L'ÉPOPÉE BYZANTINE À LA FIN DU DIXIÈME SIÈCLE

Première partie

CHAPITRE II

 

 

Durant que ces événements se déroulaient dans la grande plaine de Thrace, Jean Tzimiscès, dans Constantinople, ne perdait pas une heure pour achever ses immenses préparatifs. Sans cesse il recevait d’Anatolie des contingents nouveaux. On les équipait à Constantinople, on les entraînait par des exercices journaliers puis en grande hâte, on les expédiait sur le théâtre de la guerre, dans les districts septentrionaux des thèmes de Thrace et de Macédoine. Ils y prirent leurs quartiers d’hiver. Une assez longue accalmie, en effet, si l’on s’en l’apporte du moins aux récits byzantins que je suis ici de préférence, paraît avoir été la suite immédiate de la déroute d’Arkadiopolis et il ne semble pas qu’on se soit battu davantage cette année dans les parages du Balkan. Les débris du corps d’invasion si vigoureusement bousculé par Bardas Skléros avaient probablement regagné en toute hâte vers Philippopolis le gros des forces de Sviatoslav, et celui-ci, abandonnant la Thrace, avait aussitôt repassé le Balkan, se concentrant à nouveau en Bulgarie. Malgré le désir des historiens russes modernes[1] de transformer d’après leurs annales nationales en un grand succès toute cette expédition des Russes au delà des monts,[2] je ne puis admettre rien de pareil, à moins de refuser tout crédit aux sources byzantines, à Léon Diacre surtout.[3]

D’après les expressions bien vagues des Byzantins, de Léon Diacre surtout qui ne donne jamais de date même approximative, il semble que Bardas Skléros et ses troupes durent passer dans les cantonnements de la plaine de Thrace tout cet hiver de 970 à 971.

Nous ne sommes, hélas! en rien renseignés sur ce qui se passa dans la ville même de Constantinople durant cette première année et ce second hiver du règne nouveau. En dehors des démêlés du basileus avec le patriarche Polyeucte, de la mort de ce dernier, du couronnement de Jean et des préparatifs militaires pour la guerre russe, nous ne savons rien de ce qui occupa des esprits à Byzance durant ces longs mois. Avec les premiers beaux jours de l’an 971 le basileus, complètement prêt, se disposa à marcher à la tête de toutes les forces disponibles contre les envahisseurs russes, voulant achever de les repousser, ce qu’avaient si bien, commencé ses deux lieutenants, voulant surtout leur arracher la Bulgarie danubienne. Mais, à cet instant précis, il fut arrêté dans cette poursuite de l’ennemi vaincu par un événement de la plus haute gravité qui devait le forcer à remettre encore cette lutte suprême.

On apprit soudain au Palais Sacré que le duc Bardas Phocas, second fils de Léon Phocas et neveu du basileus défunt Nicéphore, qui avait été, on se le rappelle, interné à Amasia du Pont, à la mort de son oncle, s’était évadé de ce lieu avec la connivence de deux de ces cousins, les patrices Théodore Bardas et Nicéphore Phocas, fils du patrice Théodoulos Parsakouténos. On désignait d’ordinaire ces personnages sous le nom des deux Parsakouténos, à cause de Parsakouta, leur lieu d’origine.[4] Ce devaient être de hauts archontes asiatiques. La conspiration avait été très secrètement et très habilement menée. Les conjurés comptaient évidemment sur les embarras immenses de la guerre russe que Jean Tzimiscès avait sur les bras. Bardas Phocas, échappé de sa prison par une nuit de tempête, se posa aussitôt en prétendant comme successeur de son oncle Nicéphore. La situation parut, si grave au Palais Sacré, que non seulement le départ du basileus et de l’armée vers le nord fut contremandé, mais que Bardas Skléros fut rappelé par lettres impériales et expédié en hâte en Asie avec presque toutes ses forces.

On comptait évidemment, dans les conseils du basileus, que les Russes, encore accablés par leur récente défaite, peut-être bien maintenus par quelque trêve, laisseraient à l’empire le temps d’en finir avec ce péril nouveau avant de reprendre leur marche en avant. Au contraire, s’il faut en croire les rares sources d’origine russe, Jean Tzimiscès, se trouvant pris entre la révolte d’Asie et la marche victorieuse de Sviatoslav nullement arrêtée par le combat d’Andrinople, voyant sa capitale déjà menacée, se serait vu forcé de signer avec ce dernier un traité humiliant, traité qui n’était du reste qu’une feinte pour le Byzantin rusé et à la suite duquel le prince russe se serait retiré sans défiance au delà du Balkan.

J’en reviens au prétendant d’Asie. A partir d’Amasia, des relais avaient été secrètement établis qui permirent à Bardas Phocas et à ses fidèles de traverser au galop de leurs chevaux, sans être arrêtés, le vaste espace qui sépare cette ville de Césarée, la métropole de Cappadoce. A moins que pour plus de sûreté les conjurés n’aient préféré prendre les chemins de traverse, ils durent suivre dans leur course rapide la grande route qui passe par la vallée du Scylax jusqu’à Karisaa, puis par Euagina, par Basilika Therma et le fleuve Halya. Césarée était la capitale de cette vaste province montagneuse et centrale d’où tous les Phocas étaient originaires C’était tout naturellement la première place dont devait chercher à se rendre maître un membre de cette puissante famille d’archontes provinciaux prêt à tout risquer pour ressaisir le pouvoir échappé aux mains des siens. C’était là que le glorieux Nicéphore évoquait les plus unanimes regrets. Autant la Cappadoce avait profité de l’élévation des Phocas, autant elle avait naturellement souffert de leur chute.

Bardas Phocas, pour qui les heures valaient des semaines, ne séjourna que peu dans Césarée. C’était, semble-t-il, dans les premiers jours du printemps de 971. Mais ce peu lui suffit pour voir grouper autour de lui une foule de partisans et d’aventuriers. « Il y avait à cette époque, dit Léon Diacre, en Asie, comme par tout l’empire, une quantité de gens sans aveu, louches produits des guerres et des agitations du dernier règne, décidés à tout risquer pour obtenir renom et richesses, gens de sac et de corde, déclassés de toute espèce et de tout rang, jetés sur le pavé des grandes villes d’Anatolie par les hauts et les bas de la politique ou les contrecoups de la guerre sarrasine. » A ces hommes sans scrupules qui eurent tôt fait d’affluer sous les bannières du nouveau prétendant se joignirent une foule d’autres individus alliés aux Phocas par les liens du sang ou faisant partie de la clientèle de cette nombreuse et illustre maison qui venait de toucher à la toute puissance. Chaque jour voyait, disent les chroniqueurs, survenir des adhésions nouvelles. De leur côté, les deux Parsakouténos avaient en toute diligence réuni leurs contingents familiers, et ce détail, donné par Léon Diacre, nous montre bien ce qu’était cette noblesse byzantine d’Asie Mineure, véritable féodalité toute semblable à celle de l’Occident avec ses hauts et formidables barons qui pouvaient à un moment mettre en campagne de véritables armées de partisans. Parmi les autres adhérents de marque du prétendant, le même historien cite encore le patrice Syméon, surnommé Ampélas parce qu’il était propriétaire de grands vignobles dans ces parages. Les origines de ce personnage étaient, paraît-il, fort humbles, mais il ne le cédait à personne en courage, en énergie, en grandes qualités du coeur. Cet homme remarquable, qui semble avoir été une des figures les plus en vue en Asie à cette, époque, est cité dans la vie manuscrite de saint Nicéphore parmi les plus généreux protecteurs du célèbre évêque de Milet.

Bardas Phocas, se voyant soutenu par de tels partisans, ce qui prouve du reste à quel point le pouvoir du nouveau basileus était encore mal établi dans ces provinces lointaines, Bardas, dis-je, se sentant à la tête de forces assez nombreuses pour pouvoir lutter avec de sérieuses chances de succès, n’hésita plus à entamer la lutte. Quittant les chaussures de couleur sombre que portaient alors les membres de la noblesse, les archontes, il osa leur substituer les bottines de pourpre, symbole de la toute-puissance impériale, et se fit proclamer solennellement basileus. Nous n’avons pas de détail sur cette cérémonie. Ce dut être certainement, peut-être exactement dans les nièmes lieux, une répétition de la grande scène du mois de juillet 963 où Nicéphore Phocas, l’oncle du prétendant actuel, avait été proclamé par ses légions dans son camp établi aux portes de cette même Césarée.[5] Ce durent être pour ce nouveau prétendant asiatique les mêmes incidents enthousiastes et tumultueux, la même ivresse des troupes, les mêmes espoirs triomphants, avec cette différence en moins qu’on ne revenait pas d’une brillante expédition victorieuse au delà du Taurus contre l’ennemi héréditaire.

Si les débuts furent pareils, la suite, hélas! ne devait point être pour le neveu ce qu’elle avait été pour l’oncle. Grâce même à cet oncle, les rôles étaient cette fois renversés. En 963, c’était un général victorieux, déjà couvert d’une gloire immortelle, qui, à la tête de ses invincibles légions, déclarait la guerre à un pouvoir faible représenté par une femme, sa complice, par un eunuque et deux enfants. Cette fois c’était un banni, un fugitif qui levait l’épée contre le gouvernement régulier puissamment reconstitué par Nicéphore lui-même et actuellement aux mains du premier capitaine survivant de l’empire. Toutefois l’avenir ne pouvait se lire clairement encore, et les débuts de Bardas Phocas, comme ceux de presque tous les prétendants, furent heureux et pleins d’illusions. Résolument il se mit à jouer son rôle de basileus, distribuant le peu d’argent dont il disposait, en promettant bien davantage, conférant à ses partisans titres et grades, créant des chefs militaires, nommant des « stratigoi» à lui pour les thèmes d’Asie. Il avait réussi dès longtemps à entrer secrètement en rapport avec son père le curopalate Léon, bien que celui-ci fût étroitement gardé à vue dans sa prison insulaire de Mitylène, et Léon, désespéré par cette dure réclusion avait immédiatement répondu à l’appel de son fils. Un de leurs plus fidèles amis, demeuré obstinément attaché à la fortune des Phocas, dont nous ne savons rien de plus, mais qui paraît avoir été un homme aussi hardi qu’influent, Etienne, évêque d’Abydos sur l’Hellespont, avait parcouru, sur l’ordre du vieux prince, les provinces d’Europe, cherchant à préparer des soulèvements annonçant la prochaine évasion du curopalate et de son autre fils Nicéphore et leur venue en Thrace, promettant en leurs noms titres et dignités aux personnages en vue qui se joindraient à eux pour chasser du trône l’usurpateur.

Jean Tzimiscès reçut coup sur coup ces graves nouvelles si imprévues, au moment précis où il allait entrer en campagne contre les Russes. Il en fut très ému, mais, sans perdre une heure, par l’activité extrême qui le distinguait, il se mit en mesure de faire face aux événements. Avant tout, le remuant évêque d’Abydos dont les menées avaient été surprises, fut saisi et immédiatement mis en jugement pour haute trahison. Il avoua tout, comparut devant le Saint Synode qui le déposa et le livra au bras séculier. Les sources contemporaines ne disent pas quel fut son châtiment; bien vraisemblablement ce dut être la peine capitale après de cruelles tortures. Il est probable qu’au cours de ce procès la culpabilité du curopalate et de son fils Nicéphore dut être tôt et nettement établie, car tous deux se virent aussitôt enveloppés dans la même catastrophe. Leur condamnation à la peine de mort fut prononcée, peut-être par quelque cour martiale réunie d’office dans l’île de Mételin. Mais Jean Tzimiscès, toujours humain, commua leur peine en celle de l’aveuglement et l’exil perpétuel. Même au dernier moment, le bourreau expédié à Lesbos reçut, en secret, des instructions encore plus clémentes. Le basileus Jean, estimant que les émotions par lesquelles les deux coupables venaient de passer, constituaient une peine suffisante, commanda de procéder à un simple simulacre du supplice. Le bourreau avait même ordre de cacher aux victimes à quelle volonté suprême elles devaient ce salut inespéré et de faire comme s’il agissait par pitié sous sa propre inspiration. Tel demeura, avec cette atténuation, le sort lamentable de Léon Phocas, de ce tout-puissant curopalate qui avait été l’homme le plus riche, le plus influent de l’empire sous le dernier règne du brillant vainqueur des Sarrasins à Kylindros et dans tant d’autres combats fameux.

