par cette mesure imposée au gouvernement de l’eunuque, Bardas avait dû songer surtout à remettre en honneur la mémoire de son oncle assassiné, exigeant ainsi qu’on rétablît partout les règlements institués par lui. On s’aperçoit toujours davantage à quel point nos renseignements sur ces premières années du règne de Basile sont désespérément insuffisants.

Je ne pousserai pas plus loin pour l’instant l’étude des dispositions contenues dans ce document précieux. Je ne veux présentement que signaler ce cri de détresse pour ainsi dire officiel de ce jeune souverain qui était pourtant le plus énergique des basileis. Quelle suite ininterrompue de malheurs publics ne fallait-il pas pour arracher un pareil aveu à un tel homme? Ce cri de douleur, c’est le résumé des souffrances de douze années de règne, à partir de la mort de Jean Tzimiscès, ce sont les luttes civiles contre les Skléros et les Phocas, les guerres contre les Bulgares qui profitent avec ardeur de ces troubles intérieurs de l’empire, le désastre de la Porte Trajane, les campagnes pénibles contre les Arabes, l’hostilité sans cesse menaçante des Russes, les craintes pour les thèmes italiens convoités à la fois par l’émir de Sicile et l’empereur allemand, ce sont enfin les calamités d’ordre intérieur, s’unissant à toutes celles-là la sécheresse, le manque de récoltes, la famine ! Ce sont tant de malheurs qui, cette fois, comme toujours aux époques de ferveur religieuse causée par l’infortune, poussent les princes comme les peuples à faire leur paix avec Dieu, à conjurer sa colère en se rapprochant de l’Église, en la comblant de bienfaits pour se la concilier. De tout temps les prêtres et les moines, tous les gens d’église, se sont montrés passés maîtres à profiter habilement de ces circonstances pour ressaisir ce qu’ils avaient pu perdre d’influence ou de privilèges dans des époques plus heureuses.

Une preuve de plus nous est donnée des embarras cruels parmi lesquels se débattait à cette époque le gouvernement du basileus Basile, par son attitude à l’endroit du Khalife d’Égypte, Abou’l Mahacen et El-Aïni, écrivains arabes du XVe siècle, racontent tous deux qu’en l’an 377 de l’Hégire, qui va du 3 mai 987 au 20 avril 988, probablement à la fin de cette année, qui correspond précisément à l’époque de la plus grande détresse de Basile, le Khalife El-Aziz, désirant vrai semblablement tirer parti de cette situation si embarrassée de son éternel adversaire, fit équiper en Égypte une flotte pour aller ravager les côtes de l’empire de Roum, mais que, cette flotte ayant été incendiée, diverses personnes furent soupçonnées d’avoir commis ce crime par malveillance.[75] « Après cela, continuent les deux chroniqueurs, les ambassadeurs du basileus de Roum arrivèrent par mer au port de la cité de Jérusalem[76] et se rendirent de là au Caire, porteurs de cadeaux pour le Khalife et de propositions de paix.[77] El Aziz, accueillant favorablement ces ouvertures pacifiques du basileus, posa des conditions très dures, qui furent toutes acceptées par les ambassadeurs chrétiens. Ils s’engagèrent entre autres à rendre la liberté à la masse des captifs musulmans retenus prisonniers par toute l’étendue de l’empire, à permettre que le nom du Khalife fût proclamé à la prière officielle du vendredi dans la mosquée de Constantinople,[78] à laisser transporter au Caire toutes les marchandises qu’il plairait au Khalife de désirer: en d’autres termes, à lever toutes les prohibitions qui s’opposaient au commerce des sujets de l’empire avec l’Égypte ».

Ces renseignements curieux, bien qu’ils soient passés sous silence par les écrivains plus anciens et qu’ils nous soient fournis par des chroniqueurs d’époque assez récente, semblent très véridiques. Certes ils sont une preuve frappante de la détresse dans laquelle se trouvait Basile à ce moment, puisque nous voyons ce fier basileus à cette fin de l’année 987 ne pas hésiter à obtenir du Khalife un armistice à tout prix, aux conditions les plus humiliantes, certainement pour pouvoir consacrer toutes ses forces à écraser la rébellion de Bardas Phocas. C’était le moment même où il dépêchait une autre ambassade au prince des Ross pour réclamer son appui matériel, où il envoyait à Trébizonde le Daronite pour organiser une diversion en arrière des forces du prétendant asiatique.

Le but principal de cette ambassade au Caire était le désir bien naturel de se garantir des attaques possibles des flottes égyptiennes, attaques qui eussent pu compliquer infiniment une situation déjà si dangereuse, peut-être bien aussi d’empêcher une alliance de Bardas Phocas avec le Khalife. Il fallait que le basileus et ses conseillers fussent bien décidés à subir momentanément toutes les humiliations pour qu’ils acceptassent cette condition de permettre la prière officielle au Khalife dans la mosquée à Constantinople. De ce fait ils reconnaissaient solennellement le Fatimide du Caire comme chef universel de l’Islam, ce qui était pour El-Aziz d’une importante capitale.

Certains apprendront peut-être avec étonnement l’existence d’un pareil édifice dans la ville des basileis aimés du Christ, dans la Ville gardée de Dieu, protégée par la Vierge toute sainte ! C’est cependant un fait historique très connu. Constantin Porphyrogénète rapporte la première fondation de cette mosquée de Constantinople à l’an 717, lors du siège de la capitale byzantine par Mosléma, fils d’Abd el Mélik, qui en exigea la construction. L’écrivain oriental Mokaddasy, confirmant ce fait, dit que cet édifice était situé derrière l’Hippodrome, en face du Grand Palais, et qu’il fut « imposé par le chef musulman vainqueur au chien (lisez souverain) des Grecs ». Les émirs sarrasins prisonniers à Constantinople avaient d’ordinaire leur logement dans les dépendances de la mosquée.[79]

Revenons au grand drame qui se déroulait sous les murs de Constantinople. Vers la fin de l’an 988, peut-être seulement dans les premières semaines de l’année suivante, soit que Vladimir accompagnât ses guerriers, soit qu’il fût demeuré à Kiev, le secours des six mille Russes, tant attendu, tant désiré dans la grande capitale aux abois, arriva enfin. C’était le salut, c’était la délivrance. Aussitôt les choses changèrent comme par miracle. Constantinople voyait avec transport entrer dans ses murs en qualité d’alliés et de sauveurs ces mêmes fameux guerriers varègues qui, seize années auparavant, avaient failli détruire l’empire et avaient si obstinément résisté aux attaques furieuses des Immortels de Jean Tzimiscès.

Ces négociations avec Vladimir qui embrassaient à la fois toutes ces questions si graves de la conversion en masse du peuple russe, du mariage du prince avec une Porphyrogénète, des secours en hommes accordés par Vladimir à ses beaux-frères, avaient pris vraisemblablement beaucoup de temps depuis l’automne de l’an 987, alors que la rébellion de Bardas Phocas s’était accrue dans des proportions si redoutables. Il est probable que durant toute cette période d’anxieuse attente, Basile, presque privé de troupes, réduit à quelques corps de la garde, avait dû forcément se tenir de longs mois sur la plus stricte défensive en face de l’armée rebelle campée sur la côte d’Asie. Et cependant celle-ci n’avait pas osé se risquer à attaquer directement l’immense capitale, à entrer en lutte dans une guerre de rues avec ses innombrables défenseurs civils. Ce ne put être que bien tard dans ce douloureux hiver, dans les premières semaines de l’an 989 probablement, après avoir reçu enfin le contingent russe tant désiré, que Basile, non sans avoir préalablement mis vainement tout en oeuvre pour acheter Kalocyr Delphinas, chef de la portion de l’armée rebelle campée à Chrysopolis, et pour le décider à se retirer,[80] se vit enfin en état de passer de la défensive à l’attaque. Nous savons par Yahia qu’il avait en même temps envoyé par mer à Trébizonde, la voie de terre étant coupée, le magistros Daronite, pour y assembler des troupes et tenter une diversion dans le dos des forces rebelles. Ce grand seigneur arménien, chef de la famille princière du Darôn, passé au service du basileus, était tout désigné pour cette entreprise en ces régions.

Très certainement, tout le long de cette interminable période d’angoisses, Basile avait dû se sentir fort soutenu par la courageuse attitude de la population constantinopolitaine, qui paraît vraiment en avoir imposé aux troupes d’Asie. Toutes ces foules urbaines étaient encore en ce siècle essentiellement dynastiques. On verra de même que les habitants d’Abydos défendirent vaillamment leur cité contre les forces rebelles assiégeantes.

De nuit, très secrètement, les bâtiments de transport de la flotte impériale transportèrent le corps russe tout entier avec les autres mercenaires, certainement aussi tout ce qui restait de troupes grecques disponibles,[81] sur la rive d’Asie. Le jeune basileus accompagnait le corps expéditionnaire probablement avec son frère Constantin. Peut-être bien Vladimir était-il également présent à la tête de ses guerriers. Nous ignorons sur quel point du rivage bithynien se fit le débarquement. Sur toute cette fin de cette grande sédition militaire, nous possédons les informations les plus insuffisantes.

Psellos, qui confirme au sujet de l’arrivée du contingent russe les renseignements des chroniqueurs orientaux, raconte que les guerriers de Scythie tombèrent au point du jour sur les soldats de Bardas. Ceux-ci s’attendaient si peu à être attaqués que beaucoup étaient encore attablés, alourdis par l’ivresse. Ce dut être dans un des derniers jours de février ou un des premiers jours de mars.[82] Acogh’ig dit que le lieutenant de Bardas avait établi son camp retranché en face de la capitale, de manière à intercepter toute communication entre la grande cité et le Bosphore. Ce fut à l’assaut de ce camp que se ruèrent les gigantesques guerriers russes, après s’être tenus cachés jusqu’à la pointe du jour. En même temps, les bâtiments pyrophores couvraient de feu grégeois la face du camp adossée au rivage. Les rebelles, surpris, s’élancèrent en désordre contre les assaillants. Il était trop tard. Les uns furent massacrés par les Russes sortis en hurlant de leurs embuscades, les autres jetés à la mer. Ce dut être une affreuse et complète déroute, comme dans toutes les surprises de ce genre. Skylitzès, Cédrénus, Zonaras disent que la victoire des impériaux fut facile. Les deux grands chefs des rebelles, Kalocyr Delphinas et Nicéphore l’aveugle, le frère de Bardas Phocas, jadis mutilé par ordre de Jean Tzimiscès, tombèrent aux mains des impériaux, avec la plupart des chefs secondaires. On les conduisit liés à leur vainqueur. Il les fit empaler, pendre et crucifier. Kalocyr Delphinas subit le supplice infamant sous les yeux de l’armée loyaliste, suspendu à un gibet dressé sur la hauteur où il avait fait disposer sa tente. Probablement on apercevait cette scène des remparts et des fenêtres de la capitale. « Chaque chef rebelle, disent les sources, fut puni suivant la responsabilité qu’il avait encourue. » Seul l’infortuné Nicéphore que son état de cécité rendait moins dangereux, fut épargné et jeté dans un cachot.

Après cette victoire qui dut paraître à Constantinople comme un éclatant miracle et y exciter des transports de joie, après ces terribles exemples calculés pour jeter l’effroi dans les âmes de ce qui restait de rebelles, le jeune basileus rentra au Palais Sacré pour préparer l’attaque suprême contre le prétendant. Celui-ci, qui, probablement, se tenait quelque peu en arrière avec les troupes de réserve, à Nicée peut-être, n’avait cependant point perdu courage à ces nouvelles pour lui si affreuses. Acogh’ig, très bien informé de tout ce qui concerne ses compatriotes, raconte qu’aussitôt après cette première bataille perdue, il congédia subitement tous ses contingents géorgiens. Pour que le prétendant se privât ainsi de ses meilleurs et plus dévoués soldats, il fallait qu’il y fût contraint par quelque circonstance très grave. C’est encore Yahia qui s’est ici chargé de nous éclairer:

Nous avons vu que l’empereur avait expédié le Daronite à Trébizonde pour tenter sur les derrières de l’armée rebelle une diversion qui devait nécessairement avoir pour premier théâtre les contrées avoisinant la Géorgie. C’était pour tenir tête à ce redoutable assaillant que le prétendant s’était vu contraint de se séparer de ses meilleurs soldats et de les renvoyer dans leur pays à la défense de leurs foyers. Réunissant tout ce qui lui restait de troupes, il alla rejoindre devant Abydos son autre lieutenant Léon Mélissénos, résolu à s’emparer avant tout de cette place dont la possession lui était indispensable pour dompter par la famine la capitale qu’il n’avait pu soumettre par la violence. De là il comptait porter plus tard la guerre de l’autre côté des détroits, dans les thèmes d’Europe, décidé peut-être déjà à toutes les trahisons, même à tendre la main au roi bulgare.[83]

Le siège d’Abydos fut poussé par l’armée rebelle avec une extrême vivacité. Les partisans de Phocas espéraient emporter la place avant que Basile n’eût achevé d’organiser sa nouvelle expédition. Les habitants, secondés par le peu de troupes fidèles demeurées dans la ville, se défendirent non moins vigoureusement. Le drongaire Kyriakos, haut officier de la marine, envoyé à leur secours par le basileus, certainement avec des troupes de renfort, soutenait leur courage.

Basile était infatigable. A peine débarrassé de cette première armée qui avait si affreusement menacé sa capitale, il s’était remis à l’oeuvre avec ardeur. D’abord il fit partir son frère l’autocrator Constantin avec un premier corps. C’est l’unique fois, je le crois, où ce prince, dans sa longue vie, figure comme commandant en chef d’une expédition militaire. Il fut très rapidement suivi sur la rive asiatique par le basileus en personne avec le gros de l’armée. Cette fois encore, les Russes de Vladimir constituaient la principale force de Basile. Psellos dit expressément qu’il avait encore d’autres troupes avec lui.

