L'ÉPOPÉE BYZANTINE À LA FIN DU DIXIÈME SIÈCLE

Première partie

CHAPITRE X

 

 

Ce fut peu de temps après cette chute retentissante du parakimomène Basile qu’éclata enfin la grande guerre bulgare, depuis longtemps imminente, un des épisodes les plus graves, les plus extraordinaires et les plus prolongés des annales de l’empire d’Orient, qui a valu à Basile II une gloire immortelle pour l’énergie avec laquelle il soutint cette lutte de plus de trente années, depuis l’an 986 jusqu’en 1019. Cette guerre, prodigieuse par l’opiniâtreté de la résistance comme par celle de l’attaque, devait faire couler des flots de sang à travers la plus grande partie de ce long règne, mais elle se termina du moins après tant d’années de combats par une si complète victoire des forces byzantines, par un si total écrasement de la nationalité bulgare et du royaume de ce nom qui avait réussi à se constituer pour un temps au sein même de l’empire, que le peuple vaincu en demeura à demi détruit et que le prince vainqueur en conserva le nom de Bulgaroctone, ou « tueur de Bulgares », par lequel il est connu dans l’histoire.

Pour cette guerre interminable dont les débuts avaient vu les Bulgares conquérir la Macédoine et l’Épire presque entière sauf Salonique et Nicopolis, envahir la Thessalie, la Grèce propre, menacer le Péloponnèse, et dont l’heureuse issue sauva définitivement Byzance d’un péril terrible sans cesse renaissant, les sources byzantines sont, hélas, d’une pauvreté peut-être plus extraordinaire, plus désespérante encore, que pour aucune autre période de ces siècles dixième et onzième sur lesquels nos informations sont si rares, si lamentablement incomplètes. Aucune question historique, malgré quelques progrès récents, n’est demeurée plus mal connue, plus embrouillée, plus obscure. Rien ne peut donner une idée de la brièveté, de la confusion, souvent de l’inexactitude des récits de Skylitzès pour toutes ces campagnes successives entreprises durant tant d’années par l’infatigable Basile contre la Bulgarie. Les faits les plus importants sont bien indiqués, mais sans ordre, sans aucune indication de dates précises. Impossible d’en rétablir la succession chronologique régulière. Et cependant cet auteur est la source capitale pour l’histoire de cette guerre interminable. En sa qualité de haut magistrat sous le basileus Alexis Comnène, il a dû avoir à sa disposition, pour rédiger son Epitome historiarum de l’an 811 à l’an 1057, des documents écrits de toute importance, peut-être bien même la Chronique perdue et jusqu’ici introuvable de Théodore de Sébaste. Cédrénus n’a fait que le transcrire servilement. Zonaras n’est pas mieux informé. Lui aussi le contemporain d’Alexis Comnène, il a également beaucoup copié Skylitzès, parfois Psellos. Quant à ce dernier historien si excellent, qui ne parle malheureusement que très courtement et seulement par ouï-dire du règne de Basile II, il ne souffle même pas mot de la guerre bulgare. Léon Diacre, incidemment, nous a fait un récit très précieux d’un des premiers drames de cette grande lutte, drame auquel il a assisté en qualité de témoin oculaire. Il fait encore à la guerre bulgare quelques autres allusions utiles. Puis viennent les vies et panégyriques des saints, qui nous fournissent çà et là quelques indications très précieuses parce qu’elles sont souvent tout à fait contemporaines. Quant aux sources d’origine bulgare, il n’en existe, ou mieux il n’en subsiste aucune. C’est là une lacune déplorable qui ne sera jamais comblée. Force sera toujours de recourir aux indications des Byzantins que je viens d’énumérer

On peut leur ajouter cependant quelques allusions faites comme en passant qui se retrouvent dans diverses sources étrangères. Ainsi les historiens arabes et arméniens, tout à fait indépendants des écrivains purement grecs, nous fournissent divers renseignements qui viennent parfois compléter admirablement, parfois même corriger, ceux des Byzantins. Il en est ainsi, par exemple, de Yahia, source souvent excellente, plus tard copiée par Elmacin. L’écrivain antiochitain, d’ordinaire si exact, est parfois très bien informé de ces affaires si lointaines. Il a été le contemporain de tous ces événements et a dû disposer de sources très nombreuses. Chose précieuse entre toutes, il fournit des dates. Malheureusement et fort naturellement il ne parle jamais de la guerre bulgare qu’à titre incident. Dans des proportions moindres, Étienne de Darôn, dit Acogh’ig, est un historien contemporain de premier ordre, une source très véridique qui, tout en narrant les destinées de l’Arménie, nous fournit des indications sur les affaires de Bulgarie jusqu’à l’année 1004 et dit parfois quelques mots précieux au sujet des Bulgares.[1] Pour l’étude d’événements à la fois si importants et si obscurs, l’historien digne de ce nom ne doit pas négliger le moindre indice. Dans sa poursuite constante du document, il ne doit dédaigner ni la plus distante allusion, ni le détail le plus insignifiant comme semé au hasard.

Depuis bien des années toute l’attention, toute l’activité du parakimomène et de son impérial pupille[2] s’étaient trouvées forcément concentrées d’abord sur la révolte de Bardas Skléros qui, durant tant de mois, avait mis l’empire à deux doigts de sa perte en Asie, ensuite sur les affaires d’Italie et de Syrie. Maintenant, plus tranquille de ces divers côtés, Basile pouvait plus librement porter tous ses efforts, toute son énergie vers la frontière septentrionale de l’empire en Europe où, depuis longtemps déjà, les événements les plus graves accumulaient menace sur menace.

La victoire totale de Jean Tzimiscès sur les Russes, leur expulsion définitive de la Bulgarie avaient été, on le sait, suivies de la prise de possession par ce basileus de toute la portion orientale de cette monarchie située entre le Balkan et le Danube d’une part, la mer Noire et le cours de l’Isker de l’autre. On se rappelle également que les héritiers du dernier tsar Pierre, le tsar Boris avec sa femme, ses deux enfants[3] et son frère Romain, uniques survivants de la race de ce prince infortuné, en un mot tous les membres de l’ancienne dynastie bulgare, emmenés par leur vainqueur à Constantinople, avaient été solennellement dépouillés par celui-ci de leur titre royal et transformés en simples dignitaires du Palais Sacré. Boris avait été créé magistros. De Romain on avait fait un eunuque. La Bulgarie trans-balkanique avait été purement et simplement annexée à nouveau à l’empire dont toutes ses provinces avaient jadis fait partie. Des « stratigoi » impériaux à la tête de garnisons byzantines nombreuses avaient occupé les villes fortes et pris en mains l’administration. Quant au reste de la monarchie bulgare, quant à toutes les provinces occidentales jusqu’à la mer Adriatique, réunies sous le sceptre d’un chef national du nom de Schischman, elles avaient complètement échappé à l’action des armées de Tzimiscès. L’indépendance nationale s’y était maintenue absolument intacte, semble-t-il, en face de l’effondrement de l’autre portion du royaume.

Les choses en seraient peut-être demeurées là longtemps encore si le grand Tzimiscès eût vécu. Mais ce prince infortuné ne devait pas même survivre quatre années à ses victoires sur le Danube. A peine avait-il expiré au retour de sa campagne de Syrie, que le nouveau régent, le parakimomène Basile, avait dû concentrer son énergie tout entière, user les ressources suprêmes de l’Etat pour combattre l’immense danger de la révolte de Bardas Skléros. Quatre années durant, cette sédition du grand chef asiatique avait mis la maison de Macédoine aux portes de l’abîme. Il avait fallu sans doute, pour reformer toujours à nouveau les armées d’Anatolie incessamment mises en déroute par le terrible prétendant, retirer la majeure partie des troupes d’occupation de Bulgarie, diminuer l’effectif de certaines garnisons, en supprimer d’autres peut-être. Le parti national bulgare, tous ces boliades provinciaux fort nombreux encore, très ardents, très patriotes, qui supportaient avec une suprême impatience le joug détesté de l’étranger, s’étaient presque instantanément agités, surexcités par les nouvelles si désastreuses pour le gouvernement des basileis qui ne cessaient de parvenir du théâtre de la lutte en Asie. Le corps de Jean Tzimiscès était à peine déposé dans sa dernière demeure de l’oratoire de la Chalcé, qu’un premier soulèvement avait éclaté contre ses deux jeunes successeurs dans cette Bulgarie danubienne si chèrement, si glorieusement arrachée par lui au joug des Russes, soulèvement presque aussitôt appuyé par une prise d’armes universelle de toute la portion du royaume demeurée indépendante. Un historien russe qui a écrit sur ces événements obscurs des pages remarquables a eu raison de dire que les Bulgares avaient très certainement commencé à préparer leur action dès le règne de Jean, profitant probablement de l’absence prolongée de ce prince en Syrie. S’il n’en eût été ainsi, cette prise d’armes n’eût pu éclater ainsi presque immédiatement après sa mort.

Les documents contemporains qui nous sont demeurés de cette période des annales byzantines sont si peu nombreux, si imparfaits, l’histoire surtout de la monarchie bulgare à cette époque est si complètement inconnue, que jusqu’ici tous les historiens s’en allaient répétant sur le sujet qui nous occupe les mêmes erreurs stéréotypées. On croyait fermement que Jean Tzimiscès avait conquis et annexé la Bulgarie entière, ou plutôt, dans le silence presque absolu des sources, on ne s’était jamais préoccupé de savoir ce qu’étaient devenues, à la suite des événements de 972, les provinces occidentales de la monarchie du tsar Syméon. On, ignorait purement et simplement tout cet immense territoire. Par suite, les auteurs redisaient les uns après les autres, racontant d’après les chroniqueurs byzantins la grande guerre de Bulgarie du règne de Basile II, que cette lutte terrible avait eu pour origine unique les soulèvements dans les provinces bulgares reconquises par Tzimiscès, survenus à la suite de la mort de celui-ci et des troubles occasionnés par les prétentions de Bardas Skléros au trône impérial. Ces origines paraissaient bien un peu minces pour un si grand et si prolongé bouleversement, mais comme on n’avait pas d’autre explication à donner, on s’en tenait à celle-là

Il appartenait à un historien russe, M. Drinov, de faire enfin quelque lumière sur cette question. Dans un travail paru à Moscou en 1876[4] cet érudit s’est très heureusement occupé de ces origines si ignorées de la grande guerre gréco bulgare qui ensanglanta presque tout le règne de Basile II. Il a très victorieusement prouvé que l’instrument principal de cette lutte nationale de la Bulgarie contre ses oppresseurs étrangers, lutte qui devait se terminer pour elle d’une façon si malheureuse, avait été non le soulèvement de la portion conquise et asservie de ce peuple, portion orientale trans-balkanique, mais bien l’action vigoureuse et directe de la portion occidentale, demeurée pleinement indépendante sous le sceptre des quatre fils de Schischman. Certes les révoltes des Bulgares d’entre le Danube et le Balkan, révoltes tant facilitées par le retrait des garnisons byzantines sous le coup des périls de la rébellion de Skléros, contribuèrent puissamment par leur action latérale à soutenir, à fortifier la lutte contre Byzance pour la liberté et la patrie, mais jamais ces révoltes partielles, constamment tenues en échec ou du moins inquiétées par les troupes grecques d’occupation, ne fussent parvenues à entre tenir une lutte aussi formidable qui absorba durant plus d’un quart de siècle toutes les forces vives de ce vaste empire byzantin, si, aux côtés des rebelles du Danube et du Balkan, ne se fût dressée la jeune monarchie indépendante des David et des Samuel, les fils du boliade Schischman, le voïvode de Ternovo, qui, elle, put soutenir indéfiniment le poids principal de la guerre, grâce à toutes les forces militaires, à toutes les ressources matérielles d’un Etat fortement organisé. Seulement, jusqu’ici cet État bulgare occidental nous était demeuré presque totalement inconnu, puisqu’il est, hélas, sans annales. A M. Drinov revient l’honneur de l’avoir tiré de l’oubli. Je ne puis reproduire en entier son très intéressant mémoire. Je me contenterai de l’analyser rapidement, renvoyant à la lecture de ces pages, malheureusement écrites en langue russe, le lecteur désireux d’éclairer plus complètement sa religion.

Déjà, à propos de l’organisation établie par Jean Tzimiscès dans la portion de la Bulgarie annexée par lui à l’empire après ses victoires sur les Russes, j’ai parlé, d’après M. Drinov, de cette vaste portion de la monarchie de Syméon qui avait, par le fait de sa situation à l’occident de la péninsule des Balkans, échappé à la conquête byzantine et qui semble à ce moment, au milieu des troubles affreux qui signalèrent la fin du règne du tsar Pierre, s’être très fortement constituée à l’état de royaume indépendant sous le sceptre d’un boliade nommé Schischman. Celui-ci, révolté dès 963 contre son souverain légitime et proclamé tsar de la Bulgarie occidentale, demeura dès lors le chef du parti dit national en opposition à celui que représentaient les deux fils de l’infortuné Pierre, devenus de gré ou de force les humbles captifs de Byzance. J’ai montré aussi d’après l’auteur russe combien la disette inouïe, presque complète, de sources et de documents contemporains, rendrait à tout jamais à peu près impossible la reconstitution historique de la création de ce royaume occidental bulgare L’existence même n’en avait presque pas encore été soupçonnée, et Schischman et ses fils, à peine mentionnés par les chroniqueurs, avaient toujours été tenus jusqu’ici non pour les souverains véritables et indépendants de cette Bulgarie occidentale, mais pour les simples chefs aventureux de la révolte des provinces danubiennes bulgares. Seule peut-être, la translation dans la Bulgarie occidentale du patriarche bulgare Damien chassé par Jean Tzimiscès de son siège primitif de Dorystolon, translation qui se trouve mentionnée dans un témoignage de source byzantine cité par Du Cange à propos de la destruction de la liberté religieuse de la Bulgarie décrétée par cet empereur, était un indice presque certain de l’existence d’un royaume indépendant, ayant survécu aux coups de celui-ci. Cet indice même aurait dû plus vite contribuer à ouvrir les yeux des érudits qui se sont jusqu’ici occupés de ces origines de la seconde monarchie bulgare. Je laisse la parole à M. Drinov.

« Les témoignages que je viens d’énumérer, dit à peu près cet historien, nous sont une preuve certaine qu’en dehors des provinces bulgares danubiennes et balkaniques de Dorystolon, de la Petite Péréïaslavets, de Philippopolis et autres, conquises par Jean Tzimiscès et qui ne formaient qu’une portion relativement restreinte de la Grande Bulgarie, d’autres provinces étaient demeurées, qui, situées dans la vaste région entre le Rhodope et l’Adriatique, continuèrent à former un corps politique à part entièrement indépendant. Ce furent elles, entre autres, qui dépêchèrent en mars 973 des ambassadeurs auprès du vieil empereur d’Allemagne Othon Ier à Quedlinbourg.[5] En un mot, ce furent elles qui, s’étant détachées jadis du tsar Pierre alors que les provinces depuis conquises par Jean Tzimiscès étaient demeurées, de coeur, fidèles à ce souverain légitime et à ses successeurs, se constituèrent en corps politique séparé sous le gouvernement de Schischman et de sa dynastie et formèrent à ce moment le royaume occidental de Bulgarie. Lors des grandes luttes des règnes de Nicéphore et de Jean Tzimiscès sur le Balkan et le Danube, ce fut la seule Bulgarie orientale, où avait continué à régner l’ancienne dynastie de Syméon, qui fut vaincue par les Russes d’abord, par les Byzantins ensuite. Quant à la jeune monarchie occidentale, elle demeura intacte et cette partie de la nation conserva sa parfaite indépendance politique ».

« Cette théorie des deux royaumes bulgares, dont un seulement fut conquis par Jean Tzimiscès, théorie que je soutiens ici, poursuit M. Drinov, reçoit une confirmation éclatante de ce que nous savons tant sur les origines que sur les circonstances du fameux mouvement bulgare hostile à Byzance qui éclata dès 976, c’est-à-dire cinq années seulement après les victoires de Jean Tzimiscès sur le Danube. Surtout cette opinion nous explique le caractère vrai de ce mouvement de libération si puissant et si intense qui a été jusqu’ici très imparfaitement compris.

« Les historiens byzantins[6] racontent qu’aussitôt après la mort imprévue de Jean Tzimiscès c’est-à-dire dès l’année 976, les Bulgares se soulevèrent contre l’empire byzantin et envahirent les thèmes d’Europe. Dès 980, c’est-à-dire seulement quatre ans après, nous verrons au récit qui va être fait de cette guerre, les Bulgares en possession de provinces telles que la Thessalie et l’Hellade, sur lesquelles leur autorité ne s’était jamais encore étendue. Nous verrons vers cette même époque une de leurs armées pénétrer, sous la conduite de leur tsar Samuel, par l’Isthme de Corinthe jusque dans le Péloponnèse et y jeter l’épouvante après avoir au préalable ravagé la Thrace, la Macédoine et les environs de Salonique, la Thessalie, le thème de Hellade et conquis une foule de places byzantines, la puissante Larissa entre autres.

« Voilà donc ce qui se passait dans la Bulgarie occidentale vers les années 980 et 981, c’est-à-dire quatre ou cinq ans à peine après la mort de l’empereur Jean Tzimiscès. Les historiens qui, n’ayant jamais examiné la question de près, ne mettent pas en doute que cet empereur n’ait fait la conquête de la Bulgarie tout entière, considèrent les mouvements des Bulgares qui éclatèrent presque aussitôt après sa mort et toute la longue guerre qui en fut la suite comme ayant été uniquement une révolte de ceux-ci contre leurs nouveaux maîtres, une lutte désespérée pour la délivrance du joug byzantin. Mais dans cette hypothèse il deviendrait impossible d’expliquer comment, dès le début de cette prétendue révolte, les Bulgares ont pu se trouver maîtres de provinces telles que la Thessalie et l’Hellade. Bien d’autres particularités encore demeureraient incompréhensibles. Il faudrait admettre que dans le court espace de deux ou trois années les Bulgares révoltés auraient réussi non seulement à arracher au joug des Grecs toute la portion occidentale de leur monarchie, mais encore à y restaurer dans ce peu de temps tout un ordre civil et politique, à créer de toutes pièces cette armée régulièrement organisée qui en si peu de temps réussit à franchir la frontière, à enlever aux Byzantins des forteresses telles que Larissa, à soumettre enfin la Thessalie et la Grèce jusqu’à l’isthme de Corinthe. Est-il nécessaire de démontrer que l’accomplissement d’un tel programme en un temps aussi court par de simples bandes rebelles constituerait un fait inouï dans l’histoire, un fait presque fabuleux?

« Les absurdités, les impossibilités trop évidentes, découlant de ce système qui veut envisager un mouvement aussi puissant comme le produit d’une simple révolte des provinces bulgares soumises par Jean Tzimiscès, n’ont pu échapper aux partisans de cette opinion. Pour expliquer leur théorie ils ont inventé diverses hypothèses qui ne tiennent pas debout devant la critique la plus superficielle. Les uns se sont bornés à répéter que la révolte de Bardas Skléros avait à tel point absorbé durant quatre années toutes les forces et toute l’attention du gouvernement et de l’opinion à Byzance, que le premier n’avait pu prendre aucune mesure pour étouffer les débuts de l’insurrection bulgare, que la seconde ne s’était même pas aperçue des progrès gigantesques si rapidement réalisés par celle-ci. Le départ précipité de toutes les troupes impériales d’occupation pour aller combattre le prétendant d’Asie demeure donc pour ces historiens une explication très suffisante des éclatants succès des révoltés bulgares. Or, dès le début de la lutte, nous voyons des villes comme Serrès, comme Larissa, comme Corinthe, fortement occupées par des garnisons impériales. Si ces anciennes cités du territoire de l’empire avaient ainsi conservé leurs défenseurs, à bien plus forte raison les places reconquises par Tzimiscès au nord du Balkan et sur le Danube devaient avoir aussi gardé leurs garnisons byzantines. Le vulgaire bon sens doit nous être garant que le gouvernement des jeunes basileis n’avait pas ainsi stupidement dégarni ces places fortes. C’eût été courir de gaîté de coeur à l’encontre des pires complications. La preuve en est que le tsar Samuel ne put plus tard s’emparer, à cause précisément de la résistance opiniâtre que lui opposèrent certainement leurs garnisons byzantines, ni de Dorystolon, ni de Philippopolis, ni de Varna, ni de Mésembria, ni d’Anchiale, toutes places fortes reprises par Jean Tzimiscès.

« D’autres écrivains, qui ne nient point la présence de garnisons byzantines dans les principales villes de la Bulgarie trans-balkanique, cherchent à expliquer le succès étonnant de la sédition bulgare en supposant que ces garnisons dont il n’est plus fait mention dans les sources auraient été en grande partie massacrées, tandis que les soldats impériaux survivants se seraient enfuis ou auraient passé à l’ennemi. Peut-on croire sérieusement que si pareils événements s’étaient passés, on n’en retrouverait pas quelque trace, quelque mention sommaire dans les chroniqueurs byzantins? »

« Ma théorie, poursuit M. Drinov, a précisément le mérite de rendre inutiles ces hypothèses qui toutes pèchent par la base. Pour moi, je ne doute pas que la grande guerre gréco bulgare sous Basile II n’ait eu ses origines premières dans le royaume dont l’existence était demeurée jusqu’ici inconnue aux historiens et qui avait survécu à la conquête des provinces de la Bulgarie occidentale par le basileus Jean Tzimiscès.[7] Jusqu’à la mort de ce héros, ce royaume, que venait de fonder le boliade Schischman, n’était point entré en conflit avec Byzance, à la fois parce que l’empire grec était un adversaire trop redoutable pour la jeune monarchie et parce que celle-ci avait sur les bras de trop grosses difficultés intérieures. Ce ne fut qu’après la disparition de ce basileus si redouté que, profitant des cruels embarras créés à Basile II par la révolte de Bardas Skléros, le nouvel État se hâta de saisir l’occasion d’étendre sa puissance aux dépens de l’empire grec, trop sérieusement occupé ailleurs. Les souverains de cette Bulgarie de l’ouest disposaient évidemment de forces militaires bien plus considérables qu’on ne pourrait de prime abord le supposer. Bien naturellement aussi, et ceci on n’en saurait douter un instant, leur entreprise rencontra la plus vive sympathie, le plus actif concours, parmi les populations de même race des provinces orientales redevenues sujettes des Grecs. Ces circonstances, jointes au formidable accroissement des troubles en Asie par le fait des premières victoires de Bardas Skléros, furent donc la seule vraie cause du succès si rapide du mouvement bulgare. Elles nous expliquent comment en quelques années à peine non seulement la majeure partie des provinces conquises par Jean Tzimiscès se trouva délivrée à nouveau du joug byzantin, mais comment un certain nombre d’autres qui avaient jusque-là constamment appartenu à l’empire purent lui être momentanément arrachées. Voilà, à notre avis, le vrai caractère du mouvement qui éclata en Bulgarie dans le cours de l’année 976; ce ne fut point un simple soulèvement, quelque insurrection des provinces jadis annexées par Jean Tzimiscès, ce fut une guerre régulière faite à l’empire par la Bulgarie occidentale demeurée indépendante. Tel est bien l’aspect sous lequel ce mouvement apparaît dans les récits des chroniqueurs, pour peu qu’on étudie ceux-ci avec quelque attention.