Lorsqu’on aveuglait un criminel d’État à Byzance, on commençait d’ordinaire par le lier et le jeter à terre. Puis, tandis que des valets, brutes féroces, se couchaient sur lui pour l’immobiliser, le bourreau lui enfonçait dans les orbites un instrument pointu. Le sang jaillissait de ses prunelles à jamais perforées, tandis que la douleur lui arrachait des cris affreux. On l’abandonnait se roulant sur le sol et souvent l’inflammation qui suivait cette mutilation abominable mettait, en le faisant périr, un terme à ses souffrances.

Dans la plupart des cas ce supplice, si fréquent dans les cruelles annales de Byzance, qui, par contre, répugnait si fort à nos moeurs plus douces d’Occident et qui dès les débuts de notre histoire, disparut à jamais de la liste des châtiments officiels, s’infligeait ainsi que je viens de le dire. Parfois ce pendant on avait recours à un mode opératoire différent. L’aveuglement se pratiquait alors par le moyen du feu. Le bourreau approchait des yeux du condamné une tige de métal chauffée à blanc. Le malheureux patient, maintenu de force, sentait ses orbites se fondre et crépiter au contact de ce corps ardent et devenait aveugle pour toujours dans les plus cuisantes douleurs. Mais ce procédé, bien plus que l’autre, comportait des adoucissements. Le bourreau, secrètement autorisé, ou gagné à prix d’argent, ou simplement ému de pitié, pouvait à son gré éloigner ou rapprocher la tige brûlante, se contenter ainsi d’un simulacre. La victime s’en tirait alors avec une simple plaie des paupières, parfois avec une plaie sur la cornée, qui ne détruisait pas entièrement la vue. C’est à un de ces simulacres que le bourreau dut avoir recours sur l’ordre de Jean Tzimiscès pour Léon Phocas et son fils Nicéphore.[6]

Tel fut pour l’infortuné curopalate le résultat de sa descente projetée sur la côte de Thrace. Sa captivité n’en devint que plus étroite. Tous ses adhérents et ceux de ses fils, tous ceux qu’on put saisir, furent enveloppés dans sa disgrâce définitive. On confisqua leurs biens. Réduits à la misère, ils traînèrent dans l’exil une existence insupportable.

Ces sombres événements qui auraient dû être pour lui du plus sinistre présage n’arrêtèrent point Bardas Phocas sur la pente fatale qu’il suivait éperdument. Affolé d’orgueil au spectacle des bandes nombreuses qu’il avait pu grouper à sa suite, rêvant l’empire immédiat avec toutes ses joies, le prétendant persévéra plus que jamais dans son entreprise. Quittant ses cantonnements de Césarée, il s’avança résolument avec ses contingents dans la direction de la capitale, brûlant les demeures de ceux qui refusaient de se rallier à lui, donnant leurs biens en pillage à ses partisans. Sur la route, une lettre de Jean Tzimiscès lui parvint. C’était un appel suprême à la raison. Le basileus lui dépeignait éloquemment le châtiment terrible auquel il s’exposait si follement, feignant de croire qu’il s’était laissé entraîner par les excitations de son entourage bien plus que par celles de son ambition. « Durant qu’il en est temps encore, Bardas, rentre en toi-même », lui mandait-il, « soumets-toi à notre puissance, nous voulons bien encore te promettre la vie sauve et la conservation des biens pour toi et tous ceux qui te suivent. Si tu résistes à nos prières, tu périras d’une mort horrible. »

Rien n’y fit. Sans daigner répondre à ces ouvertures, Bardas Phocas, perdant la tête, se répandit en folles injures contre le basileus, traitant publiquement Jean de débauché infâme, de monstre impie, l’appelant scélérat et parricide.

« Rends-moi l’empire, lui écrivait-il, pour lequel je suis fait bien plus et mieux que toi. Je te ferai payer sept fois, misérable, le meurtre de l’infortuné Nicéphore mon oncle, et les tortures que tu as infligées à mon père, à mon frère.[7] Tu les as fait condamner sans preuves, alors que jamais tu n’aurais dû te permettre de porter la main,sur eux, puisque l’un était le propre frère de ton souverain, l’autre son neveu, petit-fils de l’illustre césar Bardas Phocas. »

A l’ouïe de ces injures que lui rapportèrent ses envoyés, Jean Tzimiscès ne put douter davantage de l’état d’exaltation dans lequel se trouvait le prétendant. Renonçant à venir à bout de lui par la persuasion, il se décida, je l’ai dit, à expédier contre lui son meilleur lieutenant, le vainqueur des Russes à Arkadiopolis, son beau-frère le brillant magistros et stratilate Bardas Skléros, à la tête de la plus grande partie des forces d’Europe. C’était jouer gros jeu que d’enlever ainsi à la défense contre l’ennemi du nord un capitaine aussi éprouvé avec toutes ses troupes d’élite et de laisser à Sviatoslav la route libre jusqu’à Constantinople, mais il n’y avait pas à choisir. Il n’existait en Asie aucune armée prête à entrer en campagne. La révolte de Phocas avait tout désorganisé là-bas. Entre ces deux grands périls il fallait courir au plus pressé et Jean espérait à force de rapidité en finir avec Bardas Phocas, avant que les Russes, immobilisés par leurs revers, peut-être par une trêve momentanée, contraints en tous cas d’attendre les renforts arrivant de leur lointaine patrie, fussent en état de reprendre l’offensive.

Bardas Skléros eut l’ordre d’abord, tant il répugnait à Jean Tzimiscès d’inaugurer son règne par cette guerre civile, de recourir une fois encore à la douceur, à la ruse, plutôt qu’à la force. Le basileus lui enjoignit de n’en arriver à l’effusion du sang qu’en cas d’absolue nécessité et lui donna pleins pouvoirs pour promettre à tous ceux qui abandonneraient la cause du prétendant, non seulement la vie sauve, mais encore des honneurs et de l’argent. Le stratilate emportait avec lui force lettres impériales, bullées de bulles d’or, lettres en blancs, véritables brevets de l’époque nommant aux dignités de stratigos, de patrice, etc.

Le mandataire impérial, franchissant le Bosphore à la tête des Scholes d’Europe, s’avança jusqu’à Dorylée,[8] place désignée pour la concentration des contingents des thèmes asiatiques destinés à opérer contre le prétendant. Lorsqu’il estima que ces forces étaient suffisamment exercées et équipées, avant de marcher à l’ennemi, il tenta le suprême effort que le basileus lui avait recommandé et écrivit même à Phocas une lettre éloquente pour l’engager une dernière fois à réfléchir. Il pouvait d’autant mieux s’adresser à lui sur le ton de l’affection, presque de l’intimité, qu’il se trouvait être à la fois son ancien compagnon d’armes et son allié par le sang. Son frère, en effet, le patrice Constantin, celui-là même dont j’ai dit la conduite héroïque au combat d’Arkadiopolis, avait épousé une fille de Léon Phocas, Sophie, soeur du prétendant.

La lettre de Bardas Skléros était pressante. « Tremble, mandait-il à Phocas, de réveiller définitivement le lion qui dort. Je t’en conjure, durant qu’il en est temps encore, reviens à toi, repens-toi. » La réponse de Phocas fut celle d’un désespéré prêt à toutes les extrémités, en admettant du moins que Léon Diacre n’ait pas inventé cette lettre de toutes pièces, ce qui est plus probable. « Je sais fort bien, disait le prétendant, que la prudence et la réflexion sont des vertus capitales, car moi aussi, j’ai lu les vieux livres écrits par les anciens, mais je sais de même qu’il est des cas désespérés où la prudence n’est plus de raison. Tel est aujourd’hui mon cas. Le cruel tourmenteur de toute ma famille, l’assassin de mon glorieux oncle, le bourreau de mon père et de mon frère, mon persécuteur acharné, m’a acculé à une situation telle, qu’il ne me reste plus à choisir qu’entre la victoire ou la mort. Ne te fatigue donc pas à me prouver éloquemment qu’il serait de mon devoir de me livrer pieds et poings liés à mon plus mortel ennemi. Le sort en est jeté. Ou je m’emparerai de l’empire et trouverai ainsi le moyen de me venger moi et les miens de l’abîme de maux dans lesquels nous avons été précipités, ou je subirai courageusement mon sort. »

La mansuétude de Skléros, prise pour de la faiblesse, ne faisait que surexciter l’audace du rebelle. Abandonnant Phocas à son aveuglement, le stratilate reprit sa marche en avant.[9]

Bardas Phocas, en quittant Césarée, s’était avancé dans la direction de l’ouest à travers la Phrygie Paroreios très probablement, en suivant la grande route militaire qui reliait la métropole de Cappadoce à Éphèse par Philomélion et Synnada. Il avait installé son camp à Bardaetta,[10] un peu au sud-est de la localité de Dipotamon, aussi appelée Mesanakta[11] cette époque. Mesanakta était un vaste et fertile domaine impérial avec de superbes campagnes à l’extrémité nord-ouest du lac des Quarante Martyrs, aujourd’hui Ak Cheher Gueuli, sur la route entre Polybotos et Philomélion,[12] au point même où la magnifique source de Midas vient se jeter dans cette grande nappe d’eau. Léon Diacre, préoccupé de voir dans ce nom de Bardaetta un présage de la défaite du prétendant, nous dit que cette localité s’appelait ainsi de temps immémorial. Ce fut là que les troupes de Bardas Skléros prirent pour la première fois contact avec les contingents rebelles. Fidèle à la consigne reçue, le généralissime impérial chercha à désorganiser les forces de Phocas avant de l’attaquer. Des émissaires, déguisés en vagabonds et en mendiants errants, pénétrèrent secrètement dans le camp rebelle, s’abouchant avec divers chefs, faisant briller à leurs yeux l’espoir du pardon, même d’une récompense en retour de leur défection. En même temps ils menaçaient les hésitants d’un châtiment sans merci. Probablement qu’à la nouvelle des dispositions si rapidement prises par l’empereur et de la marche en avant des bataillons éprouvés de Bardas Skléros, quelque hésitation s’était de suite manifestée dans l’armée de Phocas, le travail de désorganisation étant déjà fort avancé parmi ses partisans. Ce mouvement ne fut que davantage précipité par l’arrivée des espions du généralissime. Les défections se multiplièrent. Chaque nuit, des personnages de marque réussissaient à quitter le camp de Phocas pour celui de Skléros qui les accueillait à bras ouverts. Le patrice Diogène Andralestos[13] cousin germain du prétendant, tout d’abord l’abandonna; puis ce fut le tour du grand vigneron Syméon Ampélas et des deux frères Parsakouténos qui avaient été les premiers artisans de sa rébellion. Nous n’en savons pas plus, mais ces noms mêmes nous témoignent de l’importance qu’eut ce mouvement et nous montrent combien la cause de Bardas Phocas devait paraître dès ce moment perdue. Les soldats obscurs suivirent les chefs renommés.

En très peu de temps Phocas se trouva réduit presque à sa maison à quelques familiers, à de bien rares contingents demeurés fidèles, et cela avant même que d’avoir combattu. Accablé par cette chute soudaine, il se sentit pris de désespoir. Courant à ceux qui hésitaient encore, il les suppliait douloureusement de ne pas l’abandonner, leur rappelant leurs serments, cherchant à les attendrir, à réveiller leur ancien enthousiasme. Tout fut inutile. Plus que jamais le camp du prétendant se vidait, ses troupes s’émiettant sans arrêt. Un soir, raconte le chroniqueur, la nuit étant déjà fort avancée, le malheureux Phocas s’agitait sous sa tente, ne pouvant trouver le sommeil. Le coeur plein d’angoisse, dans sa solitude, il adressait à Dieu de ferventes supplications, récitant à haute voix ces paroles du psaume de David: « Éternel, conteste contre ceux qui contestent contre moi; fais la guerre à ceux qui me font la guerre ».[14] Tout à coup dans ce profond silence du camp endormi, alors que peut-être de nouveaux transfuges profitaient de l’assoupissement général pour fuir, le pauvre chef crut entendre une voix formidable, venant des cieux, qui lui défendait de continuer à réciter les paroles du roi prophète. « En le faisant, lui disait la voix, tu prononces ton propre jugement, car ces paroles sont la condamnation même de toute ta conduite, et ton adversaire a du reste déjà pris pour lui le reste du psaume. » Trois fois la voix mystérieuse répéta la même défense. Alors Phocas, épouvanté, se jeta à bas de sa couche, attendant avec impatience la lumière du jour.

