L'ÉPOPÉE BYZANTINE À LA FIN DU DIXIÈME SIÈCLE

Première partie

CHAPITRE V

 

 

Jean Tzimiscès était à peine de retour de son expédition des rives du Tigre et de l’Euphrate,[1] qu’il se vit entraîné dans le plus grave conflit avec le chef même de l’Église nationale, le patriarche, par suite de la fuite à Constantinople du pape de Rome, Boniface. Ce patriarche était toujours encore ce vénérable Basile que Jean avait été chercher quatre ans auparavant dans sa solitude de l’Olympe de Bithynie pour l’élever à la plus haute dignité ecclésiastique. Malgré l’estime dans laquelle il continuait de le tenir, il se vit forcé de sévir contre lui avec la dernière rigueur.

Immédiatement après avoir mentionné brièvement le triomphe célébré par Jean à son retour de Mésopotamie, Léon Diacre ajoute ces mots « Le patriarche fut calomnieusement desservi auprès du basileus par les évêques que son extrême austérité indisposait contre lui. On l’accusa faussement d’avoir promis la succession au trône à un personnage très en vue.[2] On lui reprocha en outre de mal administrer l’Église et de transgresser les saints canons. Sommé de comparaître devant le tribunal impérial pour se disculper, il s’y refusa, soutenant que seul un concile oecuménique, c’est-à-dire universel, pouvait être saisi de son cas, l’Église reconnaissant à cette seule assemblée de tous les pères le pouvoir de juger et éventuellement de déposer un patriarche. Il déclara qu’il ne comparaîtrait et ne se défendrait que devant cette seule juridiction. Par ordre du basileus irrité, il fut déposé et exilé dans ce monastère du Scamandre, dans la plaine de Troie, que lui-même avait fait construire dans le lieu où jadis il avait mené la vie d’un pieux ermite. »

Suit le très caractéristique portrait du vieux, patriarche déposé: « Le saint homme, dit Léon Diacre, vivait tellement en ascète qu’il ne mangeait que juste de quoi ne pas mourir de faim, ne prenant jamais de viande, se nourrissant du suc des baies sauvages, ne buvant que de l’eau. Dès ses plus jeunes ans il n’avait cessé de suivre cette existence presque surhumaine de lutte contre ses penchants naturels. Hiver comme été il portait le même vêtement sordide, ne le quittant que lorsqu’il tombait en lambeaux. Jamais il ne dormait dans un lit, toujours sur la terre nue. On s’accordait à lui reconnaître pour unique défaut un penchant trop vif à surveiller la conduite des autres, à s’immiscer plus que de raison dans leurs affaires. C’était une nature curieuse et investigatrice ».[3]

Enfin le même chroniqueur nous donne encore le portrait, également fort beau, du successeur que le basileus donna à ce saint homme. « Après que Basile eut été ainsi exilé, poursuit-il, il fut remplacé par son ancien syncelle, Antoine de Stoudion, qui, dès sa première jeunesse, avait, lui aussi, mené une existence d’ascète dans ce monastère célèbre entre tous ceux de la capitale.[4] C’était encore un homme de haute vertu apostolique. Les souverains, les grands de la terre, charmés par sa piété, l’avaient comblé de biens de toutes sortes, dont il ne conservait rien sinon ce qui lui était strictement nécessaire pour se vêtir, se dépouillant de tout pour les pauvres, leur distribuant le peu que lui rapportait sa charge de syncelle. Grande était sa science tant des choses divines que des choses humaines. Son éloquence était pleine d’une exquise douceur. Il était à cette époque d’un âge déjà avancé. Tous ceux qui venaient le visiter, même les riches, les puissants, les orgueilleux, le quittaient plus pieux, plus pénétrés de la vanité des choses de ce monde, plus détachés d’elles. Il rendait foi et courage aux plus malheureux. Tous s’en allaient paisibles, résignés à ne plus se laisser aller au désespoir, mais bien à invoquer le secours du Dieu tout-puissant et à espérer de lui le salut. C’était un homme véritablement angélique, une âme quasi-divine. Tel fut Antoine de Stoudion dans sa vie et ses discours », dit le Diacre en terminant.

Les autres historiens de Jean Tzimiscès, Skylitzès, Cédrénus, puis aussi Zonaras, ces deux derniers écrivant vers le milieu du douzième siècle, disent quelques mots à peine, Cédrénus surtout, de cette chute du patriarche Basile et de l’élévation de son successeur. Tous deux, ainsi qu’Ephrem et Joël racontent simplement « qu’ayant été accusé de divers griefs, il fut déposé par un synode ». Même à l’époque où ils vivaient, ces chroniqueurs semblent redouter encore de parler d’un fait sous lequel se cachait quelque secret dangereux. Léon Diacre, aussi, use d’expressions particulières, comme s’il se mouvait sur un terrain brûlant, et cependant il ne parvient pas à nous celer qu’il donne secrètement raison au patriarche Basile, puisqu’il nous le représente comme la victime très pure de quelques prêtres envieux et intrigants.

D’où peut bien provenir cette gène si visible de tous ces chroniqueurs? De ce fait, tout simplement, insinue Gfrœrer, qu’ils n’ont pas osé nous révéler à quel point toute cette affaire se reliait aux difficultés avec Rome. Lorsque Jean Tzimiscès eut invité le patriarche à s’expliquer devant lui, celui-ci déclara qu’il ne reconnaîtrait jamais d’autre juridiction que celle d’un concile oecuménique. Or aucune assemblée de cette nature ne pouvait être convoquée sans l’assentiment et la coopération du pape de Rome. Par cette réponse, le patriarche Basile entendait donc très certainement placer sa cause sous la protection du vicaire de Jésus-Christ, et c’est précisément ce que Jean Tzimiscès, basileus d’Orient, ne pouvait à aucun prix tolérer.

Dès le début du dixième siècle on s’aperçoit à divers indices très clairs que le siège patriarcal de Constantinople, et cela avec le plein assentiment du Palais Sacré, non seulement entretenait avec Rome des relations fort suivies, mais même reconnaissait d’une manière effective la suzeraineté du Pape occidental. C’est ainsi, par exemple, que, faisant droit aux justes représentations du vicaire de Jésus-Christ, l’empereur Romain Lécapène avait replacé sous l’autorité du siège de Rome l’Eglise dalmate. De même encore sur la demande expresse de ce basileus, on avait vu le pape Jean IX faire sacrer patriarche par ses délégués le jeune prince Théophylacte, fils de celui-ci. Bien qu’aucun témoignage ne vienne affirmer d’une manière précise que le successeur de ce dernier sur le trône patriarcal, Polyeucte, ait, lui aussi, maintenu l’union avec Rome, le fait n’en est pas moins indubitable, puisque nous voyons que son successeur à lui, Basile, qui était dans les mêmes opinions que lui, qui agissait dans un sens identique, qui fut élu après lui surtout pour cette cause, n’hésita pas à proclamer à la face du monde, dans l’automne de l’an 974, qu’il reconnaissait le Pape de Rome pour son juge suprême par l’entremise d’un concile universel et pour son protecteur spirituel tout à la fois.

D’autre part il n’en est pas moins à peu près certain que, durant le cours de ce même pontificat de Polyeucte, la bonne entente entre les deux Églises avait dû être sinon rompue, du moins gravement compromise par les atteintes si vives portées par Nicéphore Phocas aux libertés de celle d’Orient, atteintes dont j’ai fait le récit dans le volume consacré à la vie de ce basileus. Et ce qui se passait à Rome à cette époque donnait à ce prince une excuse très plausible pour son attitude en ces circonstances. C’est en effet à l’époque même du début de ce règne que l’Eglise d’Occident était tombée sous l’autorité despotique d’Othon Ier d’Allemagne et s’était vue dépouillée par ce prince de toutes ses libertés. Et quand nous voyons le fondateur illustre de la maison capétienne en France songer dès l’an 990 à rompre avec Rome parce qu’il ne croyait plus pouvoir reconnaître le pape comme chef de son Église nationale depuis que celui-ci s’était mis si complètement dans la main des princes de la maison de Saxe, de même nous pouvons croire que des motifs identiques avaient dû peser avec une force non moindre trente années auparavant sur les déterminations du basileus byzantin, puisque, bien qu’on admît encore à Constantinople que l’arrangement conclu sous Romain Lécapène entre les deux Églises d’Occident et d’Orient pût être maintenu, on n’en vivait pas moins, dans cette capitale, dans l’inquiétude constante que l’empereur saxon ne vînt à mésuser du pouvoir qu’il s’était arrogé sur la papauté pour contraindre celle-ci à agir exclusivement en sa faveur. Les papes en effet ne jouissaient plus du moindre libre arbitre sous la main de fer des empereurs transalpins.

Nicéphore Phocas n’a jamais fait mystère des motifs qui le firent ainsi incliner dans un sens hostile à la papauté. Il en a fait à maintes reprises l’aveu public et constamment il a agi en conséquence de ces déclarations. Ce fut avec des soldats à lui, des soldats grecs, que le lombard Adalbert lutta durant des années contre l’empereur Othon, et lorsque le parti dit tusculan qui au mois de décembre 965. avait renversé la créature de celui-ci, le pape Jean XIII, eut été, à son tour, chassé de Rome et d’Italie, Nicéphore Phocas accueillit ces vaincus à bras ouverts à Constantinople. De même dans la première des entrevues qu’il eut avec Liutprand, l’ambassadeur d’Othon, le rude basileus nous a fait connaître sa manière de voir de la façon la plus explicite. « Il eût été de notre devoir, dit-il à l’envoyé d’Occident, il eût été de notre désir de te recevoir avec cordialité et magnificence. La conduite inique de ton maître ne nous l’a pas permis. » Il continua longtemps sur ce ton, reprochant brutalement à l’envoyé d’Othon les odieuses agressions commises par ce prince à Rome.

Nicéphore Phocas tira une première vengeance des Allemands en infligeant affront sur affront à l’évêque de Crémone venu à Constantinople pour demander en mariage la fiancée que l’on sait. Il avait du reste tout intérêt à repousser ce mariage qui, en cas de mort des deux héritiers légitimes du trône, Basile et Constantin, eût créé au fils d’Othon des droits sur la couronne d’Orient à son propre préjudice à lui qui pouvait bien passer pour quelque peu usurpateur. Et la preuve que cette pensée secrète dominait bien pour toutes les négociations de la maison de Saxe en cette affaire, c’est qu’une fois que ce mariage tant différé eut enfin été conclu, Othon II ne tarda pas, nous le verrons, à réclamer de ce chef au nom de sa femme les possessions byzantines d’Italie et cela bien que ses beaux-frères fussent à ce moment assis pleins de vie sur le trône des basileis à Constantinople. Il était donc naturel que Nicéphore Phocas cherchât à couper court immédiatement aux agissements de Liutprand.

Toutefois, malgré la rupture survenue entre les deux cours à la suite de cette malheureuse ambassade, les grandes qualités du patriarche Polyeucte furent encore assez puissantes, après le trépas de Nicéphore, non seulement pour ramener dès les débuts du règne suivant le triomphe de l’Église d’Orient si longtemps opprimée et la restauration de son indépendance, mais encore pour rétablir entièrement les bonnes relations entre celle-ci et Rome, relations si complètement interrompues depuis le dernier règne. Il semble même probable, bien que les sources ne le disent pas, que le vieux patriarche, pour complaire au pape Jean XIII, partisan de l’union projetée entre Othon II et la princesse Théophano, ait puissamment contribué à conduire à ce moment jusque dans les bras du jeune héritier de l’empire germanique sa fiancée orientale. Nous avons vu que dès la troisième année de son règne, au printemps de l’an 972, Jean Tzimiscès envoya en Italie la jeune princesse, mais ce ne fut bien certainement qu’après avoir posé un certain nombre de conditions fort précises.

Qu’on veuille bien faire attention aux faits que voici: le 14 avril 972, le pape Jean XIII bénit à Rome le mariage du nouveau couple princier; le même jour Othon II assigne un vaste douaire à son épouse byzantine; huit jours plus tard les deux Othon sont à Ravenne; le 28 avril ils sont encore à Pavie; le 20 juillet ils sont à Milan; le 14 août nous les retrouvons sur terre allemande à Saint-Gall, et jamais, depuis, Othon le Grand n’a revu la terre d’Italie. « Je pense, dit Gfrœrer, dont je cite ici textuellement les paroles, que Jean Tzimiscès a dû faire signifier à peu près ceci à son collègue d’Occident: « Vous voulez la main de Théophano pour le jeune Othon; j’y consens, mais à condition que tous deux, le père comme le fils, vous vous en alliez de Rome. »

Qui oserait contester que Jean Tzimiscès ne se soit point jusqu’à cette année 972 conduit avec générosité, bien plus, en parfait catholique, envers l’Église? Et si ce même souverain se vit dans l’obligation de porter à celle-ci, en 974, un coup aussi dur que celui de la déposition du patriarche Basile, ne doit-on pas en inférer qu’il dut avoir pour cela les raisons les plus sérieuses? Nous sommes en effet très exactement fixés sur l’époque précise de cette déposition du chef de l’Église orthodoxe. Du texte de Léon Diacre il semble déjà ressortir nettement que cet événement n’eut lieu qu’après le retour du basileus de sa première campagne d’Asie, donc après le mois d’août de l’an 974. Mais Zonaras nous fournit une indication encore plus formelle: « Basile, dit-il, fut banni quatre ans après qu’il eut été nommé patriarche ». Or ce prélat avait été élu en février 910: donc c’est bien dans le courant de cette année 974 que le vénérable Basile éprouva l’inconstance de la fortune, et Zonaras vient ici très nettement confirmer le dire de Léon Diacre. Je dois ajouter toutefois que Yahia, d’ordinaire si précis, dit que Basile fut déposé après un règne de trois ans et un mois, c’est-à-dire déjà en mars de cette année 974.

Il n’est que temps de rechercher quel put être l’événement considérable qui, dans cette année 974, eut assez d’importance pour pousser ce prince, jusque-là si correct en matière d’administration ecclésiastique, à prendre une détermination aussi grave. Ce fut une circonstance très subite, entièrement inattendue, bien faite en vérité pour expliquer l’acte si prompt de l’ardent basileus, aussi pour l’excuser en très grande partie.

En juillet 974, alors que Jean Tzimiscès et son armée parcouraient les sables brûlants de la Mésopotamie, rêvant peut-être encore de marcher sur Bagdad, le « diabolique et dangereux Boniface », dit Francon, noble romain, cardinal diacre et chef de ce parti grec à Rome que tous les efforts d’Othon Ier n’étaient pas parvenus à détruire, personnage aussi rusé qu’influent, avait réussi, on le sait, à renverser après dix-huit mois de pontificat le pape Benoît VI, créature de l’empereur allemand. Le dix-neuvième jour de ce mois, Benoît fut étranglé dans sa prison par ordre de l’allié de Boniface, le fameux Crescentius, prétendu fils du pape Jean X et de la fameuse Théodora, lequel s’intitulait duc de Rome. Francon succéda à sa victime sur le trône pontifical sous le nom de Boniface VII.

Dès la fin d’août, après un peu plus d’un mois de règne, le nouvel et indigne chef de l’Église avait été à son tour honteusement chassé d’Italie par le parti allemand, redevenu le plus fort. Il s’était alors enfui à Constantinople chargé des trésors du Vatican », venant réclamer un sûr asile auprès du basileus Jean, son protecteur naturel. Il se retrouva dans la Ville gardée de Dieu avec un autre fugitif d’Italie, le prince Landolfe de Capoue, un moment usurpateur à Salerne. Durant ce temps, le parti allemand vainqueur, guidé peut-être par les comtes de Tusculum. élisait à sa place, au commencement d’octobre, sous le nom de Benoît VII, un autre Romain, évêque de Sutri, fils de Deusdedit, parent à la fois d’Albéric, comte des Romains, et du pape Jean XII. C’était la victoire complète de la faction d’au delà des monts.

Un des premiers soins de Benoît VII fut d’excommunier Boniface dans un synode solennel. Celui-ci avait dû arriver dans la capitale byzantine à peu près en même temps que le basileus rentrant de sa victorieuse expédition d’Asie. Quels durent être les entretiens tenus aussitôt au Palais Sacré? « Evidemment, dit Gfrœrer, et cela ressort de la succession même des faits, de toutes parts autour du basileus on dut s’écrier: « Rompons avec Rome. Puisque Benoît VII a osé excommunier le fidèle partisan de notre basileus, qu’il soit anathème à son tour ».

« Mon avis, poursuit l’historien allemand, est que ce fut bien là la ligne de conduite adoptée par Jean Tzimiscès en ces redoutables circonstances. Pour donner à cette entreprise si grave de la rupture avec Rome une sorte de sanction légale, il dut solliciter aussitôt l’appui du patriarche Basile. Mais le vieux pontife, très certainement, répondit à ces ouvertures par un refus péremptoire. Il ne pouvait répondre autrement, lui qui s’était constamment conduit en fils respectueux de l’Église, reconnaissant pour son pape le pape de Rome non point parce que celui-ci était arrivé au pouvoir par le secours de tel ou tel parti, mais parce qu’il se trouvait assis sur le trône du Prince des apôtres. Ce fut alors que Jean, exaspéré par ce refus qui bouleversait tout son plan, résolu à déposer l’entêté patriarche, dut chercher pour cela un biais qui eût quelque apparence de droit.