« Il ne me reste maintenant qu’à tenter de refaire en peu de mots l’histoire forcément bien courte de cette Bulgarie occidentale depuis son origine jusqu’au commencement de la lutte contre Byzance en 976. On se rappelle que ce nouveau royaume de l’ouest avait été fondé du vivant du tsar Pierre, durant la grande insurrection soulevée contre ce souverain trop ami de Byzance par le parti bulgare dit national, dans le cours du printemps ou de l’été de l’an 963. A la tête de cette insurrection, qui ne fut qu’à demi victorieuse, se trouvaient le boliade Schischman surnommé « le Comte », le Comite, nous ne savons trop pourquoi, et ses fils. Ce Bulgare audacieux, originaire du sauvage kastron de Ternovo sur les rives de la Jantra au pied du Balkan, s’était fait proclamer souverain des provinces occidentales, qui se détachèrent à ce moment du royaume du tsar Pierre. Il y eut dès lors deux monarchies bulgares: une de l’est, une autre de l’ouest en Macédoine et en Albanie. Divers documents historiques[8] parvenus jusqu’à nous attestent que Schischman accepta le titre de roi ou plutôt de tsar »

On ne saurait dire exactement combien de temps il régna, mais, par le témoignage de Skylitzès qui dit qu’après le décès du tsar Pierre, survenu le 30 janvier 969,[9] les fils de Schischman, les « Comitopoules », ainsi que les appellent les historiens byzantins, se révoltèrent contre les fils de leur souverain défunt pour leur arracher la couronne, on peut estimer que le premier monarque de la Bulgarie occidentale devait être déjà mort à cette date puisque ses fils agissaient en ses lieu et place. De ce même témoignage du chroniqueur byzantin, nous apprenons que les nouveaux chefs nationaux de la Bulgarie occidentale guettaient attentivement chaque occasion de s’emparer des provinces orientales demeurées fidèles à la dynastie du tsar Pierre. Nous pouvons en conclure que cette première entreprise du commencement de l’an 969 échoua, puisque les fils de Pierre, avec l’aide des Grecs, réussirent pour cette fois à conserver le trône de leur père sur lequel venait de monter Boris, l’aîné d’entre eux.[10]

Des quatre fils de Schischman, également nommés les Schischmanides de Ternovo ou plus simplement les « Comitopoules »: David, Moïse, Aaron et Samuel, aussi appelé Étienne ou Stéphanos Samuel, ce fut David qui lui succéda. Ce fait nous est attesté par divers témoignages historiques, entre autres par le Registre des rois bulgares de Zographos, document très ancien dans lequel ce prince se trouve nommé immédiatement après son frère: « Dieu ait pitié de Schischman, de David, de Samuel, etc. » L’Église bulgare a mis David au nombre des saints, et son image se rencontre aujourd’hui encore dans mainte église de Bulgarie avec cette légende: le « saint roi bulgare David ». Il existe un antique portrait de lui au couvent de Ryl. Un autre se trouve dans un livre religieux slavon[11] publié à Pest au siècle dernier. Ses biographies manuscrites et celle écrite au milieu, du siècle dernier à l’aide de ces documents plus anciens par le moine prêtre Païssios dans son Catalogue des saints bulgares disent que le pieux souverain, après avoir cédé le trône à son frère Samuel, se retira dans un monastère et prit l’habit religieux. Il y mena une vie sainte et agréable à Dieu et ne tarda pas à mourir. Ses reliques furent, dans la suite, transportées de Vodhéna à Ochrida. Les historiens byzantins citent à peine ce souverain. Skylitzès, on le verra, qui ne semble pas ici d’accord avec le témoignage de Vies manuscrites du saint roi, dit seulement qu’il fut assassiné par quelques Vlaques errants, quelque part entre Castoria et Prespa, en un lieu appelé « les Beaux Chênes ». Il ne serait peut-être pas impossible cependant de concilier les deux témoignages. Nous verrons dans la suite comment Samuel,[12] qui n’était que le quatrième fils de Schischman, succéda pourtant immédiatement à son aîné, parce que les deux autres frères avaient également péri de mort violente.

C’est sous le gouvernement du tsar David qu’eurent lieu les premiers mouvements avant-coureurs de la grande guerre gréco-bulgare. Son règne avait commencé, nous l’avons vu, avant 969, puisqu’il durait déjà lors de l’insurrection en cette année de ce prince et de ses frères, les autres Schischmanides, contre les héritiers du tsar Pierre. Il durait probablement  encore lorsque mourut, ainsi que nous le verrons plus tard, Moïse, un des quatre frères, au siège de Serrès, vers 976 ou 977. Donc, entre 977 au plus tôt et 979 au plus tard, le pouvoir passa aux mains de Samuel qui, en 980, se trouvait, nous le savons avec certitude, déjà à la tête du royaume bulgare occidental.

Essayons maintenant avec M. Drinov de tracer approximativement les limites de ce royaume de la Bulgarie de l’ouest à l’époque de la fin de la guerre russo-byzantine, avant même le début de la lutte entreprise par cette monarchie contre Byzance en 976. Vers le sud-ouest, ces limites n’avaient pas changé et demeuraient celles si étendues vers le sud de la vieille Bulgarie des Syméon et des Pierre, non encore coupée en deux. La preuve en est que la guerre de 976 commença précisément par les sièges de Sérès et de Larissa, qui, encore sous le règne de Pierre, nous le savons, étaient des places frontières byzantines. Si de ce côté la Bulgarie avait conservé ses bornes, il va sans dire qu’elle les avait conservées également à l’occident, sur les rives de l’Adriatique, depuis l’embouchure de la Kalam au sud, jusqu’à celle du Drin au nord. La frontière orientale commençait vraisemblablement aux monts du Despoto-Dagh, dans la province actuelle d’Achi-Tcheleby. De là elle courait vers le nord, suivant les crêtes de cette chaîne, puis celles de la « Montagne du Milieu » qui sépare les campagnes de Sofia, où le siège du patriarcat bulgare, chassé de Silistrie, avait été d’abord transféré,[13] et celles d’Iktiman de celles de Philippopolis. Elle franchissait ensuite le grand Balkan d’Etropol. De l’autre côté de cette chaîne son tracé devient plus difficile à établir. Cependant M. Drinov, avec raison ce me semble, croit pouvoir affirmer que le grandes cités bulgares du Danube, Belgrade et Vidin, n’avaient point été touchées par la guerre gréco-russe et qu’elles durent en conséquence faire partie dès le début du royaume improvisé par Schischman et ses fils. Certes, si d’aussi fortes et notables cités eussent été conquises par les lieutenants de Jean Tzimiscès, les chroniqueurs byzantins qui vont jusqu’à mentionner la prise par ce prince de petites villes comme Dineia et Pliscouba, en eussent fait mention. Si on veut bien accepter cette hypothèse, on ne se trompera guère peut-être en prolongeant la frontière orientale de la Bulgarie d’Occident par delà le Balkan d’Étropol, suivant une ligne droite le long du cours de l’Isker jusqu’à l’embouchure de cette rivière dans le Danube.

Ainsi donc l’ensemble des provinces bulgares situées à l’ouest du Despoto-Dagh, de la Montagne du Milieu et du cours de l’Isker, dès avant la grande lutte russo-byzantine, s’étaient constituées en un corps politique particulier, qui ne fut en rien atteint par cette guerre. Même après la conquête par Jean Tzimiscès des territoires compris entre le Balkan et le Danube, formant l’ancienne Mésie proprement dite, ces provinces occidentales avaient conservé leur indépendance. Nous allons les voir servir de noyau à la formation de la vaste mais éphémère monarchie du tsar Samuel, de cette monarchie qui ne fut point, ainsi qu’on l’a cru d’abord, royaume bulgare nouveau érigé de toutes pièces, mais qui surgit parmi les débris demeurés indépendants de l’ancien royaume du grand Syméon.[14]

Il est temps d’en arriver enfin au récit de cette terrible guerre gréco-bulgare si acharnée, si longue, sur les péripéties de laquelle nous ne possédons, hélas, que quelques renseignements aussi épars que déplorablement insuffisants. Les débuts surtout nous en sont à peu près inconnus. Tout ce que nous savons d’un peu certain, c’est que presque immédiatement après la mort de Jean Tzimiscès les hostilités semblent avoir commencé de la part des Bulgares, encouragés par la mort de leur redoutable adversaire, par la jeunesse et l’inexpérience de ses successeurs, surtout par le trouble amené dans tout l’empire par la sédition de Bardas Skléros. Le mouvement national, consistant à la fois en une agression directe de la part de la Bulgarie indépendante de Macédoine et d’Albanie, et en une succession de séditions de la part de celles des provinces de cette nation qui étaient redevenues depuis peu partie intégrante de l’empire, eut cette fois encore pour chefs — Skylitzès, Cédrénus et Zonaras l’affirment, et tous les autres témoignages en font foi — les fils du boliade Schischman, les quatre « Comitopoules »[15] ou fils de « Comite »,[16] ainsi que les nomment constamment les historiens byzantins et aussi Yahia.

Ces quatre jeunes hommes reconnaissaient pour leur chef et leur tsar l’aîné d’entre eux, David, qui avait été proclamé à la mort de leur père, mais tous dirigeaient en commun l’attaque contre Byzance. Ces quatre frères dont nous voudrions tant connaître un peu plus exactement l’orageuse existence, semblent avoir été de véritables héros de la patrie, restaurateurs passionnés d’une nationalité quasi expirante sous les coups de l’étranger, privée de son antique lignée royale, cherchant désespérément à se reprendre sous la conduite de ces hardis et enthousiastes chefs populaires. Dans les récits bulgares, empreints d’un patriotisme ardent, les fils du boliade Schischman sont appelés les nouveaux Macchabées, et le seul fait de ce nom glorieux donné à ces hommes par ce peuple où la lecture de l’Ancien Testament tenait une si grande place dans les préoccupations religieuses, en dit plus long sur leur compte que bien des récits contemporains. Combien nous voudrions pouvoir nous représenter ces libres et ardents guerriers conduisant à travers les immenses et impénétrables forêts, les agrestes défilés de leur montagneuse patrie, les bandes pittoresques des rustiques paysans bulgares ou les forces régulières mieux organisées de la jeune royauté du fils aîné de Schischman à l’attaque des forteresses de la frontière byzantine défendues par des mercenaires russes, arméniens ou géorgiens

De toute la première période de la lutte gréco-bulgare nous ne connaissons que deux ou trois faits à peine. Certainement, malgré les embarras suscités par la révolte de Bardas Skléros, les Byzantins durent opposer une résistance vigoureuse aux agressions chaque jour plus audacieuses des Bulgares. Il dut y avoir durant toutes ces années tout le long de la frontière grecque, aux environs des sauvages monts Rhodope surtout, des faits de guerre nombreux, guerre de partisans, guerre de surprises; mais les historiens byzantins, comme fascinés par la grandeur de la lutte contre le prétendant d’Asie, absorbés par le récit de ces fameuses campagnes d’Anatolie, ne disent pas un mot de ces événements d’ordre en apparence secondaire. Tout ce que nous en savons durant la période qui s’étend de l’an 976 à l’an 980, se réduit à ceci: Les quatre fils de Schischman dirigeaient l’incessante attaque bulgare contre Byzance; David, l’aîné, était tsar; Moïse, qui le suivait par rang d’âge, périt le premier; les Bulgares assiégeaient alors, paraît-il, la forteresse impériale de Serres en Macédoine, aujourd’hui Sérès, au nord-est et à peu de distance de Salonique; Moïse fut tué d’un coup de pierre jetée des murailles. Nous n’avons sur ce fait de guerre que cet unique renseignement. Il n’en est pas moins infiniment précieux en nous démontrant que, puisque les princes de la Bulgarie occidentale étaient dès cette époque en état de mettre le siège devant une forteresse aussi puissante que l’était Serres, ils devaient alors déjà posséder de véritables troupes régulières, une vraie armée avec un parc de siège. Ce n’étaient donc point de simples bandes de paysans révoltés qu’ils entraînaient à leur suite, ainsi qu’on l’a cru longtemps. En soutenant. cette opinion, on faisait injure non pas seulement aux Bulgares, alors déjà bien plus civilisés, bien plus puissants qu’on ne le croyait généralement, mais surtout au basileus Basile, qui n’eût pas eu besoin de faire d’aussi prodigieux efforts durant quarante années pour écraser de si piètres adversaires. D’après Skylitzès, ce siège dut avoir lieu vers 976 ou 977 au plus tard. Cette date doit être exacte. Cette cité byzantine de Serres, étant place frontière, dut très probablement être une des premières à subir dès le début des hostilités l’attaque des forces bulgares.

J’ai dit que le tsar David semble avoir régné jusqu’à une époque qu’il faut placer entre 977 et 979, date extrême. En 980, en effet, nous verrons que Samuel lui avait déjà succédé. Je rappelle encore que, suivant les sources bulgares, ce pieux souverain, après avoir abdiqué en faveur de son frère Samuel, se serait fait moine et serait mort en odeur de sainteté, mais que Skylitzès raconte au contraire qu’il fut assassiné entre Castoria et Prespa, en un lieu nommé « les Beaux Chênes », par des Vlaques errants, c’est-à-dire quelques pasteurs de cette race[17] qui se trouvaient là dans leur patrie, quelques-uns de ces sauvages bergers vlaques dont les représentants actuels, demeurés presque aussi incultes qu’ils l’étaient aux environs de l’an mille, constituent parfois une rencontre fort désagréable pour le voyageur égaré en terre de Macédoine ou de Thessalie.

Samuel,[18] le grand tsar Samuel, un des plus grands souverains de Bulgarie et un des personnages à la fois les plus remarquables et les moins connus du Xe siècle oriental, que nous allons voir soutenir à la tête de son peuple une lutte si héroïque durant tant d’années contre le basileus Basile et toutes les forces du vaste empire grec, succéda immédiatement à son frère David. En 980 nous savons d’une manière certaine qu’il était déjà tsar de la Bulgarie indépendante. Le seul survivant parmi ses frères, Aaron, aurait dû être préféré par droit de primogéniture, mais lui aussi, comme jadis Moïse, périt à ce moment de mort violente. Skylitzès et Zonaras nous disent simplement que, soupçonné de favoriser les Byzantins et de trahir sa patrie ou plutôt de vouloir régner seul au détriment de son frère plus jeune, peut-être accusé de ces deux crimes à la fois, il fut assassiné par celui-ci un quatorzième jour d’un mois de juillet dans la province ou topotérésie de Rhametanitza.[19] Samuel fit de même périr ses enfants. Deux seulement échappèrent qui avaient noms Jean Vladislav et. Alousianos, aussi nommé Spendoslav. Le premier, dit Skylitzès qui, du reste, ne nomme que celui-là,[20] fut sauvé de la fureur de Samuel par le propre fils de ce dernier, Romain Radomir. Le second, alors encore un enfant, fut porté en secret à Constantinople, où il vécut longtemps inconnu.

De toute la descendance mâle du grand boliade Schischman de Ternovo, premier tsar de la Bulgarie occidentale, Samuel demeurait seul debout en état de régner et de lutter contre Byzance. Ce fut avec une ardeur virile, une résolution inébranlable, que cet homme audacieux, aux passions sauvages, prit en mains la direction unique des destinées de sa patrie. Nous allons le voir durant près de trente-cinq années faire terriblement et constamment parler de lui, adversaire acharné et redoutable attaché aux flancs du grand empire d’Orient. « Cet homme belliqueux, dit Skylitzès, merveilleusement actif, qui avait le repos en exécration, demeura seul monarque de toute la Bulgarie. Profitant de ce que les armées impériales étaient occupées en Asie à réduire la révolte de Bardas Skléros, il envahit incessamment toutes les provinces occidentales de l’empire. » Hélas, ces quelques mots sont tout ce que nous savons du caractère de ce héros national.

Certes ce dut être un homme de premier ordre que celui qui sut si rapidement accroître sa puissance aux dépens de son colossal voisin, au point de mettre en péril l’existence même de celui qui sut faire si vite de ces troupes de paysans et de montagnards indisciplinés des armées régulières, capables de lutter avec succès contre les premières troupes du monde à cette époque et de les vaincre en bataille rangée. Certes il fut barbare, inhumain, fourbe, peu scrupuleux dans le choix des moyens, mais en cela il ne différait d’aucun des chefs de peuples de son époque, et le basileus Basile, son adversaire principal, le dépassa de beaucoup en cruauté comme en duplicité. En tout cas, ce fut un merveilleux homme de guerre, un homme de fer, d’une bravoure parfaite, infatigable, inaccessible à la crainte comme à la fatigue ou au découragement, infiniment fertile en ressources et en ruses de cette guerre difficile entre toutes, tacticien consommé à l’égal des plus habiles capitaines. Puissamment favorisé par les troubles qui éclatèrent dans l’empire grec à la mort de Jean Tzimiscès, constamment en éveil pour saisir toutes les occasions, d’une activité inouïe, il ne cessa d’organiser avec ardeur le mouvement unanime de sa patrie pour rejeter le joug byzantin abhorré. Skylitzès dit expressément, dans le passage dont je viens de citer le début et par lequel cet auteur et après lui Cédrénus entament le récit de la grande guerre bulgare, que l’intrépide partisan, grâce aux embarras de l’empire, put impunément parcourir et saccager dans d’incessantes incursions toutes les provinces byzantines occidentales[21] et il désigne nominativement non seulement les thèmes de Thrace, de Macédoine et les campagnes de Salonique, mais encore la Thessalie, moins proche, le thème lointain de Hellade, qui constituait la Grèce propre antique, même celui du Péloponnèse. De même Zonaras, lui aussi, copiant Skylitzès, dit « durant que la guerre civile faisait rage dans l’empire, Samuel le Bulgare parcourut impunément diverses provinces de l’Occident. » Et en réalité il ne se borna pas à parcourir, même à saccager ces provinces. Bien au contraire il en soumit une bonne partie à son sceptre avec leurs grandes cités impériales et leurs forteresses puissantes, les unes pour peu de temps, les autres pour au moins trente années. Un troisième auteur byzantin, Jean Tzetzès, célèbre pour son érudition et qui florissait vers la fin du XIIe siècle, dit encore: « Depuis les monts du Pinde, depuis les campagnes de Larissa, depuis Dyrrachion jusqu’aux portes de Constantinople, toutes les terres de l’empire se trouvaient aux mains des Bulgares avant que le glorieux Basile n’eût mis un frein à la puissance de ce peuple. »

La vaste péninsule qu’on appelait hier encore la Turquie d’Europe, cette péninsule des Balkans qui, à l’époque dont j’écris l’histoire, formait la portion occidentale de l’empire byzantin, la « Dusis », suivant l’expression officielle, possède un système orographique des plus remarquables. Du cap Emineh sur la mer Noire, jadis cap de Mesembria, une haute et magnifique chaîne de montagnes court directement vers l’ouest dans la direction de l’Adriatique. Jusque vers le milieu de son étendue, ou plus exactement jusqu’au point environ où elle se trouve traversée par le défilé de la Porte Trajane, une des principales voies qui la franchissent, cette chaîne portait dans l’antiquité le nom d’Hœmus. Aujourd’hui son nom est le Balkan. Au delà, les prolongements occidentaux portaient les noms d’Orbelus et de Scordus, Scardus ou Scodrus. Ce sont aujourd’hui le Perin-Dagh et le Char-Dagh.

Le versant nord de cette grande chaîne forme la portion méridionale de la vallée du Danube, auquel elle envoie plusieurs grands fleuves, qui sont, en allant de l’ouest à l’est: le Drin, aujourd’hui la Drina, qui se jette dans la Save pour aller avec elle à Belgrade rejoindre le Danube; le Margus, aujourd’hui la Morava; le Pincus, aujourd’hui l’Ipek; le Timachus, aujourd’hui le Timok; le Ciabrus, aujourd’hui le Czibru; l’Œskus, aujourd’hui l’Esker; l’Utus, aujourd’hui le Vid; l’Eskamus, aujourd’hui l’Osme; le Yatrus, aujourd’hui la Jantra; le Noes, aujourd’hui le Karalom. Tout cet immense espace compris entre le Danube au nord, la grande chaîne au sud, le Drin à l’ouest, la mer Noire à l’est, formait à l’époque romaine les deux Mésies, la haute et la basse. Au Xe siècle, c’était la Bulgarie danubienne qui venait d’être reconquise par Jean Tzimiscès sur les Russes. Aujourd’hui c’est la Serbie et la Bulgarie proprement dite.

Du versant méridional de l’Hœmus, au point où il prenait le nom d’Orbelus, deux rameaux secondaires principaux se détachent, courant vers le sud jusqu’à la mer. Ce sont d’abord le Scombrus et le Rhodope qui, partant de l’extrémité occidentale de l’Haemus proprement dit, descendent vers la mer Egée dans la direction du nord-ouest au sud-est. Plus loin à l’ouest, c’est la longue et interminable chaîne médiane de la péninsule qui, se détachant de l’Orbelus et courant presque droit vers le sud à travers le milieu même de ce qu’on appelle encore la Turquie d’Europe, va se terminer au golfe de Corinthe. Les anciens donnaient à cette chaîne profondément ramifiée et tourmentée différentes désignations: le Barnus, la Bora, les « Candavii Montes », le Bermius, le Pinde, d’autres noms encore.

