L'ÉPOPÉE BYZANTINE À LA FIN DU DIXIÈME SIÈCLE

Première partie

CHAPITRE VIII

 

 

Depuis le brusque trépas de Jean Tzimiscès, dans la nuit du 10 janvier 976, la situation ne s’était point améliorée pour les populations si constamment malheureuses de l’Italie byzantine. Si la trêve avec les Allemands s’était forcément prolongée, si le jeune empereur Othon II, retenu au delà des monts par les heureux débuts d’un règne qui devait trop vite et si tristement se transformer, semblait avoir renoncé, pour le moment du moins, aux obstinées revendications de sa maison sur les provinces méridionales de la péninsule, le calme et la sécurité n’avaient pas reparu pour cela sur les beaux rivages de l’Apulie et des Calabres. Tout au contraire, par suite des incessantes incursions sarrasines, l’existence de ces thèmes infortunés était devenue pire d’année en année. L’empire grec, en proie à l’affreuse guerre civile suscitée par les ambitions de Bardas Skléros, ne pouvait diriger aucune opération militaire importante contre le pouvoir des Fatimides africains qui, sans cesse, allait s’accroissant dans la Méditerranée, et comme la paix n’avait point été rétablie entre les deux nations, les Arabes de Sicile et du Maghreb n’avaient pas manqué de profiter de ces terribles embarras du pouvoir à Constantinople pour renouveler impunément leurs expéditions annuelles de pillage sur les côtes italiennes. En Apulie, nous l’avons vu, dès avant la mort de Jean Tzimiscès on en était venu aux mains.

Des deux côtés on s’arma pour une action plus énergique. C’est certainement à cette époque du début du règne des jeunes fils de Romain II qu’il faut placer les préparatifs nouveaux faits par le magistros Nicéphore, préparatifs dont il est question dans la Vie manuscrite de saint Nil, ce précieux document presque unique pour cette époque dont j’ai longuement parlé déjà dans mon livre sur Nicéphore Phocas et dont la lecture éclaire pour nous d’un jour si intéressant et si touchant à la fois l’histoire si profondément obscure et ignorée de ces temps agités dans l’Italie méridionale. J’ai raconté dans cet ouvrage comment, par quelques mots de cette biographie de l’illustre saint, nous savons que Nicéphore Phocas avait confié, vers 967, à son homonyme le magistros Nicéphore,[1] une mission réparatrice dans les thèmes d’Italie, « les deux provinces », comme on disait alors, le thème de Calabre et celui d’Italie[2] et lui avait donné à cet effet pleins pouvoirs avec le titre de magistros, « que nul n’avait porté avant lui en Italie et que nul ne porta depuis ». Ce Nicéphore semble être demeuré à la tête de l’administration byzantine dans la péninsule durant tout le règne de Jean Tzimiscès et avoir conservé, à travers toute cette période, cette autorité quasi dictatoriale, car dans cette même biographie de saint Nil nous le retrouvons toujours encore chef du pouvoir au début du règne de Basile et de Constantin après la mort de Jean. Vers une époque probablement très voisine de cette première année 976 de la commune administration des jeunes basileis, nous lisons, en effet, dans cette précieuse Vie ce renseignement important, que « ce Nicéphore, lequel s’intitulait magistros de Calabre, envoyé par les très pieux empereurs », donna ordre, conformément à la loi byzantine, de construire et d’armer des chelandia, c’est-à-dire des navires de combat, aux frais des cités italiennes, à la fois pour défendre les rivages des thèmes et pour assaillir la côte arabe sicilienne ». C’était bien déjà l’état de guerre déclaré.

La reprise de la lutte active contre les Sarrasins était infiniment impopulaire, dans la Calabre surtout, dont les habitants n’avaient pas de peine à prévoir les maux nouveaux qu’elle allait attirer sur eux. Les ordres du magistros, continue l’historien de saint Nil, pesèrent si durement sur les habitants de Rossano, mal exercés au maniement de ces navires, qu’ils s’ameutèrent, brûlèrent les chelandia en construction sur les chantiers de leur port et en massacrèrent les protocarabes, c’est-à-dire les capitaines. Le magistros furieux se disposa à les châtier avec la dernière rigueur, comme on châtiait alors de semblables méfaits. Revenus de leur folie, tremblant d’en subir les conséquences; les malheureux Rossanitains, qui comptaient parmi les plus turbulents des sujets italiens de l’empire, hésitèrent un moment entre la révolte ouverte ou l’envoi au magistros de dons pour le fléchir. Une heureuse inspiration les fit, au lieu de cela, s’adresser à leur compatriote saint Nil, le célèbre moine dont la vie extraordinaire nous a révélé à peu près tout ce que nous savons sur l’existence sociale dans les thèmes byzantins d’Italie au xe siècle. Né vers 910, âgé par conséquent à cette époque de soixante-six ans environ, illustré par un long passé de vie ascétique et d’innombrables services rendus à une foule de ses contemporains, le grand religieux avait atteint, à ce moment déjà, au pinacle de sa popularité et de sa gloire. Son influence était sans rivale auprès des grands comme des petits. Il n’avait qu’à paraître, à parler de sa voix chaude et pénétrante, pour obtenir tout ce qu’il voulait, pour calmer, désarmer, apaiser. Le vénérable médiateur, descendant de sa retraite, accourut dans la cité grecque soulevée. Au nom du Christ il exhorta les habitants à ne pas fermer leurs portes au magistros profondément irrité.

« Tous, nobles, prêtres, gens du peuple, tremblant devant la colère du maître, n’osaient implorer Nicéphore. » Seul, le serviteur de Dieu ne craignit pas de lui parler en faveur de tous. Lui, plein de respect pour les vertus du vieux Nil, ému d’admiration pour le courage avec lequel il l’entretenait si librement, remué par les paroles pleines de la grâce de l’Esprit qui tombaient de ses lèvres, s’en remit à lui du jugement des coupables et des peines à leur infliger. Alors, d’une voix douce et claire, le saint lui dit: « Certes le crime de mes concitoyens est affreux et terriblement grave. Certes ils méritent un châtiment exemplaire, mais ce n’est point le crime de quelques-uns ou même des premiers de la ville, c’est le crime de tout un peuple. Dans ces conditions, comment pourrais-tu punir, ô maître, toute une cité? Ne serait-ce pas une faute grave d’enlever à Dieu et au basileus une aussi populeuse forteresse? » « Soit, répondit Nicéphore, j’épargnerai la vie des habitants de Rossano, mais je confisquerai leurs biens pour les rendre à l’avenir plus maniables. » Alors le saint de s’écrier à nouveau: « Magistros, qu’est-ce qui profitera le plus à ta gloire: d’enrichir le trésor des basileis ou de perdre ton âme? Souviens-toi que tu n’es qu’un mortel. Comment tes péchés pourront-ils t’être remis si, toi qui existes aujourd’hui, mais qui demain ne seras plus, tu ne sais faire grâce entière à ces insensés qui t’ont offensé? Si tu te retranches derrière la volonté impériale pour demeurer sourd à mes supplications, alors permets que moi, très humble, je m’adresse par lettre directement à leurs très hautes et puissantes Majestés. Ce qu’elles auront décidé, sera exécuté. » Nicéphore, fléchi par une aussi pieuse insistance, finit par accorder à la ville coupable remise de toute peine contre le payement de deux mille sous d’or, « car il ne serait pas juste, dit-il, que le meurtre des protocarabes demeurât complètement impuni ». Nil toutefois, usant d’une sainte opiniâtreté, lui arracha encore une concession nouvelle. « Veuille, dit-il au magistros, me laisser juge du montant de l’amende », et, celui-ci y ayant consenti, le vénérable ascète condamna ses concitoyens à payer seulement cinq cents sous d’or.[3]

De tout ce curieux récit, il paraît bien résulter que ces préparatifs guerriers du magistros Nicéphore, cause première de l’émeute de Rossano, furent entrepris par lui tout au début du gouvernement des deux jeunes basileis, aussitôt après la mort de Jean Tzimiscès, c’est-à-dire dès les premiers mois de l’armée 976. La suite semble en avoir été, dans cette même année, une expédition contre les rivages de Sicile, expédition dont nous ne savons presque rien, certainement destinée à châtier les déprédations des Sarrasins de cette île et à tenter de calmer leur esprit d’incessante agression. L’administration réparatrice du magistros avait, on le voit, porté quelques fruits et la situation des thèmes italiens en face de leurs ennemis séculaires paraît bien s’être momentanément améliorée sous son gouvernement. Ce ne devait être, hélas, que l’affaire d’un moment. Il semble, dit Aman, que les Pisans aient pris part à cette expédition exclusivement maritime en qualité de mercenaires à la solde des basileis. La flotte chrétienne s’empara d’abord par surprise de Messine, mais l’émir Abou’l Kassem, au rapport d’Ibn el Athir, accourut aussitôt avec toute l’armée sicilienne et une foule de hardis compagnons d’aventure. Déjà dans le courant de mai[4] il rentrait par surprise dans la ville conquise. Les Byzantins durent repasser précipitamment le détroit, poursuivis par l’émir, qui, alla mettre à son tour le siège devant Cosenza. Après quelques jours d’hostilités, les habitants se rachetèrent à prix d’argent. Puis ce fut le tour de Rocca di Cellara, petite localité du district actuel de Cosenza, entre cette place et Rossano, puis celui d’autres villes encore. La Chronique grecque découverte récemment au Vatican par l’abbé Cozza-Luzi cite Pitzino,  probablement Pizzo. En même temps l’émir envoyait son frère ravager à la tête de sa flotte les rivages d’Apulie, avec ordre de pousser ses bandes à travers toutes ces terres chrétiennes de la péninsule de manière à venir lui donner la main en Calabre où lui-même continuait à opérer avec le reste de ses forces. Ce dut être une terrible période d’épreuves dans cette fatale année pour ces malheureuses populations. Il n’y eut pas trop de toute l’activité du magistros Nicéphore pour tenir tête à cet orage si rapidement amené par sa propre offensive. Parmi les nombreuses villes d’Apulie qui furent certainement attaquées par cette seconde portion des forces siciliennes, les sources ne citent que Gravina, qui fut vainement assiégée suivant les uns, prise suivant les autres. La vérité est probablement qu’elle se racheta à prix d’or En somme, beaucoup de sang coula. Chargés de butin, emmenant une foule de captifs, l’émir et son frère retournèrent en Sicile.[5]

Dès le printemps de l’année suivante, Abou’l Kassem qui, rendu prudent par l’attaque inopinée de Messine, avait fait relever les fortifications de Rametta demeurées à terre depuis le siège fameux de l’an 965, et y avait installé une forte garnison sous le commandement d’un de ses plus fidèles chefs noirs, reparut à la tête de ses guerriers sur les rivages de Calabre. Cette fois, il commença par mettre le siège devant Sainte Agathe, probablement la localité de ce nom encore existante près de Reggio. La Chronique grecque du Vatican découverte par l’abbé Cozza dit que cette place fut prise alors pour la seconde fois par les Sarrasins. Elle avait été conquise une première fois vers 921 ou 922. Les habitants, au prix de tous leurs biens, obtinrent la vie sauve et la permission de s’en aller où ils voudraient. On se demande comment ces malheureuses places frontières trouvaient encore des populations assez courageuses, assez résignées, pour les habiter dans ces conditions effroyables d’attaque presque incessante.

Je viens de donner le récit d’Ibn el Athir. Aboulféda, tout au contraire, copiant Ibn Cheddah, écrivain du XIIe siècle, fait débarquer, cette fois, l’émir de Sicile aux « Tours ».[6] De là, l’armée sarrasine, descendue dans le Val du Crati, y fit un immense butin de boeufs et de moutons. Mais sa marche s’en trouva si embarrassée qu’Abou’l Kassem ordonna d’égorger cet innombrable bétail. « Le lieu de cette colossale hécatombe, dit le chroniqueur, en a gardé jusqu’à aujourd’hui le nom de Monakh-el-Bakar », comme qui dirait « la Halte du Bétail ».[7] Les Arabes, poussant toujours plus loin leurs partis à travers la Basilicate, la terre d’Otrante, la Pouille et la Capitanate, osèrent ensuite paraître devant Tarente, la plus puissante forteresse byzantine sur ces rivages. Les habitants, éperdus, profitèrent de la nuit pour se sauver, laissant les portes fermées pour tromper leurs adversaires et les retenir. Ceux-ci, croyant donner l’assaut, escaladèrent les remparts et seulement alors s’aperçurent que la ville était déserte. Tarente, bien déchue de jadis, fut incendiée et dévastée par ordre de l’émir. Il semble que ce fut là le sort de la ville, mais que la citadelle demeura aux mains des Grecs. Ce n’en fut pas moins un cruel affront pour les armes byzantines.

Poursuivant plus avant sa course dévastatrice, l’armée pillarde, marchant toujours vers l’est, atteignit Otrante. Abou’l Kassem assaillit encore d’autres cités murées dont nous ignorons les noms. Nous savons seulement qu’Oria, dans la terre d’Otrante, et la lointaine Bovino, dans la Capitanate, furent toutes deux brûlées par ces enragés coureurs de routes. Le menu peuple d’Oria fut envoyé en esclavage en Sicile. La dernière ville attaquée paraît avoir été Gallipoli.[8] Elle paya rançon et l’armée victorieuse reprit le chemin du retour, chargée de butin, chassant devant elle un peuple de captifs, se vantant d’avoir entièrement dévasté une étendue de territoire au moins égale à celle qui constitue aujourd’hui le royaume de Naples.

Les sources mentionnent encore deux expéditions d’Abou’l Kassem en terre ferme italienne entre 978 et 981, année où Othon II parut en Calabre, mais sans nous en donner le détail. Cependant la précieuse Chronique grecque découverte au Vatican par l’abbé Cozza-Luzi note pour l’année 977-978 la prise par les Sarrasins de Giacca et pour l’année suivante celle de San Nicone. Ce durent être toujours les mêmes razzias, aussi subites que terriblement cruelles pour les misérables habitants exposés sans défense à de telles atrocités.

La Vie manuscrite de saint Nil vient ici d’une curieuse façon nous apporter son témoignage sur les belles qualités de cet émir Abou’l Kassem de Sicile dont je viens de raconter les sanglants exploits. Remontons avant tout de quelque peu dans l’histoire de ces temps douloureux, car c’est le moment de parler avec quelque détail de ce livre qui, en racontant, avec une très légère pointe de surnaturel, les faits et gestes d’un des plus grands saints byzantins d’Italie au Xe siècle, nous initie si curieusement au genre de vie, aux moeurs, aux coutumes de ces pauvres populations chrétiennes et de leurs éternels agresseurs musulmans. J’ai longuement insisté, dans le volume consacré à Nicéphore Phocas, sur l’importance historique de cette biographie du fameux saint italien écrite vers les premières années du XIe siècle, peut-être seulement vers 1030 ou 1040, par saint Barthélemy, son compagnon et son disciple. Je ne reviendrai pas sur tout ce que j’en ai dit. Né dans la ville de Rossano, vers les premières années du xe siècle, en 910 probablement, saint Nil devait atteindre l’âge le plus avancé et mourir seulement le 26 septembre de l’an 1005. La lecture de cette vie presque centenaire est le plus précieux document pour l’histoire de la Calabre durant le Xe siècle. La sainteté, la piété ardente, les vertus héroïques de Nil furent comme la lumière brillante traversant les ténèbres de cette époque terrible.

« Saint Nil le Jeune,[9] dit son biographe, appartenait à une des premières familles grecques de Rossano. Dès son enfance, il montra la plus grande ferveur religieuse. Il reçut l’éducation la plus soignée. Il étudia les saints Pères de l’Eglise, saint Antoine, saint Saba, saint Hilarion, une foule d’autres, et ce pendant ni les facultés de l’esprit ni les livres ne lui eussent fait défaut pour s’instruire plutôt dans la science de la nécromancie s’il l’eût voulu. » Sa jeunesse s’écoula dans sa ville natale, cette forte place de l’abrupte côte de Calabre, alors une des plus importantes cités byzantines d’Italie et un des principaux centres littéraires et intellectuels de la péninsule, qui devait à la protection spéciale de sa patronne, la toute-puissante Théotokos, de n’avoir jamais encore été prise par les Sarrasins. Sitôt, en effet, que ceux-ci, dans leurs incursions de pillage, s’apprêtaient à emporter d’assaut les murailles de sa ville privilégiée, on raconte que la divine Panagia, surgissant au plus haut de la cité, lumineuse, vêtue de pourpre, une torche dans chaque main, se précipitait sur les noirs guerriers du Maghreb, et les jetait au bas des remparts. Aujourd’hui encore, l’image miraculeuse de Marie, qui alors protégeait la cité, une de ces Images « non peintes de la main des hommes », mais descendues du ciel, si chères aux Byzantins du Xe siècle, fameuse dans l’Italie entière, est demeurée l’objet d’un culte passionné de la part des descendants de ceux qu’elle préserva si souvent jadis de la fureur des fils de Mohammed. Elle se trouve conservée dans la cathédrale de Rossano, édifice vénérable qui possède dans ses archives le fameux évangéliaire de ce nom, du VIe siècle, écrit en belles lettres d’argent sur vélin de pourpre, orné de douze insignes miniatures d’un dessin encore tout antique.

Devenue noire de vétusté, recouverte d’un revêtement d’argent repoussé à la mode byzantine, la sainte Icône est trop mal exposée pour qu’il soit possible d’affirmer que c’est bien celle qui existait au temps de saint Nil.[10] Parfois, presque de nos jours encore, par un prodige étrange, l’image, au dire des dévots, se détachant du fond de sa niche, est venue se montrer à son peuple à travers le cristal qui la ferme par devant. Le 26 novembre 1841, elle se serait maintenue dans cette posture soixante-douze heures durant.

Saint Nil se fit remarquer dès son enfance pour la sagacité de son esprit, l’exquise urbanité de ses formes. Il mena d’abord auprès de ses parents, puis de sa soeur, la vie la plus calme, étudiant et travaillant, s’abstenant des réunions joyeuses qui se tenaient dans les demeures de primats et d’archontes, « ne se livrant à aucune recherche impie de sortilèges, d’exorcismes ou d’incantations ». Toutefois il ne put échapper complètement aux tentations d’un siècle mauvais et de son ardente nature. Il eut ses années de jeunesse orageuse, aima une enfant du peuple et en eut une fille naturelle. « Rossano est une ville si pleine de pièges pour la vertu d’un jeune homme ! » s’écrie son pieux biographe. Dieu, pour le faire se repentir, lui envoya une grave maladie qui le fit songer à la mort. Il avait trente ans. Un beau jour, il vendit tous ses biens, quitta ce monde de perversité, et, résolu à se consacrer à Dieu, partit sans prendre congé de sa maîtresse, ni de l’enfant qu’elle avait eue de lui, chantant le psaume «Viam mandatorum tuorum cucurri, cum dilatasti cor meum ». Puis il courut prononcer ses voeux et « cacher la fleur de sa jeunesse » dans un des monastères de la région de Mercure.

Parmi les congrégations basiliennes qui, à la suite du grand exode en Italie des moines chassés d’Orient, par la persécution iconomaque, si élevées de toutes parts dans les thèmes italiens et avaient valu à cette portion méridionale de la péninsule cette éclatante renaissance byzantine des VIIIe et IXe siècles, un peu mieux connue aujourd’hui grâce aux écrits de Zampélios surtout,[11] un des plus fameux à cette époque où Nil allait se vouer à Dieu était la vaste agglomération monacale de la région de Mercure, très voisine des deux antiques cités de Metauria et de Tauriana. Cette région, qui devait certainement son nom à quelque ancien temple du Messager des Dieux, est représentée aujourd’hui encore par le village de San Mercurio. On y aperçoit quelques traces de constructions antiques, mais plus aucun vestige des couvents basiliens du Xe siècle.

« Là Nil, dit son chroniqueur, vit ces hommes célestes et admirables qui avaient nom le grand Jean et le très illustre Fantin et Zaccarias l’Angélique[12] et tous les autres moines aussi merveilleux dans l’art de travailler[13] que dans celui de discourir, appliqués aux saintes lettres autant qu’à la louange de Dieu. Stupéfait de leur aspect et de leur humble attitude, il versa d’abondantes larmes et se sentit enflammé du zèle divin. Les pieux moines le reçurent dans leur congrégation. Mais le gouvernement civil, qui voyait avec colère cette désertion immense, chaque jour plus grande, de la vie civile active pour la vie plus paisible et plus abritée des cloîtres, résolut de faire un exemple.[14] Un matin les moines de Mercure reçurent du gouverneur de la province, certainement le stratigos du thème de Calabre, une lettre conçue en termes violents menaçant de faire saisir les couvents par l’administration civile, menaçant surtout de faire couper les mains à ceux des moines qui oseraient imposer la tonsure à Nil. Epouvantés, les pauvres religieux firent partir le nouveau catéchumène pour un monastère où il trouverait plus de tranquillité.

Cette vocation si décidée du saint était d’autant plus méritoire que les moines, chose inouïe, n’étaient pas très considérés à cette époque de la première moitié du Xe siècle en Calabre. « C’était, dit l’abbé Batiffol dans l’intéressante étude qu’il a consacrée à l’abbaye de Rossano, c’était l’âge héroïque des moines batailleurs et thaumaturges, c’était l’âge aussi des moines mendiants et errants, des caloyers en guenilles, que le clergé des villes tenait à distance et que la population regardait de mauvais oeil. Saint Jean « le Moissonneur » rencontre des paysans qui fauchent, et ceux-ci de l’insulter, « comme c’est l’ordinaire aux moines de l’être », ajoute humblement le biographe. Et la Vie elle-même de Nil nous apprend tout à son début qu’à cette époque de la jeunesse du saint on voyait rarement des moines par les villes de Calabre. « Rare était leur robe, pour ne point dire méprisée. » « Qu’allez-vous faire au milieu de ces animaux sauvages? » disait-on à Nil. Et n’est-ce point encore un des compagnons du saint qui, cheminant un jour par le pays, est poursuivi à coups de pierres par une bande d’enfants qui crient: « Sus au Bulgare ! sus au Franc ! sus à l’Arménien ! »

Tout autre devait être la génération monacale qui suivit immédiatement celle-ci dans la seconde partie du Xe siècle, plus assise, plus considérée aussi, plus cultivée surtout, et dont Nil de Rossano est le plus illustre exemple. « Ses disciples ne dirent plus comme jadis saint Vital à un stratigos de Bari: « Param quasdam litteras nocis ». Ils ne trouvèrent plus non plus comme saint Élie le Spéléote, le grand saint calabrais du commencement du Xe siècle, que « le psautier suffisait à tout et qu’il ne fallait surtout pas qu’il fût trop bellement écrit ». Ce ne fut plus parmi eux qu’on put dire, lorsqu’on s’informait de la demeure « où avait habité le vénérable calligraphe du monastère », qu’il n’y était plus et que sa cellule avait été transformée en chai. Les moines avaient perdu peu à peu leur pittoresque sauvagerie, et la société allait gagner par eux des éléments supérieurs de culture. Leur influence allait se faire sentir au loin. »

 J’en reviens à mon récit de la première partie de la vie de saint Nil antérieure à l’époque dont je m’occupe. On était alors en 940. C’était l’année où les ducs Longobards de Capoue et de Salerne livraient dans la Pouille contre Imogalaptos, stratigos byzantin du thème de Longobardie, une grande bataille dont l’issue demeurait indécise. Mais si la Pouille continuait à être ensanglantée par des luttes continuelles avec les Longobards, la Calabre jouissait d’un moment de répit au milieu de ces souffrances et tâchait de réparer des désastres auxquels Rossano avait seule échappé, grâce à la force de ses murailles plutôt qu’à la protection de la Pariagia.