Dans les rangs du haut clergé byzantin, comme partout ailleurs, il y eut à toutes les époques des courtisans constamment empressés à satisfaire, lorsque cela pouvait leur être de quelque profit, les désirs du souverain quel qu’il fût. Ces louches personnages eurent tôt fait de formuler toute une série de plaintes contre leur chef hiérarchique. Léon Diacre les désigne nettement comme étant des évêques sous les dénonciations desquelles Basile succomba. Comme dans ces cas la vérité vraie ne se dit jamais, les plaignants durent se garder d’expliquer qu’on en voulait au patriarche parce qu’il était résolu à maintenir l’union avec Rome malgré l’expulsion de Boniface. Ils aimèrent mieux soutenir effrontément que Basile ne se conduisait pas en fidèle sujet du basileus, qu’il avait en outre porté atteinte à certains droits du clergé. Cette remarque caractéristique de Léon Diacre, que Basile surveillait avec trop de sévérité le genre de vie de ses pareils, signifie simplement que le patriarche avait eu la main quelque peu rude à l’endroit des prêtres du parti de la cour qui l’attaquaient maintenant et qu’il leur avait à l’occasion fait sentir durement le poids de son bâton épiscopal. De même le second grief articulé par ce chroniqueur contre Basile à savoir que le vieux prélat s’immisçait trop activement dans les affaires des autres, veut dire, semble-t-il, tout uniment qu’il aimait à tenir personnellement la main à ce que le basileus exécutât fidèlement les capitulations signées en 970 entre le pouvoir séculier et son prédécesseur à lui Polyeucte, au nom de l’Église. Maintenant le patriarche payait pour sa courageuse attitude dans ces deux ordres de circonstances, et quand on sut au Palais Sacré qu’il ne prêtait aucune attention à l’invitation qu’on lui avait adressée d’avoir à se justifier devant le prince, que tout au contraire il en appelait à un concile oecuménique et au pape de Rome, Jean Tzimiscès n’hésita plus à le déposer aussitôt pour couper court à toute nouvelle manifestation d’indépendance de sa part.

Toutefois, sur un point et certes un des plus importants le basileus demeura fidèle à l’esprit de la convention de 970. Dans la personne du syncelle Antoine, ce fut bien le plus méritant qu’il éleva à la dignité suprême de l’Eglise en remplacement de l’ermite du Scamandre, et par ce choix il fit vraiment preuve d’un tempérament politique à la hauteur de la tâche qu’il s’était imposée. Par contre, ce n’est certainement pas sans intention que Léon Diacre insiste sur l’âge si avancé du nouveau patriarche. Probablement le nouveau basileus estima très judicieusement qu’un pontife chargé d’ans serait moins ardent à livrer des combats nouveaux pour les libertés de l’Eglise. En cela du reste il se trompait étrangement, ainsi qu’on le verra, bien que la lutte courageuse entreprise par Antoine le Stoudite pour la défense des droits ecclésiastiques soit postérieure à sa mort à lui.

Après le bannissement du vénérable Basile, il est encore certain que le Palais Sacré dut se refuser à reconnaître le pape Benoît VII coupable à ses yeux d’avoir excommunié Boniface. Toutes relations entre les deux Eglises durent même à ce point être rompues que l’accord ne put être rétabli que dix ans plus tard, et encore ne le fut-il que par la violence, alors qu’après la mort de Benoît VII au mois d’octobre 983, Boniface, demeuré constamment à l’affût d’une restauration, fut parvenu, avec l’appui moral et probablement matériel du Palais Sacré, à chasser Jean XIV le successeur élu de son adversaire défunt, et à redevenir pape une seconde fois, pour peu de temps, il est vrai, puisqu’il ne put se maintenir qu’un an à peine sur le trône romain.

On le voit, les violences exercées par les empereurs de la maison de Saxe pour arriver à placer sous leur dépendance le siège de saint Pierre eurent ce résultat immédiat que les basileis orientaux mirent de leur côté tout en oeuvre pour faire nommer des papes favorables à leur cause. Ils étaient tenus d’agir de la sorte parce que les chefs élus de leur Eglise nationale, accoutumés depuis près d’un siècle à l’union avec le vicaire du Christ, ne voulaient à aucun prix y renoncer, aussi parce qu’eux-mêmes redoutaient l’influence prépondérante des empereurs germains sur les affaires de Rome, sachant par expérience que cette influence leur serait constamment hostile.

Telle fut l’histoire du remplacement du patriarche Basile par le patriarche Antoine dans l’automne de l’année 974 à Constantinople.

Immédiatement après le récit de ces événements, Léon Diacre nous fait part de celui-ci qui semble avoir eu à ses yeux une importance au moins égale: « Dans ce même temps, dit-il, deux jumeaux, originaires de Cappadoce, parcoururent en tous sens la terre de Roum. Moi qui écris ces lignes, je les ai souvent vus en Asie, prodige étonnant et nouveau. Ils étaient parfaitement constitués, possédant tous leurs membres, mais de l’aisselle jusqu’à la hanche ils étaient unis, leurs deux corps ne faisant qu’un. Des deux bras par lesquels ils se touchaient, ils s’entouraient réciproquement le cou; des deux autres, ils s’appuyaient chacun sur un bâton qui soutenait leur marche. Ils avaient trente ans. Ils avaient l’air jeune et florissant. Pour les plus longs déplacements, ils montaient à mulet, assis de côté, à la mode des femmes. Ils étaient d’humeur extraordinairement douce et avenante. En voilà assez sur ce sujet. » Les prodiges qui font courir les foules sont de tous les temps. Les annalistes byzantins ont mentionné fréquemment de pareilles monstruosités ameutant les populations naïves, des jumeaux ainsi liés, passant toujours pour des présages effrayants.

Dès les premiers jours du printemps de l’an 975, le basileus se retrouva à la tête de ses troupes fidèles sur la route de la lointaine Syrie. Dans les campagnes précédentes, l’armée grecque avait parcouru et ravagé bien plutôt que conquis la Mésopotamie et les vastes régions du haut Euphrate. De ce côté le péril était de moins en moins redoutable par l’effondrement de la puissance des Abbassides et l’immense anarchie qui régnait à Bagdad depuis l’abdication du Khalife Mothi au mois d’août précédent. Son fils Et-Ta’yi, choisi pour lui succéder par le turc Subuktéguin, aussi impuissant et insignifiant que l’avait été son père, plus faible encore que lui, n’était qu’un misérable instrument aux mains des partis qui se disputaient le pouvoir. Ce pouvoir, les Bouiides réussirent vite à le reconquérir sur Subuktéguin, mais les dissensions religieuses entre leurs partisans ou leurs soldats, divers de nationalité comme de rite, et les haines fratricides entre les membres de leur famille, haines remplaçant la vieille union qui avait fait leur force, allaient bientôt amener la ruine définitive de ces puissants maires du palais. Pour le moment toutefois, c’était encore un des leurs qui allait occuper le rang suprême à côté du Khalife et l’accabler de son écrasante tutelle. Adboud Eddaulèh, l’ambitieux souverain du Fars, fils de Rocn et neveu de Mouizz, après avoir battu et écrasé les Turcs, puis vaincu son propre cousin Bakhtyâr, le fils de Mouizz, était pour lors le maître dans la capitale, finit après de nombreuses péripéties, aussi après la mort de Rocn qui l’avait une première fois déconfit, par s’emparer vers la fin de 976 de la toute-puissance à Bagdad, c’est-à-dire de la direction du nouveau Khalife, à tel point que jamais avant lui émir n’avait réuni tant de titres et de dignités. Il s’intitula Schahanschah, c’est-à-dire « roi des rois », et partagea avec son triste pupille les honneurs souverains. A l’heure de la prière, on proclamait son nom après avoir fait par trois fois résonner les tambours. La lutte devait se poursuivre longtemps encore entre lui et Bakhtyâr, ensanglantant les provinces, jusqu’à ce que ce dernier, ayant été pris par son rival, eût péri décapité.

Donc du côté de Bagdad rien à craindre pour l’heure de l’ennemi héréditaire, trop absorbé par des luttes intestines. Aussi le basileus Jean avait-il aujourd’hui pour objectifs la Syrie proprement dite, la Phénicie et aussi la Palestine. J’ai donné l’explication de ce fait. Le souverain musulman, aux progrès duquel il était devenu urgent de mettre un terme, était cette fois le nouveau maître du Caire, le Fatimide Mouizz, dit le Conquérant. La prise de possession de l’Egypte par la dynastie venue d’Afrique était un événement d’importance capitale pour la Syrie qui depuis les temps déjà lointains de la conquête arabe avait constamment suivi la fortune plutôt des rives du Nil que de Bagdad. C’était un fait peut-être plus grave encore pour les Grecs, qui n’avaient jamais cessé de convoiter ces belles campagnes syriennes et palestiniennes perdues dès les temps anxieux du VIIe siècle et dont le glorieux Nicéphore Phocas n’avait eu le temps de reconquérir que la portion septentrionale.

A peine établi en maître dans le Delta, Mouizz avait, nous l’avons vu, fait occuper par ses troupes toute cette portion méridionale de la Syrie jusque-là soumise à la dynastie ikhchidite qu’il venait de renverser, toutes les villes de Phénicie et de Palestine en un mot tenant garnison égyptienne. Forcé, pour assurer définitivement la tranquillité de la vallée du Nil, d’agir de la sorte en Syrie, il ne pouvait songer à en partager la possession avec le basileus de Roum, le chef détesté des chrétiens d’Orient. Il lui fallait à tout prix chasser au delà du Taurus les garnisons byzantines qui occupaient Antioche et les autres places fortes de la Haute Syrie et des rivages de Phénicie. Après, il saurait bien forcer les maîtres actuels d’Alep à reconnaître sa suzeraineté, et l’étendard des Fatimides flotterait des remparts du Caire aux portes de Cilicie.

Mouizz, dont le lieutenant Djauher avait fait pour la première fois proclamer le nom dans la prière officielle à la mosquée de Touloun au Caire avec la formule chiite à la fin du mois de mars 970, n’avait fait son entrée triomphale dans sa nouvelle capitale qu’à la fin du printemps de l’année 973. Malgré les attaques répétées des terribles Karmathes qui avaient battu et tué en 971 son général Djafar dès la première entrée de ses soldats africains en Syrie, qui avaient ensuite pénétré jusqu’aux portes du Caire d’où Djauher les avait repoussés à la fin de décembre 971, et qui venaient encore d’envahir la Basse Égypte dans le courant de l’an 974, le nouveau maître de la terre des Pharaons, ayant d’abord réussi à faire occuper par ses lieutenants la majeure partie de la Syrie du sud, ne songeait qu’à pousser ses conquêtes du côté de la partie septentrionale qui, soumise à l’influence byzantine, ne reconnaissait pas encore son autorité. Lançant à nouveau, sur les pas mêmes des fuyards karmathes, ses troupes aguerries, profitant du trouble que la lutte incessamment poursuivie entre l’émir d’Alep et ses lieutenants infidèles entretenait dans les régions du nord, il avait rapidement poussé ses avant-gardes jusqu’aux limites de la principauté alépitaine.

Le plus important de ces lieutenants égyptiens en Syrie à ce moment était Mahmoud Ibrahim,[5] le fils même de ce Djafar ibn Fallah qui avait été tué par les Karmathes sous Damas en 971. C’était un des meilleurs officiers de Djauher. A la tête de ses parfaits guerriers maghrébins, il n’avait pas eu de peine à achever la conquête des places syriennes. Le vingt-troisième jour du mois de ramadhan de l’an 363 de l’Hégire, donc dans le courant du mois de juin 974, durant que le basileus Jean Tzimiscès était en Mésopotamie, il était entré victorieux dans Damas qu’il avait occupée définitivement au nom de Mouizz et où ses noirs soldats avaient fait régner la terreur.[6] De suite, il avait expédié au Khalife au Caire les chefs karmathes pris dans cette ville. Un de leurs alliés, Nâbulusi, avait été envoyé avec eux. Celui-là était accusé d’avoir dit que s’il avait dix flèches il en lancerait neuf sur les Maghrébins, c’est-à-dire les Africains, et une seulement sur les Grecs. Interrogé, il ne nia point ce propos infâme et fut écorché vif. Sa peau bourrée de paille fut mise en croix.

Dès le mois de janvier 975,[7] Mahmoud Ibrahim, le fils de Djafar, qui n’avait pas réussi dans le gouvernement de cette turbulente cité de Damas, avait été révoqué et remplacé à la tête de cette ville et de la Syrie par l’eunuque Reïhan que le Khalife avait envoyé contre les Grecs avec une armée et qui, après s’être avancé le long de la mer de Syrie jusqu’à Tripoli, venait de reprendre cette ville aux impériaux.[8] C’est là malheureusement l’unique indication que nous possédions sur les hostilités qui eurent lieu en Syrie dans cette année 974 entre les lieutenants du Fatimide et ceux du basileus. Mais, toute brève qu’elle est, elle suffit à nous éclairer. Les troupes africaines avaient décidément partout dans ces régions repris l’offensive. Partout elles s’efforçaient de compléter la conquête de la Syrie en reprenant les forteresses tombées aux mains des chrétiens lors de la dernière campagne de Nicéphore Phocas. Il était urgent que le basileus vint mettre un terme à une situation aussi dangereuse.

Reïhan, dès son arrivée à Damas, avait pris en mains le gouvernement de la Syrie, mais il avait été presque aussitôt, dans le courant d’avril ou de mai, chassé de cette ville avec ses Égyptiens détestés, par un chef des milices turques du Khalifat de Bagdad révoltées contre Bakhtyâr. Cet audacieux partisan, nommé Aftekîn,[9] s’était emparé de Damas à la tête de ses redoutables mercenaires et y avait aussitôt fait dire à nouveau la prière officielle ou khotbah au nom de l’abbasside Et-Ta’yi. Aventurier intelligent et brave, il s’était installé fortement dans la capitale de la Syrie, où son gouvernement énergique et libéral avait été acclamé par cette population si mobile et indisciplinée. Il réprima les troubles avec une extrême énergie, se fit craindre de tous et améliora sensiblement la situation des habitants.

Donc les lieutenants ou les vassaux du Fatimide s’étaient réinstallés non seulement en Syrie proprement dite, mais aussi dans les cités maritimes de la côte phénicienne. Dès la fin de 974 et le commencement de cette année 975 les soldats du Maghreb, les Africains maudits, avaient repris la marche en avant un instant arrêtée par l’insuccès de Djafar ibn Fallah sous Antioche. Encore à l’instant même on venait d’apprendre au Palais Sacré que l’eunuque Nacîr, un des chambellans de Mouizz, successeur de Reïhan à la tête des troupes d’Egypte, opérant sur la côte de Phénicie, venait en janvier de chasser de Beyrouth la garnison byzantine et un peu après de battre les forces grecques aux environs de Tripoli,[10] un nouvel et sérieux échec, un nouveau progrès de l’ennemi vers Antioche.

A l’anarchie générale consécutive à l’effondrement de la puissance des Abbassides avait succédé de ce côté une politique d’agression constante. La brillante défense d’Antioche n’avait en rien dissipé le danger immense que faisait courir à l’empire sur cette frontière le changement survenu dans le gouvernement de l’Égypte et par suite dans la situation de la Syrie.

Jean Tzimiscès envahit donc cette contrée au printemps de l’an 975, pour y reprendre l’oeuvre de Nicéphore Phocas en détruisant le péril égyptien. L’ardent basileus ne songeait à rien moins qu’à reconquérir avec Jérusalem, la Ville Sainte du Sauveur, toutes les terres de la Syrie méridionale et l’ancienne Palestine romaine jusqu’au ruisseau d’Égypte. Il allait avoir surtout à combattre les guerriers d’Afrique. Je rappelle qu’Antioche était à lui, que Michel Bourtzès y commandait probablement toujours encore en son nom, qu’Alep lui payait tribut et que l’émir Saad, dépossédé de sa capitale, était censé lui payer aussi une redevance annuelle pour ce qui lui restait, de sa principauté. Par contre, la plupart des autres villes et forteresses de la Syrie du nord avec les cités maritimes de la côte de Phénicie avaient déjà, semble-t-il, échappé à nouveau à la domination byzantine. Ce sont elles, en effet, que nous allons voir Jean Tzimiscès reprendre de force avec sa fougue accoutumée.

Jusqu’à ces dernières années nous étions aussi mal renseignés sur cette superbe expédition de 975 que sur la précédente. Comme c’est presque toujours le cas pour cette époque obscure entre toutes de l’histoire de l’Orient, nous ne possédions par les annalistes arabes ou byzantins que les plus maigres détails sur cette campagne dernière d’un des plus grands héros militaires du xe siècle. Une page de Léon Diacre, une d’Aboulfaradj, où les deux expéditions de 974 et 975 sont confondues en une seule, placée par cet auteur à la première de ces années, deux lignes de Skylitzès reproduites par Cédrénus et Glycas, un précieux passage de Yahia: c’était à peu près tout.