L’Hœmus au nord, le Rhodope à l’ouest limitent le bassin du grand fleuve Hèbre, la Maritza d’aujourd’hui, et de ses nombreux affluents. Entre le Rhodope d’une part, de l’autre le versant oriental de la chaîne médiane macédonienne, on voit s’écouler vers la mer Egée: le Nessus ou Nestos ou encore Mesto, aujourd’hui le Karasou, dont l’embouchure est en face de l’île Thasos; le Strymon, aujourd’hui aussi nommé Karasou ou encore Strouina, qui, descendant de l’Orbelus, se jette dans l’ancien Sinus Singiticus, aujourd’hui golfe d’Orfani; l’Axius surtout, aujourd’hui le Vardar, le plus grand fleuve de la région, qui, sortant du mont Scordus, va se jeter dans le golfe de Salonique; l’Haliacmon, aujourd’hui Vrystitsa, qui se jette aussi dans ce golfe, le Sinus Thermaicus des anciens, le Pénée, aujourd’hui le Salemvrias, qui coule au pied des murs de Larissa; le Sperchios enfin, aujourd’hui nommé Hellada, qui va se jeter dans le golfe de Zeitoun, autrefois le Sinus Maliacus, en face de l’extrémité septentrionale de l’île d’Eubée.

Sur le versant opposé de la chaîne médiane, versant occidental qui regarde l’Adriatique, on peut citer: le fleuve Evénus, aujourd’hui le Fidharo ou Fidaris, qui se jette dans le golfe de Corinthe; à l’ouest de lui, l’Achelôos, aujourd’hui l’Aspropotamo, qui roule ses eaux furieuses dans la même direction; plus au nord, l’Arachtos, aujourd’hui l’Arta; le Thyamis, aujourd’hui qui se jette dans la mer en face de Corfou; l’Aous, aujourd’hui Vovussa, l’Apos, aujourd’hui Beratinos, qui se jettent tous deux dans l’Adriatique, ainsi que le Drilo, aujourd’hui Drin ou Drino Negro, fleuve frontière de la Dalmatie, qui, traversant le lac d’Ochrida, va, après avoir décrit une longue et vaste courbe à l’ouest, porter ses eaux dans cette mer.

Tous ces fleuves, toutes ces chaînes de montagnes avec leurs chaînons latéraux sont l’explication même des plus anciennes divisions de l’empire byzantin. Les vastes territoires compris entre l’Haemus au nord, le versant oriental du Rhodope ou le fleuve Nestos à l’ouest, la mer Noire à l’est, les détroits du Bosphore et des Dardanelles, les mers de Marmara et de l’Archipel au sud, s’appelèrent Thrace durant toute l’époque romaine. A l’ouest de cette province s’étendait la Macédoine, dont les frontières étaient le fleuve Nestos à l’est, au nord les monts Scordus et Orbelus, prolongement occidental du Balkan, à l’ouest la grande chaîne médiane de la péninsule, au sud l’Olympe et les monts Cambuniens qui, se détachant de la chaîne centrale, se dirigent à l’est et atteignent le rivage de la mer non loin de l’Olympe, au sud; enfin la mer Egée. Les bassins du Strymon, de l’Axius et de l’Haliacmon forment donc, on le voit, l’ensemble de cette terre de Macédoine. Au sud de celle-ci était située la Thessalie, comprenant tout l’espace entre les monts Cambuniens au nord, la chaîne centrale à l’ouest, le mont Eta à l’est, qui, se détachant de cette chaîne centrale  dans la même direction que les monts Cambuniens, va, lui aussi, seulement plus au sud, atteindre la côte, la mer Égée enfin. La Thessalie comprenait donc les bassins du Sperchios et du Pénée. Au sud de la Thessalie commençait la Grèce proprement dite. A l’ouest de la Thessalie se trouvaient la Vieille et la Nouvelle Épire, bornées à l’est par la chaîne centrale, à l’ouest par la mer Adriatique, séparées l’une de l’autre par la chaîne des monts Acrocérauniens.

Le centre, le noyau, le coeur de la puissance du tsar Samuel fut constamment, bien mieux que la Mésie orientale ou Bulgarie proprement dite, cette vieille terre de Macédoine ou Bulgarie ochridienne à l’est du Vardar, non point certes le thème byzantin de ce nom, simple unité administrative fort mal ainsi désignée, puisqu’elle comprenait surtout une grande partie de la Thrace ancienne, mais la vraie Macédoine antique des prédécesseurs d’Alexandre, cette âpre et sauvage province, encore aujourd’hui à peine connue, à peine violée depuis deux années par la première apparition d’une voie ferrée, couverte de montagnes et de vallées profondes limitant çà et là de hautes plaines fertiles et des lacs pittoresques aux rives tantôt marécageuses, tantôt boisées. C’était là que se trouvaient les villes capitales du roi Samuel, ses places fortes de réserve, ses palais, ses trésors enfermés dans d’inaccessibles kastra.

Quant à la résidence royale principale, l’aoul du terrible Schischmanide, et avec elle celle du patriarche bulgare expulsé depuis l’an 976 de son siège danubien de Dorystolon, elles changèrent très fréquemment, suivant les vicissitudes de cette belliqueuse royauté. Elles furent à Sofia d’abord, alors connue sous le nom de Stredetz, puis, pour un court espace de temps, à Mogléna, aux environs de Salonique, cité byzantine aujourd’hui disparue, puis, tout près de cette dernière ville, à Vodhéna, l’ancienne Édesse de Macédoine où Philippe fut assassiné par Pausanias, la ville aux eaux merveilleuses, aux cascades fameuses, au panorama unique; dès avant 986 enfin, elle se trouvait plus au nord, à Prospa, au centre même de la Macédoine, dans ce site étrange et montagneux aux deux lacs à niveau changeant, que si peu d’Européens ont encore visité. La Prespa royale de Bulgarie a dès longtemps disparu, mais son nom sert toujours à désigner le plus grand des deux lacs et toute la contrée environnante. Au milieu de ce plus grand lac de forme ronde, une île s’élève rocheuse et boisée, à peine large d’un quart de lieue, terminée de toutes parts par d’abruptes falaises de plus de vingt mètres de hauteur, qui s’appelle aujourd’hui encore Grad ou Gradisite, c’est-à-dire « Château ». Là, dans cette position inexpugnable, s’élevait la burg royale du grand tsar Samuel. C’est là qu’il garda longtemps sa famille et son trésor de guerre à l’abri des coureurs byzantins. Sur le bord de la petite anse de Vrata,[22] au sud de l’île, on aperçoit encore les ruines de quatre églises et d’autres édifices avec des inscriptions en grec. Non loin, sur un second îlot non moins escarpé, Mali Grad, qu’aucun érudit n’a encore visité, se voient d’autres ruines d’églises. Ce sont là les derniers souvenirs du mystérieux tsar Samuel. Nous verrons plus tard qu’il dut, vers la fin de sa tragique et errante carrière, quitter encore cette lointaine capitale insulaire et transporter sa cour barbare dans la ville d’Ochrida, cette fois encore auprès d’un lac magnifique, lui aussi presque inconnu des touristes modernes, où deux châteaux en ruines dressent au-dessus de la cité leurs pans de murs mélancoliques dominant un panorama admirable. Samuel avait fait dessécher les marais environnants par de nombreux canaux qui se déversaient dans le Drin

« La Bulgarie ochridienne, dit M. Rambaud, ne s’appuyait pas seulement sur les sympathies et les forces inconsistantes des tribus slaves, mais sur de puissantes forteresses comme Prilêp, Kastoria, Bitolia, Prospa, Ochrida, etc. Elle confinait au thème de Dyrrachion dont la capitale, sous le tsar Samuel, tomba un moment, nous le verrons, aux mains des Bulgares; aux massifs montagneux de l’Albanie, qui n’avaient pas besoin du secours des légions romaines pour faire respecter leur indépendance; à la Serbie, dont elle n’était séparée que par le cours de l’Ibar et le bassin de la Morava, faibles obstacles à ses projets d’envahissement ».

Le royaume de Samuel était en effet fort riche en places de guerre puissamment fortifiées. Dans le nord, je l’ai dit, les Bulgares tenaient Belgrade et Nich, puis Pristina et Liplian. Sofia ou Stredetz et Pernik avec trente-cinq autres kastra maintenaient les communications entre le Danube et la Macédoine proprement dite dont je viens de parler, coeur de la monarchie. Dans la région du Strymon s’élevaient Velbüzd, aujourd’hui Koestendil, Stob sur la Ryla, Melnik, sur le Var dar Skopje, aujourd’hui Tiskup, Veles et Prosèk. Dans la Macédoine occidentale, les places principales étaient Prilêp, Mogléna, Vodhéna, Ostrovo, Kastoria, Prespa, Ochrida et Dêvol, la plupart assises sur les rives de leurs lacs charmants. En Albanie et en Épire, dont les sauvages vallées étaient alors encore habitées par une population d’origine slave, les Bulgares occupaient Belgrade, qui est aujourd’hui Bérat, Dryinopolis près d’Argyrokastron, Joannina, Glaviniça sur le bord de l’Adriatique, l’antique Akrokéraunia, Kamina, Chimaira et Buthroton, Dyrrachion enfin, la vieille et puissante forteresse romaine. Ils y avaient retrouvé aux environs de Nicopolis les colonies de leurs compatriotes jadis installées de force en ces parages par le basileus Romain Lécapène.

La principale force guerrière du jeune État consistait en une puissante noblesse territoriale, la classe des boliades ou propriétaires terriens, forte aristocratie dont l’influence dominante dans ce jeune empire nous  est révélée par des faits nombreux et qui luttait pour son indépendance à chaque pas que faisait la royauté dans la voie de l’imitation byzantine, par conséquent de son affaiblissement à elle. Ce parti féodal national haïssait Byzance. C’est lui qui, dans la vieille Bulgarie, s’était allié à Sviatoslav et aux Russes contre Jean Tzimiscès.

Comme Syméon, comme Pierre, Samuel tenait du pape de Rome sa couronne royale. Et cependant il n’y avait pas pour elle union religieuse avec le siège de saint Pierre. Dans les écrits d’un contemporain, le prêtre Kosmas, qui exalte le zèle des vieux évêques du temps de Syméon et se lamente sur les tristesses de son époque, on voit clairement que les Bogomiles, ces dissidents fameux du moyen âge bulgare, avaient leur grande part dans la direction des affaires sous Samuel déjà et que ce roi fut constamment préoccupé de ne se brouiller ni avec l’Église bulgare orthodoxe qui lui servait tant pour combattre les missionnaires de Byzance, ni avec Rome qui lui donnait sa couronne, ni surtout avec les hérétiques qui fourmillaient par toutes ses provinces. Cette situation de neutralité forcée nous explique clairement pourquoi lui et sa race, n’ayant point trouvé grâce, à cause de leur tiédeur, auprès des historiens et des panégyristes de l’Église nationale, tombèrent dans la suite et par cela même rapidement dans l’oubli, alors que leurs prédécesseurs, les Bons, les Syméon et les Pierre et plus tard les Asânides, les Tertérides et les Schischmanides de Bolyn ont continué à vivre glorieusement jusqu’à nos jours dans la mémoire de cette Église bulgare.[23]

Donc Samuel et ses frères, à la mort de Jean Tzimiscès, avaient engagé résolument le bon combat contre l’ennemi héréditaire pour relever le vieil bulgare de Syméon. Dés révoltes aussi avaient éclaté un peu partout dans ces provinces de l’ancienne Mésie d’entre Balkan et Danube reconquises depuis si peu par l’empire. En très peu de temps, sans que nous puissions citer un seul renseignement précis à ce sujet, toutes les nombreuses villes du Danube et de sa vallée qui s’étaient rendues à Tzimiscès après sa victoire sur Sviatoslav paraissent être retombées aux mains des lieutenants des fils de Schischman. Très vraisemblablement il y eut peu de sang versé et toutes les garnisons byzantines durent se retirer au delà du Balkan, laissant aux troupes de Samuel le champ presque libre entre ces montagnes et le Danube. Peut-être quelques forteresses mieux défendues conservèrent-elles leurs défenseurs impériaux.

En même temps qu’il reprenait ainsi possession des anciennes provinces arrachées par Jean Tzimiscès aux héritiers du tsar Pierre, l’infatigable Samuel, demeuré seul debout parmi ses frères, poussait ses campagnes et ses conquêtes vers le sud dans la direction de Salonique et aussi de la Thessalie. C’est du reste de ce côté, sur la frontière de Macédoine surtout, que portèrent constamment ses plus vigoureux efforts. Ce fut toujours là le principal théâtre de la lutte. En même temps encore, à travers la Thessalie il faisait des incursions jusque dans le thème de Hellade, où l’élément slave était en pleine vigueur, ce qui était pour lui un avantage considérable. Même les tribus slaves du Péloponnèse venaient à peine à ce moment de faire leur soumission à la monarchie grecque.

De toutes ces premières agressions de Samuel et de ses bandes en terre byzantine, la plus ancienne qui nous soit connue avec quelques rares détails plus précis dut se produire probablement aux environs de l’année 986. A cette date nous voyons le tsar bulgare, à la tête d’une forte armée, franchir une fois de plus la frontière du sud, envahir les terres de l’empire et s’emparer de nombreuses places fortes. Léon Diacre cite parmi celles-ci Berrhœa de Macédoine, et Skylitzès nomme surtout la grande Larissa de Thessalie, située bien plus au sud. C’était, à cette époque, une place très forte, antique capitale de cette populeuse province. Malgré sa garnison certainement très nombreuse, elle succomba sous l’effort puissant du roi bulgare. Les Byzantins taisent les circonstances de ce siège dont l’issue dut être si dure à l’orgueil byzantin. Samuel se comporta en vainqueur aussi brutal que résolu. Par son ordre, toute la population de la malheureuse cité grecque fut déportée à Prespa et dans d’autres districts intérieurs de la Bulgarie, chacun, étant autorisé à prendre avec lui tout ce  pouvait emporter. Tous les hommes valides sans exception furent inscrits dans les cadres de l’armée bulgare et combattirent vaillamment, paraît-il, sous ces nouveaux drapeaux.

Le fils de Schischman, en pieux et pratique souverain de son temps, n’ignorait point l’importance extrême des reliques comme dépouilles de guerre et n’eut garde de négliger ce butin, d’un ordre très spécial. Skylitzès et après lui Cédrénus, dans les quelques lignes qui résument à peu près tout ce que nous savons sur ces grands événements, racontent qu’il enleva de l’église métropolitaine de Larissa les reliques de son saint évêque Achillée qui avait évangélisé ces contrées sous Constantin le Grand et assisté avec ses collègues de cette région au concile de Nicée.[24]

Des églises de Skopelae et de Trickka ou Trikkala, Samuel enleva également les reliques de leurs patrons, les saints Rhéginos, évêque et martyr,[25] et Diodore, et cette simple indication du chroniqueur byzantin nous montre bien à quel point fut complète la conquête de la Thessalie par le souverain bulgare. Sur l’ordre du tsar vainqueur, ces fragments vénérés furent transférés dans ces églises insulaires du mystérieux lac de Prespa où il avait installé, je l’ai dit, sa capitale et établi son palais royal d’une magnificence toute barbare. Aujourd’hui encore, sur la riche et fertile île méridionale du lac de Prespa, nommée encore Ahil, auprès d’un petit établissement bulgare on aperçoit les ruines du monastère de Saint Achillée, élevé à l’occasion de cette translation de reliques.[26]

Samuel fit encore à Larissa un plus précieux butin. Parmi les femmes grecques de cette cité infortunée qui furent emmenées comme prisonnières de guerre, il s’en trouva une d’une grande beauté dont le vainqueur fit sa femme. Nous ignorons, hélas, jusqu’au nom de cette captive qui, sortie de si bas, vint s’asseoir sur le trône royal de Bulgarie. Fut-elle une épouse soumise et fidèle? Donna-t-elle à son seigneur de beaux et nombreux enfants? Nous ne pouvons répondre à ces questions qu’il serait si intéressant de connaître.

Voilà en effet tout ce que nous savons par les chroniqueurs grecs officiels sur cette première grande expédition historique du tsar Samuel en territoire byzantin. Si nous en connaissons un peu davantage, si surtout nous pouvons à peu près fixer aux environs de 986 la date de cette victorieuse campagne des Bulgares, nous le devons à d’autres témoignages contemporains, bien précieux malgré leur extraordinaire brièveté. Ce sont d’abord quelques lignes de la Vie manuscrite d’un saint célèbre, saint Nikon Métanoite, qui, à ce moment, vivait à Sparte. Dans cette Vie, où l’on retrouve de nombreux détails historiques intéressants,[27] il est dit en effet incidemment qu’après la conquête de la Thessalie, l’armée bulgare, pour suivant sans arrêt sa course vers le sud, approcha de l’Isthme de Corinthe. Quelle preuve plus frappante trouverait-on de l’importance de cette victorieuse marche en avant du roi Samuel? Cependant à ce moment les armées impériales n’étaient plus à lutter en Asie contre Bardas Skléros. Comment alors expliquer, sinon par l’impéritie des chefs impériaux, ces progrès foudroyants du tsar bulgare?

A la nouvelle terrible de l’approche de ces redoutables bandes qui, dans leur marche dévastatrice, ne laissaient derrière elles qu’un désert, la Vie de saint Nikon raconte que le nouveau gouverneur du thème du Péloponnèse Basile Apokaukos,[28] nommé préteur en place de Grégoire, l’ennemi du saint, accourut en hâte à Corinthe avec tout ce qu’il avait pu réunir de troupes pour défendre le passage de l’isthme fameux. Mais, accablé par la grandeur du péril, en outre gravement atteint d’une maladie qui le minait depuis longtemps, il perdit la tête, ne sachant plus quelles dispositions prendre. Nous verrons plus loin qu’on était alors aux plus fortes chaleurs de l’été, ce qui devait ajouter aux misères de l’infortuné préteur. Succombant au désespoir, il fit venir saint Nikon de Sparte pour que celui-ci le soulageât à la fois dans son corps et dans son esprit. Le vénérable homme de Dieu, aussitôt accouru, non seulement, paraît-il, réussit à guérir Basile Apokaukos, mais encore fut le premier à lui apporter l’heureuse nouvelle que le principal corps d’armée des Bulgares, au lieu de poursuivre sa marche sur l’Isthme, était déjà en pleine retraite vers le nord. Après être demeuré sept jours à Corinthe, le saint retourna à Sparte, où il sauva encore d’une accusation calomnieuse un très noble Lacédémonien, l’homme le plus en vue de la région, Jean Malacène, accusé de trahison auprès du basileus. Celui-ci l’avait fait prendre par deux officiers et une bande de soldats chargés de l’amener lié à Constantinople. Probablement on l’accusait de complicité avec les Bulgares. Réconforté par le saint, le pauvre homme partit plein de courage pour la capitale. Par l’intercession instante de Nikôn auprès de Dieu, non seulement il réussit à se disculper, mais fut même nommé chef du Sénat par le basileus.

Très longtemps on a cru que cette expédition du roi Samuel, signalée par la conquête de toute la Thessalie et poussée si loin vers le sud jusqu’aux limites du Péloponnèse, avait eu lieu aux environs de l’an 980. Les historiens les plus récents de la grande guerre gréco-bulgare donnent encore cette date comme celle qu’on doit préférer. Un document capital tout récemment retrouvé et mis en lumière par le savant byzantiniste russe M. Wassiliewsky nous permet aujourd’hui de préciser davantage et de reporter cette campagne du tsar Samuel à l’année 986, immédiatement avant la première expédition du basileus Basile en Bulgarie, expédition qui n’en fut que la contrepartie naturelle dans le cours de l’été de cette même année.

Je demande la permission d’entrer dans quelques détails sur ce document si précieux pour expliquer comment on peut, à l’aide des renseignements qu’il nous fournit, arriver à fixer cette date si importante à une époque postérieure à celle admise jusqu’ici. Il est d’un intérêt capital de pouvoir déterminer ainsi avec plus d’exactitude ce premier et principal point de repère dans l’histoire encore si mal connue de la grande guerre de Basile II contre les Bulgares. Toute la première période de cette lutte, période encore infiniment obscure, en devient sinon plus claire, du moins plus nettement définie, et nous pouvons du moins affirmer maintenant qu’elle dura presque exactement dix années, depuis la mort de Jean Tzimiscès en 976, époque des premières hostilités et des premiers soulèvements dans la portion de la Bulgarie redevenue byzantine, jusqu’à cette date de 986 dont nous nous occupons en ce moment. Durant ce long espace de dix années, les tsars de Bulgarie: David, puis après lui son frère Samuel, soutinrent, pour le relèvement de leur patrie, une lutte acharnée, incessante, contre Byzance. Mais là aussi, hélas, s’arrête notre savoir. Nous sommes bien parvenus à encadrer cette période première entre deux dates assez précises, mais sur les luttes mêmes dont elle fut remplie en dehors de quelques phrases d’une signification très générale, les auteurs ne nous apprennent rien. C’est à peine si nous avons vaguement connaissance de quelques faits incidents. Ainsi nous savons, je l’ai dit, par la mention même de la mort de Moïse, un des « Comitopoules », qu’à un moment les Bulgares assiégèrent la forte place de Sérès, tout près de Salonique. Mais sur ce siège comme sur les autres incidents de la lutte, nous ne savons pas davantage. Il est probable qu’avant tout Samuel s’occupa de reconquérir la Bulgarie orientale ou danubienne et balkanique. Ses émissaires durent y fomenter des séditions qui eurent vite triomphé des garnisons byzantines, tant diminuées par les nécessités de la guerre en Asie. Puis, une fois que la vieille Mésie eut été ainsi enlevée aux impériaux, Samuel porta résolument la guerre vers le sud vers Salonique et la Thessalie. Mais pendant longtemps encore, probablement parce que le sage souverain de cette si jeune monarchie s’estimait trop faible ou trop mal préparé, ce fut une simple guerre de frontière avec surprises, embuscades, sièges de châteaux et de postes fortifiés. Plus tard seulement Samuel se trouva à la tête d’une armée assez puissante, suffisamment organisée pour oser tenter des opérations plus importantes et plus lointaines. La première probablement fut cette grande expédition de Thessalie et de Grèce que je viens de raconter, qui valut à la Bulgarie la conquête, du moins momentanée, de cette première si fertile province, dont l’importance enfin fut telle, que les chroniqueurs byzantins, si fiers, peut-être volontairement si mal informés de tous ces faits de guerre, ont cependant consacré quelques lignes à celui-ci.