Donc, avec cette armée, ces mercenaires du nord, avec sa flotte fidèle de navires porteurs du feu grégeois, le jeune basileus aborda une fois encore sur la rive d’Asie, bien plus à l’ouest cependant, aux environs de Lampsaque, et vint dresser son pavillon de pourpre et d’or avec tout son camp dans la plaine d’Abydos en face de celui du prétendant. Toutes les forces militaires disponibles de l’empire d’Orient, troupes fidèles et troupes rebelles, se trouvaient en présence.[84] Les préparatifs de cette lutte définitive avaient, je l’ai dit, pris de longs mois. On était au printemps de l’an 989. Les défenseurs d’Abydos, en opposant à l’ennemi une résistance opiniâtre, avaient donné à l’empire le répit qui devait être son salut.

Bardas Phocas, laissant sous Abydos une partie de son monde, vint faire face avec tout le reste de ses guerriers aux troupes des basileis. L’heure était solennelle. Les destinées de l’empire étaient en suspens.

Quelques jours durant, les deux armées semblent être demeurées en présence. Chaque matin, le basileus faisait manoeuvrer ses guerriers et cherchait l’occasion propice pour attaquer l’ennemi. Une nuit enfin, celle du vendredi 12 au samedi 13 avril,[85] quelques jours après l’apparition en Égypte d’une aurore boréale qui semble avoir très vivement frappé les imaginations dans tout l’Orient, après avoir tout préparé en secret, il fit filer en silence le gros de son armée le long du rivage, tandis que lui-même avec le reste de ses troupes se rapprochait du camp rebelle. Au jour naissant, les impériaux du premier corps réussirent à mettre le feu aux vaisseaux de Bardas Phocas. En un instant, toute cette flotte forma un vaste brasier. Au moment où les premières flammes de l’incendie leur en donnaient le signal, les soldats du second corps, conduits par le basileus, assaillirent de toutes parts aux sons des trompettes l’armée d’Asie. Les troupes rebelles semblent, cette fois encore, avoir été surprises en pleine quiétude, durant le repas du ma tin. Ce fut un trouble affreux. Beaucoup de soldats de Bardas furent tués, d’autres pris; un grand nombre s’enfuirent à travers la campagne.

Cependant Bardas Phocas, que le danger semblait grandir, s’efforce de rassembler ses troupes débandées. Tout se prépare pour une action générale. L’empereur et Phocas commandaient en chef. « Le jeune basileus, dit Psellos, commençait à avoir beaucoup de barbe au menton. » Constantin, son frère, l’accompagnait, revêtu de la cuirasse, brandissant une très longue lance. Alors se passa un événement extraordinaire. Le prétendant, apercevant Basile qui galopait devant le front des troupes, les disposant au combat, les encourageant de ses discours, fut pris soudain d’un transport de fureur. « Estimant, dit le chroniqueur, que s’il pouvait tuer celui-là, il aurait facilement raison de ceux qui le suivaient, préférant du reste une mort glorieuse à la honte d’une défaite, il voulut se jeter sur Basile, peut-être le provoquer en combat singulier. » Je laisse la parole à Psellos: « Les deux armées étaient en bataille, les impériaux sur le rivage, les rebelles un peu au-dessus sur la hauteur. Un vaste espace vide les séparait, Bardas était comme pris de vertige. Il avait changé de couleur. Toute réflexion semblait avoir abandonné son cerveau. Comme s’il avait pris la décision irrévocable de donner, cette fois, libre cours à la fortune changeante et d’en finir en ce jour d’une manière d’une autre avec les caprices du sort, il se montrait sourd aux avis des augures qui, après avoir consulté les victimes,[86] lui déconseillaient la bataille pour ce jour. Et cependant les fâcheux présages n’avaient pas manqué. A peine était-il en selle que son coursier s’abattit. Un second lui fut amené, qui tomba de même au bout de quelques pas. Il remonta sur un troisième. Dès qu’il eut aperçu à nouveau les empereurs, bondissant devant le fossé du camp, donnant de la bride à son coursier, le poussant furieusement de l’éperon, il le lança avec une violence inouïe vers les rangs ennemis. Une troupe de fantassins géorgiens,[87] auxquels il avait fait signe, se pressait sur ses pas, de superbes jeunes hommes, d’une audace incomparable, d’une fougue extrême, tous « de même taille, vêtus de laine, l’épée à la main. » Ce dernier détail est curieux. Évidemment ces beaux jeunes gens, garde du corps du prétendant avaient été triés parmi les auxiliaires géorgiens dont j’ai parlé plus haut.[88]

Suivi de ces hardis compagnons, Bardas, qui touchait déjà aux premiers rangs des impériaux, toujours poursuivant sa course folle, pique droit au basileus poussant des cris terribles, tenant la pointe de son glaive dirigée contre lui. Son élan semblait irrésistible. Les deux armées, haletantes, s’étaient arrêtées, témoins éperdus de la lutte épique qui se préparait. Basile, voyant venir ce furieux suivi de tous les siens, attendait le choc devant le front de l’armée, serrant son épée d’une main, de l’autre tenant pieusement embrassée une image de la Vierge, « mère divine du Verbe, arme invincible contre un si grand péril ». Bardas galopait toujours de sa course « pareille à celle des nuées poussées par un vent d’orage ». Des deux ailes et du front de l’armée impériale on le couvrait de traits. Le basileus Constantin en personne, sortant du rang, fit quelques pas à sa rencontre, brandissant sa longue lance. Alors, comme Bardas avait un peu dépassé les siens et qu’il touchait presque au basileus Basile, on le vit soudain, à l’étonnement indescriptible de tous, tourner sur lui-même comme pris de vertige, faire faire volte-face à son cheval, gravir au galop une éminence, puis descendre à terre[89] et se coucher sur le sol pour expirer presque aussitôt. Avait-il durant sa vertigineuse chevauchée repu quelque coup mortel de ceux qui lui tiraient dessus? Le basileus Constantin se vanta toujours, dit Psellos, de l’avoir percé de sa lance. Zonaras raconte la même chose, mais en faisant remarquer que ce devait être une hâblerie de la part du prince, puisque le cadavre ne portait aucune trace de blessure. Le prétendant était-il tombé au contraire frappé de quelque syncope, de quelque congestion ou rupture subite, accident fort admissible dans l’état d’excitation folle, de tension d’esprit où il se trouvait? Pour toute personne ayant quelque notion de médecine, cette seconde hypothèse doit sembler très préférable. Bardas avait-il commis en outre quelque imprudence, quelque écart d’hygiène? Les témoignages ne purent s’accorder même à l’époque. En tous cas, je l’ai dit, Zonaras affirme qu’on ne releva sur son cadavre aucune trace de blessure et que pour cette raison le bruit très accrédité se répandit et finit même, au dire de Psellos, par prévaloir, qu’il avait été victime d’un empoisonnement. Cet empoisonnement, joint à l’excitation du combat, aurait amené une apoplexie cérébrale.[90] On raconta que le serviteur le plus dévoué du prétendant, Syméon, en qui il avait mis sa confiance, gagné par l’or impérial, lui avait administré sous forme de médicament un poison mortel qui avait fait son oeuvre au moment de cette course suprême. Comme Bardas Phocas avait toujours coutume, avant de courir au combat, de boire d’un trait un grand verre d’eau glacée, Syméon lui aurait versé cette fois la mort.

L’effet de ce coup de théâtre, unique peut-être dans les annales de la guerre, fut extraordinaire. De tant de combattants en présence, seul le premier en importance après le basileus venait de tomber frappé à mort. D’abord tous, chefs et soldats de ces deux armées spectatrices de cette tragédie incomparable qui donnait un pareil cadre à la fin de ce guerrier, crurent à quelque accident passager. On pensa que Bardas, pris de fatigue ou de vertige, voulait se reposer quelques instants. D’autres crurent qu’il s’était simplement évanoui. Bientôt on s’aperçut avec stupeur qu’il demeurait immobile. On accourut. On le trouva mort !

« Ainsi périt cet homme, s’écrie Psellos, qui n’avait jamais été ni blessé ni vaincu, (ce qui, par parenthèse, n’est pas exact), spectacle lamentable et bien fait pour faire verser des larmes. » Des soldats impériaux mirent en fuite les Géorgiens de son escorte et hachèrent de leurs épées le corps du malheureux après l’avoir dépouillé et mis à nu. Sa tête, aussitôt coupée, fut portée immédiatement à l’empereur. Quant à son cadavre géant,[91] il demeura quelque temps encore gisant à terre mutilé et sanglant. Plus tard on l’ensevelit à Abydos. La révolte de Bardas Phocas avait duré juste un an et huit mois, depuis le mois d’août de l’an 987.

La prodigieuse nouvelle s’était répandue, plus rapide que l’éclair, parmi les rangs pressés des combattants. L’effet en fut merveilleux. Sur l’heure, toute lutte cessa. Les soldats du prétendant, perdant la tête, s’enfuirent dans un affreux désordre. Les impériaux, poussant de formidables acclamations de joie, se jetèrent sur leurs pas et en firent un grand massacre.

Beaucoup furent égorgés, d’autres faits prisonniers. Puis le basileus, dit Arisdaguès de Lasdiverd, fit sonner de la trompette pour faire cesser le combat.

Parmi les gens de marque de l’armée vaincue, on en compta beaucoup d’ainsi massacrés. Beaucoup de prisonniers aussi furent plus tard exécutés. Parmi ces captifs, les sources citent les deux Mélissénos, Léon, l’ancien lieutenant de Basile dans les campagnes de Bulgarie, et son frère Théognoste, Théodose Mésonyctès, l’ancien héros du siège de Péréïaslavets, celui qui le premier avait escaladé les remparts de cette ville sous les traits des Russes, devenu aujourd’hui un rebelle comme les autres, beaucoup d’autres chefs encore On trouva dans les bagages du prétendant une lettre du patriarche Agapios d’Antioche, cet ancien évêque d’Alep, cet intrigant personnage que nous avons vu si activement mêlé à divers incidents de la première révolte de Skléros. Agapios, que l’âge ne semble pas avoir assagi, y donnait fort imprudemment son adhésion au prétendant et l’encourageait à persévérer dans sa rébellion. Basile, qui l’avait, douze ans auparavant, accueilli si favorablement à Constantinople et auquel il avait dû son élection de patriarche à cette époque, se contenta, pour tout châtiment, de se le faire expédier à Constantinople, où il le fit enfermer dans un monastère.

Les deux basileis, à la tête des troupes fidèles, des guerriers russes, ramenant leurs prisonniers, firent dans la capitale une entrée triomphale. La tête de Bardas Phocas, hideux trophée fiché sur une lance, les précédait. On la promena par les rues, puis on l’expédia en guise de défi, pour les terrifier, aux derniers rebelles qui tenaient encore campagne en Asie. Les chefs prisonniers suivaient les empereurs, à travers les huées, les injures et les coups, attachés sur des ânes, la tête vers la queue de l’animal. On leur fit faire ainsi le tour de la Grande Place. Certainement tous furent ensuite châtiés avec une impitoyable cruauté, vraisemblablement exécutés dans d’horribles supplices. Telle était la loi du temps pour les chefs révoltés pris les armes à la main.

Le basileus fit grâce au seul Léon Mélissénos. « On dit, raconte Skylitzès, que celui-là, au moment où les deux armées allaient en venir aux mains sous les murs d’Abydos, avait, tout en larmes, adressé de violents reproches à son frère Théognoste qui, vivement surexcité, poursuivait les basileis des plus scandaleuses huées, les insultant à voix haute. Il lui avait enjoint de se taire, de ne point imprudemment injurier ainsi ses seigneurs légitimes, et, comme l’autre continuait sans l’écouter, il l’avait frappé de sa lance à coups redoublés. Ce qu’apercevant de loin, Basile, s’adressant à ceux qui l’entouraient, s’écria: « Voyez ces deux frères? D’un même bois on peut ensemble fabriquer aussi bien un objet glorieux que le plus vil instrument [92]». « Ce fut pour cette cause, poursuit le chroniqueur, que le basileus épargna à Léon Mélissénos la honte de figurer à son triomphe dans le cortège des vaincus. »

Yahia et après lui Elmacin fixent exactement au troisième jour du mois de moharrem de l’an 379 de l’Hégire, soit au 13 avril 989, la mort tragique de Bardas Phocas. Vingt mois s’étaient écoulés depuis la levée de boucliers du 15 août à Charsian,[93] vingt mois dont nous ne savons que bien peu de choses. Les négociations et les entrevues avec Bardas Skléros, la nouvelle captivité de celui-ci, la marche des deux portions de l’armée de Bardas Phocas l’une vers le Bosphore, l’autre vers l’Hellespont, et les deux victoires de Basile, l’une à Chrysopolis sur Nicéphore Phocas et Kalocyr Delphinas, l’autre à Abydos qui se termina par la mort du prétendant, ce sont là les seuls événements de cette guerre que nous connaissions. Nous manquons de données pour fixer même les dates. Nous ne possédons que la date extrême du 13 avril. La victoire de Chrysopolis eut peut-être lieu dès l’été de l’an 988 et précéda ainsi de plusieurs mois celle d’Abydos. Toute la fin de l’année 987, toute l’année 988, les trois premiers mois de 989 avaient été absorbés par cette terrible guerre civile. Durant tout ce temps Basile n’avait pu s’occuper de ce qui se passait sur la frontière de Bulgarie et la puissance du tsar Samuel, déjà décuplée par la grande victoire de la Porte Trajane, avait pu grandir encore tout à l’aise. La mort foudroyante de Bardas Phocas fut providentielle pour l’empire. En une minute un danger effroyable n’exista plus. Rien ne nous dit que Basile fût assuré de remporter la victoire. Si les troupes du prétendant eussent été les plus fortes devant Abydos, c’en eût été fait certainement des destinées de la dynastie macédonienne, car le basileus avait fait appel à ses derniers contingents. Le trépas extraordinaire de Bardas Phocas dans la plaine d’Abydos fut un de ces coups de théâtre par lesquels Dieu aime parfois à rappeler aux humains la vanité de leurs plus orgueilleuses, de leurs plus légitimes espérances, et qui transforment en une minute des situations amenées par des années d’efforts.