Ces chroniqueurs énuméraient bien les reliques conquises dans telle cité, mais ils ne disaient presque pas un mot sur les opérations militaires proprement dites. Ils ne disaient point même par quelle route Jean Tzimiscès franchit le mont Taurus et nous savions seulement par eux qu’il quitta Constantinople au printemps pour rejoindre son armée. Puis soudain, par un saut énorme dans l’obscurité, ils nous le montraient assiégeant Membedj, capitale de la brûlante Euphratèse, cette place forte sarrasine déjà tant de fois prise et reprise dans ces guerres interminables. Bref, nous en étions réduits sur cette expédition fameuse au récit de quelques assauts de villes, à celui de la réception du basileus aux portes de Damas, à l’histoire d’une Icône miraculeuse retrouvée à Edesse par l’armée victorieuse.

Or, par un hasard extraordinaire, il se trouve qu’un autre document concernant cette campagne si mal connue, document tout à fait exceptionnel, nous a été conservé qui n’a été que depuis peu mis en lumière. Il s’agit, ô fortune, d’une longue lettre indiscutablement authentique de Jean Tzimiscès à son nouvel allié le souverain Pagratide d’Arménie Aschod III, le roi d’Ani qui lui avait, on se le rappelle, fourni dix mille soldats de son pays l’an d’auparavant ! Le texte presque complet de cette lettre infiniment curieuse nous a été conservé par l’historien Mathieu d’Edesse dans sa Chronique récemment publiée. C’est là un bonheur vraiment inespéré, alors que toutes les autres archives des dynasties royales arméniennes, tant pagratide que roupénienne, ont péri depuis des siècles dans les cataclysmes au milieu desquels a sombré cette nationalité infortunée.

Cette lettre impériale, abondante en faits inédits du plus vif intérêt, est un bulletin officiel aussi véridique que détaillé de la campagne de 975 en Syrie et des triomphes éclatants remportés par le basileus et ses troupes fidèles sur les Musulmans, bulletin signé de ce grand nom lui-même. Longtemps ignoré, demeuré jusqu’à ce siècle enfoui dans le texte arménien du vieil évêque d’Edesse traduit une première fois en 1811 par F. Martin, mais demeuré malgré cela presque aussi parfaitement inconnu, ce texte d’une valeur inappréciable a été traduit une seconde fois en 1858 par M. Dulaurier, qui l’a, cette fois, vraiment tiré de la nuit où il gisait. Grâce à lui il est devenu possible de contrôler et de rectifier les récits si incomplets des chroniqueurs byzantins et arabes. On verra que ceux-ci n’ajoutent que bien peu de chose au récit impérial et que le plus souvent ils font erreur. Tout naturellement même, leur témoignage lorsqu’il est contraire doit céder devant celui de l’illustre écrivain qui a dirigé toutes les opérations et a certainement écrit la vérité à son allié. Quant à l’authenticité du document, elle ne saurait faire de doute.[11] Certainement Mathieu d’Édesse, qui écrivait dans le premier tiers du xe siècle, avait pu copier cette lettre sur l’original, qui devait à ce moment encore être conservé aux archives royales des Pagratides d’Ani.

Donc ce chroniqueur, après avoir raconté la pointe de Jean Tzimiscès et de son armée jusqu’à la frontière d’Arménie, le traité d’alliance signé avec le roi Aschod III, la campagne en Mésopotamie, le siège d’Amida, la marche avortée sur Bagdad, tous événements qui se rapportent aux opérations de l’an 974, poursuit en ces termes:

« Le basileus se dirigea alors vers Jérusalem[12] et écrivit à Aschod une lettre ainsi conçue:[13] « Aschod, Schahanschah,[14] mon fils spirituel,[15] écoute et apprends les merveilles que Dieu a opérées en notre faveur et nos miraculeuses victoires, qui montrent qu’il est impossible de sonder la profondeur de la bonté divine. Les éclatantes marques de faveur qu’il a accordées à son héritage, cette année, par l’intermédiaire de Notre Royauté, nous voulons les faire connaître à ta gloire, ô Aschod, mon fils, et t’en instruire; car, en ta qualité de chrétien et de fidèle ami de Notre Royauté, tu t’en réjouiras et tu exalteras la grandeur sublime du Christ, notre Seigneur; tu sauras ainsi que Dieu est le protecteur constant des chrétiens, lui qui a permis que Notre Royauté réduisit sous le joug tout l’Orient des Perses.[16] Tu apprendras comment nous avons emporté de Nisibe, ville des Musulmans, les reliques du patriarche saint Jacques;[17] comment nous leur avons fait payer le tribut qu’ils nous devaient, et leur avons enlevé des captifs.

Notre expédition avait aussi pour but de châtier l’orgueil et la présomption de l’Émir al Mouménin, souverain des Africains nommés Makher Arabes,[18] lequel s’était avancé contre nous avec des forces considérables. Dans le premier moment elles avaient mis en péril notre armée, mais ensuite nous les avons vaincus, grâce à la force irrésistible et au secours de Dieu, et elles se sont retirées comme nos autres ennemis. Alors nous nous sommes rendus maîtres de l’intérieur de leur pays et nous avons passé au fil de l’épée les populations d’une foule de provinces. Après quoi, opérant promptement notre retraite, nous avons pris nos quartiers d’hiver.[19]

Au commencement d’avril[20] mettant sur pied toute notre cavalerie, nous nous sommes mis en campagne et nous sommes entrés dans la Phénicie et la Palestine, à la poursuite des maudits Africains, accourus dans la contrée de Scham.[21] Nous sommes partis d’Antioche avec toute notre armée, et, avançant directement, nous avons traversé le pays qui autrefois nous appartenait, et nous l’avons rangé de nouveau sous nos lois, en lui imposant d’énormes contributions et en y faisant des captifs. Arrivés devant la ville d’Émèse, les habitants de la contrée, qui étaient nos tributaires,[22] sont venus à nous et nous ont reçus avec honneur. De là nous avons passé à Balbek, qui porte aussi le nom d’Héliopolis, c’est-à-dire la Ville du Soleil, cité illustre, magnifique, approvisionnée, immense et opulente. Les habitants étant sortis dans des dispositions hostiles, nos troupes les mirent en fuite et les firent passer sous le tranchant du glaive. Au bout de quelques jours nous commençâmes le siège et nous leur enlevâmes une multitude de prisonniers, jeunes garçons et jeunes filles. Les nôtres s’emparèrent de beaucoup d’or et d’argent, ainsi que d’une grande quantité de bestiaux. De là, continuant notre marche, nous nous dirigeâmes vers la grande ville de Damas, dans l’intention de l’assiéger; mais le gouverneur, qui était un vieillard très prudent, envoya à Notre Royauté des députés apportant de riches présents, et chargés de nous supplier de ne pas les réduire en servitude, de ne pas les traîner en esclavage, comme les habitants de Balbek, et de ne pas ruiner le pays, comme chez ces derniers. Ils vinrent nous offrir de magnifiques présents, quantité de chevaux de prix et de beaux mulets, avec de superbes harnais ornés d’or et d’argent. Les tributs des Arabes, qui s’élevaient en or à 40.000 tahégans,[23] furent distribués par nous à nos soldats. Les habitants nous remirent un écrit par lequel ils promettaient de rester sous notre obéissance de génération en génération à jamais. Nous établîmes, pour commander à Damas, un homme éminent de Bagdad, nommé Thourk’ (le Turc) qui était venu, accompagné de cinq cents cavaliers, nous rendre hommage, et qui embrassa la foi chrétienne. Il avait déjà, auparavant, reconnu notre autorité. Ils s’engagèrent aussi, par serment, à nous payer un tribut perpétuel, et ils crièrent: Honneur à Notre Royauté ! Ils s’obligèrent, en même temps, à combattre nos ennemis. A ces conditions, nous consentîmes à les laisser tranquilles. De là, nous nous dirigeâmes vers le lac de Tibériade, là où Notre Seigneur Jésus-Christ, avec deux poissons et cinq pains, d’orge, fit son miracle. Nous résolûmes d’assiéger cette ville; mais les habitants vinrent nous annoncer leur soumission et nous apporter, comme ceux de Damas, beaucoup de présents et une somme de 30.000 tahégans, sans compter les autres objets. Ils nous demandèrent de placer à leur tête un commandant à nous et nous donnèrent un écrit par lequel ils s’engageaient à nous rester Fidèles et à nous payer un tribut à perpétuité. Alors nous les avons laissés libres du joug de la servitude, et nous nous sommes abstenus de ruiner leur ville et leur territoire. Nous leur avons épargné le pillage, parce que c’était la patrie des saints apôtres. Il en a été de même de Nazareth, où la mère de Dieu, la sainte Vierge Marie, entendit de la bouche de l’ange la bonne nouvelle.

Étant allés au mont Thabor, nous montâmes au lieu où le Christ, notre Dieu, fut transfiguré. Pendant que nous faisions halte, des gens vinrent à nous, de Ramleh et de Jérusalem, solliciter Notre Royauté et implorer notre merci, ils nous demandèrent un chef, se reconnurent nos tributaires el consentirent à accepter notre domination; nous leur accordâmes ce qu’ils souhaitaient. Notre désir était d’affranchir le saint tombeau du Christ des outrages des Musulmans. Nous établîmes des chefs militaires dans tous les thèmes soumis par nous et devenus nos tributaires, à Bethsan, qui se nomme aussi Décapolis,[24] à Génésareth et à Acre, appelée également Ptolémaïs. Les habitants s’engagèrent, par écrit, à nous payer chaque année, un tribut perpétuel et à vivre sous notre autorité. De là, nous nous portâmes vers Césarée, qui est située sur les bords de la mer Océane, et qui fut réduite; et si ces maudits Africains, qui avaient établi là leur résidence, ne s’étaient pas réfugiés dans les forteresses du littoral, nous serions allés, soutenus par le secours de Dieu, dans la cité sainte de Jérusalem, et nous aurions pu prier dans ces lieux vénérés. Les populations des bords de la mer ayant pris la fuite nous assujettîmes la partie supérieure du pays à la domination romaine et nous y plaçâmes un commandant. Nous attirions à nous les habitants; mais ceux qui se montraient réfractaires, étaient forcés de se rendre. Nous suivîmes la route qui longe la mer et qui va aboutir en droite ligne à Béryte, cité illustre, renommée, protégée par de forts remparts et qui porte aujourd’hui le nom de Beyrouth. Nous nous en rendîmes maîtres après une lutte très vive. Nous fîmes mille Africains prisonniers, ainsi que Nouceïry,[25] général de l’Émir al-Mouménin, et d’autres officiers du plus haut rang. Cette ville fut confiée par nous à un chef de notre choix. Puis nous résolûmes de marcher sur Sidon; dès que les habitants eurent connaissance de notre dessein, ils nous députèrent leurs anciens. Ceux-ci vinrent implorer Notre Royauté et demander à devenir nos tributaires et nos très humbles esclaves à jamais. D’après ces assurances, nous consentîmes à écouter leurs prières et à accomplir leurs volontés. Nous exigeâmes d’eux un tribut et nous leur imposâmes des chefs.

Nous étant remis en marche, nous nous dirigeâmes vers Byblos, ancienne et redoutable forteresse que nous prîmes d’assaut, et dont nous réduisîmes la garnison en servitude. Nous suivîmes ainsi toutes les villes du littoral en les mettant à sac et en livrant les habitants à l’esclavage. Nous eûmes à traverser des routes étroites par où n’avait jamais passé la cavalerie, routes affreuses et très pénibles. Nous rencontrâmes des cités populeuses et magnifiques et des forteresses défendues par de solides murailles et par des garnisons arabes. Nous les avons toutes assiégées et ruinées de fond en comble, et nous en avons emmené les habitants captifs. Avant d’arriver devant Tripoli, nous envoyâmes la cavalerie des « Thimatsis » (des Thèmes) et des Daschkhamadtsis[26] au défilé de Karérès[27] parce que nous avions appris que les maudits Africains s’étaient postés dans ce passage. Nous recommandâmes à nos troupes de s’embusquer, et nous leur préparâmes un piège mortel. Nos ordres furent exécutés. Deux mille de ces Africains s’étant montrés à découvert s’élancèrent contre les nôtres qui en tuèrent un grand nombre et leur firent beaucoup de prisonniers, qu’ils conduisirent en présence de Notre Royauté. Partout où ils rencontraient des fugitifs, ils s’emparaient d’eux. Nous saccageâmes de fond en comble toute la province de Tripoli, détruisant entièrement les vignes, les oliviers et les jardins: partout nous répandîmes le ravage et la désolation. Les Africains qui stationnaient là osèrent marcher contre nous; aussitôt nous précipitant sur eux, nous les exterminâmes jusqu’au dernier. Nous nous rendîmes maîtres de la grande ville de Djouel,[28] appelée aussi Gabaon, de Balanée, de Séhoun[29] ainsi que de la célèbre Bourzô,[30] et il ne resta, jusqu’à Ramleh et Césarée, ni mer ni terre qui ne se soumît à nous, par la puissance du Dieu incréé.

Nos conquêtes se sont étendues jusqu’à la grande Babylone,[31] et nous avons dicté des lois aux habitants, et nous les avons faits nos esclaves; car pendant cinq mois nous avons parcouru le pays avec des forces nombreuses, détruisant les villes, ravageant les provinces, sans que l’Emir al-Mouménin osât sortir de Babylone à notre rencontre, ou envoyer de la cavalerie au secours de ses troupes: et si ce n’eût été la chaleur excessive et les routes dépourvues d’eau dans les lieux qui avoisinent cette ville, comme Ta Gloire doit le savoir, notre Royauté serait arrivée jusque-là; car nous avons poursuivi ce prince jusqu’en Égypte et nous l’avons complètement vaincu, par la grâce de Dieu de qui nous tenons notre couronne.

Maintenant toute la Phénicie, la Palestine et la Syrie sont délivrées de la tyrannie des Musulmans et obéissent aux Romains. En outre, la grande montagne du Liban a reconnu nos lois; tous les Arabes qui l’occupaient sont tombés captifs entre nos mains en nombre très considérable et nous les avons distribués à nos cavaliers. Nous avons gouverné l’Assyrie[32] avec douceur, humanité et bienveillance. Nous en avons retiré environ vingt mille personnes que nous avons établies à Gabaon.

Tu sauras que Dieu a accordé aux chrétiens des succès comme jamais nul n’en avait obtenu. Nous avons trouvé, à Gabaon, les saintes sandales du Christ, avec lesquelles il a marché lorsqu’il parut sur la terre, ainsi que l’image du Sauveur qui, dans la suite des temps, avait été transpercée par les Juifs, et d’où coulèrent, à l’instant même, du sang et de l’eau, mais nous n’y avons pas aperçu le coup de lance. Nous trouvâmes aussi dans cette ville la précieuse chevelure de saint Jean-Baptiste le Précurseur.[33] Ayant recueilli ces reliques, nous les avons emportées pour les conserver dans notre Ville que Dieu protège. Au mois de septembre, nous avons conduit à Antioche notre armée sauvée par sa toute-puissante protection. Nous avons fait connaître ces faits à Ta Gloire, afin que tu sois dans l’admiration en lisant ce récit, et que tu glorifies, de ton côté, l’immense bonté de Dieu; afin que tu saches quelles belles actions ont été accomplies dans ces temps-ci, et combien le nombre en est grand. La domination de la Sainte Croix a été étendue au loin, en tous lieux; partout dans ces contrées, le nom de Dieu est loué et exalté; partout est établi mon empire avec éclat et majesté. Aussi notre bouche ne cesse de rendre de solennelles actions de grâces à Dieu, qui nous a accordé d’aussi magnifiques triomphes. Que le Seigneur, Dieu d’Israël, soit donc éternellement béni. »

Le texte de ce triomphant bulletin de victoire, précieux entre tous, est immédiatement suivi, dans le récit de Mathieu d’Edesse, de cette autre missive impériale adressée à un des fonctionnaires militaires du roi Aschod, gouverneur de sa province de Darôn. Ce document, dont l’authenticité frappante vient affirmer encore celle de la lettre au roi d’Arménie, a trait à deux des clauses du traité signé par Jean Tzimiscès avec Aschod l’année précédente, clauses qui n’avaient point été exécutées. Certainement les deux lettres, comme aussi la troisième que je transcris plus loin, ont dû être expédiées par le même courrier. De même elles ont dû être dépensées ensemble aux archives royales d’Arménie, où Mathieu d’Édesse les aura retrouvées et transcrites toutes trois en suivant. Voici la lettre au gouverneur du Darôn:

« A Anaph’ourden Léon, protospathaire de Terdchan,[34] gouverneur militaire du Terdchan, salut et joie en notre Seigneur ! Nous avons appris que tu n’as pas remis la forteresse d’Aïdziats, comme tu l’avais promis. Nous avons écrit à notre commandant de ne pas l’occuper et de ne pas prendre les mulets que tu étais convenu de livrer, parce que maintenant nous n’en avons plus besoin; mais les 40.000 oboles que nous avons envoyées, fais-les porter à notre commandant, qui les transmettra à Notre Royauté. Tu obtiendras la récompense de tes travaux et une moisson proportionnée à ce que tu auras semé; tous les biens possibles au fur et à mesure que tu les auras mérités ».[35]