J’en reviens au document publié par M. Wassiliewsky. Ce profond érudit, si versé dans l’étude des questions byzantines, a fait connaître, il y quelques années seulement, divers extraits d’un très curieux monument inédit de la littérature byzantine conservé dans la Bibliothèque du Saint Synode à Moscou, où il a été apporté du grand monastère ibérien de l’Athos, celui-là même qui fut fondé par saint Tornig et ses pieux compatriotes. Ce manuscrit d’auteur inconnu a certainement été rédigé au XIe siècle, bien qu’il ne nous soit parvenu que dans une copie du XVe. C’est un traité de l’art de la guerre, malheureusement mutilé en beaucoup d’endroits, très intéressant par lui-même, mais bien plus important par la mention de nombreux incidents de l’histoire byzantine peu connus ou même inconnus jusqu’ici qui s’y trouvent rapportés à titre d’illustrations des préceptes de stratégie formulés par l’auteur. En outre, ce traité, rédigé sous forme d’instructions familières données à ses enfants par un père longtemps mêlé aux plus grandes affaires de son pays et de son temps, contient, à l’inverse de tous les autres traités militaires byzantins contemporains, outre beaucoup de règles et d’exemples de l’art de la guerre, de nombreux préceptes de morale, des règles de sagesse pour la vie de chaque jour, règles d’une conduite raisonnable d’un bon ménage, règles d’un bon régime de la maison et de la famille, règles d’usages mondains et des formes de la courtoisie. Ce « stratégion », qui est donc en même temps un manuel des règles de la morale et du savoir-vivre exposées sous forme de leçons d’un père à ses enfants, est peut-être, dans la littérature byzantine, le seul ouvrage de ce genre qui soit parvenu jusqu’à nous. L’auteur en recommande la lecture aux siens, en leur rappelant que les conseils qu’il leur donne sont le fruit de son expérience et de ses méditations durant sa longue existence

Ce manuscrit contient donc des matériaux du plus haut intérêt pour connaître l’existence intime des Byzantins du XIe siècle, leur manière de comprendre et d’appliquer la morale à la vie de famille, à la vie de société, aux relations du particulier avec l’État, mais les indications très nombreuses qu’il contient d’une importance historique immédiate ont une valeur bien plus grande encore. L’auteur illustre par des aventures et des impressions personnelles, par des faits qui lui ont été racontés, par des souvenirs tirés de son existence guerrière comme de celle non moins active de son grand-père, presque chacun de ses exposés de stratagèmes ou de ruses militaires, chacun de ces récits de prises de villes ou de forteresses, d’émeutes, de révoltes de souverains ou de peuples vassaux de l’empire, chacun de ses exposés de fautes familières aux chefs d’armée, causes de grands malheurs pour la monarchie. Tous ces épisodes d’histoire militaire, politique, diplomatique, sont cités sous forme d’exemples explicatifs très brièvement rédigés. Les byzantinistes y découvrent avec joie un grand nombre d’indications entièrement nouvelles pour la connaissance de l’empire byzantin au XIe siècle, pour celle de toutes les contrées si diverses dont il était formé, pour celle de ses alliés comme aussi de ses adversaires. Les Russes y sont déjà cités comme étant au service de l’empire. Mais le plus souvent c’est le nom des Bulgares et de leur roi Samuel qu’on y rencontre, et c’est là ce qui donne pour la présente histoire une importance particulière à ce manuscrit.

La plus grande partie de ces courts récits historiques, si précieux par leur caractère entièrement inédit, se rapportent à deux époques dont la première seule nous importe ici: c’est précisément celle de la fin du Xe siècle et des grandes luttes de Basile II contre le tsar Samuel. L’autre est celle des règnes de Constantin Monomaque et de ses successeurs dans la seconde moitié du XIe siècle jusques et y compris celui de Romain Diogène jusqu’à l’année 1071. Les derniers récits qui s’arrêtent à cette date, on dû être rédigés par l’auteur anonyme en qualité de témoin oculaire. Ceux de la première époque, qui seuls nous intéressent aujourd’hui, lui ont été transmis, semble-t-il, par son grand-père.

Dans toute la première partie du manuscrit, l’auteur anonyme s’adresse à ses enfants. Il désigne son grand-père sous le nom de Kékauménos, et dans un paragraphe assez obscur il dit que cet aïeul avait jadis pris une part personnelle à la conquête de l’inexpugnable forteresse de Tovin d’Arménie sur un stratigos qui semble avoir été byzantin. Kékauménos était donc alors encore un adversaire pour les Grecs. M. Wassiliewsky, qui a fait, pour tenter d’identifier ce mystérieux personnage, de patientes recherches demeurées à peu près sans résultat, pense que ce dut être quelque prince ou dynaste arménien de rang secondaire, peut-être bien l’ancien émir sarrasin de Delmastan et de Tovin, Abel Hadj, ou plutôt encore un des alliés de race arménienne de ce personnage.[29] Plus tard il se rallia à l’empire, car nous voyons par d’autres récits de notre manuscrit qu’il entra au service de Basile II vers les premiers temps de la lutte active contre le tsar Samuel, par conséquent un peu après 980, et qu’il occupait à ce moment le poste fort important de stratigos du thème de Hellade, commandement qui s’étendait sur une grande partie de la Thessalie. Ce fut précisément lui, nous le verrons, qui défendit Larissa contre les troupes de Samuel. Son petit-fils raconte qu’en s’installant dans ce pays il y trouva comme ses plus proches voisins des familles slaves, c’est-à-dire certainement bulgares, et aussi vlaques. Il s’unit par le mariage avec une de ces familles bulgares et eut encore d’autres alliances avec des gens de cette race.

Pour ce qui est de l’auteur même du manuscrit, il nous raconte qu’il avait, lui aussi, servi quelque temps dans l’administration du thème de Hellade et qu’il y avait connu un saint évêque de Larissa du nom de Jean. C’est tout ce que nous savons de lui, sauf qu’il était de noble naissance et de hautes capacités. Certainement il a dû s’appeler Kékauménos, comme son grand-père. M. Wassiliewsky a vainement cherché à l’identifier avec quelque personnage déjà connu. Il ne paraît pas se rattacher même de loin au fameux Katakalon Kékauménos de la fin du XIe siècle ou à la descendance de celui-ci.

Ce n’est pas tout. Une dernière portion de ce manuscrit, rédigée du reste dans une forme exactement analogue, présente ces deux particularités, qu’elle a été écrite par un autre auteur également anonyme et qu’elle s’adresse non plus à la famille de l’écrivain, mais bien au basileus régnant, auquel les conseils et les préceptes de ces derniers paragraphes sont destinés. Ce second auteur[30] désigne à son tour son aïeul, probablement paternel, sous le nom de Nikolitza et nous apprend que ce personnage avait été nommé par le basileus Basile duc du thème de Hellade. Ce second aïeul fut donc très probablement le père du célèbre personnage du même nom, Nikolitza ou encore Nikolitzès, que nous allons voir jouer un rôle considérable dans la guerre bulgare et qui servit tour à tour le basileus Basile et le tsar Samuel, trahissant successivement l’un pour l’autre. La famille du Nikolitza du manuscrit s’était alliée de son vivant à celle des Kékauménos, c’est-à-dire que son fils avait épousé la fille de Kékauménos, grand-père de notre premier écrivain, ou vice-versa, ce qui paraît encore plus probable. Son petit-fils, rédacteur de la seconde portion du manuscrit, s’appelait de même Nikolitza et nous voyons qu’il fut longtemps un fidèle serviteur de l’empire byzantin, un des combattants contre la révolte bulgare de l’an 1040. Plus tard, en 1067, il fut chef d’une insurrection de Vlaques et de Bulgares. Il devait être encore fort jeune en 1040 et semble n’avoir rédigé son écrit que bien plus tardivement, à l’intention du basileus Michel VII, qui monta sur le trône en 1071, étant encore en bas âge.

Les deux auteurs dont je viens de dire le peu que nous en savons furent certainement intimement unis par leurs liens de voisinage comme de parenté. Probablement même le troisième auteur, celui de l’Introduction, descendait de tous les deux. Leurs écrits, pour nous si précieux, sont rédigés sous forme de chapitres ou paragraphes indépendants, consacrés chacun au développement et à l’illustration d’un précepte d’art militaire, de morale ou de vie familiale. Ils sont, du reste, sans aucun mérite littéraire. Kékauménos avoue qu’il n’a reçu aucune instruction de cette nature et qu’il est demeuré constamment étranger aux lettres. Mais cette simplicité, cette inexpérience du style ont leur charme d’originalité. Kékauménos était, nous l’avons vu, de double origine étrangère. Il parlait le bulgare. Il éprouve le besoin constant de se distinguer des simples sujets grecs du basileus. Il rêve la situation quasi indépendante de dynaste vassal. Je profiterai, dans le cours de ce récit, de tous les renseignements historiques inédits que ce manuscrit si important nous fournit. Malheureusement la plus grande partie se rapporte à une époque postérieure au règne de Basile II. Pour le moment, avant de reprendre le récit de la lutte bulgare et de m’aider, chemin faisant, des récits du petits-fils de Kékauménos, je ne résiste pas au désir de reproduire pour mes lecteurs quelques-uns des exemples de morale ou de conduite qu’il expose à ses enfants avec une si charmante naïveté. Ces fragments de littérature familière byzantine du XIe siècle sont bien amusants et bien instructifs à la fois.

 Le paragraphe 14 a trait « aux devoirs envers le souverain et sa femme (la basilissa?) »: « Honore ta souveraine comme ta véritable maîtresse, ta mère ou ta soeur. Si elle veut « s’amuser » avec toi, détourne-toi, recule, parle-lui les yeux baissés. Si ton seigneur t’aime et trouve du plaisir à être avec toi, demeure auprès de lui. Mais s’il est d’humeur maussade, éloigne-toi en paix. S’il t’a offensé, ne l’accuse pas, mais pardonne-lui et le Christ te protégera. »

Le paragraphe 101 traite « de la manière dont il faut se conduire avec ses amis ». Il ne nous donne du reste pas une très haute idée de ce qu’étaient les relations d’amitié à Byzance à cette époque, de même aussi la fidélité des épouses grecques:

« Si tu as un ami demeurant au loin qui vienne à passer par ta ville, ne le reçois pas dans ta maison, laisse-le descendre autre part et envoie-lui le nécessaire. Il t’en sera très reconnaissant. Si tu le reçois chez toi, tu n’en auras que des désagréments. D’abord, ni ta femme, ni tes filles, ni tes brus n’auront la liberté de sortir de leurs appartements et de diriger les serviteurs comme il convient. Et si elles se trouvent forcées de se montrer, ton ami allongera le cou et fixera son regard sur elles. Quand tu seras présent, il feindra de baisser les yeux, mais il épiera quand même pour voir comment elles sont faites, quelle est leur démarche, leur attitude, comment elles sont habillées, quel regard elles ont. Bref il les examinera des pieds à la tête, et, une fois de retour chez lui, il les imitera devant les siens et s’en moquera. Ensuite il trouvera tout mauvais chez toi, tes gens, ta table, ta manière de vivre. Il te questionnera sur tes affaires, te demandera si tu as ceci, si tu as cela. S’il en trouve l’occasion, il fera des signes d’amour à ta femme et la fixera avec des yeux éhontés. S’il le peut, il la séduira, et s’il n’a pu y réussir, il ne s’en vantera pas moins plus tard de l’avoir fait. Même si lui ne s’en vante pas, ton ennemi ira le disant partout en se moquant de toi. Le paragraphe 125 est intitulé: « Sur ce qu’il faut éviter de tomber aux mains des médecins ». Nous y voyons une fois de plus que les médecins de Molière furent de tous les temps comme de tous les pays: « Prie Dieu que tu ne tombes entre les mains d’un médecin, même du plus savant, car il ne te dira jamais ce qu’il faut. Si ta maladie est sans gravité, il l’exagérera outre mesure et te dira: il te faut prendre des herbes bien coûteuses, mais je te guérirai tout de même ». Puis, ayant pris ton argent, il te dira qu’il n’y en a pas assez encore pour toutes les drogues que tu dois prendre. Décidé à t’exploiter à tout prix, il te fera manger ce qui ne te vaut rien et augmentera ainsi ta maladie pour pouvoir te soigner plus longtemps. Il mettra ta bourse à sec tout en te donnant à peine les soins les plus élémentaires. Donc, si tu tiens à ne pas tomber entre ses mains, mange à ta faim à chacun de tes repas quotidiens, mais évite les festins, les longs soupers. Ne charge pas ton estomac de trop de nourriture. Fais maigre de temps en temps et tu te porteras bien sans médecin. Rends-toi compte des causes de la maladie dont tu souffres. Si tu t’es refroidi, réchauffe-toi. Si c’est d’avoir trop mangé, pratique l’abstinence. Si cela vient de trop de fatigue ou de t’être exposé au soleil, repose-toi et tu guériras avec le secours de Dieu. Ne te mets jamais de cataplasmes sur l’abdomen, cela te ferait du bien pour trois ou quatre jours peut-être, mais ensuite tu iras plus mal. Ne bois ni antidote ni remède d’aucune sorte. J’en connais beaucoup qui en sont morts et qui passent pour s’être suicidés. Si tu veux boire quelque chose qui te fasse du bien, bois de l’absinthe. Si tu souffres du foie, prends de la rhubarbe uniquement. Toutes les tisanes sont nuisibles, surtout lorsqu’on est jeune encore. Fais-toi saigner trois fois par an, en février, mai et septembre exactement, mais pas plus. Ne châtie pas tes fils et tes filles avec la verge, mais par la parole. Ne donne pas à autrui le pouvoir de les punir, etc. »

Dans un autre chapitre,[31] cette idée est développée « que les défenseurs d’une ville assiégée ne doivent, pas insulter l’ennemi du haut des remparts ». « Tout au contraire ils doivent s’adresser à lui amicalement, car, en l’injuriant et en lui criant des propos obscènes, tu ne fais que l’irriter davantage contre toi. Bien au contraire, si tu entends quelque soldat grossier l’invectiver, ferme-lui la bouche et force-le à rougir de honte. Je termine en te conjurant de ne rien faire à la légère et sous l’empire de la colère. Qu’en toutes choses, la raison, la sagesse, la crainte de Dieu te guident. Ces vertus, unies à la prière, te donneront le bonheur. Ton bon ange marchera devant toi et plus tard tu vivras éternellement dans le domaine des bienheureux. »

J’en reviens, après cette trop longue digression, à ceux des paragraphes de ce manuscrit qui nous fournissent de précieuses indications sur les débuts de la guerre bulgare ou plutôt sur cette première grande expédition du tsar Samuel à travers les terres de l’empire. Nous avons vu que les Byzantins Skylitzès et Cédrénus racontent que le « Comitopoule » s’empara à ce moment de la ville de Larissa, capitale de la Thessalie, très puissante place forte impériale. Les paragraphes 169 et 170 font des allusions très importantes entièrement inédites à cet événement, qu’ils nous montrent sous un jour certainement bien plus vrai, tout différent de ce que nous pouvions supposer par le récit si bref de Skylitzès. Avant tout, nous apprenons ce détail très nouveau, que les attaques du fils de Schischman, « le tyran bulgare », contre cette ville de Larissa s’étaient renouvelées six années de suite avant qu’il pût s’en emparer. Le narrateur anonyme, traitant des rébellions et des insurrections à un point de vue général, comme suit: « Lorsque feu mon grand-père Kékauménos, qui était pour lors gouverneur du thème de l’Hellade avec pouvoirs illimités,[32] se trouvait en résidence à Larissa, le tyran bulgare Samuel tenta à plusieurs reprises, mais sans succès, de s’emparer de cette place de guerre, tantôt de vive force, tantôt par ruse. Chaque fois il fut repoussé à sa grande honte. De son côté, mon grand-père tantôt l’attaquait les armes à la main, tantôt cherchait à le gagner ainsi que son entourage par de somptueux présents. En louvoyant de la sorte, mon grand-père réussissait chaque année à faire faire les semailles et les récoltes nécessaires à l’entretien de ses troupes et à assurer de la sorte leur bien-être. » Nous avons dans ces quelques lignes tout un tableau de la guerre gréco-bulgare suivant la mode byzantine à cette époque.

La suite du paragraphe nous fait voir qu’il y eut cependant un moment où, dans cette lutte incessante entre les assaillants bulgares et le troupes du valeureux stratigos impérial, les premiers semblèrent avoir pris définitivement le dessus. Le souple chef byzantin dut, en apparence du moins, accepter le fait accompli et Larissa paraît bien être à ce moment tombée une première fois entre les mains du tsar, mais ce n’était là qu’une feinte voulue. Bientôt Kékauménos eut la joie de triompher à nouveau de son royal adversaire par une de ces ruses de guerre dont il était coutumier et que son petit-fils, le narrateur de notre manuscrit, raconte avec amour.

« Quand, dit-il, le tyran Samuel eut complètement pris le dessus, mon grand-père le reconnut pour son souverain et le proclama (dans Larissa). L’ayant ainsi une fois de plus trompé, il put cette fois encore tout à l’aise semer et récolter, puis il écrivit au basileus Basile la lettre que voici: « Seigneur, contraint par le rebelle Samuel, j’ai dû le faire reconnaître pour leur souverain par les habitants, de Larissa, ce qui leur a permis de faire en paix leurs semailles et leurs récoltes, et par la puissance des prières de Ta Majesté, ses récoltes ont été si belles que les gens de Larissa ont devant eux pour quatre ans de vivres. Aussi nous voici à nouveau tes fidèles esclaves. » Basile, au vu de cette lettre, approuva hautement la ruse imaginée par mon grand-père.

Ce paragraphe 169, si précieux pour nous, traite spécialement des qualités nécessaires à un bon et sage commandant de place forte. La conduite tenue par Kékauménos pour défendre Larissa contre les entreprises de Samuel sert ici d’illustration au précepte suivant formulé par le narrateur son petit-fils « Pour être le plus fort, il faut savoir amasser à temps des provisions dans la forteresse dont on a la garde. » Dans cette guerre aux procédés si différents de ceux de nos jours, alors que les magasins de vivres n’existaient que dans quelques places fortes de tout premier ordre, le châtelain, pour être en état de résister à un siège prolongé, devait avant tout chercher à faire rentrer dans la forteresse confiée à sa garde la récolte des campagnes environnantes. C’est en veillant à ce détail si important que Kékauménos avait réussi tant d’années durant à empêcher Samuel de prendre Larissa. Toutefois un moment vint où, comme le dit le narrateur, le tsar bulgare eut si bien le dessus qu’il fallut du moins feindre de se soumettre. Kékauménos, sans même essayer de prolonger la résistance, s’empressa de reconnaître et de faire reconnaître par ses subordonnés l’autorité de l’envahisseur. Samuel, trompé par cette apparente résignation, laissa les gens de Larissa faire en paix leurs semailles et leurs récoltes. C’était tout ce que voulait le rusé stratigos. Dès que les moissons, très abondantes, furent rentrées dans la ville, Kékauménos fit fermer les portes aux troupes bulgares. Le tour était joué; la fidèle cité thessalienne redevenait sujette de son basileus bien-aimé. Tout était à recommencer pour les soldats du roi Samuel.

Toutes ces premières tentatives du tsar bulgare contre la place forte byzantine avaient donc définitivement échoué grâce à l’énergie de Kékauménos, de cet étranger devenu le loyal et intrépide lieutenant, du basileus. Mais l’opiniâtre « Comitopoule », de son côté, ne savait pas ce que c’était que le découragement. Constamment il revenait à la charge. Le jour vint, au bout de six années, où il finit par réussir et c’est toujours le même inappréciable manuscrit de Moscou qui, dans le paragraphe suivant relatif aux chefs incapables, nous donne l’explication de son succès. C’est que, dans l’intervalle, l’habile et dévoué Kékauménos avait été remplacé par un autre stratigos qui, lui, était un chef complètement insuffisant. Alors, la famine aidant, parce que les précautions de ravitaillement si soigneusement prises chaque année par Kékauménos n’avaient pas été cette fois maintenues par son successeur, l’opiniâtre Schischmanide réussit enfin à s’emparer définitivement de cette ville qui le bravait depuis si longtemps. C’est là la fameuse prise de Larissa par les Bulgares, qui nous est si brièvement signalée par Skylitzès et Cédrénus, à la suite de laquelle, pour en finir, la population tout entière de la malheureuse cité fut transportée en terre bulgare avec les vénérables reliques de ses premiers évêques arrachées à leurs sanctuaires. Voici comment s’exprime le noble narrateur byzantin:

« Au bout de trois ans le basileus nomma un autre stratigos pour l’Hellade et mon grand-père retourna dans la capitale. Son remplaçant ne fut pas assez avisé pour inventer des ruses nouvelles. Samuel arriva de nouveau et cette fois empêcha les gens de Larissa de faire la récolte. Il les avait bien laissés procéder à l’ensemencement au printemps, mais lorsque l’été fut venu, au moment où il aurait fallu moissonner, il ne les laissa pas sortir de la ville. Il procéda de même trois années de suite. La disette à Larissa devint telle, qu’on mangea des chiens, des ânes et autres animaux immondes, même des ordures. Une femme alla jusqu’à dévorer la cuisse de son mari mort. Ce fut cette famine atroce qui mit enfin Larissa aux mains de Samuel sans qu’il lui en coûtât une goutte de sang. Il réduisit en esclavage toute la population, sauf la seule famille de Nikolitzès.[33] A celle-là il ne fit aucun mal, mais lui laissa ses biens et en fit partir les membres en disant à son chef: « Je suis très reconnaissant au Porphyrogénète Basile d’avoir rappelé de Hellade ton parent Kékauménos et de m’avoir ainsi délivré de ses ruses de guerre dans lesquelles il était passé maître. »

Appliquons maintenant ces renseignements inédits à la connaissance plus parfaite de cette première expédition de Samuel vers le sud, signalée surtout par la prise de Larissa. Par la suite du récit, nous savons qu’un premier Nikolitzès, le père certainement de celui dont il vient d’être question, père lui-même de l’auteur anonyme de la seconde portion de notre manuscrit, avait été duc du thème de Hellade dès le règne de Romain II et qu’il l’était encore en 980: « Mon aïeul, le « vestis »[34] Nikolitzès, qui, par ses fidèles services, a beaucoup fait pour le bien de la Romanie, atteignit au poste de duc du thème de Hellade, qui lui fut confirmé pour sa vie durant[35] par des chrysobulles impériaux. De même il fut nommé domestique ou chef des excubiteurs de ce thème.[36] » Dans la quatrième année du basileus Basile, par conséquent en l’an 980, nous lisons avec étonnement que ce Nikolitzès fut remplacé dans cette dernière charge par un prince franc placé sous ses ordres. Voici ce curieux passage: « Un jour, en la quatrième année du règne de feu le basileus Kyr Basile, ce prince vit venir à lui un neveu légitime du roi des Francs nommé Pierre. Il lui conféra le rang de spathaire du Chrysotriclinion et le nomma en même temps domestique des excubiteurs de l’Hellade sous les ordres du duc Nikolitzès de ce thème. En même temps il écrivit à mon grand-père en ces termes: « Sache, vestis, que Pierre, neveu du roi de la Germanie, est venu prendre du service auprès de nous et se dit résolu à vivre et mourir au service de Notre Majesté. Après avoir accueilli avec bienveillance son voeu de fidélité, Notre Majesté l’a élevé au rang de spathaire du Chrysotriclinion. Comme il est étranger, nous n’avons pas jugé possible de le nommer stratigos, ne voulant pas humilier, les Romains, mais nous l’avons fait domestique des excubiteurs qui sont sous ton commandement. Et sachant que jadis notre père te conféra ce titre par chrysobulle, nous te donnons pour t’en dédommager celui de chef des Vlaques du même thème de Hellade. »

Tout ce passage est bien imprévu, bien précieux. Il présente plusieurs particularités intéressantes sans compter cette curieuse lettre du basileus. D’abord l’arrivée à Constantinople du jeune prince franc, Pierre, neveu du roi des Francs ou de Germanie. Malgré les plus minutieuses recherches il n’a pas été possible à M. Wassiliewsky d’identifier ce personnage, quelque cadet de race royale occidentale, forcé pour une raison grave de quitter pays et venant chercher fortune auprès du basileus de Roum. Ce devait être certainement un fort haut personnage. Voyez l’accueil que lui fait l’empereur, et cependant tant est grand l’orgueil des sujets du basileus, de ces Byzantins provinciaux, que Basile, si autoritaire cependant, n’ose nommer stratigos de ce thème reculé cet homme qui se dit neveu du roi de Germanie ! Cela aurait pu humilier les Romains ! L’empereur se borne à le placer à la tête d’un corps de troupes provinciales sous l’autorité du stratigos.