Entraîné par mon sujet, j’ai négligé de dire ce qu’il était advenu de l’aventure engagée sur l’ordre du basileus par le magistros Daronite du côté de Trébizonde. Les débuts de cette expédition, qui, malgré son échec final, devait amener une diversion heureuse, coïncidèrent probablement à peu près avec le départ pour la Russie des envoyés impériaux chargés de réclamer l’aide de Vladimir et l’envoi d’un contingent auxiliaire, c’est-à-dire avec les premiers mois de l’année 988. Yahia qui est seul à nous faire connaître très brièvement ces incidents obscurs et lointains de la lutte contre le prétendant d’Asie, dit qu’aussitôt après son arrivée à Trébizonde, le Daronite, ayant rassemblé des troupes en hâte, s’était avancé dans la direction du Haut Euphrate, certainement dans le but de couper Bardas Phocas de sa base d’opérations, qui devait être Mélitène, avec les places fortes environnantes. Le prince de Darôn se proposait de soulever le pays en arrière du prétendant et de rétablir l’autorité impériale dans ces lointains thèmes de la frontière d’Asie, depuis si longtemps troublés par ces perpétuelles séditions militaires.

Bardas Phocas, en présence de ce nouveau péril avait commencé, on l’a vu, par renvoyer dans leur pays ses auxiliaires géorgiens. Ce fait, qu’Acogh’ig est seul à nous faire connaître et dont il fixe la date immédiatement après la défaite de Chrysopolis, ce qui est une erreur, comme je vais en donner la preuve, semblerait inexplicable dans de telles circonstances si par Yahia nous ne connaissions la diversion tentée par le Daronite. Certainement Bardas Phocas, en se privant de ces contingents alors qu’il se trouvait dans une situation devenue si subitement fâcheuse, devait obéir à une véritable nécessité. Certainement il voulait tenter d’organiser ainsi sur ses derrières une résistance à cette entreprise nouvelle des impériaux. En même temps il avait dépêché à son ancien allié le roi curopalate Davith de Daik’h ou d’Ibérie, celui précisément qui lui avait fourni ces précieux auxiliaires, son propre second fils Nicéphore, surnommé « le col tors », de quelque infirmité qu’il avait. Le jeune prince devait supplier le curopalate d’intervenir avec ses guerriers contre le Daronite.

Le puissant dynaste géorgien avait accueilli favorablement le fils de son ancien frère d’armes et lui avait fourni un se cours de mille cavaliers sous le commandement d’un de ses plus fidèles officiers. Mille autres avaient suivi presque aussi tôt sous celui des deux fils de Pagrat, seigneurs d’al Khalidiyât, « tous deux décorés précédemment par le Palais Sacré du titre de patrice ». C’étaient probablement là ces deux fils du prince régnant de Darôn, Krikorikos ou Grégoire et Pagrat ou Pakarat, qui jadis, au dire d’Acogh’ig, avaient été les alliés de Bardas Skléros lors de la première révolte de celui-ci. Ils devaient leur titre de patrice déjà à Nicéphore Phocas, auquel ils avaient prêté serment de vassalité pour le Darôn.[94] Probablement le Daronite, général actuel de Basile II, était quelque autre descendant de la famille princière de ce nom, qui prétendait au trône de Darôn et qui vivait de ce fait exilé à Constantinople. Depuis que les circonstances avaient fait des deux fils de Pagrat les alliés de Bardas Phocas, lui était rentré en faveur au Palais Sacré.

Donc les auxiliaires géorgiens du prétendant, sous la conduite de son fils Nicéphore, avaient marché contre la petite armée du Daronite, Yahia raconte que le chef impérial fut mis en déroute par les hardis cavaliers d’Ibérie, mais qu’à ce moment même arriva la nouvelle de la grande victoire remportée à Chrysopolis par les impériaux sur les contingents de Phocas. Ce fut comme un coup de théâtre. En un jour, l’armée recrutée par le fils du prétendant se dissipa. Le général du curopalate et les deux, patrices, fils de Pagrat, s’empressèrent de rentrer chez eux. Ils s’excusèrent auprès de Davith de cette retraite précipitée, se vantant d’avoir accompli ce qu’il leur avait commandé de faire, c’est-à-dire de battre le Daronite. Quant à Nicéphore au col tors, abandonné de ses derniers soldats, le malheureux avait couru se réfugier auprès de sa mère dans ce même château de Tyriaïon où Bardas Skléros se trouvait toujours étroitement gardé. Bien que le Daronite eût été finalement défait, la diversion tentée par lui n’en avait pas moins produit l’effet désiré en contraignant le prétendant à se priver de ses meilleurs soldats. Ces événements de guerre à l’extrémité orientale de l’empire s’étaient passés dans le cours de l’année 988.

« La mort de Phocas, s’écrie Léon Diacre, transforma l’ère des séditions en une période de paix profonde. » Certes, à partir de cet événement tragique qui marque comme le point tournant de la fortune du Basileus Basile, il y eut un revirement considérable. Les Bulgares eux-mêmes, constamment vainqueurs jusque-là, finirent par être battus à leur tour. L’empereur, de son côté, put, quelques années plus tard, s’absenter d’Europe pour aller procéder à de nouvelles conquêtes, à de nouvelles annexions de territoires dans les régions d’Arménie, mais tout cela n’arriva que peu à peu et il s’en fallut de beaucoup que la parole de Léon Diacre se réalisât de suite après la victoire d’Abydos. Elle ne fut vraie que pour les thèmes d’Asie. Ceux d’Europe demeuraient en proie à toutes les horreurs de la guerre bulgare.  Basile ne pouvait pas encore songer à se jeter avec tous ses guerriers sur les armées du tsar Samuel pour tenter de les écraser. Un plus pressant péril en effet demeurait encore debout tout entier, et si Bardas Phocas avait disparu brusquement de la scène de ce monde, le terrible Bardas Skléros était encore vivant. Même il n’était plus captif, mais libre de nouveau et tenant une fois de plus la campagne contre ses souverains légitimes!

Voici ce qui s’était passé: dès que la femme de Bardas Phocas, qui gardait Skléros dans l’alpestre kastron de Tyriaïon, avait été informée de la fin lamentable de son aventureux époux, elle n’avait eu rien de plus pressé que de mettre son prisonnier en liberté, pour se venger des basileis.

Toute une portion des troupes de Bardas Phocas, celles sur tout qui avaient formé le noyau premier de son armée, désespérées de sa mort, s’étaient débandées et avaient imploré du basileus un pardon qui semble leur avoir été facilement accordé. Le reste des partisans du prétendant, plus compromis ou nourrissant une haine plus grande contre la dynastie macédonienne résolu à continuer la lutte, se groupa tout naturellement autour de Bardas Skléros remis en liberté.

A ceux-ci se joignirent à nouveau, on le conçoit, tous les plus anciens compagnons d’armes du prisonnier délivré de Tyriaïon, tous ceux qui jadis l’avaient suivi dans son dur exil de Mésopotamie, qui en étaient revenus avec lui, s’étaient groupés autour de lui à Mélitène et ne s’étaient détachés de lui que lorsqu’il était venu à disparaître par sa captivité. Nicéphore Phocas, au col tors, le fils de Bardas, embrassa également le parti de Skléros.

Skléros, l’infatigable Skléros,[95] éternel cauchemar du pouvoir des empereurs, rentrait donc en campagne une fois de plus, contre ses souverains légitimes! Une fois de plus, l’ardent vieillard ceignit le diadème des basileis et chaussa les rouges « campagia ». Le guerrier intrépide autant qu’habile, le partisan indomptable que rien ne décourageait, commandait à des contingents peu nombreux, mais infiniment redoutables. C’étaient tous des vétérans de ces grandes guerres civiles, rompus à toutes les fatigues, à toutes les misères d’une vie écoulée dans les camps. « Avec eux, dit Psellos, Skléros, bien qu’en apparence beaucoup plus pauvre en hommes et en argent, bien moins à craindre en un mot que ne l’avait été Phocas, se révéla certainement bien plus dangereux que lui. En capitaine consommé, il adopta pour cette situation nouvelle une tactique nouvelle:

« Se refusant obstinément à livrer bataille, évitant avec un soin extrême toute rencontre avec le gros des forces impériales, incessamment occupé de recruter des partisans, de grossir ses bandes, il fit à Basile et à ses lieutenants, car Basile, cette fois déjà, semble avoir dirigé en chef une partie au moins des opérations, une intolérable guerre de partisans, une vraie guerre de guérillas, détruisant tout trafic en Anatolie, empêchant le ravitaillement de Constantinople, arrêtant les navires chargés de blé, coupant par des fossés et d’autres ouvrages toutes les routes conduisant à la capitale, interceptant tous les convois de subsistances expédiés sur l’ordre des basileis par bêtes de somme, tant convois réguliers que convois extraordinaires ».

« Et cette guerre si fatigante et si ruineuse, poursuit Psellos, Skléros, après l’avoir, inaugurée dans l’été de 987, loin de la discontinuer au bout de peu de temps, la poursuivit durant des années. Telle était l’influence extraordinaire qu’il exerçait sur les siens, qu’ils lui demeurèrent passionnément attachés à travers ces sanglantes péripéties. Jamais il n’y eut de désertions parmi eux, malgré ce qu’on put imaginer pour amener ce résultat, tant il s’entendait merveilleusement à les séduire par sa rude et active bonté, à les retenir par ses largesses, à les maintenir tous en parfaite harmonie, vivant avec eux en camarade, prenant ses repas avec eux, buvant au même verre, habile à les interpeller chacun par son nom, ne leur parlant jamais qu’avec bienveillance ».

Laissons pour quelques temps les soldats impériaux lutter dans les thèmes d’Asie contre ce dur homme de guerre qui savait si bien charmer ses partisans. Aussi bien ce n’étaient pas là les seules préoccupations qui hantaient les tristes veilles du jeune basileus. Bien d’autres ennemis profitaient, pour tenter de l’accabler, des terribles embarras où l’avait précipité la révolte de Phocas. D’abord, les Bulgares, depuis leur grande victoire de la Porte Trajane, semblent n’être pas demeurés un jour en repos, se livrant avec plus d’ardeur que jamais à leurs incursions de rapine et de meurtre dans les thèmes occidentaux. Basile, dont toute l’armée était occupée à combattre les rebelles d’Asie, n’avait à leur opposer que de faibles contingents. Tout au plus parvenait-il, grâce aux garnisons des places fortes de la région du Rhodope et des forteresses des défilés du Balkan, à limiter quelque peu le champ de ces invasions dévastatrices si humiliantes. Enfin, dès l’an 989, vers le milieu de l’année probablement, ces adversaires enragés remportèrent un avantage bien autrement considérable. Après avoir renouvelé leurs déprédations dans diverses régions de la Thessalie et de la Macédoine, ils se portèrent subitement, semble t-il, dans la direction de l’est, où la forte place de Berrhœa ou Verria tomba dans leurs mains, nous ne savons dans quelles circonstances. Nous n’avons, en effet, connaissance de cet événement que tout à fait accidentellement, par un mot d’un récit épisodique de Léon Diacre qui nous montre en même temps à quel point ce grand succès des Bulgares dut consterner l’empire. Parlant des « colonnes de feu », c’est-à-dire de l’aurore boréale dont il a été question plus haut, qui fut visible, on le sait, le 7 avril de cette année 989, le Diacre s’écrie que « ce phénomène avait certainement été le présage de la prise de Cherson par les Tauroscythes[96] et de celle de Berrhœa[97] par les Mésiens[98] ». Je vais tout à l’heure parler de la prise de Cherson. Pour celle de Berrhœa, le mot de Léon Diacre est, je l’ai dit, l’unique allusion contemporaine qui fasse mention de ce fait. La chute de cette puissante forteresse, dont la conquête par les Bulgares créait une trouée lamentable dans la ligne de défense de l’empire et dont Léon Diacre, auteur contemporain, parle comme d’une calamité publique, fut certainement une des causes déterminantes de la seconde expédition du basileus Basile en Bulgarie.

On voit combien continue à être complète la désespérante indigence de nos informations sur cette époque si troublée, sur ces années obscures qui demeurent presque effacées de l’histoire, et combien il devient nécessaire de rechercher, d’utiliser l’indice le plus léger, en apparence le plus insignifiant. Il faut rendre un hommage mérité à MM. Wassiliewsky et Rosen qui ont su tirer de cette simple indication de Léon Diacre, en la combinant avec les renseignements fournis par ce même chroniqueur sur les phénomènes célestes de cette année 989, en la confrontant ensuite avec les récits d’Yahia et d’Elmacin, l’affirmation positive de ce fait si obscur et si important à la fois de la conquête de Berrhœa par les Bulgares. Si nous pouvons aujourd’hui affirmer, grâce à ces deux érudits qui, par leur étude patiente des nouvelles sources orientales, ont tant contribué à diminuer les ténèbres de ce règne, que la prise de cette ville ne put avoir eu lieu qu’après le 7 avril 989, date indiquée par Yahia pour cette aurore boréale, laquelle, suivant Léon Diacre, avait annoncé cet événement funeste, nous pouvons affirmer de même qu’elle dut avoir lieu au plus tard avant la fin de juillet de cette année, probablement déjà dans le courant de juin. En effet, dès le 27 de ce mois, toujours au dire de Léon Diacre, un nouveau signe, une seconde comète qu’il ne faut pas confondre avec celle parue quatorze ans auparavant, en 975, commença à se montrer au ciel où elle brilla vingt jours durant. Naturellement, au dire du superstitieux chroniqueur, ce nouveau phénomène présageait, lui aussi, un nouveau malheur, qui fut cette fois l’affreux tremblement de terre du 25 octobre, dont je vais bientôt parler. Or la phrase de Léon Diacre énumérant tous ces cataclysmes et phénomènes météorologiques est établie de telle sorte qu’il semble bien que dans la pensée du chroniqueur chaque phénomène ait dû être immédiatement suivi, dans la réalité, de l’événement qu’il était chargé par Dieu d’annoncer. De même donc que le tremblement de terre d’octobre a dû suivre de très près la comète de juillet qui en était le présage, de même la prise de Berrhœa, qui est citée comme ayant eu lieu auparavant, a dû suivre de très près l’aurore boréale du 7 avril qui l’annonçait. Comme, d’autre part, la phrase de Léon Diacre indique formellement la succession des événements, il ne nous reste, pour placer ce succès des Bulgares, que l’espace compris entre cette première semaine d’avril et la fin de juillet. Force nous est donc de la placer au plus tard en juin ou dans la première quinzaine du mois suivant. Je ne sais si j’ai réussi à me faire clairement comprendre.