Tzimiscès, poursuit Mathieu d’Edesse, écrivit aussi au docteur arménien Léonce la lettre que voici: Léonce était, on se le rappelle, un des ambassadeurs envoyés l’année d’auparavant au basileus par le roi Aschod. On sait que Jean avait fait à ce personnage une réception particulièrement gracieuse et lui avait conféré le titre de rabounabed ou chef des docteurs. On apprend par la curieuse lettre qui suit et qui certainement a dû être retrouvée par l’évêque d’Edesse avec les deux précédentes, que le souverain et le philosophe étaient demeurés dès lors dans les termes de la correspondance la plus amicale. Voici le texte de la missive impériale:

« A notre agréable et bien-aimé philosophe, l’illustre Pantaléon,[36] salut! Nous t’avons invité à te trouver, à notre retour de l’expédition que nous avons entreprise contre les Musulmans, dans notre Ville sainte et bénie. Lorsque tu vins à nous de la part d’Aschod Schahanschah, mon fils spirituel, tu apaisas le ressentiment qu’il nous avait inspiré et tu amenas Bab, le Pagratide, du district d’Antzévatsik,[37] ainsi que Sempad Thor’netsi,[38] le protospathaire. Tu feras tous tes efforts pour que nous te trouvions dans notre Ville gardée de Dieu et là nous célébrerons des fêtes solennelles en l’honneur des sandales du Christ, notre Dieu, et de la chevelure de saint Jean-Baptiste. Je serai enchanté, surtout, de te voir entrer en conférence avec nos savants et nos philosophes et nous nous réjouirons en vous. Que Dieu soit avec nous et avec vous et Jésus-Christ avec ses serviteurs. »

« Lorsque le docteur Léonce, continue Mathieu d’Édesse, eut connu la volonté de l’empereur, il partit pour Constantinople. Des fêtes magnifiques eurent lieu en l’honneur des sandales de Dieu et de la chevelure du saint Précurseur. L’allégresse fut générale dans la cité impériale. Notre docteur arménien soutint des controverses, en présence de l’empereur, avec tous les savants de cette ville, et se montra invincible dans son argumentation, car il répondit à toutes les questions d’une manière qui satisfit tout le monde. Il fut comblé d’éloges, ainsi que le maître de qui il tenait ses doctrines, et gratifié, par l’empereur, de cadeaux très précieux; puis, tout joyeux de cette réception, il s’en retourna en Arménie, vers l’illustre maison de Schirag. »[39]

Un autre historien national d’Arménie, Samuel d’Ani, après avoir raconté, ce qui est faux, que dans cette expédition le basileus Jean avait pénétré jusqu’à Jérusalem, mentionne également la lettre de ce prince au roi Aschod, mais sans en donner le texte, disant fort à tort qu’elle fut écrite dans la Ville sainte. L’unique renseignement inédit est qu’à cette impériale missive se trouvait joint pour le roi Aschod un somptueux présent de deux cents esclaves et de mille chevaux syriens.

Mais n’anticipons pas sur les événements et revenons quel que peu en arrière sur les indications historiques si importantes que nous fournit cette mémorable lettre du basileus Jean à son vassal d’Arménie. Par ce document il nous est devenu possible de nous rendre compte de l’itinéraire suivi par l’armée d’invasion et des résultats obtenus par elle, infiniment mieux, bien plus exactement, plus complètement, que par les si insuffisants récits des autres sources. Dans la lettre de Jean Tzimiscès, toute la marche des Grecs est en effet très nettement tracée. Nous allons refaire pas à pas avec le basileus et ses troupes cette longue et glorieuse marche en joignant au texte de la lettre à Aschod les quelques renseignements accessoires fournis par les chroniqueurs.

Léon Diacre, racontant cette brillante expédition à sa manière, fait paraître d’abord Jean et son armée sous les murs de Membedj. « Jean, dit-il, prit cette ville de force après avoir battu les murailles avec toutes ses variétés de machines de guerre. » Puis il se borne à ajouter que les Grecs trouvèrent en ce lieu les sandales du Christ et les cheveux du Précurseur, reliques d’un prix inestimable. Ce détail isolé peint bien cette époque étrange. Jean Tzimiscès qui, en vrai basileus byzantin, semble avoir été au moins aussi dévot que brave, éprouva une joie extrême de cette trouvaille. « Il emporta ces reliques, dit le chroniqueur, comme, un don du Seigneur, et lors de sa rentrée triomphale dans la Ville gardée de Dieu, il déposa de ses mains les saintes sandales, « trésor exquis », dans le temple illustre de la Mère de Dieu, qui est au Palais Sacré (c’est-à-dire la chapelle impériale de Sainte du Phare), et la chevelure de saint Jean-Baptiste dans ce petit oratoire également palatin du Christ de la Chalcé qu’il chérissait d’un si grand amour après l’avoir fait entièrement reconstruire. »

Le récit du Diacre nous montre ensuite le basileus et son armée devant l’antique Apamée, puissante place de guerre sur le cours supérieur de l’Oronte. Malgré sa force, celle-ci aussi succomba après peu de jours. Léon ne dit rien de Balbek, mais cette ville est citée par Elmacin comme ayant été de même prise par les Byzantins, et le chroniqueur raconte, détail curieux, comment son cheik épouvanté dut faire au basileus vainqueur les honneurs de ses temples merveilleux, ruines géantes, reliques dernières de la cité du Soleil. Enfin Léon Diacre amène Jean sous les murs de la radieuse Damas, alors vraiment encore la perle de l’Orient. Ici, de concert avec l’historien syrien Aboulfaradj, il nous fournit quelques précieuses indications inédites.

Il y avait beau temps qu’aucun basileus byzantin n’avait foulé du pied de son cheval de guerre les vertes campagnes de cette reine des villes de Syrie mollement étendue au delà de la montagne parmi ses grands jardins. Même Nicéphore Phocas n’avait pu pousser aussi loin. Lorsque Jean, à la tête de son brillant état-major, approcha des portes de la grande cité sarrasine, antique résidence des Ommiades, célébrée par tous les poètes de l’Orient, il vit venir à sa rencontre, raconte Léon Diacre, un immense et suppliant cortège. C’était l’émir turc Aftekîn, que les chroniqueurs byzantins nomment Phatgan, celui dont j’ai parlé plus haut à propos de la conquête qu’il avait faite de Damas peu de mois auparavant. Suivi des notables, des prêtres, du peuple en nombre infini, il venait humblement apporter au basileus les clefs de la cité. Il y avait quelques mois à peine, après la défaite définitive des envahisseurs karmathes par les Africains, après bien des luttes en Syrie, que la superbe cité, riche et lettrée, toujours encore boulevard en Asie des rites sunnites, était tombée aux mains de ce noble émir chassé de Bagdad par Adhoud Eddaulèh.[40] Après en avoir expulsé les Égyptiens, il s’y était installé avec ses bandes fidèles, et, bien que faisant dire la prière officielle au nom de l’Abbasside Et-Ta’yi, il était entré en négociations avec le Fatimide d’Egypte. Il s’était plus ou moins réconcilié avec lui et avait été nommé par lui son lieutenant à Damas. En réalité il était tout à fait indépendant. Seulement comme tout le reste de la méridionale et maritime se trouvait maintenant aux mains des garnisons africaines de Mouizz, il s’était vu contraint de faire bonne figure à celui-ci.[41]

Aftekîn, type achevé du parfait émir oriental de l’époque, descendit de sa monture devant son trop puissant adversaire. Au milieu de la poussière du chemin, prosterné jusqu’à terre, il baisa plusieurs fois le sol devant son nouveau maître. Aboulfaradj, qui nous rapporte ce détail, dit encore: « Bar Zaccath, noble arabe syrien, avait écrit à Phatgan, le conjurant de ne pas être assez insensé pour chercher à résister à Tzimiscès. Phatgan obtempéra de suite à ce conseil ».

Ce dut être une de ces belles scènes orientales que notre imagination aimerait à pouvoir se représenter exactement. Le basileus et ses officiers à cheval dans leurs plus éclatants costumes de guerre, entourés de leurs gardes poudreux. A ses pieds, Phatgan et les anciens de la ville, tous cheiks et ulémas, en robes blanches, le crâne rasé, tous prosternés dans la poussière, implorant à haute voix avec des exclamations déchirantes le vainqueur redouté. Tout à l’entour les beaux jardins, les palmiers innombrables. Dans le fond, derrière les remparts de Damas, un monde de minarets et de coupoles; sur le haut des créneaux, tout un peuple immense, peuple étrange de blanc vêtu.

Nous ignorons comment Jean Tzimiscès traita Damas conquise. Certainement il dut la traiter fort doucement, suivant sa coutume. Aboulfaradj dit seulement que le basileus, tout joyeux de cette aventure qui lui livrait sans coup férir la capitale de la Syrie, ordonna à Phatgan de remonter à cheval et lui fit grand honneur. Phatgan lui jura obéissance et lui promit un tribut annuel de trois cent mille « zuzes » de blé, dont Jean voulut bien se contenter.

Après Antioche conquise, après Alep soumise au tribut, Damas devenait donc, elle aussi, la vassale des basileis. La frontière de l’empire reculait une fois de plus vers le sud. Ce qui suivit est bien typique. « Tzimiscès, dit Aboulfaradj, ordonna à l’émir de galoper devant lui et de donner ce spectacle à ses troupes. » Il s’agit évidemment ici de quelque fantasia ou du noble jeu du djérid si en honneur parmi les Turcs. C’était une grâce que le basileus faisait au vaincu de lui demander cette représentation belliqueuse. « L’émir, poursuit le chroniqueur, courut donc et reçut l’approbation du basileus pour sa belle tenue. Il en fut si ému qu’il descendit de son coursier et baisa la terre devant Tzimiscès. De nouveau l’autocrator lui ordonna de remonter à cheval, mais comme il ajoutait qu’il se contenterait pour la ville prise du tribut d’une année, le chef une fois encore mit pied à terre et se prosterna dans la poussière. Alors Jean, par assaut de courtoisie, lui demanda comme souvenir la noble bête avec laquelle il avait si superbement couru aux applaudissements de l’armée, puis encore sa lance et son épée qu’il avait si habilement maniées. L’autre, transporté de reconnaissance pour une attention si délicate, ajouta à ces dons celui des riches vêtements qu’il portait. Il donna encore de précieux aromates, dix chevaux de prix et de nombreux javelots. Mais l’empereur accepta seulement ce cheval, cette lance et cette épée et rendit le reste, satisfait des dispositions excellentes dans lesquelles il trouvait le grand chef sarrasin. Lui-même fit don à Phatgan de superbes vêtements d’apparat, d’objets d’orfèvrerie, de tissus d’argent et de ses plus beaux mulets. » C’étaient là les fameux costumes destinés à être donnés en don aux princes et hauts personnages étrangers et que le Porphyrogénète recommande de placer dans les bagages du basileus en campagne. C’étaient là les fameux mulets marqués au chiffre impérial, qui, pompeusement ornés et gaîment pomponnés; précédaient constamment le cortège du basileus en marche.

Léon Diacre dit expressément que Jean Tzimiscès imposa tribut aux Damasquins et les fit ses sujets. Les légionnaires byzantins, les paysans de Thrace et d’Anatolie, les auxiliaires slaves, ibères ou arméniens durent prendre plaisir à errer parmi les merveilleux bazars de Damas, immenses, encombrés, riches alors de tous les plus somptueux produits de l’art oriental: armes, objets damasquinés de toute sorte, verres émaillés, lampes et buires, briques faïencées, étoffes à grands dessins et grands ramages.

A partir d’ici les renseignements des chroniqueurs byzantins deviennent de plus en plus vagues et incomplets. Sans se préoccuper de nous dire la route suivie par l’armée et son chef, ils nous les montrent d’abord enlevant d’assaut dans une attaque soudaine la forteresse montagnarde de Borzo assise sur une des cimes les plus hautes et les plus escarpées du Liban, puis apparaissant non moins subitement devant les villes de la côte phénicienne. Sayda, l’antique Sidon, est citée la première. La population sortit tout entière à la rencontre des guerriers du nord, demandant l’aman, offrant de riches présents.[42] On laissa de côté cette ville si aisément conquise et on marcha sur Tarâboulos, la Tripolis des Grecs. Située à une assez grande distance de la mer, sur une colline d’accès difficile, un des premiers contreforts du Liban, défendue de ce côté par d’épaisses murailles, protégée de l’autre par la mer sur le rivage de laquelle était bâti le port, cette cité ne pouvait être enlevée que par un siège long et régulier. Comme le basileus était pressé, il laissa une portion de ses troupes pour la bloquer et courut réduire avec le reste les autres villes maritimes. Les auteurs ne nomment parmi elles que Banias, l’ancienne Balanée, vers le nord, et Béryte, vers le sud. Celle ci fut enlevée de force, dit Aboulfaradj. L’eunuque Nacir, le généralissime égyptien, fut pris dans cette affaire par les Grecs.[43]

A Béryte (nous avons vu que la lettre de Jean place cet épisode à Gabala), on trouva, raconte ensuite Léon Diacre, une Image miraculeuse du Crucifiement dont on racontait un prodige bien fait pour stupéfier. Un chrétien de cette ville avait déposé avec vénération cette Image dans sa maison. Plus tard il était allé habiter une autre demeure et, par la volonté de Dieu, il oublia dans la première ce gage sacré. Un Juif y étant venu vivre convoqua quelques-uns de sa secte à un repas dès le lendemain. Eux voyant l’Image du Christ crucifié fixée à la muraille couvrirent leur hôte de malédictions, l’appelant apostat et sectateur du Christ, il leur jura qu’il venait de voir l’image pour la première fois. Alors ces misérables s’écrièrent: « Si vraiment tu n’es pas chrétien, prouve-le en frappant du flanc de ta lance cette effigie de l’infâme Nazaréen, comme jadis nos pères l’ont frappé sur la croix. » Alors lui, saisissant son arme, furieux et désirant se disculper, en perça l’image. A peine l’avait-il touchée que de l’eau et du sang mélangés s’écoulèrent en abondance de la plaie. A ce prodige affreux on dit que les Juifs impies tremblèrent. Le bruit de ce fait extraordinaire s’étant répandu, les chrétiens envahirent la demeure de l’hébreu, et, se saisissant de l’Image vénérable d’où continuaient à couler des flots de sang, ils la placèrent dans un lieu saint où elle devint l’objet d’une immense dévotion. Jean Tzimiscès fit prendre l’Icône miraculeuse pour la faire placer, elle aussi, dans son cher oratoire de la Chalcé au Palais Sacré.[44]

«  Lorsque Balanée et Béryte eurent succombé, poursuit le Diacre, Jean arriva devant Tripoli. » Ce chroniqueur fait en effet paraître à ce moment pour la première fois le basileus devant cette ville et en fixe à cette date le blocus par une portion de l’armée d’invasion tandis que le reste allait achever la soumission du littoral. Mais Tripoli, défendue par sa puissante muraille, protégée du côté de la mer par la flotte d’Égypte, résista si bien qu’au dire du Diacre on ne put la prendre.

Yahia nous a, de son côté, transmis sur cette marche victorieuse de Jean Tzimiscès le long des rivages phéniciens quelques précieuses indications inédites: « Et le roi partit, dit-il, ayant pris la route du bord de la mer, et il occupa Beyrouth et fit prisonnier l’émir de cette ville, l’eunuque Nasr,[45] et l’envoya en terre grecque. » L’historien oriental mentionne ensuite l’échec des Grecs devant Tarâboulos, la prise des places fortes de Balanée et de Djavade, qui est Gahala, la reddition de Borzoua (la Borzo de Léon Diacre) et de Sahioun ou Séhoun. Cette dernière forteresse, célèbre aujourd’hui par son fameux et colossal fossé taillé dans le roc vif par les croisés, fut remise au basileus par son gouverneur « Kouleïb le chrétien », le « secrétaire » de Yaroktach, ancien mamelouk de Seïf Eddaulèh, possesseur de cette cité au nom du Khalife. « Et le basileus, dit Yahia, nomma des gouverneurs à lui dans ces forteresses qui, depuis lors jusqu’à aujourd’hui, ont appartenu aux Grecs.[46] Et le roi fit Kouleïb patrice et conféra des titres à ses deux fils. Il le nomma aussi basilikos, c’est-à-dire gouverneur d’Antioche[47] et lui fit don de vastes domaines. »

Ce curieux passage est un nouvel exemple de cette habile politique byzantine qui n’hésitait pas à combler de titres et de faveurs, même  placer à la tête d’une des plus puissantes forteresses de l’empire un chef ennemi vaincu, pourvu que celui-ci par son adhésion pût être de quelque utilité à la chose publique, alors même qu’il se trouvât être, comme ici, un des lieutenants du Fatimide, avec cette circonstance aggravante qu’il était un renégat. Nous retrouverons ce Kouleïb deux années plus tard en l’an 977, à une autre page de ce récit.