Ce passage nous fait voir encore combien cette organisation militaire du thème était puissante et perfectionnée à cette époque. Pour ce seul thème de Hellade, outre les milices provinciales, on nous parle de deux corps spéciaux d’importance assez grande pour être placés chacun sous le commandement d’un domestique, les excubiteurs du thème et les Vlaques.[37] Ces derniers devaient être spéciaux à ce thème de Hellade, où la population vlaque était si nombreuse. Ceux d’entre ces barbares qui devaient le service militaire à l’empire formaient probablement un corps spécial sous le commandement d’un chef désigné par le basileus, parfois nommé à vie comme ici ce Nikolitzès.

Nous en arrivons enfin au point le plus important qui se trouve éclairé par la lecture de ce passage capital. Si Nikolitzès était bien encore duc de Hellade en la quatrième année du règne de Basile, c’est-à-dire en 980, et si cette date donnée par notre manuscrit est bien exacte, ce dont nous n’avons aucune raison de douter, Kékauménos, qui a dû certainement être son successeur dans cette charge, n’a pu en être investi que dans le courant de cette année au plus tôt. Or nous venons de voir d’autre part que ce même Kékauménos demeura dans ce poste de duc de Hellade, autrement dit de stratigos à Larissa, durant trois années entières, donc jusqu’en 983, qu’il eut alors un successeur incapable, lequel, également au bout de trois ans de mauvais gouvernement, par conséquent dans le cours de 986, finit par se laisser enlever Larissa par les troupes de Samuel qui depuis des années renouvelaient leurs attaques contre la Thessalie.

Quelle est la conséquence capitale à tirer de cette succession de dates que nous pouvons considérer comme à peu près certaines? C’est que cette grande expédition de Samuel vers le sud, qui valut aux Bulgares la prise définitive de Larissa et les mena jusqu’à l’isthme de Corinthe,[38] n’a point eu lieu vers 980, plutôt même vers 981, ainsi qu’on l’a toujours cru jusqu’ici sur le témoignage obscur de Skylitzès et de Cédrénus, mais bien cinq années plus tard, en 986, dans la même année que la première grande attaque de Basile contre la Bulgarie, attaque que je vais raconter et qui ne fut que le contrecoup immédiat de l’invasion des Bulgares vers le sud, une diversion tentée certainement par le basileus pour les forcer à se retirer précipitamment vers le nord, diversion qui, du reste, se termina fort mal pour les Byzantins, par le grand désastre que nous allons voir.

On saisit maintenant de quelle extrême importance est en l’espèce cette mention du gouvernement de Nikolitzès dans le thème de Hellade en la quatrième année du règne du basileus Basile et combien cette indication nous est précieuse pour arriver à préciser enfin d’une manière, espérons-le, définitive et en tout cas rationnelle, cette date si importante de la lutte entre le basileus Basile et le tsar Samuel, cette date à partir de laquelle le conflit qui durait depuis dix années déjà prit enfin des proportions formidables. Il devient aujourd’hui de toute nécessité de reporter à cette année 986, à l’année même de la fatale première campagne de Basile en Bulgarie, cette prise de Larissa par les Bulgares, cette pointe poussée par eux jusqu’à l’Isthme de Corinthe, toute cette campagne qu’on plaçait jusqu’ici cinq années plus en arrière. On ne peut faire autrement. Il faut trouver six années à partir de 980, trois pour le gouvernement de Kékauménos, trois pour celui de son incapable successeur. Du reste, dans Skylitzès comme dans son plagiaire Cédrénus, le récit de la prise de Larissa par Samuel précède immédiatement celui de la fameuse première expédition de Basile au delà du Balkan, et si on avait placé jusqu’ici vers 980 la campagne de Samuel vers le sud, c’est simplement parce que ces auteurs en parlent immédiatement après nous avoir dit la fin de la révolte de Bardas Skléros dans cette même année.

De même ces auteurs confirment virtuellement le récit fait par notre écrivain anonyme de l’exception faite par Samuel en faveur de Nikolitza ou Nikolitzès et de sa famille après la prise de la capitale thessalienne par les Bulgares. Ils racontent en effet plus loin que le tsar de Bulgarie confia à ce personnage si favorablement traité par lui le commandement de la place forte de Servlias après qu’il eut réussi à s’en emparer par surprise. Je répète que ce Nikolitzès était le fils de celui qui avait été duc du thème de Hellade. C’est lui qui fut le père du troisième Nikolitzès, chef de l’insurrection des Vlaques et des Bulgares en 1067, auteur de la seconde partie du manuscrit de Moscou dédiée au basileus Michel VII, contemporain aussi et parent de Kékauménos, petit-fils de l’auteur du « Traité de la stratégie ».

Nous voyons encore que l’invasion bulgare se fit cette année 986 en plein été, puisque ce fut tout naturellement le moment choisi par Samuel pour empêcher les habitants de Larissa de récolter leurs moissons.

De tout ce qui précède, du passage de la vie de saint Nikon Métanoite, comme du témoignage du manuscrit de Moscou, on peut donc conclure que l’extension successive des conquêtes bulgares dans la Thessalie, dans le thème de Hellade et jusqu’aux portes du Péloponnèse fut l’affaire de plusieurs campagnes entre les années 976 et 986, non d’une seule. En 986 eut lieu la plus importante, celle qui fut décisive, dont nous sommes presque uniquement, bien que fort insuffisamment informés, qui mit aux mains des Bulgares la forte place de Larissa avec toute la Thessalie et conduisit  leurs avant-gardes, jusqu’à l’Isthme de Corinthe. Les dangers terribles que cette invasion fit courir à l’empire furent cause du grand effort militaire des Byzantins dans le courant de cette même année.

Au paragraphe 76 du manuscrit de Moscou, l’auteur anonyme, préoccupé d’expliquer qu’un chef de ville assiégée ne doit jamais s’écarter de son poste, a fait une allusion de plus aux faits de guerre de cette première période de la guerre gréco-bulgare. Racontant la prise de la forteresse macédonienne de Servlias par les Bulgares, événement probablement antérieur à la campagne de l’an 986, il s’exprime en ces termes: « Un stratigos impérial du nom de Magyrinos et deux taxiarques, chacun commandant à mille hommes, gardaient cette place. Mon grand-père maternel Démétrius Polémarkos, général du tsar Samuel, chef distingué sur cette frontière, passa une année entière avec bien des nuits sans sommeil pour chercher à s’emparer de cette ville vraiment imprenable.

Toutes ses tentatives échouèrent devant ces murailles défendues par des rochers énormes et des précipices effroyables. Heureusement qu’en bas de ces rochers coulaient des eaux dans lesquelles le stratigos Magyrinos et ses deux lieutenants allaient parfois se livrer aux douceurs du bain. Mon grand-père, arrivé de nuit avec ses cavaliers dans le bois qui faisait face à ce lieu, ordonna à chacun de ses hommes de couper une grosse branche qu’il tiendrait d’une main et qui le cacherait entièrement lui et son cheval. Deux vedettes placées sur la hauteur, voyant les trois officiers descendre au bain, donnèrent le signal convenu. Immédiatement les cavaliers, dissimulés derrière les branches d’arbre, donnant de l’éperon, entourèrent les baigneurs et se saisirent d’eux. Ce fut ainsi que la forteresse de Servlias fut conquise par les Bulgares sans effusion de sang. » « Depuis, ajoute l’auteur anonyme, après la pacification définitive de la Bulgarie, mon grand-père maternel Démétrius fut nommé patrice et créé mystikos par le basileus Basile. » Ce chef bulgare, rallié à la cause byzantine, devait être quelque personnage fort considérable, pour être traité avec tant d’égards par le basileus victorieux.

Sur ces dix années de luttes entre les Bulgares et les Byzantins, dix années exactement depuis 976, date de la mort de Jean Tzimiscès jusqu’à l’expédition de 986, nous ne connaissons rien de plus. Les rares indications fournies par le manuscrit de Moscou que nous a fait connaître M. Wassiliewsky sont les premières données un peu précises qu’on ait pu recueillir sur ces faits de guerre qui ont dû être si nombreux et qui paraissent avoir eu pour théâtre principal les campagnes et les places fortes de la Thessalie. Nous ne savons de même rien des mesures qui durent être prises par le basileus et ses conseillers à Constantinople pour protéger leurs malheureuses provinces contre ces incessantes attaques de Samuel et de ses bandes, contre ces humiliantes agressions qui devaient tant exaspérer l’orgueil du parakimomène et de son peu endurant pupille. Jusqu’à la fin de la sédition de Bardas Skléros, cette absence de faits est fort compréhensible. Il est probable que le gouvernement impérial, entièrement absorbé par les événements d’Asie, hors d’état de préparer aucun effort sérieux, dut se contenter de renforcer les garnisons des places frontières, telles que Serres et Larissa par exemple, sans pouvoir autrement s’opposer aux ravages des troupes ennemies. Mais à partir de 980 jusqu’en 986, il semble que le jeune basileus et son premier ministre, bien plus libres de leurs mouvements, sauf peut-être en Italie, où les Arabes et Othon II leur donnaient fort à faire, aient dû organiser très sérieusement la résistance sur les points plus constamment menacés de la frontière bulgare, et cependant nous n’avons sur ce sujet presque aucune donnée, les seuls renseignements que nous possédions, portant uniquement sur la résistance si prolongée et finalement infructueuse de la garnison de Larissa et sur les préparatifs organisés par le stratigos du thème du Péloponnèse pour la défense de l’Isthme de Corinthe. Certes les quelques passages si précieux du manuscrit de Moscou nous montrent les « stratigoi » de Thessalie s’occupant par tous les moyens de prolonger la résistance et de reprendre l’offensive sur le terrible Samuel. Certes ils nous montrent le basileus en correspondance suivie avec ces chefs des troupes impériales mais que sont ces maigres indices en comparaison de ce que nous aurions tant intérêt à savoir? En un mot, si nous sommes si faiblement renseignés, il ne faut pas en accuser l’activité certainement déjà très en éveil du gouvernement impérial. L’unique raison de ce silence, hélas, est constamment la même: c’est la désespérante disette de tous renseignements. Pour ces dix premières années de lutte entre l’empire et les troupes de Samuel, nous ne possédons pas cent lignes dans toutes les sources contemporaines mises ensemble.

Il est inadmissible que, durant tant d’années, le gouvernement impérial ne se soit point extraordinairement ému de ces incessantes incursions des bandes bulgares, que des hommes, tels que Basile II et le parakimomène n’aient pas mis tout en oeuvre pour y mettre obstacle, pour porter au contraire la guerre sur le territoire ennemi. Conçoit-on bien à quel point une semblable situation était à la fois périlleuse et humiliante pour l’empire toutes les plus vieilles provinces de la monarchie parcourues et ravagées sans trêve ni repos par ce prince hardi et ses bandes féroces; les plus puissantes places fortes menacées, même prises par lui; la terreur de ces invasions dévastatrices se répandant jusque dans le Péloponnèse aux extrémités de l’empire; des soulèvements se succédant sans relâche dans les provinces bulgares récemment annexées situées au nord du Balkan; ces territoires rendus presque inhabitables par les évolutions sans fin de ces troupes de partisans, Il est impossible d’admettre qu’un Basile II, un parakimomène, n’aient pas rendu à de tels adversaires violence pour violence, coup pour coup. Seulement les historiens dont les oeuvres ont survécu se sont abstenus de nous en rien dire dans leurs récits misérablement abrégés et tronqués, et ceux qui peut-être ont parlé plus en détail de tous ces faits, nous demeurent inconnus, tous leurs ouvrages ayant disparu. Ces dix années d’invasions et d’incursions durent être des années terribles pour ces malheureux thèmes de Macédoine, du Strymon, de Salonique, de Hellade et de Thessalie.

A cette époque vivait à Constantinople le célèbre écrivain Jean surnommé Géométros, vulgairement désigné sous le nom de Jean Géomètre, théologien, poète, orateur, qui, plus tard, fut évêque de Milet. J’ai déjà parlé de lui à diverses reprises, entre autres à propos de la belle épitaphe composée par lui pour le tombeau de Nicéphore Phocas. Ce personnage, qui fut le contemporain des empereurs Constantin Porphyrogénète, Romain II, Nicéphore Phocas et Jean Tzimiscès, qui fut célèbre à son époque et qui, depuis, était bien retombé dans l’oubli, nous est un peu mieux connu depuis les récents travaux de M. Wassiliewsky et le mémoire du Père P. Tacchi Venturi,[39] qui l’ont du moins replacé à son époque vraie.

Outre diverses oeuvres littéraires d’un ordre très différent et aussi de nombreuses poésies religieuses particulièrement en honneur de la Vierge, Jean Géomètre a écrit à l’occasion d’un certain nombre d’événements de son temps des pièces de vers qui se distinguent par un art et un goût littéraires très fins pour l’époque et qui sont en même temps une source précieuse d’informations pour cette période si obscure de l’histoire byzantine. Il était de race noble, le second fils d’un haut personnage nommé Théodore, peut-être bien ce Théodore de Misthée en Lycaonie qui se couvrit de gloire dans les guerres de Jean Tzimiscès contre les Russes.[40] Le nom de Géomètre n’était qu’un surnom. Partisan dévoué de Nicéphore Phocas, dont il se rappelle constamment le règne avec plaisir et qu’il a loué dans plusieurs poèmes, il se montre plutôt hostile dans ses vers à son meurtrier, auquel il ne peut pardonner son crime et qu’il n’a célébré que dans une seule pièce, pas même constamment élogieuse. Il avait reçu l’éducation la plus complète et la plus soignée, avait eu des maîtres excellents, un surtout du nom de Théodore, auquel il dédia des vers charmants. Il était instruit en littérature et en théologie.

Il finit par embrasser la vie monacale, pour laquelle il avait à maintes reprises exprimé ses sympathies dans ses écrits et ses vers, et se retira probablement au célèbre monastère de Stoudion, la plus belle demeure conventuelle de l’Orient chrétien.

Plus tard, mais seulement après 990, Jean Géomètre fut nommé métropolitain de la lointaine ville de Malatya ou Mélitène sur l’Euphrate. Jusqu’alors il ne semble guère avoir quitté sa chère Constantinople où il avait été élevé et qu’il appelle sa ville natale. Par certaines de ses pièces de vers, nous apprenons qu’il fut le témoin attristé de toutes les catastrophes, de toutes les guerres qui ensanglantèrent les quinze premières années du règne de Basile II. Naturellement, dans ces trop courtes poésies il nous a fait de cette époque lamentable un tableau douloureux. A maintes reprises il se plaint de l’abandon affreux dans lequel la science et les lettres étaient tombées à Constantinople, des moqueries dont lui-même était sans cesse poursuivi parce qu’il avait consacré sa vie à des occupations purement intellectuelles. Par Psellos nous savions déjà qu’autant Basile II fut grand guerrier et administrateur intelligent, autant il ne cachait pas son aversion pour l’étude des sciences et des lettres, surtout pour les savants et les rhéteurs, pour lesquels il témoignait d’un parfait mépris. Tout naturellement les opinions professées par le souverain se reflétaient sur son entourage.

Parmi les pièces de vers de ce poète contemporain qui peuvent intéresser nos recherches historiques, il s’en trouve une surtout qui est comme un écho précieux de ces luttes sauvages dont je viens de parler, luttes dont nous savons si peu, pour la connaissance desquelles le plus léger indice nouveau est une découverte véritable. On y trouve une allusion saisissante à la terreur inspirée aux populations de l’empire par les agressions incessantes du féroce souverain bulgare et de ses bandes, aux appels désespérés que ces multitudes désolées adressaient à un secours suprême. Le nom même que l’auteur a donné à cette pièce est frappant. Elle est intitulée « le Comitopoule », c’est-à-dire « Samuel », car par ce titre il faut certainement entendre ce prince, de beaucoup le plus célèbre des quatre frères de ce nom. « Au firmament, s’écrie le poète, la comète a embrasé l’éther. Sur la terre, le « comite » ravage toutes les provinces d’Occident. Cet astre a été comme le symbole annonçant ce cataclysme. Il disparaissait au lever du soleil,[41] et cette autre comète « Samuel » s’est allumée au coucher de Nicéphore. Cet horrible Typhon, fils de scélérats, brûle tout. Où sont les rugissements de ta force invincible, ô basileus par la naissance et Nicéphore par tes hauts faits[42]? Sors pour un moment de ton tombeau. Rugis, ô lion ! Apprends à ces renards qu’ils doivent demeurer cachés parmi les tanières de leurs montagnes ».

Le lecteur aura compris le jeu de mots, d’une ingéniosité douteuse. Comite, comte, s’écrivait comitès, exactement comme le mot comète. Le poète fait un rapprochement entre le terrible souverain bulgare et l’astre errant qui tant et si longtemps épouvanta les populations de l’empire durant l’été de 975 et qui passa pour avoir prophétisé entre autres calamités la mort inopinée de Jean Tzimiscès. Les expressions mêmes employées par Jean Géomètre viennent confirmer ce fait, que cette catastrophe fut bien le vrai signal de la levée de boucliers générale des sujets de l’enragé « Comitopoule ». Bien que le poète traite Samuel et ses guerriers de renards qui n’ont qu’à aller se réfugier dans leurs tanières, il est très évident qu’il les redoute fort, puisqu’il appelle à grands cris au secours de l’empire un héros disparu. Seulement, en place de Jean Tzimiscès, qui n’est même pas nommé, il n’est question que de Nicéphore, et c’est lui, l’empereur assassiné, que Jean Géomètre supplie de sortir de la tombe pour chasser les Bulgares. C’est que, fidèle à sa haine pour l’Arménien, auquel il ne peut pardonner le meurtre de son héros favori, il le passe sous silence et ne peut se décider à le mentionner à côté de Nicéphore. Bien donc que le soulèvement bulgare n’ait éclaté de fait qu’après la mort de Jean Tzimiscès, Jean Géomètre représente tous ces événements comme s’ils n’avaient été que la suite du déplorable meurtre de Nicéphore. Ce n’est pas l’Arménien qu’il évoque de la tombe où le héros vient de se coucher, mais comme toujours, comme jadis contre les Russes, comme plus tard encore contre les Bulgares après la grande déroute des gorges du Balkan, c’est Nicéphore et toujours Nicéphore qu’il appelle.[43]

On retrouve encore une très brève mais précieuse allusion aux souffrances causées par les constantes agressions du tsar bulgare en Thessalie dans l’Apologie manuscrite de saint Photios, document encore inédit que cite M. Wassiliewsky dans un très récent mémoire.[44] Voici comment s’exprime l’auteur anonyme de cette vie du saint thessalien: « Le roi des Mésiens bulgares s’insurgea contre le pouvoir impérial. Toute la Thessalie et le pays de Dologne furent exposés à ses incursions. Il causa de grandes inquiétudes au tsar des Ausones.[45] On ne pouvait plus recueillir l’impôt. Personne ne circulait dans le pays sans courir les plus grands dangers. Les Bulgares tuaient ou faisaient des prisonniers, reniant l’unité de la race, excitant l’un contre l’autre les peuples appartenant à une même famille. »

Et c’est bien là tout ! Nous ne savons pas un mot de plus sur ces dix premières années de guerre entre la Bulgarie indépendante et l’empire grec, rien de plus non plus sur l’expédition des Bulgares vers le sud en 986. Longtemps la lutte dut demeurer surtout une lutte de frontières, les garnisons des places byzantines s’efforçant d’empêcher les troupes bulgares de pénétrer sur le territoire impérial. II y eut aussi de ces transplantations de populations d’une extrémité de l’empire à l’autre, transplantations si familières au gouvernement byzantin, qui dotait ainsi d’une race guerrière nouvelle les points de la frontière plus directement menacés ou les districts à tel point ravagés, épuisés et dépeuplés par des années de guerre, qu’il fallait à tout prix qu’on leur infusât un sang nouveau. L’historien arménien contemporain Acogh’ig dit que vers l’an 981 une multitude d’Arméniens fut installée en Macédoine par le gouvernement impérial dans le but de les opposer aux Bulgares. Ibn el Athir s’exprime dans le même sens. Il serait intéressant d’étudier de plus près ces immenses migrations forcées du moyen âge byzantin, les mélanges de races, les conséquences de toutes sortes qui en résulteraient.

Peu à peu le nouveau royaume bulgare acquérant sans cesse de nouvelles forces sous l’énergique impulsion de son audacieux souverain, le péril et aussi l’affront devinrent tels pour l’empire, qu’il fallut aviser aux mesures les plus graves.[46] Aujourd’hui que nous connaissons mieux la date de la grande expédition qui porta Samuel et son armée jusqu’aux limites du Péloponnèse, il semble certain que ce fut le danger terrible créé par cette marche en avant et par la conquête de la Thessalie qui fut la cause déterminante de la première campagne du basileus Basile contre la Bulgarie dans le courant de cette même année 986. L’orage bulgare amena l’orage byzantin.