Maintenant que nous sommes parvenus à fixer à cette date la chute de cette puissante forteresse si voisine de Salonique,[99] seconde ville de la monarchie après Constantinople, on conviendra que l’empire, deux mois après la ruine si complète de la rébellion de Bardas Phocas, était loin de pouvoir goûter cette paix dont nous parle Léon Diacre. Aux horreurs de la guerre civile contre Bardas Skléros se mêlaient celles de la lutte contre les Bulgares, de jour en jour plus redoutables. Ainsi nous aurons l’explication de l’initiative qui fut prise à ce moment par Basile, comme nous l’allons voir, dans les négociations entamées avec Skléros pour amener sa soumission, l’explication surtout des conditions si avantageuses consenties par le malheureux souverain en faveur du prétendant si obstinément rebelle. La situation du basileus était redevenue presque aussi critique, et cette prise de Berrhœa par les Bulgares, si totalement laissé dans l’ombre par les autres historiens byzantins dut avoir à ce moment une importance et un retentissement bien considérables, pour que Léon Diacre en parle comme d’une calamité nationale annoncée par un phénomène aussi terrifiant que l’était à cette époque une aurore boréale. Nous pouvons, dans cette phrase unique dont il devient possible de tirer un si fructueux parti, découvrir l’indice que le tsar Samuel, encouragé par les difficultés dans lesquelles se débattait Basile II, venait d’abandonner son champ habituel d’action, pour se jeter dans la direction de l’est et se préparer à y porter les derniers coups à son adversaire acculé. Certainement la chute de Berrhoea, dans l’esprit des contemporains, c’était celle toute prochaine de la grande Salonique, dont la population du haut de ses remparts géants avait vraisemblablement vu poindre à plusieurs reprises déjà les coureurs bulgares; c’était surtout l’apparition imminente de ces bandes redoutées sous les murs mêmes de la capitale. On conçoit que Basile ait cherché à faire sa paix au plus vite, coûte que coûte, avec Bardas Skléros. Mais n’anticipons point.

Comme si ce n’était pas assez de tant de maux, une nouvelle et redoutable complication venait encore d’éclater. A peine les Russes avaient-ils sauvé l’empire en aidant le basileus à triompher de Bardas Phocas, qu’ils venaient subitement, nous ignorons pour quels motifs, de rompre avec le basileus et de marcher sur la cité de Cherson, métropole des possessions byzantines en Crimée.

Ce sont toujours encore les recherches des savants russes, basées sur les informations nouvelles fournies par les chroniqueurs orientaux, Yahia en particulier, qui ont permis tout récemment de replacer à sa date véritable cet événement fort extraordinaire et fort inattendu du siège de Cherson par les guerriers de Vladimir. Longtemps on s’était appuyé sur le récit erroné de la Chronique nationale russe dite de Nestor qui place trop tôt cet événement et en fait comme le préambule obligé des négociations entre Basile et Vladimir, pour affirmer qu’il avait été antérieur même à l’envoi du contingent russe au secours du basileus contre Bardas Phocas. Or nous savons maintenant que Cherson n’a pu être prise par les troupes de Vladimir que dans le courant de l’été de l’an 989. L’explication de ce fait paraîtra même fort simple. Léon Diacre, en effet, dit que « l’aurore boréale du mois d’avril de cette même année annonçait à la fois et la prise de Berrhoea par les Bulgares et celle de Cherson par les Tauroscythes », c’est-à-dire les Russes. Longtemps on n’avait pu fixer une date convenable pour ces deux événements. En parlant de la chute de la place macédonienne, nous venons de voir que, grâce aux données et dates météorologiques nouvelles fournies par Yahia, nous étions enfin en état de préciser ce point, et, très naturellement, tout ce que nous avons dit de la date de la prise de Berrhoea doit s’appliquer à celle de la prise de Cherson, puisque, dans la phrase très serrée de Léon Diacre, ces deux faits de guerre sont représentés comme exactement contemporains. Si l’hypothèse proposée par M. Wassiliewsky pour un de ces événements demeure acceptée, elle doit l’être également pour le second. Donc, au lieu de placer la chute de Cherson dés l’an 988 comme le fait la Chronique russe, nous sommes bien forcés de la repousser à l’année suivante, entre le mois d’avril et celui de juillet, probablement aussi dans le courant de juin. Déduction autrement importante, nous nous trouvons dans l’obligation de reporter d’autant les événements infiniment plus considérables qui furent la suite directe de ce fait d’armes, je veux dire la paix définitive conclue entre les Russes et l’empire, la conversion du prince Vladimir et de son peuple et son mariage avec la soeur des empereurs.

Dans l’état actuel de nos connaissances, il est fort difficile de deviner la raison vraie de cette attaque inopinée des Russes contre cette florissante colonie byzantine de Crimée. Ne possédant aucune indication, nous ne pouvons procéder que par conjectures. Depuis le commencement de l’an 988, Vladimir était entré en négociations avec l’empire et échangeait des ambassades avec le Palais Sacré pour son mariage avec la soeur des basileis, mariage qui devait entraîner l’alliance des deux peuples et la conversion en masse des Russes au christianisme. Déjà ces négociations avaient abouti dans le cours même de cette année à l’envoi de ce fameux corps de six mille guerriers russes qui avait permis à l’empereur de triompher de Bardas Phocas dans les journées de Chrysopolis et d’Abydos. Tout à coup une rupture éclata, quelques semaines à peine après cette dernière victoire qui en une heure avait mis fin à cette terrible guerre civile. Certainement une seule explication demeure possible. C’est que les négociations n’avançaient plus. Probablement Basile, débarrassé de la terreur de Bardas Phocas, était aussitôt redevenu moins coulant. Maintenant qu’il respirait à nouveau, son orgueil impérial se révoltait davantage à l’idée d’accorder la main de sa soeur à ce barbare. Vladimir, comprenant aussitôt le péril, voulut, en frappant un grand coup, remettre de suite les choses en état. En attaquant brusquement Cherson qui était sous sa main, il rappelait au basileus, par cet exemple aussi terrible qu’humiliant, quel adversaire redoutable le peuple russe pouvait redevenir d’un instant à l’autre pour l’empire, accablé déjà sous la double étreinte de la révolte nouvelle de Skléros et de la guerre bulgare sans cesse s’aggravant. La surprise de Cherson, en un mot, fut un avertissement au Palais Sacré d’avoir à hâter la conclusion des concessions, suprêmes qui devaient le délivrera toujours du péril russe et lui permettre de se consacrer tout entier à la cure des deux autres plaies affreuses qui menaçaient d’amener sa ruine définitive. L’attaque de la cité criméenne fut bien certainement combinée pour forcer Basile à remplir quelque condition très dure du traité qu’on était en train de négocier, quelque condition qu’il avait d’abord acceptée ou du moins paru accepter par la bouche de ses ambassadeurs, tant était pressant le besoin qu’il avait du corps auxiliaire russe, et qu’il se refusait à signer, maintenant qu’il se trouvait depuis deux mois, grâce précisément à l’appui de ce corps un peu moins malheureux. Et certes cette condition était très dure, presque insupportable à l’orgueil byzantin, puisqu’il s’agissait certainement, en l’espèce, de cette prétention incroyable du grand prince de Kiev d’aspirer, lui, barbare, un Scythe, à la main d’une princesse impériale, d’une Porphyrogénète ! Basile ne pouvant se décider à accepter une pareille humiliation, il fallut que Vladimir employât les grands moyens pour triompher de la fierté impériale qui se révoltait. Comme l’a dit fort bien M. Wassiliewsky, il n’entrait guère dans les habitudes de la politique byzantine de s’empresser de remplir des conditions aussi inouïes.

Quoi qu’il en soit, après toutes ces négociations pacifiques, ces envois de missionnaires d’une part, de soldats de l’autre, les choses se brouillèrent à tel point, que presque au moment où les basileis venaient de profiter si heureusement de ces secours de Vladimir si ardemment implorés, la guerre, succédant à cette sorte de paix armée qui durait peut-être depuis les désastres de Sviatoslav, éclata brusquement entre les deux nations. Elle fut signalée, du moins à notre connaissance, par une unique opération militaire, sur laquelle nous n’avons malheureusement que des renseignements fort vagues, l’attaque de Cherson[100] par le grand prince de Kiev et ses bandes. Cette ville criméenne, à la fois place de guerre et très importante place de commerce byzantine, archevêché florissant, jadis cité grecque fondée au VIe siècle avant notre ère par une colonie d’Héraclée, était, avec le vaste territoire environnant qui portait le nom de terre de Gothie, le dernier reste des possessions impériales au nord de la mer Noire, la dernière survivante des innombrables colonies milésiennes ou mégariennes de la rive septentrionale du Pont-Euxin. C’est aujourd’hui une cité disparue, depuis qu’au moyen âge elle fut ruinée par les Tartares. C’est à peine si quelques faibles vestiges, que j’ai visités l’an dernier avec le plus vif intérêt et qui sont de la part du gouvernement russe l’objet de fouilles infiniment curieuses,[101] en marquent encore l’emplacement, tout auprès et au sud de la moderne Sébastopol. A l’époque dont j’écris l’histoire, la vieille cité grecque, dernier débris du grand naufrage du monde hellénique en ces parages, sentinelle avancée sur les limites des mondes grec et slave, sur cette côte lointaine de l’inhospitalière Scythie, située non loin des ruines de la Cherson antique, sur un grand promontoire à l’ouest du golfe de Balaklava, avait passé par les vicissitudes très diverses d’une glorieuse histoire. Un stratigos impérial y gouvernait pour lors au nom des basileis, secondé par un sénat que présidait le premier magistrat municipal, ou « proteuori ». « Du reste, a dit fort bien M. Rambaud dans son beau livre sur l’Empire grec au Xe siècle, l’état de choses décrit dans le De administrando, où nous apprenons à peu près tout ce que nous savons sur cette colonie, nous montre dans les Chersonésiens des vassaux plutôt que des sujets de l’Empire. Le gouvernement impérial tenait infiniment à la conservation de cette place si importante, car elle lui servait à la fois de centre pour commercer avec toute l’immense étendue de la Russie actuelle, avec le Caucase et les pays asiatiques, et de base d’opérations pour surveiller et maintenir toutes les races barbares éparses dans ces territoires sans limite de l’ancienne Scythie. Par un privilège du grand Constantin, les vaisseaux de Cherson circulaient librement à travers le Bosphore, et débarquaient leurs marchandises sur les quais de Constantinople, sans payer aucun droit. D’autre part, un prince comme Vladimir, à la tête déjà d’un État puissant, jusqu’ici vainqueur de tous ses plus proches voisins, acharné à étendre son pouvoir sur toutes ces contrées, ne pouvait que tolérer impatiemment l’existence en terre de Scythie de cet îlot byzantin, forteresse perdue qui rappelait à son orgueil de sauvage le voisinage du non moins orgueilleux basileus de Constantinople. »

« Les Chersonésiens, dit encore M. Rambaud, rendaient à l’empire de nombreux services. Ils étaient sa vedette avancée vers le nord, le pied-à-terre des Byzantins dans le monde scythique, l’oeil toujours ouvert sur les mouvements de la Sarmatie; c’était à Cherson que l’on s’arrêtait d’abord pour aller en Khazarie; c’était à Cherson que débarquait le basilikos impérial chargé d’une mission en Patzinacie; c’est là qu’il faisait halte pour prendre langue, s’informer des nouvelles, recueillir des informations et des conseils. Personne ne s’entendait aux affaires diplomatiques avec la Scythie comme les Chersonésiens, c’était leur spécialité dans l’empire. C’est de la Chersonèse que parvenait à Constantinople le premier avis d’une descente du Dniéper par les Russes. C’est par Cherson enfin que se faisait la plus grande partie du commerce entre Byzance et ces immenses régions de la Russie méridionale. »

Donc, une pointe hardie amena sous les remparts de cette capitale des territoires criméens impériaux le grand prince Vladimir et ses troupes féroces. Probablement ce fut une complète surprise, et de Constantinople on n’eut pas le temps de renforcer la garnison, certainement très réduite depuis les fâcheuses circonstances au milieu desquelles le gouvernement des jeunes basileis se débattait depuis tant d’années.

Longtemps, grâce à un document signalé pour la première fois par Hase en 1818, on a cru posséder les très précieux fragments d’un récit de cette première campagne des Russes en Crimée, récit qui aurait été rédigé par un des chefs byzantins acteurs dans ces événements. En suite d’observations plus minutieuses, il a fallu malheureusement en rabattre et reconnaître que ces fragments manuscrits se rapportaient à des faits de guerre d’époque plus ancienne, survenus dans une région différente.[102] Aussi nos renseignements actuels sur le siège de Cherson par Vladimir, sur ce fait de guerre isolé en ces contrées alors si lointaines, en ces temps si obscurs, demeurent-ils infiniment rares. Notre source principale, presque unique, est toujours le récit qu’en fait la Chronique dite de Nestor, mais il ne faut naturellement admettre qu’avec une extrême prudence cette version, rédigée à la plus grande gloire du prince russe et de ses guerriers.