« A ce moment précis, dit Léon Diacre, c’est-à-dire au premier jour d’août 975, une comète merveilleuse, divine et redoutable, prodige dépassant les conceptions humaines, apparut du côté nord du firmament et brilla au ciel quatre-vingts jours durant. Jamais encore on n’en avait vu de semblable. Jamais aucune n’avait relui d’un éclat aussi vif et aussi prolongé. Droit comme un cyprès, s’élevant graduellement du côté de l’Orient jusqu’à l’extrémité du firmament, se mouvant dans la direction du sud,[48] légèrement recourbé à son extrémité, brillant d’un éclat merveilleux, projetant de tous côtés des rayons aussi éclatants que terrifiants, cet astre prodigieux qui remplissait d’effroi les âmes de tous, se levait chaque nuit vers la douzième heure, demeurant chaque matin visible jusqu’en pleine clarté du jour. Syméon, logothète et magistros, et Stéphanos, évêque de Nicomédie, deux sages parmi les sages de leur temps, observateurs éclairés des phénomènes célestes, interrogés par le basileus sur la signification de ce météore inouï, préoccupés avant tout d’être agréables au prince, lui répondirent en vrais courtisans que c’était là pour lui un présage de victoire et de longue vie. » « Hélas, s’écrie le chroniqueur, écrivant son histoire quinze années après cette apparition qui tant épouvanta ses contemporains, en réalité la terrible comète prédisait bien autre chose », et il énumère douloureusement en plusieurs pages et la mort si prochaine de l’infortuné basileus et toutes les calamités qui allaient être la suite de cet événement affreux: révoltes exécrables, luttes civiles interminables, invasions, guerres étrangères, tremblements de terre, famines, pestes, la ruine enfin presque totale de l’empire romain.[49] Skylitzès et Cédrénus tiennent le même langage que Léon Diacre. Avec Glycas ils désignent cette comète qui semble avoir si vivement impressionné tout le monde oriental sous le nom de Pogonias, « la barbue », à cause de sa forme.[50] Divers phénomènes, des aurores boréales, vinrent ajouter leurs effrayants pronostics à celui-là

Immédiatement après avoir raconté cette apparition et les calamités dont elle avait été le présage, Léon Diacre dit que le basileus reprit la route du nord. Il y avait ici de grandes obscurités. Lebeau, suivant le récit d’Elmacin, faisait ensuite paraître devant Antioche Jean Tzimiscès déjà malade et ayant pour cette cause levé le siège de Tripoli après quarante journées d’approche, journées dont il avait partagé les surhumaines fatigues avec ses soldats. Jean, au dire de l’historien arabe, espérait trouver un refuge dans la grande forteresse syrienne. Mais les Antiochitains, en grande partie de race sarrasine, n’obéissaient aux Grecs que par force. Voyant Tzimiscès affaibli, ils lui auraient fermé leurs portes, probablement après avoir chassé la garnison byzantine. Lui, fort irrité, n’étant plus en état de les forcer, se serait contenté de dévaster leur territoire et de faire couper tous leurs arbres fruitiers, palmiers et autres; puis, se sentant de plus en plus mal, il aurait poursuivi sa route vers Constantinople laissant sous les murs de la cité révoltée son lieutenant Bourtzès qui, jadis, s’en était emparé pour Nicéphore Phocas. Cette fois encore, fameux capitaine s’en serait rendu maître peu après le départ de l’empereur. Toutes ces informations comme celles de l’Histoire des Fatimides sur la poursuite de l’armée impériale par l’eunuque Reïhan semblent aujourd’hui définitivement controuvées par le témoignage de la lettre de Jean Tzimiscès qui ne souffle mot de tous ces événements et il semble bien probable qu’Elmacin aura confondu ce prétendu nouveau siège d’Antioche avec celui des lieutenants de Nicéphore Phocas en 969. En 975 Antioche, qui avait repoussé cinq ans auparavant l’attaque des bandes africaines, devait posséder une forte garnison, placée probablement encore sous le commandement de Bourtzès,[51] et les impériaux n’eurent certainement point à reprendre cette grande place de guerre.

Par la lettre de Jean Tzimiscès à son vassal d’Arménie, nous nous rendons compte de l’itinéraire de l’armée d’invasion et des résultats obtenus infiniment mieux et plus exactement que par les récits si imparfaits ou si infidèles des autres sources. Jean a très nettement indiqué le chemin parcouru. Il s’est avancé à une bien plus grande distance vers le sud, il a rétabli de ce côté la domination byzantine infiniment plus loin qu’on ne pourrait le soupçonner en lisant Léon Diacre ou les annalistes arabes. Bien plus clairement aussi par sa narration si vivante on s’aperçoit que ses adversaires constants dans cette campagne furent non point seulement les contingents sarrasins de Syrie, comme le laisseraient supposer les auteurs que je viens d’énumérer, mais surtout et toujours les excellentes troupes régulières africaines, les guerriers maghrébins fameux du Fatimide d’Égypte.

Parti de Constantinople au premier printemps, Jean rejoint en Asie, peut-être seulement à Antioche, ses troupes qui y avaient pris leurs quartiers d’hiver après la campagne de Mésopotamie de l’an précédent. C’est d’Antioche qu’il part dans le courant d’avril, pour pénétrer en pays ennemi, « marchant devant lui comme un lion furieux », soumettant toutes les places fortes sur son passage, remontant le cours de l’Oronte jusqu’à Émèse. Nécessairement c’est à ce moment qu’il dut passer par Apamée. Lui, ne nomme point cette ville, mais le renseignement donné par Léon Diacre doit être exact. Quant à Membedj où ce chroniqueur fait retrouver au basileus les sandales du Christ, cette cité se trouve située tout à fait en dehors du chemin parcouru par l’armée, et si vraiment elle fut prise cette fois encore par les impériaux, ce ne put être que par un corps détaché. En tous cas Léon Diacre a fait erreur pour les saintes sandales et la chevelure du Précurseur, puisque le basileus affirme que ces reliques vénérables furent retrouvées par lui à Gabala.

D’Émèse qui lui paya tribut, Jean, continuant à remonter le fleuve Oronte jusqu’à sa source, poursuivit sa marche directement vers le sud et atteignit Balbek. Ici la lettre impériale concorde avec les autres récits, mais telle nous apprend en plus que l’armée dut faire le siège de cette antique capitale, alors encore place de guerre importante, aujourd’hui presque déserte. Balbek n’avait pas vu d’empereur romain l’assiéger depuis les temps d’Aurélien. Jean Tzimiscès en parle comme d’une ville sarrasine considérable: « cité illustre, magnifique, bien approvisionnée, immense et opulente. » Les réminiscences de l’antiquité ont certainement poussé l’écrivain impérial à l’exagération.

L’armée franchit ensuite l’Antiliban et arriva en vue de Damas qui fit aussitôt sa soumission. Ici encore le récit de Jean est d’accord avec ceux des annalistes. Quelle pitié d’en savoir si peu sur cette merveilleuse chevauchée impériale ! Damas non plus n’avait pas vu de basileus de Roum depuis de longs jours. Le Turc dont parle la lettre royale et qui était venu avec cinq cents cavaliers, à la rencontre du vainqueur, c’était Aftekîn, le Phatgan de Léon Diacre. Jean le laissa à la tête de sa nouvelle conquête et l’ancien émir turc devenu depuis peu le lieutenant du Fatimide africain se trouva maintenant le vassal converti du basileus orthodoxe, très pieux.

Toute la partie suivante de l’expédition ne se trouve rapportée que dans la lettre du basileus et c’est là le passage peut-être le plus précieux de ce document extraordinaire. De Damas, par Banias évidemment, l’armée impériale marche sur Tibériade. L’antique cité biblique, devenue bourgade sarrasine, se soumet au basileus qui lui donne un gouverneur grec et l’épargne à cause des grands souvenirs du Christ. De là, par Nazareth, par toutes ces campagnes augustes dont chaque nom devait retentir pieusement au coeur de ces dévots fils de la Vierge, de ces guerriers orthodoxes, l’armée gagne Acre et le haut Thabor. Toute la contrée, débarrassée des garnisons magrébines qui s’enfuient de toutes parts, acclame le vainqueur. Jérusalem, dont le seul nom fait trembler d’émotion les guerriers de la Croix, Ramleh également, demandent et obtiennent des gouverneurs byzantins. De même Acre, Nazareth et Bethsan. Enfin on arrive à Césarée, la ville d’Hérode, l’antique capitale des gouverneurs romains. Jamais basileus byzantin depuis des siècles n’avait poussé si loin. Qui pourrait décrire les sentiments de ces pieux soldats parcourant tous ces lieux sacrés, si étrangement, si passionnément révérés par eux, ces localités fameuses tant célébrées par les Livres Saints, qui, depuis tant d’années, n’avaient plus vu passer d’armée chrétienne? On était tout près de Jérusalem, la cité de David et du Christ. Quelle émotion poignante étreignait toutes ces âmes simples ! Le basileus couronné de Dieu, l’Isapostole, le représentant du Christ sur la terre, allait se rendre dans la cité du Golgotha; son pied nu avait foulé pieusement le sol du Calvaire. Malheureusement les garnisons africaines en fuite, tous les guerriers épars du Fatimide avaient couru s’enfermer dans les places fortes du littoral phénicien où des renforts les avaient rejoints par la voie de la mer. Il fallait avant tout les battre, les détruire, pour qu’ils ne pussent menacer les derrières de l’armée, ruiner ses communications, sabrer ses arrière-gardes. Force fut aux Grecs désolés de se détourner de Jérusalem, de remonter d’abord vers le nord en suivant la côte, d’achever cette oeuvre de pacification avant d’aller prier et pleurer au Tombeau du Sauveur. Il dut en coûter cruellement à tous ces Byzantins, basileus, capitaines et soldats, de remettre à plus tard ce pèlerinage tant rêvé à travers de si rudes fatigues, si proche aujourd’hui. Hélas, plus tard, il ne fut plus temps.[52]

Toute cette brillante et curieuse marche militaire à travers les montueuses campagnes de l’aride Palestine, toute cette rapide conquête de ces terres fameuses nous seraient inconnues sans la lettre du basileus à son vassal le roi des rois d’Arménie.

On remonta donc la côte phénicienne, longeant de plus ou moins près le rivage jusqu’à Beyrouth d’abord, qu’on prit de haute lutte avec le général du Khalife et les troupes africaines qui y tenaient garnison depuis le printemps. De là, se détournant vers le sud, on alla prendre Sayda, devant laquelle, pour une raison qui nous échappe, on venait de passer sans coup férir, puis toutes les autres cités du littoral, Tarâboulos enfin. Près de cette place, on remporta un nouveau succès sur les Africains.

Jean ne dit pas qu’il prit Tarâboulos. N’était l’affirmation contenue dans la fin de sa lettre qu’aucune place ne lui a résisté, on pourrait ajouter foi à Léon Diacre racontant qu’il dut en lever le siège. Cela ne l’empêcha pas de faire dévaster par ses guerriers le territoire de cette cité et de battre encore un détachement africain.

Poussant toujours plus dans la direction du nord le long de la côte, ont prit Balanée, puis Gabala[53] (et non Gabaon, comme le dit par erreur le basileus). C’est là que d’après le récit impérial on trouva les sandales du Christ et la chevelure du Précurseur, plus l’image miraculeuse que Léon Diacre dit provenir de Beyrouth. Tout le rivage de Phénicie et de Syrie se trouvait maintenant soumis depuis Ramleh jusqu’aux limites du duché d’Antioche. Il ne restait à enlever que quelques forteresses de l’intérieur dans la région du nord. On se hâta de procéder à ces opérations dernières. Séhoun ou Sahioun, au-dessus de Laodicée, succomba, la célèbre Borzo également. Toute cette rapide conquête de la côte phénicienne, si clairement exposée dans la lettre du basileus, est racontée dans les autres sources de la manière la plus confuse, la plus insuffisante. Il faut nous en tenir uniquement à ce document inestimable, tout en profitant des rares renseignements que nous rencontrons autre part.

Toutes ces belles terres de Syrie, du Liban, de Palestine et de Phénicie semblaient bien cette fois véritablement reconquises. Pas une place de guerre ne demeurait aux mains des Africains au nord d’Ascalon, et Jean pouvait s’écrier avec un juste orgueil dans sa lettre à son allié: « Il ne resta jusqu’à Ramleh et Césarée ni mer ni terre qui ne se soumit à nous par la puissance du Dieu incréé », et plus loin: « Maintenant toute la Phénicie, la Palestine et la Syrie sont délivrées de la tyrannie des Musulmans et obéissent aux Romains. En outre la grande montagne du Liban a reconnu nos lois. »

Redevenu maître incontesté de toutes ces vastes contrées, partout vainqueur des guerriers d’Afrique, ne paraissant guère se préoccuper de la fameuse comète qui, au dire de Léon Diacre, terrifiait les populations de l’empire depuis le commencement du mois d’août, Jean Tzimiscès raconte en terminant que dans le courant de septembre il a ramené son armée en bon état à Antioche. Pas un mot de sa prétendue maladie déjà commencée, pas un mot de cette prétendue révolte des Antiochitains qui lui auraient fermé leurs portes et l’auraient obligé à faire mettre le siège devant leur cité. Il y a certainement eu là erreur ou confusion de la part d’Elmacin.

Très malheureusement pour nous, la lettre impériale s’arrête en ce point. Comme elle ne mentionne ni la marche d’Antioche à Constantinople ni la rentrée dans la capitale, on peut en conclure qu’elle fut écrite d’Antioche même, ou bien encore de quelque localité plus au nord sur le chemin du retour, vers septembre ou octobre, alors que les forces du basileus ne s’étaient point encore altérées, ainsi que nous l’allons voir. Certes cette missive et les deux plus courtes qui la suivent respirent la vigueur de la parfaite santé. Une preuve de plus que ce courrier du basileus au roi des rois d’Arménie a dû être expédié sur la route du retour, ce sont les expressions de la lettre à Pantaléon. On y voit clairement que Jean Tzimiscès n’était point encore rentré dans sa capitale, puisqu’il engage le docteur arménien à partir de suite pour pouvoir assister aux fêtes qu’il se propose d’y célébrer dès son arrivée en l’honneur des reliques rapportées de Gabala. De même il se réjouit des conférences pieuses qui vont avoir lieu dans la capitale.

Donc l’armée impériale, pleinement victorieuse, laissant derrière elle les territoires reconquis en voie de réorganisation, chaque ville avec son traité de soumission, son tribut organisé, son gouverneur nommé, sa garnison désignée, ainsi que le basileus ne manque pas de l’énoncer pour chacune, reprit allègrement la route de ses cantonnements du nord, fière de ces deux formidables campagnes si vaillamment supportées en ces régions brûlantes sous un soleil de feu.

Comme par une lamentable dérision du sort, à ce moment précis commença à se dessiner le drame suprême qui, si promptement, devait mettre un terme à la courte carrière du brillant basileus ! C’était pour la dernière fois que l’infortuné souverain venait de parcourir les campagnes syriennes ! Pour cette brusque fin de vie, nous ne possédons guère que le récit de Léon Diacre en sa tragique brièveté: Le voyage du retour durait depuis quelque temps déjà « Comme l’armée, racontent le Diacre et aussi, d’après lui, les autres chroniqueurs byzantins, traversait lentement au sortir de la plaine de Cilicie les défilés du Taurus, puis les premières terres au delà des monts, comme elle passait par toutes ces contrées sises au pied de la grande chaîne asiatique, arrachées depuis si peu de temps au joug sarrasin par l’épée de Nicéphore, le basileus admira fort aux environs d’Anazarbon le domaine magnifique de Longinias,[54] puis plus loin encore sur l’autre versant des monts au delà de Podandos, sur le chemin entre Tyana et Andabalis, celui non moins beau de Drizibion.[55] Il se montra émerveillé de l’éclatant spectacle de ces fertiles campagnes, couvertes de troupeaux; riches, de tous les biens de la nature, jadis possessions de la couronne et dont la récente conquête venait de coûter tant de sang et de peine aux troupes impériales. A mesure qu’il s’informait des noms des propriétaires actuels de ces terres, on lui répondait invariablement qu’elles appartenaient au seul parakimomène. Le proèdre Basile était, comme presque tous les hommes d’État byzantins d’alors, un grand accapareur de biens nationaux, qu’il se faisait attribuer sous tous les prétextes avec une brutale avidité. Nous ignorons du reste par suite de quelles usurpations le fameux ministre, haï du peuple pour sa dureté, avait réussi à mettre la main sur de si beaux domaines, sans même que Jean s’en doutât.

Toujours est-il que le vaillant homme de guerre qui, pour des motifs qui se devinent, probablement aussi impressionné par l’animadversion populaire grandissante, ne nourrissait plus, semble-t-il, pour l’eunuque tout-puissant les sentiments de jadis, et songeait peut-être déjà à se priver de ses services, impatienté d’entendre ce nom revenir à tout instant, finalement outré d’indignation, ne put se retenir de s’écrier:

« Hélas, faut-il que le plus généreux sang de nos soldats ait été versé vingt fois, faut-il que Nicéphore Phocas et moi, avec les plus braves capitaines de l’empire, ayons livré tant de glorieux combats pour que le résultat de tant de fatigues, de tant de maux, de l’épuisement de tout un peuple, soit l’enrichissement d’un vil eunuque ! Donc pour l’intérêt de cet homme, il faudra que les nations de l’empire se ruinent en contributions de guerre, que les armées impériales combattent, que les empereurs eux-mêmes partent en campagne et aillent exposer leurs jours par delà les frontières! Voici des terres admirables ! Les unes furent conquises par le glorieux Nicéphore, d’autres par moi, d’autres par le grand domestique Mleh, d’autres encore par d’autres grands domestiques, et maintenant il faut que toutes appartiennent au seul Basile! Tant de peines n’ont profité qu’à ce misérable eunuque ! De tant de conquêtes l’État n’a rien conservé pour lui! »

Le basileus poursuivit longtemps sur ce ton, donnant libre cours à sa colère, stigmatisant l’incroyable rapacité du parakimomène qui pressurait abominablement les malheureux colons de ses domaines.