Au lever du soleil, le malheureux sortit de sa tente et monta à cheval pour parcourir le camp encore endormi. Soudain comme il jetait les yeux sur ses chaussures écarlates, il s’aperçoit, ô miracle qu’elles sont redevenues les bottes noires de jadis. Étonné, il s’informe auprès de ses serviteurs de cette substitution. Eux, le prient de mieux regarder, car ce sont bien là ses chaussures impériales. Certainement il est victime de quelque illusion. Il regarde à nouveau et s’aperçoit qu’il s’est trompé et qu’ils disent vrai. Ce nouveau présage achève de troubler son esprit frappé ! En même temps on le prévient que ses hommes, sourds à son appel, continuent à se diriger par groupes vers les lignes ennemies. Alors comprenant que c’en est fait de lui, il renonce à toute lutte et ne songe plus qu’à son salut. Au milieu de la nuit suivante, comme tous dormaient, il réunit trois cents cavaliers biens armés, choisis parmi l’élite de ceux qui lui sont demeurés fidèles, et, franchissant avec eux le fossé qui entoure le camp, il se jette à corps perdu à travers la campagne. Au galop de leurs chevaux, ces hardis compagnons gagnent un fort kastron que Léon Diacre désigne sous ce nom bizarre de « Château des Tyrans appelé Antigoüs ». Skylitzès et, après lui, Cédrénus et Zonaras donnent à cette même forteresse montagnarde le nom de Tyropœon ou Tyropoion.

Ce lieu fortifié, dont le vrai nom était Tyriaïon ou Tyraïon,[15] parfois mentionné dans les sources byzantines, et qui est l’Ilghin d’aujourd’hui, se trouvait au sud-ouest de Césarée, sur la route du Taurus et des portes de Cilicie, entre Dokeia et cette chaîne de montagnes. Certainement l’intention de Phocas était de mettre le Taurus entre lui et les troupes de Bardas Skléros. Ce fut par force qu’il s’arrêta à Tyriaïon. En prévision d’un revers qui le forcerait à se réfugier dans cet inaccessible donjon alors presque imprenable, il l’avait, dès le début de son entreprise, fait amplement approvisionner du nécessaire. Il en avait, à la hâte, fait réparer les murailles. Enfin il y avait envoyé sa femme et ses enfants. En un mot il avait fait de ce lieu sa place de réserve. Il n’eut qu’à se féliciter d’avoir ainsi pris ses précautions.

Bardas Skléros, qui n’avait pas été long à apprendre la fuite du prétendant, s’était jeté incontinent à sa poursuite avec un gros de cavalerie. Ses hommes mirent la main sur quelques-uns des compagnons de Phocas qui n’avaient pu le suivre jusqu’au bout dans sa course folle. Suivant l’ordre formel de l’empereur, on leur creva les yeux et Léon Diacre dit que le lieu où ils subirent leur commun supplice en prit le nom de Typhlovivaria.[16] Phocas lui-même courut le plus grand danger dans cette terrible chevauchée. Comme il galopait, en bon capitaine, à l’arrière-garde de sa petite troupe, un groupe d’impériaux lancés à sa poursuite réussit à le rejoindre juste comme il gravissait avec les siens les dernières pentes du mont qui portait la forteresse de Tyriaïon. Chacun mit aussitôt l’épée à la main, mais un des impériaux, plus audacieux, Constantin Charon, piquant des deux, laissant ses compagnons en arrière se précipita sur Phocas, l’injuriant horriblement, lui ordonnant de s’arrêter pour recevoir la récompense de sa rébellion, l’appelant vil et lâche. Il allait le frapper de son épée: « Épargne-moi, lui crie Bardas, je suis déjà assez malheureux, épargne-moi, je t’en supplie. Songe, songe combien la fortune est changeante. Vois mon père était curopalate, mon aïeul césar, mon oncle basileus, j’étais moi-même au premier rang. Vois où j’en suis maintenant. » Il continua à l’implorer ainsi, sourd à ses injures, affectant d’ignorer qui il était, puis brusquement arrêta son cheval, comme s’il voulait se rendre à merci. On était devant la porte de la forteresse. Charon, se souciant peu des supplications de Phocas et riant de ses beaux discours, éperonnant sa monture, se rapproche de lui au galop, criant que ce sont là paroles pour des enfants. Déjà il cherche à le transpercer. Alors Phocas, empoignant sa masse d’armes qu’il portait suspendue à la housse de sa selle, fait subitement volte-face et d’un seul coup formidable fracasse le casque et le crâne de son ennemi qui tombe mort sans pousser un cri. Puis, poussant furieusement son cheval, il se précipite dans la forteresse, qui referme aussitôt ses portes sur lui et les siens, tandis que les compagnons du mort s’arrêtent épouvantés. Telle fut la fin de cette poursuite épique. Ainsi Phocas se trouva après ce grand danger sain et sauf avec la majeure partie de ses trois cents cavaliers derrière les hauts murs de cette forteresse perdue. Bardas Skléros mit immédiatement le siège devant le château, dernier asile de l’infortuné prétendant, le conjurant de se rendre à merci, lui promettant de lui donner la vie sauve, de le traiter en parent et en ami. Bientôt, réduit aux dernières extrémités, sans espoir d’être secouru, après de cruelles hésitations, Phocas, faisant taire son orgueil, dépouillant ses rêves de gloire, se décida à subir cette humiliation dernière. Il demanda seulement la vie pour lui et les siens. Sitôt qu’il eut obtenu de Skléros la promesse formelle de n’être point inquiété, il descendit du haut kastron dans la plaine au camp du vainqueur avec la « magistrissa » sa femme et ses enfants. Telle fut l’issue lamentable de cette entreprise follement commencée. Bardas Skléros, fort embarrassé de son prisonnier en référa au basileus qui, toujours miséricordieux, ordonna seulement qu’on le fît tonsurer et qu’on l’expédiât, sous l’habit religieux, dans l’île de Chio avec sa famille. C’était un châtiment bien doux pour un tel attentat:

Telle fut la fin très prompte et très heureuse pour l’empire de la rébellion de Bardas Phocas, neveu de l’autocrator égorgé. Il n’y avait pas de temps à perdre sur la frontière du nord. Bardas Skléros eut ordre de ramener immédiatement en Europe son armée si facilement victorieuse. Quant aux troupes improvisées du prétendant, sitôt la révolte écrasée, elles se débandèrent et se fondirent plus vite encore qu’elles ne s’étaient assemblées.

Ainsi les trois Phocas. le père et les deux fils, victimes tragiques de ces événements terribles, précipités de si haut en si peu de temps durant que les ossements lamentables du chef de la famille achevaient de pourrir dans le grand sarcophage de l’hérôon de Constantin, se trouvèrent réunis tous trois, misérables captifs, sous la garde de grossiers soldats, dans deux îles voisines de la côte d’Asie, durant que leur cousin et ancien compagnon de guerre s’asseyait en maître au Palais Sacré sur le trône éblouissant des successeurs de Constantin.[17]

La belle saison de l’an 971 s’était passée à étouffer la révolte de Phocas. Le basileus s’était également, nous le verrons plus loin, préoccupé d’enlever aux Sarrasins les moyens de lui faire la guerre et avait conclu, à cet effet, au mois de juillet de cette même année, avec la naissante république de Venise, un accord demeuré fameux. De même il avait, nous le verrons aussi, pris les mesures nécessaires pour pouvoir repousser une agression des troupes du Fatimide d’Égypte contre Antioche. Son activité s’était aussi tournée sers les affaires d’Italie, et il venait de donner, à cette époque même, la dernière main aux arrangements pour le mariage de la jeune porphyrogénète Théophano avec l’héritier de l’empire d’Allemagne. Enfin, durant tout ce temps, l’infatigable souverain n’avait pas cessé un instant de veiller aux préparatifs de l’expédition qu’il préparait pour en finir avec Sviatoslav et ses bandes.[18]

Fort heureusement les Russes, encore étourdis par l’accueil qu’ils avaient reçu à Arkadiopolis, surtout au retenus par le pillage des villes prises sur les deux versants du Balkan, n’avaient pas fait durant tout ce temps de tentative nouvelle du côté de la capitale, malgré la confiance que devait leur avoir inspirée le départ de Bardas Skléros et de ses troupes pour l’Asie. Maintenant l’année 971 était trop avancée pour que les parties belligérantes pussent reprendre de suite les armes.

Force fut à Jean Tzimiscès de remettre cette fois encore aux premiers beaux jours de l’année suivante la campagne finale contre ces odieux envahisseurs de l’empire. Et certes il était plus urgent que jamais d’en finir avec l’insolence intolérable de Sviatoslav et de ses guerriers. Si elles n’avaient point menacé très directement Constantinople, les bandes varègues n’en étaient pas demeurées plus tranquilles pour cela. Rassurées par l’absence de Bardas Skléros et de la plus grande partie des forces impériales, elles n’avaient plus trouvé devant elles, à la tête des troupes grecques demeurées pour les contenir, qu’un chef devenu peu redoutable. C’était le magistros Jean Courcouas ou Gourgen, de la grande famille arménienne de ce nom, autrefois capitaine renommé, un des meilleurs de l’empire, devenu sur le tard fort incapable, alourdi par l’âge, le besoin du repos, devenu même, paraît-il, tant soit peu ivrogne. Mal surveillés par cet adversaire, les barbares du nord, durant toute cette année repassant à tout instant le Balkan, n’avaient pas cessé un jour de ravager horriblement les fertiles campagnes de Thrace et de Macédoine. Leurs incessantes razzias avaient porté dans toutes les directions la ruine, la captivité ou la mort. Les populations rurales, terrorisées, réfugiées derrière les murs des villes ou les remparts des kastra, n’osaient plus se montrer, Les terres demeuraient saris culture. Les Russes, vivant grassement en pays conquis, étaient plongés dans une sécurité absolue.

Donc l’hiver se passa encore pour le basileus en préparatifs nouveaux. Toute la flotte pyrophore, celle que nous avons vue sous le règne de Romain II rend de si grands services dans  l’expédition de Crète, fut rapidement mise sur pied de guerre, pour être dirigée par la mer Noire vers le théâtre des hostilités. D’innombrables bâtiments de transport concentrèrent dans Chrysokéras les approvisionnements nécessaires à une grande armée, approvisionnements de blé, de fourrages, d’armes, d’appareils de guerre. Tout fut disposé pour entrer en campagne dès les premiers jours du renouveau.

Le basileus ne fut cependant pas si fort absorbé par ces préparatifs et par la répression de la rébellion de Bardas qu’il ne s’occupât d’une autre affaire qui était pour lui de première importance, je veux dire son mariage. On sait qu’il était depuis quelque temps déjà veuf de Marie, une soeur de Bardas Skléros, morte, semble-t-il, sans lui avoir laissé d’enfant, du moins d’enfant ayant survécu. Les convenances, la crainte du scandale inouï, surtout la résistance opiniâtre du vieux patriarche, l’avaient forcé de renoncer à épouser sa maîtresse la basilissa Théophano. Il ne pouvait cependant différer de contracter un mariage nouveau pour consolider sa situation au Palais vis-à-vis des héritiers légitimes du pouvoir. La raison d’État le poussa à conclure une union bien différente de celle qu’il avait rêvée, dans laquelle l’amour ne fut certainement pour rien. Sur les avis toujours sages toujours écoutés, du parakimomène Basile[19], il jeta son dévolu sur une princesse de la famille impériale régnante. C’était bien la meilleure voie pour légitimer son usurpation que de s’allier ainsi à la vieille dynastie héréditaire de ses deux jeunes collègues et pupilles. De même que jadis Romain Lécapène avait voulu de venir le beau-frère de son pupille Constantin, de même que Nicéphore Phocas avait fortement consolidé sa situation en s’unissant à l’impératrice veuve Théophano, de même Jean, meurtrier et successeur de ce dernier, augmenta certainement la sienne en épousant une porphyrogénète, fille de Constantin VII, soeur de Romain II, tante par conséquent des deux petits basileus. Cette princesse avait nom Théodora. C’était une des cinq soeurs de Romain que nous avons vues jadis, environ douze années auparavant, chassées du Palais Sacré et enfermées dans les monastères sur la demande de leur jeune belle-soeur Théophano. Théodora avait dû vieillir quelque peu depuis lors dans sa lugubre cellule monacale, puis dans la terne existence du gynécée impérial. Nous ne savons rien, rien absolument, de cette princesse devenue ainsi basilissa d’Orient, le plus beau titre féminin dans ce siècle. Son nom effacé ne figure que cette seule fois dans les chroniques, et Léon Diacre fait, à cette occasion, cette remarque caractéristique, qu’elle n’était ni belle ni élégante, expressions qui donnent singulièrement à réfléchir dans la bouche d’un de ces écrivains officiels si portés à proclamer la beauté admirable de toute princesse de sang impérial. L’honnête chroniqueur ajoute immédiatement après que nulle femme dans l’empire ne fut plus accomplie, plus chaste et modeste que la nouvelle basilissa. La vérité semble donc bien être que la seconde épouse que Jean venait de se donner était aussi laide que riche en vertus. Mais elle était fille d’empereur et il était d’une importance capitale pour l’heureux aventurier arménien couronné de s’unir ainsi par les liens du mariage à cette illustre race impériale macédonienne. Quelle admirable légitimation de son usurpation aux yeux de la foule urbaine et des peuples des provinces que cette alliance avec la propre tante des jeunes empereurs Ainsi Jean devenait vraiment le tuteur naturel de Basile et de Constantin. Skylitzès fait même cette observation que le peuple fut enchanté de cette union, parce qu’il crut y voir la preuve que Jean Tzimiscès ne songeait nullement à exclure du pouvoir la dynastie régnante. Léon Diacre aussi parle de l’allégresse populaire extrême qui signala les fêtes du mariage. Quant aux sentiments intimes du nouvel empereur à l’endroit de son impériale fiancée, peu importait à ce voluptueux la laideur de la pauvre princesse. Certes il n’était pas embarrassé pour peupler sa couche des plus belles créatures de toutes les races de son immense empire.

