L'ÉPOPÉE BYZANTINE À LA FIN DU DIXIÈME SIÈCLE

Première partie

CHAPITRE IV

 

 

Il n’est que temps de passer au récit des événements survenus depuis l’assassinat de Nicéphore Phocas et l’avènement de Jean Tzimiscès dans cette portion extrême de l’empire d’Orient formée par les thèmes de l’Italie méridionale. Par exception je n’aurai que peu à parler, sous ce règne, des Arabes d’Afrique et de Sicile, car la paix signée avec l’émir de cette île par Nicéphore Phocas après les désastres de Rametta et de Reggio durait toujours. J’ai raconté au chapitre treizième de mon histoire de la vie de ce basileus la lutte de l’empereur de Germanie Othon le Grand et de ses lieutenants contre les généraux byzantins dans le sud de la péninsule depuis la fin de l’an 968 jusqu’à la mort de Nicéphore, au mois de décembre de l’année suivante. J’ai dit l’administration réparatrice du magistros Nicéphore envoyé par son impérial homonyme pour gouverner les thèmes italiens, la marche victorieuse de l’empereur allemand, puis sa retraite au mois de mai 969. Les hostilités s’étaient, on se le rappelle, poursuivies après le départ d’Othon. Pandolfe Tête de Fer, le valeureux prince de Capoue, chef des troupes allemandes en ces parages, avait été battu et pris sous Bovino et expédié chargé de chaînes à Byzance. Mais ce succès des Grecs avait été suivi de nouveaux revers, et le patrice Abdila avait été cruellement battu en avant d’Ascoli par les bandes des comtes Conrad et Siko. Malgré ces avantages les guerriers teutons ne s’étaient pas aventurés plus avant. Fiers de leur triomphe, ramenant un riche butin, ils avaient bientôt repris le chemin de Bénévent et de la Campanie.

« Les résultats obtenus, disais-je en terminant ce chapitre de la vie de l’illustre Nicéphore, demeuraient fort incomplets. Les Grecs avaient été complètement battus, mais ils conservaient néanmoins tous leurs territoires sauf quelques places du nord. D’autre part, le plus brave allié d’Othon, Pandolfe, était prisonnier à Byzance. Les belligérants couchaient en réalité sur leurs positions. Tout était encore à faire du côté des Allemands, et l’ardente énergie, l’obstination si connue de Nicéphore étaient garantes de l’opiniâtreté qu’il mettrait à défendre à outrance ses thèmes italiens. Un fait capital, la prise d’Antioche par les troupes grecques, allait précisément lui laisser les coudées plus franches du côté de l’Occident. Aussi le non moins entêté Othon, de Pavie où il passa la fin de cette année 969 et les trois premiers mois de 970, et de Ravenne où il célébra la fête de Pâques de cette année, recommença-t-il tous ses préparatifs pour diriger au printemps une nouvelle et puissante expédition contre les possessions italiennes de son obstiné rival. Il était fort occupé à réunir ainsi ses troupes lorsque la nouvelle du meurtre de Nicéphore, dans la nuit du 10 au 11 décembre, parvint en Italie. Ce fut comme un premier coup de tonnerre dans un ciel d’orage. Tout allait de nouveau changer de face et cette catastrophe sembla devoir transformer à l’avantage exclusif des Allemands l’état de choses dans la péninsule. »

Othon à cette nouvelle imprévue si favorable à ses intérêts, crut le moment venu, par une attaque violente autant que rapide, de donner le coup de grâce à la puissance grecque en. Italie. A la fin de mai nous le trouvons déjà en marche en Campanie à la tête de ses guerriers. Le 25, il est à Cillice. Dès avant les premiers jours d’août, Naples et son territoire sont mis à feu et à sac par les Allemands, qui y commettent les plus affreux dégâts. Ici, les envahisseurs virent apparaître deux suppliants augustes. C’étaient Aloara, l’épouse du prince captif Pandolfe, et son jeune fils encore tout enfant. Ils venaient implorer l’appui de l’empereur pour obtenir la délivrance du prisonnier. Nous ignorons par quelles promesses Othon réussit à consoler la pleurante princesse. Certes, malgré ses richesses et ses armées, il était bien impuissant à arracher Pandolfe aux cachots de Constantinople tant qu’un accord n’aurait pas été conclu entre les deux empires.

Puis l’empereur s’avança plus loin encore vers le sud. Bientôt même nous le voyons atteindre à nouveau cette sauvage et forte ville de Bovino qui joue un grand rôle dans toutes ces guerres. Il l’attaque vivement le 3 août et fait transformer par ses terribles coureurs son territoire en un désert. Nous ne savons rien de l’issue heureuse ou malheureuse de ce siège. Les sources ne nous disent pas d’avantage un seul mot des futures circonstances de cette expédition. Nous ignorons lequel des deux partis eut cette fois le dessus. Ce fut une lutte obscure bien que sans merci. Heureusement, durant ce temps les circonstances du côté de Constantinople avaient pris meilleure tournure. Le nouveau basileus d’Orient en avait assez de la délicate situation que lui créait son usurpation aux yeux de beaucoup de ses sujets, puis encore de la guerre russo-bulgare si menaçante, de la révolte de Bardas Phocas enfin. Force lui était aussi de ne pas se désintéresser entièrement de la guerre syrienne, de la lutte séculaire contre l’ennemi sarrasin en Asie. Il était en conséquence tout disposé à se montrer accommodant sur cette question d’Italie qui passionnait moins l’opinion publique à Byzance. Ou apprit donc avec joie au camp allemand que le successeur de l’opiniâtre Nicéphore, rompant avec l’attitude inflexible de celui-ci, cédait sur toute la ligne et consentait à traiter avec son collègue d’Occident pour épargner une plus longue guerre à ses provinces péninsulaires, surtout pour avoir les coudées franches autre part.[1] En hâte, il renvoyait à Othon en Italie son prisonnier, le fameux Tête de Fer que son prédécesseur avait tenu si durement enfermé dans un cachot de la capitale depuis la fin de l’an 969.[2] Jean Tzimiscès n’eût pu choisir pour féliciter et  saluer son impérial collègue allemand un ambassadeur plus agréable au coeur de celui-ci.

Certainement ce dut être ce captif de marque qui fut l’agent et l’intermédiaire principal des négociations engagées entre les deux cours. Le patrice et stratigos Abdila reçut avec honneur à Bari et expédia de là le vaillant prince de Capoue et Bénévent au vieil empereur germanique, et celui-ci prêta bénévolement l’oreille aux avis de ce fidèle vassal. Certainement Pandolfe devait être porteur des conditions nouvelles formulées par le Palais Sacré au sujet du mariage à conclure entre le jeune prince héritier Othon et la Porphyrogénète Théophano, vraisemblablement sur le pied de l’évacuation par les Allemands de l’Apulie et des autres possessions byzantines dans la péninsule.

C’est ainsi que le grand Othon de Germanie se laissa sans trop de peine persuader de donner à ses guerriers le signal de la retraite, renonçant de la sorte définitivement à la possession des portions de ce territoire qu’ils occupaient déjà et qu’ils évacuèrent aussitôt sur son ordre. Ceci était arrivé dès le commencement de l’automne de cette année 970. Puis l’empereur et ses troupes avaient pris le chemin des Hautes Abruzzes et du lac Celano. Ce fut le dernier acte de la vie militaire du vieux souverain au sud des Alpes. Il pouvait se montrer justement fier de l’oeuvre accomplie sous son règne, car si le midi de la péninsule demeurait aux mains des Grecs, lui, conservait à sa race, Rome et le royaume d’Italie reconquis par lui.

Pandolfe, l’heureux négociateur, de suite réintégré dans sa principauté de Capoue et Bénévent, avait eu tôt fait de reprendre dans cette région centrale de l’Italie une situation prépondérante. Othon lui avait remis le soin de terminer avec Jean Tzimiscès les arrangements matrimoniaux qu’au sortir de sa captivité à Byzance il s’était engagé à seconder de tout son zèle.

Assisté des conseils de cet homme aussi brave que prudent, qui fut certainement un des grands princes italiens de son temps, secondé aussi par le comte Ezziko,[3] le vieil empereur d’Occident avait consacré le mois de septembre, passé tout entier dans les Abruzzes, à donner une solution pacifique à un certain nombre de litiges. Par son commandement les monastères de Saint-Vincent du Vulturno et de Casauria étaient rentrés en possession de plusieurs domaines qu’on refusait injustement de leur remettre. En octobre nous retrouvons déjà Othon dans les campagnes de Pérouse, occupé à son passe-temps favori de la chasse. Puis, suivant sa coutume, il s’en était retourné célébrer les fêtes de Noël de cette année 970 à Rome en compagnie du pape et de son cousin l’évêque Théodoric de Metz, celui-là même qu’il songeait peut-être déjà à envoyer en ambassade à Byzance. C’est dans ce dernier séjour passé dans la Ville Éternelle que le grand empereur dut se rencontrer pour la première fois avec un jeune et déjà célèbre moine français, Gerbert d’Aurillac, mathématicien extraordinaire. Gerbert, qui lui fut présenté en cette qualité par le pape Jean XIII, avait, sans s’en douter, fondé de la sorte la base de sa fortune future, fortune si étroitement liée à celle de la maison ottonienne qui devait en 999 le faire proclamer pape sous le nom de Sylvestre II, le premier souverain pontife d’origine française.

Puis, par Orta et Pérouse, de nouveau Othon avait gagné sa chère Ravenne où il avait fêté Pâques, qui tombait le 16 avril, et où il avait tenu une assemblée solennelle, un champ de mai, auquel assistèrent Pandolfe tête de Fer avec presque tous les hauts hommes d’Italie tant laïques qu’ecclésiastiques. De grandes questions y avaient été traitées. L’empereur d’Allemagne avait prolongé durant toute l’année 971 sa résidence dans cette antique cité, au caractère si original, si attachant, qu’il préférait à toutes celles de son royaume d’Italie. Il aimait à y faire de fréquents et longs séjours dans le château qu’il s’y était fait construire en dehors des murailles, dans la lande sablonneuse, parmi les pins innombrables, sur les bords de la paresseuse rivière, château bizarre, moitié palais, moitié forteresse, dont il ne subsiste plus trace.

Un grand changement était ainsi survenu dans la situation des thèmes byzantins d’Italie, tout à l’avantage de ces malheureuses contrées depuis si longtemps accablées par cette invasion sans cesse renouvelée des bandes germaniques. Après tant d’années de guerre cruelle, l’avènement de Jean Tzimiscès avait enfin amené la conclusion de la paix entre les deux nations. Enfin les pauvres populations grecques de la péninsule, si fidèles, si infortunées, pouvaient respirer quelque peu ! Grâce à l’esprit éminemment politique et conciliant du nouveau basileus d’Orient, les relations, déjà très améliorées, entre les deux États allaient devenir bien plus étroites encore et aboutir à cette union entre les deux familles impériales qui fut un des faits les plus considérables de l’histoire de ce siècle à son déclin. Ce fut très probablement de ce séjour de Ravenne que, tout à la fin de l’année 971, Othon le Grand, certainement à la suite des négociations pacifiquement poursuivies depuis la libération de Pandolfe et l’évacuation des territoires grecs par les Allemands, envoya une ambassade nouvelle à Constantinople, ambassade extraordinairement brillante, sur laquelle nous n’avons presque aucun détail, pas plus du reste que sur ces négociations si importantes qui en avaient été la préface. Nous savons seulement que le but et l’heureux résultat en furent non plus la reprise de fastidieuses et irritantes discussions diplomatiques, mais bien la réalisation enfin effective et définitive de ce fameux projet d’union d’une fille de la maison impériale macédonienne de Byzance avec l’héritier de l’empereur allemand, projet qui, depuis si longtemps caressé par Othon I et ses conseillers, avait jusqu’ici constamment échoué devant l’orgueil intraitable et les prétentions obstinées de Nicéphore Phocas.

Jean Tzimiscès fit à l’ambassade de son collègue occidental le plus gracieux, le plus brillant accueil. La fille de Romain II et de la belle Théophano, la soeur des jeunes basileis régnants, elle-même nommée Théophano,[4] devenue la nièce de Jean Tzimiscès par le second mariage de celui avec Théodora, fut, dans le courant du mois de novembre 971, solennellement accordée au fils de l’empereur germanique, nommé comme lui Othon. Nous sommes à peine informés des détails de ce grand fait historique. Nous pouvons affirmer ce pendant que, si le nouveau basileus d’Orient consentit à abaisser, sur ce point particulier de l’union à célébrer entre les deux cours, la formidable vanité, l’orgueil séculaire du Palais Sacré à l’endroit des barbares occidentaux, ceux-ci durent se contenter de cet unique avantage, certainement très considérable. Ils eurent la jeune princesse, que tant ils désiraient, mais ils n’obtinrent à cette occasion aucune cession de ces territoires byzantins d’Italie que jadis ils avaient affecté de considérer comme la dot indispensable de l’impériale fiancée. Théophano n’apporta à son époux aucune province, pas la moindre cité d’Italie. Bien au contraire, ce fut celui-ci qui dut la doter.

On était loin de ces fameuses exigences allemandes de jadis qui, lors de la malencontreuse ambassade de Liutprand, n’étaient allées à rien moins qu’à réclamer insolemment pour le douaire de la porphyrogénète désirée l’ensemble des possessions byzantines dans la péninsule. Le résultat obtenu par ce traité et cette union n’en demeurait pas moins fort important.

Il assurait, il semblait du moins assurer définitivement la paix pour ces malheureux thèmes gréco-italiens. Il amenait une détente considérable dans les relations jusque-là si fâcheuses des deux grands empires qui se partageaient le pou voir du monde. Othon Ier avait atteint son but. Le jeune empereur son fils recevait pour épouse une fille des empereurs d’Orient. La Rome de l’Est avait reconnu officiellement la Rome de l’Ouest. Malheureusement nous ne possédons pas le texte du traité qui fut signé à cette occasion. Nous en sommes réduits aux conjectures.

Nous savons seulement que l’ambassade teutonne, fort nombreuse, se rendit à Constantinople pour y chercher la princesse, que l’archevêque Gero de Cologne, un Saxon, frère du margrave Thietmar, en était le chef, et que ce prélat avait avec lui quelques ducs et comtes et deux évêques. Il se pourrait que l’un de ces deux derniers ait été le fameux Liutprand, qui aurait ainsi accompli à cette occasion son troisième voyage diplomatique à Byzance. Cette hypothèse, il est vrai, ne repose que sur un passage d’un hagiographe,[5] passage qui a été même, malgré l’avis contraire de Pertz, tout à fait révoqué en doute par Kœpke, auteur d’une vie de ce prélat ambassadeur[6] eût été du reste fort naturel qu’on choisît pour faire partie de cette mission ce personnage qui, depuis tant d’années, était devenu familier avec les hommes et la capitale du monde grec.

Auparavant l’archevêque Gero avait passé par Rome pour voir le pape Jean XIII, cette visite étant comme la préface de celle qu’il allait faire à Constantinople. La princesse grecque qui devait devenir une grande impératrice allemande lui fut remise certainement au Palais Sacré.[7]

Le basileus Jean combla l’ambassadeur allemand et sa suite des dons les plus somptueux. Le pieux prélat reçut de sa main des reliques vénérées de cette terre d’Orient si fertile en grands martyrs; surtout, cadeau très admirable, apprécié entre tous, il reçut les ossements du corps de saint Pantaléon, comme l’appelaient les Latins, c’est-à-dire du fameux saint Pantéléimon des Byzantins, un des saints médecins dits Anargyres[8] les plus populaires de l’Église orthodoxe, qui était conservé à Nicomédie du thème Optimate, où il avait été martyrisé sous Dioclétien. L’empereur Jean remit à l’évêque allemand ce dépôt inestimable pour sa ville archiépiscopale, où Gero lui fit construire dans la suite une église et un monastère à son nom.[9] Certainement un don aussi insigne n’eût pas été fait à l’archevêque occidental si le basileus n’avait voulu du même coup causer une sainte joie à la pauvre jeune princesse qui partait seule à toujours pour la terre étrangère, pour cette terre de coutumes et de religion si différentes, qui s’en allait pleine d’effroi pour ces contrées nouvelles au milieu desquelles elle allait vivre désormais, pour ces rudes guerriers saxons enchemisés de fer, pour ces villes maussades sous un ciel toujours bas, toujours gris, accoutumée qu’elle était au radieux soleil de Byzance, aux manières policées, élégantes de ses compatriotes, aux cités riantes des rives du Bosphore. Certes ce n’était pas sans un trouble profond qu’elle quittait ainsi pour une patrie nouvelle, pour ce pays des neiges et des brouillards, les lieux charmants témoins de son enfance, bien que celle-ci, hélas, se fût écoulée au milieu de tant de tragédies.

Jean Tzimiscès avait estimé que ce serait pour la pieuse enfant le plus grand secours en son isolement prochain que la présence en son nouvel empire d’une des plus précieuses reliques de l’Église grecque. En ceci il ne se trompait point.

Tant qu’elle vécut, la fille des porphyrogénètes, la fille de Romain et de Théophano, devenue l’illustre et énergique impératrice régente d’Allemagne, témoigna de l’attachement le plus passionné pour le couvent de Saint Pantaléon à Cologne et combla cette communauté des plus riches dons de sa cassette particulière. Lorsqu’elle mourut d’une mort très prématurée, elle voulut être inhumée dans l’église de ce monastère, et il en fut fait suivant son désir. Il semblait à l’auguste femme qu’elle serait ainsi moins séparée de sa première patrie tant aimée.[10]

Théophano emportait avec elle encore bien d’autres précieux débris de corps saints. Aucun trésor n’était en ces temps plus prisé. Probablement elle apporta la croix conservée encore actuellement au monastère de Sainte-Croix de la ville de Werden.[11]

Le musée de Cluny possède une précieuse feuille d’ivoire qui a dû être sculptée à Constantinople pour être envoyée en présent lors de ce mariage de Théophano. Othon et la jeune impératrice y sont représentés en grand costume byzantin, recevant la Bénédiction du Christ debout au milieu d’eux. Le mélange de latin et de grec dans les inscriptions est quelque peu suspect. Cette plaque d’ivoire a primitivement servi de couverture à un somptueux évangéliaire jadis conservé à Epternach, près de Trèves, aujourd’hui à Aix-la-Chapelle.

Quand l’ambassade germanique, sur le retour de laquelle nous n’avons aucun détail, fut arrivée en Italie l’an d’après, ramenant l’impériale fiancée, elle y trouva encore le vieil empereur qui, de Ravenne où il avait passé presque toute l’année 971 et le commencement de 972, était venu célébrer la fête de Pâques à Rome. Celle-ci tombait, on le sait, cette année, le septième jour d’avril. Certainement la princesse, le prélat et leur suite avaient dû suivre le trajet ordinaire, ce lui qu’avait choisi Liutprand en son voyage si pénible que j’ai conté naguère. Cependant les augustes voyageurs durent, de Corfou faire voile non pour Ancône, ainsi que l’avait fait alors le prélat diplomate, mais vraisemblablement pour Bari, résidence des gouverneurs byzantins d’Italie, où probablement devait se trouver encore le magistros Nicéphore. C’était lui, on se le rappelle qui était à ce moment le chef suprême des territoires italiens dans la péninsule.