Voici ce très curieux récit, peut-être bien contenant de nombreuses inexactitudes, mais, à coup sûr, plein de détails du plus vif intérêt. Je le reproduis textuellement: « Année du monde 6496 (988 de l’ère chrétienne). Quand une année fut écoulée,[103] Vladimir marcha avec son armée contre Cherson, ville grecque, et les Chersonésiens s’enfermèrent dans la ville. Et Vladimir s’établit de l’autre côté de la ville, dans la baie, à une portée de trait de la ville. Et les habitants combattirent énergiquement contre lui. Vladimir bloqua la ville, et le peuple était épuisé, et Vladimir dit aux habitants: « Si vous ne vous rendez pas, je resterai ici trois ans s’il le faut ». Ils ne l’écoutèrent pas. Vladimir alors rangea son armée en bataille et ordonna de faire une chaussée vers la ville. Tandis qu’ils la faisaient, les Chersonésiens, ayant miné les murs de la ville, enlevèrent les terres amoncelées, les apportèrent à la ville et les entassèrent au milieu de la ville; mais les soldats continuèrent leurs travaux, et Vladimir persista. Or un homme de Cherson, du nom d’Anastase, un prêtre, celui-là même qui, plus tard, fut évêque de Kiev,[104] lança une flèche sur laquelle il avait écrit: « Il y a derrière toi des sources à l’orient dont l’eau arrive par des tuyaux; creuse là et tu intercepteras l’eau; et le peuple, épuisé par la soif, se rendit. Vladimir entra dans la ville avec sa droujina. »

Ce récit porte, il me semble, quelque apparence de vérité. Un simple amplificateur n’eût inventé ni l’épisode des terres de déblai enlevées par les Chersonésiens, puis la trahison d’Anastase, peut-être bien le fruit d’un zèle dévot, ni la fatale destruction des conduites d’eau.

Pour ce qui est des annalistes byzantins, aucun, Léon Diacre excepté, ne parle du siège de Cherson. Ce complet silence doit avoir une raison. Encore Léon Diacre ne dit-il, on le sait, que trois mots. Enumérant les catastrophes que présageaient suivant lui d’abord l’aurore boréale du 7 avril 989,[105] puis la comète du 27 juillet dont l’apparition épouvanta si bien les populations de l’empire, l’historien contemporain cite la prise de Cherson par les Russes, qu’il désigne sous leur nom de Tauroscythes. Il ne dit pas un mot de plus; mais cette simple indication a une grande importance puisqu’elle vient confirmer du camp opposé les affirmations de la Chronique russe.[106]

Immédiatement après ce récit de la prise de Cherson, récit qui n’aurait dû prendre place que plus loin, la Chronique dite de Nestor poursuit en ces termes: « Et Vladimir envoya des messagers aux empereurs Basile et Constantin, disant: « Voici que j’ai conquis votre célèbre ville; j’ai appris que vous avez une soeur vierge; si vous ne me la donnez pas, je traiterai votre capitale comme j’ai traité cette ville. »

Cette insolente menace arrivait à Constantinople à point nommé. Après tant de calamités, tant de désastres, au moment où on commençait à peine à respirer, on trembla de voir les terribles monoxyles russes apparaître à nouveau sous les murs de la Ville gardée de Dieu. On trembla surtout de voir Vladimir s’unir au tsar Samuel de Bulgarie. Qui sait? Peut-être même le corps auxiliaire russe, si précieux, menaça-t-il de se révolter, de retourner tout au moins dans sa lointaine patrie. Il fallut céder, céder vite, et se décider enfin à accorder la Porphyrogénète à son impérieux amant. Même nous verrons plus loin que cette terreur d’une attaque des Russes dut être pour beaucoup dans les conditions si douces qui furent à ce moment accordées au vieux rebelle Skléros pour obtenir sa soumission.[107]

Donc l’envoi fameux de la princesse Anne avec son cortège de prêtres et d’higoumènes chargés de convertir les Russes idolâtres dut suivre presque immédiatement cette prise de Cherson par les soldats de Vladimir. Le baptême de la nation russe et de son prince ne peut en conséquence avoir eu lieu que vers la fin de l’été ou dans l’automne de cette année 989, une année plus tard qu’on ne le croyait jusqu’aux travaux de MM. Wassiliewsky et Rosen, parce qu’on s’appuyait uniquement sur l’indication erronée de la Chronique dite de Nestor qui donne la date de 988. Il résulte encore de cette manière nouvelle d’envisager les faits que Vladimir et son peuple furent certainement baptisés par les prêtres et métropolites qui accompagnèrent la jeune princesse dans son voyage en Russie.

Le récit le plus étendu que nous possédions du mariage de la Porphyrogénète Anne avec le prince de Kiev et de la conversion de celui-ci et de son peuple est toujours celui de la Chronique nationale dite de Nestor, mais c’est naturellement un récit quelque peu légendaire, en tous cas très partial et qui présente les choses sous un jour uniquement favorable aux Russes. Il en est de même du récit plus abrégé de la Vie de Vladimir. Le célèbre érudit ragusain Banduri a également publié au siècle dernier un autre récit anonyme du baptême des Russes sous Vladimir, qui contient quelques détails inédits, et ce récit vient d’être édité à nouveau d’après un manuscrit plus complet par M. Regel à Saint-Pétersbourg.[108] Enfin les historiens byzantins Skylitzès et Cédrénus et bien plus encore les historiens orientaux, surtout Yahia et Elmacin, aussi Ibn el Athir, nous fournissent encore sur ces grands faits des renseignements précieux mais se gardent bien de dire quelle fut la rançon de ce secours providentiel.

Voici un résumé de tous ces récits, emprunté principalement à la Chronique dite de Nestor:

« Les empereurs, dit la Chronique, s’affligèrent du message par lequel Vladimir menaçait de traiter leur capitale comme il avait traité Cherson s’ils ne lui donnaient point leur soeur Anne pour femme. » On conçoit aisément quel trouble inouï, quel bouleversement de toutes les idées reçues dut causer au Palais Sacré l’incroyable exigence du barbare victorieux. Malgré les précédents, malgré la fille de Romain Lécapène accordée jadis au tsar des Bulgares, l’orgueil infini de Byzance se révoltait contre des prétentions aussi prodigieuses, contre d’aussi humiliantes obligations. Ce n’était certes pas la première fois que des chefs barbares faisaient aux césars grecs de pareilles propositions matrimoniales, mais on avait presque toujours pu les repousser, et Constantin Porphyrogénète dans ses écrits enseigne même à ses successeurs le moyen d’écarter ces demandes inconvenantes. Mais, aujourd’hui, hélas, les temps n’étaient plus où l’on pouvait afficher pour les Ross païens le mépris infini qu’inspirait leur grossière barbarie. On avait d’eux un trop pressant, un trop constant besoin. Il fallait céder et nous pouvons nous figurer sans peine les hésitations douloureuses, les mornes discussions des Conseils suprêmes où le sort de la jeune Porphyrogénète fut décidé au Palais Sacré entre le basileus Basile et ses plus fidèles serviteurs.

« Le trouble fut grand à la cour de Byzance. Les filles du sang impérial étaient bien vouées, par les cruelles défaillances de la politique byzantine, à servir de lien entre l’empire et les princes barbares; déjà plusieurs de ces belles et infortunées exilées étaient allées dans les cours demi civilisées d’Allemagne, de Bulgarie, de Dalmatie, de Venise, et peut-être de Perse et de Hollande, propager l’influence et la politique byzantines et conjurer la ruine de l’empire au prix de leur bonheur. On citait même l’exemple d’Héraclius qui avait payé de la main d’une de ses filles l’alliance alors indispensable du roi Juif des Khazars. Leur exil, d’ailleurs, était court ! Elles mouraient jeunes. Mais pour les Grecs, la Russie d’alors était si loin sur l’échelle de la civilisation, si détestée par son culte sanglant, sa cupidité sans bornes et ses moeurs légendairement féroces, si nouvelle encore, même parmi les principautés barbares, si bas dans la hiérarchie des États reconnus dont les ambassadeurs étaient admis à la table impériale !... D’ailleurs toute alliance avec ces sauvages n’avait-elle pas été sévèrement proscrite par Constantin Porphyrogénète?... Cependant il fallut céder. La princesse grecque, nourrie jusqu’alors dans les splendeurs voilées du gynécée impérial, alla donc à Cherson pour partager la demeure et la vie du farouche héros du nord.

« L’histoire se tait sur les douleurs de la triste fiancée; suivant son usage, elle se borne à enregistrer sèchement le résultat du drame, sans tenir compte des sentiments des acteurs, ni des larmes des victimes; mais un contemporain nous révèle, nous le verrons, avec un laconisme significatif, que, peu de jours après cette union, Anne tomba malade et qu’il fallut un miracle pour l’arracher à la mort ».[109]

Toutefois la politique byzantine, si elle savait plier, savait aussi utiliser même les humiliations. On accorda au fils de Sviatoslav la main de la princesse élégante de la fille de la belle Théophano, mais on demanda en échange la conversion du peuple russe, conversion qui, du coup, transformerait les destinées de celui-ci et, d’adversaire de l’empire, en ferait son allié et son client.

« Les empereurs, affligés par le message du grand-duc, poursuit la Chronique, lui envoyèrent cette réponse: « Il n’est pas convenable que les chrétiens se marient avec les païens. Si tu te fais baptiser, tu obtiendras ce que tu demandes, et, en outre, le royaume du ciel, et tu auras la même foi que nous; mais si tu ne veux pas te faire baptiser, nous ne pouvons te donner notre soeur. » Ayant entendu cela, Vladimir dit aux députés des empereurs:[110] « Dites aux empereurs que je me ferai baptiser; on m’a déjà enseigné votre religion et j’aime vos croyances et vos rites tels que me les ont exposés des hommes envoyés par vous. » Le barbare, intelligent et ambitieux, comprenait quelle situation immense dans toute la Scythie allait lui donner cette alliance avec les très glorieux basileis. Il sentait aussi d’instinct combien les doctrines chrétiennes allaient être pour ses peuples sauvages un progrès incalculable sur les rites grossiers de son paganisme héréditaire.

« Les empereurs, ayant entendu cela, se réjouirent, décidèrent leur soeur, nommée Anne, à ce mariage et envoyèrent des messagers à Vladimir, disant: « Fais-toi baptiser et nous t’enverrons notre soeur. » Mais le fier Varègue tenait à avoir le dessus jusqu’au bout. S’il en faut croire la Chronique,[111] il persista à poser les conditions les plus humiliantes, conditions que l’état de détresse dans lequel l’empire se trouvait placé par suite de la persistance de la guerre bulgare et de la révolte de Skléros, rend assez probables. « Que l’on vienne avec votre soeur me baptiser », répondit le barbare. Les empereurs, ayant entendu cela, envoyèrent leur soeur avec des prêtres et des dignitaires. Hélas, c’est là l’unique renseignement que nous possédions sur le cortège qui accompagna la pauvre princesse, cortège qu’il eût été si intéressant de mieux connaître.

La Chronique nous éclaire un peu davantage sur les sentiments de la triste épousée qui quittait ainsi les splendeurs éblouissantes et les délicatesses raffinées du gynécée impérial pour le rustique palais de bois et la couche de peaux de bêtes de ce chef de sauvages, le beau ciel bleu du Bosphore pour les glaces et les neiges de la morne plaine scythique. Le récit est poignant dans sa simplicité. La princesse ne voulait point partir. « Je vais aller, disait-elle, comme en esclavage chez les païens: mieux vaudrait mourir ici. » Ses frères lui dirent:

« C’est par toi que Dieu amènera la nation russe à la pénitence et sauvera l’empire grec d’une guerre cruelle; tu vois combien la Russie a déjà fait de mal aux Grecs et elle en fera encore maintenant si tu ne pars pas », et ils la décidèrent avec peine.[112] Elle monta donc sur un vaisseau, embrassa ses parents en pleurant, et s’en alla par la mer. « Hélas, les histoires des pauvres princesses sacrifiées à la raison d’État sont de tous les temps, mais en est-il beaucoup dont le sort paraisse plus lamentable? Quel contraste tragique, infini, entre la brillante et douce existence de Constantinople et celle qu’elle allait mener désormais ! Sa soeur aînée, Théophano, avait, elle aussi, depuis de longues années, quitté les rives éclatantes de Chrysochéras et les salles admirables à mosaïques à fond d’or du Grand Palais Sacré pour une union lointaine aux brumeux pays du nord; mais au moins celle-ci avait retrouvé une cour impériale auguste et splendide, une civilisation chrétienne certes plus rude, mais où la femme et la princesse tenaient déjà leur rang respecté; elle était devenue d’abord la bru du puissant césar d’Occident, presque l’égal de celui de Roum; maintenant veuve sacrée par le malheur, elle était régente toute-puissante et toute vénérée pour son fils en bas âge. Anne, au contraire, princesse infortunée approchant déjà de la trentaine, — on sait qu’elle était née deux jours seulement avant la mort de son frère Romain II, en mars 961, — partait pour devenir l’épouse d’un chef féroce et débauché, adorateur d’idoles effrayantes, qui certes ne se convertirait que des lèvres à l’Évangile de paix. Elle allait régner, non sur une nation de chevaliers, de bourgeois, d’artisans et de prêtres mais sur des populations sauvages, aux moeurs violentes, aux passions uniquement guerrières, groupées dans des agglomérations de huttes sordides pompeusement décorées du nom de villes. Elle allait chez ces barbares terribles, « les plus sales des hommes que Dieu a créés », comme s’écrie Ibn Fozlan qui les visita en l’an 922. Quel désespoir dut étreindre le coeur de la lamentable Porphyrogénète, quand, après avoir pressé une dernière fois dans ses bras, baisé une dernière fois sur la bouche ses deux frères aimés, peut-être bien aussi sa mère Théophano qui était très probablement encore vivante à cette époque, après avoir vu au milieu des cris et des pleurs disparaître dans le lointain toutes ces chères images, elle vit, du pont du chelandion pavoisé qui l’emportait lentement vers sa sombre patrie nouvelle, s’effacer à leur tour les derniers contours des rives aimées, la poétique embouchure du Bosphore avec les roches Symplégades la plage asiatique de Kilia, les vastes étendues boisées qui sont aujourd’hui la forêt de Belgrade !