Ce fut en une journée du mois de novembre de cette même année 971, seconde du règne de Jean Tzimiscès, qu’eut lieu le mariage du couple impérial, suivi du couronnement de la nouvelle basilissa. Le mariage dut être vraisemblablement béni dans la petite église de Saint-Étienne de Daphné, suivant ce que nous apprend le Livre des Cérémonies de Constantin Porphyrogénète peut être bien encore à celle de la Panagia du Phare. La pompe dut en être comme toujours merveilleuse. Le basileus et le patriarche y reçurent la nouvelle épousée escortée d’une nuée de cubiculaires et de patriciennes à ceinture. On l’enveloppa des plis du très saint Maphorion, le Voile de la Vierge Toute Sainte. On lui mit sur la tête la mystique « sticharis ». Puis le patriarche récita les prières d’usage. Alors les despotes ôtèrent le Maphorion à la basilissa et le remplacèrent par la chlamyde qu’ils lui agrafèrent sur l’épaule, et le patriarche, saisissant de ses mains tremblantes la couronne à pendeloques, la tendit à l’empereur triomphant qui lui-même la posa sur la tête de la souveraine agenouillée. Celle-ci alluma les cierges à la Sainte Croix.

Après d’interminables autres fonctions, les nouveaux époux sortirent par l’Octogonion et l’Augoustaion et se rendirent dans l’Onopodion où ils furent reçus par la foule des « magistroi » et des patrices. Là, devant l’autocrator et l’autocratorissa de bout, on célébra la fonction solennelle de l’akolouthia. Ils se rendirent ensuite au Sekreton où, toujours suivis des « magistroi » et des patrices, ils furent reçus par les sénateurs et assistèrent à une nouvelle akolouthia. Les miliciens des Factions occupaient le Triclinion des candidats de chaque côté des marches de la Magnaure. Au moment où le souverains franchirent les portes du Consistorion, leurs orgues d’argent, placées à la gauche des marches, commencèrent à se faire entendre tandis que les chanteurs des Verts comme des Bleus poussaient trois acclamations et entonnaient bruyamment les souhaits accoutumés: « O notre Sauveur, conserve les despotes, nos maîtres. Esprit très saint, préserve la basilissa. Seigneur, prolonge la vie de nos souverains par la nôtre. Basileus nouvellement marié, que Dieu te protège. Prince estimé, prince excellent, que la Trinité te protège et que le Dieu céleste te donne du bonheur, bénissant ton mariage. Que celui qui à Cana autrefois assista aux noces, que le Christ Philanthrope qui bénit l’eau et multiplia le vin, que celui-là te protège avec ta compagne et que Dieu t’accorde des enfants porphyrogénètes. C’est ici le jour de la joie pour les Romains, jour dans lequel Jean Tzimiscès fut marié à la félicissime Augusta Théodora. »

Les cérémonies admirables se poursuivirent bien longtemps encore. Le cortège impérial parcourut cent lieux divers. Les augustes époux allèrent dans la Conque du lit nuptial déposer les diadèmes et les couronnes, que les cubiculaires suspendirent dans le Pentapyrgion. Enfin, au son d’acclamations sans cesse nouvelles en l’honneur de l’épousée, ils parurent dans le somptueux Triclinion des XIX Accubiteurs où eut lieu le festin nuptial solennel, l’Estiasis qui clôturait les fêtes.

Il y eut encore auparavant le baisement des pieds où défilèrent devant l’impératrice les fonctionnaires des deux sexes. Cette cérémonie était conduite par les eunuques silentiaires, par les topotérètes, les comtes des largesses et le préposite. Chaque fois que l’ostiaire porte-verge inclinait sa verge, toute l’assistance s’agenouillait par trois fois.[20]

Après le festin, l’empereur convia ceux qu’il voulut particulièrement honorer parmi les sénateurs et les patrices à l’accompagner dans la chambre nuptiale. A ce moment il portait le sagion d’or, et ceux qui le suivaient avaient revêtu des vêtements spéciaux. Les patriciennes admises ne portaient pas la coiffure dite « propoloma ».

Trois jours après, l’impératrice se rendit au temple de Blachernes pour prendre le bain sacré. Les Factions lui firent escorte avec leurs orgues. On portait devant et derrière elle les trois grenades mystiques ornées de pierres précieuses et de pourpre. La parakathistria ou première fille d’honneur en portait une de ses propres mains. On portait encore les peignoirs et les linges de lin fin, le coffre à parfums, les vases et les bassins. Ce devait être une étrange et saisissante cérémonie que ce bain officiel de la nouvelle basilissa.

Ainsi se passa l’hiver de 971 à 972. Le gouvernement paternel de Jean Tzimiscès, qui témoignait pour tous de la plus grande douceur, de la plus miséricordieuse indulgence, était en ce moment infiniment populaire. Fastueux, magnifique, bienveillant, équitable, libéral, ce prince séduisant passa ces mois de repos forcé à donner des fêtes à ses sujets. Ce ne furent que spectacles populaires, représentations scéniques adorées de la foule. Ces fêtes succédant à ce mariage qui faisait de Jean Tzimiscès une sorte de basileus légitime et qui, pour cela, furent si joyeusement célébrées, durèrent probablement jusqu’au Grand Carême, se terminant peut-être seulement à la semaine de la Sexagésime, peut-être au dernier jour gras, qui fut cette année le 19 février.

Dès le premier printemps de l’an 972,[21] l’empereur quitta la capitale à la tête des troupes, qu’il n’avait pas cessé un seul jour de faire exercer. Léon Diacre, dans un récit quelque peu diffus, semble vouloir redire la dernière journée que passa Jean au Palais Sacré avant son départ pour le théâtre de la guerre. C’était le 28 du mois de mars, cinquième jour de la semaine des Rameaux. Sortant d’abord processionnellement des bâtiments palatins, tenant dans la main droite l’étendard des autocrators, qui n’était autre qu’une riche croix processionnelle à longue hampe au centre de laquelle une capsule était fixée contenant le fragment le plus considérable de la Vraie Croix, « Très Sainte, Vivifiante », le basileus, suivi de la cour tout entière, de tous les dignitaires, alla faire ses prières solennelles et invoquer le Dieu des victoires dans l’Église du Christ Sauveur dite de la Chalcé, petit oratoire qu’il honorait d’une dévotion particulière.

Cet oratoire minuscule du Sauveur Chalcitès tenait son nom de sa situation dans cette partie du Palais Sacré qu’on appelait Chalcé à cause du somptueux vestibule ainsi désigné qui en fermait l’entrée[22] et au-dessus de la porte duquel se voyait la fameuse image de Jésus Sauveur Chalcitès. Nous verrons que Jean fut enseveli dans cette chapelle. On y parvenait directement de ce vestibule. Elle avait été édifiée par Romain Lécapène pour être l’oratoire privé de la demeure impériale. Jean, dès son avènement, avait commencé d’y faire élever son magnifique tombeau lainé d’or, enrichi d’émaux et nielles. Il est impossible de se représenter en imagination ce que devait être à cette époque la merveilleuse richesse de cet édifice exquis, objet de la piété particulière du souverain. o n’avait été primitivement qu’un oratoire singulièrement petit, d’entrée tortueuse, d’accès difficile, de dimensions si réduites qu’à peine quinze personnes pouvaient s’y tenir en une fois. Jean l’avait aussitôt fait reconstruire sur des proportions plus grandes, sur un plan bien plus riche. « Le souffle de Dieu, dit le chroniqueur, l’inspira dans cette oeuvre. Le résultat qu’il obtint fut admirable. »[23]

Après ces premières dévotions dans l’oratoire palatin, l’empereur, toujours processionnellement escorté, se rendit à la Grande Église. Là, ses prières à la Divinité revêtirent une forme toute spéciale. Il demanda avec ferveur à Dieu de lui donner pour le guider un ange de sa droite qui marcherait en tête de l’armée et de son glaive flamboyant, lui montrerait la route. Puis le brillant et immense cortège prit encore la route du Temple des Blachernes, ce saint lieu illustre entre tous ceux de la capitale où était déposée cette Image célèbre de la Vierge palladium de la Ville gardée de Dieu. Tout le long du chemin, le basileus et sa suite chantèrent dévotement les psaumes et les litanies de circonstance. Ce fut là le troisième arrêt pour invoquer le Dieu des batailles. Combien ces grandes pompes religieuses devaient présenter un aspect extraordinaire, ces visites aux principaux sanctuaires, dans ces circonstances solennelles, lorsque l’existence de l’empire était en péril, lorsqu’un ennemi cruel avait envahi les plus belles provinces, lorsque le prince en personne, espoir suprême, allait partir à la tête l’armée !

C’était là des heures de patriotique angoisse durant lesquelles les coeurs de toute cette immense multitude battaient à l’unisson de celui de son basileus bien-aimé, et quand lui, pieds nus, la croix guerrière en mains, passait lentement par les rues caillouteuses et grimpantes de la grande cité, chantant d’une voix claire les grandes litanies, tandis que derrière lui, parmi les carrefours poudreux et encombrés, se déroulait d’église en église et d’oratoire en oratoire, comme un serpent aux anneaux sans fin, l’immense théorie des prêtres et des dignitaires, chantant à la suite du basileus, le peuple infini qui bordait les rues, qui peuplait les fenêtres, les crêtes des murailles et les toits des maisons, reprenait en choeur avec ses cent mille voix ces prières instantes à Dieu et à la grande Théotokos, et c’était bien du plus profond de son âme naïve que cette multitude prodigieuse appelait l’aide du Ciel sur la tête de son prince, de celui qui pour elle représentait vraiment Dieu sur la terre, qui s’en allait risquer sa vie et donner son sang pour le salut des Byzantins, ses pieux fils à lui et à la Vierge Toute Sainte.

Cette fois, le basileus Jean, en quittant l’oratoire de Sainte Marie des Blachernes, monta jusqu’au palais du même nom.[24] De ses hauts balcons en encorbellement il passa en revue la flotte brillante des navires pyrophores massée juste en face dans la Corne d’Or. Ce palais, depuis si fameux, ce palais qu’à l’époque des Croisades les basileis devaient habiter longtemps après avoir abandonné pour lui les bâtiments croulants du vieux Grand Palais Sacré et ceux mêmes plus récents du Boucoléon, n’était point encore occupé par la cour à ce moment. Nous ignorons à quel usage il servait sous les princes de la seconde moitié du dixième siècle, peut-être bien au séjour des chefs de la flotte. Le renseignement donné ici par Léon Diacre n’en présente pas moins un vif intérêt. Il nous apprend on effet que c’était dans le fond de la Corne d’Or (car Blachernes était construit sur la muraille même de Constantinople, à son extrémité orientale, tout au fond, à l’extrémité du golfe, la porte de ce Palais faisant en même temps office de porte de la Ville), il nous apprend, dis-je, que c’était dans ce lieu reculé que se trouvait le mouillage principal de ces fameux vaisseaux byzantins, porteurs du feu grégeois, dont je me suis efforcé de donner tant bien que mal la description dans le volume que j’ai consacré au règne de Nicéphore Phocas. Le chroniqueur ajoute que ces navires, effroi des Sarrasins et des barbares, étaient disposés sur plusieurs lignes dans ce port si sûr et qu’ils occupaient l’espace immense qui s’étendait du palais des Blachernes au grand pont de la Corne d’Or au delà duquel cette baie se confondait avec le Bosphore même. Jean, du haut du fier édifice, dut éprouver une joie profonde à passer en revue cette escadre superbe, pavoisée des plus éclatants et des plus vastes pavillons de soie, merveilleusement équipée, qui rappelait aux âmes byzantines les plus beaux souvenirs des victoires de Crète et promettait de si rudes lendemains aux barques grossières faites de troncs d’arbres des fils de la steppe.