« La vraie raison des difficultés que le gouvernement provincial opposait au choix fait par Nil de la vie monastique, a dit Fr. Lenormant, devait être probablement celle-ci: il était un des décurions de sa ville natale, et, comme tel, responsable des impôts sur sa personne et sur ses biens. L’honneur du décurionat était un dur esclavage auquel on n’arrivait pas à se soustraire, et les autorités impériales non seulement ne permettaient pas qu’on l’abandonnât, mais encore ne se faisaient pas faute de saisir celui qui cherchait à y échapper, même en revêtant l’habit ecclésiastique, et de le réintégrer de force dans son office. Nikolaos, c’était le nom du siècle du saint, n’avait donc pu prononcer ses voeux dans un des couvents de Saint Basile que possédait sa ville natale. Aux monastères de Mercure encore il se trouvait sur les domaines impériaux, et donner l’habit à un décurion sans l’autorisation du gouverneur de la province eût été gravement compromettre le couvent. Fantin l’envoya à une grande distance de là, probablement sur les terres du prince longobard de Salerne, qui s’étendaient à cette époque jusque dans la portion septentrionale de la Calabre, prononcer ses voeux dans le monastère basilien de Saint-Nazaire, dont l’emplacement n’a pu encore être identifié.[15]

Comme Nil se rendait en ce lieu, suivant solitairement à pied le bord de la mer, le saint vit à son grand effroi sortir du maquis un Sarrasin suivi d’une foule de nègres pareils à des démons. C’étaient les équipages de plusieurs gros navires arabes qui, mouillés tout auprès, attendaient le vent favorable. Sans se troubler devant cette étrange et formidable apparition, Nil, faisant le signe de la croix, répondit sans crainte au chef qui, entouré de tous les siens, l’interrogeait sur sa présence en ce lieu. Il lui dit son origine, sa famille et le but de son voyage. L’autre, voyant ce beau jeune homme encore vêtu de son riche et élégant costume de primat grec, lui dit qu’il était bien sot de renoncer au monde et de s’enfermer dans un couvent avant d’avoir atteint la vieillesse. Enfin, n’ayant pu ébranler sa résolution, il le laissa partir, lui indiqua la route à suivre et lui donna même de bonnes paroles d’encouragement. Comme Nil, saisi pour la première fois de terreur à l’idée du danger qu’il venait de courir, s’éloignait on jetant derrière lui des regards craintifs, le bon Musulman, s’apercevant qu’il était sans provisions, courut après lui et, l’appelant frère et ami, lui remit du pain qui, s’il n’était frais, était du moins de belle et blanche farine. Nil poursuivit sa marche, tremblant de tous ses membres et remerciant Dieu. « Ce charitable Musulman, dit fort bien Fr. Lenormant, devait être quelque honnête marchand qui mettait en pratique une des oeuvres de miséricorde ordonnées par le Coran. Mais les Calabrais considéraient alors tellement tout Sarrasin comme un démon incarné, que notre saint vit un miracle dans l’assistance qu’il avait reçue de celui-ci. »

Arrivé enfin au couvent de Saint-Nazaire, après avoir encore rencontré sur sa route le diable sous la forme d’un cavalier, Nil y fut bien reçu par l’higoumène et les moines, refusa les poissons et le vin qu’on lui offrait, n’accepta que du pain et de l’eau et prit l’habit. Après quarante jours de macérations extraordinaires, vêtu comme l’ascète le plus rigide, il regagna les monastères de Mercure pour y vivre sous la direction de Fantin. Il y porta à un si haut degré de perfection l’obéissance, l’humilité, l’ascétisme, la mortification extraordinaire des sens et la contemplation, en même temps la prudence, la sagesse, la charité chrétienne, l’étude de la religion, qu’on l’appela vite un autre Paul, alors qu’on donnait à Fantin le nom du nouveau Pierre. Sa réputation de sainteté devint prodigieuse, « il mena la pure vie érémitique, ne s’entretenant qu’avec Dieu. »

Les chefs de la province le vénérèrent. Prélats et hauts fonctionnaires accouraient le visiter et réclamer de lui conseils et prophéties.

 On suivait en ces temps lointains, en ce couvent calabrais vénérable, une vie céleste et angélique. « A l’aube, dit l’abbé Batiffol transcrivant la vie du saint, on se mettait au travail; de prime à tierce on copiait, c’était du moins l’occupation de Nil, « qui copiait d’une main rapide et serrée et qui remplissait un quaternion par jour »; de tierce à sexte, on récitait le psautier; de sexte à none, on lisait, « on étudiait la loi de Dieu et les oeuvres des maîtres » jusqu’à savoir par coeur des discours entiers de saint Grégoire de Nazianze; de none au soir, c’était le temps de la récréation; on se réunissait pour la « collatio » et on lisait l’Ecriture en commun. Il arrivait alors que ses frères demandaient à Nil de commenter la lecture; avec quelle joie ils recueillaient les paroles pleines de doctrine qui tombaient de ses lèvres. On lisait de même saint Grégoire de Nazianze; il était la somme de ces moines basiliens; on discutait les passages difficiles et on rivalisait à les bien entendre. Ajoutez saint Basile, saint Athanase, saint Jean Chrysostome, saint Éphrem, Théodoret, Théodore le Stoudite, saint Jean Damascène: autant d’auteurs familiers à notre saint. C’est dans ce milieu de moines lettrés, dialecticiens, exégètes que Nil devait vivre toute sa vie et devenir le plus illustre parmi eux. » Une fois, il fut dépêché à Rome pour en rapporter des manuscrits pour son monastère. Comme il se rendait à la basilique de Saint-Pierre pour y faire ses dévotions, le diable le tenta sous la forme d’une très belle femme de nation germanique qu’il vit passer. Il eut toutes les peines du monde, avec l’aide de Dieu, à chasser de sa pensée cette vision perturbatrice.

Bientôt, hélas, les signes d’une rupture entre les Byzantins et les Arabes de Sicile avaient fait présager que les terribles invasions des bandes sarrasines allaient recommencer. L’asile accordé par Romain Lécapène aux révoltés agrigentins, les spéculations éhontées du stratigos de Calabre Krinitès, profitant de la famine pour vendre du blé à des prix énormes aux Arabes affamés, avaient irrité à tel point le Khalife Mansour, qu’il avait déclaré la guerre à l’empire où Constantin Porphyrogénète occupait alors seul le trône.

L’higoumène Fantin, ne voulant pas se trouver en butte une fois de plus dans sa vieillesse aux violences des infidèles, quitta la Calabre sur cette nouvelle et se retira avec d’autres moines à Thessalonique, où il passa la fin de sa vie et où il mourut environné d’une auréole de sainteté. Nil refusa de lui succéder et, plus que jamais affamé de vie cénobitique, obtint même de ses nouveaux supérieurs d’aller vivre en solitaire dans une grotte de la forêt voisine sur le flanc de la montagne Aulinas, aujourd’hui le mont Saint Eli auprès d’une petite chapelle dédiée à l’archange Michel.[16] Il passa de longues années dans cette haute retraite. Deux compagnons vinrent successivement l’y rejoindre Stéphanos et Géorgios. Ce dernier, un vieillard, était aussi un décurion de Rossano. L’Église l’a mis au nombre des bienheureux.

De même que toute l’Italie méridionale était à ce moment couverte de monastères élevés par les fils de Basile, ainsi les monts qui avoisinaient Rossano fourmillaient de laures monastiques qui en faisaient une véritable sainte montagne. Il en était, du reste, ainsi par toute l’étendue des thèmes byzantins d’Italie. On voit encore dans la Terre d’Otrante, dans la région de Tarente aussi, beaucoup de ces sortes de laures: cellules éparses, toutes du même plan, creusées dans les bancs de tuf calcaire. Chacune de ces cellules était l’habitation d’un moine; souvent on y retrouve des restes des peintures dont elles étaient à l’origine entièrement revêtues.[17]

Dans la montagne même du Patir, derrière Rossano, la tradition prétend reconnaître encore l’ermitage du glorieux Nil.

« J’y ai visité, dit l’abbé Batiffol, la Grotta de santi padri. Dans un pli raviné de la montagne, au plus épais du maquis, auprès d’une mince cascade, on aperçoit un creux de rocher abrité par un petit mur. C’est là qu’une tradition locale au moins antérieure au XVIIe siècle voit la propre laure du grand ascète. » C’est là qu’il se livrait à ses dévotions extraordinaires; c’est là qu’il vécut, exemple glorieux entre tous, de cette forme de la vie chrétienne du Xe siècle qui entraînait à l’ascétisme le plus prodigieux toutes ces populations tourmentées de tant de maux incessants.

De tous ses contemporains ayant mené cette existence étrange, Nil est le seul qui ait laissé après lui une trace profonde. Afin de sauver son âme, il abandonna la vie du monde, il passa son existence entière à mortifier sa chair, à lutter contre ses passions quelles qu’elles fussent et de quelque manière qu’elles se manifestassent. Il arriva ainsi au plus haut degré de perfection dans ce genre de macérations et nous avons vu, nous verrons encore combien sa gloire et sa réputation franchirent les bornes de la Grande-Grèce. Vraiment il fut le seul à se distinguer parmi cette masse de médiocrités qui travaillaient à la même oeuvre que lui. Tous avaient bien fait voeu d’humilité, de chasteté, d’indigence, mais il n’y avait bien qu’un seul Nil. Comme les autres étaient loin de lui ! La vie du saint ne nous le révèle que trop. Elle nous les montre aimant l’or et la bonne chère, ne tenant nul compte de leur voeu de chasteté, si bien que tout tête-à-tête d’un de ses moines avec une femme inspirait au saint les plus vives inquiétudes. Il dut leur ordonner de ne sortir que deux par deux. Dans un couvent de femmes à Capoue dont il avait la veille en vain censuré l’abbesse pour la vie peu édifiante menée par ses nonnes, on trouva un jour un jeune moine dans les bras d’une religieuse. Ces mêmes ascètes qui prêchaient le mépris des biens de ce monde se montraient ravis du coup de tonnerre qui foudroyait un malheureux parce que celui-ci avait volé un cheval appartenant à leur monastère. Au milieu de ces hommes si asservis encore aux jouissances et aux passions terrestres, Nil seul n’était vraiment plus de ce monde et semblait bien vivre d’une vie surhumaine admirable. Il méprisait et haïssait la femme, préférant, disait-il en son rude langage, les caresses d’un serpent au moindre échange de paroles avec une d’elles. Pour lui, la seule apparition d’une femme infectait tout un monastère. Sous l’inspiration de cet idéalisme pénétrant qui lui faisait considérer le monde comme le réceptacle du mal, et le bonheur et la béatitude comme possibles seulement en dehors de lui, nous le verrons affirmer au juge Euphraxios qu’il ne fallait pas prendre des mesures pour défendre la Calabre contre les Arabes, et reprocher à l’archevêque Vlattos de chercher à libérer des esclaves chrétiens, le blâmant de vouloir les soustraire ainsi à des souffrances corporelles si utiles pour délivrer leurs âmes du péché.

Souvent cet excès de rigorisme le rendait dur, même cruel. Dans un monastère près du Mont Cassin, les moines, durant qu’ils étaient à leur repas, prenaient plaisir à entendre de la musique. Nil appela sur eux les châtiments célestes. Un jour, dans un de leurs voyages, son propre neveu, devenu son disciple, ayant bu de l’eau d’une fontaine dans le calice conventuel qui avait été confié à sa garde, Nil en conçut contre lui une haine si violente qu’il ne lui adressa plus jamais la parole. Le malheureux en tomba malade et mourut sans que le saint se laissât fléchir. Sur bien des points, ce grand ascète n’était, quant à la moralité, que le fils de son siècle. Que devenait en effet son désintéressement de tout ce qui est terrestre dès qu’il s’agissait des intérêts de sa caste, des intérêts de ses moines? « Il ne faut pas s’occuper de défendre la Calabre », dit-il à Euphraxios, et en même temps lui-même cède à la colère de Dieu et s’enfuit au loin avec ses moines pour éviter tout mal. « Il ne faut pas délivrer les prisonniers », dit-il à l’archevêque Vlattos, et quand trois de ses religieux tombent aux mains des infidèles, il s’empresse de rassembler de l’or et de l’expédier en Sicile pour les racheter. Certains principes mis en pratique par lui sont aussi loin de l’Évangile qu’il était loin lui-même d’un chrétien du temps des Apôtres. Il n’échappa pas à la jalousie des intérêts d’ordre moral et à l’exploitation de ces sentiments. Un Longobard surpris en flagrant délit de vol d’un cheval de la communauté est amené devant lui. Il le laisse s’en aller librement malgré les murmures des frères et lui fait même cadeau du cheval volé avec la selle et la bride, uniquement pour exécuter à son tour un des actes des apôtres. Ce n’était donc pas du bien fait par amour du bien en lui-même, mais uniquement par esprit d’imitation. Parfois, en lisant cette vie par tant de points admirable, on songe involontairement à la casuistique de saint Thomas d’Aquin ou même au catéchisme jésuitique sur la morale. On demande au saint s’il faut observer le carême et ne pas travailler le samedi; il répond: « Oui et non; non, pour ne pas imiter les Manichéens et les Juifs; oui, pour pouvoir aborder dignement le saint jour du dimanche ». Pour lui, tout ce qui se fait au nom de Dieu ne saurait être l’objet d’un blâme, serait-ce même un meurtre. Mais où éclate surtout l’influence du milieu et du siècle mauvais sur le saint homme, c’est dans les procédés dont il use pour sauver les âmes. Dans cet ordre d’idées, tout lui est bon. A ses côtés saint Stéphanos travaillait également à son salut. N’ayant pas les mêmes connaissances dans la discipline ascétique, il suivait en tout les conseils de son illustre compagnon. Saint Nil s’efforça longuement de lui enseigner l’Écriture Sainte et les prières, mais comme il était mal doué, il ne pouvait saisir cet enseignement et ne faisait aucun progrès. Alors Nil crut devoir user de la violence. Il injuria son élève et le battit constamment. Un jour il lui de manda quelles étaient les pensées qui agitaient son âme. « Aucune, répondit l’autre, je veux seulement dormir. » Alors Nil imagina de fabriquer une chaise munie d’un seul pied, sur laquelle il fit asseoir Stéphanos avec ordre de ne pas bouger. Lui, s’endormant, tombait et se blessait grièvement. Jusque dans l’extrême vieillesse, Nil, par amour pour l’âme de ce pauvre diable, ne cessa de le cribler de coups de poings. Parfois, durant qu’on célébrait la messe, des ronflements parlaient d’un coin de l’église. « C’est pour sûr Stéphanos, disait saint Nil; jetez-le à la porte. » Souvent il le chassait de table parce qu’il avait commis quelque peccadille. Le pauvre moine était le bouc émissaire du couvent. On le chargeait de tous les travaux les plus pénibles. Toujours c’était lui qui était tancé, comme si tout était de sa faute. Il n’eut trêve ni repos sa vie durant. Malgré cela, ou plutôt à cause de cela, comme le dit le biographe de saint Nil, Stéphanos réalisa dans son oeuvre d’humilité des prodiges tels, que Nil lui donna le glorieux surnom d’ « Athlète ». Il obéissait à tous les  ordres de son supérieur sans jamais proférer un murmure. Ses derniers moments même portèrent l’empreinte de cette subordination vraiment militaire, lorsque, mourant, sur un signe de Nil, il se leva de sa couche, bénit l’assistance, puis s’étendit à nouveau et rendit l’âme.

Cette rapide analyses que j’ai empruntée presque tout entière à un curieux travail de feu M. Brun d’Odessa nous prouve surabondamment que Nil n’était qu’un produit plus raffiné du milieu dans lequel il vivait. La masse même du peuple demeurait grossière et peu civilisée, et notre saint n’était que la manifestation suprême des idées les plus élevées qui couraient alors dans la société. L’intolérance et l’ascétisme, voilà deux des traits dominants du caractère des populations grecques de l’Italie méridionale à cette époque.

Nil, vivant dans sa cellule de pierre, vêtu d’un sac de peau de chèvre, de plus en plus adonné aux pratiques du rigorisme le plus extraordinaire, s’imposant les plus constantes, les plus pénibles pénitences, donnant en même temps de plus en plus l’exemple plus admirables, des plus touchantes vertus chrétiennes, priant, écrivant et lisant, habitait son ermitage avec ses deux compagnons lorsque l’orage qui menaçait la Calabre depuis quelques années éclata avec furie. En 951 et 952 les armées de l’émir Hassan de Sicile et celles des « stratigoi » byzantins se livrèrent en Calabre et dans le sud de la péninsule à une guerre acharnée. Toute la contrée fut au loin ravagée et pillée. Les Grecs, vaincus, implorèrent une trêve, que les Arabes leur accordèrent. Lors de ces dévastations atroces qui furent parmi les plus cruelles du Xe siècle pour les thèmes byzantins d’Italie, dans l’une ou l’autre de ces années maudites, la Vie originale de saint Nil ne précise pas laquelle, les monastères de Mercure furent, eux aussi, détruits par les Sarrasins. Une partie de leurs coureurs monta même jusqu’à l’ermitage de Nil qui, voyant la poussière soulevée par leurs chevaux, s’enfuit au plus épais des bois avec ses compagnons.

Quand les pillards furent partis, il redescendit et constata que tous leurs misérables effets avaient été enlevés, jusqu’à son cilice de rechange fait de poil de chèvre. Inquiet de son compagnon Stéphanos qui, dans la tourmente, s’était séparé de lui, et ne reparaissait pas, il le crut prisonnier des infidèles et se mit courageusement à sa recherche. A peine avait-il atteint la vieille route militaire qui traversait ce territoire, qu’il vit arriver une troupe de dix cavaliers armés, portant sur la tête des kouffiehs flottantes à la façon arabe. Quel ne fut pas son étonnement quand ces hommes, qu’il prenait pour des Sarrasins, descendant de cheval, s’agenouillèrent à ses pieds. C’étaient des gens de la place forte voisine de Seminara qui couraient la campagne sous un déguisement pour ramasser les fugitifs et les conduire en lieu sûr. Nil apprit par eux avec une grande joie que saint Stéphanos, qu’il croyait perdu, avait été recueilli dans leur cité.

A la suite de ces événements, Nil se décida à rentrer dans Rossano, sa patrie, où il se trouverait plus en sûreté. Il y fonda, dans un site poétique autant que solitaire, le célèbre monastère de Saint Adrien[18] et en gouverna admirablement les moines.[19] On aperçoit encore aujourd’hui les bâtiments à demi ruinés de cet édifice vénérable à peu de distance de Rossano, et aussi de la petite localité albanaise de San Demetrio à cinq milles de Bisignano. Nil réorganisa de même le couvent de femmes de Sainte Anastasie qui venait d’être fondé dans la partie haute de sa ville natale par Euphraxios, juge impérial des deux thèmes d’Italie ou Longobardie et de Calabre, lequel paraît avoir été également originaire de Rossano.

Des années et des années durant, sous Constantin Porphyrogénète comme sous Romain II, sous Nicéphore Phocas comme sous Jean Tzimiscès, le saint administra ainsi son cher couvent avec la plus parfaite sagesse. La renommée de son extrême sainteté s’était de plus en plus répandue dans toutes ces contrées; de toutes part on accourait le consulter. Il était encore fixé à Saint Adrien lorsque la mort de Jean Tzimiscès fit des deux fils de Romain II les seuls maîtres de l’empire. Nous avons vu son intervention si ardente et si heureuse auprès du magistros Nicéphore lors de la sédition soulevée à Rossano par l’ordre d’y construire des chelandia pour la guerre contre les Sarrasins de Sicile. La Vie du saint nous donne pour une époque un peu antérieure un autre témoignage de la vénération extraordinaire dans laquelle toutes les classes de la société tenaient à ce moment déjà l’illustre religieux

Un jour que Nil se trouvait malade, on vit arriver pour le visiter le métropolitain de Reggio, Théophylacte (on sait que ce prélat, le plus important de l’Italie byzantine, portait le titre officiel de métropolitain de Calabre), et avec lui le domestique Léon, homme prudent et vertueux, le protospathaire Nicolas, d’autres grands personnages enfin très sages et très discrets, des prêtres, des primats, une foule de peuple. Ce Léon et ce Nicolas étaient certainement de hauts officiers de l’armée byzantine en Italie, dont le chef suprême était Nicéphore.[20] Ils venaient attirés par le désir de connaître le fameux religieux, « moins curieux, remarque son biographe, de s’édifier de ses discours que d’apprendre jusqu’où allait l’étendue de son savoir ». Nil s’en aperçut. Après les politesses d’usage, après que tous ces grands personnages se furent assis autour de lui, il présenta à Léon pour que celui-ci en donnât lecture, un livre où se trouvaient. cités, à propos des faits et gestes de saint Syméon dit du Mont des Miracles, divers passages touchant le petit nombre des élus. Comme on se récriait, trouvant ces maximes infiniment trop sévères, Nil soutint qu’elles étaient conformes aux principes de l’Évangile et des Pères. « Elles vous paraissent effrayantes, dit-il, parce qu’elles sont la condamnation de votre conduite. Si vous ne vivez saintement, vous ne pourrez échapper aux châtiments éternels. » Ceci ne laissa pas que d’impressionner vivement les assistants. Tous répétèrent à la fois « Malheur à nous, misérables pécheurs », et se mirent à poser des questions à Nil. L’un, pour l’embarrasser, lui demanda si Salomon serait sauvé ou au contraire damné. « La seule chose qu’il importe de savoir, répondit le saint, est que le Christ menace de damnation éternelle tous ceux qui commettent le péché d’impureté. » Nil faisait de la sorte allusion aux moeurs paraît-il, fort dissolues de son interlocuteur. Cet étrange entretien, auquel le domestique Léon prit également part, se poursuivit longtemps encore, à la plus grande gloire du saint. Quelques jours plus tard, Léon et Nicolas firent une nouvelle visite au solitaire. Après les avoir à nouveau quelque peu exhortés, il se retira dans son oratoire pour prier. Les deux officiers, étendus sur le foin et fort en gaieté, en profitèrent pour se déguiser avec la cuculle d’un moine. Le saint, s’en étant aperçu, leur fit les plus vifs reproches, et la Vie originale n’hésite pas à déclarer que Dieu punit ce sacrilège par la mort de Léon, survenue presque aussitôt après, mais ici nous retombons en plein récit légendaire.