 

 

 



[1] Pour ces écrivains prétentieux, le Khalife est toujours « le roi de Perse Chosroès. »

[2] Historia Saracenica.

[3] Ou Madida. Renseignement d’Elmacin.

[4] Le 10 du mois de schoual de l’an 372, et non en janvier, comme le dit Muralt. Voyez l’éloge de ce prince dans Aboulféda.

[5] Il avait marié une de ses filles au Khalife et espérait par les successeurs mâles de celle-ci en arriver à une fusion de la légitimité avec la puissance effective. Ses espérances furent trompées.

[6] Le chroniqueur ne désigne pas ces villes nominativement.

[7] Et aux trois premiers jours de janvier 987.

[8] Constantin Skléros n’est nommé que par Yahia. Elmacin n’en parle pas.

[9] Sur ces espaces infinis, voyez le livre si curieux intitulé Le grand désert de Syrie par M. de Perthuis.

[10] Encore dans le courant de cette année 376 de l’Hégire, dans le mois même de ramadhan (4 janvier au 2 février 987), qui suivit de quelques jours la fuite de Bardas Skléros, Samsam Eddaulèh fut déposé et jeté dans les fers à Chiraz par ordre de son frère Cheref Eddaulèh qui lui fit en outre crever les yeux. Cheref Eddaulèh, nommé à sa place Émir el-Omérâ par le Khalife, mourut lui-même dès le 6 septembre 989, n’étant âgé que de 28 ans. Il eut pour successeur leur autre frère, Behà, lequel, le 31 octobre 991, déposa le Khalife Et-Ta’yi après que celui-ci eut régné de nom plus de dix-sept années (depuis le 5 août 974), et le remplaça par El-Kadir, fils d’El-Moutaki-Lillab.

[11] Yahia dit « basilikos et gouverneur. »

[12] La forme arménienne est Badou. Elmacin fait erreur en désignant ce personnage sous le nom de Nabar. Son véritable nom était Abou Abd Allah ou encore Abou Choudja’ Hosein ibn Douschek. Ibn el Athir et Ibn Khaldoun racontent comment, la mort d’Adhoud Eddaulèh, le dernier Émir el-Omérâ, Bad s’était emparé des villes de Mayyafarikin et d’Amida et de la plus grande partie du Diar-Békir. Ses avant-postes allaient jusqu’à Nisibe. Il battit plusieurs fois les troupes envoyées contre lui par Samsam Eddaulèh, s’empara de Mossoul et tenta également de prendre Bagdad dans l’été de l’an 983, mais, gravement blessé par un assassin suborné contre lui, il dut faire la paix. Amida et presque tout le Diàr-Békir lui furent alors cédés à titre de propriété personnelle, mais il dut restituer Mossoul.

[13] Que Skylitzès nomme des Perses.

[14] Il y a certainement là une exagération formidable.

[15] D’autres récits encore, ajoutent Skylitzès et Cédrénus, rapportent que Skléros et ses bandes victorieuses retournèrent d’abord auprès du Khalife et que celui-ci leur fit le meilleur accueil, puis qu’au moment de sa mort, survenue peu après, il recommanda à son fils et successeur de les renvoyer dans leur patrie avec une escorte pour les protéger. — « Toute cette aventure, dit fort bien Lebeau, ressemble trop à ce qui est raconté de Manuel, domestique des Scholes d’Orient, réfugié à Bagdad sous le règne du basileus Théophile, et je serais tenté de croire que les historiens grecs en ont emprunté plusieurs circonstances pour embellir leur récit. » Les chroniqueurs arabes ne soufflent mot de cette lutte racontée par les Byzantins entre les guerriers grecs au service du Khalife et ces Turcs envahisseurs commandés par Inargos. M. Weil (op. cit., III, note 3 de la p. 25) estime que s’il y a quelque vérité dans ce curieux récit de Skylitzès, ces événements doivent se rapporter aux guerres de l’Émir el-Omérâ Samsam Eddaulèh contre les Karmathos ou encore contre le chef deïlémite Asfar, qui eurent lieu précisément en l’an 375 de l’Hégire (986-987) (Voyez Weil, op. cit., III, 33). C’est à cette année même de l’Hégire qu’Ibn el Athir place la mise en liberté de Skléros par Samsam Eddaulèh. Quant au récit de la fuite de Skléros par l’historien contemporain arménien Acogh’ig (op. cit., eh. XXIV, p. 477), il ressemble très fort jusque dans les moindres détails à celui de Yahia. Bad le Kurde y est désigné comme émir d’Apahounik’, de Khélat et de Neperkert.

[16] Reproduit par Elmacin.

[17] Le 21 mai 987 mourait à Senlis Lodewig ou Louis V, dernier roi franc de la race carolingienne.

[18] On était en mai.

[19] 15e jour d’août de la XV e indiction.

[20] Skylitzès, Zonaras et Cédrénus disent tous trois expressément que les chefs militaires de l’armée d’Anatolie réunis à Charsian, en même temps qu’ils proclamaient Bardas Phocas, avaient été informés que Skléros, auquel on ne pensait plus, venait de réussir à échapper à sa prison de sept années en pays sarrasin, et de se faire proclamer, lui aussi, empereur à nouveau.

[21] La raison du mécontentement de celui-ci était fort simple. On se rappelle qu’il avait été renvoyé honteusement durant la première levée d’armes de Bardas Skléros.

[22] Ramsay l’identifie avec Garsi ou Karissa, « at the important road centre of Alaja », à deux ou trois milles au nord-ouest du village actuel de ce nom.

[23] Acogh’ig confirme ce fait

[24] Littéralement: « ils avaient les sourcils insolemment contractés ».

[25] Et d’Elmacin qui l’a copié.

[26] Acogh’ig, qui fait à peu près le même récit, raconte que Bardas Skléros congédia à cette occasion les contingents auxiliaires musulmans qui l’accompagnaient. Ce fut probablement pour ménager les scrupules de Bardas Phocas et de ses lieutenants, plus timorés à ce sujet que ce fameux Skléros, si parfaitement dépourvu de préjugés.

[27] C’était donc Bardas Phocas qui avait fait un grand détour pour aller la rencontre de Skléros, tandis que ce dernier n’avait fait que marcher droit vers l’occident par la grande route qui de Mélitène conduisait a Césarée.

[28] Ou Tyropoion.

[29] Tyropoion étant, nous l’avons vu, une altération pour Tyriaïon ou Tyraïon, due à la tendance étymologique. Acogh’ig nomme ce château Géraos ou Géraus, certainement par erreur pour Tyriaïos, Téraos.

[30] Elmacin dit dans le mois de djoumada second de cette même année. Le commencement de ce mois correspondait au 27 septembre 987.

[31] Et aussi d’Elmacin.

[32] Skylitzès et Cédrénus.

[33] Cette explication du départ de Romain d’auprès de son père pour aller retrouver le basileus paraît peu vraisemblable. La version d’Elmacin est plus acceptable.

[34] Le récit de Psellos est très bref. Pour cet auteur, c’est Skléros qui fait toutes les premières ouvertures Phocas et se fait petit devant lui pour mieux accabler le basileus.

[35] D’après Skylitzès, Skléros devait avoir pour sa part, dans le partage de l’empire, Antioche, la Phénicie, la Coelésyrie, la Palestine, la Mésopotamie. Les deux prétendants se lièrent par les plus étroits serments, ce qui n’empêcha point Bardas Phocas d’accomplir sa trahison.

[36] La Dorylée des Croisades. L’Eski-Sheir d’aujourd’hui.

[37] Serait-ce le Kalocyr de la guerre gréco-russe au temps de Nicéphore Phocas? Je ne le pense point. — Nous avons vu un Kalocyr Delphinas stratigos en Italie à partir de 980. C’est probablement le même personnage. Cette famille des Delphinas semble originaire de Thessalie où elle possédait des biens patrimoniaux, entre autres aux environs de Trikkala.

[38] Aujourd’hui Scutari.

[39] On se rappelle que cette narration par Léon Diacre des événements de guerre dans les premières années du règne de Basile et Constantin n’est qu’un récit incident à l’occasion de l’apparition de la comète de 975 qui avait, suivant notre historien, prédit toutes ces calamités.

[40] Celui-là en dit le plus, mais c’est encore bien peu de chose.

[41] Ce dernier bien plus abrégé que Yahia, bien moins exact, sauf pour quelques points importants.

[42] Voyez sur l’importance extrême des sources orientales pour l’histoire de la conversion des russes et de la part prise par leurs guerriers à la lutte contre Bardas Phocas, sur l’importance en particulier des chroniques de Yahia, d’Elmacin, d’Ibn el Athir, aussi sur la source grecque encore inconnue à laquelle ces auteurs ont puisé, l’article de M. Ouspensky du Journal du Ministère de l’Instruction publique russe de 1884 (livr. du 1er août) consacré au livre du baron Rosen sur Basile le Bulgaroctone d’après la Chronique de Yahia. Le silence des sources byzantines, de Léon Diacre en particulier, qui était cependant un contemporain, y reçoit son explication. — Voyez encore les notes du baron Rosen dans ce même ouvrage sur le Bulgaroctone et les si remarquables articles de M. Wassiliewsky dans ce même Journal du Ministère de l’instruction publique russe (années 1874 et 1876) intitulés Fragments russo-byzantins et La droujina vaeringo-russe et vaeringo-anglaise à Constantinople, puis encore l’article de M. A.-A. Kounik: Note du Toparque de Gothie, inséré dans le t. XXIV des Mémoires de l’Académie des Sciences de Saint-Pétersbourg.

[43] En 977.

[44] Littéralement: « qu’elle ne voulait point déchausser le fils d’une servante ». Dans certaines parties de la Russie, chez le peuple des campagnes, la jeune femme est tenue de déchausser son mari en signe de soumission.

[45] Allemands.

[46] Ne pourrait-on voir dans ce récit légendaire, inventé après coup dans une intention religieuse, l’écho confus de quelque ambassade envoyée dès cette époque par le Palais Sacré au grand prince Vladimir, la suite du désastre de la première expédition de Bulgarie, pour réclamer son appui et lui rappeler que le traité de Dorystolon signé avec Sviatoslav obligeait ce prince comme ses successeurs secourir l’empire grec contre tous ses ennemis? Voyez Wassiliewsky, Fragments russo-byzantins.

[47] Sainte-Sophie, la Grande Eglise.

[48] Imperium orientale.

[49] Dit aussi « Hymne chérubique ». Ce chant fameux, qui fut l’occasion de troubles nombreux, était, on le sait, l’objet d’une vénération toute particulière de la population de Constantinople.

[50] Cette dernière fête de la Vierge, dit Muralt paraît avoir été célébrée anciennement entre celle de saint Pantéléïmôn du 13 novembre et celle de saint Amphilochios du 23 du même mois, au lieu de celle de son Entrée au Temple, qu’on fête actuellement le 21 novembre (msc. de Syméon Métaphraste à Gênes).

[51] Les anges des mosaïques des coupoles.

[52] Ce mot de grivna a désigné d’abord un bijou, un collier ou un bracelet, puis, par extension une pièce de monnaie.

[53] Th. Ouspensky, L’empereur Basile le Bulgaroctone. Extr. des Annales de Yahia d’Antioche publiés, traduits et annotés par le baron V. Rosen, Saint-Pétersbourg, 1883.

[54] Il mourut en 1233.

[55] Il mourut en 1273.

[56] Faudrait-il croire avec le baron Rosen à une conjecture personnelle d’Elmacin, ou bien ce chroniqueur a-t-il eu à sa disposition pour la connaissance de ces faits une source que Yahia n’a pas connue et à laquelle il aurait emprunté en bloc le récit de tous les faits qui n’ont point eu la seule Syrie pour théâtre? La principale différence entre les deux historiens consiste précisément dans la manière dont ils exposent cet ordre de faits. Voyez dans Wassiliewsky, Fragments russo-byzantins, l’énumération des autres sources (Récit sur les Latins, Éloge de Vladimir par le métropolite Hilarion, etc.,) qui font des allusions plus ou moins directes à cette venue du prince de Kiev à Constantinople. Il en existe surtout une fort nette dans l’unique traduction latine que nous possédions de la Chronique de Skylitzès. La question demeure pendante.

[57] L’allusion faite par la Chronique dite de Nestor à l’envoi par Vladimir des Varègues mécontents à Constantinople vers 980, puis l’envoi en 988, des six mille guerriers russes au secours de Basile II contre Bardas Phocas, envoi mentionné à l’envi par Yahia, Elmacin, Ibn el Athir, aussi par les historiens byzantins et arméniens, par l’excellent chroniqueur contemporain Acogh’ig surtout, si véridique comme la plupart des historiens de sa race, auteur de renseignements chronologiques si précis, de même par son continuateur Arisdaguès de Lasdiverd, tous ces faits, en un mot, ont été l’occasion pour M. Wassiliewsky, désireux de réfuter un des plus notables adversaires de la théorie normande des origines russes, M. S. A. Guédéonov, de publier en 1874 et 1875 dans la Revue du Ministère de l’Instruction publique russe, une série d’articles d’une science profonde, sous ce titre: La droujina vaeringo-russe et vaeringo-anglaise à Constantinople au XIe et XIIe siècles. Dans ce long et ingénieux mémoire, merveilleusement bourré de faits, le savant byzantiniste russe, se basant surtout sur le témoignage de Psellos et de Michel Attaliote, a victorieusement et, je le crois, définitivement prouvé contre ses contradicteurs l’identité des Russes avec ceux qu’on appelle Vœrings, Varègues, Varangues et Varangiens. Les deux appellations sont synonymes, et jamais, malgré tout ce qu’on a pu dire, les historiens n’ont fait de distinction entre ces deux entités. A la fin du mémoire, M. Wassiliewsky parle de Varègues anglais qui vers la fin du XIe siècle commencèrent à remplacer de plus en plus leurs collègues d’origine russe dans les armées byzantines: En un mot, le savant byzantiniste, reprenant dans ces pages d’un si vif intérêt toute cette grande question des Varègues, a rédigé de main de maître l’historique de la présence des guerriers russes et northmans dans les armées impériales aux Xe et XIe siècles. J’ai fait à cet excellent travail de nombreux emprunts.