Certainement alors le patriarche dut bénir cette escadre. Voici comment, en son langage imagé, un auteur moderne[25] a su décrire cette imposante cérémonie qui se renouvelait à chaque départ de la flotte: « Tout à coup des chants pieux retentissent, une longue procession se déroule: le patriarche vient solennellement donner sa bénédiction à l’armée. Un détachement de candidats, soldats de la garde en tuniques blanches, armés de lances dorées, ouvre la marche. Les diacres avec les images des saints, les moines avec des cierges allumés précèdent une grande croix d’argent portée par un évêque. Autour de la croix, des prêtres tiennent de longues perches peintes en rouges, surmontées de Séraphins dorés; des enfants des premières familles, vêtus de robes en soie rose, agitent des encensoirs. Soutenu par deux évêques, le patriarche en omophorion d’argent, semé de croix d’or, s’avance avec une lenteur majestueuse; un autre évêque porte, dans un vase de vermeil, la mitre du pontife; viennent ensuite les dignitaires en costume d’apparat, puis la foule des fidèles.

Les bandophores, au bruit des cymbales, élèvent devant le pontife les étendards de soie au monogramme du Christ, surmontés du dragon rouge. Après les prières d’usage, le patri arche étend la main et bénit les combattants. On fait sortir des rangs plusieurs soldats encore païens qui s’agenouillent devant lui et reçoivent le baptême. »

Le même Léon Diacre nous dit encore qu’après avoir inspecté la flotte, le basileus assista à la représentation d’un combat naval simulé. Celui-ci dut avoir pour spectateurs le peuple entier de Constantinople massé sur les collines des deux rives de la Corne d’Or. Les navires pyrophores, tant anciens que nouvellement construits, étaient plus de trois cents. A ce nombre il faut ajouter beaucoup d’autres bâtiments, des galères, des « moneria », autrement dits navires à un seul rang de rames.

On conçoit quel vaste déploiement de forces une telle escadre représentait. Le simulacre de combat terminé, Jean fit distribuer de l’argent aux matelots, aux rameurs, aux pamphyles ou soldats de marine. Puis, sur l’heure, il donna l’ordre au grand drongaire Léon, l’ancien protovestiaire, qui, après avoir assemblé et organisé cette flotte magnifique, la commandait en chef, de mettre à la voile pour gagner les bouches du Danube. Léon devait remonter ensuite le grand fleuve et en garder tous les passages de manière à couper aux Russes la route du retour aussi bien par terre que par les rives de la mer Noire.

Ce dut être un éclatant spectacle encore que ce départ de la Corne d’Or, que le tumultueux passage de cette flotte imposante tout  le long du Bosphore jusqu’à son entrée dans le Pont Euxin. Les mêmes cérémonies brillantes que j’ai décrites pour le départ de la flotte de Crète,[26] durent se répéter ici. Seulement la masse flottante s’ébranlait dans une direction contraire. Au lieu de cingler à droite vers Marmara, elle tourna brusquement à gauche pour enfiler le Bosphore ombreux bordé de palais, de maisons de plaisance, de populeux villages. Il s’agissait, du reste, cette fois d’une flotte bien moins nombreuse, composée surtout de navires de guerre portant le feu grégeois. Je crois qu’il devait s’y trouver moins de bâtiments de transport, l’armée devant prendre la route de terre. Léon Diacre en achevant son récit, nous apprend avec gravité que ce Danube, cet Ister, qu’allait remonter les galères impériales, était un des fleuves qui descendaient du jardin du Paradis, « celui qui avait nom Physon ». « Sortant de l’Éden du côté de l’Orient, il rentrait bientôt sous terre, et, après y avoir coulé quelque temps, remontait bouillonnant à la surface vers les monts celtiques, d’où il roulait ses flots à travers l’Europe pour se jeter par cinq embouchures dans le Pont-Euxin. » Tel était vers la fin du troisième quart du dixième siècle l’état des connaissances géographiques d’un prêtre byzantin, un des plus érudits, des plus lettrés de son temps.

Le moment est enfin venu pour moi de refaire après plusieurs le récit de la superbe campagne du basileus Jean Tzimiscès contre les Russes, une des plus brillantes de la belliqueuse histoire de Byzance, une campagne qui, suivant les expressions de l’honnête et consciencieux Lebeau, « fut digne des plus célèbres capitaines de l’antiquité et donne la plus haute idée de la science militaire et de la bravoure personnelle de cet empereur ». Je suivrai principalement Léon Diacre qui fut le contemporain, souvent le témoin oculaire de tous ces dramatiques événements dont il suivait jour par jour les péripéties, de sa studieuse demeure de la capitale, et dont il nous a laissé le récit très détaillé. Skylitzès et son copiste Cédrénus, puis encore Zonaras, ont également parlé longuement de cette guerre russo-byzantine de Bulgarie.[27]

Je n’ai pas à refaire ici la description des combattants. Dans le livre que j’ai consacré à l’histoire de Nicéphore Phocas, à propos des premières luttes des Russes en Bulgarie, et encore auparavant, à propos des mercenaires réunis pour l’expédition de Crète, j’ai fait le portrait des guerriers russes, de ces fantassins de Scythie, alors les premiers soldats du monde, qui combattaient le javelot et la hache à la main. J’ai, à d’autres pages du même ouvrage, fait la description des éléments si divers dont se composait une armée byzantine. Ce que je pourrais dire ici ne serait qu’une répétition.

Tandis que la flotte sous le commandement du grand drongaire Léon cinglait à toutes voiles vers le Danube pour couper la retraite aux Russes, le basileus et le quartier général, quittant la capitale avant la fin de mars probablement, en tout cas quelques jours avant Pâques qui tombait cette année le 7 avril, allèrent avec les derniers renforts rejoindre les contingents qui, sous le magistros Jean Courcouas, avaient passé l’hiver dans les villes et les campagnes du thème de Macédoine[28] au sud du Balkan. Jean Courcouas, brave soldat, mais chef paresseux et ivrogne, s’était endormi dans l’inaction; aussi les Russes, enhardis par sa veulerie, par le petit nombre de ses troupes, surtout par le départ des forces de Bardas Skléros pour l’Asie, avaient-ils, on l’a vu, continué à faire des incursions désastreuses dans cette province et jusque dans le thème de Thrace, tout voisin de la capitale, brûlant, saccageant sur leur passage villages, hameaux et cultures. Ils étaient venus tout récemment encore piller à nouveau la grande plaine jusqu’au pied des remparts d’Andrinople. Léon Diacre est seul à donner ce dernier détail qui nous fait toucher du doigt l’extrême gravité d’une telle situation.

Nous ne possédons aucune indication précise sur le chiffre de l’armée impériale. Toutes ces troupes se concentrèrent à Andrinople, où le basileus établit pour un ou deux jours son quartier général.

En passant à Rhaedestos,[29] Jean Tzimiscès donna encore audience à deux soi-disant envoyés de Sviatoslav, en réalité deux espions. Comme ces louches personnages ne tarissaient pas en récriminations sur les prétendues injures faites aux Russes, Jean qui se doutait du vrai motif de leur venue, ordonna qu’on leur fit parcourir tout le camp, que toutes les portes leur fussent ouvertes, qu’on leur fît visiter tous les détails de cette formidable expédition, pour qu’au retour ils pussent dire à leur prince à quel armement immense il allait avoir affaire. Puis il les laissa repartir sans permettre qu’on leur fît du mal.[30]

La marche de Tzimiscès fut, semble-t-il, aussi promptement que secrètement menée. A peine arrivé, en deux ou trois jours, à Andrinople, le basileus apprit par ses éclaireurs que les passes du Balkan, les « clisures » fameuses, uniques sentiers des défilés par lesquels on pouvait franchir la montagne, se trouvaient libres, dégarnies de défenseurs, fait étrange qui ne peut s’expliquer que par la totale imprévoyance des guerriers russes, ou parce que, mal renseignés, ils ne se doutaient en rien de l’arrivée si prompte de l’empereur.[31] Peut-être bien encore, les doucereux et faux messages de Tzimiscès avaient-ils endormi la vigilance du prince russe au point de lui persuader qu’une paix définitive, suite de quelque première suspension d’armes, allait être conclue.

C’était pour les Byzantins la circonstance la plus heureuse. Ces défilés du Balkan étaient si dangereux, si longs et étroits, si escarpés et densément boisés, si faciles en un mot à défendre, que la plus faible troupe pouvait y arrêter une armée. Que de fois déjà des expéditions byzantines avaient péri dans ces gorges feuillues à la renommée funèbre! Que de basileus à la tête de leurs troupes y avaient été surpris, mis en déroute, parfois massacrés!

Hélas! Les renseignements des chroniqueurs sont d’une telle pauvreté qu’il nous est impossible d’affirmer par lequel des sept principaux passages du Balkan au moyen âge la grande armée impériale franchit la montagne. Nous savons seulement que le basileus partit d’Andrinople et que, de l’autre côté des monts, ses têtes de colonnes, ainsi que nous l’allons voir, débouchèrent non loin de la Grande Péréiaslavets qui est l’Eski Stamboul d’aujourd’hui, un peu au sud de Choumia. Il semble donc bien probable que la route suivie par les guerriers byzantins fut celle si fréquentée, une des plus importantes de la chaîne du Balkan, qui va d’Andrinople à Choumia, à Roustchouk, à Silistrie, par la ville bulgare de Karnabad[32] et le gros village de Tschali Kavak.[33] Tout près de la seconde de ces localités, «on franchit la crête du Balkan par une très basse échancrure élevée de quatre cent quarante mètres seulement au-dessus de la mer, qui est le col de Dobrol, échancrure à laquelle vient aboutir, de chaque côté, un vallon.[34] Ce col fut, durant tout le moyen âge, le passage du Balkan le plus suivi par les armées. On l’appelait alors « Sidera ». Nicéphore Logothète y passa en 814, allant combattre le terrible Kroum. De Dobrol à Tschali Kavak et au delà, les troupes durent franchir les pittoresques et profondes vallées des deux rivières Kamtchik, aux sources si nombreuses et si abondantes.

Racontons, en peu de mots, ce passage épique. L’occasion se présentait fort belle. Avec son rapide coup d’oeil, Jean résolut de profiter, sans perdre une heure, de la faute commise par les Russes. Un conseil de guerre fut assemblé, devant lequel Léon Diacre fait tenir au basileus le discours que voici: « Les défilés redoutables qui mènent en Bulgarie sont libres. Les Russes ne les ont point occupés. La raison en est aux solennités des fêtes de Pâques. Nos adversaires ne pouvaient imaginer que nous renoncerions à les célébrer pour les attaquer plus promptement. Persuadés que nous n’agirions qu’après cette date, ils se sont laissé devancer par nous. Sachons profiter aussitôt de cette faute capitale avant qu’ils aient eu le temps de la réparer. J’ai pleine confiance qu’une fois ce pas périlleux franchi toutes les grosses difficultés de la campagne seront d’un coup terminées. Car nous nous jetterons aussitôt sur Péréiaslavets, la ville royale de Bulgarie, et les Russes, surpris, ne sauront nous résister. Après cela, nous en aurons vite fini avec ces fous furieux. »

Les passages du Balkan étaient en si mauvaise renommée à Byzance, la traversée de ces longs défilés grimpants, couverts de bois impénétrables, hérissés de rochers, avait été cause pour les armées impériales de désastres si fréquents, on avait conservé le souvenir de tant de catastrophes tragiques, de tant de surprises affreuses, de tant de chefs massacrés, de tant de milliers de soldats dont les ossements abandonnés blanchissaient sur ces routes maudites, à commencer par le sort terrible de l’armée de Constantin Copronyme, en 757, et celui de l’empereur Nicéphore Ier et de son fils Staurace, en 811, il y avait cent soixante ans, que les lieutenants du basileus frissonnèrent à l’ouïe de ces paroles enflammées qui leur semblaient le comble de la folie. Aucun pourtant ne fut assez hardi pour dire au basileus à quel point sa résolution leur semblait téméraire. Il leur paraissait impossible que les Russes ne ménageassent point à l’armée grecque quelque surprise abominable et cependant ils se contentèrent d’écouter en silence l’autocrator. Lui ne se méprit point sur le sens de cette manifestation. Reprenant la parole, dans une foudroyante harangue, avec cette éloquence emportée, cette verve qui lui, avaient valu déjà tant de succès oratoires, il stigmatisa leur timidité: « A la guerre, s’écria-t-il, le tout est d’oser. Si nous tardons, ne serait-ce qu’un jour, les Russes, avertis, occuperont les défilés. Alors, vraiment, nous risquerons le pire désastre. Souvenez-vous que vous êtes les descendants de ces Romains par qui l’Univers fut conquis !»