 De Bari où elle dut aborder vers le commencement de 972, par Foggia sans doute, la princesse, la virgo desiderata, avait atteint d’abord Bénévent. Une seconde ambassade, sous la conduite du sage évêque Théodoric ou Thierry de Metz, le plus intime conseiller du vieil empereur de Germanie, proche allié de sa famille, un des élèves de l’archevêque Bruns, un des rares hommes d’Occident qui eût, à cette époque, quelque connaissance de la langue grecque, était allée au-devant de la fiancée tant attendue, pour la complimenter dans cette cité, une des plus vieilles d’Italie. Thierry salua Théophano au nom de son futur beau-père et la reçut solennellement dans cette sombre et rude ville féodale qui, aujourd’hui encore, a conservé quelque chose de l’aspect sauvage qu’elle présentait en ces temps reculés. Alors déjà l’arc admirable dressé par Trajan au pied de la colline, relique superbe de la grandeur romaine, ne dut point passer inaperçu aux regards curieux de la princesse et de sa suite.

L’impériale fiancée arrivait avec une escorte nombreuse. Outre les ambassadeurs de Germanie qui étaient allés la chercher au Palais Sacré, elle amenait certainement avec elle une foule de dignitaires grecs, laïques et prélats. Elle apportait de son côté à la cour impériale allemande, probablement aussi au pape, de la part du basileus les plus somptueux cadeaux, naturellement de très précieuses reliques. Les chroniqueurs contemporains insistent à l’envi sur la splendeur de ces dons. La cour des Césars d’Orient avait tenu à éblouir sa soeur occidentale. Un annaliste va jusqu’à user de cette expression cum innumeris thesaurorum divitiis. Dans un autre récit racontant qu’Othon III donna à l’évêque de Constance Gebhardt II, mort en 996, pour un de ses monastères, une châsse en argent contenant le bras de saint Philippe avec d’autres nombreuses et magnifiques reliques, le narrateur ajoute que « lors que la mère du prince avait été amenée comme fiancée à Rome, elle avait apporté avec elle ce saint ossement ».

Enfin, au début d’avril, la fiancée d’Orient, la jeune porphyrogénète, la future impératrice de Germanie, fit son entrée dans la cité reine où l’attendaient le pape et le tout-puissant empereur d’Occident avec son fils, le fiancé de la princesse. La joie d’Othon devait être profonde. Quatre années d’efforts diplomatiques soutenus par l’extrême tendresse paternelle avaient amené le résultat tant désiré. Théophano arrivait comme le plus gracieux gage de paix et d’amitié entre les deux empires si longtemps séparés par une inimitié profonde. Certes aucune union ne pouvait se présenter plus belle, plus flatteuse, plus assortie à la naissante gloire de la maison de Saxe. Quelle tristesse que nous ne possédions sur les circonstances de ce mariage, un des plus illustres de l’histoire, que les plus rares renseignements épars dans quelques sources occidentales !

Le fiancé, le futur Othon II, l’héritier du grand Othon, fils de sa femme Adélaïde, était âgé d’environ dix-sept ans, né vraisemblablement au commencement de l’an 955.[12] Les chroniqueurs contemporains le dépeignent fort, hardi, viril à l’égal de son glorieux père, énergique, prompt à l’action, ne connaissant pas la peur, gai, généreux, le teint frais, très coloré, de petite taille. Il était bon, avec les défauts impétueux de la jeunesse, cultivé comme peu d’hommes de son temps.

Théophano pouvait avoir de quelque peu dépassé la seizième année.[13] Les chroniqueurs d’Occident ne parlent pas de son aspect extérieur, sauf les Annales de Magdebourg qui la disent très belle.[14] Elle aussi semble avoir été très cultivée, d’une vive intelligence, d’une modestie gracieuse, « douée des plus charmantes et pudiques vertus de la femme », sage, de conduite exemplaire, virile de coeur, douce pour les humbles, sévère pour les superbes. « Chose rare parmi les femmes de son temps, sa conversation était pleine d’attraits.[15] » Elle allait être, on le sait, une des plus grandes princesses de son temps, et les circonstances ne devaient mettre, hélas, que trop tôt en lumière ses grandes qualités. A ce moment de son mariage, toutes les bouches de l’Occident célébraient ses louanges. Fille vertueuse d’une mère indigne, elle ne lui avait pris que sa beauté. Plus tard, parce qu’on ne pouvait rien lui reprocher, ses adversaires politiques, voyant que les grossières calomnies à l’adresse de l’amitié qu’elle portait au fameux archevêque Jean de Plaisance ne portaient point, et cherchant à attirer sur elle l’animadversion populaire, affectèrent de la blâmer pour ses ajustements somptueux. « Ceux-ci étaient, disaient-ils, d’un mauvais exemple pour les femmes de Germanie ! » L’hypocrisie allemande date de loin ! On l’accusa de « frivolité grecque et féminine[16] ». Même, après sa mort, on raconta qu’une religieuse, en songe, l’avait vue plongée dans l’enfer parce que, la première, elle avait porté en Allemagne des toilettes « luxurieuses et superflues », en usage chez les Grecques ses compatriotes, mais inconnues jusque-là sur les deux rives du vieux Rhin allemand, en Germanie comme en France, « toilettes indécentes qui amenèrent d’autres femmes à pécher gravement en les imitant ». Il y a là certainement un écho affaibli de l’effet produit par les modes orientales, très riches, très voyantes, étranges, quelque peu voluptueuses, sur l’austère et ignorante pruderie de cette grossière société de dévots germaniques. Il ne faut pas oublier que, pour ces hommes si pieux des bords du Rhin, Théophano était née dans une religion hérétique et maudite. Elle devait être demeurée fort attachée, tout le démontre, à ses coutumes d’Orient.

Huit jours après Pâques, le 14 avril de l’an 972, dimanche de la Quasimodo, jour de la fête de l’apôtre saint Thomas pour l’Église orthodoxe — presque au moment où Jean Tzimiscès et l’armée byzantine, déjà victorieux des Russes à Péréiaslavets, inauguraient le glorieux siège de Silistrie, — au milieu de l’allégresse universelle des Italiens comme des Allemands, les noces impériales furent somptueusement célébrées dans la basilique de Saint-Pierre, avec une pompe admirable, parmi un concours inouï, en présence de presque tous les princes de Germanie, accourus d’au delà des monts pour à ces fêtes sans précédents, en présence aussi de tous les grands d’Italie et de Rome. En face de cette multitude, le pape Jean XIII, officiant en personne, bénit, oignit et couronna de ses mains la princesse prosternée à ses pieds et lui donna, dit Lebeau, le nom d’Augusta. Tous les yeux se fixaient sur la gracieuse épousée, qui avait à ce moment gagné tous les coeurs. Le mariage, « d’après l’exemple du pieux Tobie », ne fut consommé que dans le cours de la troisième nuit qui suivit la cérémonie nuptiale. Quant au fiancé de Théophano,  il semblait en ce moment encore un enfant délicat, mais on sentait qu’une âme de héros, une âme haute et fière, habitait ce corps exigu.[17]

Et cependant, s’écrie douloureusement l’historien moderne Gregorovius, de ces premières noces d’un empereur germanique avec une princesse byzantine qui semblaient devoir amener la réconciliation de l’Orient avec l’Occident, il ne sortit aucun bien véritable ! L’unique fruit de cette union fut un enfant du miracle qui, animé d’une admiration presque maladive pour la Grèce et Rome, alla jusqu’à mépriser sa patrie !

Le jour même des noces solennelles, le jeune Othon, du consentement de son père, fit rédiger pour sa chère fiancée, un acte, le seul où le nom du vieil Othon Ier figure à côté de ce lui de sa belle-fille, qui réglait la question délicate du douaire attribué à la nouvelle impératrice. Cet acte précieux, superbement écrit en lettres d’or sur parchemin historié couleur de pourpre, existe encore aux archives de la ville de Wolfenbüttel palpable et inestimable témoignage de cette impériale union. Par ce document vénéré, Théophano se trouvait dotée de biens très nombreux en Italie, comme au delà des monts sur la sauvage mer du Nord comme sur la riante Adriatique, dans le Hartz comme sur le Rhin. En Italie, elle recevait la province d’Istrie avec le comté de Pescaire dans les Abruzzes; au delà des monts, dans les Pays-Bas, l’île de Walcheren en Zélande, Wicheren près de Gand, avec les riches domaines de l’Abbaye de Nivelles,[18] puis en Allemagne les fermes impériales[19] de Boppart sur le Rhin, de Tiel sur le Wahal, d’Herford en Westphalie, de Tilledaam Kyffhausen et le domaine de Nordhausen, « jadis possédé, dit l’impérial fiancé, signataire du document, par la reine Mathilde, notre grand’mère », avec toutes leurs dépendances, en toute possession, libres de toute charge. Le vieil empereur confirmait de sa main les donations de son fils.

Certainement un traité de paix et d’alliance en forme dut être signé à cette occasion entre les deux empires. Fut-ce immédiatement avant le mariage? Fut-ce dès 970, aussi tôt après l’avènement de Jean Tzimiscès? Nous n’en savons rien; mais le fait en lui-même ne saurait être mis en  doute, bien qu’aucun témoignage officiel ne nous en soit demeuré. Il est presque certain que les Byzantins conservèrent toute l’étendue de leurs provinces grecques d’Apulie et de Calabre et que les Allemands ne contestèrent plus leur suzeraineté sur le comté de Naples et la principauté de Salerne. Par contre, malgré les prétentions jadis si âprement formulées par Nicéphore Phocas, les principautés de Bénévent et de Capoue demeurèrent sous la suzeraineté allemande. C’est à Bénévent, à l’extrême limite des terres soumises à l’empereur du Nord, que son envoyé, l’évêque de Metz, était allé saluer la jeune porphyrogénète à son arrivée sur les terres de l’empire. Le vieil Othon laissa sagement subsister dans une presque pleine autonomie ces lointaines souverainetés qu’il avait parcourues maintes fois en les mettant au pillage, mais jamais réellement conquises. Que si plus tard Othon II, son successeur, l’époux de la Grecque, reprit les anciennes visées paternelles et renouvela la tentative de soumettre définitivement à ses lois ces territoires, mal lui en prit. Nous ignorons du reste complètement jusqu’où l’empire grec alla, à l’occasion de ce traité, dans la reconnaissance officielle du titre d’empereur romain que prenaient les Othons, titre qu’au temps de Nicéphore Phocas on avait si violemment refusé d’admettre dans les entretiens diplomatiques au Palais Sacré.

Après les fêtes merveilleuses, les deux empereurs allemands, toujours en société du prince Pandolfe, prolongèrent leur séjour à Rome quelque temps encore, au moins jusqu’au mois de mai. Nous ne savons rien des dispositions qu’Othon Ier prit durant ce temps à l’égard de ses possessions dans l’Italie du Sud, sauf qu’il accorda sa protection officielle au monastère de Sainte Sophie à Bénévent, et lui octroya divers privilèges.

En mai, le grand empereur quitta pour la dernière fois la ville pontificale. Dès le 25, il était à Ravenne. Le 11 juillet, il passait à Brescia. A la fin de juillet, il tenait sa cour à Milan. Le 1er août, il était à Pavie. Peu de jours après, il passa les monts, et dès le milieu du mois il était de retour dans cette terre de Germanie qu’il avait quittée depuis près de six ans, depuis la fin de 966, pour ce troisième séjour si agité en terre italienne. Maintenant qu’il avait restauré de ses mains puissantes son autorité dans la péninsule, maintenant qu’il avait rétabli des relations pacifiques avec toutes les nations voisines, surtout avec l’empire d’Orient, il avait voulu, pour ses vieux jours, retourner jouir de quelque repos en Allemagne.

C’était le temps précisément où Jean Tzimiscès, au plus fort de sa lutte terrible contre les Russes, venait d’assiéger Dorystolon avec toutes ses forces. Tout le peu de temps qu’Othon vécut encore, la paix se maintint entre les deux empires d’Occident et d’Orient.

Pour ne pas interrompre mon récit, je dirai dès maintenant le peu que nous savons de ce qui se passa jusqu’à la mort de Jean Tzimiscès dans les thèmes byzantins d’Italie ainsi délivrés de la guerre allemande. Nos renseignements se bornent à presque rien. Deux grands événements qui se succédèrent, la mort du souverain pontife et celle de l’empereur d’Allemagne, semblent avoir, à cette époque, si bien absorbé l’attention des contemporains, que ceux-ci semblent avoir dédaigné de nous parler de ce qui se passait dans ces provinces reculées.

Dès le 6 septembre, en effet, de cette année 972, le pape Jean XIII mourut. Il eut pour successeur, seulement le 16 janvier de l’année suivante, à cause du retard apporté à l’installation du nouveau pontife par l’absence de l’empereur, un fils d’Hildebrand, Romain d’origine germanique, diacre dans la huitième région de Rome, lequel prit le nom de Benoît VI. C’était le candidat du parti impérial à Rome. Il fut élu par la peur qu’inspirait Othon.

Dans la nuit du 6 au 7 mai 973, le grand empereur, qui avait regagné, au mois d’août de l’an précédent, l’Allemagne par le col du Septimer, la vallée du Rhin, Coire, Saint-Gall,[20] Reichenau et Constance, et passé l’hiver dans ses châteaux du Rhin, surtout à Francfort, expirait à son tour au couvent de Memleben en Thuringe, après avoir achevé sa tâche grandiose de restituer à l’empire germanique la suprématie en Occident. Quelques semaines auparavant, le 23 mars, il avait célébré les fêtes de Pâques à Quedlinbourg, où étaient ensevelis ses parents, en compagnie de son fils, des deux impératrices sa femme et sa bru, de l’abbesse Mathilde, sa fille. Il y avait, suivant le curieux témoignage de quelques sources contemporaines, reçu en grande pompe diverses ambassades chargées de présents « de la part des Russes, des Danois, des Slaves, des Hongrois, des Bulgares, des Grecs aussi ». De ces derniers on ne sait rien que cette simple indication. Quant aux Bulgares, certainement, on le verra plus loin,[21] ils venaient de la part du tsar schischmanide plaider contre les envoyés du basileus la cause de l’indépendance de ce qui restait de leur nation dans l’ouest de la péninsule balkanique. Le 1er mai encore, à Mersebourg, le jour de l’Ascension, dans la semaine qui précéda sa mort, Othon avait donné audience à une ambassade d’origine bien différente, preuve frappante de sa renommée et de sa toute-puissance, celle du Khalife Fatimide Mouizz, le conquérant de l’Égypte, apportant, elle aussi, de riches et étranges présents. Il s’agissait certainement pour ces diplomates africains, dont la présence en cette sombre cité saxonne dut tant étonner la foule germanique, de régler de concert avec le grand souverain du Nord diverses questions concernant la Sicile et ces régions méridionales de la péninsule italienne où les deux monarchies se trouvaient si rapprochées depuis le récent progrès vers le sud des frontières de l’empire allemand. Aucun chroniqueur, hélas, ne nous a rapporté les propos échangés entre l’empereur moribond et ces mystérieux ambassadeurs fils de la brûlante Libye, si dépaysés dans cette lointaine et froide Thuringe couvertes des plus vastes forêts.

Le fils d’Othon Ier, âgé de dix-huit ans environ, déjà oint roi des Romains et empereur du vivant de son père, lui succéda sous le nom d’Othon II. Ainsi la fille de Romain et de Théophano devint, au bout d’un an de mariage à peine, impératrice d’Occident. Déjà alors cette princesse commençait à exercer quelque influence sur son jeune époux, qui cependant, à ce moment, obéissait surtout à sa mère l’impératrice régente Adélaïde, âgée de quarante-deux ans seulement. Plus tard cette influence devait devenir tout à fait prépondérante, mais sa qualité d’étrangère n’en valut pas moins presque constamment dès lors à Théophano les plus grandes et toujours renaissantes difficultés. La belle Grecque, dit Giesebrecht, de culture si distinguée, d’âme énergique, presque virile, enchaîna chaque jour davantage à elle le coeur de son époux, mais la nation allemande ne lui rendit jamais la justice qu’elle méritait. On considérait plutôt avec étonnement cette princesse qui, de la lointaine Byzance, avait apporté à l’empire allemand et à la maison de Saxe un lustre nouveau, des usages, des plaisirs jusque-là inconnus, qu’on ne se sentait vraiment d’inclination pour elle. Avec une souveraine injustice on était disposé à lui attribuer personnellement les coutumes et les moeurs fâcheuses de la cour où elle avait grandi. »

Les débuts du nouveau règne furent heureux et pacifiques. Même les Arabes de Sicile et d’Afrique continuèrent à respecter les trêves. Du reste à ce moment leur attention était plutôt détournée des choses d’Italie. En février 969 on se le rappelle le fameux Djauher s’était mis en marche avec toutes les troupes d’Afrique pour conquérir l’Égypte au nom de son maître le Khalife Fatimide Mouizz. Au mois d’août 972 seulement, trois ans après, Mouizz lui-même était allé prendre possession de ses nouvelles riches provinces des bords du Nil. Après un lent parcours de dix mois au pas cadencé de ses chameaux, le chef africain était enfin entré à Fostat presque au moment de la mort d’Othon Ier dans le mois de juin 973, et y avait fondé cette nouvelle capitale du Caire qui devait sous les princes de sa race s’accroître si glorieusement. Il avait laissé à la tête de l’administration de ses terres d’Afrique proprement dite un vice-roi, Bolukkîn Yousouf Abou’l Foutouh Seïf Eddaulèh, et confirmé aux Beni-abi-Hoseïn de Kelb le gouvernement de Sicile, qu’ils tenaient depuis tant d’années. Dès le mois d’octobre ou de novembre de l’an 969 l’émir Ahmed, l’adversaire heureux des Byzantins sous Nicéphore Phocas, avait été rappelé par lui avec tous les siens en Afrique, laissant en arrière un unique affranchi de son frère, Ja’isc, auquel le Khalife avait confié d’abord le commandement de l’île. Déposé bientôt, celui-ci avait été remplacé par Abou’l Kassem Ali ibn Hasan, propre frère de l’émir Ahmed, avec le titre de vicaire de celui-ci. Mouizz voulait prouver par cette nomination qu’il n’avait jamais entendu rien changer ni aux personnes ni aux rangs dans ce commandement si important.

A l’arrivée de ce nouveau gouverneur, le 22 juin 970, les troubles assez graves qui désolaient l’île avaient cessé comme par enchantement, et la colonie africaine, très heureuse de ce choix, avait accueilli Abou’l Kassem avec faveur s’empressant de faire acte d’obédience à ce nouveau chef, tout aussi dévoué que son prédécesseur au khalifat Fatimide, tout aussi zélé pour l’accroissement de l’Islam en Occident. Ahmed était du reste mort peu après, et dès le mois de novembre de cette année 970 Mouizz écrivait à Abou’l Kassem pour lui adresser le diplôme de son investiture en qualité d’émir même de Sicile. La grande île méridionale redevint prospère sous l’administration de cet Africain, héroïque, belliqueux, intègre et généreux.[22]

Donc, il ne semble pas y avoir eu à cette époque lutte aucune, acte matériel quelconque d’hostilité entre les Arabes de Sicile ou d’Afrique et les Allemands, pas plus du reste qu’entre Arabes et Byzantins, car la paix signée par Nicéphore Phocas avec Mouizz en 967 durait toujours. Il y eut véritablement alors une accalmie dans cette terrible guerre de dévastation et de piraterie qui depuis tant d’années désolait ces rivages si beaux. En tout cas, Othon Ier ne prit certainement aucune part directe à un conflit obscur qui eut lieu peut-être vers ce moment entre un de ses vassaux et un chef sarrasin, un des biens rares événements mentionnés pour cette époque par les Chroniques du sud de l’Italie. Celle du protospathaire Lupus, à l’an 972, s’exprime comme suit: « Atton,[23] fils du marquis Thrasemond, avec soixante mille hommes, battit et poursuivit jusqu’à Tarente quarante mille[24] Sarrasins commandés par le caïd[25] Boucobal.[26] » Cet Othon ou Atton était le fils du marquis Thrasemond de Spolète, et l’importance de ce combat, qu’Aman tient à juste titre pour insignifiant a certainement été prodigieusement exagérée par le chroniqueur italien. Suivant toute apparence, il doit être ramené à des proportions bien moindres.