Paroles fatales qui devaient coûter la vie à ce noble empereur, s’il faut du moins en croire les récits contemporains ! Elles furent, en effet, tôt rapportées à Basile, bien avant que Jean Tzimiscès n’eût atteint sa lointaine capitale alors qu’il était sur la route du retour. Le terrible eunuque, irrité, inquiet, mû par le désir de se venger de ces humiliations, plus encore peut-être par la crainte du ressentiment de l’empereur, parce qu’il prévoyait à bref délai quelque foudroyante disgrâce, résolut, avec sa décision accoutumée, de prendre les devants. Sur l’heure il attenta de dévorer l’affront et ne tenta pas de se disculper. En réalité son plan était fait. La perte de ce maître incommode était jurée à très bref délai.

Comme le cortège impérial maintenant presque au terme de sa course, cheminait à travers les vertes campagnes de Bithynie, le basileus, arrivé dans la vaste plaine au pied du versant septentrional de l’Olympe, se détourna de la voie militaire passant par Nicée, pour aller sur les bords du lac Askania recevoir l’hospitalité d’un de ses grands vassaux dans son domaine d’Atroa.[56] Ce vassal était le patrice et sébastophore Romain, petit-fils de Romain Lécapène. Léon Diacre raconte qu’au banquet donné à cette occasion par ce personnage, un de ses eunuques échansons, « soit qu’il détestât le basileus, soit plutôt qu’il eût été secrètement acheté »,[57] versa dans la coupe de Jean Tzimiscès un poison lent mais sûr. Dès le lendemain, le basileus, pris d’une immense torpeur, se trouva comme paralysé. Ses membres raidis refusaient tout service. Un feu intérieur consumait l’infortuné. Ses souffrances étaient atroces. Sa faiblesse devint subitement extrême. Cet homme si vigoureux s’affaissait, ne pouvant se traîner. Des pustules affreuses, des bubons couvrirent ses épaules. Le sang lui sortait à flots par les yeux. Tous les remèdes furent inutiles. Son entourage, de suite, le considéra comme perdu. Sentant la mort venir, n’ayant plus qu’un désir, arriver à temps au Palais Sacré, le malheureux dépêcha en hâte l’ordre d’achever précipitamment le tombeau splendide qu’il se faisait construire dans l’oratoire du Sauveur de la Chalcé. Il arriva à Constantinople respirant à peine, presque agonisant. Il semble cependant qu’il ait pu jouir encore des honneurs de son troisième triomphe. Mais cette superbe réception qui lui avait été préparée avec tant d’amour et d’enthousiasme, se changea brusquement en une scène de deuil et de désespoir universels. Ce dut être vraiment une entrée tragique. Du moins les termes très brefs dans lesquels sa mort est racontée par les chroniqueurs, paraissent bien indiquer cette fin si prompte, cette affreuse agonie en plein triomphe.

Toutefois le document que j’ai cité plus haut semblerait indiquer un trépas moins brusque. Jean en écrivant sur la route du retour à « l’illustre philosophe Pantaléon », en même temps qu’au roi Aschod, avait, on se le rappelle, invité ce savant personnage à se trouver à Constantinople pour son arrivée: « Tu feras tous tes efforts, lui mandait-il, pour que nous te trouvions dans notre Ville gardée de Dieu et là nous célébrerons des fêtes solennelles en l’honneur des sandales du Christ notre Dieu et de la chevelure de saint Jean-Baptiste. Je serai enchanté surtout de te voir entrer en conférence avec nos savants et nos philosophes, et nous nous réjouirons en vous. » Il est probable que la fête d’instauration des reliques adorables rapportées de Syrie devait, dans les projets du basileus, se confondre avec celles de l’entrée triomphale. Certainement Jean comptait, ainsi qu’il l’avait fait trois années auparavant pour l’image miraculeuse de la Vierge bulgare, escorter solennellement depuis la Porte d’or à travers, les rues de la Ville les sandales divines et la chevelure du Baptiste et les déposer de ses mains, au milieu de l’allégresse populaire, dans les temples qu’il leur avait assignés pour demeures. Ces fêtes d’instauration de reliques étaient toujours infiniment brillantes à Byzance. L’état si grave dans lequel le basileus se trouvait lui laissa-t-il le loisir de célébrer celle-ci? Il le semblerait d’après la suite du récit de Mathieu d’Edesse, récit quelque peu suspect puisque le pieux écrivain semble ignorer jusqu’à la maladie du prince.

« Lorsque le docteur Léonce eut connu la volonté de l’empereur, poursuit l’historien arménien, il partit pour Constantinople. Des fêtes magnifiques eurent lieu en l’honneur des sandales de Dieu et de la chevelure du saint Précurseur. L’allégresse fut générale dans la cité impériale. Notre docteur arménien soutint des controverses, en présence de l’empereur, avec tous les savants de cette ville et se montra invincible dans son argumentation, car il répondit à toutes les questions d’une manière qui satisfit tout le monde. Il fut comblé d’éloges, ainsi que le maître de qui il tenait ses doctrines, et gratifié par l’empereur de cadeaux très précieux; depuis, tout joyeux de cette réception, il s’en retourna en Arménie vers l’illustre maison de Shirag. »

N’oublions pas que Mathieu d’Édesse écrivait au xe siècle, un siècle et demi après la mort de Jean Tzimiscès, événement dont il a pu ignorer les détails précis et dont il a fait du reste un récit tout à fait fantastique. Il se pourrait que les fêtes d’instauration des reliques, surtout ces controverses religieuses publiques, tournois pieux si en faveur à cette époque au Palais Sacré, n’aient eu lieu qu’après la mort du basileus Jean, en présence des jeunes princes ses successeurs.

Quoi qu’il en soit, immédiatement après les fêtes du triomphe, qu’il avait dû subir probablement soutenu dans les bras de ses eunuques, Jean, se sentant mourir, rentra au Palais pour s’étendre sur la couche dont il ne devait plus se relever. Dès lors l’infortuné basileus ne s’occupa plus que de sa fin. Il fit distribuer de son trésor particulier, de ses biens personnels, de largesses aux pauvres, aux malades des hospices, surtout aux malheureux atteints d’affections cutanées, de lèpre et d’écrouelles, qui avaient été constamment de sa part l’objet d’une sollicitude particulière. Puis il se confessa longuement et minutieusement à l’évêque Nicolas d’Andrinople, prêtre saint et vénérable, et versa des torrents de larmes sur ses péchés, invoquant à haute voix le secours de la Théotokos, la conjurant de l’assister dans le jugement redoutable qu’il allait subir.

Enfin, plein d’humilité, de contrition chrétienne, il expira le 10 janvier 976,[58] âgé de cinquante et un ans, après six ans et trente jours de règne. Les sources ne disent pas un mot de la basilissa Théodora ni de la douleur que dut éprouver cette princesse effacée entre toutes. Ainsi périt, à la fleur de l’âge, le plus brillant, le plus brave, peut-être le meilleur parmi les basileis byzantins.

Tel est le récit des chroniqueurs. La voix populaire accusa de cette mort imprévue l’eunuque Basile. Le vindicatif parakimomène avait tout à gagner à cet événement, puisqu’il était à peu près certain de devenir régent. Cependant d’autres encore furent soupçonnés. Léon Diacre, Skylitzès, Cédrénus, Zonaras, Glycas, Aboulfaradj,[59] même Elmacin, racontent l’histoire de l’empoisonnement. Presque tous chargent Basile. Devons-nous les croire aveuglément? Ne faudrait-il pas plutôt attribuer ce trépas rapide au typhus ou à quelque autre de ces affections fébriles continues, malignes, si fréquentes en ces contrées orientales, si naturelles à la suite des fatigues extraordinaires d’une longue campagne d’été sous le ciel brûlant de Syrie, à la suite de ce lent retour à travers des régions trop souvent malsaines, empestées de miasmes paludéens? Les symptômes décrits par les chroniqueurs s’accordent à merveille avec une affection de cette nature bien mieux qu’avec ceux d’un empoisonnement « lent mais sûr ». Je pencherais très fort pour cette opinion et aucun de mes anciens confrères des études médicales ne me contredirait, j’en ai la certitude. La science ne connaît plus guère aujourd’hui de ces drogues qui,  administrées en une fois, empoisonne « lentement et sûrement ». Il faut laisser ces légendes aux racontars du passé. De tout temps surtout dans ces époques d’universelle ignorance, les fins brusques de personnages en vue, fins accompagnées de symptômes morbides insolites et violents, furent attribuées par le populaire au poison. Comment l’eunuque Basile aurait-il pu se maintenir au premier rang après la mort de Tzimiscès, comment serait-il demeuré le tout-puissant régent et ministre des deux jeunes basileis si on avait pu publiquement l’accuser et sérieusement le convaincre d’un tel crime? Je laisse au lecteur le soin de trancher à son gré cette question obscure et difficile.[60]

Ainsi mourut après six ans et un mois du règne,[61] ce grand empereur, « ce petit homme de force héroïque audacieux et invincible, courageux dans le péril, d’une valeur singulière ». Sa mémoire demeure souillée d’un grand crime. Sans cela il passerait à bon droit pour un des plus grands basileis d’Orient. Son bras valeureux restitua à l’empire les plus beaux jours de l’histoire romaine. Vainqueur des Russes, des Bulgares, des Khalifes de Bagdad et du Caire, conquérant de la Syrie, de la Palestine, de la Mésopotamie, en paix avec les Othon d’Allemagne, aussi bon administrateur que brillant capitaine, magnanime, généreux, chevaleresque, il sut donner un regain de gloire à l’histoire de Byzance au moment même où en France la dynastie carolingienne s’éteignait dans l’indolence du long et misérable règne de Lothaire. Aboulfaradj, un adversaire pourtant, parlant de la mort de cet illustre prince, s’écrie: « Il se montra toujours grand et magnanime, donnant la liberté aux captifs. Grands et petits le pleurèrent. »

Jean ne laissait pas d’enfants de l’impératrice Théodora. Du moins les sources n’en nomment aucun. Théodora n’est plus jamais depuis mentionnée dans les chroniques. Elle dut se retirer dans quelque monastère ou bien disparaître à toujours dans la paix silencieuse du gynécée impérial pour continuer à y vivre de la vie insignifiante et nulle qu’elle semble avoir menée sur le trône.

Mouizz, le grand Khalife Fatimide, le conquérant du Caire, de l’Égypte et de la Syrie méridionale, l’allié, puis en dernier lieu l’adversaire de Jean Tzimiscès, était mort quelques semaines à peine avant celui-ci,[62] dans le palais qu’il s’était fait construire dans sa nouvelle capitale. Il y avait vingt-trois ans qu’il régnait, deux années sept mois et quelques jours qu’il avait fait son entrée au Caire. Il était âgé de quarante-cinq ans et six mois. Il avait eu pour successeur son fils Al-Azis.[63]

Nous n’avons aucun détail sur ce que furent les funérailles de Jean Tzimiscès. Seulement nous savons, que, par une exception unique parmi les basileis qui tous, sauf celui-là, furent ensevelis en dehors du Palais Sacré,[64] on l’enterra dans son cher oratoire de la Chalcé consacré au  Christ Évergète, où il s’était fait construire ce magnifique tombeau dont j’ai parlé à deux reprises déjà et dont nous ne savons malheureusement rien, sauf qu’il était d’une somptuosité extraordinaire. Les marbres sculptés, les émaux chanlevés, les incrustations de métal précieux, l’or et l’argent sous toutes les formes, peut-être l’ivoire, devaient y confondre leurs splendeurs dans un ensemble éblouissant. Les conquérants francs de 1204 se chargèrent certainement de détruire cette merveille de l’art byzantin du Xe siècle comme ils le firent pour tant d’autres monuments admirables de la capitale des basileis tombés en leur mains grossières et violentes.

La vie glorieuse du basileus Jean a, comme celle de Nicéphore Phocas, inspiré les poètes.[65] Le célèbre Jean Géomètre, ce poète contemporain dont j’ai souvent parlé, a écrit pour ce basileus un éloge funèbre qui s’est retrouvé dans un des manuscrits venus du Vatican à la Bibliothèque Nationale.[66] Ce poème, intitulé: « Éloge funèbre[67] de Kyr Jean le basileus », ne saurait être ici reproduit en entier à cause de sa longueur. Un souffle puissant l’inspire. C’est le basileus défunt qui parle en personne. En un langage d’une ardente éloquence il conjure le passant de s’arrêter quelques instants devant son tombeau, de verser une larme amère sur son sort malheureux. Il raconte ses nobles origines, ses glorieux exploits depuis sa jeunesse, par delà l’Euphrate jusqu’aux rives du Tigre, et comment il a fait fuir de terreur l’impie Chambdas et l’Arabe sur son coursier. Mais soudain tout change. Du moment où cédant à la soif du pouvoir, Jean a assassiné Nicéphore, il n’y a plus de place dans sa vie que pour le remords. L’auteur ne cache pas sa préférence pour le héros massacré; « il ne veut pas celer la voie scélérate par laquelle Jean, en assassinant son héros favori, est parvenu au trône. » « L’amour d’un pouvoir criminel, lui fait-il dire, m’a possédé durant ma vie. Horreur, j’ai rougi mes mains dans le sang et dérobé par la violence le sceptre de l’empire ! Dès lors le bonheur, la gloire des premiers jours ont disparu. » La description des remords affreux qui ont empoisonné la vie du meurtrier est d’une poignante éloquence. Le poème se termine par les lamentations du héros descendu si prématurément dans la tombe. Toute sa gloire s’est évanouie. Il n’y a plus qu’un cadavre misérable attendant, tremblant, le jugement divin, suppliant Dieu d’avoir pitié de sa créature « malgré ses crimes plus nombreux que les étoiles du ciel et les grains de sable de la mer ».

Jean Géomètre aimait Nicéphore Phocas. Il se rappelle son règne avec joie. Il a dédié à ce prince plusieurs de ses poésies; tandis qu’il n’a chanté Jean son meurtrier que dans deux d’entre elles. Même la première que je viens de citer n’est pas entièrement bienveillante, on le voit, parce que le poète ne peut pardonner au basileus l’acte impie qui l’a mis sur le trône. La seconde n’a que trois lignes. Dans toute l’oeuvre de Jean Géomètre, ce sont les seuls vers qui intéressent encore ce Jean Tzimiscès pour lequel le poète nourrissait si peu de tendresse. Ceux-ci sont intitulés: Des couronnes impériales passées aux bras de l’autocrator Jean. Il est certainement question ici des couronnes que le premier magistrat de Constantinople avait offertes sous la porte Dorée au basileus dans un de ses triomphes et que celui-ci passait à son bras avant de poursuivre sa route par la Mésa vers Sainte-Sophie. Le sens des vers est celui-ci: « Ta droite, ô mon Christ, a mis en déroute l’ennemi. Ta droite se trouvant couronnée de ton Christ, tous te rendent grâces pour tes victoires. »

 Les monnaies au nom de Jean Tzimiscès parvenues jusqu’à nous sont fort peu nombreuses. Les sous d’or comme les pièces d’argent sont copiées sur les types de son prédécesseur Nicéphore. Fait curieux qui est à noter: à l’inverse des monnaies de ce dernier, on n’en connaît aucune de Jean avec les effigies des deux petits basileis figurant aux côtés de la sienne. Il semble que le fier régent ait tenu à paraître seul au droit de ses espèces. Sur ses sous d’or, d’ailleurs fort rares, Jean s’est fait représenter dans la robe à grands carreaux à côté de la Théotokos qui, de sa droite, pose sur la tête du prince le diadème impérial à gros cabochons cruciformes. Lui tient à la main une croix à double traverse. Au dessus de sa tête une dextre divine le bénit. La légende grecque signifie: « Théotokos, protège le despote Jean ». Au revers, comme sur les sous d’or de Nicéphore, on aperçoit l’imposante figure de face du Christ Pantocrator avec la vieille légende latine: Jesus Christus rex regnantium. Sur les monnaies d’argent, d’une exécution fort belle, figure au revers le même bizarre enkolpion ou reliquaire en forme de croix que sur celles de Nicéphore, avec une capsule centrale portant le buste diadèmé du basileus entre les lettres de son nom et la devise nationale Jésus-Christ est vainqueur. Au droit on lit la légende en plusieurs lignes: Jean (fidèle) en Christ, autocrator très pieux, basileus des Romains »

Une belle et rare monnaie anonyme, oeuvre charmante des médailleurs byzantins de la fin du Xe siècle, avec l’effigie de la célèbre Vierge des Blachernes et cette courte légende annonçant au moins deux empereurs: « Théotokos, protège les basileis », pourrait, pour cette raison, être attribuée à Jean Tzimiscès et à ses deux jeunes collègues, mais elle conviendrait aussi bien à Nicéphore dans les mêmes circonstances, ou encore à Basile et Constantin lors de leur long règne commun. M. de Saulcy, ce brillant et charmant érudit dont la science pleure encore la mort, qui a étudié et classé avec tant de science la numismatique immense des basileis d’Orient, penche pour Tzimiscès. Au revers on lit cette pieuse et noble de vise en beaux caractères de la seconde moitié du xe siècle « Mère de Dieu, pleine de gloire, celui qui met en toi son espérance, n’échouera jamais dans la réalisation de ses projets. »

De petites monnaies de cuivre, portant sur une face le monogramme du nom de Jean, sur l’autre celui du titre de despote, se retrouvent parfois sur l’abrupte côte de Crimée et les autres rivages septentrionaux de la mer Noire, surtout au près de Sébastopol, sur l’emplacement de l’antique Cherson. Certainement elles ont été frappées dans cette cité lointaine sous le règne de notre basileus pour l’usage des populations du thème criméen de ce nom. Elles ont servi de moyen d’échange entre colles-ci et leurs sauvages voisins petchenègues ou khazars.