Par ces discours audacieux, Jean, exaltant les courages, triompha des dernières résistances. L’armée s’ébranla tout entière. En tête marchait la troupe des Immortels, cette création de Jean Tzimiscès, cette cavalerie fameuse qui allait se couvrir de gloire dans cette guerre. Ce splendide corps d’élite, cette sorte de phalange impériale avait été recrutée avec soin parmi les jeunes nobles, parmi les plus éprouvés et les plus intrépides soldats des armées d’Anatolie. Nous ne savons malheureusement rien de leur armement ni de leur équipement, sauf qu’il était de toute beauté, d’une richesse incomparable, et que tous ces guerriers portaient la cuirasse, c’est-à-dire la cette de mailles, comme, du reste, toute la grosse cavalerie des armées impériales, même celle de la plupart des nations ennemies à cette époque. Probablement, la leur était dorée. Nous ignorons également quel était l’effectif de ce corps, mais il devait être nombreux, à en juger par les services qu’il rendit dans cette campagne. Par le peu de mots que Léon Diacre consacre aux Immortels, ce devait être un spectacle extraordinaire que le passage de cette troupe éclatante, étincelante d’or et d’argent.

Derrière cette avant-garde, s’avançait le basileus, certainement entouré du plus brillant état-major. Il avait revêtu, nous dit le chroniqueur, une merveilleuse armure qui l’habillait admirablement de pied en cap. Le cheval qui le portait était d’une fougue, d’une impétuosité extraordinaires. Jean Tzimiscès tenait à la main une très longue lance. On aimerait à posséder quelques détails plus précis sur cet impérial accoutrement. Jamais, à aucune époque de l’histoire byzantine, les chefs militaires ne paraissent s’être, préoccupés, à un plus haut point, de se distinguer par la splendeur de leur costume de guerre. Chaque fois qu’un d’entre eux entre en scène, chaque fois que Léon Diacre, Skylitzès et, après celui-ci, Cédrénus décrivent un de ces combats singuliers dans lesquels les chefs des armées ennemies aimaient à se mesurer sous le regard de leurs soldats, chaque fois ces chroniqueurs ne manquent pas d’insister sur les costumes éblouissants portés par les généraux impériaux, sur la richesse de leurs armes, l’opulent harnachement et la beauté de leurs chevaux. C’était pour tous ces chefs un moyen puissant d’action sur les âmes simples de ces multitudes guerrières, aussi bien de ceux qui combattaient sous leurs ordres que de ceux qu’ils allaient combattre. Il fallait que le général, pour être sûrement obéi, pour entraîner facilement, dans les plus redoutables périls ces natures naïves, leur apparût dans un rayonnement quasi divin, comme un être au-dessus de l’humanité, resplendissant des feux des métaux, reluisant des plus belles couleurs, comme une sorte de combattant surnaturel. Malheureusement, aucun chroniqueur n’a daigné faire pour nous la description minutieuse de ces habillements somptueux. Certainement, l’or et l’argent ciselés, incrustés, damasquinés; peut-être même émaillés dans le cas d’un basileus, devaient briller de tous leurs rayons sur les casques et les diverses parties de l’armure et du harnachement. Les justaucorps étaient de couleurs éclatantes, d’étoffes rares, probablement de soie, doublées de cuir, avec des broderies et des applications de fils d’or, d’argent, de perles surtout, entre mêlées de pierres précieuses et de cabochons. Les bras, les jambes étaient protégés, du moins antérieurement, par des plaques de métal poli et incrusté. Le cheval de guerre devait être également couvert d’or, peut-être de soie, avec des pierres précieuses ou parfois des carnées en guise de phalères.[35] Les armes, l’épée la lance, la masse d’armes étaient de toute richesse. De loin, Jean Tzimiscès resplendissait au soleil du Balkan comme un saint Georges légendaire.

Derrière ce chef brillant suivaient quinze mille fantassins et treize mille cavaliers.[36] Si ces nombres sont exacts, on sera frappé du chiffre énorme de la cavalerie comparé à celui de l’infanterie. Les Byzantins avaient certainement reconnu qu’ils avaient tout avantage à attaquer à cheval les Russes, mal exercés à cette tactique. En y comprenant les Immortels, Jean devait avoir une trentaine de mille hommes à sa suite.

Le reste des forces, dont Léon Diacre a également négligé de nous dire le chiffre (mais on comprend par le fait seul de l’existence de cette seconde armée quels effectifs considérables Jean Tzimiscès entraînait au delà des monts), devait suivre plus lentement cette rapide avant-garde commandée par le basileus. Avec ce corps de seconde ligne voyageaient les immenses impedimenta d’une aussi grande agglomération de troupes, l’infinie quantité de chars portant les approvisionnements, les bagages, le matériel de guerre, le parc enfin avec toutes les machines de siège et de combat. Toutes ces forces du second rang étaient placées sous le haut commandement du parakimomène Basile. On voit de quel armement immense il s’agissait et combien les Russes constituaient un péril redoutable. Le basileus et son premier ministre, principal personnage de l’empire après les trois empereurs, marchaient contre eux à la tête des meilleures troupes de la monarchie.

Ainsi que Jean Tzimiscès l’avait annoncé à ses lieutenants, et contrairement, semble-t-il, à l’opinion générale de ceux-ci, le passage par cette masse d’hommes armés de ces étroits défilés, de ces sentiers abrupts du col de Dobrol, se fit sans encombre. Une marche rapide porta le corps d’armée du basileus sur l’autre versant des monts, par delà les gués escarpés du petit[37] et du grand Kamtchik et cela avec une facilité telle, qu’au dire même de Léon Diacre la chose sembla miraculeuse aux acteurs principaux de cette épopée. Les Russes ne paraissent vraiment s’être doutés de rien, et les Byzantins ne semblent pas avoir rencontré la moindre avant-garde de Sviatoslav. Aucune mesure n’avait été prise par le grand prince de Kiev pour défendre ces gorges d’un accès si périlleux.[38]

Dès que la montagne eut été franchie, le basileus donna quelque repos à ses troupes dans une position naturellement très forte. Le chroniqueur décrit celle-ci comme étant une hauteur assez élevée, défendue sur chaque flanc par une rivière, probablement donc placée au confluent de deux cours d’eau ou bien encore protégée par les sinuosités d’un seul. Il serait téméraire, sur des renseignements aussi sommaires, de chercher à identifier cette localité avec quelque précision.[39] C’était le Mardi Saint, deuxième jour de la Passion de Notre Seigneur. Le lendemain, Mercredi Saint, 3 avril, le basileus, faisant lever le camp, marcha avec tout son monde en colonnes serrées sur la Grande Péréiaslavets, capitale principale des rois bulgares,[40] où se trouvait concentrée une notable partie de l’armée russe.[41]

On aperçoit encore aujourd’hui les ruines misérables de cette ville médiévale fameuse, à la localité actuelle de Preslav, en turc Eski Stamboul, sise dans une région accidentée à un peu plus de vingt kilomètres au sud de Choumia sur les pentes septentrionales du Balkan, dans le bassin du grand Kamtchik[42] qui, coulant au pied de ces hauteurs, va se jeter dans la mer Noire. Des pans de murailles énormes dressés dans la campagne auprès du village actuel indiquent clairement que ce lieu fut le siège d’une grande ville. Les débris de toute sorte qu’on y a rencontrés ne laissent plus aujourd’hui de doute à ce sujet. C’est bien là que fut, durant des siècles, la résidence des premiers tsars bulgares. Un édifice entre autres, le Saray, ou Saraj, comme l’appellent les habitants, se compose encore de murs épais, hauts de cinq à six mètres, formant une enceinte rectangulaire dont les côtés ont plus de cent mètres de longueur. Etait-ce là l’emplacement de l’aoul ou palais des successeurs du grand Syméon? Ce champ de ruines a déjà fourni aux constructions de Choumia de nombreux matériaux, mais aucune fouille régulière n’y a été entreprise. Sauf Kanitz, aucun voyageur ne l’a parcouru avec quelque attention. Preslav demeure encore une énigme devait laquelle la curiosité s’arrête impuissante à en pénétrer les mystères. On sait seulement que dès longtemps la Grande Péréiaslavets avait été choisie pour résidence par les tsars bulgares à cause de sa position commandant deux des principaux passages du Balkan. Ruinée par l’empereur Nicéphore Logothète, elle avait été relevée si magnifiquement par Syméon, que la nouvelle ville « aux maisons de pierre et de bois de toutes couleurs, aux églises revêtues de marbre, d’or et de riches peintures, où le prince, chargé de perles, de colliers et de bracelets, trônait, l’épée d’or au côté, au milieu de ses boïars étincelants de joyaux précieux », acquit bientôt une grande célébrité. A partir de la catastrophe dont allait la frapper Jean Tzimiscès, la Grande Péréiaslavets ne fit que déchoir jusqu’à ce qu’elle fut tombée aux mains des Turcs, qui en ont fait la ruine d’aujourd’hui.

Au moment de l’approche des Grecs, le commandement dans cette place de guerre était aux mains du chef varègue Sphengel,[43] « le troisième dans l’armée russe après Sviatoslav »,[44] ce dernier se trouvant retenu à Dorystolon, la grande forteresse du bas Danube, aujourd’hui Silistrie, probablement par la nécessité de repousser l’attaque de la flotte impériale. Cette dernière ville, aussi appelée Dristra, était la tête et comme le noeud de tout le système de fortifications destiné à défendre les passages du fleuve, du pont de Trajan et de la tour de Théodora au fossé de la Dobroutcha et à la citadelle de Caput Bovis.[45] Sphengel et ses soldats étaient, semble-t-il, absolument sans défiance, ne se doutant pas que les Grecs eussent franchi le Balkan.

L’armée s’était avancée silencieusement. Soudain, comme on approchait du camp ennemi établi sous les remparts mêmes de Péréiaslavets, au signal convenu, tous les instruments de musique, les trompes de guerre, les trompettes, les cors sonnent à la fois. L’air retentit du bruit des cymbales et des tambours dont les roulements vont se répercuter tout le long des flancs des vallées. Un effroyable tumulte emplit l’atmosphère. Cavaliers et fantassins impériaux, poussant d’incessants cris de guerre, se précipitent en masses profondes dans la direction des Russes, qui s’efforcent de se grouper. Revenus de leur premier émoi; ces braves, saisissant leurs armes, jetant sur l’épaule leurs immenses pavois, poussant tous ensemble ces longs mugissements par lesquels ils s’excitent réciproquement au combat, courent se ranger en bataille dans la vaste plaine très riche qui entoure la métropole bulgare. Sur le champ un combat furieux s’engage, horrible mêlée corps à corps. Longtemps la lutte demeura indécise entre les gigantesques fantassins du Dniéper et les soldats byzantins. Ceux-ci faisaient des miracles de valeur, mais les Russes, moins nombreux, se défendaient en désespérés.