Ce dut être une simple incursion de quelque bande de Sarrasins siciliens ou africains, commandés par un caïd dont le nom a été estropié par l’écrivain occidental, et qui n’était peut-être qu’un auxiliaire envoyé par Mouizz à Nicéphore dès avant la mort de celui-ci, peut-être un simple capitaine d’aventure à la solde du prince de Salerne ou de la république napolitaine, qui venait d’être en 970 l’objet d’une agression de la part d’Othon le Grand. Un capitaine des marches impériales allemandes aura victorieusement repoussé ce chef musulman et l’aura poursuivi, peut-être avec l’appui des troupes grecques, jusqu’au golfe de Tarente. Là, le caïd se sera précipitamment réembarqué avec les siens après avoir subi de grandes pertes. En ceci seulement a dû consister ce combat tant grossi par la terreur populaire, combat d’autant plus hypothétique qu’à cette époque de 972 c’était Pandolfe Tête de Fer qui était marquis de Spolète et que Thrasemond ne fut que son second successeur dans cette souveraineté. De même encore, Atton, fils de « Transmund », duc et marquis, est cité dans un document de l’an 1017 seulement.[27] Ce fait d’armes demeure en définitive fort obscur.

Jusqu’à la fin du règne de Tzimiscès nous ne possédons plus, à partir de ce moment pour les provinces byzantines du sud de l’Italie que de très rares mentions d’événements de peu d’importance. Par suite de la paix survenue entre les Byzantins et les Allemands, lors du mariage de Théophano et d’Othon le jeune, une des raisons de l’alliance ou du moins de la trêve entre Constantinople et le Fatimide était venue à disparaître. L’autre, qui était la distance entre les frontières des deux empires en Asie, cessa de même bientôt d’exister par le double fait des conquêtes de Jean Tzimiscès en Syrie et jusqu’en Palestine, et de celles du Khalife Mouizz sur les Karmathes également en Syrie. Les deux adversaires séculaires, si longtemps divisés par de grands espaces sauf sur les rivages d’Italie, allaient se retrouver dorénavant tout à fait face à face en Asie. Les ennemis communs qui les séparaient ayant été ainsi détruits, ils recommencèrent à se combattre vivement en ces régions orientales. En Italie, ils s’en tinrent pour l’heure à quelques escarmouches. Il y eut encore auparavant quelques tentatives de rapprochement. Même nous savons que l’ambassadeur byzantin Nikolaos, que nous avons vu sous Nicéphore Phocas diplomate si actif était une fois encore retourné à la cour du Khalife Mouizz peu avant la mort de celui-ci. Nous le savons par une curieuse anecdote dont j’emprunte le récit à Aman. Elle nous a été transmise par l'écrivain arabe Ibn Abi Dinar[28] qui l’a certainement empruntée à quelque antique chronique d’Afrique.

On se souvient du premier voyage que Nikolaos, zélé ambassadeur du basileus Nicéphore, avait fait à la cour de Mouizz lorsque celui-ci résidait encore dans sa première capitale de Mehedia et comment le diplomate byzantin, pourtant familier avec les pompes du Palais Sacré, avait été frappé de stupeur par le spectacle de la majesté extraordinaire du Khalife africain siégeant sur son trône dans toute sa splendeur barbare. Lorsque, peu d’années plus tard, Nikolaos, cette fois ambassadeur de Jean Tzimiscès, mandé secrètement par Mouizz dans sa somptueuse résidence de sa nouvelle ville du Caire, lui eut fait cet aveu naïf, confessant qu’il l’avait alors pris pour Dieu lui-même plutôt que pour un simple fils des hommes, le Khalife lui répondit: « Te souviens-tu aussi qu’à ce moment je te prédis que tu viendrais me saluer roi en Egypte? » — « C’est la vérité», répondit le Grec. — « Eh bien, poursuivit Mouizz, nous nous retrouverons encore à Bagdad, moi toujours Khalife et toi toujours ambassadeur! » Cette fois le Grec ne répondit rien; puis, pressé par Mouizz, il lui avoua que, lors de cette première visite à Mehedia, il avait vu soudain, comme en une vision, l’éclatante lumière qui enveloppait la blanche capitale se transformer en une nuit profonde. Il ne lui cacha point qu’il avait conclu de ce prodige aux plus sinistres présages à son endroit. Mouizz, troublé, baissa les yeux sans répondre. « Presque aussitôt après, poursuit le chroniqueur, le Khalife tomba malade. » Très vite il fut au plus au plus mal. Il mourut le 2 décembre 975,[29] quelques jours seulement avant Jean Tzimiscès, dans le palais vaste, plein d’air et de lumière, qu’il s’était fait construire au Caire.

L’anecdote n’est peut-être pas tout à fait véridique, elle n’en est pas moins précieuse parce qu’elle nous montre Mouizz, le grand Khalife Fatimide, vainqueur de l’Egypte, recevant dans sa nouvelle capitale, comme jadis à Mehedia, l’ambassadeur du basileus et conversant avec lui sur un pied de cordiale familiarité, presque d’intimité.

Malheureusement, si le fait d’un envoyé de Jean Tzimiscès allant trouver le Khalife jusqu’en Égypte paraît vraisemblable, nous ne savons rien absolument ni des motifs de cette ambassade, ni des circonstances qui l’accompagnèrent, ni des suites qu’elle put avoir.

Les sources sont ici d’une pauvreté désespérante. Pour parler plus exactement, elles n’existent pour ainsi dire pas. Nous ignorons jusqu’au nom du haut personnage qui gouvernait en ce moment les thèmes d’Italie au nom des trois basileis. Etait ce encore le magistros Nicéphore?

La Chronique de Lupus mentionne seulement vers cette époque, à la date de 973, à Bari, la mort d’un certain protospathaire Passaros, probablement un des chefs militaires impériaux dans la péninsule. En 975, l’année avant la mort du basileus Jean, outre le patrice Michel dont nous allons parler, apparaît un autre chef byzantin, celui-là nommé Zacharias qui reprend aux Sarrasins Bitonto, petite ville épiscopale à quelques kilomètres du sud de Bari. « Cette année, disent à la fois la Chronique de Lupus et aussi les Annales de Bari, qui sont vraiment, à elles deux, presque les seuls documents contemporains pour ces régions à cette époque, Zacharias prit Bitonto[30]  aux Sarrasins. Ismaël fut tué. » Ce Zacharias qui enlève ainsi cette forteresse à quelque parti de pirates africains, lequel s’en était emparé certainement par ruse, était probablement parti de Bari pour cette entreprise. Ismaël était-il le nom du chef des Sarrasins de Bitonto, quelque condottiere musulman, quelque capitaine auxiliaire ou d’aventure, ou ce nom est-il pris ici dans un sens générique? Ces trois mots signifient-ils simplement que les Arabes, « les fils d’Ismaël », furent massacrés par les Grecs?

Un personnage arabe autrement important est encore cité à cette époque comme s’étant mis à ravager les rivages d’Italie. Dès l’an 974, au dire d’Ibn el Athir et d’autres encore,[31] Abou’l Kassem, le nouvel émir du Khalife Mouizz en Sicile, avait inauguré après une longue accalmie des incursions nouvelles en terre calabraise. Mouizz même, oublieux des trêves, dans la très curieuse lettre qu’il lui avait écrite à la mort de son frère Ahmed, lui avait donné le conseil de calmer sa douleur par l’accomplissement de quelques hauts faits et, puisque la Sicile n’était point un théâtre suffisant pour sa valeur, de porter sur la terre d’Italie les armes de l’Islam.[32] D’abord, il est vrai, Abou’l Kassem n’avait ordonné que de simples actes de pillage vers les côtes de Calabre. Ses bandes y avaient enlevé de nombreux troupeaux, puis, gênés dans leurs mouvements par ces immenses impedimenta, ses lieutenants avaient fait égorger tous ces animaux. Ce ne fut que plus tard que l’émir mit en personne le pied sur le continent italien dans des opérations plus importantes.

L’année qui vit la mort de Jean Tzimiscès, en 976, la Chronique du protospathaire Lupus dit encore que les Sarrasins assiégèrent vainement la forteresse de Gravina. Celle-ci est située à environ seize lieues et demie au sud-ouest de Bari. Encore là quelque simple expédition de pillards.

A cette même date environ, nous savons aussi, par un des rarissimes diplômes de l’époque parvenus jusqu’à nous, que le catépano impérial pour les thèmes italiens se nommait Michel. On possède aux archives du Mont Cassin[33] un document du mois de mai de l’année 975 par lequel ce personnage, qui s’intitule « anthypatos,[34] patrice et catépano d’Italie », confirme un privilège aux moines de l’église et du couvent de Saint-Pierre dans la cité de Tarente C’est même le plus ancien document connu dans lequel figure ce titre nouveau de catépano d’Italie. Le haut fonctionnaire y raconte que, comme il s’apprêtait à aller prier « dans le temple du prince des apôtres qui, avec le monastère auquel il est annexé, se trouve situé dans le kastron de Tarente », il a vu venir en suppliants les moines de ce couvent, se plaignant à lui de ceux qui sans droit traversaient leur propriété, lui apportant pour qu’il en prit connaissance certains privilèges à eux jadis accordés, il ne dit point à quelle époque, par le spathaire et chrysotricliniaire impérial et stratigos du thème de Longobardie Constantin et par le patrice et illustrissime catépano d’Italie Michel, évidemment un de ses prédécesseurs homonymes. Ce sont ces mêmes privilèges qu’il confirme dans ce document. A ce parchemin précieux est encore appendue la bulle de plomb de ce haut fonctionnaire, un des bien rares sceaux de cette époque qui aient échappé à la destruction. Sur une face figure la croix, sur l’autre, on lit le nom du catépano et ses titres.[35]

Si l’Italie du nord et du centre jouit d’une grande paix immédiatement après la mort d’Othon Ier et l’avènement de son fils, il n’en fut donc pas tout à fait de même pour les provinces méridionales de la péninsule, où les calamités de cette guerre incessante de déprédations et de pillages recommencèrent vite. Même en dehors de l’état de guerre, l’empire d’Orient fit encore une grande perte en ces parages, celle de sa suzeraineté sur Salerne. Voici le récit de cet événement tel à peu près qu’il nous est donné par Giesebrecht d’après les sources.

Bien que, depuis le mariage d’Othon avec Théophano et durant tout le reste du règne de Jean Tzimiscès, la paix fût censée régner officiellement dans l’Italie méridionale entre Byzantins et Allemands, les deux partis n’en demeuraient pas moins constamment sur le qui-vive, et le vieil esprit d’hostilité entre Orientaux et Occidentaux se signala maintes fois par des conflits partiels qui menaçaient chaque fois de rallumer un incendie général. A la tête du parti allemand se trouvait toujours encore le prince de Bénévent, Pandolfe Tête de Fer, alors sans contredit le plus puissant de la péninsule. Outre ses principautés héréditaires de Capoue et de Bénévent, Othon Ier lui avait donné en fief du royaume d’Italie le beau duché de Spolète avec la marche de Camerino. Il lui avait aussi laissé une armée pour défendre l’Italie centrale contre toute agression des Grecs.

Dans les États de ce prince, l’influence allemande dominait donc sans conteste. Il n’en était point même dans la principauté voisine de Salerne. Dès 973, Pandolfe, avide de vengeance et de pouvoir, avait tenté de détacher violemment le vacillant Gisulfe de l’alliance qui lui avait été imposée par les. Grecs. Après avoir ravagé le territoire de Naples, il avait paru devant Salerne avec une armée, mais il avait trouvé cette petite capitale admirablement défendue et Gisulfe si bien préparé à le recevoir qu’il avait dû se  retirer. Sa fortune cependant devait lui fournir peu après une autre voie pour arriver à son but. A Salerne vivait pour lors un prétendant à ses propres Etats à lui; c’était Landolfe, le fils d’Aténulfe II, l’ancien prince de Capoue. Après de longues adversités dans un dur exil, ce personnage errant avait reçu de Gisulfe un accueil bienveillant. Mais sa vive ambition ne le laissait pas en repos. L’ingrat ne songeait qu’à se substituer à son bienfaiteur pour pouvoir attaquer ensuite plus sûrement Pandolfe avec les forces de la principauté de Salerne. L’attitude ambiguë de Gisulfe avait dès longtemps inspiré une vive méfiance au parti grec dans cette dernière ville. Landolfe se posa habilement comme son champion. Avec l’aide de ce groupe nombreux, énergiquement appuyé d’autre part par les républiques de Naples et d’Amalfi, sous la conduite de leurs ducs et patrices Marino[36] et Mansone toujours favorables à l’alliance grecque et ne pouvant se résoudre à renoncer à leurs antiques liens avec Constantinople, même lorsque celle-ci se voyait dans la nécessité de les abandonner, il réussit à détrôner Gisulfe dans l’été de 973 et l’expédia secrètement sous bonne garde avec sa femme à Amalfi. Le traître croyait toucher au succès. Il avait compté sans Pandolfe Tête de Fer qui apparut aussitôt. Menacé dans ses intérêts, le prince de Capoue et Bénévent se posait encore en vengeur et en sauveur d’autrui. Dès le mois de mai 974, malgré la courageuse résistance des Amalfitains, il réussit à s’emparer de Salerne et à y restaurer l’autorité de Gisulfe. Celui-ci dut, pour prix du service rendu, accepter pour corégent de sa principauté le second fils de Tête de Fer, appelé comme son père Pandolfe. Depuis ce moment Salerne aussi reconnut la suzeraineté de l’empereur germanique, se trouvant ainsi détachée une fois de plus de sa vassalité byzantine. Landolfe détrôné se réfugia à Constantinople, devenue de plus en plus le lieu de rendez-vous pour tous les mécontents du nouvel ordre de choses établi en Italie. Il y réclama aussitôt l’aide du basileus Jean. Certes ce prince à l’âme guerrière n’eût pas demandé mieux que de soutenir vivement par les armes aussi bien les prétentions de ce personnage que celles de cet autre réfugié à sa cour qui avait nom le pape Boniface, si toute son attention n’avait été impérieusement sollicitée du côté de l’Orient, immédiatement après la défaite définitive des Russes, et cela durant tout le reste de son règne si court.

De bien rares documents sont parvenus jusqu’à nous de cette période de la domination byzantine en Italie. Cependant, outre celui que j’ai déjà cité, les archives de Naples contiennent d’assez nombreux actes d’ordre administratif délivrés dans cette ville aux noms de Jean Tzimiscès et de ses deux collègues, preuve que la république napolitaine reconnaissait toujours, du moins officiellement, la suprématie de l’empire d’Orient. Ces actes sont datés des années 970 à 976; il y en a de chacune de ces années.[37] Un du mois de novembre de l’année 975, du duc de Naples Marino, portant confirmation de biens à un abbé, est rédigé, probablement par suite d’oubli de l’officier civil, au nom des seuls Basile et Constantin, Jean Tzimiscès ne se trouvant pas mentionné.[38] Ce duc Marino, second duc de ce nom, fils de Jean, et qui, dans ce document, se qualifie d’anthypatos impérial et de patrice, gouverna la république napolitaine pendant tout le règne de Jean Tzimiscès, de 969 à 976. Durant tout ce temps, je l’ai dit, il se montra le partisan zélé et résolu de l’alliance byzantine. Il mourut vers 977.

Libre entièrement du côté des Russes et de la Bulgarie, en paix en Italie avec l’empire allemand par le mariage de Théophano, débarrassé de tout grave souci intérieur depuis la défaite du prétendant Bardas Phocas, plus populaire que jamais à Byzance par ses victoires éclatantes sur le Danube, aussi par les mesures heureuses décrétées par son gouvernement dans cet hiver de 972 à 973 qu’il venait de passer à Constantinople, basileus Jean pouvait enfin reporter toutes ses pensées, toute sa guerrière énergie vers cet Orient sarrasin toujours gros de menaces, vers ces provinces de la Haute Syrie, de la Phénicie du Nord et de la Cilicie qui venaient à peine d’être reconquises par Nicéphore Phocas sur l’éternel ennemi musulman.

La situation de ces nouveaux territoires d’empire, imparfaitement protégés contre le constant péril sarrasin, réclamait impérieusement les soins du basileus, car déjà ils menaçaient d’échapper derechef à leurs maîtres chrétiens. La prise d’Alep par les troupes grecques, qui avait déterminé presque au moment de la mort de Nicéphore, sur la limite des années 969 et 970, la signature du traité de paix plaçant sous la suzeraineté des empereurs de Roum la principauté des Hamdanides, les nombreuses défaites des armées musulmanes, la conquête par les guerriers byzantins de plusieurs forteresses syriennes, surtout celle de la Grande Antioche, la métropole du Sud; avaient violemment consterné et agité les esprits de cet immense monde musulman à cette époque encore si fanatique. Tout bon croyant en Asie ne rêvait que de venger tant d’humiliations.

Il nous faut revenir aux débuts du règne de Jean Tzimiscès. « Tous les enfants d’Agar, disent les chroniqueurs byzantins,[39] habitant toutes les régions du monde, toutes les nations attachées à la religion de Mahomet, les Musulmans d’Égypte, de Perse, les Arabes de l’Élam et ceux habitant l’Arabie heureuse, les Sabéens eux-mêmes avaient été vivement affectés par la perte d’Antioche et des cités syriennes. » Dès la fin de l’année 970, trois cent soixantième année de l’Hégire, au dire de Skylitzès, de Cédrénus, de Zonaras, une vaste coalition s’était formée pour reprendre aux chrétiens ces grandes cités d’Alep et d’Antioche et ces annalistes affirment qu’il y eut à ce moment une levée d’armes presque générale, un mouvement offensif très important des forces sarrasines. Malheureusement ils ne nous parlent de ces faits que tout à fait en passant et ajoutent seulement que « des troupes musulmanes régulières et irrégulières, accourues en nombre de partout, surtout d’admirables contingents africains, tous, au nombre de cent mille, sous la conduite de l’émir Zohar, chef aussi brave qu’éprouvé, vinrent assiéger Antioche ». Suit le détail du siège.

Ce récit obscur des historiens byzantins n’est qu’un lointain écho d’un des principaux incidents de la grande marche en avant exécutée en Syrie par les lieutenants de Djauher immédiatement après l’entrée de celui-ci au vieux Caire au nom de son maître le Khalife Fatimide Mouizz. Longtemps on n’a possédé sur cette attaque des Égyptiens contre Antioche que ce seul renseignement. Grâce à Yahia nous sommes aujourd’hui infiniment mieux informés.

En attendant la venue de Mouizz au Caire, lequel n’y devait faire son entrée qu’en juin 973, son fameux généralissime Djauher, le conquérant de l’Egypte, avait envoyé en Syrie l’émir Djafar ben Fallah qui s’était successivement emparé au nom du Fatimide des principales villes de cette province.