J’ai déjà cité un bien curieux passage de la vie manuscrite de saint Nikon Métanoite. Quand le saint accourt auprès du stratigos du Péloponnèse accablé sous le poids des dangers qui le menacent, ses premiers mots sont pour lui annoncer que l’armée bulgare vient de se mettre subitement en pleine retraite vers le nord. Aucune explication n’est donnée de ce fait étrange venant interrompre si brusquement une longue suite de succès. Et cependant, aujourd’hui que nous sommes mieux informés, cette expédition nous apparaît très clairement. Si le tsar victorieux et ses troupes, au lieu de poursuivre jusqu’au coeur du Péloponnèse leur marche dévastatrice et triomphante, ont brusquement repris le chemin de leur patrie, c’est qu’ils ont été soudain informés de l’orage qui se forme enfin à Constantinople et qui menace plus spécialement la Bulgarie d’au delà du Balkan. La vive diversion que va tenter Basile a porté un premier fruit. L’armée bulgare, abandonnant l’espoir de conquêtes nouvelles, retourne en hâte défendre ses foyers menacés par la grande expédition byzantine.

Cette mémorable campagne de Basile, la première dirigée personnellement par ce prince contre la Bulgarie, avait été précédée par un incident tragique qui paraît avoir été lié étroitement à la si subite extension du mouvement national bulgare. Les deux princes légitimes de Bulgarie, les deux infortunés tsarevitch, fils du tsar Pierre, le roi Boris II et son frère Romain, qui depuis tantôt quatorze années menaient, et cela pour la seconde fois[47] la vie de prisonniers d’État à Constantinople, crurent le moment venu de tenter de remonter sûr le trône de leurs pères. Ils réussirent à s’évader secrètement de leur prison dorée. C’est du moins ce que disent les sources. Mais on a vu plus haut que peut-être bien les deux princes agirent ici de connivence avec le parakimomène et les grands chefs militaires conjurés contre les velléités de gouvernement personnel du basileus Basile. En s’appuyant ainsi sur ces descendants de la race royale de Bulgarie, ces traîtres cherchaient à créer au jeune autocrator des embarras qui le forceraient à compter désormais plus sérieusement avec eux.

Quoi qu’il en soit, ces malheureux princes ne réussirent pas dans leur entreprise. Ils n’atteignirent même pas la Bulgarie, à peine le Balkan. Le tsar Boris, l’aîné, qui, pour mieux détourner les soupçons, avait conservé le vêtement à la grecque qu’il portait dans la capitale, fut tué dans un bois d’un coup de flèche par un Bulgare qui, cruelle ironie du sort, le prit pour un soldat byzantin. Ce Bulgare était certainement un soldat des « Comitopoules », probablement originaire des provinces bulgares annexées à l’empire par Jean Tzimiscès. Ainsi périt obscurément le dernier souverain de la dynastie du grand Syméon. Romain, le second des fils de Pierre, qui était eunuque, apprenant la mort de son frère, accepta sans résistance sa déchéance définitive. Il renonça à tous ses droits et retourna à Constantinople. Tel est le récit que Cédrénus a emprunté à Skylitzès. La version un peu différente des historiens orientaux, tels que Yahia et Elmacin, donne quelques détails de plus. Surtout, je l’ai dit, le premier de ces écrivains fixe une date précieuse pour cette tentative avortée de restauration de la race de Syméon. « Dans le courant de l’été de l’an 986,[48] écrit-il, les deux princes se sauvèrent de leur prison du Palais de Constantinople, sur des montures préparées d’avance. D’une rapide chevauchée ils atteignirent le défilé de la Porte de Trajan. » C’est par ce col célèbre que passe et qu’a passé de tout temps, on le sait, la route conduisant des plaines de Thrace et de la vallée de la Maritza, par conséquent aussi de Constantinople, à Sofia et aux régions de la Bulgarie occidentale. Les jeunes princes cherchaient donc à gagner la capitale de cette portion de la monarchie et non les provinces conquises par Jean Tzimiscès sur lesquelles ils avaient régné jadis.

Je reprends le récit de Yahia. « Les montures des pauvres fugitifs étaient épuisées. Ils descendirent de cheval, et se sachant probablement poursuivis, craignant d’être pris, se cachèrent parmi les hauteurs boisées, voulant continuer leur route à pied. Là de nombreux Bulgares qui gardaient les passages des montagnes contre les brigands[49] les atteignirent. Boris, qui avait pris les devants et portait un déguisement,[50] ne fut pas reconnu par eux sous les traits de cet humble voyageur isolé. Un d’eux le tua aussitôt. Alors survint Romain, le cadet, marchant sur les pas de son aîné. Il réussit à leur faire comprendre qui il était et évita le sort du pauvre roi Boris. »

Ici les récits byzantins et orientaux divergent complètement. Tandis que les premiers disent que Romain retourna reprendre à Constantinople sa triste vie de captivité, les seconds affirment que les Bulgares par lesquels il s’était fait reconnaître au défilé de Trajan l’emmenèrent en triomphe chez eux. Yahia ajoute qu’une foule de partisans se groupèrent aussitôt autour de lui et le proclamèrent leur tsar.[51] Probablement sa qualité d’eunuque, qui ne lui permettait pas de devenir vraiment le roi de ce peuple si brave, fit que Samuel, ne le redoutant point, le dédaigna et l’épargna.

En tous cas, il ressort de tous ces récits que Romain ne joua plus de rôle actif, mais qu’il demeura dès lors dans l’ombre à côté du véritable nouveau souverain Samuel. Plus tard, en effet, nous le retrouverons, lamentable ironie du sort, voïvode ou gouverneur bulgare à Skopje, l’Uskup d’aujourd’hui, pour le compte du fils de Schischman, usurpateur du trône de ses pères. Il avait donc accepté le fait accompli, en pauvre et faible eunuque qu’il était. Il trahit; du reste, nous le verrons, ce maître qui l’avait définitivement écarté de la couronne, et livra au basileus la ville dont la garde lui avait été confiée.

Immédiatement après ces événements qui se relient certainement à elle par des liens fort étroits, peut-être même concurremment avec eux, eut lieu la fameuse première campagne du basileus Basile en Bulgarie. L’expédition de Samuel en Thessalie, la conquête faite par lui de cette province, sa marche on avant à travers le thème de Hellade vers le Péloponnèse créaient un danger tellement pressant que l’empire ne pouvait plus se contenter de la seule défensive. Il fallait agir, agir de suite, attaquer à son tour, écraser à tout prix ce péril mortel avant qu’il ne s’accrût jusqu’à devenir insurmontable. Les temps étaient venus de vaincre ou de périr.[52]

Skylitzès s’exprime en ces termes: « Le basileus Basile, brûlant de venger de telles injures, dès qu’il en eut fini avec Bardas Skléros,[53] rassembla les forces romaines et décida de les conduire de sa personne en Bulgarie. Il ne communiqua pas sa résolution à Bardas Phocas, qui était en Asie, où il exerçait encore depuis l’écrasement de Bardas Skléros son commandement suprême de domestique des Scholes Orientales. » Le rude capitaine était fort jaloux de sa situation à la tête de l’armée et c’était un véritable coup d’Etat qu’accomplissait le jeune empereur en le tenant ainsi dans l’ignorance de ses résolutions et en se substituant à lui dans le commandement de l’expédition. « Basile, poursuit, le chroniqueur, ne souffla du reste mot de ceci à aucun des autres chefs de l’armée d’Orient, estimant qu’aucun ne méritait sa confiance ». Bien que Skylitzès et Cédrénus n’en disent rien, il ne semble pas davantage que Basile ait consulté le parakimomène, dont il devait, alors déjà, supporter impatiemment le joug pesant. Il faut se rappeler que le jeune basileus avait à cette époque de l’an 986 tout près de vingt-huit ans. Sa décision de gouverner seul détermina la formation du vaste et dangereux complot que nous commençons seulement à soupçonner aujourd’hui et dont l’avortement provoqua la chute définitive du parakimomène et la disgrâce, du moins momentanée, de Bardas Phocas et de plusieurs des autres grands chefs militaires. Cette attitude nouvelle du jeune basileus se révéla évidemment par une sorte de coup de théâtre comme le fut, dans d’autres circonstances, la brusque entrée de Louis XIV au Parlement en 1655. Les courts récits de Skylitzès et des autres Byzantins ont bien cette signification. Ils expriment du moins avec une extrême énergie, certainement voulue, cette idée, que Basile partit à la tête de son armée de sa volonté propre, ne demandant l’avis de qui que ce fût. C’est la même idée que Lebeau a traduite dans cette phrase prétentieuse: « Basile, né pour la guerre, commençait à se reprocher son caractère; il rougissait de languir comme un eunuque dans la molle oisiveté d’un palais. »

Basile donc déclara qu’il commanderait seul l’expédition et ne voulait personne à ses côtés, puis il partit sans consulter les grands chefs militaires, les Bardas Phocas et autres, sans même les prévenir, semble-t-il malgré les engagements qui avaient été certainement, pris avec eux dans ce sens par l’eunuque lors de l’envoi de Bardas Phocas contre Skléros, dans la situation presque désespérée où l’empire se trouvait à ce moment. De là la fureur des généraux contre leur jeune souverain volontairement oublieux de ce pacte, de là leur tentative de conspiration vivement déjouée, puis la disgrâce et, un an après, la révolte de Bardas Phocas exaspéré.

Le réveil du lion pour être tardif n’en fut que plus terrible. Basile, dans la seconde moitié de l’an 986, vers le mois de juillet vraisemblablement, prit donc avec toute l’armée d’Europe le chemin de la Bulgarie indépendante, résolu à détruire la puissance du tsar Samuel. « Certes, dit Léon Diacre, dans son désir ardent d’en finir d’un coup, il cédait plutôt à la colère que lui inspirait cette audacieuse et constante agression des Bulgares qu’à la prudence en se lançant ainsi à corps perdu dans cette campagne prodigieusement ardue. »

C’est ici le lieu de placer le vivant portrait que nous a donné Psellos des vertus militaires de cet illustre empereur guerrier:[54] « Une des particularités de Basile, dit cet auteur, était de ne tenir aucun compte de la coutume traditionnelle qu’on a eue de tout temps de limiter à certaines saisons les époques favorables à faire campagne. Dédaigneux de ne partir en guerre qu’au milieu du printemps, pour regagner les cantonnements d’hiver dès la fin de l’été, comme l’avaient constamment fait tous les basileis ses prédécesseurs, il avait coutume de plier les saisons aux exigences du but qu’il poursuivait dans ses expéditions. Il supportait sans se plaindre le froid le plus vif comme les plus brûlantes chaleurs. Véritablement c’était un homme de fer. Jamais, même mourant de soif, on ne le vit se précipiter avidement vers la source désirée. Toujours il sut se vaincre. Il possédait à fond toute science militaire, étant non seulement instruit parfaitement de tout ce qu’il importait à un chef de connaître, mais également bien informé sur les devoirs et les fonctions d’un sous-officier, voire d’un simple soldat. Il s’entendait admirablement à mettre chacun à la place qui lui convenait, à tirer parti des aptitudes de chacun. Cette connaissance si parfaite de l’art de la guerre était le double produit de ses immenses lectures et d’une sorte de science innée qui l’aidait à ne point faiblir. Il aimait à combattre en bataille rangée. Détestant toutefois de laisser le champ libre au hasard, préoccupé de s’assurer contre les chances du sort, il ne dédaignait point d’avoir recours aux ruses, aux embuscades, à tous les artifices de guerre. Son principe favori de tactique était qu’il ne fallait jamais rompre l’ordre de bataille. Pour lui, c’était le secret de la victoire, la recette suprême qui rendrait ses légions à jamais invincibles, inaccessibles à la déroute. Une fois que chaque soldat, chaque cohorte, chaque bataillon avait pris son ordre de combat, il ne permettait à qui que ce fût de s’en écarter, fût-ce pour se précipiter sur l’ennemi, à moins de nécessité absolue, et punissait avec la dernière rigueur, en le chassant de l’armée au lieu de le récompenser, l’audacieux qui, impatient de la consigne donnée, se serait précipité de son propre mouvement sur l’ennemi et l’aurait mis en déroute. Quand cette discipline si inflexiblement rigoureuse faisait murmurer ses soldats, il avait coutume de leur dire en souriant, dans le plus grand calme, qu’il ne voyait pas d’autre moyen pour eux comme pour lui d’en arriver à ne plus être forcés de faire la guerre. Il avait comme une double nature qui le rendait propre à la fois aux travaux des armes et aux occupations de la paix. Pour mieux dire, il était plus ingénieux dans la guerre, plus impérial dans la paix. Lorsque quelqu’un de ses subordonnés avait commis en campagne une faute grave, il savait admirablement dissimuler sa colère, la couver en son coeur comme sous la cendre, pour pouvoir mieux, une fois de retour au Palais Sacré, châtier le coupable avec la dernière rigueur. Bien qu’il fût d’habitude fort dur, inaccessible à la pitié, il savait au besoin s’adoucir et pardonner les fautes dont on parvenait à lui faire apprécier les circonstances atténuantes. Une fois qu’il avait pris une décision, décision souvent très lentement préparée, aucune force humaine ne lui eût fait changer d’avis. Jamais son attitude ne se modifiait à l’égard de ceux auxquels il voulait du bien, à moins que ce ne fût par leur faute. Toujours il se décidait de lui-même, comme poussé par une force supérieure. »

 « Le basileus Basile, dit encore Psellos, avait un souverain mépris pour la masse de ses sujets. Il voulait être craint plutôt qu’aimé. A mesure qu’il eut conquis de l’expérience avec les années, il éprouva de moins en moins le besoin de s’entourer de conseillers éprouvés, car il faisait tout par lui-même,  dirigeant et présidant en personne toutes les délibérations, organisant et commandant en personne ses armées. Il gouvernait ses Etats, non point par les lois déjà établies, mais par celles que fabriquait de toutes pièces son esprit vigoureux et fort. Aussi n’avait-il que dédain pour les docteurs, mépris absolu pour les lettres. Et chose étonnante, malgré cette disgrâce dans laquelle étaient tombées sous ce règne les choses de l’esprit, le nombre de ceux qui cultivaient la philosophie et l’éloquence demeura fort respectable. A ce phénomène étrange je ne vois qu’une explication possible, c’est que ceux qui dans ce temps s’intéressèrent aux lettres étaient bien uniquement dirigés par leur ardent amour pour elles, alors que d’ordinaire ce culte des choses de l’esprit n’est, comme tant d’autres recherches, qu’un moyen d’arriver, moyen qu’on s’empresse de mettre de côté dès qu’il ne vous a pas conduit de suite au succès et à la gloire. »

Ce prince vraiment remarquable fut peut-être un des hommes les plus inébranlablement opiniâtres de l’histoire. Merveilleuse fut la patience obstinée avec laquelle, à travers sa longue vie presque entière, après les grands échecs du début, il poursuivit son plan d’anéantissement, on pourrait dire d’extermination de la nation bulgare. Il avait estimé qu’il n’était pas d’autre moyen d’en finir avec ce peuple rude, belliqueux, passionnément avide d’indépendance, qu’aucune violence ne lasserait. Pas un jour il ne se découragea. Enfin, après quarante années de luttes, de flots de sang versé, de cruautés effroyables, alors que lui-même était un vieillard, il vit le but de ses constants désirs définitivement atteint.

Ce basileus, au coeur rude et dur, adoré du clergé, haï du peuple qui succombait sous le poids des impôts, ce souverain qui vivait comme un moine, qui vivait sans femme, qui était d’une sobriété d’ascète, n’aima jamais d’un grand amour que sa puissante armée et sa belle flotte de guerre, dont il s’efforça constamment d’augmenter la puissance par le choix des chefs les plus capables, par l’application des règles les plus perfectionnées appuyées sur l’expérience des siècles. Philippopolis, Mosynopolis, dont l’emplacement se retrouve dans la basse vallée de la Mesta, et Thessalonique furent, durant tout son règne, ses points d’appui favoris, ses places d’armes principales dans ses opérations contre les Bulgares.

J’ai déjà dit ce que devaient être au temps des tsars Schischman et David, les limites du royaume bulgare occidental demeuré indépendant. C’était à cette époque déjà une vaste et puissante monarchie. Mais au moment de la première invasion de Basile les victoires de Samuel avaient encore très considérablement accru aux dépens de l’empire byzantin ces domaines déjà si étendus. D’abord une notable portion sinon la totalité des provinces situées au nord du Balkan entre cette chaîne et le Danube, jadis reconquises par Jean Tzimiscès, avaient très probablement déjà fait retour à Samuel, soit qu’elles eussent été réoccupées par lui lors de ses incursions incessantes en terre byzantine dont nous parlent les chroniqueurs, soit qu’elles se fussent soulevées avec succès contre les troupes d’occupation impériales. Puis nous avons vu que les bataillons du fils de Schischman venaient à ce moment même de s’emparer de vastes territoires parmi les plus vieilles provinces de l’empire au sud du Balkan, en Thrace comme en Macédoine. Surtout ils avaient conquis la Thessalie tout entière, avec sa capitale Larissa, ses villes nombreuses, ses forteresses, peut-être même avec une portion du thème de Hellade, autrement dit de la Grèce continentale. A cet instant précis ils menaçaient la frontière du Péloponnèse. Malgré l’extrême pauvreté des sources, les témoignages contemporains, nous l’avons vu, ne nous font point défaut sur l’étendue si subitement acquise aux dépens des Grecs par la jeune monarchie de Samuel. Certes tous ces territoires parcourus et dévastés n’étaient point conquis effectivement, mais il en était pourtant ainsi de beaucoup d’entre eux. Outre tous les témoignages auxquels je viens de faire allusion, nous en possédons encore un fort important, provenant de l’illustre historien des Croisades Guillaume de Tyr. Voici en quels termes il s’exprime au sujet de l’empire des descendants de Constantin au moment de l’arrivée à Byzance des guerriers de la première Croisade, dont il fut le contemporain: « Rien ne montre si bien la faiblesse de l’empire byzantin, dit-il, que l’étendue de la puissance qu’atteignirent pour un temps les Bulgares. Ce peuple grossier, arrivé du nord, occupa jadis toute la contrée qui s’étend au sud du Danube presque jusqu’à Constantinople et tout le long des côtes de la mer Adriatique jusqu’à l’extrême sud. Grâce à de telles conquêtes, les noms des plus vieilles provinces se trouvèrent brouillés; les frontières furent renversées; un espace de pays prodigieux, de trente journées de marche de longueur, de plus de dix de largeur, en reçut, à la honte profonde des Grecs, qui semblaient à peine s’en apercevoir, le nom de Bulgarie. Les provinces dont tel fut le sort eurent nom jadis: Vieille et Nouvelle Épire, cette dernière avec sa capitale de Durazzo, autre fois Dyrrachion, capitale de l’empire de Pyrrhus, l’Achaïe, la Macédoine, enfin les trois Thraces. »

Certainement, dans ces lignes curieuses, le célèbre évêque de Tyr a voulu faire allusion aux conquêtes du tsar Samuel, bien plus rapprochées de son époque, et non point à celles du vieux Syméon, beaucoup trop anciennes pour qu’il ait pu en avoir une connaissance aussi précise. Remarquez que par deux fois, une fois dans le texte de l’historien français, l’autre dans celui de l’historien versificateur Tzetzès, revient cette expression: « presque jusqu’à Constantinople ». Ces paroles, dans leur tragique simplicité, en disent plus que bien des récits sur l’étendue formidable des conquêtes de Samuel durant ces années douloureuses où toute l’attention du Palais Sacré avait été forcément concentrée du côté de l’Asie. En admettant même que ces chroniqueurs, insuffisamment informés sur des événements survenus tant d’années auparavant, aient commis de fortes exagérations, il n’en demeurerait pas moins acquis que l’immense territoire si rapidement conquis par Samuel dut à un moment comprendre, outre la presque totalité de la portion occidentale de la péninsule balkanique, non seulement la majeure partie des provinces jadis reprises par Tzimiscès au nord de cette chaîne, mais encore une vaste étendue de terrain au sud du Balkan comme au sud du Rhodope, dans les plus vieilles provinces de l’empire, dans la direction de Constantinople, de Salonique et d’Athènes. Il était grandement temps en 986 pour le salut de Byzance que Basile portât à son tour la guerre en pays bulgare.

Par suite de l’occupation par les Byzantins de cette portion de la Bulgarie, située au nord du Balkan, le noyau de la nouvelle monarchie nationale s’était trouvé forcément reporté très à l’ouest dans ces terres de la Haute Macédoine situées à l’occident du Rhodope, sur les pontes de la chaîne centrale avec les bassins formés par ses chaînons latéraux et ses vallées. C’est dans cette région pourvue par la nature de défenses formidables, dont Samuel avait fait comme le centre de tout son plan de défense, que ce brillant aventurier avait établi la nouvelle capitale officielle des rois bulgares, destinée à remplacer la Grande Péréïaslavets tombée aux mains des Byzantins et où ils se maintenaient peut-être encore. Il s’était d’abord, mais pour fort peu de temps, installé à Sofia, puis à Mogléna.

 Maintenant il était à Vodhéna. Plus tard, vers 995, il devait fixer à Prespa sa cour errante au luxe barbare, dans ce site étrange et poétique que j’ai brièvement décrit. Vers l’an 1000 enfin il alla à Ochrida.[55]

Le jeune basileus, espérant terrasser d’un seul coup cet adversaire qu’il commettait l’erreur de trop mépriser, voulant surtout contraindre Samuel à ramener vers le nord l’armée à la tête de laquelle, après avoir conquis la Thessalie, il menaçait maintenant le Péloponnèse, prit avec toutes ses troupes la direction du nord-ouest vers le coeur même de la monarchie du fils de Schischman. Ce n’était plus cette fois la route du nord par le Grand Balkan qu’allaient suivre les forces byzantines, comme lors des récentes victoires de Jean Tzimiscès sur les Russes, car la Bulgarie danubienne n’était plus l’objectif principal des Grecs. Cette fois, remontant la grande vallée de l’Hèbre, ils allaient tenter de pénétrer dans cette montagneuse Bulgarie occidentale si merveilleusement défendue par la nature. Pour cela, ils devaient, après avoir remonté la vallée du fleuve, franchir les seuils élevés qui relient en ce point le Grand Balkan au Rhodope. Immédiatement ensuite ils trouveraient devant eux, comme premier obstacle leur barrant la route, l’ancienne capitale de la Bulgarie nouvelle, la grande cité de Stredetz, qui est aujourd’hui Sofia.