Sentant qu’il faut en finir sous peine d’avoir le dessous, Jean, qui avait gardé les Immortels en réserve, les lance en une charge éperdue sur l’aile gauche des Ross. Ces admirables cavaliers, en troupe compacte, donnant de l’éperon à leurs chevaux, fondent la lance en avant sur les piétons varègues massés en forme de coin. Malgré leur froide bravoure, ceux-ci ne peuvent soutenir ce choc accablant. Mal préparés à ce genre de lutte qui les trouble et les effraie, ils ne savent parer l’attaque de ces lourds lanciers bardés de fer; ils rompent les rangs, lâchent pied et se sauvent, horriblement bousculés par les Immortels. Leur déroute, en découvrant le centre de l’armée, entraîne successivement celui-ci puis l’aile droite dans une retraite précipitée. Tous les Russes fuient vers la ville. Les Immortels les poursuivent de toutes parts, les poussant de la lance, coupant à travers la campagne le chemin de la retraite à beaucoup d’entre eux. La plaine se couvre de cadavres. De nombreux Russes sont faits prisonniers. Enfin les derniers fuyards se sont engouffrés sous les grandes portes de bois bardées de fer de Péréiaslavets. Sphengel, qui était demeuré dans la place avec la réserve, craignant à chaque seconde de voir les Byzantins se jeter dans les rues à la suite de ses soldats, fait fermer toutes les issues. Alors les Russes en déroute reprennent leurs esprits. Séparés des Immortels par ces formidables murailles, ils se rallient à la voix de leurs chefs. Unis à ceux qui n’ont pas encore combattu, ils gravissent les remparts, qu’ils couronnent de leurs masses et par viennent enfin à arrêter l’attaque furieuse des Byzantins en les accablant du haut des tours de volées de traits et de toute espèce de projectiles.

Cette bataille de Péréiaslavets du 3 avril, premier combat au delà du Balkan, fut pour les Russes un grand désastre. Léon Diacre affirme avec une évidente exagération que huit mille cinq cents des leurs périrent.[46] La nuit seule mit fin à la lutte. Les impériaux campèrent au pied des murs probablement en bois plutôt qu’en pierres qui protégeaient leurs ennemis décimés.

Kalocyr, le traître, auteur principal de cette guerre, se trouvait dans Péréiaslavets. Il sut de suite que le basileus, si facile à reconnaître à son costume éclatant, commandait en personne ce premier corps. Très ému par cette venue pour lui si grosse de périls et qui, à elle seule, suffisait pour annoncer une lutte des plus sérieuses, il n’eut qu’une pensée, prévenir au plus tôt Sviatoslav, campé, je l’ai dit, à Dorystolon sur le Danube, avec le reste des siens. Lorsque la nuit eut fait cesser le combat, le hardi aventurier, réussissant à se glisser hors de la ville, se jeta à bride abattue sur la route du nord.[47]

Dès le lendemain, de grand matin, au contentement extrême du basileus, on vit apparaître le parakimomène Basile amenant le reste de l’armée avec les machines de guerre et les bagages. C’était la fête du Jeudi Saint, 4 avril, le grand jour « cinquième » ou « Pempté » des Byzantins, « ce jour illustré par le souvenir du festin mystique de Notre Seigneur lorsque, prêt à souffrir la Passion, il fit part à ses disciples de ses instructions suprêmes[48] ». Jean Tzimiscès, pour recevoir et diriger en personne l’installation de ces renforts, gravit une éminence d’où il pouvait inspecter, dans tous ses détails, la place forte assiégée, encombrée de la masse des guerriers de Scythie. Les Russes, du haut du rempart, le distinguaient parfaitement, bien qu’il fût hors de portée de leurs traits, et le considéraient avec une ardente et superstitieuse curiosité. C’est de cette hauteur que le basileus présida à l’investissement de la capitale bulgare. A mesure qu’ils débouchaient dans la plaine, les corps byzantins allaient prendre position tout autour de la cité.

Avant d’ordonner l’attaque, Jean Tzimiscès fit proposer à Sphengel de se rendre à discrétion, le menaçant au cas contraire de l’exterminer lui et ses soldats. La réponse du chef barbare ne fut pas longue à venir: il refusait tout accommodement. Sans perdre une heure, Jean, se croyant sûr d’enlever la ville, très désireux d’en finir avant l’arrivée possible de Sviatoslav, fit donner l’assaut. Au son éclatant des longues trompettes, les troupes byzantines, massées en phalanges en forme de coin suivant l’invariable usage des armées impériales du dixième siècle, coururent, sous les yeux du basileus, à l’attaque des remparts. Jean les dirigeait en personne. L’élan des assaillants fut extraordinaire. La résistance fut non moins furieuse. Sans cesse excités par la voix tonnante du vaillant héros Sphengel, géant dont la taille colossale faisait l’admiration même de ses gigantesques compagnons, groupés en rangs pressés derrière les créneaux, les Russes couvraient de javelots, de flèches, de pierres les soldats orthodoxes à chaque fois que ceux-ci faisaient un pas en avant. Disposées en lignes sur les côtés des colonnes d’assaut, toutes les machines de guerre de l’armée assiégeante, toute cette variété de balistes et de catapultes que perfectionnait incessamment l’esprit inventif des ingénieurs de ce siècle, jetaient sur la malheureuse ville une nuée de projectiles enflammés ou de quartiers de roc d’un poids mortel.

La position des Russes, accablés par cette pluie de feu, devient vite insoutenable. Les traits des assiégeants tuent tous ceux qui se découvrent. Bientôt les défenseurs semblent hésiter et repousser plus mollement l’attaque des Grecs. Le basileus, avec son coup d’oeil d’aigle, apercevant de suite ce flottement, ordonne d’appliquer incontinent les échelles au rempart. Lui-même, sans cesse au milieu de ses hommes, les excite à l’escalade. Les échelles, placées au milieu d’un épouvantable tumulte guerrier, se garnissent en un clin d’oeil de combattants pleins d’une furieuse ardeur qui se sentent sous le regard de leur basileus bien-aimé. Chacun se couvre de gloire dans l’espoir de mériter son approbation et une récompense. Tout à coup on voit surgir de la foule des assaillants un tout jeune homme, encore presque imberbe, Théodose Mésonyctès soldat du thème des Anatoliques. L’épée à la main, le bouclier sur la tête, il s’élance sur une échelle, écarte ses compagnons, gravit échelon après échelon sous une avalanche de projectiles et paraît soudain au haut du rempart. Un Russe, se penchant sur lui, cherche à le précipiter en le frappant de sa lance. Lui, d’un coup terrible assené sur la nuque, le blesse grièvement, puis, le saisissant par les cheveux, lui tranche la tête, qu’il jette avec le casque en bas de la muraille. Ensuite il bondit sur le faîte.[49] Cette vue surexcite l’ardeur des Byzantins. Poussant des cris de triomphe, ils se précipitent à l’envi le long des échelles à la suite du jeune héros. Les boucliers, placés sur le dos de chacun, forment comme une carapace métallique continue qui protège la chaîne des grimpeurs. Mésonyctès, debout sur le rempart, frappe d’estoc et de taille, blessant et décapitant les Russes affolés, qu’il précipite en bas. La muraille, devenue accessible grâce à cet exploit, se couvre de soldats impériaux. De tous côtés, de nouvelles échelles se dressent. Les Russes, abandonnant le rempart, se jettent dans la ville. Poursuivis de rue en rue par les vainqueurs, ils courent se réfugier dans l’enceinte du palais, l’aoul bulgare, vaste agglomération de constructions en bois derrière les palissades de laquelle se trouve caché le trésor royal de Bulgarie.

On peut difficilement se représenter ce qu’était un de ces aouls. Mêlez la barbarie scythique à la plus sauvage, la plus pittoresque imitation du luxe le plus raffiné de Byzance et vous aurez peut-être quelque notion de la réalité. Dans une vaste enceinte fortifiée, des bâtiments nombreux sont épars au milieu de vastes espaces clos de palissades, bâtiments en bois servant à la demeure du roi, de la reine, des dignitaires palatins, des eunuques, des serviteurs, des femmes, des gardes, bâtiments les uns grossièrement installés, simples corps de gardes ou offices, les autres, les bâtiments royaux, tendus à l’intérieur des plus belles peaux de bêtes, des plus riches tentures aux couleurs éclatantes, meublés d’objets somptueux, dons des basileus, ou bien acquis par les princes bulgares à Byzance. Dans ces bâtiments, dans ces cours immenses à l’aspect étrange, s’agite tout un peuple de guerriers, de fonctionnaires demi civilisés, demi barbares, de serviteurs, de femmes, aux vêtements multicolores, ornées des lourds et grossiers bijoux de Scythie.

L’aoul royal de Péréiaslavets, à la fois palais, citadelle et camp retranché, était, je l’ai dit, soigneusement fortifié dans sa vaste enceinte. Toutes les issues en étaient solidement barricadées. On communiquait du dehors avec l’intérieur par une seule très petite et très étroite porte. C’est par celle-ci que s’engouffra le torrent des fuyards chassés du rempart.

Durant que les guerriers russes trouvaient ainsi un refuge momentané, la Grande Péréiaslavets tombait aux mains de leurs vainqueurs. Tandis que les premiers assaillants, qui avaient gravi la muraille, se précipitaient dans la ville par les escaliers de la face intérieure, la foule des impériaux, massés encore au pied du rempart, voyant les Russes disparaître, se jettent sur les portes, qu’ils enfoncent, et ce flot de nouveaux combattants se répand instantanément dans tous les quartiers de la ville, massacrant les fuyards, capturant les femmes, les jeunes gens, les enfants. Chose étrange, parmi les prisonniers de marque, on trouva le nouveau roi légitime des Bulgares, le fils aîné du malheureux tsar Pierre. Il avait nom Boris. Les Russes le retenaient en demi captivité depuis la mort de son père. On le reconnut à son épaisse barbe fauve. Il était revêtu, dit Skylitzès, des insignes royaux: certainement le diadème et les bottines rouges que les rois de Bulgarie avaient seuls le droit de porter à côté des basileus. On le prit avec la jeune reine, sa femme, et ses deux enfants,[50] et on le conduisit à l’autocrator, qui lui fit un honorable accueil, le saluant du titre de prince des Bulgares.[51] « J’ai franchi les monts, » lui dit ce profond politique, « pour venger les injures et les mauvais traitements dont t’ont accablé les Russes. Je ne suis point venu conquérir la Bulgarie, mais bien l’affranchir. Les seuls ennemis de ta nation sont les Russes. » Comme toujours plein de finesse, pour s’attirer encore davantage la confiance du jeune prince, il ordonna de mettre aussitôt en liberté tous les prisonniers de sa nation qu’on avait faits depuis l’ouverture des hostilités. Il y avait nécessairement beaucoup de Bulgares dans les rangs des Russes. Tout cela n’était du reste que bonnes paroles nécessitées par les circonstances, actes sans signification pour le bien futur de la Bulgarie. La suite de ce récit le fera bien voir.

Le massacre dura longtemps par les rues de la ville. Quand tout ce qui n’avait pu se réfugier dans l’aoul eut été tué ou pris, la foule des assaillants commença à entourer cet enclos suprême, où se trouvaient réunis les derniers débris de l’armée ennemie. Skylitzès les évalue à huit mille combattants. Pour le moment ils demeurèrent sur la défensive, se contentant de fondre à l’improviste sur les soldats byzantins qui, attirés par la curiosité ou l’espoir du pillage, rôdaient de plus en plus nombreux autour de l’aoul, cherchant à se glisser dans la mystérieuse enceinte. Ces imprudents étaient aussitôt massacrés.

Les impériaux, au dire de Léon Diacre, tentèrent alors de s’introduire en masse par la petite porte unique qui avait livré passage aux fuyards russes. Mais les défenseurs, ayant l’avantage de la position, tuèrent successivement tous les soldats grecs qui se présentèrent à cette entrée. Il paraît que plus de cent cinquante guerriers d’élite périrent de la sorte. Jean, averti, accourut de toute la vitesse de son cheval et, mettant pied à terre, prit immédiatement le commandement.

« Il semble bien, dit M. Drinov, lors même que les sources soient muettes sur ce point, qu’on doive, dans la prise par les Byzantins de la capitale bulgare, faire une large part au concours des habitants. Ceux-ci supportaient difficilement, on le conçoit, le dur joug russe. Cette supposition semble même recevoir une confirmation d’une des miniatures du fameux manuscrit slavon de la Bibliothèque Vaticane[52] qui montre les habitants de Péréiaslavets ouvrant eux-mêmes les portes de leur cité à Tzimiscès au-devant duquel ils accourent avec des présents. » Je ferai remarquer toutefois que ces miniatures datent du XIVe siècle et qu’on ne peut par conséquent les considérer comme des documents historiques d’une importance absolue.