En dernier lieu ce capitaine était entré à Damas au mois de moharrem de l’an 359, c’est-à-dire dans le courant des mois de novembre ou de décembre 969; mais dès le jeudi, sixième jour du mois de dsoulkaddah de l’année suivante[40] il avait été battu et tué sous les murs de cette ville par les terribles envahisseurs karmathes alliés aux partisans des Ikhchidites et des Abbassides, dont le chef, le chérif Aboul Kassem Ismaïl ben Ali Iali, qui fut pris, avait revêtu le costume noir. Le généralissime des Karmathes Hassan ben Ahmed, surnommé El-Acem, maître de Damas, avait, du haut du member ou chaire à prêcher de la grande mosquée, prononcé des malédictions contre Mouizz et ses ancêtres et fait rétablir le nom du Khalife abbasside Mothi dans la prière officielle. S’emparant rapidement de toute la Syrie, il s’était mis en marche incontinent sur Ramleh, et de là sur l’Egypte, qu’il avait envahie. Mais il s’était fait battre par Djauher sous les murs du Caire le 24 décembre 971 après une lutte acharnée. Il menait à sa suite, disent les chroniqueurs, quinze mille mulets chargés de coffres qui renfermaient ses trésors, des vases d’or et d’argent et des armes, sans compter ceux qui portaient les tentes et les bagages. Les vainqueurs pillèrent ce camp somptueux. Djauher fit publier dans toute la ville du Caire que quiconque amènerait le chef des Karmathes vivant, ou présenterait sa tête, recevrait pour récompense trois cent mille pièces d’argent, cinquante vêtements de gala, autant de chevaux tout sellés, et une triple paye. Hassan réussit à s’échapper, mais son armée éprouva des pertes énormes.[41]

Voici ce que Yahia raconte de ce Djafar qui est, on l’a reconnu déjà, le même que le Zohar des Byzantins,[42] durant le court espace de temps pendant lequel il gouverna la Syrie au nom de Mouizz « Djafar ibn Fallàh envoya de Damas une grande armée, sous le commandement de son esclave Foutouh contre Antioche en l’an 360,[43] et celui-ci assiégea cette ville durant cinq mois et ne put rien faire contre elle ni par force ni par ruse, et Jean Tzimiscès était à ce moment occupé à faire la guerre en Bulgarie. Et le Karmathe El-Acem étant venu en Syrie, Djafar ibn Fallâh fit rappeler Foutouh et son armée pour le renforcer dans sa lutte contre le chef karmathe, et alors les Africains s’éloignèrent d’Antioche, après que ses habitants eurent bien souffert de la détresse et du siège. Et quand Foutouh se fut ainsi éloigné, un tremblement de terre eut lieu à Antioche et une partie considérable de ses murailles s’écroula. Et le basileus Jean Tzimiscès envoya Michel al Bourdgi (le célèbre Bourtzès) avec douze mille ouvriers et maçons, et celui-ci reconstruisit les portions du rempart écroulé et remit la muraille dans son état primitif. »

Ce précieux récit de Yahia, si court, mais si précis, nous renseigne merveilleusement sur cette attaque dirigée contre la grande forteresse chrétienne du sud par les troupe africaines de Mouizz le victorieux. C’est donc le retour offensif des Karmathes en Syrie dans cette même année qui fut bien le vrai motif de la retraite des lieutenants de Djafar ibn Fallâh.

Nous allons voir que la version des Byzantins est quelque peu différente. Ils affirment, en effet, que les Égyptiens durent se retirer parce que les Grecs les avaient battus. Suivant eux aussi, le siège traîna en longueur. Le danger cependant fut immense, car les contingents africains de Djafar, les fameux guerriers du Maghreb (c’est ainsi qu’on désignait à cette époque l’Afrique du Nord), les Maghrebins en un mot qui, sous la conduite de Djauher, avaient conquis l’Egypte, passaient en ce temps pour les meilleures troupes arabes de terre comme de mer. Mais la garnison byzantine opposa la plus obstinée résistance à ce grand péril. De son côté, poursuivent les Byzantins, Jean Tzimiscès, dès qu’il eut appris ces graves événements, retenu qu’il était lui-même au Palais Sacré par les soucis de la résistance à opposer aux. Russes, avait mandé, sans perdre un jour, au stratigos du thème de Mésopotamie, probablement le chef militaire le plus voisin du théâtre des hostilités, de voler avec ses troupes au secours des assiégés. En même temps il avait expédié directement avec d’autres contingents un de ses plus dévoués eunuques, capitaine renommé, le patrice Nikolaos, peut-être le même personnage que l’ambassadeur auprès du Khalife, dont j’ai parlé plus haut, auquel il confia le commandement chef des opérations. Nikolaos, aussitôt qu’il eut rallié le stratigos de Mésopotamie, marcha sur Antioche. Bien qu’avec des forces infiniment moindres, dans un unique et brillant combat, il battit l’ennemi et le mit en fuite, si bien qu’Antioche et les cités voisines se virent du coup délivrées de tout péril. Les seuls historiens byzantins et Yahia, je le répète, ont parlé de cette infructueuse agression des troupes égyptiennes contre Antioche, en 970. Les historiens arabes n’en soufflent mot. Combien il eût été intéressant d’en savoir davantage sur ce premier choc en Orient, dans les campagnes de Syrie, entre les troupes impériales et ces noirs soldats africains du Fatimide avec lesquels les Byzantins ne s’étaient jusqu’ici mesurés que sur les rivages d’Italie et de Sicile.

Yahia, qui est seul, parmi les Orientaux à nous parler de ce siège, est seul aussi à nous apprendre que le duc impérial à Antioche, après cet événement, fut de nouveau ce Michel Bourtzès dont cette ville avait vu l’an d’auparavant les premiers exploits glorieux. La part que ce chef avait prise au meurtre de Nicéphore n’avait guère entravé sa brillante carrière. Enfin, c’est toujours par le même écrivain que nous apprenons les dégâts terribles causés dans la capitale de la Haute Syrie par le tremblement de terre qui suivit de si près l’attaque des Africains. C’est par lui que nous connaissons ce détail curieux de cette armée d’ouvriers fournie au nouveau duc d’Antioche par le basileus pour réparer de suite les remparts jetés bas par cette catastrophe et mettre la grande forteresse en état de repousser toute attaque des troupes d’Egypte. Les Karmathes, en battant et tuant Djafar ibn Fallàh, se chargèrent de rendre, pour le moment, impossible cette agression nouvelle qui semblait imminente, puisque le basileus croyait devoir, pour la conjurer, prendre des dispositions extraordinaires.

Certainement Michel Bourtzès avait obtenu de Jean Tzimiscès ce grand commandement en récompense de la part prise par lui à la tragédie de la nuit du 10 décembre.[44]

Les deux corégents d’Alep, Bakgour et Kargouyah, vassaux de l’empire grec, qui avaient dépossédé de sa capitale leur ancien maître, l’émir Saad semblent être demeurés en ces graves circonstances fidèles au basileus Jean. Du moins ils paraissent avoir conservé une neutralité expectante durant ces premières hostilités en Orient sous le règne de ce prince.

Il faut vraisemblablement rapporter environ à cette même époque de l’année 970 l’attaque par les impériaux de plusieurs places de la frontière d’Arménie et de la région de l’Euphrate, notamment celle de Homs, l’antique Emèse, attaque dont font mention certains chroniqueurs arabes, entre autres Aboulféda. Voici le récit de ces faits tel qu’il nous est donné par Freytag. On a vu qu’après le traité d’Alep en décembre 969 ou dans le mois de janvier suivant, les troupes grecques ayant évacué cette ville, et les infidèles lieutenants du prince hamdanide, devenus les vassaux du basileus, ayant continué à exercer conjointement le pouvoir dans cette grande cité dont ils avaient chassé l’émir Saad, celui-ci avait dû se retirer successivement à Hamah, puis à Raphanée ou Rafeniyah, ensuite à Émèse, enfin à Maarret en Noaman, toutes cités qui reconnaissaient encore plus ou moins son autorité et qu’il habitait les unes à la suite des autres suivant les hasards de sa vie errante et de sa mouvante fortune. Durant ce même temps c’était sa courageuse mère qui exerçait toujours encore en son nom le pouvoir dans une autre de ses villes, celle qui lui était la plus chère, comme à tous les Hamdanides, Mayyafarikîn, l’antique Martyropolis, où se trouvait la sépulture des princes de sa race. A ce même moment, paraît-il, les troupes grecques de ces parages se préparaient à une expédition contre les places fortes sarrasines du haut Euphrate, contre Malazcarda ou Manazkerd d’Arménie entre autres, qui fut prise par elles.[45] Le Diâr-Bekir était également à nouveau l’objet des convoitises des Byzantins. La mère de Saad ayant appris qu’ils se mettaient en marche pour envahir cette province, craignit de ne pouvoir avec ses seules forces défendre Mayyafarikîn. Elle se démit donc du pouvoir et laissa les habitants se tirer d’affaire à leur gré. Alors ceux-ci demandèrent à leur voisin l’émir Abou Taglib, cousin de leur seigneur, de leur donner un gouverneur. Il leur envoya Abou’l-Fewaris Hezarmard, jadis un des principaux mamlouks de son illustre oncle Seïf Eddaulèh.

On ne nous dit point si cette fois les Grecs assiégèrent Amida. Ils attaquèrent en tout cas Emèse et voici dans quelles circonstances: on a vu que, par suite du traité d’Alep, la principauté de ce nom était tenue de payer à l’empire de Roum un tribut annuel fort considérable. Une portion de ce tribut avait été attribuée, bien que le texte même du traité, qui nous a été conservé, demeure muet sur ce point, à l’ancien émir dépossédé, pour les territoires qui lui avaient été laissés en toute souveraineté et proportionnellement à l’importance de ces territoires. Saad, auquel les deux régents d’Alep et les anciens de la ville avaient écrit à ce sujet dès la fin de l’an 358 de l’Hégire,[46] n’ayant point pu ou voulu remplir les obligations qu’on lui avait ainsi imposées, apparemment sans le consulter, des troupes grecques (probablement un détachement de la garnison d’Antioche) assaillirent à l’improviste et saccagèrent la ville d’Emèse. Sur le sommet de l’antique église de cette ville transformée en mosquée on admirait une statue de bronze portant un poisson d’une main. Cette statue tournait aux quatre vents. Les Sarrasins la tenaient pour un talisman redoutable. Roktâs, lui aussi ancien traban de Seïf Eddaulèh, actuellement gouverneur de la forteresse de Barzouyeh pour Saad, auquel il était demeuré fidèle, accourut rejoindre celui-ci avec un immense convoi de vivres et de fourrages qui permit à l’émir de ravitailler ses guerriers fort dépourvus. Aussitôt après la retraite des impériaux vainqueurs, Roktâs mena ces troupes ainsi restaurées dans cette malheureuse cité d’Émèse si brutalement violée, et la fit relever de ses ruines pour le compte de l’émir. Celui-ci était, nous ne savons pour quelle cause, demeuré dans les parages de Hamah et de Rafeniyah. Lorsque Émèse eut été débarrassée des souillures de l’invasion,[47] Saad, abandonnant ses dernières résidences, vint s’établir dans cette cité, une des plus puissantes de la Syrie à cette époque, défendue par une haute citadelle. De ce moment ses affaires prirent une tournure quelque peu meilleure. En effet un accord était sur ces entrefaites intervenu entre lui et Kargouyah, accord en suite duquel la prière fut dite à nouveau à son nom dans Alep en signe de sa suzeraineté.

Aboulféda, rapportant de son côté la prise de Manazkerd par les chrétiens, s’écrie avec l’accent de la douleur qu’à cette date de 970,[48] « toute la Syrie maritime comme les régions de l’Euphrate se trouvaient livrées sans défense aux entreprises des Grecs, personne n’étant plus là pour repousser ceux-ci, personne ne protégeant plus le pays, qui était comme vide de défenseurs ! » Dans ces quelques mots le chroniqueur national a fait une peinture vraie de ce qu’était à cette époque, depuis les victoires de Nicéphore, la situation de l’Islam en Asie. Les Grecs étaient maîtres sans conteste dans toutes ces régions de la Syrie du Nord que venaient à peine de fouler les victorieuses légions du basileus assassiné. L’infortuné prince d’Alep, l’héritier des brillants Hamdanides, banni de sa capitale par ses lieutenants infidèles, errait de ville en ville parmi des populations qui reconnaissaient à peine son autorité. Ces lieutenants eux-mêmes étaient les humbles vassaux du basileus. Abou Taglib, le représentant de l’autre branche des Hamdanides, le fils et le successeur de Nasser, bien déchu de sa puissance de jadis, ne faisait presque plus parler de lui sur la frontière chrétienne, trop absorbé qu’il était par d’incessants conflits avec son suzerain direct le Khalife de Bagdad.[49] Toute cette situation si favorable aux armes chrétiennes allait brusquement changer par le triomphe des Fatimides africains en Égypte et l’apparition de leurs troupes victorieuses en Syrie. La levée du siège d’Antioche n’était qu’un incident heureux pour les Byzantins, qui ne devait point réussir à enrayer l’expansion africaine dans ces contrées.

Durant les premiers mois de l’an 972, Jean Tzimiscès fut complètement absorbé par les soins de la lutte formidable contre les Russes. De même il semble avoir consacré toute l’année suivante aux préparatifs de sa première grande expédition de Syrie, qui eut lieu en 974. Cependant il y eut certainement dans la fin de cette année 972, plutôt encore dans le courant de 973, période qui correspond à peu près à l’an 362 de l’hégire musulmane, une nouvelle campagne de divers contingents grecs sur le haut Euphrate, et cette campagne malheureuse fut même, semble-t-il, une des causes principales qui hâtèrent celle de l’année suivante. De cette première expédition les chroniqueurs arabes, Aboulfaradj entre autres, et les historiens nationaux, d’Arménie, Etienne de Darôn, dit Acogh’ig, et Mathieu d’Edesse, disent uniquement ceci: « Le grand domestique des forces impériales en Orient, Mleh (un Arménien certainement, ainsi que l’indique son nom, personnage sur lequel se taisent du reste entièrement les chroniqueurs byzantins et qui ne se trouve cité que dans cette seule occasion), franchissant le haut Euphrate avec des forces considérables, pénétra, dans le cours de cette année 973, dans l’Al-Djezirah (c’est-à-dire la Mésopotamie) et mit une fois de plus à sac toutes ces régions infortunées, les ravageant affreusement, semant l’épouvante devant lui.

Il saccagea surtout horriblement la ville et les campagnes de Nisibe vingt-deux jours durant, ruina cette cité prospère, dévasta et brûla ses riches moissons et celles Mayyafarikîn et d’Édesse, battant « avec la protection évidente du Christ » les Infidèles dans une foule de rencontres, réduisant les habitants en esclavage ou les massacrant.[50] Fier de ces succès, il vint ensuite mettre le siège devant Malatya, la Mélitène des Croisades, que Mathieu d'Édesse nomme encore pompeusement Tigranocerte. Il la conquit par la famine, puis alla attaquer Amida qui est Diâr-Bekir, sur le Tigre.[51] Tout ceci avait pris plusieurs mois.

Le gouverneur d’Amida, Abou’l-Hiai,[52] éperdu devant l’agression des impériaux aussi subite que violente, appela à son secours Abou Taglib, son suzerain, qui résidait pour lors à Mozala. Celui-ci lui expédia des troupes sous le commandement de son frère Abou’l Kassem Hibet Allah guerrier intrépide, autre fils de Nasser Eddaulèh. Ceci se passait à la fin du mois de ramadhan de l’an 362, tout au commencement de juillet de l’an 973.

Les troupes de secours, dit Ibn Khaldoun, arrivèrent dans la nuit du dernier jour du ramadhan. Dès le lendemain, 4 juillet, la bataille s’engagea. Les Musulmans d’Amida, racontent les chroniqueurs arméniens,[53] avaient auparavant tenté une sortie, au nombre de quatre cents, choisis parmi les plus braves, mais après une lutte violente sous les portes de la ville ils avaient dû rentrer précipitamment dans la place, laissant beaucoup de morts. L’armée romaine avait alors établi son camp sur la rive même du fleuve Tigre, dans un lieu appelé Aukal, à deux portées de flèche des murailles. C’est probablement à ce moment qu’Hibet Allah entra en scène. Une nouvelle bataille s’engagea, mais cette fois les chrétiens furent horriblement battus par les deux chefs musulmans. Voici le récit de Mathieu d’Édesse: « Quelques jours après le premier combat, il s’éleva un vent si violent que la terre tremblait par le bruit qu’il produisait. La poussière énorme soulevée par lui se répandit sur le camp et, condensée en nuages épais, le couvrit entièrement, tandis que cet ouragan entraînait les bagages dans le fleuve. Les hommes et les animaux, plongés dans les ténèbres, ne pouvaient ouvrir les yeux, aveuglés qu’ils étaient par les tourbillons de cette effroyable poussière. L’armée romaine se trouvait ainsi enveloppée de tous côtés, sans issue pour sortir de cette terrible situation. Cependant les Infidèles, témoins de ce châtiment céleste, voyant que Dieu combattait pour eux, fondirent tous à la fois sur elle, l’épée à la main, et en firent un horrible carnage. La plus grande partie fut exterminée. Mleh et ses principaux officiers furent conduits enchaînés dans Amida. Ils étaient quarante, tous de rang élevé, tous patrices. Les chefs musulmans, voyant la défaite des chrétiens, conçurent de grandes craintes et se dirent: « Le sang que nous avons versé ne nous profitera pas. Cette nation fondra sur nous et détruira la race des Musulmans. Eh bien, faisons amitié et alliance avec le général et ses officiers nos captifs, et, après avoir reçu leur serment, renvoyons-les en paix chez eux. » Tandis qu’ils délibéraient sur ce sujet la nouvelle du meurtre de Nicéphore Phocas leur arriva — ceci est une erreur manifeste puisque Nicéphore Phocas avait péri quatre années auparavant. — « Alors ils envoyèrent les quarante à Bagdad au Khalife Mothi, et tous y moururent. Le grand domestique adressa à l’empereur à Constantinople une lettre dans laquelle il avait consigné de terribles malédictions. Nous n’avons pas été jugés dignes, disait-il, d’être ensevelis suivant la coutume, dans une terre consacrée, et nous n’avons obtenu pour nos ossements d’autre abri qu’une terre maudite et la sépulture des malfaiteurs. Non, nous ne vous reconnaissons pas pour le maître légitime du saint empire romain. Le trépas malheureux de tant de chrétiens, leur sang versé sous les murs d’Amida, et notre mort sur la terre étrangère sont les griefs dont vous rendrez compte sur votre tête à Jésus-Christ notre Dieu, au jour du jugement, si vous ne tirez pas de cette ville une vengeance éclatante. »

L’émir Abou Taglib, auquel les prisonniers avaient été amenés, presque effrayé d’une si complète victoire sur un voisin si proche et si puissant, se sentant fort isolé, désireux de se concilier le pardon du basileus, dont on annonçait probablement déjà la prochaine venue vengeresse, fit à Mleh le plus honorable accueil et le traita, lui et ses compagnons d’infortune, avec une extrême douceur. Mais, ainsi que le raconte Mathieu d’Édesse, pour une raison que nous ignorons, les négociations entamées pour la libération du malheureux chef n’aboutirent point. Il fut expédié à Bagdad, et, vraisemblablement désespéré par ce revers inattendu, aigri par l’adversité au point d’avoir osé adresser par écrit au basileus les injustes accusations rapportées par le chroniqueur arménien, il mourut presque aussitôt, avant que Basile eût pu le faire racheter. Il périt du « cancer », d’après Aboulfaradj, qui, lui, le fait mourir à Mozala, plus probablement de chagrin, malgré les soins que lui prodiguèrent les médecins arabes envoyés par Abou Taglib.[54] D’après Aboulféda, il serait mort au bout d’un an, empoisonné par une potion que son vainqueur lui aurait fait prendre en guise de médecine.[55]

Voilà à peu près tout ce que nous savons sur cette expédition terminée d’une façon désastreuse dans cet été de l’an 973. La déroute du domestique entraîna la perte de toutes les conquêtes de cette campagne. Jean Tzimiscès avait à tirer une vengeance éclatante de la défaite de son lieutenant.