Sur ces entrefaites, le juge impérial des deux thèmes d’Italie et de Calabre, Euphraxios, le fondateur, du moins le protecteur du couvent de femmes de Sainte Anastasie à Rossano, malade depuis longtemps, se sentit tout à coup perdu. Ce haut fonctionnaire avait constamment témoigné d’une grande hostilité contre Nil, arguant de diverses malversations injustement attribuées au saint, mais, en réalité, parce que celui-ci avait refusé de lui envoyer des présents, comme faisaient d’ordinaire les autres higoumènes pour se concilier sa faveur.[21] Voyant sa fin approcher, il se repentit, fit appeler Nil, implora avec grande humilité son pardon et le supplia de lui imposer de ses mains la vêture monastique. « Les voeux du baptême suffisent, lui dit cet homme si éclairé pour son temps, touché jusqu’aux larmes par son désespoir « la pénitence n’en exige point de nouveaux. Aie seulement un coeur contrit avec le désir sincère de changer de vie. » Euphraxios, ayant encore insisté pour recevoir l’habit, finit par l’obtenir. Nil, par humilité, voulut se faire remplacer pour cette pieuse cérémonie par le métropolitain de Santa Severina, Stéphanos alors de passage à Rossano, mais finalement ce fut lui qui imposa l’habit.

Il le fit en présence du métropolitain, de l’évêque de Rossano, de beaucoup d’higoumènes, d’archimandrites et de prêtres, enfin du célèbre médecin juif Domnulo Sciabtaï, aussi appelé Sabbathaï Donolo grand admirateur du saint, son émule dans l’art de guérir, mais par des moyens plus terrestres. Aussitôt après cette cérémonie, Euphraxios fut comme un homme nouveau. Il affranchit ses esclaves, distribua ses biens aux églises et aux pauvres. Trois jours après il mourut dans les sentiments de la plus haute piété. On l’ensevelit dans son couvent, dédié à la très pieuse vierge Anastasie.

Vers ce même temps, l’évêque de Rossano étant mort, Nil dut se soustraire par la fuite aux obsessions des habitants, qui voulaient faire de lui son successeur. En compagnie d’un seul frère, il demeura caché dans la montagne jusqu’à ce qu’on eût renoncé à lui faire cette violence. Vers ce même temps encore, le saint étant déjà âgé de soixante ans environ, donc vers 970 ou 971, on vit passer à Rossano un certain archevêque Vlattos, que la Vie originale ne qualifie pas autrement[22] et qui s’en revenait d’Afrique, ramenant de très nombreux esclaves calabrais.

Il avait pu les racheter, grâce à l’influence d’une soeur à lui qui, tombée elle aussi en captivité, était devenue une des favorites du Khalife Fatimide Mouizz, lequel ne mourut, on le sait, qu’en 975. Ayant demandé et obtenu une entrevue du saint sous prétexte de lui exposer quelques-uns de ses doutes et de profiter de ses prières, il lui fit aussitôt part de ses plans. Il ne songeait en effet qu’à retourner en Afrique pour y pour suivre son oeuvre de rachat. Nil essaya de détourner le fougueux prélat, lui prédisant qu’il y laisserait sa vie. « Ne t’en retourne pas parmi cette race de vipères qui te tueront après t’avoir fait mille grâces, lui dit-il. Dieu ne le verrait point de bon oeil. » Et le neveu de l’archevêque ayant demandé au saint s’il se doutait combien d’âmes son oncle avait déjà ainsi rachetées, Nil répondit rudement: « Il n’a pas racheté des âmes, il n’a racheté que des corps. Si Dieu ne voyait pas le bien des pécheurs dans les calamités de ces captivités, il ne les tolérerait pas. Donc il ne faut pas chercher à les empêcher. » L’archevêque, dit le chroniqueur, ayant refusé de se laisser persuader par ces motifs d’un ordre si élevé, repartit pour l’Afrique. Il y périt bientôt, ainsi que Nil le lui avait prédit. Les hostilités venaient en effet de recommencer entre Byzantins et Arabes, et me voici tout naturellement ramené au point d’où j’étais parti pour raconter la vie du saint.

Le domestique Léon et le protospathaire Nicolas étaient probablement deux des officiers de l’armée réunie par le magistros Nicéphore pour lutter avec l’aide des Pisans contre les forces de l’émir Abou’l Kassem. Probablement ils assistèrent au massacre des capitaines de navires par les révoltés de Rossano, massacre qui amena la courageuse intervention de Nil auprès du magistros. L’influence du saint était vraiment, dès cette époque, sans rivale. Il faisait ce qu’il voulait des autorités byzantines tant civiles qu’ecclésiastiques. Il obtint ainsi la grâce d’un jeune homme de Bisignano qui avait tué et volé un Juif et que les magistrats voulaient livrer à la communauté israélite pour en tirer tel châtiment qu’il lui plairait, c’est-à-dire le crucifier. Les Israélites étaient alors nombreux et puissants dans toute cette région. Ils y comptaient des hommes savants et très considérés, comme le médecin Sciabthaï Domnulo[23] dont j’ai parlé plus haut, qui professait une si grande admiration pour Nil, qui le fréquenta toute sa vie durant et disputa publiquement avec lui sur les matières religieuses. Un jour que le Juif voulait reprendre cette éternelle controverse, le saint lui cria: « Va d’abord passer quarante jours dans le désert, nous discuterons après. »

Lors de l’émeute de Rossano, le saint avait prophétisé que la guerre qu’on entreprenait se terminerait par un désastre et deviendrait le point de départ d’une nouvelle longue suite de misères. Il avait été jusqu’à déconseiller à Basile, pour lors, paraît-il, stratigos du thème de Calabre, de bâtir une église à Rossano, affirmant que celle-ci serait aussitôt détruite par les Sarrasins, tant il prévoyait que ceux-ci seraient bientôt maîtres de toute l’Italie byzantine, Il est vrai que les événements parurent d’abord, donner tort à ces sinistres prédictions. La guerre, on l’a vu, sembla débuter heureusement et Messine fut surprise par les chrétiens dans les premiers mois de l’année 976. Mais il fallut l’évacuer presque aussitôt devant l’arrivée de l’émir de Sicile et de ses troupes qui durant deux campagnes successives, dont la seconde eut lieu au printemps de 977, ravagèrent horriblement, je l’ai raconté plus haut, tous ces pauvres rivages de Calabre et d’Apulie. Ce fut seulement à l’automne de cette année que l’émir se décida à reprendre la route de la Sicile, emmenant un immense butin et des milliers d’esclaves.

A l’approche des hordes musulmanes, Nil s’était réfugié avec ses moines dans le kastron même de Rossano, que l’émir dut renoncer à assiéger, tant étaient fortes les murailles de la citadelle byzantine, tant était grande aussi la réputation de la protection accordée par la divine Théotokos. Trois frères seulement étaient à la garde du couvent, qui fut pillé. Eux furent emmenés en Sicile avec la masse des captifs. Le saint, qui n’abandonnait jamais ses fils spirituels, voulut les racheter. Il rassembla à grand’peine cent sous d’or, qu’il confia, avec une lettre pour l’émir, à un frère en qui il avait pleine confiance, lui enjoignant d’aller les porter à Palerme, lui donnant pour la route un cheval qu’il avait reçu en don du stratigos Basile.[24] Le pauvre caloyer de Rossano, recommandé par Nil à un notable palermitain, chrétien très zélé, fut admis à l’audience du puissant émir, qu’il trouva de fort belle humeur, disposé à écouter favorablement sa prière. Abou’l Kassem s’étant fait traduire la lettre du saint, en admira les termes et trouva qu’elle émanait d’un véritable serviteur de Dieu. Il rendit sans rançon leur liberté aux trois frères prisonniers, gardant seulement le cheval en souvenir du saint. Il leur donna de l’argent, des peaux de cerf pour Nil, « pour qu’il s’en fit des vêtements », enfin une lettre où il lui disait: « C’est ta faute si ton monastère a souffert. Tu n’avais qu’à t’adresser à moi; je t’aurais envoyé aussitôt une lettre de sauvegarde[25] que tu n’aurais eu qu’à placarder à la porte de ton couvent. Celui-ci aurait été respecté de tous mes soldats et tu n’aurais pas été obligé de le quitter un seul jour. Maintenant, si tu veux venir me visiter, je t’y invite. Tu circuleras et séjourneras librement dans les pays de mon obéissance, et tu y seras respecté et honoré de tous. » Ce serait une grave erreur d’avancer qu’il n’y avait à cette époque d’autres relations entre chrétiens et Sarrasins que guerres et violences de toute sorte. Ces récits de la Vie de saint Nil ne nous en fournissent-ils pas la preuve éclatante? Petit à petit, sauf dans les moments de crise aiguë, il s’établissait entre ces ennemis mortels des relations tout à fait paisibles, même amicales, relations amenées presque forcément par les intérêts mutuels des deux peuples; c’est pourquoi elles ne pouvaient être complètement supprimées même par les hostilités si fréquentes entre eux. Les rapports commerciaux, les alliances politiques occupaient le premier plan dans ces relations plus pacifiques. Mais en dehors de ces faits capitaux, il existe beaucoup de données pour prouver qu’il se faisait par moments un véritable rapprochement entre les deux partis. Et, malgré leur fanatisme religieux, ce furent constamment les Arabes qui firent les premiers pas dans cette voie d’apaisement et qui montrèrent le plus de tolérance. Voyez ce souverain d’Afrique permettant à l’archevêque Vlattos de mettre à profit ses liens de parenté avec une de ses femmes pour opérer le rachat de ses coreligionnaires captifs. Voyez ce notable chrétien de Palerme au service de l’émir Abou’l Kassem, assez considéré de lui pour ne pas hésiter à lui présenter les religieux envoyés par saint Nil. Voyez encore cet émir en personne tenant Nil en si grande estime qu’il lui propose de faire placer ses insignes souverains sur son couvent pour sauvegarder cet édifice contre toute violence de la part de ses guerriers, et qu’il l’invite à venir habiter son île de Sicile, lui promettant respect universel, sécurité complète. Tout cela ne nous prouve-t-il pas clairement qu’on aurait tort d’attribuer aux Arabes de ces temps reculés des sentiments de haine aveugle, constante, implacable contre les chrétiens?

Il est impossible de ne pas remarquer encore que le fanatisme de ces guerriers sarrasins était d’essence bien moins étroite que celui précisément de ces chrétiens qui les accablaient de leur constant mépris. La vie de saint Nil nous fournit des preuves nombreuses de cet esprit d’intolérance des sectateurs du Christ. A propos du meurtre du juif de Bisignano, ne voyons pas le grand saint Nil, un des hommes les plus éclairés de son siècle, s‘écrier qu’il n’était pas juste d’exécuter un chrétien pour avoir tué un juif « parce que le sang d’un chrétien valait celui de sept juifs ». Lui, qui avait été si bien traité par Abou’l Kassem, ne craignait pas d’appeler les Sarrasins « fils de serpents ». Evitez-les à tout prix, disait-il aux siens, ils vous entraîneront dans leurs filets pour sucer ensuite votre sang chrétien »

Tout en entretenant cette curieuse correspondance avec l’émir de Sicile, Nil ne se faisait donc aucune illusion sur les intentions véritables de ce prince qui continuait à organiser ses expéditions annuelles de déprédations au delà du détroit. Le saint, dit son biographe, voyait l’avenir très en noir. « Les Sarrasins impies détruiront tout chez nous, avait-il coutume de dire, et la Calabre entière tombera en leur pouvoir. » Il prit en conséquence la grave résolution de quitter avec ses moines ces contrées maudites où il ne leur était plus possible de prier en paix. Un moment il fut question pour les pieux cénobites de s’en aller vers l’Orient, à Constantinople probablement, à Salonique peut-être, comme jadis le vieil higoumène Fantin. Mais Nil, averti que sa réputation de sainteté avait pris là-bas des proportions extraordinaires, craignit le piège du démon. « Redoutant les honneurs dont on l’accablerait en Grèce, il préféra, par humilité, s’en aller auprès des Latins, parmi lesquels il était ignoré et qui ne le tenaient encore en aucune estime. Mais plus il s’efforçait d’éviter la gloire, plus au contraire sa célébrité augmentait partout par la grâce de Dieu, et tous lui faisaient accueil comme à un apôtre vénérable entre tous. »

Donc l’higoumène Nil, las d’habiter un pays si incessamment ravagé, émigra avec ses humbles moines vers un séjour plus paisible. Prenant la route du nord, la pieuse théorie gagna d’abord Capoue où le fameux Pandolfe Tête de Fer, l’ancien adversaire de Nicéphore Phocas et des Byzantins, reçut le saint avec les marques du plus profond respect. Même il voulut le faire nommer évêque. Nil, en retour, lui prédit la mort qui devait, nous le verrons, le frapper bientôt.

Pandolfe enjoignit aux moines du célèbre monastère de Saint-Benoît du Mont Cassin, alors compris dans ses États, d’attribuer aux cénobites basiliens un des petits couvents dépendant de l’abbaye. L’abbé Aligerne s’empressa d’obéir et, en attendant d’avoir choisi le lieu où il installerait les nouveaux venus, invita Nil à venir avec ses compagnons se reposer au Mont Cassin. La petite communauté voyageuse, comprenant plus de soixante religieux, y fut reçue avec honneur par tous les moines, venus en habits de fête à sa rencontre au pied de la montagne, et le vieux Nil, âgé déjà d’au moins soixante-dix ans, officia suivant le rite grec dans la grande église de l’abbaye, chantant des hymnes de sa composition en l’honneur de saint Benoît. Le costume des moines grecs, leurs grandes barbes en éventail, leurs longs cheveux flottants, leurs usages particuliers durent être un sujet d’étonnement pour leurs confrères latins. Il y eut, semble-t-il, au début quelques froissements et Nil soutint des disputes théologiques en règle pour la défense des pratiques de son Eglise. Enfin sa douceur, sa merveilleuse sainteté, ses édifiantes causeries, ses réponses topiques aux questions les plus subtiles finirent par avoir raison de tous les préjugés occidentaux, et les enfants de saint Basile se remirent à vivre dans la meilleure intelligence avec ceux de saint Benoît. On attribua à Nil et à ses compagnons le monastère de Saint-Michel au val de Lucia, où ils demeurèrent plusieurs années. Nous retrouverons l’illustre solitaire à une autre page de l’histoire de ce règne.

Revenons aux événements qui se passaient dans la malheureuse Calabre. Le prévoyant Nil avait judicieusement agi en quittant avec ses moines ces contrées infortunées. Il ne s’était trompé que sur la source même des calamités prochaines. Un orage bien autrement formidable que tous les précédents se préparait pour les thèmes byzantins d’Italie, dans le nord cette fois, orage formidable qui allait même forcer bientôt Grecs et Arabes, sinon à faire alliance, du moins à faire trêve pour essayer de lui tenir tête. Ce nouvel et tout-puissant adversaire avait nom Othon II d’Allemagne, celui-là même que les Romains allaient, très injustement du reste, surnommer le Sanguinaire.[26]

Les huit premières années du règne du successeur du grand Othon de Germanie, du jeune époux de la princesse byzantine Théophano, s’étaient écoulées de 973 à 980 dans une tranquillité relative pour ses possessions de son royaume d’Italie. Absorbé par les pus graves affaires intérieures en Allemagne, par des guerres contre des vassaux soulevés ou de turbulents ennemis du nord, placé d’abord sous la tutelle de sa mère Adélaïde, Othon II était apparu dans l’automne de 978 avec une puissante armée sous les murs de Paris et y avait fait chanter un alléluia célèbre par les cent mille voix de ses guerriers massés sur les hauteurs de Montmartre. C’était très justement que, dans un document en date du 15 octobre 980, le jeune empereur pouvait s’écrier fièrement, en jetant un regard en arrière, qu’avec l’aide de Dieu non seulement il avait maintenu dans leur étendue première les vastes possessions de son glorieux père, mais encore qu’il en avait déjà reculé les bornes. Les peuples aussi considéraient comme un signe de la bénédiction céleste qu’après une longue stérilité Théophano, dont l‘influence sur son époux, influence sans cesse grandissante, avait d’abord contrebalancé, puis graduellement de beaucoup dépassé celle de la mère même de l’empereur,[27] venait, enfin de lui donner un fils, frêle espoir de tant de nations et de tant de royaumes, lui aussi appelé Othon comme son aïeul et son père. Hélas, les peuples se trompaient et les temps étaient venus où la jeune et naissante fortune d’Othon II allait succomber aux champs de cette Italie si ardemment convoitée par sa race, constamment fatale sa grandeur et à son repos.

Les plus récents événements du règne, dit Giesebrecht, surtout la fameuse expédition vers Paris qui avait conduit les guerriers saxons jusqu’aux portes de la capitale de Chlodowig, jadis centre de la puissance franque, avaient vivement grandi la situation du jeune empereur parmi ses peuples. Si jusqu’ici la voix publique avait porté des jugements souvent sévères sur son caractère tantôt violent, tantôt trop faible, sur l’influence toujours croissante qu’avait prise sur lui son épouse étrangère, à mesure que diminuait celle de l’impératrice mère, sur la venue au pouvoir et aux affaires de toute une jeune génération dédaigneuse des prudents conseils des anciens, maintenant tout symptôme de mécontentement tendait à disparaître, car on croyait déjà voir revivre dans le fils la grande âme de son illustre père, on estimait le nouvel empereur arrivé à sa parfaite maturité, capable des plus grands exploits, réservé par la Providence pour les plus illustres actions. Et en fait l’âme du jeune héros ne respirait que les plus hautes ambitions, les plus héroïques audaces. Il ne vivait que dans la pensée d’accomplir jusqu’au bout la noble tâche commencée par son père, de porter la gloire de l’empire jusqu’aux limites fixées par celui-ci. Avant tout il voulait mettre à exécution les visées suprêmes d’Othon Ier sur l’Italie, conquérir la dernière parcelle de terre de la péninsule, fondre ce beau royaume avec son vaste empire d’au delà des Alpes pour n’en faire qu’une seule immense monarchie.

A peine eut-il rétabli définitivement l’ordre et la tranquillité en Germanie, à peine se sentit-il assuré de pouvoir repousser victorieusement toute attaque nouvelle du côté de la France, le jeune empereur résolut de se rendre en Italie, délaissant pour les terres méridionales cet antique héritage paternel du nord, qu’il ne devait, hélas, jamais revoir. Dans le cours du mois de novembre de l’an 980, accompagné de l’impératrice Théophano, du petit Othon son fils encore au berceau, de sa soeur l’abbesse Mathilde de Quedlinbourg, de son meilleur ami, le duc Othon, suivi d’une nombreuse et brillante chevalerie, de toute une noble jeunesse avide de renouveler les exploits du règne précédent, il quittait la Germanie et, par Saint-Gall au monastère duquel il donna divers biens sur la prière de l’impératrice, il passait les Alpes. Théophano, longuement tenue à l’écart par sa belle-mère, l’impératrice Adélaïde, semble avoir commencé à prendre un grand pouvoir sur l’esprit de son jeune époux seulement vers les tout premiers mois de l’an 975, au moment même où Willigis, son plus fidèle ami et conseiller dans l’avenir, devenait archevêque de Mayence et archichapelain impérial.

Le 5 décembre, Othon II était à Pavie où, par l’entremise de l’abbé Maïeul de Cluny, il se réconcilia avec sa mère l’impératrice douairière. Celle-ci, voyant son influence sur son fils fort diminuée à la suite d’incidents qui sont sans intérêt pour cette histoire, s’était depuis quelque temps retirée de la cour dans sa patrie bourguignonne. Elle était venue à Pavie pour faire sa paix avec son fils. Othon la fit de même avec le frère de la vieille princesse, son oncle à lui, le roi Conrad de Bourgogne. De là, il gagna Ravenne. Il y fêta la Noël de cette année et y fit long séjour, tout occupé de s’initier aux affaires de ce royaume d’Italie dont il était décidé à reprendre personnellement, d’une main ferme, le gouvernement. Il avait été rejoint dans cette ville par le pape Benoît VII, chassé de Rome par la sédition de nouveau triomphante du parti opposé aux Allemands.

Vers les derniers jours de janvier 981, Othon Il, quittant Ravenne, prit enfin le chemin de Rome. Les plus vastes projets emplissaient son âme ardente autant que généreuse. Non seulement il voulait restaurer dans la Ville éternelle l’autorité pontificale avec la sienne, tant ébranlée par la tentative de Crescentius, il voulait encore chasser les Sarrasins de toute l’Italie, parfaire l’oeuvre de la conquête germanique en s’emparant des dernières possessions grecques dans la péninsule. Reprenant les visées paternelles à l’endroit de ces thèmes tant convoités, il les considérait certainement déjà comme le douaire obligé de l’impératrice Théophano sa femme. Voyant ses deux beaux-frères régner obscurément à Constantinople au milieu de difficultés sans nombre, il estimait leur autorité fort affaiblie dans leurs possessions d’Italie, la considérant presque comme une quantité négligeable.