[58] Wassiliewsky, Droujina, etc. Saga de Laxdael.

[59] Il dut arriver Constantinople, d’après M. Wassiliewsky, après l’an 1023 ou l’an 1026.

[60] Saga de Viga-Stir. M. Wassiliewsky explique que cette date de 1011 n’est pas certaine.

[61] Ou Njäls Saga.

[62] M. Wassiliewsky penche plutôt pour la date de 1030.

[63] Voyez le précieux témoignage du récit de la rixe de Mousch entre Russes et Arméniens lors de l’expédition d’Arménie de l’an 1001

[64] Ou encore Varangiens du Palais et Varangiens extérieurs.

[65] Nous verrons en 1016, lors des victoires de l’armée impériale en Péloponnèse, un tiers du butin attribué aux mercenaires russes, qui devaient donc être fort nombreux. De même, en 1019 nous verrons le catépano d’Italie battre les Normands et le partisan lombard Mele à Cannes avec l’aide des Russes que l’empereur lui a envoyés, « les hommes les plus vaillants qu’il pût trouver », dit le moine Aimé. — « En 1020, dit M. Brosset dans ses notes l’Histoire de la Géorgie, Basile arrive sur les frontières d’Asie avec toutes les troupes de la Grèce et une foule d’étrangers. Lors de la rébellion de Xiphias, les Russes battent les Géorgiens le 11 septembre 1022. En 1024 l’expédition de Chrysochir n’est qu’un indice de l’affluence toujours croissante des guerriers russes vers le midi. En 1024 le généralissime Oreste part pour reconquérir les thèmes italiens avec des Russes et d’autres guerriers de toute race. »

[66] Dans Codinus encore, qui écrivait au XVe siècle, il est question des gardes varangiens russes au service de l’empereur. Cet auteur les compare au régiment impérial « qui, dans l’antiquité — c’est-à-dire dans le XIe siècle, — était de six mille guerriers. »

[67] Voyez Belin, Histoire de l’Église latine à Constantinople Paris, 1872.

[68] A partir de 1050, côté des Russes et des quelques Scandinaves, on voit affluer, de plus en plus nombreux dans ce corps auxiliaire, des Francs et des Italiens, des Normands Italiens surtout, des hommes comme Hervé le Francopoule et Roussel de Bailleul aux temps d’Alexis Comnène. Peu à peu ces nouveaux venus finissent par être de beaucoup les plus nombreux. Enfin, dès la fin du XIe siècle, commence l’exode Constantinople des Anglo-Saxons qui deviennent les nouveaux Varangiens et se substituent définitivement aux Russes un peu avant la première Croisade.

[69] Cette pièce de vers suit de très près dans le texte manuscrit celle sur le Comitopoule.

[70] Le titre en est: Novelle de notre pieux basileus Basile le Jeune ou le Porphyrogénète abrogeant la constitution du basileus Nicéphore sur l’édification des églises et les fondations pieuses.

[71] Novelle II de cet empereur.

[72] Le seigneur Nicéphore.

[73] Basile Ier.

[74] Il fut donc permis dès ce moment d’ériger de nouveaux monastères, dit Mortreuil, mais il paraît qu’à l’abri de cette nouvelle autorisation quelques habitants des campagnes avaient édifié des oratoires qui reprirent le nom de monastères et que des évêques, entraînés par un zèle maladroit, mirent la main sur ces édifices. L’empereur, par une Novelle qui ne nous est point parvenue, mais dont Psellos donne l’analyse, restitua ces propriétés aux villageois. Il n’y eut d’exception que lorsque le nombre des religieux s’élevait au moins à quatre vingt.

[75] Il me semble qu’il y a dans la fin de ce récit quelque confusion avec celui de l’incendie de la flotte égyptienne quelques années plus tard, en 996.

[76] Jaffa ou Ascalon.

[77] El-Aïni est seul à dire qu’ils apportaient aussi de l’argent pour l’entretien de l’église de la Résurrection à Jérusalem.

[78] On sait que la mention du nom du prince dans la prière officielle du vendredi est un des attributs de la puissance souveraine du Khalife.

[79] En 1049 ou 1050, le basileus Constantin, pour plaire au Seldjoukide Togroul Beg, fit restaurer la mosquée de Constantinople. En 1189, Saladin, ayant envoyé une ambassade à Constantinople pour conclure une alliance avec l’empereur Frédéric Barberousse, adjoignit à ses envoyés un hâtib ou prédicateur une chaire et plusieurs lecteurs du Coran et mouezzims. Le jour de l’entrée de l’ambassade, « jour mémorable », dit l’ambassadeur dans son rapport, le hâtib monta dans la chaire et, en présence d’une foule de marchands musulmans établis à Constantinople, dit en grande pompe la prière officielle au nom du Khalife abbasside.

[80] Skylitzès affirme la chose formellement.

[81] « Les troupes qui étaient dans la ville, ainsi que les troupes occidentales » dit Acogh’ig.

[82] Voyez dans Wassiliewsky, La droujina vaeringo-russe. On ne peut se fier ici aux dates de Muralt. — M. Ouspensky, dans son compte rendu du livre du baron Rosen, croit que la bataille de Chrysopolis eut lieu peut-être déjà dans le cours de l’été de l’an 988 et qu’il se passa plusieurs mois entre cette victoire et, celle d’Abydos. C’est aussi l’opinion du baron Rosen qui place également la victoire de Chrysopolis dans l’été de 985. Acogh’ig dit en parlant de la bataille d’Abydos: « L’an suivant, — c’était encore au printemps ».

[83] Je rappelle que je suis ici Léon Diacre, certainement mieux informé. Skylitzès et Cédrénus, qui ne parlent pas de Léon Mélissénos, font apparaître dès le début Bardas Phocas devant Abydos et disent que c’est lui qui commandait en personne cette portion de l’armée rebelle.

[84] Cependant l’historien arménien Arisdaguès de Lasdiverd dit que Basile n’avait pu amener que quatre mille hommes ! — probablement les guerriers russes. Selon cet auteur, Bardas Phocas commandait des forces bien plus considérables.

[85] C’est Yahia qui nous fournit cette date précieuse. Elmacin dit que la bataille eut lieu le 12, « le troisième jour du mois de moharrem de l’an 379 de l’Hégire ».

[86] Ce passage curieux semble faire allusion à quelque pratique païenne encore tolérée dans les camps.

[87] Ibères.

[88] Nous avons vu que, d’après le témoignage d’Acogh’ig, le prétendant avait renvoyé en Orient ces auxiliaires géorgiens après la défaite de Chrysopolis. Probablement il n’avait conservé que cette garde fidèle.

[89] Psellos dit qu’il tomba de sa selle.

[90] Zonaras penche pour cette explication. Psellos, après avoir exposé les diverses opinions, se déclare incompétent et attribue pieusement la mort du prétendant la volonté de la Théotokos. Dans un petit volume publié à Venise en 1821, le chanoine Ag. Molin s’est efforcé, sans grand succès, de prouver que l’image de la Vierge embrassée avec tant de ferveur en cette circonstance critique par Basile n’était autre que cette célèbre Icône actuellement vénérée à Saint-Marc la même que Jean Tzimiscès aurait portée avec lui dans ses campagnes contre les Russes, la même qui accompagnait constamment les empereurs lorsque ceux-ci partaient en guerre.

[91] C’est Léon Diacre qui nous donne ce détail sur la stature du prétendant.

[92] Littéralement: « une croix et une pelle à vanner ».

[93] Et non dix-neuf, comme le disent Yahia et Elmacin. Arisdaguès de Lasdiverd dit, à tort, que la révolte de Bardas Phocas avait duré sept années, durant lesquelles il était demeuré maître de tout l’Orient.

[94] Ce district, dont le nom ne se trouve mentionné que dans Yahia et Mokaddasy, devait être situé, suivant le baron Rosen, quelque part dans le pays de Darôn, dans le voisinage du thème de Mésopotamie et de la province de Hantzith. Bardas Skléros en avait été nommé gouverneur tout au début du règne de Basile.

[95] Mathieu d’Édesse désigne Bardas Skléros sous le nom de « Mauro-Vard » ou « Vard le Noir ». M. Dulaurier a cru à tort qu’il s’agissait de Bardas Phocas.

[96] C’est-à-dire les Russes.

[97] Léon Diacre désigne cette ville sous son nom plus moderne de Verria.

[98] C’est-à-dire les Bulgares.

[99] Le chroniqueur arménien contemporain Acogh’ig place la prise de Berrhœa l’année 991.

[100] Il ne faut pas confondre cette cité antique et médiévale avec la Cherson ou Kherson actuelle, ainsi nommée en souvenir de son aînée et située bien plus au nord. — Suivant le récit du moine Jacob, un des documents primitifs pour l’histoire russe, Cherson aurait été assiégée par Vladimir non point avant le baptême de celui-ci, mais seulement quatre ans plus tard.

[101] Je ne saurais mieux faire que de reproduire en note l’article que j’ai consacré ma visite ces ruines célèbres dans le Journal des Débats, numéro du 5 novembre 1895.

Bien peu de gens surtout savent que, sur l’emplacement de cette cité historique, devenue à jamais illustre par cette lutte épique des cinq nations, s’élevait, il y a vingt et quelques siècles, une colonie grecque célèbre, elle aussi, dans l’antiquité. Celle-ci se nommait Chersonèsos. Elle a frappé des médailles admirables, au revers desquelles on voit Diane terrassant la biche d’Aulide. Cette Diane, c’était la fameuse Diane de Tauride dont Iphigénie fut la prêtresse, dont on prétend que le temple était situé en un lieu aujourd’hui encore charmant entre tous, là où se dresse, dans une situation superbe, au-dessus des hautes falaises dominant la mer d’un bleu intense, le poétique monastère de Saint Georges.

« Les Grecs de Chersonèsos faisaient le commerce avec toutes les peuplades barbares qui s’agitaient au sud de ce qui est aujourd’hui la Russie dans un immense et confus désordre. Leurs blancs vaisseaux portaient leurs frères de Hellade ou d’Ionie les marchandises précieuses acquises au pays de Scythie. A la colonie grecque succéda après la période romaine une place forte byzantine. Lorsque l’empire d’Orient eut perdu presque toutes ses possessions sur le rivage septentrional de la mer Noire, Chersonèsos, qu’on appelait alors Cherson, presque seule en ces parages, lui resta. Cette capitale des possessions byzantines de Crimée n’en prit que plus d’importance. Elle devint le centre d’un grand commerce avec toutes les races éparses de ces vastes régions Petchenègues, Khazars et autres. Son gouverneur ou « stratigos » était en même temps chargé de surveiller les agissements de ces barbares dont les attaques soudaines faisaient souvent trembler Byzance. Ce fut aussi un lieu de déportation; un pape, l’infortuné Martin Ier, un empereur, Justinien Rhinotmète, le féroce mutilé, y furent relégués.

Mais vers les approches de l’an 1000, exactement en 989, il se passa, dans cette cité criméenne, un fait capital, qui devait lui donner une illustration nouvelle. Le grand prince de Kiev, Vladimir, le véritable fondateur de la grandeur russe, était venu attaquer et prendre Cherson, à la tête de ses « droujines fidèles », de ses guerriers fameux armés de la hache double tranchant, de la longue lance, de l’arc démesuré et de l’immense pavois. C’était une heure tragique de l’histoire de Byzance. La jeune royauté des fils de Théophano, Basile II et Constantin, se trouvait, ce moment précis, mise en péril extrême par une rébellion terrible. L’armée du prétendant asiatique, Bardas Phocas, s’apprêtait mettre le siège devant Constantinople. Une transaction intervint, dont il serait trop long de dire ici les péripéties dramatiques. Plusieurs milliers de guerriers russes, accourus au secours des empereurs, triomphèrent du rebelle. En échange, Basile et Constantin donnèrent leur soeur Anne en mariage leur sauvage allié, qui se fit chrétien avec son peuple. C’est la date capitale de l’histoire de la nation russe. La pauvre petite princesse, la Porphyrogénète arrachée tout en pleurs au gynécée du Grand Palais, débarqua à Cherson avec un infini cortège de dignitaires, de prêtres, de missionnaires apportant de saintes reliques. Le grossier barbare, le mari païen de plusieurs femmes, le seigneur de trois cents concubines, celui qu’un chroniqueur contemporain qualifie de fornicator immensus, épousa la descendante des basileis. Il reçut dans le baptistère de la cathédrale de Cherson le sacrement du baptême, puis s’en retourna à Kiev avec Anne et ses prêtres. Au pied des hautes falaises merveilleusement boisées qui dominent l’immense Dniéper, le peuple russe reçut, lui aussi, le baptême par immersion. Le faux dieu Péroun, idole à la tête d’argent, fut précipité dans le fleuve. La Russie était à jamais chrétienne. Vladimir, plus tard, fut mis au nombre de ses saints.