Lors de l’approche de Mleh et de ses bandes, la terreur des populations musulmanes avait été telle, qu’elles s’étaient enfuies de toutes parts devant l’invasion byzantine. Leur épouvante eut son contrecoup jusque dans Bagdad, où tout était alors dans un affreux désordre. Les ravages exercés par le domestique dans les campagnes de Nisibe, et les souffrances sans nom éprouvées par les habitants de ces contrées avaient douloureusement ému le peuple fanatique de cette grande cité, qui avait vu avec indignation l’odieuse inaction du Khalife Mothi et de son vizir, l’émir Bakhtyâr.[56] Au lieu de porter secours à ses coreligionnaires, comme c’était le devoir du chef de la Foi, Mothi avait continué à vivre au fond de son harem, livré aux plaisirs efféminés. Même après la victoire des armes musulmanes, le traitement si doux imposé pour les raisons politiques que l’on sait par Abou Taglib au chef byzantin, bourreau de leurs frères, avait encore plus exaspéré les esprits populaires, surexcités par une longue série de désastres. Les habitants en fuite des territoires ravagés de l’Al-Djezirah accouraient en foule à Bagdad, peuplant les mosquées, les tombeaux des saints, implorant le secours des bons Musulmans. « Une fois le chemin de Bagdad ouvert, criaient-ils, rien ne vous protégera contre la fureur des Grecs », et ils racontaient, dit Ibn el Athir, toutes les atrocités commises par ceux-ci pillage, meurtre, incendie, captivité.

Le terme de tout ceci fut une formidable sédition populaire qui éclata dans la capitale des Khalifes, une de ces séditions comme en voyaient si fréquemment les grandes cités musulmanes de cette époque. Le palais du lâche Mothi fut entouré par une foule hurlante faisant cause commune avec les fugitifs, réclamant à grands cris la proclamation immédiate de la guerre sainte. Les partisans du Khalife furent molestés. Les émeutiers, finalement repoussés, après que les portes du palais eurent été fermées, se répandirent en imprécations et demandèrent à l’émir Azzad Eddaulèh de Koufah de prendre la conduite des opérations et de les mener au bon combat contre les chrétiens maudits. Ils crurent aussi avoir réussi par leurs tumultueuses doléances à réveiller quelque peu de sa torpeur l’indolent maire du palais Bakhtyâr, l’Émir al-Omérâ en qui tout le pouvoir effectif résidait et qui, oublieux de ses devoirs, avait été jusque-là fort occupé à chasser dans les campagnes de Koufah, tandis que la patrie musulmane courait de si pressants dangers. Comme secoué du sommeil, il jura aux principaux habitants de Bagdad délégués auprès de lui par les émeutiers, de fournir un prompt secours aux territoires envahis par les chrétiens et d’en chasser ceux-ci au lieu de guerroyer contre ses propres coreligionnaires, comme on le lui reprochait.[57] En même temps il réclamait du Khalife, avec une feinte énergie, l’argent nécessaire pour armer les troupes.

Mais Mothi mit la plus mauvaise volonté à se plier à ces désirs. Tout ce qui fut tenté auprès de lui le fut en vain. Il semblait vraiment que ce déplorable souverain se moquât de tout et de tous. Il répondit avec quelque ironie à Bakhtyâr qu’il n’avait point d’argent, qu’il ne comprenait point qu’on lui en demandât, alors qu’en dehors d’un pouvoir tout nominal et de l’honneur d’entendre son nom prononcé le premier dans la prière publique, on ne lui avait en réalité laissé aucune autorité. Il déclara que si on le poussait à bout, il préférait abdiquer. Bakhtyâr, enfin exaspéré, le menaça des plus graves extrémités, le sommant d’en finir avec d’aussi impies tergiversations. Alors le Khalife, tremblant pour ses jours, donna ordre de mettre en vente son argenterie. Le produit, qui ne fut, paraît-il, que de quarante mille dirhems, fut remis au Bouiide. La guerre contre les chrétiens ne profita, du reste, pas pour un seul maravédis de cette somme si faible. Tout cela n’était qu’un prétexte pour l’avide Bakhtyâr. Tout simplement il poursuivit sa vie de plaisir, y consacrant tout l’argent envoyé par le Khalife.[58] Durant ce temps les dévots, les fanatiques, tous croyants avides de combattre le bon combat contre les chrétiens, en dépit de l’inertie des pouvoirs publics, continuaient à affluer vers la frontière du nord. Certes, grâce à cette coupable attitude des chefs, ils n’eussent pas réussi à contenir cette année l’effort victorieux des Grecs, si, par une sorte de miracle, la catastrophe d’Amida, que je viens de raconter, n’eût arrêté ceux-ci à ce moment même et ne leur eût fait perdre en une heure les avantages remportés au début de cette rapide campagne.

Durant que ces événements se déroulaient à Bagdad et dans la haute Mésopotamie, les plus grands préparatifs militaires se poursuivaient à Byzance et dans tout l’empire. Jean Tzimiscès s’apprêtait à partir, lui aussi, pour la frontière du Midi, cet éternel champ de bataille des armées chrétiennes et sarrasines. Après en avoir fini avec le péril du nord, il voulait, il espérait en finir de même avec cet autre péril toujours renaissant vers le sud. Son âme guerrière brûlait dû désir de revoir ces poudreuses campagnes de Syrie où il n’avait plus remis le pied depuis les luttes brillantes de jadis aux côtés de Nicéphore Phocas, alors qu’il était encore le meilleur ami et le frère d’armes du héros. Les victoires de celui-ci avaient bien pu reculer les bornes des terres chrétiennes, rendre à l’empire la Cilicie, Antioche et les forteresses syriennes, faire d’Alep une terre vassale, elles n’en avaient point fiai pour cela avec l’adversaire musulman, cet adversaire opiniâtre, infatigable, acharné, qui, sans cesse relevant la tête, chaque année, les beaux jours venus, inaugurait à nouveau la guerre sainte sur toute une frontière. Certes du côté de Bagdad, le point de départ des tempêtes de jadis, cet adversaire était à terre, très humilié par tant de défaites, affaibli par mille discordes, divisé et armé contre lui-même. Mais même de ce côté il n’en existait pas moins à l’état de danger permanent. Il pouvait à chaque instant susciter un trouble grave sur la frontière, organiser des expéditions désastreuses, inquiéter horriblement les populations des thèmes frontières, exterminer même des armées impériales. On venait de le voir par le sort lamentable du grand domestique Mleh et de ses troupes infortunées. Mais ce n’était là qu’un détail. Dans une autre région de cet immense Orient, l’ennemi héréditaire venait en ce moment même d’acquérir une force nouvelle prodigieuse par l’établissement d’un grand et puissant pouvoir de sa race en Égypte, l’empire du Fatimide Mouizz, élevé sur les débris de la souveraineté des Ikhchidites. Les armées égyptiennes, qui avaient à peine compté sous les plus récents basileis, étaient subitement redevenues redoutables; elles pouvaient maintenant d’un jour à l’autre reprendre, elles reprenaient en fait l’offensive de la guerre sainte, capables de lutter avec avantage contre les meilleures troupes impériales. Déjà, nous l’allons voir, Mouizz, à peine installé dans sa nouvelle capitale de Kahira depuis l’été de l’an 973, sur le point aussi d’être définitivement délivré des Karmathes, un instant si dangereux pour sa naissante monarchie,[59] s’occupait avec succès de recommencer la conquête de la Syrie du Nord après celle du Sud dont il avait définitivement hérité avec les autres dé pouilles des fils d’Ikhchid. Tous ses efforts allaient tendre désormais vers l’accomplissement de cette vaste entreprise. Déjà ses troupes étaient rentrées dans Damas, qu’elles avaient en levée de force aux Karmathes. On ne pouvait sans un infini danger laisser ainsi grandir et se rapprocher chaque jour des frontières de l’empire cette puissance nouvelle. Il fallait à tout prix l’abattre aussitôt, du moins l’empêcher de devenir formidable de ce côté. Il fallait de même profiter de l’anarchie présente du Khalifat à Bagdad pour prévenir et empêcher dans cette cité comme aussi à Alep toute restauration d’un pouvoir fortement centralisé. Car, à supposer que le Khalife Mothi à Bagdad, Saad dans son ancienne principauté, ou bien encore Abou Taglib à Mozala ou à Amida, réussissent à triompher de cette anarchie, à grouper autour d’un de leurs noms toutes les forces éparses des Musulmans d’Asie, alors tout pouvait être à redouter à nouveau, tout pouvait être à recommencer pour défendre et conserver la frontière si péniblement reconquise, au prix de si sanglants sacrifices, par le héros Nicéphore et ses vaillants généraux. En un mot, à tout prix, il fallait profiter de ce moment précis pour parfaire l’oeuvre si vaillamment commencée, pour abattre définitivement le Khalifat oriental moribond et tenter de faire de toute l’Asie musulmane une terre d’empire ou du moins une terre vassale. Jean Tzimiscès, dans ces belliqueuses veillées du Palais Sacré, ne pensait à rien moins, et, il faut le dire, cette politique de conquête hardie et immédiate lui était en quelque sorte imposée par les circonstances. Il n’y avait pas jusqu’à l’idée religieuse, si puissante à Byzance, qui ne l’y poussât avec la dernière vigueur. Jérusalem, la cité sainte, but de l’ardent désir de tant de millions d’âmes pieuses, alors déjà centre de tant de fervents pèlerinages, cité unique vers laquelle tous les regards de la chrétienté étaient déjà tournés, gémissait sous le joug cruel des lieutenants du Fatimide. Il semblait de toute nécessité qu’un basileus plein de piété, un empereur « philochrist », comme on disait à Byzance, accourût pour délivrer de ses chaînes la ville du Sauveur.

Tels étaient les pieux et glorieux projets que roulait dans sa tête l’héroïque arménien couronné, vainqueur des Russes, dompteur des Bulgares. Ces projets, Nicéphore Phocas, non moins héroïque, les avait nourris avant lui. Une mort cruelle l’avait fauché avant qu’il ne pût les poursuivre, alors qu’il n’avait encore pu que les inaugurer brillamment. « Jean Tzimiscès, dit fort bien le sentencieux Lebeau, pensait à tirer Jérusalem des mains des Infidèles et à leur enlever toutes les conquêtes qu’ils avaient faites en Syrie et en Mésopotamie. Le dessein de ce prince prévoit de plus de cent ans celui des Croisades. Les droits anciens de l’Empire, toujours soutenus par les armes, quelque souvent sans succès, suspendus quelquefois par des traités, mais jamais abandonnés, légitimaient son entreprise, plus sans doute que les motifs de la Religion, qui ne mit jamais le fer entre les moyens de s’établir. » Une aussi formidable entreprise exigeait d’immenses préparatifs, surtout succédant immédiatement à la guerre russe qui avait coûté tant d’hommes et tant d’argent. J’ai dit que ces préliminaires semblent avoir absorbé toute l’activité du basileus Jean durant la fin de l’année 972 et toute l’année 973. L’expédition de Mleh, si heureuse au début, terminée par un complet désastre, fut comme la préface de ce grand effort. Naturellement ces préparatifs gigantesques ne purent être cachés aux Musulmans, ce qui est une explication de plus de la fureur ressentie par beaucoup d’entre eux contre l’incapable Khalife Mothi. Ils paraissent du moins ne point avoir été ignorés en Occident, et ce fut sans doute pour les favoriser que les Vénitiens, vassaux du basileus, qui faisaient presque seuls alors en Europe, avec les Pisans et les Amalfitains,[60] le commerce d’Orient, et qui le faisaient déjà dans de très grandes proportions, défendirent dès l’an 971, par la voix de leur doge Pierre IV Candiano, sous peine de la vie à défaut d’une amende de cent livres d’or, à tout. marchand de leur pays « de porter aux Sarrasins ni fer, ni bois pour construire ou armer les navires, bois provenant surtout des forêts de la Dalmatie, du Frioul et de l’Istrie, ni armes d’aucune sorte, cuirasses, boucliers, épées, lances, ni « autre arme offensive ou défensive (armes sortant peut-être des forges de la Styrie et de la Carinthie), rien en un mot dont ils pussent faire usage contre les chrétiens », défense, dit Muratori, souvent renouvelée, toujours violée par l’avarice et la cupidité. Les planches de frêne ou de peuplier de cinq pieds de long et les ustensiles en bois tels qu’écuelles, jattes, etc., étaient seuls exceptés. Les empereurs guerriers de la dynastie macédonienne devaient naturellement voir avec colère que des capitaines de vaisseaux vénitiens ne craignissent pas de fournir des munitions de guerre à ces mêmes Sarrasins contre lesquels ils soutenaient une lutte acharnée sur tous les rivages de l’Asie.

On possède encore une copie ancienne du curieux document édictant ces dispositions. Il débute comme suit: « Au nom de Dieu et de notre Sauveur Jésus-Christ, sous le règne du grand basileus Jean, dans la seconde année de son règne, en juillet, en l’Indiction quatorzième de Rome, délivré au Rialto ».[61] Des envoyés impériaux sont arrivés récemment à nous, envoyés par Jean, Basile et Constantin, les très saints basileis, se plaindre du commerce d’armes et de bois pour la marine qu’entretiennent les vaisseaux vénitiens avec les Sarrasins et nous menacer terriblement[62] de la part du très glorieux empereur[63] au cas où ces transactions impies ne cesseraient point, de détruire impitoyablement par le feu ces navires avec leurs équipages et leurs cargaisons. C’est pourquoi le seigneur Pierre, le très haut duc notre maître, a tenu conseil avec Vitalis, le très saint patriarche[64] son fils, avec Marin, le vénérable évêque d’Olivolo, et avec les autres suffragants du pays de la Mer. Étaient encore présents beaucoup de membres de la nation, tant notables que de situation moyenne, mais de cette dernière catégorie en petit nombre. Ils se mirent à dé libérer de quelle manière et comment on arriverait à calmer la colère du basileus et à remédier à cet état de choses. »

Suit le long dispositif de l’accord intervenu, accord par lequel les marchands de Venise s’engagent vis-à-vis de leur doge à ne plus poursuivre avec les Sarrasins ce commerce aussi rémunérateur qu’indigne et impie. L’acte est signé du nom du patriarche et de quatre-vingts autres, dont dix-huit seulement ont su écrire leur signature. Ce document est fort précieux: il nous montre les princes sarrasins faisant venir alors déjà d’Europe les armes nécessaires à l’équipement de leurs soldats. Certes Damas fabriquait dès cette époque des lames admirables, mais celles-ci étaient d’un prix de revient trop élevé pour qu’on pût en fournir toute une armée. Quant au bois pour la marine, les contrées brûlantes où l’Islam régnait en maître ne fournissaient pas une quantité suffisante pour la consommation des flottes sarrasines, déjà nombreuses et puissantes. Cette convention nous initie encore à la surprenante indépendance d’esprit de ces marchands vénitiens, d’une désinvolture de principes inouïe pour l’époque. Nous demeurons stupéfaits d’apprendre qu’ils n’hésitaient pas à vendre armes et navires aux pires ennemis de la chrétienté. Ce que nous reprochons aujourd’hui avec tant de raison aux louches traitants européens de la côte de Guinée, les représentants des plus anciennes familles patriciennes de Venise ne craignaient pas de le faire ouvertement dans la seconde moitié du xe siècle.

Enfin, par cet acte du mois de juillet de l’an 971, nous voyons aussi quelle était encore la puissance de l’empire grec à cette époque et dans quelle situation de vassalité Venise se trouvait vis-à-vis de lui, du moins en apparence. Il suffit que les très saints empereurs du Palais Sacré expédient une ambassade à la jeune reine naissante de l’Adriatique, ambassade chargée de se plaindre d’actes préjudiciables aux intérêts de leur monarchie, pour que le doge et le Conseil de la Ville, réunis en assemblée, se hâtent de leur donner satisfaction, plaçant leurs noms augustes en tête du décret promulgué à cette occasion.

Pour faire montre de bonne volonté, les mesures sévères ainsi édictées dans le courant de juillet par les gouvernants vénitiens furent incontinent appliquées à trois navires qui se préparaient à faire voile, deux pour Mehedia, l’ancienne capitale de Mouizz, le port de Kairouan, le troisième pour Tripoli de Barbarie. Toutefois, en raison de la pauvreté de leurs patrons, liberté fut donnée à ceux-ci de transporter encore cette fois dans ces ports leur cargaison de menus objets de bois. Il ne faudrait pas conclure de ce fait particulier que l’Afrique du Nord fût le principal débouché de ce commerce de bois et d’armes. Jean Tzimiscès ne se serait pas donné tant de peine pour arrêter ce trafic si Venise n’en avait pas fourni aussi aux Sarrasins d’Egypte et de Syrie.

Le moment est venu de dire le peu que nous savons de cette expédition de Jean Tzimiscès de l’an 974. Celle-ci eut plus particulièrement la Mésopotamie pour théâtre. Celle de l’an 975 intéressa surtout la Syrie.

Dès le premier printemps, à cette époque où chaque année chrétiens et Sarrasins avaient coutume de partir périodiquement en guerre, le basileus se mit en marche pour rejoindre son armée.[65] Probablement à la suite des derniers courriers reçus, surtout de la fameuse lettre de reproches de l’infortuné Mleh, il avait encore hâté son départ, impatient de venger le désastre de son lieutenant, peu accoutumé qu’il était à subir de tels affronts. Nous ignorons le chiffre des forces qu’il emmenait à sa suite ou qu’il rallia sur sa route, de celles aussi qui opéraient déjà sur la frontière du sud. Certainement le basileus commandait à une très forte armée.

Dans le volume que j’ai consacré au basileus Nicéphore Phocas, j’ai décrit longuement les expéditions de ce prince en Syrie. On peut se reporter à ces récits pour se représenter ce que furent les deux campagnes successives de Jean Tzimiscès dans ces régions. Toutes ces guerres gréco-arabes d’au delà du Taurus se ressemblaient fort. C’étaient toujours plutôt d’immenses razzias passant sur les territoires envahis comme un ouragan. destructeur, que de véritables expéditions de conquête: villes prises, mises à contribution, dépouillées entièrement, saccagées, brûlées, cultures dévastées, villages détruits et incendiés, forêts de palmiers coupées, populations emmenées en captivité ou chassées au loin. Ce qui caractérisait surtout ces campagnes, c’était l’impossibilité d’aboutir à un résultat définitif. La base d’opérations était trop éloignée. L’effort était trop grand pour se prolonger. Les provinces sarrasines parcourues en quelques semaines étaient trop lointaines, surtout trop vastes, souvent trop insuffisamment peuplées et cultivées, pour pouvoir être conservées. Il fallait régulièrement, une fois la mauvaise saison venue, évacuer toutes ces conquêtes. Jamais on ne pouvait y laisser de garnisons suffisantes, ni même ravitailler convenablement celles qu’on y abandonnait. On traitait bien avec les émirs ou les gouverneurs vaincus; on leur imposait, dans des conventions minutieuses, des tributs, des liens de vassalité, mais dès le printemps suivant, les derviches, les mollahs fanatiques prêchaient de nouveau la guerre sainte, et tous les traités se trouvaient oubliés avec toutes les défaites de l’an passé. De partout le guerrier sarrasin vaincu, reprenant ses armes, priant son Dieu avec une ferveur nouvelle, courait à la frontière au saint combat pour la Foi.

Je n’ai pas à revenir sur l’état que présentaient la Syrie et le reste de l’Asie musulmane au moment où Jean Tzimiscès et ces bandes aguerries allaient ainsi reparaître sur les rives monotones et sablonneuses du fleuve Euphrate. Le basileus avait en première ligne devant lui les terres des deux Hamdanides Abou Taglib et Saad. Ce dernier se trouvait pour lors dépouillé de la plus grande partie de sa principauté, occupée avec sa capitale par ses lieutenants infidèles devenus les vassaux des Grecs. A Bagdad régnait toujours l’incapable Mothi sous la tutelle de Bakhtyâr. La Syrie méridionale avec Damas et la Palestine étaient occupées par les garnisons égyptiennes du nouveau Khalife du Caire. Le premier effort de Jean Tzimiscès en cette première expédition asiatique de l’an 974 semble avoir eu uniquement pour objectif le Khalifat moribond de Bagdad, auquel le basileus espérait porter le dernier coup.