Je passe rapidement sur les débuts de cette première campagne italienne du jeune empereur. Ils n’intéressent qu’indirectement ce récit. L’armée allemande fit son entrée dans Rome sans se heurter à aucune résistance. On sait les graves événements dont cette ville avait été le théâtre peu après la mort d’Othon Ier. Une partie de la noblesse romaine, le parti dit national, hostile au pape Benoît VI, créature du défunt empereur et successeur de Jean XIII, mort, on se le rappelle, en septembre 972, s’était groupée sous la direction de la puissante famille des Crescentius, de vieille race romaine. Un des principaux représentants actuels de cette illustre maison portait, suivant la coutume du temps, un surnom emprunté à sa demeure, probablement élevée dans les ruines des Thermes de Constantin. Il s’appelait « a cavallo marmoreo », des deux chevaux colossaux avec leurs dompteurs aujourd’hui placés devant le palais du Quirinal, alors encore disposés en face des Thermes de Constantin sur le mont de ce nom, qui en a gardé jusqu’à maintenant l’appellation de Monte Cavallo. Il courait en ces temps sur ces chevaux et leurs cavaliers les légendes les plus mystérieuses. Mais le véritable chef des événements d’alors fut un autre membre de cette même famille, Crescentius de Théodora », ainsi désigné du nom de sa mère.[28] Lui, fut le grand meneur du parti national contre le pape Benoît VI. La jeunesse d’Othon II, son absence si prolongée en Allemagne pour y établir son autorité sur des bases incontestées, certainement aussi les encouragements plus ou moins directs de la part des chefs militaires byzantins dans l’Italie méridionale avaient donné courage aux adversaires des Allemands à Rome. Ils avaient cru le moment venu de reconquérir, eux aussi, leurs anciens droits, peut-être de se débarrasser à jamais du dur joug de l’étranger. Excités par Crescentius, le fils de Théodora, les Romains soulevés s’étaient emparés du pape, qui avait été jeté au château Saint-Ange. Il y avait péri d’une mort horrible en juillet 974, et durant qu’il vivait encore, le parti vainqueur lui avait donné pour successeur le cardinal diacre Franco ou Francon, fils de Ferrucius, de famille romaine inconnue.[29]

Franco avait pris le nom de Boniface VII. Ses contemporains nous l’ont représenté sous les traits d’un monstre horrible couvert du sang de ses victimes. Hélas, nos renseignements sur ce personnage sont si peu de chose que nous sommes réduits à nous demander s’il n’y a pas là quelque exagération colossale. A peine du reste ce nouveau pape avait-il été proclamé qu’on l’avait vu disparaître à son tour. Après un mois et douze jours de règne on nous dit seulement qu’il avait dû fuir de Rome et s’était sauvé à Constantinople avec le trésor pontifical enlevé par lui. Nous ne savons malheureusement rien sur sa venue et sur son séjour dans la Ville gardée de Dieu, où il dut arriver vers l’automne de 974, sauf qu’il y trouva un asile auprès de Jean Tzimiscès en compagnie d’autres prétendants, parmi lesquels Landolfo de Conza chassé de Salerne par Pandolfe Tête de Fer, et cette réception amicale de ce personnage par la cour de Constantinople laisserait croire que son élévation au trône pontifical avait bien été due en partie aux intrigues de la politique byzantine cherchant à faire nommer à nouveau un pape à sa dévotion, comme dans ce même temps elle s’efforçait de faire succomber à Salerne l’influence germanique. De même encore l’expulsion si rapide de Franco ne peut qu’avoir été l’oeuvre de la faction allemande en Italie, faction redevenue maîtresse pour un temps de la situation à Rome et dont le chef dans le sud était toujours encore Pandolfe Tête de Fer. — Chose curieuse, Crescentius, qui avait joué le premier rôle dans la fin tragique de Benoît VI, disparaît à ce moment de l’histoire et celle-ci n’en parle plus que pour nous dire sa fin. A partir de la chute si rapide de son protégé, il semble, vraisemblablement par crainte des vengeances germaniques, s’être tenu constamment à l’écart jusqu’au moment de sa mort, survenue certainement après 977. C’est très probablement lui qui mourut moine au couvent des Saints Boniface et Alexis sur l’Aventin le 7 juillet 984, ainsi que nous l’apprend une pompeuse inscription aujourd’hui encore existante.

Après la fuite précipitée de Boniface VII, l’élection de son successeur avait été fort difficile. Un saint homme, Maïeul, abbé de Cluny, avait refusé la tiare que lui offrait Othon II. Finalement, le parti vainqueur avait porté au pouvoir en octobre 974, avec l’assentiment de l’empereur germanique, l’évêque de Sutri, de la famille d’Albéric et de Jean XII, qui prit le nom de Benoît VII. Le premier soin du nouveau pontife avait été d’excommunier son prédécesseur dans un concile réuni à cet effet. Ce pape courageux devait à force d’énergie se maintenir neuf années au pouvoir dans ces circonstances terribles, à travers mille agitations et mille périls. Maintenant, après avoir attendu vainement la visite qu’Othon II lui promettait depuis tantôt cinq années, après avoir durant tout ce temps maintenu la suprématie du parti allemand dans des circonstances difficiles demeurées pour nous fort obscures, il venait de succomber momentanément, lui aussi, aux attaques de la faction adverse et avait dû s’enfuir de Rome. Nous venons de voir qu’il était allé rejoindre l’empereur d’Allemagne à Ravenne. Ses instantes prières pour que celui-ci le délivrât de ses ennemis acharnés avaient été une des raisons déterminantes de la descente du jeune souverain en Italie. Entre autres événements notables de ce règne pontifical si agité, je ne puis passer sous silence la reconstruction de l’église et du couvent des Saints Boniface et Alexis sur l’Aventin, le plus célèbre monastère de Rome à cette époque, celui-là même où Crescentius avait cherché un asile. Benoît VII en avait fait don dès 977 au métropolite grec Sergios de Damas, chassé de son évêché par les troupes africaines du Fatimide d’Égypte et réfugié à Rome. Sergios releva le beau couvent confié à ses soins et en fut le premier abbé. Bien que ses moines suivissent la règle de saint Benoît, cependant des religieux basiliens y vivaient à côté des Latins et certainement Sergios en arrivant dans la Ville éternelle dut aller à cette congrégation parce que c’était une communauté grecque. Le doux et pacifique prélat resta jusqu’en 981 à la tête de son monastère, qui devait demeurer dans Rome, en ces temps si durs et si barbares, comme une véritable pépinière d’esprits distingués et cultivés.

Benoît VII rentra donc en vainqueur dans Rome, dans son palais du Latran, aux côtés de son tout-puissant protecteur. Toutes les résistances cessèrent dans la grande ville et Othon II triomphant, installé dans la cité « Léonine », « au palais près de l’église de saint Pierre », y tint sa cour et y célébra solennellement les fêtes de Pâques au milieu d’une immense et brillante assistance de seigneurs laïques et ecclésiastiques, de hauts barons et d’évêques, non seulement d’Allemagne et d’Italie, mais aussi de France et de Bourgogne, entre sa mère et sa femme, les deux impératrices, son oncle, le roi Conrad de Bourgogne et le duc Hugues de France, le futur chef de la dynastie royale des Capétiens, accouru à Rome pour gagner, lui aussi, la faveur du jeune césar réconcilié avec le roi Lothaire.

Mais, pour l’âme haute de ce fier empereur Othon, c’était peu que d’avoir rétabli son autorité dans Rome. De bien plus amples projets occupaient son esprit. Il lui fallait la possession incontestée de toute l’Italie. Or, depuis la chute du roi Bérenger et de ses fils, depuis l’installation dans les principaux comtés et évêchés du nord, de la péninsule des plus chauds partisans de la maison de Saxe, la seule Italie du sud demeurait vraiment encore à conquérir pour les Allemands. Seule encore elle offrait un ample champ d’activité aux fougueux appétits d’aventure et de gloire du jeune prince. Sur elle seule, il tenait constamment ses yeux dirigés. Et véritablement l’entreprise était digne de ce vaillant esprit. Certes, dans ces régions lointaines, le parti allemand, toujours sous la conduite du valeureux Pandolfe et de sa maison, avait conservé toutes ses positions, remporté même la victoire dans maintes luttes secondaires, mais la situation de ce côté n’en demeurait pas moins fort grave, ne fût-ce qu’en raison de l’éternelle agression sarrasine. Chaque année, Rome, toute l’Italie du sud, tremblaient sous l’incessante terreur d’une invasion arabe plus formidable encore que les précédentes. Il fallait à tout prix, pour pouvoir régner paisiblement et glorieusement sur la péninsule, commencer par extirper dans sa racine ce mortel péril. La puissante forteresse provençale des Sarrasins du Fraxinet venait, il est vrai, d’être détruite de fond en comble par Guillaume de Provence, mais leurs coreligionnaires de Sicile, sous la conduite de cet intrépide émir Abou’l Kassem, véritable champion de la foi musulmane à cette époque dans la Méditerranée, n’en continuaient pas moins, à chaque printemps renaissant, d’épouvanter de leurs déprédations les populations de la Calabre et de l’Apulie. Enfin et surtout il y avait encore en ces régions les Byzantins à combattre, qui ne se laisseraient pas déposséder sans une résistance acharnée. Bien que les jeunes basileis de Constantinople fussent les propres beaux-frères du césar germanique ils n’en maintenaient pas moins leurs droits illégitimes sur Bénévent, sur Capoue, sur tous les territoires appartenant aux vassaux longobards de l’empire allemand. Il y avait à en finir d’abord avec ces prétentions des empereurs; puis il y avait l’Apulie et la Calabre à enlever à leurs stratigoi, comme il y avait la Sicile à conquérir sur son émir. On le voit, la partie était belle à courir, belle à gagner surtout et Othon II, ardent à se couvrir de gloire, ne tarda guère à se mettre en campagne. Le but officiellement proclamé était la pacification du royaume italien, partie intégrante de l’empire germanique. Le but véritable était de se tailler gloire et conquêtes aux dépens de l’ennemi sarrasin comme de l’ennemi byzantin.

Ces brillants projets à peine formés n’étaient pas sans rencontrer déjà de sérieuses, résistances. De même que le pape fugitif Boniface avait de suite tourné ses regards vers Constantinople, de même tous ceux en Italie qui redoutaient exclusivement l’affermissement de la puissance allemande dans la péninsule jetaient les yeux de ce côté. Il en était ainsi surtout dans les malheureuses contrées du sud, à la fois déchirées par des querelles de partis et par la guerre étrangère. Toujours en effet la balance y demeurait hésitante entre les deux grands empires d’Orient et d’Occident qui y avaient leurs frontières. Toujours aussi la guerre sarrasine y faisait rage. Les trois grandes puissances du monde à cette époque, par une coïncidence effroyable, semblaient s’être donné rendez-vous sur cette étroite bande de terre pour se la disputer constamment. Seule, la victoire éclatante d’un des partis pouvait mettre un terme à cette situation abominable.

Outre l’Apulie et la Calabre, qui faisaient partie intégrante de l’empire d’Orient, Naples et la puissante Amalfi étaient alors encore sous l’influence byzantine. Même on le sait, depuis les victoires des capitaines de Nicéphore Phocas, le prince de Salerne avait dû prêter à nouveau hommage au basileus. La puissance grecque en Italie n’était donc nullement à dédaigner et l’on était plus décidé que jamais à Constantinople à ne pas céder sans combat un pouce de terre italienne. La haine pour les Allemands, ces Occidentaux barbares, qui avait été jadis jusqu’à décider le Palais Sacré à contracter une alliance impie avec le Khalife Mouizz pour résister en commun aux attaques d’Othon le Grand, avait bien fait place pour un temps à des sentiments moins hostiles à la suite de l’accord intervenu entre le vieil empereur et Jean Tzimiscès, accord qui avait donné à l’héritier du trône de Germanie une fiancée byzantine. Mais cette accalmie n’avait que peu duré. A peine Othon Ier avait-il quitté triomphalement l’Italie, emmenant avec lui son fils et son impériale bru, que les vieilles animosités, suite d’un état de choses auquel aucune diplomatie ne pouvait porter un remède efficace, avaient repris de plus belle. Depuis huit années déjà qu’Othon le Grand était mort et que régnait son successeur, le mari de la Grecque, bien qu’il n’y eût pas eu guerre déclarée, l’hostilité la plus vive régnait de nouveau, prête à s’embraser au moindre choc, entre le parti allemand et le parti grec, tout du long de cette mouvante et instable frontière qui séparait les deux thèmes byzantins d’Italie des possessions des princes longobards, sentinelles avancées de l’influence germanique en ces parages, marches extrêmes vers le sud de l’empire d’Occident.

Le chef du parti allemand était toujours encore le fameux Pandolfe Tête de Fer, auquel Othon le Grand, outre ses principautés héréditaires de Capoue et de Bénévent, avait aussi concédé, en qualité de fiefs de la couronne d’Italie, le duché de Spolète et la marche de Camerino. Nous avons que dès le mois de mai 974, à peine de retour de sa dure captivité à Constantinople, Pandolfe avait tenté d’arracher de force le vacillant Gisulfe de Salerne à l’alliance qui lui avait été imposée par les Grecs. Il avait échoué cette fois dans sa tentative de s’emparer de Salerne. Mais dès le 4 juillet il avait, on le sait, repris cette ville sur Landolfe de Conza qui venait d’en chasser Gisulfe, son neveu, et n’avait consenti à réinstaller ce dernier dans sa principauté qu’à la condition que celui-ci adoptât et prît pour corégent à ses côtés son propre second fils à lui, nommé comme lui Pandolfe. En mai 978 enfin nous le trouvons définitivement seigneur de cette ville par son association avec ce même second fils Pandolfe. Gisulfe, auquel en 974 il avait imposé ce fils comme collègue et fils d’adoption, était mort dès la fin de 977 après un règne agité, et Pandolfe le jeune avait ainsi passé de l’adoption de Gisulfe et de celle de Landolfe de Conza à celle de son propre père Tête de Fer. Dès lors Salerne, comme Capoue, comme Bénévent, avait reconnu; elle aussi, la suzeraineté de l’empereur germanique. Quant à Landolfe de Conza, l’oncle de Gisulfe, il s’était, je le rappelle, réfugié, lui aussi, à Byzance auprès de Jean Tzimiscès, réclamant son appui à l’exemple du pape Boniface. Il revint plus tard de là-bas, dit-on, à la tête de vaisseaux byzantins. Il avait fallu tous les terribles embarras de la guerre contre les Russes, de la conquête de la Bulgarie et des grandes expéditions de Syrie pour empêcher le belliqueux Tzimiscès d’écouter les voix de ces suppliants et d’aller châtier de sa main ces indociles princes longobards toujours prêts à secouer toute dépendance. Puis, après la mort si imprévue de l’Arménien couronné, le gouvernement des jeunes fils de Romain, sous la direction de l’eunuque Basile, avait eu bien trop à faire à soutenir contre Bardas Skléros cette lutte pour la vie qui devait durer quatre années, pour qu’il pût songer un instant à envoyer au magistros Nicéphore des forces capables de ramener à l’obéissance Pandolfe de Capoue comme aussi Gisulfe et Pandolfe de Salerne. Tout au plus parvenait-on à lui expédier de temps à autre quelque faible renfort annuel pour protéger les grandes cités de la côte contre les agressions des corsaires sarrasins.

Précisément en 976, comme venait d’éclater la révolte de Skléros et comme les attaques de l’émir de Sicile Abou’l Kassem avaient en même temps recommencé, on avait fait, on l’a vu, quelque effort dans ces villes italo-byzantines pour amener une flotte capable de tenir tête à cet adversaire si redoutable. Mais cet effort avait été insuffisant et on 976 comme en 977 les bandes innombrables de l’émir avaient presque impunément porté le pillage et l’incendie à travers les deux thèmes. Depuis lors chaque nouvelle année, sans que nous possédions le détail de ces expéditions, avait vu les flottes et les soldats de Sicile et du Maghreb traverser le détroit et pénétrer presque sans résistance sur territoire italien. Voyant que nul n’était en état de le repousser sérieusement, Abou’l Kassem, enivré de ses faciles triomphes, songeait déjà à conquérir l’Italie entière. Seul, Pandolfe semblait pouvoir lui opposer quelque résistance mais les forces respectives des deux princes étaient par trop inégales, aussi le courageux prince de Bénévent, se sentant, lui aussi, gravement menacé, appelait-il de tous ses voeux la venue tant désirée, tant attendue du jeune empereur d’Occident.

On en était donc arrivé à cette année 980 où l’armée impériale de Germanie venait enfin, après un si long intervalle, de reparaître sur le versant méridional des Alpes. Jamais moment n’eût pu être plus heureusement choisi pour permettre à un jeune et puissant souverain tout enfiévré de désirs de gloire et de conquêtes, de se distinguer dans ces belles campagnes de l’Italie du Sud. Tandis que sous l’énergique impulsion d’Abou’l Kassem la constante agression arabe avait repris les proportions les plus menaçantes; la cour de Constantinople, bien que délivrée pour un temps du danger mortel de la sédition de Bardas Skléros, se trouvait, tant du côté de la Bulgarie que de celui de ses frontières méridionales en Asie, chargée encore de tant d’embarras redoutables, qu’elle ne pouvait songer à s’opposer sérieusement aux furieuses attaques de l’émir de Sicile contre les rivages de la péninsule. Donc en cette année 980, dans cette malheureuse Italie, des millions de bras se tendaient anxieusement vers le jeune héros couronné qui avait conçu cette entreprise glorieuse de marcher avec tous ses guerriers contre l’ennemi héréditaire de la foi.

Othon II, dans sa maturité précoce, se rendait parfaitement compte que jamais il ne réussirait à empêcher les Sarrasins de venir chaque année menacer l’Italie, s’il ne les délogeait définitivement de cette île magnifique d’où chaque printemps, comme d’une forteresse avancée, leurs flottes n’avaient que quelques milliers de pas à franchir pour déposer sur la terre de Calabre les noirs guerriers de l’Islam. Et comme ses deux beaux-frères de Constantinople paraissaient pour le moment incapables de veiller à la sûreté de leurs possessions d’au delà de l’Adriatique, il fallait bien que lui, Othon, annexât ces provinces extrêmes à sa couronne d’Italie, pour les conserver à la chrétienté.[30]

 Bien que nous soyons à peine renseignés sur ces faits, nous savons avec certitude que les vastes projets d’Othon n’étaient point demeurés ignorés à Constantinople. Ils y avaient excité la plus vive irritation. Si on ne s’était trouvé si impuissant, si on n’avait eu tant d’affaires sur les bras, on s’y serait aussitôt opposé par la force. On dut se contenter, au dire du moine de Saint-Gall, d’envoyer à Othon des ambassadeurs, lesquels, on le verra, n’eurent aucun succès auprès de lui. Alors, quand toutes les objurgations d’ordre diplomatique eurent échoué auprès du fougueux jeune guerrier, on se résolut au Palais Sacré à prendre une attitude délibérément hostile. On y aimait mieux encore, tant se maintenait intense à la cour byzantine la haine de race pour les Occidentaux, on y aimait mieux, dis-je, mille fois, voir les thèmes d’Italie aux mains des Infidèles, que de les laisser tomber avec toute la péninsule et la Sicile sous le sceptre de l’empereur d’Occident. Plutôt que de céder à Othon II les provinces qu’on ne pouvait ou ne savait défendre contre les Sarrasins d’Afrique, on préféra, comme nous allons le voir, faire plus que des voeux pour ceux-ci, sans pourtant aller, semble-t-il, jusqu’à contracter une alliance formelle avec eux.

Jusqu’au commencement de l’été de 981 l’empereur Othon II était demeuré dans la Ville éternelle. Pour éviter à ses troupes les brûlantes chaleurs de la canicule romaine, il gagna alors avec son armée les montagnes des Marses. Le 7 juillet, on le trouve à Trivigliano; le 12, il est à Sora. Dans les campagnes de Corice des Abruzzes sur les bords du lac de Celano, où il se trouvait le 6 août, il se fit élever en hâte une demeure improvisée, se livrant avec une activité extrême aux préparatifs de la grande expédition contre les Sarrasins. Il n’y avait du reste plus de temps à perdre, et à Rome encore il avait appris que, cette année comme les précédentes, Abou’l Kassem et ses bandes avaient reparu sur terre ferme et dévastaient pour la dixième fois les campagnes d’Apulie. Ce fut probablement à ce moment, peut-être déjà à Ravenne, que le jeune empereur reçut la visite de ces envoyés de la cour de Constantinople, dont le moine de Saint-Gall est seul à nous parler et qui s’efforcèrent vainement, nous savons par quels arguments, de le détourner de mettre le pied sur territoire byzantin. C’est une chose désolante de voir combien nous sommes peu renseignés. Certainement le parti d’Othon était pris. Il semble n’avoir prêté qu’une attention distraite à ces envoyés d’un empire dont il méprisait la puissance, l’estimant incapable de lui tenir tête sérieusement en Italie. « L’ambassade échoua », dit le moine occidental. C’est tout ce que nous savons sur ces négociations, qu’il eût été si intéressant de connaître en détail.

L’armée qu’Othon avait amenée l’an d’auparavant d’au delà des monts était belle et forte, mais peu nombreuse, composée en majeure partie de Saxons. On y voyait aussi de nombreux seigneurs bavarois et souabes groupés sous la bannière du duc Othon. L’empereur, ne voulant marcher vers le sud qu’avec des forces imposantes, avait convoqué, pour les joindre à ces premières troupes, les milices des évêchés de Bavière, de Souabe, de Franconie et de Lotharingie. Elles accourent en foule, conduites la plupart par leurs évêques ou leurs abbés. Avec ces bandes redoutables marchaient encore beaucoup de seigneurs laïques de ces mêmes provinces de Franconie et de Lotharingie surtout, à la tête de leurs chevaliers.[31] C’était pour donner à ces renforts le temps d’arriver qu’Othon avait décidé de passer l’été dans la sauvage contrée des Marses. Outre tous ces contingents d’origine purement germanique, de très nombreux soldats italiens marchaient certainement aussi sous ses étendards, surtout les guerriers des principautés longobardes vassales.

Une grande infortune, plus douloureuse encore dans les circonstances actuelles, avait frappé l’empereur dès le printemps. Son fidèle vassal, son précieux allié qui eût été son guide, son auxiliaire capital en cette expédition lointaine si nouvelle pour lui, Pandolfe Tête de Fer, l’illustre prince de Capoue, de Bénévent et de Salerne, le puissant chef du parti allemand dans l’Italie du sud, l’homme dont il aurait eu à cette heure le besoin le plus pressant, était mort dans le courant du mois de mars de cette année 981. C’était pour Othon II une perte irréparable. L’influence de Pandolfe était encore toute-puissante en ces régions. Le prince défunt avait bien laissé ses principautés de Bénévent et de Capoue à son fils aîné Landolfe IV qui lui succéda aussi dans ses fiefs de Camerino et de Spolète. Mais la force de ce grand État longobard, basée uniquement sur la valeur personnelle de son illustre fondateur, demeurait à jamais brisée par sa mort prématurée. Lui disparu, il s’effondra soudain. Le second des fils de Tête de Fer, nommé comme lui Pandolfe,[32] conservait Salerne où il avait régné d’abord aux côtés de Gisulfo, puis, peu après la mort de celui-ci survenue vers la fin de 977, comme associé de son propre père.[33] En fait, les principautés longobardes demeuraient, comme avant, sous la dépendance de l’empire occidental, et les fils de Tête de Fer se montrèrent disposés à favoriser de tout leur pouvoir la grande expédition qu’Othon préparait.