Les numismates ne connaissent aucune autre monnaie de cuivre, aucun « follis », au nom du basileus Jean, fait qui ne manque pas de paraître fort étrange. Or précisément il existe dans Skylitzès et Cédrénus un passage qui dit à peu près ceci: « Jean Tzimiscès fit graver sur sa monnaie d’or et sur ses oboles, c’est-à-dire sur sa monnaie de cuivre, l’effigie du Sauveur, ce qui n’avait jamais été fait jusque-là Sur l’autre face il fit inscrire, en caractères de style romain, la légende:

« Jésus-Christ basileus des basileis », c’est-à-dire « roi des rois ». Ses successeurs conservèrent ces mêmes types. » La fin de la première phrase signifie que l’effigie du Christ n’avait jamais encore jusqu’ici paru au droit de la monnaie impériale en place et à l’exclusion de celle du prince. Ce n’est que dans ce sens que ces expressions peuvent être comprises, pas autrement. La seconde phrase a décidé les numismates à attribuer à ce règne de Jean Tzimiscès un certain nombre de gros ses monnaies anonymes de cuivre paraissant bien appartenir au Xe siècle, qui se retrouvent aujourd’hui encore en très grande abondance à Constantinople et dans tout l’Orient, et qui portent effectivement sur une face l’effigie du Christ en buste ou même en pied avec la légende Ièsous Christos Emmanuel, et au revers une croix élevée sur trois degrés entourée de la légende semi grecque et latine Ièsous Christos basileus basiléon, « Jésus-Christ, roi des rois ». Parfois même il n’y a pas de croix et la dévote légende occupe tout le champ du revers, ou bien encore la croix est cantonnée par les divers mots de la légende. Il est fort possible, probable même, que ces monnaies furent bien frappées pour la première fois sous le règne de Jean Tzimiscès, comme semble l’indiquer le passage cité de Skylitzès, et c’est là ce qu’il y a d’exact dans cette phrase, mais les derniers mots du chroniqueur, puis encore l’extrême abondance de ces monnaies, aussi ce fait curieux qu’on ne connaît pas davantage de monnaies de cuivre aux effigies des deux basileis Basile et Constantin, dont le règne commun fut cependant si long, toutes ces circonstances réunies donnent à penser que la frappe de ces espèces anonymes, loin de n’avoir duré que sous l’administration de Jean, a certainement été continuée sous ses successeurs immédiats, même plus tard encore. Certainement la frappe de ces espèces si nombreuses se sera poursuivie fort longtemps, et lorsque nous contemplons ces lourdes pièces de cuivre aux types pieux, aux légendes dévotes, encore aujourd’hui si abondantes, nous n’avons très probablement pas autre chose sous les yeux que des exemplaires de la monnaie de cuivre frappée pour les besoins de l’immense empire byzantin à partir de l’avènement de Jean Tzimiscès en 970, durant plus de cinquante années au moins jusqu’à la mort de Basile II, en l’an 1002 On ne s’étonnera donc plus de la fréquence extrême de ces étranges follis.[68]

Beaucoup de ces pièces de cuivre ont été surfrappées plus tard aux effigies de divers basileis du XIe siècle: Constantin Ducas, Romain Diogène, Eudoxie Dalassène, même Nicéphore Botaniate. Sur ces exemplaires fort recherchés des numismates, on déchiffre encore sous les noms ou les effigies de ces princes les pieuses légendes des bronzes anonymes de Jean Tzimiscès et de ses jeunes collègues.

D’autres exemplaires encore de ces mêmes émissions présentent une particularité curieuse. Ils portent en contremarque le mot arabe signifiant bon, profondément empreint à l’aide d’un poinçon. Ce mot a-t-il été placé sur ces espèces pour autoriser, même pour rendre obligatoire le cours de ces monnaies chrétiennes en territoire arabe soumis à l’empire, dans la principauté d’Alep par exemple, pour empêcher les populations musulmanes sujettes de la rejeter avec horreur à cause des effigies humaines ou des types chrétiens qui y figurent, ou bien a-t-on voulu par ce moyen leur donner libre cours en territoire proprement sarrasin en suite de quelque convention monétaire conclue entre le basileus et les Khalifes de Bagdad ou du Caire? C’est ce qu’il est impossible de décider avec certitude en l’absence de tout document contemporain.

En dehors du chrysobulle de l’an 972 relatif au « typikon » du Mont Athos dont je parlerai tout à l’heure, on ne connaît qu’une seule novelle du basileus Jean Tzimiscès. Elle a trait aux esclaves pris à la guerre et a été attribuée faussement par Du Cange à Jean Comnène. On y trouve déterminés les cas d’exemption de l’impôt pour le trafic des esclaves pris à la guerre et, ceux où cet impôt doit être perçu. Les prisonniers russes de Bulgarie, les prisonniers arabes des campagnes de Syrie ont dû faire les frais de cette novelle. Les militaires, chefs et soldats, y bénéficient de toutes les indulgences impériales. Remise leur est faite des droits à payer par eux au trésor dans certains cas où ils ont à disposer d’esclaves qu’ils ont pris à la guerre. Les intérêts des troupes de mer sont de même l’objet de la sollicitude du basileus. Il est question des esclaves pris directement par ces hommes de la flotte ou, au contraire, achetés par eux à des marchands et aussi à des « Bulgares », d'où on a conclu un peu témérairement que cette novelle datait de la signature de la paix avec Sviatoslav en 972.

Comme presque tous les basileis byzantins, Jean Tzimiscès fut un prince essentiellement dévot.[69] Même il se distingua par sa piété. Il aima et soutint les ordres religieux. Il fut « philomonarque ». Le fameux saint Athanase, si aimé de Nicéphore Phocas qui l’aida si puissamment à fonder la grande Laure de l’Athos, fut aussi lié d’amitié avec lui malgré le chagrin affreux qu’avait causé au saint homme le meurtre du 10 décembre. Sous son règne, comme il était plus accessible que son prédécesseur, les moines de la Sainte Montagne, laissant éclater leurs ressentiments longtemps comprimés, ne craignirent pas de se plaindre auprès de lui de la sévérité de leur chef et dépêchèrent à Constantinople deux des leurs, le « protos » Athanase et le moine Paul. Mais le basileus prit sans hésiter parti pour le saint higoumène. Un délégué fut envoyé par lui à l’Athos pour faire une enquête. C’était un religieux du couvent de Stoudion du nom d’Euthymios. A la suite de conférences tenues entre celui-ci, saint Athanase et quelques autres dignitaires ecclésiastiques, émus comme leur chef de ce relâchement de la discipline, la résolution fut prise par l’higoumène d’assujettir ses compagnons à une règle plus sévère de commune vie régulière. Mandé par le basileus, le saint homme alla le trouver à cet effet à Constantinople.

Dès les premiers mois de l’an 970, Athanase avait rédigé un règlement, un premier « typikon » ou « kanonikon », qui, plus tard, vers 990, devait être suivi d’une « diatyposis » ou « testament » du saint. Cette fois, au cours de l’enquête d’Euthymios — on se trouvait en 972, — un chrysobulle fut rédigé, connu sous le nom de « typikon » de Jean Tzimiscès, presque calqué sur celui préparé deux ans auparavant par Athanase. Ce document impérial résumait les dispositions contenues dans les chartes de franchise délivrées au fameux monastère tant par Nicéphore Phocas que par Jean Tzimiscès et proclamait son autocéphalie sous l’unique autorité de son higoumène. Revêtu de l’approbation de Jean Tzimiscès, ce chrysobulle est demeuré jusqu’à nos jours la loi pour les religieux de la Sainte Montagne. C’est leur diplôme par excellence.

Après Nicéphore, Jean passa toujours pour le protecteur le plus célèbre de la grande Laure. Non seulement il prit parti pour Athanase contre ses moines indisciplinés, mais il contribua de ses deniers à l’agrandissement du monastère en remettant au saint, lors de la visite, de celui-ci à Constantinople, un don ou « solemnion » de deux cent quarante-quatre sous d’or, libéralité affirmée par un chrysobulle qui permit à Athanase de porter le nombre de ses moines de quatre-vingts à cent vingt. Aujourd’hui encore, le saint monastère possède dans son mystérieux trésor si mal connu, à côté du beau reliquaire de la Vraie Croix qui lui a été donné par Nicéphore Phocas, à côté de la cotte de mailles et du casque de ce basileus, un médaillon en mosaïque représentant saint Jean Théologue. Ce médaillon, connu sous le nom de Jean Tzimiscès, passe pour avoir été donné au couvent par ce prince. Le pavé en mosaïque de l’église date peut-être du temps d’Athanase. Le pittoresque vieux donjon du monastère, bien qu’entièrement reconstruit en 1688, s’appelle toujours encore la Tour de Jean Tzimiscès. C’était originairement le plus ancien des donjons de la Sainte Montagne.

Athanase vivait encore en 997. Il mourut avant 1011, puis que son successeur Eustratios est cité comme tel à cette date. Le saint périt écrasé avec six de ses moines sous une voûte dont il achevait la construction. Un portrait de lui, peut-être contemporain, existe encore à la Laure.

Deux exemplaires peut-être originaux du « typikon » de 970 et de la « diatyposis » de 990 de saint Athanase, l’un surtout, qui est peut-être bien de la main du fameux religieux, qui, en tous cas, remonte aux premières années du XIe siècle, sont conservés dans le trésor ou « skévophylakion » de la Laure. On ne les montre pas aux voyageurs. Au premier de ces documents se trouve jointe une Vie du saint avec un portrait de lui en couleur. Des copies plus modernes de ces vénérables parchemins ont permis aux érudits d’en prendre connaissance et de les publier.

Quand au « typikon » même du basileus Jean Tzimiscès qui est daté de 972, ce « typikon » nécessité par l’état de rébellion des moines athonites contre leur higoumène et qui fut la conséquence de l’enquête du moine de Stoudion Euthymios, il représente la loi d’organisation et d’existence même du monastère et règle son administration. C’est la loi constitutionnelle véritable de la sainte Montagne, de ce Vatican de l’Orient, ainsi qu’on l’a appelée. Plusieurs copies de ce document existent à l’Athos. L’original porte le nom de tragoz, « bouc », parce qu’il est écrit sur une peau de cet animal.

La fameuse Laure d’Athanase, le plus ancien monastère de la Sainte Montagne, inaugurée en 961 par le saint religieux sous le vocable de la Dormition de la Théotokos, fondée véritablement sous le règne de Nicéphore Phocas, qui lui fit don des portes de bronze du narthex encore existantes aujourd’hui, fut une première fois définitivement achevée sous Jean Tzimiscès, lequel peut véritablement passer pour son second fondateur.

La « Vie manuscrite » récemment publiée du saint évêque Nicéphore de Milet,[70] contemporain de notre héros, raconte que le pieux prélat, trouvant injuste l’impôt établi sur les saintes huiles, qui rapportait gros au trésor et dont les agents du fisc pressaient âprement le paiement, n’avait pas craint de s’adresser directement à Nicéphore Phocas pour en obtenir le retrait. Il avait prié le basileus avec tant de persévérance, il lui avait parlé avec une telle liberté, que celui-ci, vaincu, lui avait accordé tout ce qu’il demandait. Aussitôt après la mort de Nicéphore, les agents du fisc[71] avaient recommencé à faire montre des mêmes exigences. Alors l’évêque de Milet, alla s’adresser au successeur de l’empereur défunt. Mais un homme méchant, du nom de Sachakios, le combattit vivement auprès du prince et chercha même à le faire empoisonner. D’abondants vomissements sauvèrent le saint. L’auteur anonyme dit que celui-ci se concilia la faveur de Tzimiscès par la dignité de ses moeurs et l’excellence de ses discours. Nous le retrouverons toujours encore évêque de Milet sous le règne suivant, puis moine dans un monastère du Mont Latron.

 

 

 



[1] Le 12 novembre de cette année 974 mourut le patriarche jacobite Ménas, après dix-huit années de pontificat.

[2] Léon Diacre ne désigne pas plus exactement ce personnage.

[3] Ce fut sous ce patriarche qu’Euthymios Stoudite rédigea le premier typikon des moines de l’Athos. Voyez plus loin, et aussi Gédéon, L’Athos. — C’est ici le cas de signaler encore la curieuse production littéraire connue sous le nom de Dialogue de Philopatris, dont les érudits sont encore à chercher la date vraie. Grâce à un passage faisant allusion aux hécatombes des vierges crétoises, Hase, qui a publié ce document dans son édition de Léon Diacre de la Byzantine de Bonn, avait cru pouvoir replacer à l’époque de Nicéphore Phocas et de la conquête de cette île ce dialogue étrange qu’on avait attribué jusque-là à une époque bien différente (Voyez Un Empereur Byzantin au Dixième Siècle). Niebuhr avait adopté la même opinion. Depuis et tout récemment Aninger avait exposé les raisons pour lesquelles il croyait devoir placer plutôt ce dialogue sous Jean Tzimiscès et y voir une satire du patriarche Basile et de son clergé. L’an dernier enfin M. R. Crampe, dans son mémoire intitulé: Philopatris, a conclu pour l’époque d’Héraclius. Il m’est impossible de prendre parti dans une discussion où les adversaires en arrivent à des résultats aussi absolument opposés. Voyez aux premières pages de l’opuscule de Crampe l’historique de la question jusqu’à aujourd’hui. Voyez encore Krumbacher, Byzantin. Litteratur et P. Tichomirov — Les choses en étaient là lorsque, dans le premier fascicule du tome V de la Byzantinische Zeitschrift publiée en 1896, a paru sur cette question du Philopatris un nouvel article de M. E. Rohde. Les conclusions, qui m’en paraissent sans appel, fixent décidément aux dernières années, peut-être aux derniers mois du règne de Nicéphore Phocas, l’apparition de ce pamphlet tendancieux.

[4] Sur le couvent de Stoudion, voir Chronique dite de Nestor, éd. Léger.

[5] Abou Mahmoud Ibrahim ibn Djafar ibn Fallah ». C’est ainsi que Yahia le nomme.

[6] Sergios, métropolitain de Damas, chassé par cette invasion des Africains, se retira à Rome où il reçut en l’an 977 en don du pape le couvent des Saints Boniface et Alexis sur l’Aventin.

[7] Djoumada premier de l’an 364 de l’Hégire

[8] Dans les premiers jours du mois de rebla second de l’année 364, c’est-à-dire dans les derniers jours de l’année 974. — Ce renseignement nous est fourni par l’Histoire des Khalifes Fatimides, éd. Wüstenfeld

[9] C’était un ancien affranchi du bouiide Mouizz Eddaulèh, père de Bakhtyâr

[10] En djoumada premier et chaban de l’an 364 de l’Hégire (janvier-avril de l’an 978).

[11] L’un des plus précieux documents qui nous restent de cette époque, écrit M. Dulaurier dans la préface de son édition de Mathieu d’Edesse, document que nous a transmis Mathieu, est la relation de la brillante campagne que Tzimiscès entreprit dans la Syrie et la Palestine et qu’il a racontée lui-même dans une lettre adressée à Aschod III, dit le Miséricordieux, roi de la Grande Arménie. Nous pouvons suivre maintenant d’étape en étape la marche de ce prince, décrite avec des détails qui n’ont été connus ni de Léon Diacre ni d’aucun autre chroniqueur byzantin. « L’authenticité de cette pièce, qui provient sans doute des archives des rois Pagratides d’Ani, ne saurait être mise en doute, car les fautes mêmes que l’on y remarque prouvent qu’elle a été traduite en arménien sur un original grec. Dans quelques passages cette version nous offre des noms propres conservant les inflexions grammaticales qu’ils avaient dans le texte primitif on y lit: Vridoun, qui est le nom de la ville de Béryte à l’accusatif.

[12] Le basileus n’atteignit point cette ville, comme le prouve un passage de sa lettre qu’on lira plus loin. Tchamtchian et Brosset (dans Lebeau) ont fait erreur à ce sujet.

[13] Mathieu d’Édesse ne nous donne malheureusement ni le nom de la localité où cette lettre fut écrite, ni la date précise de son envoi. Certainement elle a dû être rédigée dans l’automne de l’an 975, très probablement sur la route du retour à Constantinople. M. Dulaurier (note 3 de la page 12) place à tort les deux expéditions de Jean Tzimiscès en Asie aux années 973 et 974, alors que les dates vraies semblent plutôt être 974 et 975.