Aussi Jean Tzimiscès et ses soldats semblent-ils avoir pénétré sur les terres musulmanes, non point, comme c’était le plus souvent le cas pour les armées byzantines, par les défilés du Taurus cilicien, mais bien plus à l’est, tout à fait par les hautes vallées de l’Euphrate et du Tigre. Même, avant de descendre de là en Mésopotamie, Jean Tzimiscès fit, dans des circonstances qui nous demeurent assez obscures, probablement avec une portion seulement de ses troupes, une pointe du côté de l’Arménie. Il traversa l’Euphrate, pénétra dans la province arménienne du Darôn[66] qui bordait la rive occidentale du grand lac Van, et vint camper en vue de la forteresse d’Aitziatsperd, voici à la suite de quels événements mal définis A cette époque (c’est-à-dire en l’an 972 ou 973), dit à peu près Mathieu d’Édesse,[67] des princes arméniens de sang royal, les nobles, les satrapes et les principaux soigneurs de la Nation orientale,[68] se réunirent auprès du roi Aschod III, Schahi Armên, Schahanschah, c’est-à-dire roi des rois d’Arménie, le Pagratide, cinquième souverain de la brillante dynastie nationale déjà séculaire des Pagratides d’Ani, dit Oghormadz, le Miséricordieux à cause de son inépuisable charité envers les pauvres.[69] Dans le nombre de ces princes étaient Ph’ilibbé, roi de Gaban,[70] petit État de la province de Siounie, dans la portion orientale de l’Arménie, le roi Gourgen Ier des Agh’ouans ou de l’Albanie méridionale, un des fils du roi Aschod, Apas, son neveu, prince héréditaire de la seigneurie de Kars, Sénékhérim Jean enfin prince de Rèschdounik’, frère cadet du roi du Vaspouraçan, de la puissante famille des Ardzrouniens qui possédait cette vaste province et faisait remonter ses origines à Adrémélech, fils de Sennachérib, roi d’Assyrie. C’est ce prince Sénékhérim Jean qui, devenu à son tour roi du Vaspouraçan en l’an 1003, devait dix-huit ans plus tard céder ses Etats au basileus Basile II. Il y avait encore là son frère aîné Kakig Gourgen, le roi actuel du Vaspouraçan, ainsi que toute la maison de Saçoun, c’est-à-dire les seigneurs de ce district, l’un des plus considérables de la province d’Aghdsnik’h, l’Arzanène des historiens byzantins, limitrophe vers l’ouest de la Mésopotamie arménienne. Tous ces seigneurs établirent leur camp dans le district de Hark’h, un des seize districts de la province de Douroupéran, dont la capitale était l’antique cité de Manaskerd,[71] aujourd’hui Malazguerd, à une faible distance de la rive gauche de l’Euphrate. Les forces réunies de tous ces princes s’élevaient à quatre-vingt mille hommes environ.[72] Des envoyés du basileus Jean, qui n’avait pas vu sans irritation cette concentration d’une telle masse de guerriers si près de la frontière de l’empire, vinrent à eux. Ils virent toute la nation arménienne ainsi réunie sous les armes en un même lieu et revinrent en faire part à Jean Tzimiscès. Ils ramenaient avec eux deux personnages arméniens considérables: Léon le Philosophe, également désigné sous le nom de Pantaléon,[73] et le prince Sempad Thor’notsi, prince du district de Dchahan, dans la troisième Arménie. Ceux-ci étaient députés auprès du basileus pour lui expliquer la conduite du roi et calmer sa colère qui avait été grande, nous en aurons la preuve par un mot de sa lettre au docteur Pantaléon. Ils se rendirent à Constantinople en compagnie des envoyés byzantins. L’empereur leur fit le meilleur accueil. Léon reçut les titres de rabounabed ou chef des docteurs, et de philosophe. Le prince Sempad, admis au rang des protospathaires, fut élevé à la dignité de magistros. Il fut le premier Arménien, disent les historiens nationaux, qui soit mentionné comme ayant été décoré de ce titre considérable.

« Les envoyés arméniens, poursuit l’historien national, établirent paix et alliance entre l’empire grec et le roi Aschod. Puis Jean Tzimiscès — nous voici arrivés à la grande expédition de 974 — se mit en marche » et se dirigea d’abord sur l’Arménie, voulant évidemment se rendre compte par lui-même de la situation très agitée de ce royaume limitrophe et vassal, désirant pacifier les dernières résistances, recevoir directement l’hommage des princes du pays. Ce fut, nous l’avons vu, par le Darôn qu’il pénétra sur le territoire arménien. C’était là le district le plus considérable parmi les seize composant la province de Douroupéran, à cheval sur l’Euphrate. Le Douroupéran forme encore aujourd’hui la province de ce nom comprise dans le pachalik de Van. Le canton de Darôn occupait toute la rive occidentale du grand lac Van comme la province du Vaspouraçan en occupait la rive orientale, en sorte que ces deux provinces se touchaient par leurs frontières du nord et du sud.[74] Étendu sur les deux rives du fleuve Aradzani, le Darôn descendait au sud jusqu’à la ville de Mousch et aux montagnes de Sim et de Saçoun. Ce fut le fief célèbre des Mamigoniens jusqu’au milieu du IXe siècle. Depuis ce moment c’était une possession de la dynastie des Pagratides. Une de leurs branches devint celle des nouveaux princes de Darôn qui avaient à la cour de Roum les titres d’archôn et de curopalate. Le Darôn fut encore la patrie de Moïse de Khoren et d’Étienne dit Acogh’ig, tous deux historiens nationaux d’Arménie.

Un accident qui semble avoir vivement impressionné le pieux Léon Diacre, marqua le passage de l’Euphrate par l’armée byzantine. L’hypographos Nicétas sorte de secrétaire impérial, personnage très sage et très savant, tout jeune encore, probablement un ami de notre chroniqueur, s’était pour sa mauvaise étoile fait adjoindre à l’expédition d’Asie. Son vieux père tout en larmes l’avait vainement conjuré de ne point le quitter pour courir à tant de périls, le suppliant de demeurer auprès de lui pour lui fermer les yeux. Lui, sourd à ses prières, aussitôt équipé, avait rejoint l’armée. Pris de vertige en franchissant l’Euphrate très rapide, il tomba de cheval et fut aussitôt entraîné. Cette fin misérable, dit Léon Diacre, fut le digne châtiment de sa conduite envers son père. C’est à peu près tout ce que cet auteur nous raconte du séjour du basileus et de son armée en Arménie. Le peu que nous savons de ces faits nous vient de Mathieu d’Édesse.

L’armée byzantine remonta la longue vallée de l’Euphrate oriental. Parvenu à Mousch, la capitale du Darôn, à l’entrée d’une vaste plaine, Jean Tzimiscès fit halte devant Aitziats-perd[75] très ancienne place forte du pays. Évidemment l’armée arménienne était demeurée concentrée en ces parages, attendant son arrivée. La situation semble avoir été fort indécise.

La première nuit, les troupes impériales furent très vivement inquiétées par les fantassins du pays de Saçoun,[76] qui appartenaient au parti ennemi de Byzance, mais les hostilités n’allèrent pas plus loin. Les gouvernants arméniens, convaincus probablement de l’inutilité de la résistance, entrèrent aussitôt en pourparlers avec le basileus.

Les chefs et les docteurs arméniens, dit Mathieu d’Édesse, s’étant rendus auprès de Tzimiscès lui présentèrent la lettre de Vahan, l’ex-catholicos d’Arménie. Il reçut ce message et ceux qui en étaient chargés avec bienveillance et une haute distinction. » Ter Vahan,[77] archevêque de Siounie, province d’où surgirent toutes les hérésies en Arménie à cette époque avait succédé en 965 à ter Ananias sur le siège de saint Grégoire l’Illuminateur dans cette suprême dignité de l’Eglise arménienne.[78] Il résidait à Arghina,[79] aujourd’hui encore gros bourg arménien sur la rivière Akhourian, à quelques milles d’Ani, sur la route qui va d’Alexandropol, l’antique Goumri, à la ville royale des Pagratides, où le siège du gouvernement spirituel de la monarchie n’avait pas encore été établi. Jadis il avait adhéré au concile de Chalcédoine et en avait accepté la foi, se ralliant ainsi aux rites grec et grégorien. Une fois sur le trône patriarcal, s’appuyant sur le parti grégorien ou ibérien, encore dit parti des Nacharars, il avait promulgué les décrets de ce concile fameux, s’efforçant d’amener ainsi la réconciliation des Églises grecque et arménienne, alors déjà si profondément divisées. Par l’intermédiaire de l’évêque Théodore de Mélitène, il leur avait adressé à toutes deux d’instantes communications écrites.

Mais ces tentatives de pacification n’avaient point été du goût de la nation arménienne et bientôt, vers l’an 967, de nombreux hauts personnages ecclésiastiques à la tête d’un très important parti national s’étaient refusés à accepter davantage les canons du concile hérétique. Sur l'ordre du roi Aschod, inquiet de ces changements, un concile de ces dissidents s’était même plus tard réuni à Ani, simple petite forteresse encore à cette époque, concile en suite duquel Vahan avait été solennellement contraint de résigner sa charge, même de se réfugier auprès du roi Abou Sahi du Vaspouraçan, fils de Kakig, qui avait adopté sa croyance et le tenait pour le successeur légitime de saint Grégoire. Ter Vahan espérait réveiller en ce pays la vieille haine pour les Pagratides. Stéphanos troisième abbé de Sevanga, le charmant monastère insulaire du grand lac de ce nom,[80] ayant été élu patriarche à sa place en 970, avait aussitôt excommunié son prédécesseur en compagnie de son royal protecteur. Vahan, fort irrité de ce procédé, lui avait, du reste, aussitôt rendu la pareille. Alors Stéphanos III avait tenté de se saisir de la personne de son adversaire, mais il était tombé lui-même en 972 aux mains du roi du Vaspouraçan, qui le retint captif dans une de ses citadelles jusqu’à sa mort, arrivée quelques mois après. Ter Kakig Ier parent de feu le catholicos Anania et évêque d’Arsharounik, un des membres du concile qui avait destitué ter Vahan, lui avait succédé en 972 sur le trône patriarcal. Ce prélat avait rétabli quelque calme dans les esprits et fermé par ses paroles doctrinales la bouche aux hérétiques. Lui aussi était allé établir sa résidence dans cette petite ville d’Arghina, sur les rives du sinueux Akhourian, l’Arpa-tchaï d’aujourd’hui. Quatre belles églises, dont une vaste cathédrale, y furent élevées par ses soins. Quant à Vahan, toujours exilé au Vaspouraçan, il y avait poursuivi avec un zèle opiniâtre, du fond de cette retraite, ses tentatives de réconciliation entre les deux Églises et avait entretenu, semble-t-il, à cet effet, de nombreuses relations avec Jean Tzimiscès et ses jeunes collègues impériaux, les conjurant de s’intéresser à ses efforts. Mais Jean, considérant que la déposition de Vahan avait eu lieu régulièrement dans un concile, s’était constamment refusé à prendre parti dans cette affaire.[81] Le scandale des deux catholicos avait persisté.

Ce qui précède n’en explique pas moins pourquoi, aussitôt après l’arrivée du basileus en Arménie, celui-ci entra en négociations non seulement avec le roi Aschod et ses grands feudataires, mais aussi avec Vahan qui demeurait, malgré son exil, le chef spirituel reconnu des partisans de l’union religieuse avec Constantinople.[82] Ces négociations, sur lesquelles nous ne sommes que très incomplètement informés, eurent un résultat favorable, et une convention fut signée entre les deux souverains et les deux nations, au camp d’Aitziatsperd probablement. Nous ignorons, hélas, quel en fut le texte. Nous savons seulement que, Jean Tzimiscès ayant demandé que les troupes d’Aschod se joignissent aux siennes dans sa campagne contre les Infidèles, ce prince s’engagea à lui fournir un corps de dix mille de ses soldats choisis parmi les plus braves, tous parfaitement équipés. Ces troupes excellentes allaient être, on le verra, d’un secours puissant pour le basileus dans le cours de ses opérations militaires en Syrie, et contribuèrent pour une grande part au succès de ces belles expéditions. Depuis, la coutume d’avoir dans les armées byzantines des troupes arméniennes auxiliaires se maintint constamment jusqu’à la réunion définitive de l’Arménie à la couronne impériale. De même Jean Tzimiscès réclama pour ses troupes des vivres et des approvisionnements qu’Aschod s’empressa de lui fournir avec libéralité, « après quoi Jean renvoya au roi d’Arménie ses ambassadeurs, entre autres le docteur Léon, les évêques et les chefs arméniens, comblés des marques de sa munificence ».

Tout ce récit n’est pas aussi clair qu’on le désirerait. Il est fort à regretter que nous ne possédions sur ces faits que des indications aussi sommaires. Voici comment les choses me semblent s’être passées. Il y avait en ce moment deux partis en présence sur cette terre d’Arménie où les questions religieuses ont toujours occupé une si grande place, l’un tenant pour le patriarche déposé Vahan et l’union spirituelle avec les Grecs — c’était le parti favorable au basileus, — l’autre passionnément hostile, voulant la continuation de la rupture avec l’Eglise byzantine. Probablement, comme les affaires menaçaient de prendre mauvaise tournure, le roi des rois Aschod, le roi du Vaspouraçan et les autres princes arméniens vinrent en armes prendre position sur la rive de l’Euphrate pour surveiller de plus près les mouvements du basileus qui venait pacifier l’Arménie avant de marcher à la conquête de Bagdad. Là vinrent les trouver les mandataires de celui-ci chargés de quelque ultimatum. On les renvoya en compagnie d’une ambassade arménienne dirigée par Léon le Philosophe et le prince Sempad. Ces personnages furent très favorablement accueillis à Constantinople, et des préliminaires de paix durent être signés. Puis le basileus, quittant sa capitale, se mit en marche, ramenant avec lui les envoyés arméniens. De l’autre côté de l’Euphrate l’attendait l’armée forte de quatre-vingt mille hommes, avec le roi des rois et les princes ses alliés ou ses vassaux.

Les deux partis opposés étaient toujours encore en présence, même dans le camp de cette armée nationale. D’une part, nous voyons que les contingents de la province de Saçoun semblent, dans la nuit de l’arrivée des impériaux, avoir tenté de s’opposer vivement à l’entrée de ceux-ci sur le territoire arménien; de l’autre nous voyons le roi des rois et la masse des princes et des barons d’Arménie dépêcher au basileus des propositions définitivement pacifiques, accompagnées d’une lettre du patriarche Vahan par laquelle le pontife déposé, mais demeuré quand même fort influent, s’interposait vraisemblablement auprès de Jean en faveur de sa nation. Jean Tzimiscès, Kyr Jean, ainsi que l’appellent toujours les historiens nationaux, se souvenant de ses origines arméniennes, constamment désireux de gouverner plutôt par les moyens pacifiques, fit à ces ouvertures le plus bienveillant accueil, et un traité définitif fut aussitôt signé entre le basileus et le roi des rois. Vivres et fourrages furent fournis aux impériaux. Un corps nombreux de troupes auxiliaires arméniennes leur fut adjoint pour la campagne contre les Sarrasins. Très probablement le désir d’obtenir ce précieux concours, car les guerriers d’Arménie comptaient parmi les meilleurs de l’Orient chrétien, fut pour beaucoup dans les motifs qui poussèrent Jean Tzimiscès à se détourner ainsi de sa route vers le sud, si loin dans la direction de l’Orient.

Aschod III, le Miséricordieux, avec lequel le basileus venait de faire ainsi sa paix, et qui avait succédé à son père Apas en 952, compte parmi les meilleurs et les plus fortunés souverains de sa nation. Les diverses contrées d’Arménie sous son règne étaient parvenues au plus haut degré de leur puissance. Jamais l’illustre lignée des Pagratides ne fut plus glorieusement représentée. Tous les dynastes arméniens, le roi du Vaspouraçan, tous les princes ses voisins ainsi que beaucoup d’émirs mahométans reconnaissaient sans conteste la suzeraineté du Schahi Armên, dont la grandeur s’était fort accrue par l’affaiblissement même du Khalifat de Bagdad. Celui-ci traitait le Pagratide presque d’égal à égal, et, en 961 déjà, à la suite des victoires remportées par lui sur le Hamdanide Seïf Eddaulèh, il l’avait décoré de ce titre pompeux.

Aschod III, prince très pieux, grand théologien, fut encore, je l’ai dit, un grand bâtisseur. Sous son règne, les églises, les couvents, les palais, les beaux édifices de pierres de taille admirablement appareillées, chargés d’inscriptions lapidaires et de délicats ornements sculptés, surgirent de toutes parts, couvrant de leurs masses bizarres mais pittoresques la terre d’Arménie. Ce fut ce prince qui fit vraiment d’Ani la capitale célèbre et somptueuse de ses Etats et qui embellit extraordinairement cette reine des cités arméniennes, berceau de la puissance de sa race, sur le ravin sombre au fond duquel aujourd’hui comme alors bondit l’Akhourian torrentueux. De même lui et la reine sa femme élevèrent de nombreux édifices pieux aux environs: ainsi en 973, avec le concours du patriarche, la belle cathédrale d’Arghina.[83] Aschod devait mourir dans l’année 977, un an après Jean Tzimiscès après vingt-six ans de ce règne prospère et réparateur. Malheureusement, fidèle à la déplorable coutume qu’avaient les princes d’Arménie de morceler constamment leur héritage, il avait eu le tort de s’affaiblir grandement en constituant, en 962, son frère Mouschek roi du pays de Kars.[84]

Aussitôt après la conclusion de ce traité, le basileus, se détournant vers le sud, envahit la Mésopotamie. « Bouillant de colère à cause de la lettre de Mleh, dit Mathieu d’Edesse, pareil à un fou ardent, il marcha contre les Musulmans. » Ce fut en automne de l’an 974. Nous n’avons que très peu de détails sur cette campagne. Sans rencontrer, semble-t-il de résistance sérieuse, sans trouver presque qui combattre, l’immense armée parcourut les plaines de la Mésopotamie et de la Syrie septentrionale. De toutes parts les Sarrasins, terrifiés par le bruit de la venue de cet adversaire dont le nom était pour eux un épouvantail, s’étaient enfermés dans les villes closes et les châteaux. Ce fut, comme toujours, une destruction affreuse de ces malheureuses campagnes une épouvantable dévastation. Il faut la richesse incroyable de ces terres bénies, inondées de soleil, pour expliquer qu’après tant de guerres d’extermination ces provinces pussent encore chaque année nourrir leurs habitants.

« L’armée, dit Yahia, traversa l’Euphrate non loin de Malatya, à la fin de septembre ou au commencement d’octobre.[85] Le premier objectif de l’armée d’invasion revenant de Mousch et marchant vers le sud-ouest, probablement par la vallée de Balman Sou, fut, comme c’était, semble-t-il, presque toujours le cas dans les expéditions chrétiennes vers ces régions orientales, la riche cité d’Amida sur le Tigre, admirablement fortifiée, qui avait été reperdue aussitôt après le désastre de Mleh. Elle fut occupée sans grand effort. Du moins il ne paraît pas qu’elle se soit vigoureusement défendue. Les habitants durent, pour racheter leur vie, payer un impôt de capitation très considérable. Sur la route, les Grecs avaient attaqué aussi Mayyafarikin, la plus florissante ville de cette région à cette époque au dire de Léon Diacre. Que de fois elle avait été prise et brûlée par les armes chrétiennes depuis un demi-siècle seulement ! Elle fut de même cette fois incendiée et pillée. Les Grecs y firent un immense butin. On en emporta des sommes énormes en or et en argent monnayés que les habitants durent livrer pour racheter leurs personnes, des effets précieux de toute espèce, des étoffes tissées d’or en quantité.