J’ai dit qu’on était jusqu’à ces dernières années demeuré dans une complète erreur sur la date de cette première des grandes guerres bulgares du règne de Basile II. Lebeau, Hase dans ses notes à Léon Diacre, puis MM. Hilferding Raéki, Paparrigopoulos, etc., même encore Muralt, puis M. Jirececk dans son Histoire des Bulgares, trompés par une phrase mal comprise de ce même Léon Diacre qui fut le témoin oculaire de ces faits, se sont obstinés à la placer en 981, immédiatement après la fin de la première révolte de Bardas Skléros. Gfroerer le premier, puis tout dernièrement M. G. Fischer ont prouvé, en s’appuyant principalement sur les dates fournies par le chroniqueur arabe Elmacin, historien toujours très précis et très digne de foi, que cette première expédition de Basile II en Bulgarie n’eut lieu qu’en 986. Je renvoie le lecteur à ces auteurs. Il demeurera convaincu comme je le suis moi-même. Du reste Skylitzès et Cédrénus comme Zonaras, tout en copiant incorrectement Léon Diacre et paraissant déclarer avec lui que la première guerre bulgare suivit immédiatement la ré volte de Skléros, se contredisent, sans s’en apercevoir, un peu plus loin, lorsqu’ils viennent tranquillement nous dire que la révolte de Bardas Phocas, présentée avec raison par eux comme une conséquence immédiate de cette première campagne contre les Bulgares, fut inaugurée le 15 août 987. On ne saurait donc reculer la date de cette première expédition au delà de l’année précédente, 986.

Léon Diacre a simplement sauté par-dessus six années dans le récit rétrospectif qu’il a fait de ces événements à propos de l’apparition de la comète de l’an 975. Quant à Cédrénus et à Zonaras, simples annalistes copiant Skylitzès, ils ont tout uniment omis après lui le récit de six années, sans même daigner nous en avertir.

C’est à Skylitzès et à Cédrénus, aussi à Léon Diacre, un peu enfin à l’historien arabe Yahia, à son tour copié par Elmacin, que nous devons la connaissance du peu que nous savons sur cette première campagne de Basile II en Bulgarie, campagne qui devait se terminer si vite et si malheureusement pour les armes byzantines. Le plus ancien de ces écrivains, Léon Diacre, ne nous a parlé de ces événements terribles que d’une manière épisodique, à propos de l’apparition de la comète de l’an 975 qui, selon lui, les aurait prédits.[56] Son témoignage n’en est pas moins d’une importance capitale, puisqu’il est celui d’un témoin oculaire. Nous apprenons en effet à cette occasion que lui-même avait fait partie de cette expédition lamentable en qualité de diacre, plutôt d’aumônier probablement attaché à la chapelle impériale. Ce détail donne un intérêt extrême au récit malheureusement très court de ce chroniqueur, d’autant qu’il passe à juste titre pour un des plus dignes de foi parmi les Byzantins.

Le plan du basileus, en s’emparant des grands passages de la montagne sur la route entre Philippopolis et Stredetz ou Serdica, aujourd’hui Sofia, et en occupant cette dernière cité, était certainement de couper avant tout les communications entre les Bulgares danubiens et ceux de Macédoine.

L’inexpérience militaire de Basile, le relâchement de la discipline dans son armée furent peut-être causes que ce projet d’opérations en apparence fort bien conçu échoua lamentablement.

Nous n’avons de renseignements ni sur la composition, ni sur la force numérique de l’armée impériale. Nous ignorons les noms de presque tous les lieutenants du basileus, même la date précise de l’entrée en campagne. Certainement Basile dut se mettre en route avec des forces très considérables, vers la fin de juin, peut-être seulement vers le commencement de juillet, et ce dut être la nouvelle de sa marche en avant qui interrompit brusquement l’invasion du Péloponnèse par le tsar Samuel vainqueur en Thessalie. Très rapidement nous l’avons vu par le récit trop bref de la Vie de saint Nikon, le tsar dut ramener vers le nord ses troupes victorieuses pour tenter de défendre contre l’armée impériale sa grande cité de Stredetz. Ajoutons ce détail, que peut-être bien le prince de Kiev, le grand Vladimir, le sauvage fils de Sviatoslav, prit part avec ses guerriers à cette première campagne de Basile en Bulgarie en qualité d’allié du basileus qui allait bientôt devenir son beau-père. On verra plus loin les raisons pour les quelles cette hypothèse semble assez justifiée.

L’armée impériale remonta lentement la large et plate vallée de l’Hèbre, la Maritza d’aujourd’hui, ce grand fleuve qui, descendu du Balkan, va se jeter près d’Aenos dans la mer Egée, où jadis ses eaux roulèrent la tête et la lyre d’Orphée mis en pièces par les Ménades. Les forces byzantines longèrent ainsi le pied des pentes du Rhodope, aujourd’hui le Despoto-Dagh, qui, après s’être, lui aussi, détaché du Balkan, vient border à l’ouest la vallée du fleuve. Sur le cours supérieur de l’Hèbre, dans cette large plaine dénudée toute parsemée de tumuli, sépultures mystérieuses des races antiques, s’élevait sur ses hautes et abruptes collines de granit la forte place de Philippopolis. C’était la base d’opérations naturelles pour une attaque de la Bulgarie de ce côté. Nous ne savons rien des mesures que Basile prit pour en faire un camp retranché inexpugnable. On nous dit seulement que le basileus y séjourna, et y laissa pour protéger ses derrières, aussi pour garder l’entrée des défilés du Grand Balkan, un corps nombreux sous le commandement du magistros Léon Mélissénos,[57] encore un Arménien, celui-ci probablement, ainsi que l’indique son nom, originaire de Mélitène, la Malatya des Sarrasins. C’était ce même chef dont l’attitude avait été si louche en Syrie, quelques mois auparavant. Certainement le basileus lui gardait rancune et peut-être pour cela le laissa en arrière.

Au nord de Philippopolis, de la plaine de Thrace et de la vallée de la Maritza, courait la haute chaîne des Balkans. Ce n’était point cette fois, je l’ai dit, l’objectif de l’armée impériale. Son but premier était la grande ville de Stredetz ou Triaditza,[58] aujourd’hui Sofia, une des capitales du tsar Samuel, une des plus fortes et importantes places du nouveau royaume. Pour y parvenir, il fallait franchir les monts qui unissent le Grand Balkan au Rhodope, c’est-à-dire le seuil assez bas qui sépare les plaines de Thrace du bassin de Sofia.

Basile et son armée, après avoir passé dans la localité aujourd’hui appelée Tatar Bazardjik, l’antique Bessapara, jadis capitale des Bessiens, dont Strabon parle comme les gens les plus féroces du monde, après avoir remonté l’Hèbre longtemps encore, franchirent ces monts fort peu élevés en ce point, par la voie ordinaire de ce défilé, si, souvent trempé du sang byzantin, qui s’appela jadis Porte de Trajan et qui se nomme de nos jours Kapoulou Derbend. J’ignore quel était son nom à l’époque byzantine. Par cette voie avaient constamment passé depuis des siècles aussi bien les armées impériales en marche vers le nord-ouest que les armées barbares accourant de l’Occident et de Sofia à l’assaut des remparts de Byzance. C’était, à l’époque où nous sommes, une longue route grimpante entre des séries fort rapprochées de hauteurs boisées, franchissant successivement deux seuils d’ailleurs peu élevés avant de redescendre dans la plaine de Stredetz enfermée dans son enceinte de montagnes. Aujourd’hui le chemin  de fer qui unit la capitale de la Bulgarie à celle de la Roumélie a remplacé la voie antique.

Le principal ouvrage jadis élevé pour défendre ce passage, la fameuse Porte Trajane, Kapoulou Derbend, attribuée par les habitants du pays, qui l’appellent encore Markovo Kapouya, au héros serbe Marko, n’a été détruit qu’en 1835 ou 1836 par un pacha stupide, lors de la construction de la route actuelle. On peut en voir encore une représentation fort rudimentaire dans l’ouvrage écrit au siècle dernier par Marsigli sur le Danube et la région de ce fleuve. Il n’en reste aujourd’hui que quelques blocs informes; puis sur les collines du voisinage les restes de deux anciens châteaux et d’une tour.

Après avoir traversé, probablement sans encombre, la première ligne de faîte et cette porte fameuse, l’armée, descendant par des gorges boisées, vint camper auprès d’une petite place forte que Skylitzès nomme Stoponion. C’était à cette époque le nom nettement bulgare de la localité que les Turcs appellent aujourd’hui Iktiman, à deux heures seulement, dix ou douze kilomètres, de la Porte Trajane. A trente minutes au nord de la ville actuelle on reconnaît encore les ruines de l’ancien kastron médiéval, qui porte toujours le nom de Chtiponié ou Stiponje, altération du Stoponion primitif. L’ancienne voie romaine, parfaitement reconnaissable, que suivirent certainement les légionnaires de Basile, traverse la petite cité actuelle.

L’arrêt des troupes impériales en ce point, au milieu d’une plaine de peu d’étendue entourée de montagnes boisées, avait vraisemblablement pour but de préparer le siège de Stredetz, dont on n’était plus éloigné que d’une soixantaine de kilomètres, surtout de donner aux différents corps le temps de se rejoindre. Il ne semble pas que les Grecs eussent pris jusqu’ici contact avec l’ennemi, qui cependant n’était pas éloigné. Il se disait partout dans l’armée que le tsar Samuel et ses guerriers, accourus du sud à marches forcées à l’annonce de l’invasion impériale, tenaient les cimes des monts environnants, résolus à éviter toute bataille rangée, uniquement occupés à tendre des embûches aux envahisseurs. Stéphanos dit  Contostéphanos, c’est-à-dire le « Court », à cause de sa taille exigue, accompagnait le basileus dans cette campagne en qualité de domestique des Scholes d’Occident, autrement dit le généralissime des forces impériales en Europe.[59] Mais, comme je l’ai dit, Basile avait assumé le commandement en chef.

L’armée reprit sa marche, elle franchit le dernier seuil, haut d’un peu plus de huit cents mètres, qui porte aujourd’hui le nom de Vakarel et qui marque la ligne de séparation entre les eaux de l’Hèbre coulant vers la mer Égée et celles de l’Isker et des autres affluents du Danube. Elle descendit les monts, ayant le Grand Balkan à sa droite, le superbe massif du Vitochasa gauche, et atteignit enfin les campagnes magnifiques recouvrant le bassin de l’ancien lac desséché qui forme la plaine triangulaire riche et monotone où s’élève la Sofia turque et bulgare d’aujourd’hui, la métropole historique redevenue capitale du nouvel État fondé par les traités de 1878. L’antique Ulpia Serdica de Trajan, tant aimée par Aurélien, puis par Constantin, assise au pied du dernier échelon de l’imposante masse de Vitoch, non loin des sources de l’Isker, l’ancien Oscius ou Oescus, avait été la première capitale de la naissante fortune du fils de Schischman. Dès longtemps célèbre par le concile qui y fut tenu au IVe siècle, dans lequel trois cent cinquante-six évêques d’Occident et d’Orient condamnèrent le schisme d’Arius, elle portait plus particulièrement à l’époque où nous sommes le nom de Stredetz[60] et encore celui entièrement scythique[61] de Tralitza, avec sa forme byzantine de Triaditza. C’était alors une très grande, très populeuse et très forte cité, bien plus considérable qu’elle ne l’est aujourd’hui. L’Isker traversait du sud au nord la plaine fertile qui l’entourait avant d’aller s’engager dans des gorges splendides à travers cette fissure célèbre du Balkan aujourd’hui encore à peu près inexplorée.

Je suis ici pas à pas le récit si curieux mais si bref, hélas, de Léon Diacre, que l’on doit croire de préférence, puisque cet historien fut le témoin de tout ce drame. Sa narration diffère fort de celle de Skylitzès. « Après, dit-il, que le basileus Basile eut franchi les défilés des montagnes et atteint la forteresse de Serdica, qui porte aussi le nom scythique de Triaditza, il installa son camp en face de cette ville et l’assiégea durant vingt jours[62] pendant que Samuel et ses troupes occupaient toutes les hauteurs environnantes. Mais, hélas, rien ne marcha à souhait, parce que l’armée, par la négligence, l’inertie ou la trahison des chefs, ne fit pas son devoir, demeurant dans l’inaction. Comme nos gens se dispersaient aux environs pour faire du fourrage et couper de l’herbe pour la cavalerie, ils furent attaqués par surprise par les Bulgares embusqués sur les hauteurs qui en firent un grand massacre et s’emparèrent d’une foule de chevaux et de bêtes de somme. De même nos machines et autres engins de siège, tortues, etc., ne produisirent aucun effet, parce qu’elles furent si déplorablement mal servies que l’ennemi réussit à les incendier. Finalement les vivres que nous avions apportés s’épuisèrent, parce qu’on les vilipendait abominablement. Tout le blé que l’armée avait amené se trouva consommé. Il advint donc que le basileus se vit forcé de battre en retraite et de regagner Constantinople avec tout son appareil.[63] On leva le siège de Triaditza et on retourna en arrière. Le premier jour de marche[64] se fit sans que l’armée éprouvât de pertes. Nous campâmes au milieu des bois. Dans cette même nuit, avant la fin de la première veille, une énorme étoile extraordinairement brillante, montant subitement dans l’éther jusqu’au firmament, sur le versant occidental de la vallée, éclata soudain, illuminant le camp, et vint tomber à l’orient en mille étincelles éblouissantes, tout près du fossé creusé par les troupes pour la garde du camp.

« La chute de cet astre prodigieux[65] était le présage de notre ruine si prochaine », s’écrie tristement le Diacre, qui aussitôt entame une digression historique sur d’autres phénomènes célestes analogues. Un seul parmi ceux-ci nous intéresse ici: « De même, dit-il, nous avons tous été témoins de la chute de cet astre tout semblable qui tomba sur la demeure du proèdre Basile (le parakimomène) et qui précéda de si peu sa disgrâce et sa mort. »

« Le jour suivant, poursuit Léon Diacre, (évidemment durant que l’armée repassait en sens inverse la fameuse passe de la Porte Trajane), comme nous venions de traverser un étroit défilé, un chemin creux serpentant sous des bois épais, comme nous nous apprêtions à escalader une série de hauteurs[66] nous subîmes une attaque des Bulgares aussi effroyable que soudaine. Sortant des embuscades où ils s’étaient tenus cachés, ils nous tuèrent une foule innombrable de soldats. Même ils s’emparèrent de la tente du basileus, de tout le trésor de l’armée, de tous les bagages. Moi-même qui fais ce récit lamentable et qui accompagnais alors le basileus en qualité de diacre, il s’en fallut de bien peu que je ne périsse[67] et qu’une épée scythique ne vînt trancher mes jours. Mais la miséricorde divine permit que je réussisse à franchir ces terribles hauteurs avant qu’elles n’eussent été occupées par l’ennemi, et cela par l’agilité de mon cheval qui m’emporta comme le vent à travers monts et vaux. Finalement les déplorables débris de notre armée, après la perte de presque toute la cavalerie et de tous les bagages, poursuivis jusqu’au bout par les Bulgares, réussirent à atteindre la frontière et à se réfugier sur le territoire de l’empire ».

Yahia, qu’Elmacin a copié, explique la panique des Byzantins par la rumeur, répandue durant la nuit dans le camp grec, que la route de la retraite avait été coupée par les Bulgares. Cet auteur est aussi seul à nous dire la date infiniment précieuse de cette grande déroute des armes impériales, où l’audacieux Samuel commandait en personne les forces de sa nation, date que nous ignorions jusqu’à la publication par le baron Rosen des extraits de cette Chronique. La catastrophe du défilé de Trajan eut lieu, d’après cet auteur d’ordinaire si précis, le septième jour du mois de rebia II de l’an 376 de l’Hégire, qui correspond au dix septième jour du mois d’août de l’an 986, un mardi.[68]

Le récit de Skylitzès, qu’a suivi Cédrénus, sensiblement différent de celui de Léon Diacre, mérite moins de créance puisqu’il n’est pas celui d’un témoin oculaire. Skylitzès, on le sait, n’a rédigé sa Chronique que près d’un siècle après ces événements. Il se peut aussi que le Diacre, écrivain contemporain, ait tenu à faire le silence sur les dissensions des lieutenants du basileus, dissensions que Skylitzès semble considérer comme la cause principale de cette déroute. Sans paraître admettre un instant que l’armée impériale ait pu être forcée à la retraite par l’effort victorieux des Bulgares, ce chroniqueur met en effet toute la faute de cette défaite sur l’un des principaux chefs byzantins, dont il signale l’odieuse conduite. La vérité est probablement que les deux récits, exacts chacun dans sa partie principale, se complètent l’un l’autre et qu’il y eut à la fois impéritie, peut-être même trahison, des chefs byzantins et surtout surprise de l’armée par les Bulgares.

Voici le récit de Skylitzès: « Stéphanos Contostéphanos était le mortel ennemi de Léon Mélissénos, auquel le basileus avait confié le commandement des troupes d’arrière-garde destinées à surveiller les passes de la montagne et à empêcher les Bulgares de couper la retraite. Il imagina d’aller un soir à la tombée de la nuit trouver le basileus pour l’avertir que Léon le trahissait et songeait, lui aussi, à se faire couronner empereur. Tout était perdu, affirmait le fourbe, si Basile ne regagnait sur le champ la capitale. Troublé par ces indignes révélations, auxquelles il eut le tort d’ajouter foi, le jeune basileus donna aussitôt l’ordre de la retraite. Mais Samuel le Bulgare, prenant ce mouvement pour une fuite honteuse, attaqua de suite avec fureur. Ses troupes, épouvantant les Grecs de leurs cris incessants et de mille bruits affreux, s’emparèrent du camp byzantin avec la tente de l’empereur, même des insignes impériaux. Quand Basile, non sans les plus instants périls et d’affreuses fatigues, après avoir surtout  perdu beaucoup de monde, eut réussi à grand’peine à atteindre Philippopolis, il y trouva le Mélisséniote fort tranquillement installé, demeuré parfaitement fidèle à sa consigne et n’ayant nullement songé à conspirer, surtout fort étonné de voir son souverain si tôt de retour. Alors la fureur de Basile fut telle, que quand Contostéphanos paraissant devant lui, au lieu de s’humilier, voulut payer d’audace et soutenir insolemment qu’il l’avait bien conseillé, le souverain, exaspéré, bondit de son trône, jeta à terre le fourbe et lui arracha à poignées les cheveux et la barbe ».

La colère de Basile contre le domestique des Scholes d’Occident n’aurait-elle point eu tout simplement pour origine l’impéritie déployée par celui-ci dans le commandement et dans la retraite? Zonaras, qui fait le même récit que Skylitzès, donne un autre mobile non moins bas à la conduite infâme du généralissime d’Europe. « Léon Mélissénos estima, dit-il, que si Basile réussissait à vaincre les Bulgares dans cette première expédition, il en serait encouragé à n’en plus jamais faire qu’à sa tête, à commander toujours en personne, à ne plus jamais consulter ni lui ni ses autres lieutenants.

C’est pour cette raison qu’il s’efforça par tous les moyens de faire échouer l’expédition et qu’il poussa le basileus à la retraite par les affirmations les plus menteuses.

Les vagues allusions faites par le chroniqueur contemporain Yahia à un vaste complot organisé contre le basileus, allusions dont j’ai parlé à propos de la guerre en Syrie et de la chute du parakimomène, se trouvent confirmées par chacun de ces indices. A travers les réticences des chroniqueurs, à travers leurs renseignements épars, si incomplets, on saisit toujours mieux à quel point la volonté témoignée par le jeune basileus de gouverner par lui-même avait irrité les chefs de l’armée. Certainement dans la déroute de la Porte Trajane il y eut une très grande part, sinon de trahison ouverte de leur côté, du moins d’insigne mauvaise volonté, de négligence voulue. Certainement parmi tous ces chefs qui virent de si mauvais oeil l’expédition de Bulgarie et cette affirmation d’indépendance du jeune basileus, il y en eut peu qui ne firent en secret le même calcul que Contostéphanos et ne cherchèrent à mettre tous les obstacles possibles sur le chemin du maître. Non seulement nous avons sur ce point le témoignage décisif de Léon Diacre, qui a pris part à la campagne et qui accuse formellement le mauvais vouloir des chefs, mais encore, on le verra, le témoignage bien plus frappant des événements qui allaient se dérouler en l’an 987.

Ainsi le mouvement de colère furieux de Basile contre Stéphanos Contostéphanos devient aussi explicable que vraisemblable. Le basileus exhala sa fureur contre son lieutenant qui, après s’être dès le début montré coupable de tant d’impéritie, ajoutait à ce crime celui de s’être fait battre si complètement. Quant à la grossière intrigue imaginée par les autres Byzantins, Skylitzès, Cédrénus, Zonaras, qui est en si complet désaccord avec le récit très simple de Léon Diacre, elle me paraît un conte à dormir debout, inventé pour excuser à tout prix la défaite des armes impériales.[69]

Quoi qu’il en soit, ce fut bien à deux jours de marche en arrière de Triaditza, la Sofia d’aujourd’hui, certainement au voisinage immédiat de la Porte de Trajan, en pleins bois impénétrables des cimes du Balkan, que la furieuse attaque des Bulgares de Samuel transforma, le 17 août 986, en déroute lamentable la retraite de l’armée impériale. Cette déroute terrible, dont parlent tous les chroniqueurs, tant elle frappa les imaginations populaires, coûta au basileus la moitié de ses soldats. Ce ne fut que lorsqu’il se fut mis à l’abri derrière les rochers et les hautes murailles de Philippopolis que le malheureux jeune souverain se retrouva en sûreté avec les siens sur le territoire de l’empire.

Acogh’ig, l’écrivain arménien contemporain, qui raconte aussi ce grand désastre, donne ce détail inédit précieux, que le basileus dut son salut à son infanterie arménienne. Ces courageux auxiliaires, voyant leur empereur en danger de mort, privé de toute sa cavalerie, l’environnèrent, lui faisant un rempart de leur corps. Par des chemins détournés, en faisant un circuit énorme, ils le ramenèrent sain et sauf en terre romaine.