L’empereur germanique ouvrit sous ces fâcheux auspices cette campagne mémorable au mois de septembre de l’an 981. Ce fut un moment solennel, dans l’histoire du monde, que celui qui allait mettre en présence sur cette extrême limite des terres italiennes les troupes des trois plus grandes puissances de ce Xe siècle finissant, des empires de l’Occident, de l’Orient et du Sud, des Allemands, des Grecs et des Arabes. L’armée impériale, qui était entrée à Luceria en septembre, se préparait à envahir délibérément les territoires byzantins pour achever l’oeuvre commencée par Othon Ier. Elle avait pénétré sur les terres du prince de Salerne. Déjà elle avait atteint Capaccio, lorsqu’on la vit rebrousser chemin subitement. C’est qu’à ce moment, certainement à l’incitation des Byzantins ardents à créer les incidents propres à détourner Othon de ses projets si redoutables pour eux, des troubles graves avaient éclaté simultanément dans les villes de Bénévent et de Salerne. Un prétendant, Pandolfe II, fils de Landolfe III, membre de la famille de Tête de Fer, avait réussi à expulser le gouvernement de Landolfe IV de la première de ces villes. Pour ne pas être trop longtemps retenu, Othon dut accepter le fait accompli. En octobre, il entra à Bénévent et reconnut Pandolfe II. La vieille cité longobarde, séparée de Capoue qui seule allait rester au fils aîné de Tête de Fer, demeura à l’usurpateur. A Salerne ce fut bien une autre affaire. Le duc Manso ou Mansone III d’Amalfi avait conquis cette ville à la tête de ses troupes, en avait chassé Pandolfe Ier et s’y était fait proclamer avec son fils Jean Ier. Sur son ordre, la suzeraineté des empereurs d’Orient y avait été de nouveau acclamée. Certes, bien que nous ignorions tout, on peut affirmer ici encore que les incessantes intrigues byzantines furent pour beaucoup dans ce résultat survenu à l’instant précis de la marche en avant des Allemands. Les Grecs, incapables de lutter ouvertement en Italie contre les Teutons, ne négligeaient naturellement aucun moyen de leur susciter en sous-main les plus graves embarras.

On ne pouvait ainsi laisser derrière soi cette principauté de Salerne devenue hostile et qui eût à l’occasion pu couper le chemin de la retraite aux forces impériales. Force était de reprendre avant tout cette forte place et de châtier l’usurpateur. L’armée germanique, après avoir passé à Naples, où l’empereur, toujours accompagné de sa fidèle épouse, fit, le quatrième jour de novembre, son entrée solennelle,[34] vint incontinent assiéger le duc Mansone, qui se défendit avec énergie pendant presque tout le mois de décembre. Le prince rebelle finit par avoir le dessous, mais il fallut cependant que l’empereur se résignât à traiter avec lui et à abandonner à son sort le seigneur légitimé, le fils du fidèle et glorieux vassal Tête de Fer. Soit qu’il y trouvât maintenant quelque avantage, soit qu’il voulût simplement se donner au plus vite les coudées franches, Othon laissa la principauté de Salerne aux deux princes amalfitains, qui, le père comme le fils, reconnurent sa suzeraineté. Amalfi et Salerne, dont l’école de médecine était alors déjà célèbre bien au delà des limites de l’Italie, ne formèrent plus qu’une même seigneurie.[35] En quelques mois donc, toute la situation politique de ces principautés longobardes de l’Italie méridionale venait d’être une fois de plus brusquement bouleversée. Toute la descendance de Pandolfe avait été aussi vite renversée que la puissance de cette maison s’était jadis brusquement élevée. De nouvelles seigneuries avaient subitement surgi qui avaient bien accepté par force la suzeraineté d’Occident, mais sur la fidélité desquelles on ne pouvait compter. Pour espérer maintenir définitivement Bénévent et Salerne sous son influence il fallait à Othon II le prestige des plus heureuses actions militaires.

L’attitude même du jeune empereur à l’égard du duc Mansone comme de l’heureux prétendant Pandolfe de Bénévent prouve combien il avait hâte d’en finir avec toutes ces agitations pour pouvait reprendre la suite de sa grande entreprise. Certes, à force d’habileté et de concessions, il avait réussi à prolonger sa suzeraineté sur les principautés longobardes, même à mettre dans son parti Naples et Amalfi, mais, combien ces résultats si rapidement acquis n’étaient-ils point précaires, combien leur durée ne dépendait-elle point uniquement des plus prochains succès de l’armée allemande?

Othon II célébra les fêtes de Noël dans l’« opulente Salerne », auprès de son nouveau vassal. C’est dans cette ville aussi que se concentrèrent les contingents de ses divers alliés et vassaux longobards de l’Italie méridionale. C’est là enfin que le rejoignirent les derniers renforts qu’il attendait d’Allemagne. Dès le mois de janvier 972 la campagne, un moment interrompue, fut définitivement reprise. L’armée un pénale, ayant à sa tête la fleur de la noblesse d’Allemagne et d’Italie, pénétra par Brizia, qui est proche de Capaccio, sur territoire byzantin. Une fois de plus, les vastes campagnes d’Apulie tremblèrent sous les pas des cavaliers du nord habillés de fer.

Les guerriers teutons ne rencontrèrent presque pas de résistance, probablement parce que les garnisons grecques, trop faibles, se retiraient devant eux. Très rapidement l’armée d’invasion par Brizia pénétra en Lucanie et parut sous les murs de Bari. La capitale des possessions byzantines dans la péninsule se défendit mal et succomba après un siège très court.

Othon II était plus heureux devant cette ville que ne l’avait été son illustre père en 970. Nous ignorons jusqu’au nom du chef qui y commandait en ce moment au nom des deux basileis. Nous ne savons rien non plus des forces byzantines qui s’y trouvaient concentrées, pas plus que de celles qui occupaient les autres places fortes des deux thèmes italiens. Du magistros Nicéphore il n’est plus question dans les quelques lignes consacrées à ces faits par les chroniques italiennes contemporaines. Probablement le magistros avait, dans l’intervalle, été rappelé à Constantinople.

De tous ces événements, les chroniqueurs byzantins ne soufflent mot. Nous les ignorerions absolument, n’était le témoignage d’un certain nombre de documents d’archives qui ont survécu et aussi celui des annales occidentales contemporaines. Malheureusement, parmi ces dernières, les unes sont d’une extraordinaire brièveté; d’autres, une surtout qui avait longtemps passé pour la plus importante pour l’histoire de ces événements, la « Chronique de la Cava », ont été entièrement falsifiées et altérées. Il en est résulté un grand trouble et beaucoup d’obscurité dans le peu que nous savons.[36] C’est ainsi, parce que nous sommes aujourd’hui moins édifiés que jamais sur la suite des négociations qui durent certainement être des plus actives en ce moment entre Byzantins et Sarrasins, également menacés par la formidable invasion du nord, réunis une fois de plus après tant de combats par la terreur de l’ennemi commun. S’il ne paraît plus possible, ainsi qu’on l’a cru longtemps sur la foi de documents inexacts, d’admettre qu’il y ait eu alliance formelle signée entre le Palais Sacré et les cours arabes du Caire et de Palerme, cependant il semble certain, par le témoignage formel du moine de Saint-Gall, chroniqueur contemporain, qu’il y eut à ce moment entre les gouvernements byzantin et égyptien, comme aux temps des Nicéphore Phocas et de Mouizz, sous la pression du même péril commun, un rapprochement très marqué et que des subsides en abondance durent être envoyés de Constantinople en Afrique, en Sicile, jusqu’en Egypte pour y soudoyer le zèle arabe contre Othon II, pour aider les princes sarrasins à repousser par les armes l’attaque de ces guerriers transalpins qu’on n’avait pas réussi à écarter diplomatiquement. Les chroniqueurs musulmans, d’accord du reste en bien des points avec l’évêque saxon Thietmar de Mersebourg[37] qui est ici notre source occidentale contemporaine principale se bornent à dire qu’à la nouvelle de la marche du « roi des Francs »[38] contre les Arabes de Sicile, l’émir de cette île, Abou’l Kassem, fit proclamer la guerre sainte. Il se peut encore que le stratigos de Calabre ait pris directement à sa solde quelque bande musulmane qui opérait en ces contrées, mais jamais à aucun moment les armées du basileus et du Khalife n’ont combattu en commun contre Othon et ses troupes sur un même champ de bataille. Les chroniques contemporaines ne formulent pas le premier mot d’un fait pareil. Seules des compilations plus modernes ont contribué à propager cette grave erreur.

Avant de livrer bataille aux troupes de l’émir de Sicile, l’empereur allemand tenait à s’assurer la possession des places fortes byzantines qui lui serviraient de base d’opérations et de lieux de refuge en cas d’insuccès. Après Bari il prit Matera le 31 janvier. Aux premiers jours de mars il parut devant Tarente, une des plus fortes cités des Grecs en Italie. Les guerriers saxons, souabes et bavarois campèrent sur les rivages de cette mer azurée, sous les murs de l’antique cité du héros Taras que, quelques années auparavant, avaient assiégée les Arabes. La garnison byzantine se rendit après une molle défense.[39] L’Apulie tout entière, qui constituait plus d’une moitié des possessions des basileis en Italie, se trouvait dès maintenant, semble-t-il, en grande partie occupée. Il en avait coûté quelques semaines à peine d’efforts aux guerriers allemands. Le reste des garnisons byzantines, trop faibles pour leur tenir tête en rase campagne, se tenaient enfermées dans quelques châteaux et places fortes sans importance stratégique pour les envahisseurs.

Othon et ses troupes firent un long séjour dans Tarente ainsi prise de force sur d’anciens alliés auxquels on ne s’était même pas donné la peine de déclarer la guerre. Ils y célébrèrent pieusement les fêtes de Pâques, se préparant aux grands événements qui étaient proches, car l’heure allait enfin sonner du choc suprême avec les Infidèles. Abou’l Kassem, dédaigneux de l’approche de l’armée allemande, avait, dès les premiers jours du printemps, reparu avec ses bandes aux blancs manteaux sur les rivages de Calabre, et les guerriers du Maghreb, plus nombreux que jamais, fourmillaient sur cette infortunée terre byzantine, devenue le champ clos des guerriers du Septentrion et de ceux du Midi, « gravement affligée par les Grecs et les Sarrasins », dit Thietmar. C’était vraiment là l’orage terrible qu’avait pressenti le vieux saint Nil dans ses visions prophétiques et dont l’approche l’avait décidé à quitter ces terres maudites pour fuir vers le nord avec se moines fidèles.

Se faisant précéder par de nombreux espions, par de plus nombreux éclaireurs, « décidé », suivant l’expression du moine de Saint-Gall, « à conquérir l’Italie jusqu’à la mer de Sicile », Othon, vers la fin de mai seulement,  alors que la saison était déjà brûlante sur ces étincelants rivages, quitta enfin, ses cantonnements de Tarente, se dirigeant sur la Calabre dans la direction de l’ouest d’abord, du sud ensuite. L’armée suivait la voie militaire ancienne, qui tantôt s’adapte exactement à la courbe de la rive, tantôt s’enfonce dans ces terres basses et nues. On longea d’abord les bords si plats, si marécageux, si désolés du golfe de Tarente; on franchit, à travers ces régions désertes autant que fiévreuses, l’insignifiant fleuve Bradano d’abord, puis le sauvage Basiento,[40] non loin des ruines de l’antique Métaponte. Ici on traversait l’extrême pointe de la principauté de Salerne qui, par une disposition étrange, s’étendait jusque-là, détachant comme un coin jusqu’à la mer cette langue de terre qui séparait l’Apulie grecque du second thème impérial italien, la Calabre. On n’avait encore rencontré jusqu’ici aucun soldat ennemi. Rentrant sur terre byzantine, toujours longeant le bord de la mer et ses sables torrides, l’armée des guerriers vêtus de fer franchit des plaines immenses, traversa la Salandra, l’Agri, le Sinno qui est le Siris des anciens, tous ces fleuves torrentueux qui avaient vu la grâce et la mollesse des grandes cités grecques de jadis, et s’approcha enfin des premières hauteurs du massif sombre et boisé de la Sila. On touchait aux frontières de la Calabre actuelle. L’aspect de la contrée devenait chaque heure plus sauvage, plus rude, plus inhospitalier. La voie, nullement entretenue, était fréquemment coupée par tous ces torrents au lit large et pierreux. D’âpres montagnes, nues, arides, aux pentes escarpées, apparaissaient maintenant, descendant parfois jusqu’à la mer, ne laissant à la route que le plus étroit passage.

Ce fut à Rossano, la cité byzantine par excellence de toute cette région, la patrie du grand Nil, qu’on se heurta enfin aux premières avant-gardes de l’armée arabe et que les blonds Saxons étonnés virent pour la première fois les noirs guerriers du Maghreb dans le blanc burnous d’Afrique. Comme si le départ du vieux solitaire, si longtemps le protecteur de sa chère cité, avait entraîné aussi celui de cette divine Théotokos qui si souvent avait repoussé les Sarrasins des remparts de sa ville d’élection, la rude forteresse n’avait su cette fois résister à l’assaut des fils d’Ismaël. Les éclaireurs d’Abou’l Kassem l’occupaient à l’approche des Allemands. Cependant ils ne cherchèrent point à défendre cette position si forte adossée à cette haute montagne couverte de bois jusqu’à son sommet aigu, ces bois touffus où se cachaient en foule les humbles cellules des moines basiliens et leurs chapelles creusées dans le tuf, ornées de fresques naïves. Après quelques vives escarmouches où les Allemands eurent le dessus, les Arabes se retirèrent dans la direction du sud-ouest, évacuant Rossano qui fut aussitôt occupée par les impériaux.

Othon, comprenant bien que le gros de l’armée ennemie était proche et que les choses allaient prendre la plus grave tournure, pressait sa marche sur les derrières de l’ennemi. Il laissa dans Rossano, sous la garde de l’évêque Dietrich de Metz, chancelier de l’empire, avec toute sa suite, son épouse grecque qui l’avait courageusement suivi jusque dans ces régions extrêmes, bravant, pour ne point le quitter, les fatigues atroces de cette vie des camps, si dure sous ce soleil presque africain. Quels sentiments devaient être ceux de la jeune souveraine qui se trouvait ainsi, par ces circonstances tragiques, transportée en ennemie dans cette cité si profondément byzantine, si passionnément fidèle au gouvernement de ses deux propres frères à elle, habitée par une population parlant la langue, suivant les coutumes qui avaient été les siennes durant les années déjà lointaines de son enfance agitée? Les sources ne nous disent point si le fils qu’elle avait donné deux ans auparavant à son glorieux époux, avait, lui aussi, suivi cette mère dévouée jusqu’aux rives de Calabre. Mais la chose paraît vraisemblable.

Abou’l Kassem, dit Ibn el Athir, s’était mis en marche avec toute son armée dans le mois de ramadhan de l’an 371 de l’Hégire, qui correspond à peu près au mois de mai de l’an 982. Il remontait lentement la rive calabraise à la rencontre des Allemands, lorsque ses avant-gardes chassées de Rossano lui annoncèrent l’occupation de cette place par l’ennemi. Les plus fougueux parmi ses lieutenants voulaient aller de suite attaquer les Allemands, mais lui, plus prudent, ordonna résolument la retraite. La flotte et l’armée arabes cheminaient de conserve.

Cependant Othon, qui, à l’exemple de tous les autres envahisseurs de l’Italie méridionale à cette époque, ne possédait pas de flotte et en éprouvait de cruelles difficultés, s’était abouché avec les capitaines ou protocarabes de deux grands et magnifiques chelandia byzantins rencontrés par lui dans un port de la côte, probablement à Tarente.[41] Tous deux étaient munis d’appareils à feu grégeois, « de ce feu, dit Thietmar, que rien n’éteint, sinon le vinaigre ». Il avait pris à son service les capitaines de ces bâtiments. Eux s’étaient engagés à aller en haute mer brûler la flotte musulmane, mais ils n’y songeaient nullement en réalité, deux fois traîtres, traîtres à leurs souverains, qu’ils abandonnaient ainsi pour servir à prix d’or l’envahisseur étranger, traîtres envers celui qu’ils s’apprêtaient déjà à abandonner de même au cas où il serait vaincu. « Leurs navires, dit Thietmar avec une admiration naïve, étaient des bâtiments très allongés, et, par ce fait, merveilleusement agiles et rapides, portant double rang de rames sur chaque bord. Chacun avait cent cinquante hommes d’équipage. » C’était le type le plus parfait du vaisseau de guerre byzantin à cette époque.

Ce furent probablement ces navires que l’empereur allemand expédia au-devant de lui en reconnaissance. Ceux qui les montaient ne furent pas longs à lui faire savoir que les troupes musulmanes battaient en retraite le long du rivage calabrais et qu’il eût à se hâter. Laissant en arrière ses derniers bagages, tous ses impedimenta, le jeune héros, croyant enfin tenir la victoire tant cherchée, se jeta en avant avec la fleur de ses troupes, faisant telle diligence que dans la journée du 13 juillet[42] il atteignit l’armée sicilienne. De loin, il crut l’ennemi en petit nombre. Le moine de Saint-Gall dit qu’apercevant ces groupes de combattants épars, il s’écria: « Ce ne sont que des coureurs de grands chemins ». Hélas, il n’avait pas la pratique des guerriers de l’Islam, qu’il voyait pour la première fois. Il ordonna d’attaquer aussitôt.

Une grande bataille s’engagea sur la plage même, au bruit des flots de la Méditerranée, sur la marine de Stilo, non point de la Stilo actuelle qui est située au sud et à l’ouest de Squillace, mais bien en un point appelé « Colonne »,[43] quelque peu au sud de Cotrone, à la naissance très vraisemblablement de ce promontoire fameux situé au sud de cette ville, auquel les poétiques débris encore existants aujourd’hui du temple célèbre de Junon Lacinienne ont valu depuis des siècles ce nom de Cap des Colonnes.[44]

Abou’l Kassem, arrêtant sa retraite, avait résolument fait face aux assaillants qui, seigneurs et hommes d’armes, se ruaient à sa poursuite comme un torrent furieux. Son armée, rangée en bataille sur le bord de la mer, barra la route à l’empereur allemand. L’heure était solennelle. Des deux côtés on se disposa vaillamment à la lutte suprême. Jamais, depuis Poitiers, les hommes du nord n’avaient eu en face d’eux si grand armement sarrasin. L’exaltation religieuse paraît avoir été à son comble parmi les troupes germaniques. Beaucoup de guerriers persuadés qu’ils ne contempleraient plus l’aube prochaine, écrivirent leurs testaments et firent à l’Eglise des donations considérables. Un chevalier lorrain, Conrad, fils d’un comte Rodolphe, fit, sous la bannière impériale, en présence de toute l’armée, don à l’empereur de tous ses biens dans son pays natal, pour que celui-ci les donnât en fief, au cas où lui, viendrait à périr dans le combat, au couvent des Bénédictins de Gorze, près de Metz.

Les bataillons allemands se jetèrent sur l’ennemi avec un brillant courage. Ils rencontrèrent la plus opiniâtre résistance. Abou’l Kassem et ses guerriers, très nombreux, ne brûlaient pas moins que leurs adversaires chrétiens de l’enthousiasme religieux le plus ardent. Tous les combattants siciliens avaient fait avec joie le sacrifice de leur vie. Encouragés par leurs ulémas, ils luttèrent avec héroïsme. Enfin, après une longue et terrible mêlée, la victoire sembla se dessiner en faveur de l’empereur germanique. Un escadron allemand, chargeant le centre des Siciliens, le rompit et le mit en déroute. Emportés par leur élan, les cavaliers saxons atteignirent les étendards de l’émir, que défendait un groupe nombreux de la noblesse arabo-sicilienne, sous le commandement d’Abou’l Kassem en personne. Une lutte furieuse s’engagea autour de ces bannières sacrées. Les Arabes succombèrent tous. Soudain on vit tomber également l’émir, trépas glorieux qui devait le faire inscrire au nombre des martyrs de l’Islam morts pour la Foi. Un coup porté à la tête avait mis fin à la vie de ce noble souverain, du chevaleresque Bulcassin.[45] Tel est le nom déformé par lequel le désignent les chroniques d’Occident. En s’immolant de la sorte, Abou’l Kassem et ses braves avaient procuré quelque répit aux fuyards du centre qui, se ralliant, se précipitèrent à nouveau dans la mêlée, résolus, eux aussi, à vaincre ou à périr. Mais ce ne fut que l’affaire d’un moment. Apprenant que leur chef aimé, leur vaillant émir était mort, la masse des Arabes prit la fuite après qu’une foule d’entre eux eut péri sous le sabre des Teutons.[46]

 C’était en apparence un premier grand succès pour les armes impériales. Hélas, il n’en était rien en réalité. Les guerriers allemands, il ne faut pas l’oublier, combattaient dans les pires conditions, inhabiles, sous leurs chemises de fer, à supporter l’écrasante chaleur d’une journée de juillet en ces parages si méridionaux, alors que leurs adversaires étaient dès leur enfance accoutumés à lutter sous des températures africaines autrement redoutables. Othon II crut trop vite qu’il avait partie gagnée. Sans perdre une heure, il fit reprendre la poursuite d’un ennemi qu’il croyait définitivement vaincu, et cela par des chemins difficiles, bordés à gauche par la mer, à droite par des montagnes à pic, coupés à chaque instant par des lits de torrents, routes propices à toutes les surprises. L’armée chrétienne se rua sur les pas des Arabes sans se garder aucunement, les croyant uniquement occupés à fuir. Mais déjà la majorité des fils d’Ismaël rompus à cette guerre de rapides chevauchées et d’embuscades qui transforme si facilement les victoires en déroutes, s’étaient jetés à droite dans la montagne et s’y étaient ralliés, ardents à venger la mort de leur émir, guettant et là le passage de l’ennemi débandé. L’occasion ne se fit guère attendre. Othon s’était imprudemment jeté avec une trop faible escorte à la poursuite d’un petit groupe de cavaliers qu’il serrait de près sur le rivage. Instantanément des bandes innombrables d’Arabes apparurent, descendant de toutes les hauteurs avec des cris affreux. L’armée allemande, surprise, se vit tout à coup attaquée avec la dernière violence, en tête, en queue et sur le flanc droit. A gauche, on était acculé à la mer, c’est-à-dire à la pire mort, car en fait de navires il ne devait guère y avoir là que ceux des Arabes. Ce second combat paraît avoir été livré très peu de temps après le premier, plus loin de Cotrone, dans la direction du sud et de l’ouest, probablement donc près du cap de Colonne. La plus horrible confusion s’ensuivit parmi tous ces malheureux guerriers d’Allemagne et d’Italie. Ce ne fut bientôt plus, qu’un affreux massacre, dans ce site étrange et tragique, sous ce ciel de feu, entre ces arides et brûlantes montagnes et la mer qui reluisait comme de l’or fondu. Une foule de soldats de Germanie périrent sous le cimeterre et la masse d’armes des Siciliens et des noirs d’Afrique. D’autres, en nombre, se jetèrent dans les flots, comme plus tard les Bourguignons à Morat, et périrent noyés. Le combat sans merci dura jusque bien avant dans la nuit, et plusieurs, dans l’obscurité profonde, succombèrent, paraît-il, aux coups de leurs compatriotes affolés. Richardi, porte-lance de l’empereur, le comte Udo ou Otto, chef des guerriers francs, grand-oncle maternel de Thietmar, les margraves Berchthold et Gonthier de Misnie, l’évêque Henri d’Augsbourg, l’abbé Verner de Fulda, les comtes Thietmar, Bezelin, Gebhard et son frère Ezelin, Bourcard, Dedi, Conrad, Irmfrid, Arnold et d’innombrables autres guerriers et prélats allemands « desquels, dit Thietmar de Mersebourg qui y perdit cet oncle de sa mère, Dieu seul sait les noms », tombèrent en ce lieu. « Là périt, sous l’épée des Infidèles, s’écrie douloureusement un autre contemporain, la fleur éclatante de la patrie, l’ornement de la blonde Germanie, cette jeunesse si chère à l’empereur, qui dut voir le massacre du peuple de Dieu sous l’épée des Sarrasins, la gloire de la chrétienté foulée aux pieds des païens. » Une foule aussi de hauts personnages longobards payèrent ici de leur vie leur attachement à la cause allemande. Landolfe, le prince de Capoue, le fils aîné du fameux Tête de Fer, et l’autre fils de celui-ci, Aténulfe, périrent, puis aussi leurs neveux Ingulfe, Vadiperto et Guido di Sessa et le marquis Thrasemond de Tuscie.