[14] « Roi des rois », titre persan transcrit dans cette lettre sous sa forme arménienne. Ce titre fut conféré par les Khalifes de Bagdad aux souverains Pagratides. Aschod III portait plus particulièrement le titre de Schahi Armên, roi d’Arménie. Mais on voit par cette lettre de Jean Tzimiscès qu’il était aussi qualifié de Schahanschah (note d’E. Dulaurier).

[15] L’autocrator et le roi Pagratide se qualifiaient réciproquement de « père » et de « fils » spirituel.

[16] Jean Tzimiscès fait ici allusion à sa première expédition en Asie, celle de l’année précédente. On l’a vu, il ne s’était pas avancé alors plus loin vers l’orient que le Darôn, au nord-est de la Mésopotamie, et à l’entrée de la Grande Arménie. Ce sont ces contrées qu’il désigne par « l’Orient des Perses ». Elles formaient, en effet, la limite de la domination des Parthes et des Perses, à l’extrémité orientale de l’empire grec. (N. d’E. D.)

[17] Ceci appartient encore à la première expédition, celle de l’an précédent. Voyez auparavant où j’ai raconté d’après Yahia la prise de Nisibe. Nous apprenons ici que l’armée emporta aussi des reliques de cette ville. — Saint Jacques de Nisibe était de la race royale des Arsacides, cousin germain de saint Grégoire l’Illuminateur, le premier patriarche d’Arménie. Il assista en 325 au concile de Nicée. Ses homélies ont été publiées en arménien, avec une traduction latine par le cardinal Antonelli, à Rome en 1756. (N. d’E. D.)

[18] Ce mot est une altération de l’arabe maghrébi, « occidental », et, en particulier, « originaire du Maroc ». Un peu plus tard Mathieu d’Edesse se sert de l’expression « Africains ». Par cette double dénomination il entend les Egyptiens. L’Emir al Mouménin auquel Jean Tzimiscès fait allusion est naturellement le Khalife Fatimide Mouizz.

[19] Toute cette première partie de la lettre se rapporte à la campagne de 974. Les derniers mots donneraient à penser, ce qui du reste semblerait fort naturel, que le basileus ne retourna point à Constantinople entre les deux campagnes. Cependant les chroniqueurs grecs placent à l’automne de 974 son second triomphe dans la capitale et ses démêlés avec le patriarche Basile. En tous cas l’armée hiverna en Syrie, probablement sur le territoire d’Antioche.

[20] Ici commence le récit de la campagne de 975.

[21] La Syrie.

[22] Comme sujets de Saad le Hamdanide.

[23] Le tahégan d’or arménien équivalait environ au dinar des Arabes.

[24] Le texte porte le mot Béniata, qui est évidemment une altération. En effet, en suivant la marche de Tzimiscès vers le sud, de Nazareth au mont Thabor, nous sommes conduits à la ville de Bethsan ou Scythopolis, située à l’ouest du Jourdain, au sud du lac de Tibériade. C’était la principale ville de la Décapole et de là vient sans doute la synonymie donnée par Tzimiscès. (N. d’E. D.)

[25] C’est l’eunuque Naçir de l’Histoire des Khalifes Fatimides.

[26] C’est quelque autre mot grec altéré.

[27] Ce passage doit se trouver dans les gorges du Liban non loin de Tripoli. Karérès en arménien signifie « Face de pierre ou de rocher ». (N. d’E. D.)

[28] Le mot Djouel est la transcription du nom arabe de la ville de Gibelet ou Gabala, située sur la côte de Phénicie, entre Laodicée, au nord, et Balanée, au sud. Jean Tzimiscès, ou peut-être le traducteur arménien, en affirmant que cette ville porte aussi le nom de Gabaon, a été entraîné probablement à cette synonymie par la ressemblance éloignée du nom de Gabala avec celui de Gabaon; mais Gabaon, cité de la tribu de Benjamin, au nord de Jérusalem, ne peut se rencontrer dans l’itinéraire que parcourut Jean Tzimiscès, le long des côtes de Syrie. (N. d’E. D.)

[29] Séhoun, en arabe Séhioun, petite ville et château très fort du territoire d’Antioche s’élevant sur le haut d’une montagne et protégés par de profondes et larges vallées, en guise de fossés.

[30] Ou Borzo. Place très forte, assise sur une des crêtes les plus élevées de la chaîne du Liban. Les auteurs arabes l’appellent Barzougeh, Berzouia ou Borzia et la placent au nord-ouest et à une journée de marche d’Apamée, et à l’est et à la même distance de Séhioun. (N. d’E. D.)

[31] Par le nom de Babylone l’auteur entend tantôt Bagdad, tantôt le Caire. On voit par la suite du récit, qu’il paraît plutôt être ici question du Caire ou Babylone d’Egypte. Quand Jean Tzimiscès dit l’Egypte, il veut certainement parler de la « Syrie égyptienne ».

[32] C’est-à-dire la Syrie.

[33] Suivant Léon Diacre, ce fut à Membedj que Jean Tzimiscès trouva les sandales du Christ et la chevelure de saint Jean-Baptiste. De même cet auteur affirme que ce fut à Béryte que le basileus obtint la célèbre Image miraculeuse du Sauveur. C’était un tableau représentant le Crucifiement.

[34] District de la Haute Arménie, située à l’ouest de Garin ou Théodosiopolis (Erzeroum).

[35] Cette lettre est très curieuse. Jean Tzimiscès parle en maître au fonctionnaire arménien. L’Arménie n’est plus en vérité qu’une terre vassale. Le protospathaire Anaph’ourden avait négligé de livrer aux Byzantins la forteresse d’Aïdziats comme il avait été convenu. De même il n’avait pas expédié les mulets commandés certainement pour l’expédition de Syrie. Maintenant que le basileus n’en a plus besoin, il réclame au fonctionnaire négligent la somme qui avait été envoyée pour payer ces animaux. Mais en même temps il ne se départ pas de ses procédés de douceur accoutumée. Au lieu d’accabler l’officier arménien de sa colère, il l’assure de toute sa bienveillance, pourvu qu’il s’étudie désormais à la mériter.

[36] Cette variante, dit E. Dulaurier, se rencontre dans tous nos manuscrits, et il est impossible de savoir si elle provient de l’auteur de la lettre, Tzimiscès, de notre historien, ou de quelque ancien copiste qui l’aura fait prévaloir dans les temps postérieurs.

[37] Ce personnage de la famille royale d’Arménie se trouve mentionné dans ce seul document.

[38] Ou de Thorhn.

[39] C’est-à-dire, « vers le roi Aschod le Miséricordieux, à Ani ». L’expression Maison de Schirag est prise pour le district de ce nom, dans la province d’Ararad, où s’élevait la ville d’Ani, capitale des souverains de la principale branche des Pagratides arméniens. Ani, ruinée successivement par les Turcs Seldjoukides et les Mongols, et par un tremblement de terre en 1317, fut abandonnée définitivement par ses habitants en 1319; elle ne subsiste aujourd’hui que par ses magnifiques ruines, que j’ai eu la joie de visiter au mois de septembre dernier.

[40] En l’an 304 de l’Hégire (sept. 974 à sept. 975). Jean Tzimiscès se présenta devant Damas dans le courant de l’été de 975.

[41] Nowaïri dit que la « rumeur publique, au commencement de cette année, annonça que les Grecs se disposaient faire une incursion en Syrie, attendu que le Turc Aftekîn avait écrit sur ce sujet à l’empereur Tzimiscès » (Quatremère).

[42] Aboulfaradj fait le même récit.

[43] Ce récit dit que Reihan avec son corps de troupes rejoignit alors l’armée égyptienne battue, en prit le commandement et se jeta à la poursuite du basileus, qu’il força d’évacuer à nouveau Tripoli et qu’il battit complètement avec ses troupes africaines. Mouizz, fort joyeux de cette nouvelle, décida d’attaquer avec toutes ses forces Aftekîn qui avait accepté la suzeraineté du basileus; mais la mort l’empêcha de mettre ce projet à exécution.

[44] Voyez à propos de cette relique la note de Hase dans Léon Diacre, éd. de Bonn. Les deux manuscrits grecs 521 (fol. 267) et 767 (fol. 98) de la Bibliothèque nationale, manuscrits dont un est précisément cité dans cette note de Hase, contiennent un récit anonyme du miracle de Béryte. Ce miracle a fait l’objet d’un petit traité de Germain, archevêque de Constantinople, qui se trouve dans le manuscrit grec 638 de la même Bibliothèque. Cette indication manque une petite bibliographie sur le même sujet insérée au t. X, p. 254, de la Bibliotheca graeca de Fabricius (éd. Harless) (note communiquée par M. Omont).

[45] C’est le Nacir de la page précédente, le Nouceïry de la lettre de Jean Tzimiscès.

[46] On sait que Yahia écrivait vers l’an 1045. Ni Léon Diacre, ni Jean Tzimiscès lui-même ne donnent aucun détail sur cette prise de Borzo par les Grecs.

[47] Probablement en remplacement de Michel Bourtzès.

[48] « Vers l’ouest, au pays des Grecs », dit l’historien arménien Acogh’ig.

[49] Cette triste énumération nous a même valu, on le verra plus loin, quelques indications très précieuses sur un certain nombre de ces événements, en particulier sur la révolte de Bardas Skléros.

[50] Cédrénus dit qu’elle apparut au mois d’août, Indiction troisième, et qu’elle dura jusqu’au mois d’octobre, Indiction quatrième. — Acogh’ig, autre écrivain contemporain de Léon Diacre, Arménien celui-ci, mentionne également cet astre qui, dit-il, parut en été durant la moisson et qui était en forme de lance. — On appelait encore cette comète « Xiphias », parce que l’imagination effrayée des peuples croyait reconnaître dans les astres de ce genre la forme d’une épée ou d’une lance.

[51] Que le renégat Kouleïb allait remplacer.

[52] Quelle preuve plus frappante de l’intention arrêtée où se trouvait le basileus au su de tous de délivrer les Lieux Saints que cette phrase de Dandolo disant que le doge en prescrivant par son arrêté de l’an 972 tout commerce avec les Sarrasins entendait satisfaire les basileis qui se proposaient de recouvrer la Terre Sainte: Cupientes constantinopolitanis imperatoribus satisfacere, qui ad recuperanclam terrant sancta operam dare proposuerant. Dandolo, Chronicon.

[53] Aboulfaradj dit aussi que Gabala fut prise de vive force.

[54] Longinias, dont Léon Diacre fait Longias par erreur était une grande terre impériale des environs d’Anazarbon.

[55] Ou Drizes ou encore Drizion ou Druzion. M. Ramsay, identifiant cette localité avec Dragai, en fixe l’emplacement non loin de l’entrée du défilé de Podandos, au pied septentrional du Taurus, sur la route militaire, quelques milles de Tyana, dans la direction d’Andabalis. On se rappelle que Nicéphore Phocas, lors de sa première expédition en Cilicie après son avènement, avait laissé dans cette localité l’impératrice Théophano et le deux petits basileis ses fils. (Un Empereur Byzantin au Dixième Siècle).

[56] M. Ramsay a identifié cette localité d’Atroa avec l’Otroia de Strabon, sise précisément sur la rive du lac Askania.

[57] « Ce fut là l’opinion générale, dit Léon Diacre. Skylitzès va plus loin et dit en toutes lettres que ce fut Basile qui acheta le meurtrier. Aboulfaradj dit que Jean fut empoisonné par « un frère de l’impératrice Théophano ».

[58] Yahia dit le mardi 11 janvier. Elmacin dit le 12.

[59] Celui-ci je l’ai dit, raconte que Jean fut empoisonné à Tarse par un frère de l’impératrice Théophano.

[60] Mathieu d’Édesse, qui écrivait dans la première moitié du xiie siècle, donne un récit fort différent, quelque peu fantastique, de la mort de Jean Tzimiscès. Je le reproduis à titre de curiosité. On y retrouve certainement l’écho des velléités de vie monastique, non de notre héros, mais de son prédécesseur, Nicéphore Phocas. Mathieu d’Édesse aura fait confusion entre les deux princes. Voici sa narration:

« Après un grand nombre de combats livrés et de victoires remportées, Tzimiscès fut tout à coup saisi de la crainte de la mort et de la frayeur des terribles jugements de Dieu. Il se rappelait dans ses réflexions la mort injuste du vertueux Nicéphore et son sang innocent versé par lui. Plongé dans une douleur profonde, il pleurait et poussait des soupirs. Alors il résolut d’adopter une vie sainte, pour parvenir, si c’était possible, à racheter, à force de repentir, le meurtre qu’il avait commis. Il y avait cinq ans seulement qu’il était sur le trône.

Tandis qu’il était dans ces pensées, il lui vint une bonne inspiration, conforme aux volontés de Dieu. Il envoya à Vaçagavan, dans le district de Hantzith, et en fit ramener Basile et Constantin, fils de l’empereur Romain, ces deux princes qu’il avait envoyés précipitamment auprès de Sbramig, à cause de la crainte que lui inspiraient pour eux la perversité et la cruauté de l’impératrice (Théophano). Lorsque Basile fut arrivé à Constantinople, Tzimiscès rassembla tous les grands de l’empire, et une réunion imposante eut lieu dans son palais. Ayant pris de ses propres mains la couronne qui était sur sa tête, il la plaça sur celle de Basile, le fit asseoir sur le trône et se prosterna la face contre terre devant lui. Après avoir remis à ce prince les rênes du gouvernement, et lui avoir rendu le trône de ses pères il se retira dans le désert, et embrassa la vie monastique dans un couvent où il établit sa résidence. Celui donc qui hier encore était revêtu de la pourpre se trouvait maintenant le commensal des pauvres, dont il avait adopté l’humble condition, jaloux de mériter ainsi la béatitude promise par le saint Évangile, et d’acquitter la dette que lui imposait son crime envers l’innocent Nicéphore. »

Voyez un autre récit de la mort de Jean Tzimiscès dans Ibn el Athir (Rosen, op. cit., note a de la note 84). Ici c’est Théophano qui, exilée avec ses deux fils, fait empoisonner le basileus par un moine dans le pain de la communion. Elle rentre ce même jour avec ses fils à Constantinople et devient régente

[61] Voyez dans Wassiliewsky, Fragments russo-byzantins, l’erreur commise par Skylitzès, après lui par Cédrénus et Zonaras, qui disent que Jean demeura six ans et six mois sur le trône. Seul Léon Diacre a donné la durée exacte du règne.

[62] Weil: le 26 novembre. — Muralt: le 20 décembre. — Aman: le 24 décembre. — Voyez encore Quatremère.

[63] Yahia dit qu’on cacha sa mort durant huit mois et qu’elle fut proclamée seulement au commencement de l’an 365 de l’Hégire.

[64] Paspati, Le Grand Palais de Constantinople.

[65] Jean Tzimiscès est le premier basileus byzantin qui soit mentionné par son nom dans les Sagas.

[66] Bibl. Nat., Supplément, n° 352. — Voyez Notice de l’histoire composée par Léon Diacre, etc., par M. C. B. Hase, dans Notices et Extraits des Manuscrits de la Bibl. imp., etc., VIII, 1810, note de la p. 265, et p. 1 de la Préface de l’éd. de Bonn du même Léon Diacre. Une des deux pièces de vers attribuées par erreur par Hase à Jean Tzimiscès (Cramer, op. cit.) concerne en réalité son prédécesseur Nicéphore. C’est celle qui est reproduite sous le n° 41, col. 927, dans Migne, op. cit. — Voyez aussi Cramer, op. cit. L’éditeur, de même celui des poèmes de Jean Géomètre dans Migne, ont tous deux commis la lourde erreur de croire que le souverain auquel fut dédiée cette pièce de vers était le basileus Jean Staurakios, mort en 803. — Voyez encore le mémoire sur Jean Géomètre du Père Tacchi-Venturi.

[67] Une autre pièce de vers du même poète est une épitaphe funéraire dédiée au moine Michel Maléinos, le célèbre saint, oncle de Nicéphore Phocas.

[68] C’était, on le sait, le nom de la monnaie de cuivre à cette époque à Byzance.

[69] Le passage de Skylitzès relatif la monnaie de cuivre en est une preuve.

[70] Le père H. Delehaye, Vita sancti Nicephori episcopi milesii saeculo X, Bruxelles, 1895. — Dans mon histoire de Nicéphore Phocas, j’ai confondu, m’étant bien à tort fié au témoignage de Fr. Lenormant, le saint évêque de Milet avec son homonyme et contemporain le magistros Nicéphore, gouverneur des thèmes italiens à cette époque. J’ai fait un seul et même personnage de ces deux Nicéphore qui sont en réalité fort distincts l’un de l’autre. Saint Nicéphore accompagna bien en Sicile l’expédition qui y fut envoyée par Nicéphore Phocas en 964, mais ce ne fut pas lui qui, avec le titre de magistros, gouverna les thèmes italiens sous ce basileus et ses successeurs.

[71] Voyez H. Delehaye. C’est Hase qui donne ces mots cette signification. Je croirais plutôt, avec le père Delehaye, qu’il s’agit ici des «épistates » (directeurs ou intendants) du monastère de Myrelaeon ou encore de ceux du palais de ce nom.