Après Amida et Mayyafarikin, ce fut le tour de Nisibe, « dont jadis le grand évêque Jacob, dit Léon Diacre, avait repoussé l’attaque effroyable des Perses, en déchaînant contre eux, en guise d’armées, des escadrons de mouches et de moustiques ». L’armée, se détournant du Tigre, atteignit cette ville en passant par Mârédin. Les violences exercées dans les premières cités prises avaient effrayé la population de celle-ci, qui avait pris toute entière la fuite. Les soldats orthodoxes entrèrent dans Nisibe déserte et dévastèrent ses campagnes. On était là en pleine Mésopotamie, l’Al-Djezirah actuel. Yahia fixe cette entrée au samedi 12 octobre.[86] « Le basileus, dit-il, demeura dans cette cité jusqu’à ce qu’il eut conclu un armistice avec Taglib. » Le Hamdanide dut s’engager à payer un tribut annuel et à verser d’avance celui de la dernière année. Ibn el Athir stigmatise la lâcheté de ce fils du glorieux Nasser Eddaulèh qui ne songea même pas à résister aux Grecs.

C’est là tout ce que nous savons sur cette grande expédition de l’an 974 par Yahia et les Byzantins. Mathieu d’Edesse, qui écrivait au commencement du XIIe siècle, mais qui, en sa qualité d’Arménien, a pu avoir sur ces événements des sources d’information spéciales, nous donne quelques faits nouveaux qui sont à ajouter à ce que nous disent les Grecs, si piteusement, si inexactement renseignés. Après avoir raconté les négociations du basileus avec le roi et les grands feudataires d’Arménie, le moine d’Édesse poursuit en ces termes: « Tzimiscès, que l’on nomme aussi Kyr Jean, porta la guerre contre les Musulmans et se signala par d’éclatantes victoires, marquant son passage en tous lieux par l’extermination et l’effusion du sang. Il détruisit jusqu’aux fondements trois cents villes et forteresses et arriva jusque sur les limites de Bagdad. Toutefois il épargna Edesse par considération pour les moines qui habitaient la montagne voisine et le territoire d’alentour, au nombre d’environ dix mille. Puis il s’avança contre Amida, en proie à un violent ressentiment. Cette ville, appartenait à la soeur de Hamadan, émir musulman (probablement une soeur de Seif Eddaulèh), avec laquelle Tzimiscès avait eu autrefois une liaison criminelle. Ce souvenir retint ses efforts contre Amida. Cette femme ayant paru sur le rempart cria à l’empereur « Eh quoi ! tu viens faire la guerre à une femme sans songer que c’est une honte pour toi ! » Tzimiscès lui répondit: « J’ai fait serment de ruiner les remparts de ta ville, mais les habitants auront la vie sauve. — Puisqu’il en est ainsi, lui dit-elle, va détruire le pont qui s’élève sur le Tigre, et de cette manière tu accompliras ton serment. » L’empereur suivit ce conseil. Il emporta d’Amida de grosses sommes d’or et d’argent, mais n’entreprit aucune attaque à cause de cette femme, et aussi parce qu’il était originaire du district de Khôzan, d’un lieu qu’on appelle aujourd’hui Tchemeschgadzak Elle était aussi de ce pays, car dans ce temps les Musulmans avaient soumis un grand nombre de contrées. L’empereur les traversa en faisant couler des torrents de sang et parvint jusqu’aux confins de Bagdad »[87]

Alors Jean Tzimiscès, conquérant à nouveau de la Mésopotamie du nord, après l’avoir entièrement ravagée et momentanément soumise, voulut, lui, aussi, tenter cette aventure grandiose qui avait, avant lui, séduit déjà bien d’autres basileis, bien d’autres capitaines byzantins. Il résolut, les sources du moins semblent l’indiquer, de marcher sur cette opulente et mystérieuse Bagdad[88] capitale du Khalifat oriental, centre du monde musulman en Asie, cette cité prestigieuse où s’amoncelaient, depuis plus de deux siècles qu’elle avait été fondée par le Khalife Abou Djafar Amansour, tous les trésors de l’Orient. L’ardent basileus comprenait clairement de quelle importance immense serait un tel événement, quel coup terrible il porterait à la puissance de Mahomet s’il réussissait à s’emparer de cette cité. L’anarchie, la faiblesse du gouvernement de l’incapable Mothi semblait garantir le succès de cette entreprise.

Hélas nous ne savons rien, rien absolument sur les détails de cet incident si extraordinaire des campagnes byzantines en Asie, sur les moyens que le basileus comptait mettre en oeuvre pour réussir dans son entreprise. En réalité les impériaux à ce moment ne se trouvaient plus à une très grande distance de Bagdad; ils n’avaient depuis Amida qu’à descendre la vallée du Tibre, et les dévots soldats de Roum, surexcités par la pensée d’entrer bientôt dans la fabuleuse cité des Mille et une Nuits, métropole du monde sarrasin, regorgeant des dépouilles de l’ancien monde, « cité jamais encore pillée depuis qu’elle appartenait aux Khalifes », disent à l’envi tous les chroniqueurs chrétiens, ne demandaient qu’à suivre leur chef tant aimé. Et cependant, malgré tant d’apparences favorables pour des causes que nous ne connaissons pas exactement, mais que nous devinons, ce glorieux projet ne put aboutir !

Léon Diacre, qui est le seul auteur byzantin à nous parler de cette expédition[89] dit simplement que Jean comptait surprendre Bagdad sans défiance et sans défense par une de ces marches subites, un de ces raids dont étaient coutumières les armées byzantines, à cavalerie si nombreuse, avant que les contingents sarrasins épars pussent. accourir à sa défense, mais que malheureusement, cette fois comme toujours, le manque de vivres et de fourrages, l’extrême sécheresse, les immenses espaces de sables à franchir[90] espaces sans eau comme sans herbages, furent pour l’armée victorieuse un obstacle insurmontable. Nous ne savons rien de plus, rien absolument, sauf cependant la double et très significative allusion à Bagdad, « dont l’armée fut si proche », contenue dans le paragraphe de Mathieu d’Édesse que j’ai cité plus haut.

Donc Jean Tzimiscès et ses troupes se virent, par la disette et la sécheresse, contraints de rétrograder. Frémissants de ce grand espoir déçu, ils reprirent la route du nord. Ils avaient presque touché au but cependant, car le bruit seul des succès des impériaux et cette marche des troupes chrétiennes sur sa capitale semblent avoir contribué puissamment, en suscitant des troubles graves dans cette ville comme à Mossoul, à amener enfin l’abdication du Khalife Mothi. Frappé d’hémiplégie, ayant la langue paralysée, ne pouvant plus proférer une parole, l’incapable souverain, probablement contraint par le sentiment populaire soulevé par l’épouvante de l’approche des Grecs, et aussi par les querelles incessantes entre Sunnites et Chiites et les non moins incessantes révoltes des milices turques sunnites, résigna le pouvoir, le mercredi 5 août 974,[91] après un long règne sans gloire de trente années.[92] Le chef des révoltés turcs, Subuktéguin, le força d’abdiquer en faveur de son fils, Et-Ta’yi.[93] Une immense anarchie continua à régner dans la capitale du Khalifat comme dans les provinces.

Jamais règne de Khalife n’avait été plus malheureux pour la maison d’Abbas. Les Fatimides d’Afrique avaient définitivement conquis l’Égypte. Ils occupaient également la Syrie méridionale, qu’ils avaient arrachée aux Ikhchidites après l’Egypte. De même le Hedjaz leur obéissait: Même les Samanides ne disaient plus la prière pour un Khalife nommé par les Bouiides, et, ne reconnaissant plus son autorité, effaçaient son nom de dessus leur monnaie. Mothi lui-même avait été, dans le sens le plus complet du mot, l’esclave de Mouizz Eddaulèh et de son successeur. A Bagdad il n’y avait eu que séditions sur séditions entre Sunnites, soutenus par les Turcs, et Chiites soutenus par les Deïlémites. Enfin la frontière du nord, si longtemps défendue par les vaillants princes hamdanides, se trouvait maintenant incessamment ouverte aux invasions chrétiennes, et le basileus en personne foulait à la tête de ses armées la terre de l’Islam. Seul l’éclat sans cesse grandissant des productions littéraires, poétiques, scientifiques, n’avait cessé de jeter quelque lustre sur ce règne lamentable.

En même temps que le Khalife, l’émir Bakhtyâr fut forcé de se retirer. Il était absent lorsque Mothi avait été contraint par Subuktéguin, chef des révoltés turcs sunnites, de signer son abdication. Subuktéguin, décoré par Et-Ta’yi du titre de Nasser Eddaulèh, marcha contre lui avec le nouveau Khalife et ses Turcs et l’atteignit à Wasit où il s’était réfugié. Dans ces environs on combattit cinquante jours de suite et Bakhtyâr eût certainement succombé si son cousin Adhoud Eddaulèh n’était accouru de Perse à son secours et n’eût fini par battre les Turcs. Ceux-ci, Subuktéguin étant mort, avaient pris pour chef Aftekîn. Adhoud Eddaùlèh, appuyé par les Deïlémites et les Chiites, réussit même à les chasser entièrement de Bagdad, mais le triomphe si court de Subuktéguin n’en avait pas moins donné le premier coup à la chute de la puissance des Bouiides

Laissons l’antique empire des Khalifes se débattre dans l’anarchie sanglante des débuts de ce règne nouveau et retournons au basileus Jean et à ses soldats. Du peu que nous savons sur cette campagne de l’an 974 il semble du moins résulter avec quelque certitude que jamais encore depuis de longues années, armée byzantine ne s’était avancée si loin vers le sud dans la direction de Bagdad. Néanmoins il avait fallu s’arrêter avant d’atteindre la capitale inviolée, et les bataillons byzantins, vaincus par la soif, mais non par l’ennemi, avaient dû cette fois encore rebrousser chemin vers le nord.[94]

Durant cet été si troublé, une comète en forme de lance parut au ciel au moment de la moisson. « Située à l’Orient, dit Étienne de Darôn, elle projetait vers l’Occident et le pays des Grecs des rayons d’une lumière intense. Elle demeura visible jusqu’à la fin de l’automne. » Naturellement l’apparition de cet astre étrange troubla fort les esprits populaires, déjà surexcités par tant de scènes violentes.[95]

Jean Tzimiscès laissant probablement son armée dans ses cantonnements de Tarse et d’Antioche, fit à Constantinople dans l’été de cette année une entrée triomphale.[96] Outre beaucoup de gloire, le basileus revenait avec un immense butin. On porta devant lui « trois cent myriades », soit trois millions de pièces d’or et d’argent monnayés, « trois cent mille livres d’or et d’argent », dit Léon Diacre. Ce fut le second triomphe de ce règne, qui n’en était pourtant qu’à son aurore, triomphe splendide à travers les acclamations et les euphémies d’une population innombrable. Le cortège des captifs sarrasins, des métaux précieux, des étoffes tissées d’or, des parfums, des aromates, des armes orientales, fut d’une richesse infinie. Nous ne savons rien de plus.

 

 

 



[1] M. Zampélios va jusqu’à attribuer le meurtre de Nicéphore aux menées du parti de la paix à Byzance, parti devenu puissant de toute l’inquiétude qu’inspirait la situation périlleuse des possessions de l’empire en Italie. Les agissements de Jean Tzimiscès et l’orientation nouvelle de la politique italienne au Palais Sacré aussitôt après l’avènement de ce prince concordent étonnamment avec cette opinion.

[2] Pandolfe avait été même menacé de la torture.

[3] Ou Ezieko.

[4] Les sources et les documents d’Occident l’appellent constamment Théophanou.

[5] Translatio sancti Hymerii.

[6] De vita Liutprandi. La dernière mention qui nous soit parvenue concernant Liutprand est du 20 juillet 972. La plus ancienne mention concernant son successeur sur le siège épiscopal de Crémone est du 28 mars 973.

[7] Un passage de la chronique de Thietmar de Merseburg, une des principales sources pour l’histoire d’Allemagne à cette époque, trouble fort les historiens. Cet auteur dit expressément que Jean Tzimiscès ne remit pas aux ambassadeurs germaniques la jeune porphyrogénète qu’ils avaient demandée et que jadis Liutprand avait espéré ramener, mais bien une nièce à lui appelée également Théophanou: « non virginem desideratam, sed neptem suam Theophanou vocatam ». La suite du récit semble indiquer que le vieil empereur aurait vu clair dans la fraude imaginée par Jean Tzimiscès, mais que, malgré l’opposition d’une partie de son entourage, il se serait décidé à passer outre et à accepter le fait accompli.

Du Cange avait déjà fait remarquer que cette confusion qu’a faite Thietmar provient peut-être de l’ignorance où ce chroniqueur se trouvait des liens nouveaux qui, depuis peu, unissaient Jean Tzimiscès à la fiancée d’Othon II. Il ne savait point que Jean, en épousant en secondes noces la soeur de Romain II, était devenu l’oncle de Théophano, qu’on regarde d’ordinaire comme ayant été la fille de ce dernier. Celle-ci, du reste, se trouve désignée en cette qualité de nièce de Jean Tzimiscès (Iohannis constantinopolitani imperatoris neptis clarissima) dans le diplôme délivré à son intention par son jeune époux le jour de leurs noces. Mais, d’autre part, fait infiniment curieux, aujourd’hui encore inexpliqué, on sait que les sources byzantines de cette époque, pas plus Léon Diacre que Skylitzès, Zonaras et Cédrénus, ne parlent jamais d’aucune fille de Romain II nommée Théophano et ne citent comme étant née de ce basileus, outre ses deux fils Basile et Constantin, que la seule princesse Anne, qui devait plus tard devenir grande-duchesse de Kiev. Aucun d’eux non seulement ne nomme la princesse Théophano, mais aucun même ne fait allusion à cette union cependant si importante. Sans les annalistes occidentaux qui nous racontent le mariage de cette princesse byzantine et plus tard sa régence en Allemagne au nom de son fils mineur, nous ignorerions jusqu’à son existence. Ses compatriotes ne la nomment pas une seule fois, pas plus à propos de son mariage qu’à toute autre occasion. Ils semblent même ignorer l’ambassade qui vint la chercher. Certainement ce silence est voulu.

Il est une autre hypothèse, proposée par M. J. Moltmann. Dans sa très remarquable étude sur Théophano, cet auteur, adoptant la version de Thietmar, s’appuyant, d’autre part, sur les termes très spéciaux par lesquels cette princesse se trouve désignée dans le diplôme impérial du 14 avril 972, s’est efforcé de prouver qu’elle n’était décidément point cette porphyrogénète de la maison de Macédoine, cette fille de Romain II, cette petite-fille de Constantin VII, cette belle-fille de Nicéphore Phocas primitivement réclamée par Othon Ier pour son fils. Il a observé en effet que jamais dans aucun passage de la Legatio de Liutprand, la jeune princesse, fille de Romain II et de Théophano, que l’empereur Othon Ier avait fait demander pour son fils par ce prélat, à la cour de Nicéphore Phocas, ne se trouve désignée sous le nom de Théophano et que le nom véritable qu’elle portait nous est demeuré inconnu, lien conclut que la princesse à ce moment demandée par le grand empereur allemand était précisément cette princesse Anne, née le 13 mars 963, donc âgée de quatre ans seulement lors de l’ambassade de Dominique, et qui, plus tard, en 988, fut mariée au grand prince de Russie Vladimir; mais que ce ne fut point elle qui fut définitivement envoyée en Occident lorsque les négociations engagées entre les deux cours eurent enfin abouti. Jean Tzimiscès, qui régnait à ce moment, aurait trouvé plus utile à ses intérêts particuliers d’envoyer à Othon I quelque véritable nièce à lui plutôt que la petite princesse Anne, soeur de ses impériaux pupilles, laquelle du reste était bien également sa nièce, mais seulement par la nouvelle impératrice sa femme. Jamais, je le répète, les sources occidentales ne désignent l’impératrice Théophano comme ayant été la fille de Romain II. Les arguments de M. Moltmann, bien que présentés avec talent, ne m’ont pas entièrement convaincu. Je renvoie le lecteur aux pages curieuses que cet auteur a consacrées à cette question épineuse. Je ne suis pas encore du tout convaincu que Théophano n’ait pas été vraiment la fille de Romain II, la soeur des empereurs Basile II et Constantin VIII. Voyez dans Giesebrecht, op. cit., la note de cet historien se ralliant à l’opinion de M. Moltmann.

Un article de M. K. Uhlirz, paru tout récemment, dans le dernier fascicule du t. IV de la Byzantinische Zeitschrift (5 septembre 1895), résume fort exactement l’état de la question. « Bien que les Chroniqueurs ne nomment jamais qu’une fille de Romain II, Anne, on ne peut pas en conclure avec M. Moltmann que ce basileus n’en ait pas eu d’autre. Toutes les circonstances politiques qui accompagnèrent et motivèrent le mariage d’Othon II, l’accueil si correct, si splendide, fait à sa jeune épouse par la cour d’Occident, paraissent au contraire prouver d’une manière incontestable que celle-ci était bien la fille porphyrogénète d’un basileus porphyrogénète, et non la simple nièce d’un prince à la fois régent et usurpateur. » M. Uhlirz se refuse, en conséquence, à attacher de l’importance au fameux passage de Thietmar, base de l’argumentation de M. Moltmann. Pour lui, l’opinion ancienne qui fait de Théophano la fille de Romain II est encore la plus probable. La date de la naissance de cette princesse ne saurait être exactement fixée, puisque nous ignorons si elle était plus âgée ou plus jeune que son frère Basile II, dont la date de naissance nous est également inconnue, de même du reste que celle du mariage de leurs parents Romain II et Théophano.

[8] Parce qu’ils ne faisaient point payer leurs soins.

[9] Le corps seul de saint Pantéléimon fut transporté à Cologne à cette occasion. Une portion de la tête du saint et un peu de son sang desséché ne furent apportés qu’en 1208 après la prise de Constantinople, par l’entremise du fameux Henri de Uelmen. Il y avait eu dans cette ville dès le milieu du ixe siècle une église consacrée à ce saint et aux saints Côme et Damien. La nouvelle église de saint Pantaléon, transformée en 964 en église abbatiale, fut achevée en 980 seulement et consacrée le neuf des calendes de novembre de cette année par l’archevêque Warin. Les ossements de saint Pantaléon ont, à l’époque moderne, été transportés dans une autre église de Cologne. Voyez le chap. sur l’église de saint Pantaléon dans le livre de L. Reischert intitulé: Die Bischœfe und Erzbischœfe von Kœln nebs Geschichte der Kirchen und Klœsler der Stadt Kœln, Cologne, 1844.

[10] L’archevêque Gero fit don des os d’un des bras de saint Pantéléimon à un de ses parents, son compagnon de voyage à Byzance, le châtelain de Commencio, qui l’avait supplié de lui octroyer cette faveur insigne.

[11] Voyez Du Cange, Fam. aug. Byz. édit. de Venise, 1729.

[12] M. Moltmann donne au contraire comme date de la naissance la fin de l’année 955.

[13] Née probablement avant ses frères, vers l’an 956, ou bien encore née entre les deux, alors seulement vers 958 ou 959. — Voyez encore Moltmann. Comme cet auteur se refuse à reconnaître dans Théophano la fille de Romain II, si l’on adopte son opinion, on se trouve sans indication aucune sur l’âge de cette princesse à cette époque, sauf que les Annales de Quedlinbourg nous disent qu’elle mourut en 994 (donc dix-neuf ans après) « immatura morte ».

[14] « Vultu elegantissina ».