Mais le sort des survivants fut peut-être plus terrible encore. La chaleur torride, la soif ardente en firent périr une foule dans les pires souffrances. Parmi ceux qui avaient échappé au massacre, beaucoup succombèrent plus tard à des fièvres malignes, suite immédiate de ces surhumaines fatigues. Une multitude enfin tombèrent immédiatement dans l’esclavage des Siciliens et des Africains. Dépouillés, entièrement nus, étroitement liés de cordes, ils furent expédiés comme un vil bétail pour être vendus sur les marchés de Palerme, de Mehedia et du Caire, d’où bien peu devaient revoir leur brumeuse patrie. Le moine de Saint-Gall cite parmi ces derniers plus heureux l’évêque de Verceil qui fut envoyé comme esclave sur le marché d’Alexandrie d’Égypte et racheté après de longues années de servitude. Le même écrivain assista, nous dit-il, au retour de cet infortuné dans son pays, et à celui de plusieurs autres. De  même on en vit rentrer peu à peu un certain nombre d’autres, clercs et laïques, qui regagnèrent l’Allemagne et l’Italie.

Ce fut donc le 13 juillet de l’an 982 que fut livrée cette bataille fameuse de Stilo, si douloureuse au coeur du vieux peuple allemand, où périt sous la main d’Ismaël la brillante noblesse teutonne et italienne. Longtemps, dans toutes les terres de Germanie, cette date demeura dans la mémoire populaire comme celle d’un des deuils les plus cruels, les plus universels, les plus sanglants. Il n’y eut presque pas une église, dans toute l’étendue de l’empire, dont le livre des morts ne contînt au moins un nom inscrit à ce jour.

Il semblerait presque, dit Giesebrecht, que la postérité se soit attachée avec un soin jaloux à ignorer jusqu’au lieu précis où vint ainsi sombrer la gloire militaire du peuple allemand. Tout ce qu’on peut tirer du témoignage si insuffisant des sources contemporaines est, je l’ai dit, que la bataille dut être livrée sur le bord de la mer, quelque part aux environs et au sud de la ville de Cotrone.[47]

Outre cette foule de prisonniers de marque, l’armée chrétienne perdit sur le champ de bataille plus de quatre mille morts.[48] Ce qui survivait se dispersa dans une fuite éperdue. L’empereur Othon lui-même n’échappa à la mort que par miracle. Le récit de sa fuite tient du roman le plus extraordinaire. Comme les Sarrasins l’entouraient déjà de toutes parts, il réussit un instant à leur échapper et, suivi de son neveu Othon, le duc de Bavière, lança son cheval à toute bride vers la mer, où les deux grands chelandia grecs qui avaient assisté de loin au combat, lui apparaissaient comme un dernier espoir de salut. Une meute d’Arabes le poursuivait. Soudain son cheval, abîmé de fatigue, s’arrête, refusant de le porter davantage. Les Sarrasins se rapprochaient; il allait périr. Alors un Juif nommé Kalonymus,[49] probablement un Juif d’Apulie ou de Calabre, qui lui était dévoué, dans un élan sublime, descendant de sa monture, la lui donna, lui disant seulement ces mots: « Prends mon cheval et, si je meurs ici, donne du pain à mes fils. »

En un clin d’oeil, Othon bondissant sur le cheval du Juif, toujours suivi de ces noirs démons, arrive aux flots de la Méditerranée, seule voie ouverte devant lui. Il y pousse son coursier à la nage[50] appelant à grands cris le capitaine du chelandion byzantin le plus proche, lui faisant signe de le sauver. Mais le navire passe sans s’arrêter. Othon, désespéré, regagne la plage redevenue déserte, car ses persécuteurs, ignorant à qui ils ont affaire, ont déjà poussé plus loin. Il n’y retrouve que le Juif fidèle, qui n’avait pas voulu s’éloigner, oublieux de lui-même, anxieux du sort de son seigneur tant aimé. Quant au duc de Bavière, il avait continué à fuir. Au loin, on voyait accourir d’un galop furieux un nouveau groupe de cavaliers d’Afrique. « Que faire? » demandait tristement l’empereur, abandonné de tous, à ce dernier fidèle. Il croyait son heure suprême venue; puis, se reprenant, il ajoutait: « Pourtant il me reste un dernier ami. » Il n’y avait toujours de salut possible que du côté de la mer. Du moins on y pouvait périr en paix, loin des coups et des insultes de l’ennemi, éviter surtout la captivité, affront suprême dont l’idée seule ne se pouvait supporter. De nouveau le jeune empereur se lance dans les flots, toujours sur le cheval du Juif, cherchant à atteindre un autre bâtiment qu’il aperçoit au loin. Pendant ce temps les Sarrasins, accourus, hachent sans pitié l’héroïque serviteur. Le brave coursier, comme s’il devinait son précieux fardeau, nage avec ardeur, s’éloignant de la rive. Les Sarrasins n’osent ou ne peuvent le rejoindre. Enfin Othon, toujours nageant, rejoint le bateau sauveur. Hélas, c’était le second chelandion byzantin qui passait en ce moment. L’empereur, qui se noyait, n’avait pas le choix. Il fit signe d’arrêter. Quand le protocarabos byzantin vit ce hardi cavalier fendant ainsi intrépidement les flots pour éviter la mort ou la captivité qui le guettaient sur la rive, la pitié le prit. Peut-être aussi l’espoir d’une riche rançon fut-il le mobile vrai de sa conduite? Il fit hisser Othon à bord. On le porta défaillant sur le lit du protocarabos. Nul n’a pris soin de nous dire ce qu’on fit du noble et vaillant cheval qui venait de sauver un empereur, le plus grand prince du monde à cette époque.

Quel drame ! Sur le pont de ce beau et fier bâtiment byzantin porteur du feu grégeois, triomphe de l’art naval à cette époque, auprès de cette côte lointaine, sous ce ciel étincelant de juillet, sur cette mer incomparablement bleue, quatre rangs de rameurs esclaves condamnés à la chiourme, cent cinquante marins, de nombreux pamphyles[51] sans cloute, contemplent ce sauvetage étrange de ce jeune guerrier au somptueux accoutrement, nageant sur les flots comme jadis les héros antiques. Cependant ils ne se doutent point encore qu’ils ont devant eux le premier personnage de l’Europe, le tout-puissant empereur d’Occident ! Sur la rive, une foule de cavaliers noirs visages, aux coursiers agiles, guerriers pittoresques de blanc vêtus, agitant leurs armes au soleil, poussent dans leur rauque langage des clameurs de rage, voyant leur proie leur échapper.

Tout danger n’était pas écarté pour l’empereur allemand. Il avait la vie sauve, mais, pressé par la mort qui le traquait, il avait, dû prendre refuge chez ses plus grands ennemis, ceux dont il venait d’envahir si injustement le territoire sans provocation aucune. Il n’osa se nommer, redoutant le pire traitement au cas où il serait reconnu, tremblant d’être pour le moins conduit captif à Byzance. Mais le destin s’en mêlait. Sur le chelandion grec se trouvait embarqué un officier de fortune, d’origine slavonne, nommé dans sa langue natale Xolunta, et Henri en allemand,[52] qui avait jadis servi l’empereur. Il le reconnut aussitôt, eut pitié de lui, et durant qu’il était couché et que le protocarabos l’interrogeait, lui fit signe de ne trahir à aucun prix son incognito. Puis, lui-même, beau parleur, alla raconter aux Grecs que l’homme qu’ils venaient de sauver était un des grands officiers de l’empereur d’Allemagne, son chancelier, celui qui avait à sa disposition le trésor impérial tout entier, que c’était donc une prise excellente, et qu’on obtiendrait une grosse somme pour son rachat, mais qu’il fallait pour cela le ramener à Rossano, où se trouvait précisément la caisse impériale.[53] C’est ainsi que le rusé Xolunta qui, probablement, s’entretenait avec l’empereur dans quelque langue du nord inintelligible aux officiers du chelandion, réussit, en se donnant lui-même pour garant de ses promesses, à décider le protocarabos à faire voile avec son précieux fardeau pour la place forte byzantine que tenait encore l’arrière-garde de l’armée allemande, et où se trouvaient l’impératrice, le chancelier, une foule de hauts personnages, le service du train avec les bagages et le trésor. Le voyage, bien que court, dut être plein d’angoisses pour l’empereur, si complètement isolé au milieu de ses ennemis, réduit à compter uniquement su la foi de ce grossier officier de fortune. Celle-ci ne lui fit point défaut. On navigua « nuit et jour », ce qui signifie, pense Aman, que le voyage dura un jour au moins, et on atteignit sans nouvel incident la rade de Rossano. Aussitôt Xolunta, se faisant descendre à terre sous prétexte de négocier la rançon, courut haletant trouver de la part de l’empereur son chancelier, l’évêque de Metz, qui, en l’absence de celui-ci, avait le commandement suprême.

On vit bientôt le prélat accourir sur la plage avec l’impératrice éperdue. Une longue file de bêtes de somme suivait qui portaient, cria-t-on du rivage aux marins grecs, le trésor impérial.[54] A cette vue, le protocarabos alléché ordonna de jeter l’ancre aussitôt, et l’évêque de Metz, s’élançant dans une barque avec quelques officiers, se fit conduire au chelandion. Les Byzantins, toujours plus sans défiance, le laissèrent monter à bord et s’entretenir avec l’empereur. Sous prétexte de faire honneur à l’impératrice, Othon alla endosser un costume de cour qu’on lui avait probablement apporté, et qui devait être plus léger que l’habit de guerre, la cotte de mailles avec la quelle il s’était embarqué. Tout en conversant avec l’évêque, il se rapprochait insensiblement du bord du navire. Soudain on le vit d’un bond se jeter dans les flots, puis nager vigoureusement vers la rive. Un marin grec avait tenté de le saisir par son vêtement. Mais il tombe instantanément à la renverse, transpercé par l’épée du brave chevalier Liuppo, un des compagnons de l’évêque. Les autres Grecs, revenus de leur prodigieuse surprise, veulent s’élancer à leur tour, mais les autres suivants de l’évêque, mettant l’arme au poing, les repoussent. En même temps, de nombreuses barques se détachent du rivage, pleines de guerriers allemands accourant au secours de leur prince. Cependant Othon, nageur intrépide, a déjà gagné la plage. Le tour était joué. « Ainsi », s’écrie Thietmar dont, à l’exemple d’Aman, j’ai surtout suivi le récit d’apparence si véridique,[55] « ainsi les Danaens, qui avaient trompé toutes les nations de l’univers, furent trompés à leur tour. Quant à l’allégresse que témoignèrent les siens à l’empereur lorsqu’ils le virent revenu sain et sauf d’une telle aventure, je n’ai pas d’expressions pour la décrire. » Le même chroniqueur affirme que l’intention d’Othon était de remplir ses engagements vis-à-vis du protocarabos byzantin et de le récompenser magnifiquement, mais que celui-ci, bouleversé par cette aventure, ne se fiant plus à la parole de son prisonnier, mit aussitôt à la voile et s’éloigna sans attendre son dû.[56]

Othon II, en atteignant la plage, avait bondi sur le cheval qu’on lui avait amené. Eperdu de joie par cette délivrance miraculeuse après cette captivité pleine d’angoisses, bénissant Dieu pour cette grâce inespérée, il galopa à toute bride vers la cité, où il tomba dans les bras de l’impératrice et de tous les siens. Il paraîtrait même qu’à ce moment aurait eu lieu une scène caractéristique. L’impératrice Théophano, énervée par ses récentes inquiétudes, se serait laissée aller à tourner en dérision les armées de Germanie, d’où fureur d’Othon et dispute violente puis réconciliation tardive des deux époux. Ce serait, du reste, l’unique fois qu’une querelle aurait éclaté entre eux,[57] et l’évêque de Metz en aurait été l’instigateur. Lui, aurait, dans la suite, réussi à envenimer la querelle en répétant à Othon les paroles de sa femme.

Tel semble bien être le plus ancien et le plus vraisemblable récit de cette impériale aventure à laquelle ne manquent ni les traits de l’audace la plus fabuleuse, ni ceux de la ruse la plus habile, ni ceux surtout du dévouement le plus sublime, dévouement allant chez le Juif jusqu’à la mort, chez le Slavon jusqu’à la fidélité la plus inébranlable. Les basileis et le parakimomène Basile, apprenant quel captif illustre leur avait échappé de la sorte après être demeuré tant d’heures en leur pouvoir, durent éprouver une violente colère. Plus tard cet histoire, déjà si merveilleuse par elle-même, a été amplifiée et travestie par d’infidèles écrivains désireux de lui donner une saveur plus romanesque encore.

De cette bataille affreuse où succomba la fortune jusqu’alors sans cesse grandissante de la maison de Saxe, beaucoup de détails demeureront à toujours obscurs, tant nos informations au sujet de ce grand drame sont rares, incomplètes, parfois contradictoires. J’ai longé ces beaux rivages par une éclatante matinée de printemps. Une barque aux rameux pittoresques m’a porté du petit port de Cotrone à la plage déserte où blanchit au soleil la colonne solitaire, dernier débris du temple de Junon. J’ai vainement tenté de retrouver en esprit ce point précis de la rive où les cavaliers du Maghreb fondirent à l’improviste sur la cavalerie du nord, où le fier empereur d’Allemagne, pour échapper à ses ennemis, se précipita par deux fois dans les flots de la mer, renouvelant les prouesses des héros antiques; j’ai dû me résigner à passer mon chemin, sans emporter même cette satisfaction fugitive.

Dans un manuscrit grec du Xe siècle de la Bibliothèque du Vatican, copié par un prêtre de Malvito, autrefois évêché, aujourd’hui petit village de la vallée de l’Esaro, on lit dans un graffite contemporain du manuscrit ces mots en grec: « En juin de l’an du monde 6490 (982 de l’Ère chrétienne), le Franc descendit en Calabre, attaqua les Sarrasins et en fit un grand carnage, après quoi le Franc retourna en Italie et les Sarrasins en Sicile. » C’est une allusion contemporaine curieuse à l’expédition d’Othon II.

L’armée de Germanie était entièrement débandée. Tout ce qui n’avait pas été tué ou pris, fuyait dans toutes les directions, poursuivi par les cavaliers d’Afrique. L’empereur si miraculeusement délivré, l’impératrice, l’évêque de Metz et leur suite quittèrent presque sans escorte, dans la plus grande hâte, Rossano et la Calabre. Ce fut probablement à ce moment que Miloto, alors encore localité médiocre, fut quelque temps occupée par les Allemands, ainsi que l’indique Ibn el Athir.[58] Le 27 juillet, Othon, complètement abattu et découragé, semble-t-il, et qui, le 20 ou le 22 juillet, était encore à Rossano, se trouve déjà à Cassano sur territoire salernitain. Le 18 août, nous le voyons à Salerne même.[59] Le mois suivant, il se rendit à Capoue où il devait faire un plus long séjour. Il avait à y prendre d’importantes mesures, rendues nécessaires par la mort à la bataille de Stilo du prince Landolfe, mort qui laissait sans seigneur la principauté de Capoue, le duché de Spolète et la marche de Camerino. L’empereur nomma à la principauté héréditaire de Capoue le quatrième fils, encore mineur, de Pandolfe Tête de Fer, Landenolfe, sous la tutelle de sa mère Aloara. Spolète et Camerino, détachées de Capoue, furent données à un allié de la famille de Pandolfe, l’intrépide Thrasemond. En outre, comme l’empereur, dans la fâcheuse situation où il se trouvait, avait le plus grand intérêt à maintenir à tout prix dans sa fidélité le prince Mansone de Salerne, il crut devoir se rendre, une fois encore, de sa personne dans cette principauté vers la Noël. Dans les premiers jours du mois de janvier 983 seulement, il repartit enfin pour Rome. Il y demeura jusqu’à Pâques, accablé par sa défaite, aussi par la mort de son bien-aimé compagnon le duc Othon de Souabe, survenue en novembre à Lucques sur la route du retour, déjà uniquement occupé des préparatifs d’une nouvelle et plus formidable expédition vengeresse en Calabre.

Jusqu’ici j’ai négligé de dire ce qu’étaient devenus les Sarrasins vainqueurs à Stilo. Dja’ber, le fils d’Abou’l Kassem, avait pris le commandement à la mort de son père. Bouleversé par cet événement, probablement fort pressé de rentrer à Palerme pour y devancer les compétiteurs possibles, il avait, après la fin du combat, fait immédiatement sonner le rappel, ne laissant même pas à ses guerriers le temps de piller les morts, de ramasser les armes innombrables éparses sur la rive et dans la campagne. Puis il avait repris la route de la Sicile. Cette retraite en pleine victoire était, pour la malheureuse Calabre, un coup de fortune inespéré. On ne nous a même pas dit si, dans sa hâte extrême, Dja’ber songea à rapporter dans son île le cadavre de son glorieux père; toutefois, étant données les pieuses coutumes musulmanes, le fait paraît certain. Mais si le fils put se montrer oublieux, il n’en fut point ainsi de la voix populaire, qui salua du beau titre de « martyr de la Foi » l’émir mort au champ d’honneur et lui fit cette oraison funèbre admirable, que rapporte Ibn el Athir: « Il fut juste, de moeurs aimables, plein d’amour pour ses sujets, affable, charitable; il ne laissa aux siens ni un denier d’or ni un dirhem d’argent, ni un pouce de terre, ayant disposé de tout son bien en faveur des pauvres et des oeuvres de bienfaisance ».

Cependant la nouvelle de cette immense catastrophe s’était presque instantanément répandue par l’Europe entière et y avait causé la plus incroyable stupeur, l’impression la plus profonde. Une légende s’établit aussitôt, grossissant encore, amplifiant à plaisir ces faits déjà si extraordinaires.[60] De toutes parts, cette terrifiante nouvelle produisit des contrecoups immédiats. En Allemagne, la douleur fut à son comble jusque dans les villages les plus reculés, en Saxe et en Thuringe surtout. Vers les frontières du nord et de l’est de l’empire, les Danois et les Wendes, comprenant que la puissance des Saxons abhorrés était gravement atteinte, reprirent les armes pleins d’espoirs. Vers l’extrême sud, la situation eût été bien plus grave encore et tout eût été à redouter de la part des Sarrasins vainqueurs si, par une circonstance véritablement providentielle, le noble émir de Palerme, l’ennemi acharné des chrétiens, n’était venu à périr dans ce combat où ses guerriers avaient remporté une si complète victoire. Non seulement cet événement, jeta le découragement parmi les Arabes de Sicile, mais, en brisant leur unité, il ne leur permit pas de poursuivre aussitôt leurs succès contre les Allemands et de recueillir ainsi les fruits de leur triomphe. Le Khalife Fatimide Al-Azis se refusa en effet à reconnaître Dja’ber pour successeur de son illustre père dans l’émirat de Sicile, bien que le jeune prince se fût fait proclamer aussitôt il investit de ce haut commandement un de ses favoris à lui du nom de Djafar. Une autre condition heureuse pour les Allemands fut que le rapprochement, bien fragile du reste, opéré en face du danger commun entre Arabes et Byzantins, se trouva aussi tôt détruit par le fait de la disparition de ce péril même.

Les circonstances n’en demeuraient pas moins fort critiques, parce que, dans tout le sud de la péninsule, malgré le peu d’aide qu’on pût en ce moment espérer de Constantinople, le parti grec avait repris courage de toutes parts après le désastre si complet des guerriers de Germanie et déployait l’activité la plus extrême.

L’Apulie comme la Calabre étaient subitement retombées en entier aux mains de leurs anciens maîtres, toutes les garnisons allemandes s’étant précipitamment retirées vers le nord; et dans les principautés longobardes privées du bras puissant qui les avait si longtemps gouvernées, l’inquiétude, le trouble, l’anarchie grandissaient chaque jour. Dans l’Italie septentrionale et centrale seulement, la présence encore formidable de l’empereur d’Occident empêchait tout mouvement hostile, mais à mille indices on devinait que l’effroi des armes allemandes n’était plus le même en ces régions.

De toutes parts, par contre, arrivèrent d’Allemagne au jeune souverain des témoignages de fidélité que lui adressaient ses grands vassaux et qui lui mirent quelque baume au coeur. Décidé à l’action la plus vive pour venger terriblement sa défaite, le vaillant, prince, qui avait enfin retrouvé son équilibre après ce choc cruel, convoqua déjà pour le mois de juin à Vérone une assemblée solennelle de tous les princes et seigneurs d’Allemagne et d’Italie. Il semble à ce moment aussi s’être réconcilié avec Théophano, avec laquelle il était en froid depuis l’altercation de Rossano. A la voix de son jeune chef, toute la noblesse de Germanie presque sans exception passa les monts, et la ville de Vérone vit bientôt réunie dans ses antiques murailles, sur les rives de l’Adige impétueux, la plus auguste assemblée, tous les grands, tant laïques qu’ecclésiastiques, de Saxe, de Franconie, de Souabe, de Bavière, de Lotharingie, tous, ceux de Lombardie et des terres romaines, tous ces hommes vaillants, de nation, de langue, de coutumes si diverses, tous consternés par ce grand désastre, brûlant de le venger, tous groupés autour de leur empereur bien-aimé, demeuré plein d’énergie malgré ses malheurs, de sa belle compagne l’impératrice Théophano, de sa mère l’impératrice douairière Adélaïde, alors encore dans la force de l’âge, de son fils le petit Othon III âgé de trois ans, de sa soeur Mathilde, la sainte et vertueuse abbesse de Quedlinbourg, de sa cousine la très prudente Béatrice, fille du duc Hugues le Grand, épouse de Frédéric, duc de Haute Lotharingie.

Le Reichstag de Vérone fut caractérisé par la préoccupation très visible de l’empereur de considérer désormais ses terres d’Italie et d’Allemagne comme ne constituant qu’un seul et unique empire. Sur son désir exprès, les grands vassaux des deux nations y proclamèrent solennellement « roi de l’empire de Germanie et d’Italie » le petit Othon et il fut convenu que cet enfant recevrait plus tard la couronne à Aix-la-Chapelle à la fois des mains du premier archevêque d’Allemagne et de celles du premier archevêque italien.