Non seulement la Bulgarie occidentale, la Bulgarie du Rhodope, de la Macédoine, de l’Épire et de l’Adriatique, puisait dans ce désastre des Byzantins une force nouvelle immense, mais encore la Bulgarie danubienne, la Bulgarie du nord du Balkan, si glorieusement reconquise par Jean Tzimiscès, échappait définitivement de nouveau au pouvoir des Grecs. Il est certain qu’après la catastrophe du 17 août 986 le mouvement national dut acquérir dans ces provinces une activité prodigieuse et que s’il demeura quelques troupes byzantines au nord du Balkan, ce ne put être que dans un très petit nombre des plus fortes places et des plus grandes cités, où elles parvinrent peut-être à se maintenir contre la levée universelle de boucliers qui fut la suite immédiate de la déroute de la Porte Trajane.

De cette déroute fameuse, un écho lointain est parvenu jusqu’à nous sous la forme d’une pièce de vers de Jean Géomètre inspirée par cet événement affreux sous ce titre significatif: Du désastre des Romains dans le défilé bulgare. Cette fois encore, le poète adresse aux mânes de son héros favori, Nicéphore Phocas, une objurgation suprême, le suppliant de sortir de sa tombe pour accourir au secours de son peuple bien-aimé si gravement meurtri. « Qui jamais eût pu croire, s’écrie-t-il douloureusement, que le soleil éclairerait un jour pareille disgrâce, les lances bulgares victorieuses des flèches d’Ausonie?[70] O forêts, ô montagnes funestes, ô sinistres amas de rochers parmi lesquels les fauves bondissent sur les cerfs aux abois ! ô Phaéton, tandis que tu guides au-dessus de l’univers ton char tout éclatant d’or, raconte ces événements à la grande âme de César.[71] Dis-lui que le Danube a conquis la couronne de Rome. Dis-lui de voler à ses armes. Car, hélas, les lances bulgares sont victorieuses des flèches ausoniennes ».

 

 

 



[1] Toutes ces sources de l’histoire de la grande guerre de Bulgarie se trouvent indiquées et étudiées avec quelque détail dans le travail de M. A. Lipowsky, intitulé: De l’histoire de la lutte gréco aux Xe et XIe siècles (en russe), dans le Journal du Ministère de l’instruction publique russe, numéro de novembre 1891. M. Wassiliewsky, de son côté, a insisté sur deux sources très précieuses pour l’histoire de la guerre de Bulgarie, savoir: diverses poésies de Jean Géomètre et le manuscrit de la Bibliothèque synodale de Moscou intitulé: Conseils et récits d’un grand seigneur byzantin du XIe siècle, publié précisément par M. Wassiliewsky dans le même Journal du Ministère de l’instruction publique russe de 1881.

[2] Je ne nomme que Basile. Son frère Constantin ne comptait pas, ne prenant aucune part effective au gouvernement de l’empire.

[3] Probablement des filles.

[4] Les Slaves méridionaux et Byzance au Xe siècle.

[5] La conquête du royaume de Pierre et de Boris avait été entièrement achevée dès l’an précédent. C’étaient donc bien là des envoyés du royaume occidental de Bulgarie.

[6] Skylitzès et Cédrénus.

[7] M. Kokkoni, dans son Histoire des Bulgares parue à Athènes en 1877, ne croit pas à l’existence de ce royaume bulgare occidental ou schischmanide immédiatement après la conquête du royaume bulgare proprement dit par Jean Tzimiscès. Il croit plutôt à une formation de ce second royaume consécutive au succès de la révolte des fils du « Comitopoule ».

[8] Tels sont le fameux Registres de Zographos et aussi une charte de l’an 994 concernant le boliade Pincius réfugié en Croatie.

[9] L’Eglise bulgare célèbre ce jour-là l’office de ce malheureux prince.

[10] Voyez Un Empereur Byzantin au Xe siècle.

[11] Stemmatographion de Jejerovicz à Vienne.

[12] Le document de l’an 994 concernant le boliade Pincius accuse formellement Samuel d’avoir fait crever les yeux à son frère, puis de l’avoir fait assassiner. Ce témoignage est complètement unique. Il demeure par conséquent, jusqu’à nouvel ordre, douteux.

[13] Ce qui prouve bien que Sofia n’avait pas été conquise par Jean Tzimiscès et qu’elle était demeurée bulgare.

[14] Voyez dans l’ouvrage de M. Drinov l’opinion de cet auteur sur la prétendue venue de l’armée byzantine après la conquête de la Bulgarie danubienne par Jean Tzimiscès jusqu’en Rascie, la Joupanie ou Serbie actuelle, venue signalée au chap. XXIII du Regnum Slavorum du Prêtre de Dioclée. Pour M. Drinov, ce récit est sans valeur historique.

[15] Sur ce terme curieux de « Comitopoule », Voyez Rosen et aussi le compte rendu de cet ouvrage par N. Th. Ouspensky (Journal du Ministère de l’instruction publique russe, livraison d’avril 1884). M. Ouspensky, combattant l’opinion du baron Rosen, traite avec beaucoup de science dans ces pages des erreurs et des confusions (principalement sur le rôle de Samuel le Comitopoule) qui enlèvent ici aux renseignements fournis par Yahia la plus grande partie de leur valeur. Les historiens arméniens appellent les Comitopoules, les « Komsadzag ». Le récit que fait Acogh’ig de leur soulèvement est certainement très inexact.

[16] En bulgare: boliade, bolar. Les boliades étaient les représentants de la noblesse territoriale. Voyez Th. Ouspensky.

[17] A. D. Xénopol, L’Empire valacho-bulgare, Rev. Hist., t. XLVII, 1891.

[18] Encore appelé Stéphanos Samuel.

[19] Je rappelle que la charte dite du boliade Pincius, un des descendants de Syméon, fait également allusion à la cruauté de Samuel, non seulement envers son père, qu’il fit aveugler, mais envers ses frères et les autres membres de sa famille.

[20] Zonaras ne nomme également que ce seul fils de Moise, mais il l’appelle Jean Spendoslav. Il y a certainement là quelque confusion.

[21] Littéralement « tout l’occident »

[22] « La Porte. »

[23] Dans un unique document dont j’ai parlé déjà conservé au monastère de Zographos et découvert par K. Petkovié, Schischmann et ses fils David et Samuel se trouvent mentionnés parmi les autres tsars bulgares.

[24] L’Église grecque le fête le quinzième jour du mois de mai. Ce fut un saint et non un martyr.

[25] L’Eglise grecque le fête le 25 février

[26] Parmi les nombreuses villes de Thessalie prises par Samuel dans cette campagne et dont les noms ne nous sont pas connus, M. Lipowsky propose de placer le kastron de « Teinasa », mentionné par Elmacin et qui serait la Nich actuelle. Voyez Wassiliewsky, Frag russo-byzantins — Lebeau dit que le Schischmanide poussa de ce côté ses conquêtes jusqu’en Dalmatie, où il acheva de ruiner la ville de Dioclea, aujourd’hui Diokie, prés de Podgoritza, la patrie de Dioclétien, déjà presque détruite par les Esclavons. Je ne saurais dire si cette pointe vers les parages de l’Adriatique ne fait vraiment qu’une avec l’expédition de 980 en Thessalie et en Grèce que je viens de raconter.

[27] Publiée seulement en traduction latine dans Martène et Durand, Amplissima Collectio, VI, p. 867, e. 49, et dans la Collection Migne. Saint Nikon, moine arménien, devait son nom de Métanoite au cri d’exhortation intense par lequel il commençait toutes ses prédications: « Paenitentiam agite » Il était né dans le Pont Polémoniaque, de parents très considérés. Ayant tout quitté pour la vie religieuse, il devint d’abord moine au couvent de Chrysopetra, situé sur une montagne à la frontière du Pont et de la Paphlagonie. Il y passa douze années dans les exercices de la plus austère piété. Après avoir vécu encore trois ans au désert, il alla en Crète et évangélisa en 961 les Sarrasins de cette île, que Nicéphore Phocas venait de reconquérir à l’empire et au christianisme. Après cette prédication fameuse, durant laquelle il poussa plus que jamais son cri solennel et vit en songe sainte Photine qui lui ordonna de rebâtir son église, il passa en Péloponnèse. On le vit à Damala, l’ancienne Epidaure. Puis il prêcha avec gloire à Athènes, en Eubée, à Thèbes, à Corinthe, à Argos, à Nauplie, à Sparte, dans le Magne, à Kalamata, Coron, Modon, Amyclae, incitant partout les fidèles à la pénitence, faisant des miracles. Enfin il revint à Sparte rappelé par la population et s’y fixa. C’est là que nous le retrouvons à ce point de notre récit. Il y bâtit des églises. L’évêque de cette ville était un Athénien, Théopemptos. Le préteur était Grégoire, hostile au saint, ainsi qu’un autre personnage du nom de Jean Aratos. Saint Nikon était prophète. Il prédit le retour de Bardas Skléros de Bagdad ainsi que toute la suite de la seconde rébellion de ce personnage, celle aussi de Bardas Phocas.

[28] De la famille du célèbre grand-duc de ce nom au xive siècle.

[29] Voyez Wassiliewsky. Cet Abel Haddj, émir de Delmastan ou pays des Deïlémites, contrée montagneuse du Gitan sur le rivage sud-ouest de la mer Caspienne, petit-fils d’El-Merzebân ibn Mohammed connu sous le nom d’Es-Salar, s’était allié, nous dit l’historien arménien Acogh’ig, au roi chrétien de Kars Mouchel « qui, oubliant la crainte de Dieu, vivait entouré de prostituées. »

En 982, Abel-Haddj attaqua et brûla un monastère grec du district de Schirag, Khoromosi-Vank, appartenant au roi Sempad. La même année il fit précipiter à terre à l’aide de cordes la croix de la coupole de l’église de Séhah-Akat. En suite de quoi il fut atteint par la colère de Dieu, et « un démon impur vint habiter en lui. » Il fut vaincu dans une guerre contre l’émir Abou Taleb de Goghtène qui le fit prisonnier. Il dut lui céder Tovin, qu’il venait de conquérir, et toutes ses villes. On le vit alors errer avec sa famille et ses domestiques à travers l’Arménie et l’Ibérie, racontant que, parce qu’il était devenu l’ennemi de la Croix du Sauveur, Dieu l’avait chassé de sa patrie. Il alla ensuite implorer le secours du basileus Basile à Constantinople, mais, ayant échoué dans cette tentative, il revint dans son pays et périt étouffé par ses serviteurs, dans la ville d’Ouchtik, du pays de Daïk’h. Malheureusement Acogh’ig ne nous dit pas combien de temps l’ancien émir de Tovin demeura au pays des Grecs. Il dut se trouver à Constantinople précisément au début de la lutte entre Basile et le tsar Samuel.

Que ce soit lui ou un autre qui ait été le grand-père de l’auteur anonyme du manuscrit, le surnom tout byzantin de Kékauménos, le Brûlé, donné à cet étranger, n’en demeure pas moins inexpliqué.

[30] Une Introduction, d’une troisième main, qui se trouve en tête du manuscrit, le présente ainsi au lecteur: Un homme sage, de noble naissance, éminent dans l’art de la guerre, qui avait pris part à une foule d’expéditions dans divers pays avec diverses armées, qui a fait de nombreuses et grandes actions, qui a beaucoup vu, beaucoup entendu de ses aïeux, et, chose plus notable encore, qui a fait la guerre aux plus grands souverains, qui a vu leurs victoires et leurs infortunes et connu les causes des unes comme des autres, a estimé qu’il serait coupable en n’écrivant rien de tant de souvenirs. Alors il se mit à l’oeuvre et rédigea ce livre.

[31] Paragraphe 190.

[32] C’est-à-dire « stratigos » ou plutôt encore « préteur » de ce thème.

[33] Ou Nikolitza. Cette famille appartenait évidemment à l’aristocratie locale.

[34] Sorte de chambellan.

[35] Ces nominations à vie devinrent bien plus fréquentes plus tard.

[36] Voyez sur ces excubiteurs provinciaux, chefs d’un des corps de troupes régulières du thème, les notes de M. Wassiliewsky.

[37] Il y avait probablement dans chaque thème un corps semblable.

[38] Une note d’un scoliaste de Strabon écrite vers le Xe siècle fait certainement allusion à cette invasion destructrice du tsar bulgare. Il y est dit ceci: « En ce moment les Scythes slaves dévorent toute l’Epire et l’Hellade et presque tout le Péloponnèse et la Macédoine. »

[39] Commentariolum de Joanne Geometra ejusque in S. Gregorium Nazianzenum inaudita laudatione in cod. vaticano-palatino 402 adservata, Rome, 1893. Tirage à part des Studi e documenti di storia e diritto, 44 (1893).

[40] Voyez dans le mémoire du Père P. Tacchi-Venturi, qui n’est pas de cet avis, les charmantes pièces de vers sur ce père qui mourut au loin, séparé des siens, et dont Jean, avec son frère, rapporta pieusement et péniblement les cendres à Constantinople.

[41] Lucifer.

[42] Jeu de mots. Nicéphore, en grec, signifie « victorieux ».

[43] Ces derniers vers du poète relatifs à Nicéphore, si semblables à ceux de l’épitaphe de ce basileus qu’on savait avoir été rédigée par un évêque Jean de Mélitène, n’ont pas peu contribué à permettre à M. Wassiliewsky de prouver par de très solides arguments que Jean Géomètre et cet évêque de Mélitène ne faisaient en réalité qu’un seul et même personnage.

[44] Un des recueils manuscrits grecs de la Bibliothèque Synodale de Moscou, Saint-Pétersbourg, 1886.

[45] Le basileus Basile.

[46] Mathieu d’Edesse raconte que Basile cita devant son trône le tsar Samuel (que l’écrivain arménien nomme à tort Alousianos) et ses boliades, mais que ceux-ci refusèrent de comparaître.

[47] La première fois ils avaient été envoyés à Constantinople en qualité d’otages par leur père sous le règne de Nicéphore Phocas. A ce moment avait commencé l’insurrection des quatre « Comitopoules. » Après la mort du tsar Pierre, survenue en janvier 969, ils avaient été renvoyés en Bulgarie par Nicéphore, précisément pour tenter de réprimer ce soulèvement. Le basileus comptait ainsi réduire à néant les espérances du parti national; mais dès cette même année, on se le rappelle, les jeunes princes avaient été faits de nouveau prisonniers, cette fois par les Russes. Cette seconde captivité de Constantinople était donc en vérité la troisième qu’avaient subie les fils de Pierre.

[48] Certainement dans le commencement de l’été. Elmacin, d’ordinaire historien très exact, dit que les deux princes s’enfuirent dans le cours de la huitième année de leur captivité, ce qui nous mettrait à 980 ou 981 au plus tard, puisque Jean Tzimiscès les avait ramenés avec lui à Constantinople dans le courant de l’automne de l’an 972, mais à un autre endroit le même auteur précise et indique, comme Yahia, l’été de 986, l’année même de la prise de Larissa par les Bulgares et de la première campagne de Basile contre eux. C’est cette date qui me paraît devoir être adoptée de préférence. M. Rosen est de cet avis ou plutôt il place, je ne sais pourquoi, la fuite des princes en 985, l’année d’auparavant, ceux-ci certainement tentèrent de profiter de l’absence de Samuel et de son armée, qui guerroyaient à ce moment en Thessalie et jusque sur les confins du Péloponnèse. M. Lipowsky défend la date de 976. Les arguments de l’écrivain russe ne m’ont pas convaincu et je crois qu’il a fait ici complètement erreur.

[49] Bien plutôt des soldats des postes frontières de Samuel.

[50] C’est là le vêtement à la romaïque dont parle Cédrénus.

[51] Ces derniers renseignements de Yahia sur le second des fils du tsar Pierre, semblent bien moins véridiques que ceux qui nous sont fournis par Skylitzès et les autres Byzantins sur les destinées ultérieures, en réalité bien moins brillantes, de ce prince. M. Lipowsky cependant, donne plutôt raison à l’écrivain syrien et admet d’après lui que Romain fut vraiment proclamé tsar de Bulgarie, qu’il prit une part active aux luttes contre Basile, et que Samuel fut son dévoué chef d’armée. M. Ouspensky, dans un mémoire consacré à la critique des renseignements nouveaux fournis à l’histoire de la Bulgarie et de la Russie par la Chronique de Yahia, s’est montré d’un avis très différent et me semble avoir grandement raison. Contrairement aussi à l’opinion du baron Rosen, le savant éditeur de cette Chronique, il estime, très judicieusement selon moi, que pour tout ce qui concerne la Bulgarie, Yahia, écrivain trop éloigné, par conséquent forcément mal renseigné, doit être placé très au-dessous des Byzantins, qu’il enrichit fort peu, sauf cependant pour un certain nombre de faits, très importants et pour quelques dates très précises, entre autres celle si précieuse de la déroute de Basile au mois d’août 986. Mais tout le récit de la lutte bulgare est chez lui étrangement inexact et confus. Les noms propres sont confondus. Beaucoup de faits sont omis. Le rôle de Romain est démesurément grossi; celui de Samuel par contre est tout aussi inexactement diminué et le brillant Comitopoule n’est plus que le serviteur et le général des armées de l’eunuque Romain. Le récit de sa prétendue captivité, de sa mort, est embrouillé avec celui qui concerne en réalité Romain. Sans hésitation et malgré MM. Rosen et Lipowsky, je maintiens avec M. Ouspensky que pour la guerre gréco-bulgare le récit de Yahia mérite bien moins de confiance que ceux des Byzantins. Même le peu que nous apprennent les poésies de Jean Géomètre sur le rôle prépondérant du « Comitopoule » vient confirmer les dires de ces derniers.

[52] Certains chroniqueurs semblent dire encore que Basile partit en guerre contre la Bulgarie pour venger le meurtre du tsar Boris. En réalité le gouvernement impérial avait assez d’injures propres à venger, l’ennemi bulgare était assez redoutable pour la sécurité de ses provinces d’Europe pour qu’il n’eût pas autrement à se préoccuper de chercher des prétextes d’intervention.

[53] Le chroniqueur byzantin commet, je l’ai dit, une erreur de date de plusieurs années. Bardas Skléros s’était réfugié dans l’année 986 auprès du Khalife de Bagdad.

[54] Très malheureusement pour nous, Psellos s’est contenté de nous donner ce portrait sans entrer dans le détail des campagnes entreprises par son héros.

[55] Le patriarche autocéphale, chassé de Dorystolon, suivit le tsar à Prespa d’abord, à Ochridra ensuite.

[56] On sait que la portion conservée de la Chronique de Léon Diacre se trouve interrompue à la mort de Jean Tzimiscès. Si cet auteur a eu l’occasion de parler de la campagne de Bulgarie, ce n’est qu’incidemment, à propos des calamités qui, selon lui, auraient été prédites par l’apparition de cette fameuse comète de l’an 975. Voyez dans Fischer, les raisons qui font admettre à cet auteur que Léon Diacre n’a pu rédiger sa Chronique avant l’an 992, probablement même un peu plus tard encore et qu’il a dû la prolonger au delà de la mort de Jean Tzimiscès jusqu’au temps de ses deux successeurs, mais que cette portion de son récit est aujourd’hui perdue. Du moins cette continuation a dû être dans les intentions du Diacre et il a dit s’y préparer. Le plus vraisemblable même est que cette portion n’était encore qu’à l’état de matériaux lorsqu’il mourut. L’exorde très abrupt de la Chronique de Psellos, qui débute au moment même de la mort de Tzimiscès, au point précis où finit ce que nous possédons de celle du Diacre, le ferait croire. Psellos a peut-être été l’éditeur vrai de cette fin du livre de son prédécesseur. L’unique manuscrit que nous possédions de son oeuvre historique se trouve placé immédiatement après une copie de celle de Léon Diacre. En un mot, M. G. Fischer estime que, Léon Diacre n’ayant pu achever son histoire, Psellos aura été en quelque sorte officiellement chargé par le basileus Constantin Ducas Monomaque de la continuer à partir du point où elle se trouvait interrompue.

[57] Ou encore Léon de Mélisséniote.

[58] Ou encore Serdica.

[59] Les deux domestiques d’Orient et d’Occident étaient donc en ce moment Bardas Phocas et Stéphanos Contostéphanos.

[60] Yahia la nomme Abarie (Anarie, Atarie, Asarie) pour Verria, la confondant avec Béroé. — Stredetz, nom slave, dégénérescence de Serdica, signifie « centre ». La ville s’élevait au sud et au centre de la plaine, adossée au dernier éperon du Vitoch. Elmacin dit précisément que Basile et son armée campèrent « au centre » de la Bulgarie. Acogh’ig dit que la bataille eut lieu « au milieu » du royaume

[61] Bulgare.

[62] Zonaras dit vingt-trois.

[63] Elmacin, qui raconte ces faits à peu près de même, dit aussi que le basileus se décida à la retraite pour éviter d’être cerné par les Bulgares qui occupaient toutes les hauteurs.

[64] Qui ramena vraisemblablement l’armée à Stoponion ou Iktiman.

[65] Certainement un simple aérolithe.

[66] Probablement les plateaux du sommet de la chaîne.

[67] Littéralement « Il s’en est fallu de peu que mes pieds ne m’aient manqué ». C’est une portion du verset 2 du psaume LXXII.

[68] Dans les tables de Wüstenfeld, le 17 août 986 correspond au 8 et non au 7 de rebia’ de l’an 376. — Mathieu d’Édesse place à cette même année, année 435 de l’ère arménienne (25 mars 986 au 24 mars 987), cette grande déroute des troupes de Basile, qui dut avoir un si immense retentissement dans tout l’Orient. Seulement cet auteur fait erreur sur le nom du roi bulgare vainqueur, qu’il appelle Alousianos, du nom d’un des successeurs de ce prince. Basile, dit-il, ayant conçu le projet de ranger les Bulgares sous son obéissance, avait envoyé à Alousianos, leur souverain, et à tous les chefs qui relevaient de celui-ci, l’ordre de venir se prosterner devant son trône, mais ceux-ci s’y refusèrent ». Puis Mathieu d’Édesse raconte la déroute des Grecs et l’immense butin, les nombreux captifs faits par les Bulgares. Basile rentra tout honteux dans sa capitale. Acogh’ig fait un récit à peu près identique.

[69] Très naturellement et très justement aussi, la trahison de Léon Mélissénos l’an d’auparavant à Balanée avait rendu ce chef très suspect à l’empereur. C’est peut-être là l’explication la plus vraie de tout cet épisode étrange. L’attitude de Mélissénos en Syrie aura servi de thème pour l’invention de sa trahison imaginaire dans le Balkan.

[70] C’est-à-dire « de Grèce ».

[71] C’est-à-dire « de Nicéphore ».