[15] « Facunda ». Thietmar, Chron., IV ».

[16]Feminea et graeca levitas” Sigebert, ad annum 982.

[17] « In parvo corpore maxima virtus »,. Vita sancti Adalberti.

[18] Quatorze mille feux.

[19] « Curtes ».

[20] On conserve encore dans les archives de cette antique et célèbre abbaye l’original d’un document signé à cette date par Othon le jeune lors de son passage à Saint-Gall en compagnie de son père et de sa jeune épouse. C’est même le premier diplôme signé par l’héritier de la couronne de Germanie sur l’intervention « carrissimae conjugis nostrae Theophanu ».

[21] Voyez au règne de Basile II, au chapitre concernant les affaires de Bulgarie.

[22] Le voyageur Ibn Haukal, qui visita la Sicile à ce moment (972-973), nous a laissé la plus curieuse description de la cité de Palerme. C’était alors une ville superbe, peuplée de trois cent à trois cent cinquante mille habitants.

[23] Plutôt Othon.

[24] « Quatorze mille » d’après un autre manuscrit de cette Chronique, « soixante mille » d’après quelques autres. Ces chiffres sont sans importance, dit fort bien Aman. Ce dut être certainement une fort petite affaire, puisque les sources arabes d’Afrique et de Sicile n’en soufflent mot. Giesebrecht dit que les meilleures informations sur ce fait de guerre se trouvent dans la Chronique de la Cava.

[25] « Caytus ».

[26] « Boukoboli ». Peut-être Abou Kaboûl.

[27] L’anonyme de Ban place à l’année 991 le fait d’armes d’Atton que le protospathaire Lupus place à l’année 972.

[28] Ibn el Athir donne le même récit. Voyez cette anecdote d’après cet auteur dans Quatremère, Vie de Mouizz, Journal asiatique de 1836, p. 131 du tirage à part.

[29] Le 10, dit Muralt.

[30] « Butontum, Butontem ». Et non Buthrinto ou Buthroton d’Epire, ainsi qu’on l’a cru par erreur.

[31] Le cadi Schehab ed-din, Nowaïri, Aboulféda, la Chronique de Salerne.

[32] Nowaïri et Schehâb ed-din dans R. di Gregorio, Rerum arabicarum, quae ad historiam siculam spectant, ampla Collectio, Palerme, 1796.

[33] Voyez Trinchera, op. cit., annus mundi 6483, Indict. VII. Voyez dans Fr. Lenormant, La Grande Grèce, II, p. 402, l’origine de ce titre bizarre porté par le gouverneur en chef des thèmes byzantins d’Italie. En 1615 encore, le titre de catépan se maintenait à Bari dans les fonctions municipales. Voyez Beltrani, op. cit., p. LV.

[34] Proconsul.

[35] C’est certainement ce catépano Michel qui aura en cette année 975 envoyé son lieutenant Zacharias reprendre sur les Sarrasins la place de Bitonto.

[36] Marino II était le fils du duc Giovanni III, partisan de l’Allemagne. Il lui succéda à l’époque du retour de Liutprand de son ambassade à Constantinople. Il pencha de suite pour l’alliance avec Byzance qui était pour lui la politique naturelle. Il en fut récompensé par les titres de patrice et d’anthypatos impérial. De même, Mansone III d’Amalfi se rallia aux Grecs au grand mécontentement de l’empereur allemand et du pape, à ce point dévoué ce dernier, qu’il maintint l’infériorité de grade ecclésiastique des sièges de Naples et Amalfi par rapport à ceux de Capoue et Bénévent. Les deux capitales du fidèle Pandolfe Tête de Fer, premières entre les cités du sud de la péninsule, furent élevées au rang d’archevêché en 968 et 969. Naples et Amalfi ne le furent, la première qu’en 998, la seconde que plus tard encore. Salerne le fut en 999.

[37] Voici la suscription d’un de ces actes date de l’an 972: imperante d. n. Basilio, m i. an. 12 sed et Constantino m. i. fratre ejus an. 9 sed et Johannem i. an. 2.. On le voit, Jean Tzimiscès n’est cité qu’en troisième ligne, ce qui était du reste régulier.

[38]Basilio nostro magno imperatore et C.”

[39] Skylitzès surtout, puis, d’après lui, ce et aussi Zonaras, nous fournissent le plus de détails sur ces faits. Léon Diacre ne dit presque rien de la lutte gréco-arabe sous le règne de Jean Tzimiscès.

[40] Août - septembre 971.

[41] Au mois de ramadhan de cette même année 361, Djauher reçut au Caire une ambassade et un présent du basileus Basile. Voyez Quatremère, op. cit., p. 84.

[42] Cédrénus, II, p. 383. — Yahia le nomme Djafar ibn Fallah. Voyez Lambine qui confond à tort le Zohar des Byzantins avec Djauher, lequel ne vint jamais jusqu’à Antioche.

[43] 4 nov. 970 au 2 oct. 971. On voit que les dates concordent exactement avec le récit des Byzantins.

[44] Skylitzès et Cédrénus disent aussi incidemment, que Michel  Bourtzès fut nommé duc d’Antioche, ce qui correspond bien au récit de Yahia, mais ils ne disent pas à quelle occasion.

[45] Elmacin rapporte cette prise de Manazkerd l’an 353 de l’Hégire six années auparavant. La vérité est probablement que Manazkerd, prise à cette époque par les Grecs, plus tard reperdue par eux, retomba en leur pouvoir en l’an 359 de l’Hégire.

[46] 25 nov. 968 au 22 nov. 969.

[47] « Cette ville a souffert de terribles infortunes et menace actuellement ruine », dit Mokaddasy qui écrivait vers l’an 985.

[48] Année 359 de l’Hégire, 13 nov. 969 au 3 nov. 970.

[49] En l’an 974 cependant, dans une de ces notes si concises qui constituent proprement parler les Annales d’Aboulféda, nous voyons Abou Taglib imposer aux chrétiens de Mozala une amende de 120.000 « zuzes » pour avoir tué deux Arabes qui s’étaient cachés de nuit dans l’église nestorienne (praeter coenobium Michaelis).

[50] D’après Ibn Khaldoun, cette prise de Nisibe par les Grecs eut lieu déjà le 17 de moharrem de l’an 362 de l’Hégire, soit le 29 oct. 972

[51] Aboulféda est ici le seul à citer Edesse comme ayant été également attaquée cette fois par les Grecs.

[52] Ibn Khaldoun et Ibn el Athir aussi disent qu’il s’appelait Hezarmard, un esclave (ou écuyer) d’Abou’l Heïdjà ibn Hamdan. Muralt, lui, dit, probablement par erreur, qu’Abou’l Hiai était gouverneur d’Hezarmard.

[53] Mathieu d’Edesse et Etienne de Darôn, dit Acogh’ig.

[54] Abou Taglib, dit Ibn el Athir, fit tout son possible pour le guérir et réunit autour de lui les plus habiles médecins, mais ce fut en vain.

[55] J’ai dit que Léon Diacre se taisait, avec les autres écrivains byzantins, sur cette défaite des armées chrétiennes, comme sur la personne même du grand domestique Mleh et le récit de ses navrantes aventures. Par contre, divers historiens arabes, on le voit, parlent du désastre des Grecs, de la capture du grand domestique par les Musulmans, de sa mort en prison. Ibn Khaldoun dit que l’armée de Mleh comptait cinquante mille combattants. Aboulféda et Aboulfaradj disent que, fier du grand nombre de ses soldats, plein de mépris pour ses adversaires, il négligea de se garder et fut attaqué non loin de Mayyafarikin, dans un ravin où il ne put faire usage de sa cavalerie. Ibn el Athir donne ce même renseignement. Dans le même moment, encore, dit un de ces chroniqueurs, un autre corps de troupes grecques fut battu par Sebek, le gouverneur de Mayyafarikin.

[56] Eizz Eddauli Abou Mansour Bakhtyâr (fils de Mouizz Eddauleh, fils de Boueïh), second prince de la dynastie des Bouiides de l’Irak et de la Susiane, devenus tout-puissants à Bagdad.

[57] Par exemple contre Ymran, fils de Chahin.

[58] Le récit d’Ibn el Athir est très détaillé: « Bakhtyar, dit-il, permit aux habitants de Bagdad de faire les préparatifs militaires nécessaires. Il envoya l’ordre au chambellan Subukteguin de s’équiper pour la guerre sainte et de lever des troupes parmi la population. Le chambellan se conforma à ces instructions et une foule innombrable de recrues se réunirent sous ses ordres. En même temps, Bakhtyar écrivit à Taglib, fils de Hamdan, prince de Moçoul, pour lui ordonner de s’approvisionner en munitions et en vivres et lui fit connaître sa résolution d’entrer en campagne. Taglib lui répondit avec des démonstrations de joie et lui promit de pourvoir à toutes ses demandes.

En cette même année, des troubles sérieux éclatèrent à Bagdad; les factions se mirent en mouvement et s’insurgèrent; la lie du peuple se souleva ensuite et commit des déprédations dans la ville. La cause de ces désordres était la levée en masse dont nous venons de parler. Des groupes d’insurgés se formèrent sous le nom de parti des fils de famille ou des jeunes braves, puis les Sunnites et les Chiites et enfin la populace. Il y eut des scènes de pillage; des personnages importants furent assassinés et des hôtels incendiés, principalement dans le quartier de Rerekh, habité surtout par les négociants et les Chiites. Cette insurrection engendra aussi de l’hostilité entre le naklb el-achraf ou chef des chérifs (c’est-à-dire des descendants ou prétendus descendants du prophète), Abou Ahmed el Mousawy, et le vizir Abou’l Fadhl Chirâzy. — Ensuite Bakhtyâr envoya un message au Khalife Mothi lillah et lui demanda des subsides pour la guerre contre les Infidèles; mais le Khalife répondit La guerre sainte, les dépenses qu’elle entraîne et les autres affaires concernant les Musulmans étaient pour moi une  obligation lorsque le pouvoir était entre mes mains et que je prélevais les impôts. Mais aujourd’hui, dans la situation où je me trouve, je suis affranchi de ces devoirs, ils incombent à ceux qui gouvernent le royaume. Quant à moi, il  ne me reste plus que la khotbah (prière du vendredi où le nom du Khalife régnant est proclamé dans toutes les grandes mosquées) si vous voulez mon abdication, je suis tout prêt. Il y eut entre eux de longs échanges de lettres; enfin, sous le coup des menaces, le Khalife Almothi donna 400.000 dirhems, mais il dut, pour réaliser cette somme, vendre ses vêtements royaux, des matériaux provenant de son palais, et d’autres choses encore, ce qui fit dire aux gens de l’Irak, aux pèlerins du Khorassan et au peuple que les biens du Khalife étaient confisqués. — Quand à Bakhtyar, après avoir touché cette somme, il la dépensa pour ses besoins personnels, et il ne fut plus question de la guerre.

[59] Leur dernière invasion en Egypte se termina par leur défaite complète dans le mois de ramadhan de l’an 363 de l’Hégire (26 mai 973 au 25 juin 974).

[60] Un contrat d’échange conclu entré plusieurs Amalfitains à Salerne, en l’an 973, est la preuve la plus ancienne que l’on possède de voyages en Egypte pour affaires de commerce entrepris par cette population de marins. On y lit que le traité ne devait entrer en vigueur qu’au retour de l’un des contractants, qui se trouvait en ce moment à « Babylone », c’est-à-dire au Caire. Voyez Heyd.

[61] « Rivo Alto ». — On voit que Jean Tzimiscès figure seul en tête de ce document. L’absence des noms des jeunes basileis ses pupilles est certainement la suite de quelque erreur, puisqu’on les voit figurer quelques lignes plus bas. C’est une simple omission.

[62] « Minantes terribiliter ».

[63] Encore ici le seul Tzimiscès est désigné.

[64] De Grado.

[65] Pour ces expéditions au sud du Taurus, pour la seconde surtout, Mathieu d’Édesse est bien plus renseigné que les Byzantins, plus même que les chroniqueurs arabes. La lettre de Jean Tzimiscès au roi des rois d’Arménie, lettre que cet auteur est seul à nous faire connaître, est un document de la plus haute importance.

[66] Sur cette province d’Arménie, Voyez une longue note de M. Brosset dans le t. I de sa Collection d’historiens arméniens. p. 613-618.

[67] Je donne ce récit d’après l’historien national d’Arménie avec les corrections proposées par M. Dulaurier dans le t. I des Historiens arméniens des Croisades.

[68] Expression arménienne pour désigner la Grande Arménie de la rive orientale de l’Euphrate jusqu’à la mer Caspienne.

[69] A sa mort, on ne trouva pas une pièce de monnaie dans son trésor. Sous son règne, les beaux monastères couvrirent l’Arménie. La reine Khosrovanoisch seconda puissamment son époux dans ses pieux desseins et bâtit elle-même de nombreux couvents.

[70] Ou roi de P’harhisos. — Ph’ilibbé est le même nom que Philippe.

[71] Ou Manavazaguerd.

[72] Muralt dit à tort 8,000.

[73] C’est ainsi que son nom se trouve inscrit dans la suscription de la lettre lui adressée par le basileus Jean, lettre dont, il sera question plus loin.

[74] Au nord, sur sa limite orientale, le Darôn confinait encore au grand canton d’Apahounik, dont le chef-lieu était Manazkerd.

[75] Aïdziats, Aïdzs, Ardzèvis (forteresse des Chèvres) existait déjà comme très forte place au VIIe siècle, d’après le témoignage de l’historien Jean Mamigonien.

[76] Pays d’Arménie situé au milieu des montagnes, au milieu des montagnes, sur les rivières qui servent à former le Tigre (Saint-Martin).

[77] Ou Vahanic.

[78] L’élévation de Vahan à la dignité patriarcale, dit Mathieu d’Edesse, eut lieu sur les indications de son prédécesseur et sur l’ordre commun du basileus Jean Tzimiscès et du roi Aschod.

[79] Ou Arkina.

[80] C’était à cette époque la pépinière des catholicos d’Arménie. On aperçoit encore ce monastère de la route qui conduit de la station de Delidjan Erivan. La situation en est ravissante, dans une petite île, quelques centaines de mètres du rivage.

[81] Ce ne fut qu’en 976, dit Lebeau, après la mort de Jean Tzimiscès, que le traité d’union fut conclu entre les deux Eglises, sous le règne naissant de Basile II et de Constantin, très peu de temps après la mort du patriarche Vahan.

[82] Vahan mourut avant 977, après quinze années de patriarcat, y compris les années d’exil.

[83] La coupole arrondie, inconnue jusque-là en Arménie, s’y rencontre pour la première fois sous ce règne. L’influence byzantine y fut certainement très considérable.

[84] Mouschek, étant mort en 984, eut pour successeur son fils Apas qui régna jusqu’en 1029. Le fils de celui-ci céda par la suite son petit royaume au basileus Constantin Ducas en échange de la stratégie grecque de Tzamandos.

[85] Dans le mois de dsoulkaddah de l’an 361 de l’Hégire.

[86] De l’an 972. Premier jour du mois de moharrem de l’an 362 de l’Hégire.

[87] Mathieu d’Edesse poursuit en disant qu’après avoir parcouru ces contrées dans tous les sens, en pénétrant jusque dans l’intérieur, Jean se dirigea sur Jérusalem! Ceci est une erreur. La marche sur Jérusalem se rapporte à l’expédition de l’année suivante, 975. Entre les deux expéditions, Jean Tzimiscès était probablement retourné à Constantinople.

[88] Léon Diacre donne par confusion à la capitale des Khalifes le nom d’Ecbatane. En réalité Ecbatane était Hamadan.

[89] Skylitzès et après lui Cédrénus et Zonaras n’en disent rien et ne parlent que de l’expédition de l’année suivante. Muralt fait erreur en attribuant à cette campagne de 974 la prise par les Grecs des villes de Balbek, Hamah, Damas et des cités de Phénicie. Ce sont des événements de la campagne de l’an 975. De même, c’est par erreur que Hase, dans ses notes a son édition de Léon Diacre, place avec Pagius cette première expédition de Mésopotamie à l’année 973, celle de Syrie à l’année 974, et la mort de Jean au 19 janvier 975. Toutes ces indications doivent être reculées d’un an.

[90] Léon Diacre donne encore à ce désert le nom de Carmanitide.

[91] 12 dsoulkaddah de l’an 362 de l’Hégire. Aboulfaradj dit 363.

[92] Exactement vingt-neuf ans quatre mois un jour.

[93] Abd al-Kerim ibn al-Mufaddal Abou Bekr et-Ta’yi li Amr-illah.

[94] Yahia, d’ordinaire infiniment mieux informé que les Byzantins pour toutes ces guerres orientales, nous donne de cette première expédition de Jean en Asie un récit en somme très différent (Voyez Rosen, op. cit., note 143). Pour cet écrivain, cette campagne eut lieu non en 974, mais bien dès 972, après la fin de la guerre contre les Russes, qu’il place, contrairement au témoignage de Léon Diacre, dès l’année 360 de l’Hégire (4 nov. 970 au 23 oct. 974). Il fait commencer les opérations par la prise de Nisibe, le 12 octobre 972, l’Euphrate ayant été franchi peu de jours auparavant. De Nisibe, où il signa l’armistice avec Abou Taglib, le basileus, qui avait donc dû quitter Constantinople dans le cours de l’été au plus tard, aurait alors marché sur Mayyafarikin, et cette ville, contrairement au dire des Byzantins, aurait résisté aux attaques des impériaux. Alors, poursuit l’écrivain syrien contemporain, dont le récit est certainement en beaucoup de points le plus véridique, le basileus s’en alla, laissant un de ses esclaves (c’est-à-dire un de ses lieutenants) comme domestique des forces d’Anatolie ou d’Orient à Batn-Hanzit.

C’est là le fameux Mleh dont il faudrait donc, si l’on s’en tenait au récit de Yahia, placer la malheureuse campagne après et non avant la première expédition syrienne de Jean Tzimiscès. Voici le récit que fait le chroniqueur antiochitain de ces aventures du chef impérial arménien. Et après que le basileus se fut éloigné de ce pays, celui-là, le domestique, alla de Batn-Hanzit Amida et l’assiégea, et une grande bataille eut lieu entre lui et les Musulmans dans le mois de ramadhan de l’an 362 de l’Hégire (5 juin au 4 juillet 973). Et une grande quantité d’hommes périrent des deux côtés, et le domestique fut emprisonné avec beaucoup de ses gens, et les Musulmans leur prirent un grand butin, des armes et des vivres. Et le domestique demeura prisonnier chez Abou Taglib jusqu’à sa mort, en djoumada II de l’an 363 de l’Hégire (27 février au 27 mars 974). Tout ce récit, ces dates très différentes fournies par ce chroniqueur d’ordinaire si précis et si bien informé, donnent fort à réfléchir. Comme le dit bien le baron de Rosen, il y aurait lieu de vérifier minutieusement toute cette chronologie du règne de Jean Tzimiscès. Malheureusement les éléments définitifs de cette vérification nous font encore défaut.

[95] Ne serait-ce point la même comète dont parlent les historiens byzantins qui parut cinq mois avant la mort de Jean Tzimiscès et fut visible 80 jours durant? Voyez Lebeau. Du reste Etienne de Darôn confirme cette opinion puisqu’il dit plus loin qu’à la fin de cette année mourut Jean Tzimiscès.

[96] M. Wassiliewsky semble admettre que Jean Tzimiscès et son armée ne retournèrent pas à Constantinople entre les campagnes de 974 et de 975, et qu’ils prirent leurs quartiers d’hiver à Antioche. La chose est probable pour l’armée, mais pas pour le basileus, qui alla à Constantinople et y eut les honneurs du triomphe. Le témoignage de Léon Diacre est formel.