Pour pouvoir se consacrer plus complètement aux préparatifs de la guerre prochaine, Othon nomma encore régente pour la Lombardie sa mère Adélaïde, lui désignant Pavie pour résidence. Hugues, fils du margrave Hubert et parent de l’impératrice douairière, fut investi à nouveau du commandement de la marche de Tuscie, dont il avait été dépouillé jadis. Il devait bientôt devenir un des plus puissants champions de la maison de Saxe en Italie.

Alors seulement l’ardent empereur put se livrer avec toute son énergie à ses préparatifs de vengeance, reprendre tous ses plans de lutte contre les Arabes et de conquête définitive de l’Italie méridionale. Ne pouvant compter aussi complètement qu’il l’aurait voulu sur le concours de ses vassaux d’Allemagne qui avaient déjà la tâche de protéger l’empire sur ses frontières du nord et de l’est, il résolut de se former une armée surtout italienne. Par toutes les provinces de la péninsule, les hommes qui devaient le service militaire furent convoqués sous les bannières de l’empereur. Othon se flattait de jeter toute l’Italie sur la Sicile. Sérieusement il songeait, « comme jadis Xerxès pontifiant l’Hellespont, »[61] s’écrie le moine de Saint-Gall, une fois qu’il aurait conquis la Calabre, à jeter un pont sur le détroit de Messine pour pouvoir ainsi plus facilement attaquer les Arabes chez eux.

Le brillant Reichstag de Vérone fut clos vers la fin de juillet. Le jeune empereur y avait déployé la plus grande activité, dont témoignent les nombreux actes qui y furent dressés par son ordre. On ne se sépara pas toutefois sans de fâcheux pressentiments. Le vénérable abbé Mayeul de Cluny, ce saint homme qui passait pour un voyant, saisit un jour les mains d’Othon, le suppliant de ne pas retourner à Rome, où il trouverait son tombeau. Mais le jeune héros ne songeait pas un instant à reculer. Il jetait sans crainte dans la balance l’enjeu de sa vie, tout entier aux glorieux projets qu’il s’était proposés pour but de son existence. Ses fidèles guerriers allemands prirent congé de lui et, faisant escorte au petit Othon III, repassèrent les monts.

L’empereur, toujours suivi de l’impératrice Théophano, se rendit alors par Mantoue à Ravenne. Dans cette ville, il fut fort occupé de régler la situation de Venise, bouleversée par les luttes intestines qui avaient suivi le massacres du tyrannique doge Pierre IV Candiano, le 12 août 976, celui-là même qui, bien que demeuré depuis 967 le fidèle vassal d’Othon, avait entretenu avec Byzance les plus amicales relations et signé en 971 la convention destinée à prohiber tout commerce d’armes et de bois de navires entre Venise et les Sarrasins. Le jeune fils de Pierre avait péri avec lui. En même temps, dans un effroyable incendie allumé par les émeutiers, avaient brûlé le palais ducal, l’église Saint-Marc[62] et plus de trois cents maisons.

Déjà au Reichstag de Vérone, dans la journée du 7 juin, Othon, pardonnant le meurtre de Candiano, avait conclu à nouveau alliance avec le doge et la jeune République qui naissait à la puissance. Il avait le plus grand besoin de son aide, puisque, seule avec Amalfi, elle se trouvait à cette époque en état de lui fournir les vaisseaux indispensables à la conquête de la Sicile. Elle, de son côté, volontairement oublieuse de ses antiques relations de vassalité avec l’empire d’Orient, avait reconnu la suzeraineté du césar germanique. En échange, celui-ci lui avait accordé les privilèges commerciaux les plus étendus dans tous ses Etats italiens et autres. Comme, en outre, une révolution nouvelle avait éclaté dans la ville et que la faction contraire ou faction byzantine, conduite par les Morosini, avait triomphé des partisans de l’alliance germanique, l’empereur s’était vu dans l’obligation de fournir à ces derniers, dont les chefs, tous membres de la famille Kaloprini, étaient venus l’implorer jusqu’à Vérone, le moyen de rentrer victorieux dans leur patrie. Tandis qu’à l’aide des secours qu’il leur avait donnés, ceux-ci bloquaient par terre Venise, l’empereur quitta Ravenne.

La campagne contre les Arabes de Sicile était une seconde fois ouverte. L’armée impériale, longeant le rivage de l’Adriatique, s’avança rapidement vers le sud, en apparence insouciante des ardeurs d’une température estivale. Le 24 août déjà, l’empereur, paraissant vouloir éviter cette Rome qui devait lui être fatale, campait sur les bords du Trigno, rivière qui coule à travers la terre des Abruzzes. Le 27, il était à Larino, sur le Biferno, dans la province actuelle de Molise, à deux pas de la frontière byzantine. Au lieu de la franchir, il dut, hélas, accourir à Rome où le pape Benoît VII se mourait lentement. A tout prix il fallait empêcher la faction hostile à l’empire de lui donner un successeur de son choix. Benoît n’expira qu’en octobre,[63] après neuf ans de pontificat, et Othon fit élire à sa place son plus dévoué serviteur, l’évêque Pierre de Pavie, ancien archi-chancelier de l’empire, qui prit le nom de Jean XIV. C’était un grand succès pour la politique impériale allemande. Mais le sort contraire s’en mêlait et les plus graves nouvelles arrivèrent malheureusement à ce moment de Germanie à l’empereur. Les frontières du nord et de l’est étaient en feu. Les Danois et les Wendes, retournés au paganisme, s’étaient jetés sur les terres de l’empire, sur la Saxe jusqu’à l’Elbe, prenant et brûlant les villes, dévastant et massacrant. Le danger était extrême.

Tant de préoccupations tant de calamités dépassèrent les forces déjà très affaiblies du jeune souverain. Les Grecs d’Italie comme les Sarrasins de Sicile, de nouveau si gravement menacés, allaient pouvoir respirer. Comme Othon se disposait à rejoindre son armée qui l’attendait sur l’extrême frontière d’Apulie, il tomba gravement malade de la dysenterie. Voulant guérir vite, il absorba des médicaments à trop haute dose. Bientôt la fièvre devint ardente. Tout espoir disparut. Lui-même ne se fit aucune illusion et prit ses dispositions suprêmes. Il mourut au Palais impérial de Saint Pierre, environné de ses compagnons de guerre éperdus, assisté du pape, des cardinaux, des évêques, de sa femme l’impératrice Théophano, après avoir confessé sa foi à haute voix en langue latine et reçu l’absolution et la communion. C’était dans la journée du 7 décembre 983. Il n’avait que vingt-huit ans, ayant été roi presque toute sa vie, empereur pendant dix-sept années. Durant les dix dernières, il avait régné seul. Il fut enseveli au milieu de la douleur universelle, dans un sarcophage antique, dans le vestibule de Saint-Pierre. Seul de tant de césars germaniques, il reposa dans la Ville éternelle auprès de ces papes que lui et son père avaient faits et défaits. Ses cendres subsistent encore aujourd’hui dans ces souterrains augustes qui ont nom les Grottes vaticanes, et les pieux pèlerins d’Allemagne y admirent toujours la précieuse mosaïque, probablement commandée par Théophano à des artistes byzantins, qui représente Notre Seigneur entre les saints Pierre et Paul. Elle décorait le monument primitif élevé par sa femme à la gloire de ce noble empereur dont la naissante fortune sombra si tristement sur la radieuse et funèbre plage de Stilo.[64]

Avec l’infortuné Othon II, mort sans avoir pu tirer vengeance des Sarrasins d’Afrique, s’évanouit à jamais la gloire de la maison de Saxe, la plus puissante du monde à cette époque. Le sceptre des empereurs tombait aux mains d’un enfant, le petit Othon III, son fils unique.[65] Les Byzantins triomphaient. Si leurs jeunes basileis eussent été matériellement en état d’utiliser à ce moment la grande victoire de l’Islam à Stilo et la mort d’Othon Il, l’empire d’Orient eut peut-être réussi, comme l’a fort bien dit Gregorovius, à réinstaller pour un long temps ses exarques à Ravenne, et à Rome des papes de son choix.

De tous ces événements qui tant agitèrent l’Italie méridionale à cette époque, qui durent avoir un si grand retentissement à Constantinople et tant occuper les conseils du Palais Sacré, qui surtout durent procurer de si cruelles insomnies aux malheureux gouverneurs byzantins des thèmes péninsulaires, abandonnés avec des forces si réduites en face de si grands périls; de tous ces événements, je l’ai dit, les chroniqueurs byzantins ne soufflent mot. C’est comme s’ils n’avaient jamais ouï parler de la grande expédition d’Othon II, de la prise de Bari par les guerriers allemands, de leur rapide conquête des villes d’Apulie, de la grande catastrophe surtout qui ruina si misérablement tout ce beau début des armes germaniques. De tout cela nous ne saurions absolument rien si les chroniqueurs occidentaux et arabes n’avaient pris à tâche de nous renseigner quelque peu. Mais naturellement ceux-ci ne nous ont parlé que de ce qui se passait dans les armées d’Othon II ou dans celles d’Abou’l Kassem. De ce qui se passait dans celles des très pieux basileis nous ne savons pas un mot, pas, même le nom des chefs. Ce n’est que par de rares allusions éparses dans les récits des chroniques italiennes ou siciliennes que nous parvenons à glaner quelques maigres indications. Nous ne savons même ni quand ni comment finit l’administration du magistros Nicéphore. Nous ne savons pas davantage, je l’ai dit plus haut, ce qui se passa réellement entre Byzantins et Arabes réunis contre le péril commun du nord. Seulement toute idée d’une alliance formelle entre les deux puissances, idée longtemps acceptée sur la foi de sources falsifiées, doit être définitivement abandonnée. Pour le reste, nous en sommes réduits à des suppositions. Certainement il y eut action commune motivée par des intérêts communs, mais action uniquement diplomatique, se manifestant du côté des Byzantins par des envois de subsides.[66] Il ne paraît pas que, sur aucun point, les troupes byzantines, aient combattu à côté des troupes arabes. Les garnisons grecques se défendirent mollement en Apulie contre l’attaque formidable des Allemands, et sur la plage de Stilo, les bataillons sarrasins se trouvèrent seuls en présence des forces germaniques. Il est vrai que les deux chelandia byzantins du port de Rossano qui tant excitèrent l’admiration du chroniqueur Thietmar suivaient de loin les opérations des deux armées, mais, malgré qu’en dise cet historien, ils semblent avoir tenu dans cette circonstance un rôle de simple observation, non celui de belligérants.

Outre les indications déjà données au cours de ce récit, voici encore quelques maigres renseignements empruntés à diverses chroniques et qui sont relatifs à l’histoire des thèmes byzantins d’Italie durant ces premières années du règne commun de Basile II et Constantin depuis 976, date de leur avènement définitif, jusqu’à la fin de 983, date de la mort d’Othon II.

En 978, suivant la Chronique du protospathaire Lupus, était mort l’archevêque Jean de Bari qui eut pour successeur l’archevêque Paul.

En août 979, toujours d’après la même Chronique, un certain protospathaire Porphyrios tua l’évêque d’Oria dans des circonstances que nous ignorons. Les Annales dites de Bari placent à la même année la fondation du monastère de Saint-Benoît de cette ville par le vénérable abbé Hiéronymos.[67]

Le protospathaire Lupus dit encore que vers l’année 980 le patrice Kalocyr Delphinas était à la tête de l’administration impériale en Italie. Peut-être était-ce ce catépano qui avait succédé au magistros Nicéphore? Nous ne savons presque rien de son gouvernement. Ce fut lui qui organisa la résistance à l’invasion allemande de 982. Très vraisemblablement même il avait dû être envoyé de Constantinople à cette intention avec des troupes de renfort dès qu’on y eut été informé de l’arrivée d’Othon II en Italie en 980 et de ses projets si menaçants pour la sécurité des thèmes de Calabre et d’Apulie. Les dates concordent. Kalocyr Delphinas paraît s’être acquitté assez mal de la tâche qui lui avait été confiée, puisque les villes de l’Apulie pas plus que Bari sa capitale, résidence du catépano, n’offrirent de résistance sérieuse, mais tombèrent successivement aux mains d’Othon. La déroute des Allemands au cap Colonne vint très heureusement tirer le général byzantin de la cruelle extrémité dans laquelle il se trouvait. Grâce à ce complet désastre des guerriers d’Occident, ses troupes purent rentrer aussitôt dans toutes les villes qu’elles avaient perdues. Dans un document en date du mois d’août de l’an 983, le seul que nous connaissions de ce catépano, adressé par lui à l’évêque grec Rhodostamos et conservé aux Archives de la cathédrale de Trani,[68] il déclare qu’il a été tout spécialement chargé par les très pieux basileis de recevoir à composition tous ceux qui, dans les thèmes d’Italie, désirent rentrer en grâce auprès de leurs souverains à la suite des récents événements. Il rappelle qu’il a dû faire le siège du kastron de cette cité pour la reprendre aux ennemis de ses seigneurs, et que son entreprise a été couronnée de succès. En conséquence, il confirme dans son siège ledit évêque demeuré fidèle aux basileis dans ces circonstances douloureuses. Il signe ce document de ses titres d’anthypatos, de patrice, de catépano d’Italie, et déclare qu’il y a appendu sa bulle de plomb aux types accoutumés. Bien que ce précieux parchemin ne fasse pas directement allusion aux Allemands, la date du mois d’août 983 est là pour indiquer que c’est bien sur ceux-ci que Kalocyr Delphinas a repris Trani, la garnison installée lors du passage de la grande armée impériale germanique ayant probablement tenté de tenir bon après le désastre du cap Colonne. Nous aurons à  reparler, dans la suite, de ce personnage qui gouverna l’Italie  byzantine jusqu’au delà de l’an 980 et qui, un peu plus tard, compta parmi les plus énergiques partisans du prétendant Bardas Phocas. Peut-être avait-il dû sa nomination en Italie à déjà très puissante à ce moment, du fameux domestique des Scholes d’Anatolie.

A l’année 981, les Annales dites de Bari notent une guerre entre les habitants de Siponto et ceux d’Ascoli,[69] probablement quelque lutte sans importance et toute locale entre les milices de ces deux cités, situées à peu de distance l’une de l’autre.

A l’année suivante, nous verrons un certain Sympathikios, stratigos du thème de Longobardie,[70] signer un diplôme qui est aujourd’hui encore conservé aux Archives de Naples. Ce fonctionnaire a certainement été un des lieutenants du catépano Kalocyr Delphinas dans la lutte contre les envahisseurs allemands dans ces années 982 et 983.

Par la lecture de la Vie de saint Nil, par celle des autres documents hagiographiques contemporains de même ordre, aussi par l’étude des monuments, nous arrivons toutefois à nous procurer encore quelques autres indications précieuses sur l’existence, les moeurs, les coutumes de ces populations byzantines des deux thèmes d’Italie durant cette fin du Xe siècle. On entretenait les plus étroites relations avec Constantinople et Salonique. Les couvents basiliens correspondaient avec l’Athos, avec le fameux grand monastère de Stoudion, pépinière de moines érudits et d’esprits distingués, avec toutes les autres grandes communautés monastiques de l’empire en Orient. Leurs religieux allaient fréquemment en pèlerinage aux Lieux saints. Même, malgré l’hostilité presque constante, suite des exigences de la politique, les Grecs de Calabre et de Longobardie se trouvaient également en perpétuel commerce d’échange et de bons procédés avec l’Italie longobarde et jusqu’avec Rome. Saint Nil, à l’époque où il résidait encore aux monastères de Mercure, fut, nous l’avons vu, dépêché dans cette ville par son higoumène pour acheter des livres. De même, plus tard, lorsqu’il quitta définitivement le sud de la péninsule, fuyant devant les Sarrasins, il fut reçu comme un compatriote par le prince de Capoue, comme un frère par les Bénédictins du Mont Cassin qui l’installèrent dans un de leurs prieurés.

Dans mon Histoire du basileus Nicéphore Phocas, j’ai insisté longuement sur cette question de la grécité si complète de l’Apulie et de la Calabre dans cette seconde moitié du Xe siècle. Même dans les quelques villes de ces deux thèmes demeurées foncièrement latines, on voit l’influence byzantine se faire vivement sentir. Bari, toute latine qu’elle se fût maintenue, n’avait pas échappé à cette influence. La présence du catépano, chef suprême de l’Italie byzantine au nom des basileis, les nécessités de transactions commerciales incessantes avec Constantinople et les autres grandes villes maritimes de l’empire, avaient peu à peu amené et fixé dans cette populeuse cité une nombreuse et importante colonie de familles grecques riches et puissantes. Bien longtemps après, on y trouvera encore une église de Saint-Nicolas des Grecs, Brindisi, ruinée, nous l’avons vu, par les Sarrasins en 977, rebâtie plus tard par le catépano Lupus Protospatha, eut des évêques grecs jusqu’à la conquête normande, assure Nil Doxapatris.[71] Dans Trani, elle aussi rebelle à l’influence grecque et où, comme à Bari, le rite demeura toujours latin,[72] nous trouvons l’église byzantine de Sainte-Marie « de Dionisio », avec la précieuse inscription encore existante d’un turmarque du nom de Deuterios. Naples, grande ville latine, gouvernée par un duc byzantin, comptait des paroisses grecques, dont une de Sainte-Marie « in Cosmedin » et au moins un monastère grec des saints Sergios et Bacchus. Son atelier monétaire, comme ceux de tous les princes longobards voisins, frappait monnaie à l’imitation exclusive des types byzantins. Même toute l’Italie méridionale usait de préférence de la monnaie d’or, d’argent et de bronze des basileis. Dans son intéressant volume consacré à l’Abbaye de Rossano, l’abbé Batiffol[73] a signalé d’autres exemples encore de cette influence byzantine si complètement prépondérante à cette époque dans tout le sud de la péninsule; mais je ne veux pas sortir des limites des thèmes byzantins d’Italie proprement dits.

Ces documents, d’autres encore, malheureusement bien rares, nous font deviner combien dure et tyrannique était cette administration impériale dans ces provinces cependant si passionnément attachées à la mère patrie. Le basileus, représenté par ses impitoyables stratigoi, était un souverain sans entrailles dans son dominium. Les republicae hactionarii étaient d’une cupidité, d’une dureté intolérables. Qu’on se rappelle ce « juge des thèmes d’Italie et de Calabre » auquel saint Nil refusait de faire aucun présent et ce qui s’ensuivit. En Calabre, les soulèvements sont fréquents contre les stratigoï accablant le peuple d’impôts. La fraction latine de la population était surtout pleine d’animosité et de rancune contre ces fonctionnaires odieux. Pour tout éloge de l’évêque Byzantios de Bari, mort en 1035, le chroniqueur anonyme de cette ville disait: « Il fut un très pieux père pour les orphelins, mais il se montra terrible et sans crainte contre tous les Grecs ».[74] De là, au XIe siècle, nous le verrons plus loin, les continuels soulèvements de « conterati » ou paysans révoltés contre l’autorité centrale; de là, nous le verrons encore, la fameuse insurrection du patriote Melo qui sonna le glas de la puissance byzantine en Italie, révolte encouragée par le pape Benoît VIII et par l’empereur Henri II lui-même; de là encore, lorsque les catépanos, ne parvenant plus à assurer la frontière du nord, eurent été forcés de prendre des Normands au service de l’empire et de leur confier la garde de Melfi et de Troia, de là encore, dis-je, l’attitude d’Ardouin, leur chef, « lequel, feignant qu’il estoit dolent de la grevance que les gens de Longobardie souffroient de la seignorie de li Grex, lor promettoit de vouloir fatiguer et travailler pour lor délibération ».

Les Archives de l’Italie, celles de Naples surtout,[75] si riches encore, contiennent, on le sait, de nombreux diplômes grecs et aussi latins aux noms des basileis byzantins. Parmi eux, un certain nombre sont contemporains du long règne commun de Basile II et de Constantin, son frère. Ainsi, dans la belle publication consacrée par Capasso aux documents relatifs à l’histoire du duché de Naples,[76] se trouvent publiés quarante et un actes, tous en langue latine, rédigés dans cette ville sous le règne de ces empereurs, marqués, en tête, de leurs noms, datés des années de leur commune administration. Tous en effet, sans exception, portent en tête, au-dessus du nom du « consul et duc régnant »,[77] celui de Basile seul ou ceux de Basile et de son frère, preuve frappante de l’état de vassalité dans lequel se trouvait la république italienne vis-à-vis du Palais Sacré, état de vassalité à peine modifié par l’éphémère conquête d’Othon II lors de sa descente en Italie. Le dernier de ces documents, qui tous concernent des intérêts privés, porte la date de 1021, soixante-cinquième année « nostri magni imperatoris Basilii », soixante-deuxième année « fratris ejus Constantini ».[78] De même dans la grande et belle publication intitulée: Napolitani (regii) archivi monumenta edita et illustrata, sont publiés de très nombreux diplômes ayant également trait à des intérêts privés et se rapportant à toutes les régions de l’Italie byzantine, rédigés tous en langue latine, portant tous aussi en tête les noms des deux empereurs.[79] Les plus anciens portent en outre le nom de Jean Tzimiscès. Tous ces documents, je le répète, sont d’intérêt privé, et s’ils sont très précieux pour l’étude des coutumes, des moeurs, du droit social dans les thèmes byzantins à cette époque, ils n’ont pas d’importance proprement historique. Quant aux diplômes italiens rédigés en langue grecque au nom des fils de Romain j’en ai cité déjà, à diverses pages de ce récit, un certain nombre ayant un intérêt plus particulièrement historique. Il existe encore bien d’autres de ces documents dans les diverses Archives de l’Italie méridionale. Un, daté de l’an 983, précisément de l’année de la mort d’Othon II, est conservé aux Archives de Naples. C’est un accord entre l’higoumène du fameux monastère basilien de Saint-Pierre en l’Ile de Tarente et un certain Mousouros. Nous possédons aussi le texte de deux autres, délivrés en Calabre en 982, année même de l’invasion d’Othon II, l’un par un certain protospathaire Georgios, l’autre par Sympathikios, également protospathaire et qui s’intitule « stratigos de Macédoine, de Thrace et de Longobardie ».[80] Ces deux diplômes avaient été primitivement rédigés en double exemplaire, en grec et en latin. Le texte en cette dernière langue est le seul qui soit parvenu jusqu’à nous. Nous croyons donc que si, à cette époque, le grec était devenu depuis longtemps déjà la langue dominante en ces provinces extrêmes de l’empire byzantin le latin cependant maintenait à ses côtés jusque dans la Calabre même en qualité de langue officielle.