Cherson avait été restituée aux empereurs. Elle demeura byzantine jusqu’à la conquête tartare et, ruinée par mille aventures désastreuses, disparut insensiblement de la surface du sol. Mais on conçoit de quelle vénération la nation russe entoure ce lieu qui vit le baptême de saint Vladimir et l’entrée définitive de son peuple dans le giron de l’Eglise chrétienne. On connaissait dès longtemps, par quelques restes insignifiants, l’emplacement précis de Cherson dans la banlieue sud de Sébastopol. On savait que la baie de la Quarantaine, celle même qui a joué un grand rôle dans la guerre de Crimée, avait été le port de la cité byzantine. Des fouilles, entreprises il y a bien des années déjà, avaient mis au jour d’intéressantes substructions. Puis vint la lutte terrible de 1854. Les tranchées françaises recouvrirent les fouilles d’alors. Les obus et les bombes plurent sur l’emplacement de la vieille cité d’Iphigénie; les ossements de nos soldats se mêlèrent à ceux des Hellènes, des guerriers de Vladimir et de Byzance. Depuis peu, depuis que Sébastopol est redevenue une grande ville, des fouilles méthodiques ont été reprises sur une beaucoup plus grande échelle, sous la direction de M. Kosciusko, un archéologue passionnément épris de son oeuvre. Elles ont donné les plus brillants résultats, que je désire signaler à l’attention du public français, si peu au courant de ce qui se passe en Russie.

« Entre la baie de la Quarantaine et les falaises de la côte, sur la rive sud de la baie de Sébastopol, en un site charmant dont la vue s’étend sur le grand port militaire russe, on visite les débris de la ville disparue, ressuscitée par M. Kosciusko. J’ai passé là, le mois dernier, des heures exquises. L’enceinte médiévale apparaît très nettement. Sauf en un grand espace occupé malheureusement par un monastère où toute recherche est interdite, les divers quartiers de la ville byzantine ont été retrouvés. Les rues sont facilement reconnaissables, comme aussi les substructions des principaux édifices. Si mes souvenirs de cette visite rapide ne sont pas trop confus, plus de trente églises ont été reconnues déjà, attestant l’importance de cette cité, trait d’union entre l’empire de Roum et l’universalité de la barbarie scythique. Beaucoup de ces monuments, petits comme le sont presque tous les édifices religieux byzantins, surplombent aujourd’hui la falaise au-dessus des vagues qui, hélas! sapent sans cesse la base du rocher. Détail émouvant entre tous: les archéologues russes croient avoir retrouvé non seulement l’église où Vladimir fut marié à son impériale fiancée, mais encore le baptistère tout voisin où il reçut le baptême. L’emplacement de la cuve, les quatre absides du petit monument, la place du trône épiscopal, se reconnaissent parfaitement. Une émotion religieuse vous saisit en présence de ces restes vénérables, témoins de ce prodigieux fait historique. On croit revoir en songe ce spectacle inouï: le barbare superbe entouré de ses blonds guerriers « hauts comme des palmiers » venant en grand appareil épouser la princesse byzantine, la fille des empereurs, vêtue de couleurs éclatantes, soutenue sous les bras par ses eunuques et ses femmes, les « patriciennes à ceinture », suivie du long cortège des prêtres aux cheveux flottants.

Les fouilles donnent les résultats les plus riches, surtout celles des catacombes qui entourent la ville. M. Kosciusko a installé un petit musée provisoire d’où chaque mois partent pour celui de l’Ermitage à Saint-Pétersbourg les objets de prix retrouvés, qu’on ne saurait, sans danger, abandonner dans cette solitude. Au-dessous des constructions tartares et byzantines, la pioche des ouvriers atteint les édifices grecs primitifs; aussi les fouilles produisent-elles le plus étrange mélange de découvertes, et chaque jour les chercheurs retrouvent les beaux débris grecs comme les balles médailles de la Chersonèse antique à côté des sous d’or concaves des empereurs byzantins, des Ducas et des Comnènes, les inscriptions antiques à côté de celles du moyen âge. Quelques semaines avant notre visite, on en avait découvert une d’Isaac Comnène et de son épouse la basilissa Catherine faisant don à la cathédrale de nouvelles portes de bronze. Mais ce qui est vraiment dramatique, c’est qu’en même temps la pioche des ouvriers ramène sur le sol les mille débris tout récents du grand drame d’il y a quarante ans. Hélas ! à côté des monnaies au type de la Diane de Tauride ou à celui des autocrators byzantins, à côté des têtes de flèches des guerriers russes ou khazars, on apporte souvent à M. Kosciusko des sous de France, humbles reliques de nos héroïques fantassins morts dans la tranchée, loin de la chaumière natale, des balles aussi échangées en ces luttes fratricides.

« Nous avons erré longtemps en ces lieux tragiques, éclairés du plus beau soleil, le coeur oppressé de grands ou de douloureux souvenirs, où se mêlaient, en une confusion étrange, les noms presque fabuleux de l’antiquité, l’ombre gracieuse d’Iphigénie, les images farouches de Vladimir et de ses guerriers enchemisés de fer, celles toutes proches des soldats de France, dont les ossements innombrables reposent non loin de là au cimetière français.

[102] En 1818, Hase publiait pour la première fois, dans les notes à son édition parisienne de la Chronique de Léon Diacre, des fragments manuscrits en langue grecque, écrits, d’une petite écriture très enchevêtrée et raturée, sur deux feuillets séparés faisant partie d’un manuscrit de la Bibliothèque Nationale de la fin du xe siècle — c’était du moins l’avis de Hase, — manuscrit peu volumineux contenant diverses lettres de saint Basile, de saint Grégoire de Nazianze et d’autres saints. Ces fragments, évidemment inscrits à une date postérieure sur ces deux feuillets vides par un des propriétaires de ce petit livre de piété, fragments connus des érudits sous le nom inexact de Notes du toparque grec de Gothie, ont été depuis cette date l’objet d’une importante littérature. Longtemps, à la suite de Hase, on a voulu à tout prix rattacher les très curieux lambeaux de récits d’une campagne d’hiver et d’un siège de forteresse qui s’y trouvent rapportés, à quelque expédition d’un prince russe du xe siècle vers le sud, plus particulièrement à celle de Vladimir contre Cherson en 989. Longtemps même cette dernière opinion a été admise presque sans conteste. On attribuait ainsi à ces notes confuses d’un chef de district militaire en campagne, d’un toparque, comme il s’intitule lui-même, une importance extrême. Elles devenaient une source de premier ordre pour la connaissance de l’histoire primitive du peuple russe. En 1874, M. Kounik publia sur ce document un travail très étudié dans le tome XXIV des Mémoires de L’Académie des Sciences de Saint-Pétersbourg. En 1876, M. Wassiliewsky, dans un mémoire publié dans le fascicule du tome CLXXV (p. 185) du Journal du Ministère de l’Instruction publique russe sous le titre de Notes sur le toparque de Gothie, mémoire destiné surtout à rendre compte de celui de M. Kounik, fit, le premier, une bonne traduction des fameux fragments, en y ajoutant d’excellents commentaires, et s’efforça de prouver que ce curieux récit a trait non aux affaires de Crimée, mais à celles de Bulgarie, et que les événements qui y sont rapportés ont dû se passer non dans la péninsule criméenne au temps de Vladimir, mais bien sur le Danube, probablement lors des guerres de Sviatoslav. Ces résultats des recherches de l’éminent académicien russe semblaient définitivement admis lorsque le professeur Ouspensky d’Odessa, dans un mémoire d’une érudition aussi profonde qu’ingénieuse intitulé: Possessions byzantines sur les côtes septentrionales de la mer Noire aux IXe et Xe siècles, publié dans les Kievskaya Starina de 1889, est venu proposer une théorie nouvelle. Les conclusions de ce mémoire, fortement appuyées sur l’étude des lettres du patriarche de Constantinople Nicolas Mystikos, me paraissent sans réplique. M. Ouspensky y démontre que les événements racontés dans les notes, hélas si tronquées, du toparque, ont dû se passer non point aux environs de Cherson, ni vers les régions de la Bulgarie sur le Danube, mais quelque part au nord de la Crimée, probablement dans le pays des Khazars du Don, et non vers la fin mais bien vers le commencement du xe siècle, probablement dans l’hiver de l’an 903 à 904. Je n’ai donc point à m’occuper ici de ces fragments, publiés il y a près de quatre-vingts ans par un des patriarches des études byzantines et qui se trouvent avoir une signification historique dans une tout autre sphère que celle dans laquelle on appréciait leur importance jusqu’ici, qui, en un mot, n’ont probablement aucun lien direct ni avec l’histoire de Russie ni d’autre part avec celle du basileus Basile II. J’ai négligé de dire que la note de Hase sur les fragments manuscrits dits « du toparque de Gothie » se trouve reproduite dans l’édition de Bonn de Léon Diacre, pp. 496 sqq.

[103] Après le retour à Constantinople des envoyés russes chargés d’étudier la religion orthodoxe. Le narrateur anonyme passe ici entièrement sous silence l’envoi du corps auxiliaire russe à Constantinople. De même il se trompe en fixant à l’an 988 la date de l’attaque de Cherson par Vladimir, alors que, par la comparaison de la phrase de Léon Diacre relative à cet événement avec les données météorologiques fournies par Yahia, nous sommes assurés que le siège ne fut entrepris que dans l’été de l’année suivante, probablement dans le courant de juin.

[104] Voyez Rambaud.

[105] Colonnes de feu qui parurent du côté du nord.

[106] J’ai dit plus haut comment MM. Wassiliewsky et Rosen — grâce aux textes de Léon Diacre et de Yahia disant l’un que l’aurore boréale de 959 annonçait la prise de Cherson et que la comète du 27 juillet de cette même année présageait le tremblement de terre du 25 octobre qui jeta bas la coupole de la Grande Eglise, l’autre (avec Elmacin) que l’aurore boréale, accompagnée d’un ouragan terrible et suivie d’une obscurité inouïe, avait eu lieu dans la nuit du samedi vingt-septième jour du mois de dou’l-hiddja de l’an 378 de l’Hégire, soit le 7 avril 989, en Egypte — ont réussi à placer à sa date vraie cette prise de Cherson, fixée à tort avant la conversion par la Chronique dite de Nestor, ce qui a si longtemps tant embarrassé les historiens russes. Ces savants auteurs sont parvenus à prouver que cet événement a dû avoir lieu entre les dates du 7 avril et du 27 juillet, probablement vers la fin de juin ou les premiers jours de juillet. « Il est hors de doute, dit M. Ouspensky qu’une telle déduction entraîne des conclusions bien graves à l’endroit du récit légendaire de cette expédition de Cherson et des circonstances du baptême de Vladimir contenues dans la Chronique russe nationale, mais nous n’aborderons point ici cette question, et demeurerons indécis sur le fait de tous ces changements, sur celui surtout de sa voir si le secours russe envoyé à Byzance suivit ou précéda le mariage et la conversion de Vladimir. Le mémoire de Wassiliewsky cite encore le témoignage du moine Jacob qui dans son Eloge de Vladimir dit que, l’an d’après le saint baptême, Vladimir, de glorieuse mémoire, alla vers les cascades et, la troisième année, prit Cherson, etc. Les déductions de ce savant se trouvent ainsi confirmées par les sources russes elles-mêmes.

[107] C’est à Yahia, à Elmacin, à Ibn el Athir que nous devons de connaître les causes vraies de tous ces événements, du baptême du prince russe en particulier, dont pas un Byzantin n’a parlé. Quant au mariage avec Anne, ceux des Grecs qui le mentionnent le font incidemment. Ils ne parlent que du contingent.

[108] Ce fragment a été publié dans son texte grec avec traduction latine par Banduri dans ses Animadversiones in Constantini Porphyrogeneti libros de thematibus et de administrando imperio, reproduites dans la Byzantine de Paris et dans celle de Venise (1729) sous forme d’appendice à son Imperium Orientale, t. II, et dans celle de Bonn sous forme de supplément au t. III de Constantin Porphyrogénète (pp. 357 à 366), Voyez pour le reste de la bibliographie, Regel, op. cit., p. xx. Le fragment publié par Banduri l’avait été d’après un manuscrit de l’ancienne Bibliothèque Colbertine, qui n’a pu être retrouvé par M. Regel ni à la Bibliothèque Nationale ni dans les autres bibliothèques de Paris. En revanche, M. Regel a retrouvé une copie complète de ce récit avec le commencement qui manquait dans le manuscrit de la Colbertine, au couvent de Saint-Jean-l’Evangéliste de Patmos, et l’a publié avec des éclaircissements dans ses Analecta byzantino-russica, pp. xix-xxxii et 4 à 51. Ce récit est une compilation de date assez récente, du xiiie ou du xive siècle, oeuvre assez médiocre d’un Grec où se trouvent entremêlés et confondus par erreur le récit de la première conversion partielle des Russes par le patriarche Photius au IXe siècle, ensuite celui de la conversion sous Vladimir au xe siècle, finalement la légende de l’introduction de l’alphabet slave par les saints Cyrille et Méthode.

Bien que pour le récit de la conversion, cette version, concorde presque absolument avec celles de la Chronique de Nestor et de la Vie de Vladimir, cependant elle présente quelques détails nouveaux, surtout pour le séjour des ambassadeurs russes Constantinople. Ainsi leur visite à Sainte-Sophie est racontée fort en détail.

[109] Couret, op. cit.

[110] Qui étaient venus le trouver à Cherson.

[111] Le récit de la Chronique est par trop favorable aux prétentions russes. Il est bien improbable que Vladimir ait poussé l’insolence jusqu’à sembler croire qu’on lui accorderait la main de la princesse Anne s’il persistait à demeurer païen. Quand il présenta sa demande de mariage, sa résolution devait être prise sur cette question de la conversion de lui et de son peuple. Les autres sources sont plus dans le vrai en disant simplement qu’il offrit de se convertir à condition qu’on lui accorderait la main de la Porphyrogénète.

Ce fut le patriarche Nicolas II Chrysobergios qui ordonna le premier métropolite de Russie. C’était un prêtre d’origine syrienne nommé Michel Nicolas l’envoya en Russie avec six évêques pour lui servir de suffragants.

[112] Ibn el Athir, qui fait à peu près le même récit, dit aussi qu’Anne refusa d’épouser un homme ayant une autre religion que la sienne et qu’alors Vladimir se fit chrétien.