Laissons là pour le moment les affaires de la péninsule à partir de la mort d’Othon II, le 7 décembre 983, alors que les Byzantins étaient rentrés déjà en paisible possession des places fortes des thèmes italiens conquises l’an d’auparavant par les guerriers allemands. Nous reprendrons cette histoire des provinces byzantines d’Italie à un autre chapitre de ce livre.

 

 

 



[1] Voyez Un Empereur Byzantin au Dixième Siècle. C’est par erreur, je l’ai dit déjà, que j’ai fait une seule et même personne de ce magistros Nicéphore et son homonyme et contemporain le saint évêque Nicéphore de Milet. Ce sont deux personnages distincts.

[2] C’est-à-dire l’Apulie.

[3] Cette triste affaire s’étant ainsi heureusement terminée, grâce à l’intervention du saint, peut-être bien plutôt, dit Aman, parce que le magistros ne se trouvait pas assez fort pour châtier les rebelles aussi sévèrement qu’il l’eût désiré, toute la colère de ce dernier, poursuit la Vie de saint Nil, tomba sur le percepteur des impôts, qui se nominait Grégoire Maléinos, certainement de la famille asiatique de ce nom. Probablement, bien que le chroniqueur ne nous en dise rien, ce personnage, par ses vexations, avait été pour beaucoup dans la révolte des Rossanitains. Se sentant coupable, il s’était caché pour éviter la punition qui l’attendait. A force de démarches et de prières, saint Nil réussit à le traîner aux pieds de Nicéphore. Le magistros, n’osant, à cause de la présence du saint homme, se livrer sur lui à des voies de fait, exhala sa colère en l’accablant de toutes les malédictions les plus originales. Il le maudit lui et tout ce qu’il possédait, « commençant, dit le chroniqueur, par ses chevaux et ses boeufs, finissant par ses poules et son chien ». Grégoire Maléinos, pris d’épouvante, ne disait mot. Cependant, à cause de son rang de protospathaire, il demeurait assis devant son supérieur, comme c’était son droit. « Misérable, lui cria Nicéphore, va rejoindre tes pareils. Je te pardonne. » Puis il ajouta, s’adressant à la foule: « Vous devriez faire peindre le portrait de saint Nil et ne cesser jamais de l’adorer et de lui rendre grâce. Vraiment, par la tête de notre saint basileus Basile, vous devriez bien vous efforcer de lui faire plus honneur. » Après avoir sauvé encore ce coupable, le saint retourna dans son monastère, rendant grâce à Dieu.

[4] Ramadhan de l’an 365 de l’Hégire.

[5] La Chronique du protospathaire Lupus dit que les Arabes assiégèrent vainement cette place.

[6] Abrâgia. Il n’est pas possible d’identifier cette localité.

[7] « Serait-ce Vaccarizzo dans la Calabre citérieure, non loin de Rossano? » dit Aman. « Mais, ajoute cet historien, il y a aussi Bova, Bovino et bien d’autres noms encore de signification identique. » — Fr. Lenormant penche pour Vaccanizzo.

[8] C’est du moins ainsi qu’Aman a lu le dernier nom qui figure dans Ibn el Athir.

[9] Ainsi nommé pour le distinguer du premier saint Nil, ancien préfet de Constantinople sous Théodose Ier.

[10] M. Diehl (L’Art Byzantin dans l’Italie méridionale), dit qu’il a pu examiner l’Icône d’assez près et que ce n’est autre chose qu’un fragment de fresque transporté dans la basilique avec la pierre sur laquelle elle avait été tracée. — Dans cette ville de Rossano, qui fut la plus formidable citadelle de l’Italie byzantine, M. Diehl, après une exploration minutieuse, n’a trouvé à signaler qu’un seul monument vraiment intéressant de cette époque, c’est la petite église de San Marco, construite au Xe siècle.

[11] Voyez sur l’extension du monachisme grec en Italie, particulièrement dans la Terre d’Otrante: Gli siudi storici in Terra d’Otranto, de E. Aar, pp. 445 sqq. (Liste des communautés basiliennes) et notes des pages 174 et 175. Voyez aussi l’article de M. J. Gay, paru dans le t. IV de la Byzantinïsche Zeitschrift sous le titre: Note sur la conservation du rite grec dans la Calabre et dans la Terre d’Otrante au xe siècle (listes de monastères basiliens). Voyez encore des listes de monastères basiliens de l’Italie méridionale dans Batiffol puis l’excellent ouvrage de M. Ch. Diehl sur l’Art byzantin dans l’Italie méridionale. Voyez entre autres au chapitre II, p. 442, l’énumération des couvents basiliens établis dans la région de Tarente, parmi lesquels le plus célèbre dès le Xe siècle fut le monastère impérial de Saint-Pierre-en-l’Ile — in insula parva Tarenti, comme disent les documents — objet constant de la sollicitude des stratigoi et des catépans d’Italie.

[12] Certainement les higoumènes des monastères de Mercure.

[13] A l’égal de leurs grands amis occidentaux les Bénédictins, les Basiliens se livraient aux travaux de la terre.

[14] Peut-être bien aussi Nil se trouvait-il poursuivi sur la plainte de la femme dont il avait eu un enfant.

[15] Voyez dans Minasi, op. cit., les raisons pour lesquelles ce monastère de Saint-Nazaire ne peut avoir existé dans les environs de Seminara, comme on l’avait dit jusqu’ici, comme le dit encore Aman, op. cit.

[16] Voyez sur l’emplacement de cette grotte: Minasi, San Nilo di Calabria.

[17] Voyez Fr. Lenormant, Gaz. archéol.. Voyez aussi Batiffol, op. cit. Voyez surtout dans Diehl, L’Art Byzantin dans l’Italie méridionale, les curieux chapitres intitulés Les peintures byzantines de la Terre d’Otrante; Les grottes érémitiques de la région de Brindisi; Les grottes érémitiques de Massafra, Mottola, etc.

[18] Fr. Lenormant, Grande Grèce, t. I, p. 352, appelle par erreur ce premier couvent fondé par Nil: Santa Maria del Patir. Le fameux monastère rossanitain de ce nom ne fut fondé que vers 1100 par saint Barthélemy. Voyez Battiffol, op. cit., pp. 5 sqq., et aussi Diehl, L’Art Byzantin dans l’Italie méridionale,  p. 493, qui donne des renseignements assez différents.

[19] Fut-il réellement higoumène de Saint Adrien ou le fut-il officieusement?

[20] Voici comment Lenormant a reproduit ce récit en l’altérant étrangement (Grande Grèce, t. I, p. 353). « En 976, Basile II et Constantin, à leur avènement au trône, envoyèrent le domestikos Léon et le protospathaire Nicolas en mission extraordinaire, pour régler les affaires de la Calabre. Ils vinrent à Rossano visiter le saint, etc. » — Sauf le fait de la visite, il n’y a pas un mot de tout cela dans la Vie originale.

[21] Il est peu probable que, comme le dit la Vie de saint Nil, les accusateurs du saint aient été relancer Euphraxios jusqu’à Constantinople.

[22] Voyez dans Minasi, op. cit., note 25, pp. 328-331, les raisons pour lesquelles il paraît fort probable que ce Vlattos ou Vlatton était archevêque d’Otrante, vraisemblablement même le premier métropolitain de cette église, une des nouvelles métropoles érigées par Nicéphore Phocas en 968. Les deux seules métropoles à ce moment existantes en Calabre étaient Reggio et Santa Severina. Cosenza ne semble avoir été élevée au rang de métropole que vers la seconde moitié du xie siècle. En 984, lors de l’élévation de Salerne au rang d’archevêché, une grande partie de la Calabre septentrionale se trouvant à ce moment sous l’autorité des Longobards, les églises de Cosenza, de Bisignano et de Malveto avaient été données comme sièges suffragants à ce nouvel archidiocèse.

[23] Domnulo ou Domnolo ou encore Donolo avait été fait prisonnier en 925 par les Sarrasins lors de l’effroyable sac d’Oria et nous possédons de lui un curieux récit de ces événements et de son odyssée à ce moment.

[24] Au sujet de ce personnage, la Vie raconte un détail intéressant qui m’avait échappé lorsque j’écrivais la vie de Nicéphore Phocas. Voici ce passage « Le très sage et courageux Basile, stratigos du thème de Calabre, plein d’amour pour le saint, lui fit don de cinq cents sous d’or, lui disant « Cette somme est bien à moi, car je l’ai gagnée la pointe de l’épée. Lorsque nous reconquîmes la Crète, sous la conduite de Nicéphore, de bienheureuse mémoire, alors qu’il n’était pas encore basileus, nous trouvâmes chez un prêtre la véritable tunique de saint Jean-Baptiste, tissée de poil de chameau et portant encore des traces de sang aux environs du col. Nicéphore déclara qu’il ne voulait pour lui que cette sainte relique et me laissa à moi tout l’or que nous avions conquis en même temps. » — Le saint refusa ce don superbe pour son couvent et conseilla au stratigos d’en disposer en faveur de l’église cathédrale de Rossano.

[25] Littéralement: « mon emblème. »

[26] Voyez Gregorovius, Geschichte der Stadt Rom.

[27] Depuis peu, cette influence de Théophano sur l’esprit de son époux avait pris un développement extraordinaire, remplaçant absolument celle de l’énergique impératrice Adélaïde.

[28] Il n’existe aucun document, dit Gregorovius, disant que cette Théodora ait été la célèbre sénatrice romaine de ce nom, ce qui ferait de Crescentius le fils du pape Jean X. Cette opinion est une simple fantaisie.

[29] Peut-être ce surnom de « Franco » indique-t-il une origine franque.

[30] Voyez dans Giesebrecht, Jahrbuch des Deutschen Reiches unter d. Herrsch. K. Ottos II, pp. 114, 599, l’Excurs IX sur les véritables raisons qui poussèrent Othon II à entreprendre cette expédition fameuse et sur les prétendus droits de ce prince sur les provinces grecques de l’Italie méridionale. Voyez encore dans Moltmann, un autre exposé de ces mêmes motifs qui déterminèrent la campagne d’Othon II dans les provinces grecques d’Italie. M. Moltmann estime que le jeune empereur y fut surtout poussé par les sollicitations de l’impératrice Théophano et de l’évêque Dietrich de Metz, son conseiller.

[31] Sur ces renforts envoyés d’Allemagne à l’empereur dans le courant de l’an 981, voyez une très intéressante note dans Giesebrecht, op. cit., concernant un manuscrit de Bamberg qui donne des indications précieuses sur ce point.

[32] Dans la série des princes de Salerne il est Pandolfe Ier.

[33] A partir du milieu de mai 978. Il est faux, malgré le témoignage de Giesebrecht, qu’un quatrième des fils de Tête de Fer ait eu Gaète.

[34] Nous sommes tout à fait dans l’ignorance des circonstances qui amenèrent et accompagnèrent ce séjour de l’empereur germanique dans la république napolitaine, séjour qui nous est connu jusqu’ici par un unique document. Il est probable que le duc de Naples, qui était alors Sergios III, favorable jusque-là à l’alliance byzantine, dut se résigner à accepter celle du puissant empereur d’Occident.

[35] A la fin de 983, après la déroute d’Othon à Stilo, les Salernitains chassèrent les deux ducs et les remplacèrent par Jean II de Lamberto et son fils Guido. Jean II régna sur Salerne jusqu’en automne de l’an 999. A la mort de Guido il avait associé à son pouvoir son second fils Guaimar IV qui lui succéda. Ce fut celui-là qui, pour repousser une attaque des Sarrasins contre sa ville, fut secouru par quarante chevaliers normands revenus d’un pèlerinage en Sicile. M. Schipa adopte pour ce siège de Salerne sauvée par ces guerriers pèlerins la date de 1001 et non celle de 1016.

[36] Parmi ces sources occidentales, c’est encore la Chronique de Thietmar qui nous renseigne le mieux.

[37] Il était noble, de la famille des comtes de Waldeck. Il mourut en 1018.

[38] C’est ainsi qu’ils désignent Othon.

[39] On conserve encore aux Archives du Mont Cassin un document, en date d’avril 981, délivré précisément Tarente et par lequel un certain citoyen grec de cette cité, Léon Aichmalotes, fils de Jannitzi, et ses fils, les prêtres Christophore et Kalocyr, en vue de la rédemption de leurs péchés, font une donation (dimidium vivarii, quod a vivario curticis Protopapae non aberat) au célèbre et vénérable monastère des Saints Pierre et Paul de Tarente, aussi nommé monastère de Saint Pierre Impérial ou de Saint Pierre-en l’Ile, ou des Saints Apôtres. Les donateurs, au cas où ils révoqueraient dans la suite cette donation, appellent sur leurs propres têtes les malédictions du Père, du Fils, du Saint-Esprit, de notre mère la sainte Théotokos et des trois cent dix-huit saints pères de l’Eglise.

Ce document, daté du règne des grands basileis et autocrators Basile et Constantin, a été rédigé de la main de Grégoire Courtice, catépitrope, protopapas et taboularios dudit kastron de Tarente.

Les mêmes Archives possèdent un autre document, du mois de janvier de l’an 984, qui est un accord entre le très pieux higoumène Syméon, du même monastère, et divers autres personnages, accord rédigé par les mêmes fonctionnaires.

[40] Ou Basente.

[41] Thietmar qui raconte ce fait ajoute ce renseignement curieux, que ces deux navires, qu’il appelle salandria, des « salandres », corruption évidente de « chelandia », avaient été jadis, sous le règne de Nicéphore Phocas, expédiés en Calabre par ordre de cet empereur pour y recevoir l’argent du tribut annuel de la province.

[42] Aman dit le 15. Thietmar donne la date du 13 « tertio idus Julii ».

[43] L’appellation grecque Stilo répond à celle de Colonne.

[44] Amari estime qu’il ressort des particularités tant de la retraite d’Abou’l Kassem que de la fuite d’Othon que la bataille du 15 juillet dut avoir lieu en plus à l’ouest, certainement sur le rivage de la mer Cotrone, la Crotone antique, n’est qu’à quarante-cinq milles de Rossano.

[45] Bulcassimus, Bullicasimus, Bullicassinus, Bullcassim.

[46] Les sources différent ici quelque peu. Thietmar et Ibn el Athir font remporter la victoire immédiatement à cet escadron sarrasin du centre, enfoncé puis rapidement rallié. Le moine de Saint-Gall et la plupart des autres sources donnent le récit plus probable de deux combats successifs, un premier où les Allemands furent vainqueurs, l’autre qui vit leur déroute. C’est à cette deuxième version que je me suis rallié.

[47] C’est sans aucun fondement qu’on a longtemps, sur le témoignage de Sigonius, fixé l’emplacement de cette bataille historique en une localité du nom de Basentello qu’on plaçait sur la rive du Basiento. Voyez Giesebrecht, op. cit., p. 849, et Aman, op. cit., II, fin de la note de la page 3. Quant à l’indication du site de Squillace fournie par la Chronique de la Cava, elle a, comme tant d’autres affirmations de même origine sur ces événements, perdu toute valeur depuis qu’on sait que ce document n’est qu’une falsification de Pratilli.

[48] La Chronique du protospathaire Lupus, ajoutant un zéro et transformant cette déroute en une victoire d’Othon, dit simplement qu’Abou’l Kassem périt avec quarante mille Sarrasins!

[49] C’est l’opinion d’Amari. Giesebrecht estime que la très importante famille juive des Kalonymus établie vers l’an 1000 à Mayence et à Spire fut la descendance de cet obscur et sublime héros, transportée en Allemagne par l’empereur reconnaissant.

[50] Alpert, qui écrivait sa Vie de Thierry (Vita Theodorici) vers 1005, dit qu’Othon s’était préalablement déshabillé et que l’officier slave dont il va être question, lui donna plus tard ses propres vêtements.

[51] Soldats de marine.

[52] Voyez Amari. En raison même de ces deux noms, Thietmar désigne encore plus bas cet officier sous le nom de « Binomius. »

[53] Ici j’ai suivi également le récit d’Alpert dans sa Vita Theodorici. Thietmar dit seulement que le Slavon reconnut l’empereur: que celui-ci, après avoir longtemps cherché à cacher qui il était, finit par se nommer au protocarabos, et lui demanda de le débarquer à Rossano pour qu’il pût y prendre sa femme et son trésor avant de quitter à jamais cette terre maudite où il était venu pour ses péchés. « Nous irons alors à Constantinople, dit-il, avec tous mes trésors, et les très pieux basileis mes beaux-frères m’y feront le meilleur accueil dans ma détresse et récompenseront largement celui qui aura sauvé les jours de leur allié. » Le Grec, ayant accepté, mit à la voile pour Rossano. A partir de là, les deux récits concordent. Dans l’un comme dans l’autre, les Grecs sont joués par Othon qui leur brûle la politesse dès l’arrivée du bâtiment byzantin devant Rossano.

[54] Dans d’autres récits, cette file de bêtes de somme se réduit à un cheval de prix qu’on amène pour l’empereur. L’évêque paraît sur le rivage avec ce cheval et quelques serviteurs. Aussitôt qu’il l’a aperçu, sans attendre sa visite, Othon saute dans la mer. — Dans le récit d’Alpert, l’évêque n’accourt d’abord qu’avec deux seuls serviteurs, Itupo et Richizo, pour ne pas éveiller les soupçons des Grecs.

[55] Les récits des historiens arabes concordent avec celui de Thietmar pour les premiers épisodes comme pour la fuite d’Othon. D’autres historiens ont raconté les faits un peu différemment. Puis sont venues les interpolations de Pratilli à la Chronique de la Cava, interpolations qui ont un instant tout embrouillé.

[56] .Jean Diacre, le chroniqueur vénitien, dit que l’empereur fut retenu trois jours en tout sur le chelandion byzantin. Alpert a donné beaucoup de détails évidemment inventés; tels les exploits des deux compagnons de l’évêque de Metz, Itupo et Richizo, sur le pont du chelandion byzantin.

[57] Il est fort curieux de remarquer, dit cet auteur, qu’à partir de ce moment et jusqu’au mois de juillet de l’année suivante, le nom de l’impératrice ne figure plus sur aucun diplôme impérial à côté de celui de son époux, comme c’était si souvent le cas auparavant. —Moltmann fait la même remarque et accuse aussi l’évêque de Metz d’avoir fait tout le mal. Toute cette histoire de la querelle des cieux époux et de la part d’influence de Théophano dans cette expédition est bien obscure, de même les raisons de la brouille de l’impératrice avec l’évêque de Metz.

[58] Fr. Lenormant, La Grande Grèce.

[59] Le vie du saint grec sicilien Sabas le Jeune raconte qu’Othon emmena comme otage le fils du prince de Salerne et que saint Sabas, sur les supplications de ce dernier, se rendit à Rome et obtint de l’empereur, qui s’y trouvait en ce moment, qu’il relâchât son prisonnier. Saint Sabas le Jeune vint encore une fois à Rome, cette fois-ci pour y mourir en février 975. Il fut hébergé au monastère de Saint César de la voie Appienne et fut bien accueilli par l’illustre Jean de Plaisance, chancelier de l’empire germanique, qui se trouvait en ce moment dans la Ville éternelle.

[60] Voyez Giesebrecht pour tous ces récits légendaires qui ont petit à petit transformé la déroute de Stilo en une victoire complète des Allemands. Voyez surtout le premier de ces excurs pour l’étude et la critique des sources authentiques concernant l’histoire de l’évasion quasi miraculeuse d’Othon. Au moyen âge cette légende de la victoire complète des Allemands était si bien enracinée qu’Othon II était connu surtout sous le surnom de Pallida mors Sarracenorum. — Voyez aussi dans l’Excurs XIII les considérations sur le prétendu banquet sanglant célébré à Rome par Othon sanguinarius, ivre de vengeance.

[61] Le chroniqueur dit par erreur « Darius »

[62] Lors de la reconstruction de cet édifice par le doge Pierre Orseolo, le Chronicon Venetum dit qu’un tableau d’or et d’argent fut commandé à Constantinople.

[63] L’inscription funéraire de ce souverain pontife se voit encore dans l’église de Santa Croce.

[64] Sur le tombeau d’Othon II, voyez Gregorovius.

[65] La Grecque Théophano avait donné encore trois filles à son impérial époux Adélaïde et Sophie, qui, pour répondre aux voeux de leur mère, embrassèrent plus tard la vie monastique et furent abbesses de Quedlinbourg et de Gandersheim, et Mathilde, qui épousa Ehrenfried, fils du comte palatin Hermann de Lotharingie.

[66] Les Arabes « soudoyés par Basile », battirent Othon au cap des Colonnes (Chronicon venetum navale).

[67] Voyez Hirsch, De Italiae inferioris annalibus.

[68] Voyez Beltrani.

[69] « Hoc anno fecerunt bellunt Sipontini et Asculenses in vado Somilo. »

[70] C’était, on le sait, le nom officiel de l’Apulie.

[71] Voyez dans Beltrani, op. cit., un très curieux bref latin conservé aux Archives de la cathédrale de Trani, daté du mois d’avril de la huitième Indiction de la dix-septième année du règne de Basile II et de Constantin (avril 976), promulgué au nom de Jean, archevêque de Canosa et Brindisi, concernant un certain Maraldus, fils du spatharocandidat impérial Inquintos (?). Voyez ibid., un autre acte en latin, conservé aux mêmes Archives, daté de la quarante-troisième année du règne de nos deux basileis, par lequel Smaragdos, juge de la cité de Trani, confirme un document daté de la vingtième année desdits empereurs (979), dans lequel il est question de Musando (?), fils de ce Maraldos.

[72] Cependant, d’après le document adressé à l’évêque de cette ville par Kalocyr Delphinas, document cité auparavant, il semble bien qu’à ce moment du moins cet évêché fût grec. Voyez Beltrani.

[73] Page xviii de l’introduction.

[74] « Fuit piissimus pater orfanorum, atque terribilis et sine metu contra omnes Graecos »

[75] Archives royales. Bibliothèque de la Soc. hist. napolitaine. Bibliothèque Brancaccione, etc.

[76] Monumenta ad neapolitani ducatus historiam pertinentia, Naples, 1881.

[77] Voici, d’après Capasso, la série des ducs de Naples sous le long règne de Basile II et Constantin: Marinus II, fils de Jean, anthypatos impérial et patrice, 969-976. Sergios (III) avec son fils, 977-998. Jean (IV), 998-1005 (à partir de 1002 s’associe son fils Sergios), Sergios (IV) fils du précédent, 1005-1027.

[78] La formule ordinaire est: « Imperante d. n. Basilio m. i. an... sed et Constantino m. i. fratre ejus an... »

[79] Voici un exemple de suscription: « In nomine domini Dei salvatoris nostri Jhesu Christi Imperante domino nostro Basilio magno imperatore anno decimo (970) sed et Constantino magno imperatore fratre ejus anno septimo. »

[80] Comment ce fonctionnaire, en devenant stratigos d’un thème italien, avait-il pu conserver en outre l’emploi si considérable de stratigos des deux thèmes de Thrace et de Macédoine, ce dernier thème si important?