Le basileus luttait au premier rang. Les soldats orthodoxes hésitants refusaient maintenant de marcher, non par lâcheté, mais parce que cette formidable enceinte peuplée de combattants désespérés leur semblait à toujours imprenable. Pour enlever ses hommes, Jean dut s’élancer lui-même au-devant de tous. A. la vue du danger couru par le basileus, eux, saisissant leurs armes, voulant à tout prix le devancer, se jetèrent sur les palissades de l’aoul en poussant de grands cris. Cette fois encore, le succès trahit les efforts de ces vaillants. Les Russes, combattants à couvert, mais comme toujours, en vrais héros d’Odin, qui ne connaissaient pas la peur, réussirent à nouveau à tuer à coups d’épée tous ceux qui pénétraient au delà de la terrible petite porte.

Il fallait en finir. Le basileus ordonna de mettre de toutes parts le feu à l’enceinte de l’aoul. En un instant les hautes palissades furent en flammes. L’incendie se propagea avec une foudroyante rapidité aux bâtiments intérieurs, d’où les Russes se virent forcés de sortir. Le feu dévora instantanément tout cet immense amas de constructions légères. Ici encore, beaucoup de barbares périrent. Ce dut être une scène d’horreur sans nom. Les uns, en grand nombre, furent brûlés vifs; les autres furent tués ou pris par les légionnaires grecs qui se précipitaient de tous côtés, enjambant les débris fumants. Réduits à quelques milliers,[53] ces braves sortirent de tous ces brasiers, chassés par l’épouvantable chaleur, se massèrent dans la cour centrale, vaste espace découvert, probablement situé devant les bâtiments réservés à la demeure du roi. Alors le basileus commanda à Bardas Skléros d’aller avec des troupes fraîches enlever ce dernier refuge. Franchissant les espaces incendiés, le rude chef entraîne ses hommes à cette lutte finale. Les Russes sont assaillis de tous les côtés à la fois. Il y eut là un dernier et terrible corps à corps. « Pas un Russe, dit Léon Diacre, ne tourna le dos. » Après s’être défendus avec rage, tous périrent. Il en fut de même d’une foule de leurs auxiliaires bulgares, qui malgré les avances du basileus, persistèrent à combattre les Grecs jusqu’à la mort, les accusant de tous les maux qui accablaient leur infortunée patrie. La lutte ne finit que faute de combattants du côté des vaincus. Le soir de cette colossale tuerie vit cette grande cour couverte des cadavres géants des fils de la steppe. Skylitzès, je l’ai raconté, dit que huit mille Russes s’étaient enfermés dans l’aoul.[54] Seuls Sphengel, le Sviénald des chroniques russes, et quelques guerriers réussirent à s’échapper à la faveur des immenses tourbillons de fumée et de l’obscurité de la nuit. Ceux-ci furent assez heureux pour rejoindre Sviatoslav.

Aucune description ne peut donner l’idée de ce que dut être, ce soir-là, l’aspect de la ville bulgare. Partout les flammes dévorant les maisons de bois, partout des cadavres par milliers, partout des soldats byzantins, rendus furieux par l’ivresse du combat, poursuivant les vaincus, s’efforçant de capturer les femmes russes ou bulgares, dont plus d’une dut périr en se défendant les armes à la main. Quelles scènes horribles rappelant les plus affreux souvenirs des grandes invasions barbares

Le lendemain, qui était le Vendredi Saint, Jean Tzimiscès accorda aux troupes, si rudement éprouvées par les combats incessants des deux jours précédents, un repos qui se prolongea encore les deux jours suivants. Le dimanche 7 avril, jour de Pâques, l’empereur et l’armée célébrèrent dans la vieille capitale bulgare, dans sa basilique à demi ruinée, la fête de la Résurrection. Des prêtres en grand nombre, des moines aussi accompagnaient les troupes byzantines dans leurs campagnes et chantaient les offices divins avec une pompe solennelle qui soutenait les courages des soldats et en imposait aux populations vaincues.

Avant de poursuivre sa marche, Jean Tzimiscès donna ordre de remettre immédiatement en état les portions détruites du rempart de la ville prise. Pour éterniser sa victoire, il enleva son nom à la vieille Péréiaslavets et l’appela d’après lui Johannoupolis, mais cette désignation nouvelle n’a pas prévalu. Il y fit réunir encore des approvisionnements très considérables et détacha un corps nombreux pour y tenir garnison.

Ces mesures prises, le basileus se remit immédiatement en route à marches forcées vers le nord, ne voulant pas laisser à l’ennemi le temps de se préparer à le recevoir. Des prisonniers russes furent expédiés à Dorystolon auprès de Sviatoslav pour lui annoncer officiellement le désastre de Péréiaslavets et la destruction de ses soldats. Le basileus lui donnait le choix entre une soumission immédiate sans conditions avec l’évacuation de la Bulgarie, ou une attaque sans merci.

Dès le lendemain de Pâques donc, le lundi 8 avril, l’armée prit la route de Dorystolon où allait se livrer la partie suprême. Sviatoslav, en effet, avait concentré tout le reste de son peuple de guerriers dans cette seconde capitale des rois bulgares, jadis magnifiquement rebâtie par Constantin lors de sa guerre contre les Scythes. Sur le chemin, des détachements impériaux enlevèrent diverses places secondaires, entre autres Pliscouba,[55] bâtie également par Constantin au dire des chroniqueurs, et Dincia, toutes deux situées sur la rivière Taban qui s’écoule vers Silistrie pour se jeter dans le Danube. D’autres cités encore, dans cette région septentrionale de la Bulgarie, secouant le cruel joug des envahisseurs, ouvrirent leurs portes aux Grecs. Parmi elles, Skylitzès cite Constantia, la Kustendjé d’aujourd’hui, sur le rivage de la mer. Tous ces districts, toutes ces villes, que la peur avait retenus jusque-là, sitôt que les affaires de Sviatoslav commencèrent à se gâter, se hâtèrent de se séparer de lui pour se soumettre à Tzimiscès qui donnait à son expédition, on l’a vu par ses paroles au roi Boris, l’apparence d’une guerre entreprise pour la délivrance de la Bulgarie.

L’armée impériale, franchissant les derniers plateaux crayeux du Petit Balkan et la vallée sauvage du Pravadi, achevant de traverser en entier dans la direction du nord la Bulgarie transdanubienne, descend ainsi droit sur cette Dorystole, que Léon Diacre, écrivain contemporain, nomme constamment Dorystolon,[56] cette grande cité de la rive droite du Danube qui est la ville forte bulgare actuelle de Silistrie à laquelle le siège de 1854 a donné un regain de célébrité. A l’époque de la guerre russo-byzantine c’était la plus importante place du bas Danube, jadis station de légion fondée par Trajan sous le nom de Durostorum. Sa population parlait alors déjà bien des langues diverses et était fortement mélangée d’éléments barbares. A l’époque de la guerre de Crimée, c’était encore une des trois principales forteresses turques du grand fleuve, et les énormes ruines de ses remparts couvrent toujours la rive méridionale de celui-ci.

Aujourd’hui Silistrie est une cité sans intérêt, qui perd de jour en jour de son ancienne importance. Au dixième siècle c’était une des plus fortes places du royaume bulgare et son port principal sur le fleuve qui lui servait de frontière septentrionale. Le Danube, en face d’elle, est d’une largeur considérable. Une île vaste et plate sépare son plus large bras de la rive opposée, qui est maintenant terre valaque.

A la nouvelle du désastre de Péréiaslavets et de la mort de tous ces vaillants guerriers, la douleur, la colère du prince de Kiev avaient été terribles. Les Byzantins tant méprisés, tant injuriés par lui, avaient vaincu et détruit ses meilleurs soldats. Mais le fier Varègue ignorait ce que c’était que de reculer. Malgré de si noirs soucis, il ne douta point qu’il n’arriverait à écraser finalement les Grecs. Repoussant avec indignation les propositions du basileus, qui, soucieux du sang des siens, ne demandait qu’à traiter, il fit, par ses ardentes harangues, passer dans l’âme de ses soldats la fureur guerrière qui l’animait. Comme les auxiliaires bulgares commençaient à abandonner en foule sa cause pour celle des Grecs, pour couper court à cette désertion qui menaçait de tant réduire ses forces, il décida à frapper un grand coup. Les combattants bulgares présents à Dorystolon furent arrêtés en masses et chargés de chaînes. Skylitzès[57] indique le chiffre fantastique de vingt mille hommes ainsi mis aux fers. L’exagération est certaine. Il semble bien qu’il, s’agissait d’étouffer quelque sédition, quelque conspiration imminente; ou bien Sviatoslav attribuait-il la chute de Péréiaslavets à la trahison des chefs bulgares? Peut-être bien tous les auxiliaires de cette nation furent-ils emprisonnés pour un temps, puis remis en liberté lorsque la première émotion eut été dissipée. Le châtiment des chefs fut autrement terrible. Tous les boliades[58] les plus riches ou les plus influents furent décapités, au nombre de trois cents.

Ce coup de vigueur accompli, le prince varègue concentra sous les remparts de Dorystolon toutes les troupes qui lui restaient et attendit l’arrivée de l’ennemi.[59] Léon Diacre dit qu’il avait encore soixante mille hommes. Skylitzès donne le chiffre ridiculement exagéré de trois cent trente mille.

Le basileus s’avançait rapidement par la voie militaire qui menait de la Grande Péréiaslavets à Dorystolon, d’abord par la plaine fortement mamelonnée et parsemée de tumuli qui forme vers le sud le glacis naturel de Choumia, puis à travers la triste contrée du Déli Orman, enfin « tout le long du fleuve Taban par Pliscouba et Dineia[60] » enlevant les places et les châteaux qu’il trouvait sur sa route, y installant des commandants et des garnisons après en avoir abandonné le pillage aux troupes. Un corps de trois cents coureurs commandés par Théodore de Mysthée[61] précédait l’armée pour l’éclairer, pour espionner les Russes, chercher à connaître leur nombre, leur livrer au besoin des escarmouches, en les harcelant sans cesse. Quelques-uns de ces cavaliers, s’étant trop écartés, furent surpris et massacrés par des partis ennemis, peut-être des Petchenègues, dans les passes d’Érikli. Le basileus, rencontrant sur la route leurs cadavres encore chauds, mutilés et dépouillés, ému de pitié à ce spectacle, arrêta son cheval quelques instants et ordonna de fouiller les taillis environnants. On y découvrit les maraudeurs ennemis, qu’on lui amena liés. Il les fit aussitôt sabrer.

Le reste de ce petit corps d’éclaireurs avait poursuivi sa route hardie. Soudain il tombe sur une avant-garde russe, forte de sept mille combattants.[62] Sans prendre garde à leur faible nombre, les impériaux, vraisemblablement des auxiliaires alains ou ibères, piquent en avant la lance au poing. Probablement les Russes à pied marchaient en colonne, ce qui gênait leur mouvement. Leurs premiers rangs, vivement chargés par ces cavaliers audacieux, sont culbutés à coups de lances, broyés sous les pieds des chevaux. Le reste pris de panique, redoutant quelque embûche, se débande et fuit à travers les bois fort épais qui s’étendaient presque jusqu’à Dorystolon.

 

 

 



[1] MM. Tchertkov, Biélov, Drinov, Ouspensky, etc.

[2] Au dire de l’annaliste russe désigné sous le nom de Nestor, Sviatoslav, on le verra plus loin, se serait, après la prétendue victoire d’Andrinople, avancé jusqu’aux faubourgs de Constantinople. Là seulement Jean Tzimiscès aurait réussi à l’arrêter par de trompeuses promesses, signant avec lui un traité que le perfide basileus se serait empressé de violer dès l’année suivante.

[3]. J’admets cependant qu’il put y avoir à ce moment, sous la pression des événements, quelque trêve entre les belligérants.

[4] Je ne sais où placer cette localité.

[5] Voyez: Un Empereur Byzantin au Dixième Siècle.

[6] Léon Diacre dit qu’on ne sut si les Phocas durent la conservation de leurs yeux aux instructions secrètes du basileus ou à la pitié du bourreau. « La première hypothèse, ajoute-t-il, est la plus vraisemblable puisque ce dernier ne fut point puni lorsque la chose fut connue. »

[7] Il semble par ces mots que Bardas Phocas croyait bien à ce moment que son père et son frère avaient été réellement privés de la vue.

[8] Aujourd’hui Chéher-Euïuk et Karadja-Hissar.

[9] Pour cette courte campagne je suivrai surtout Léon Diacre, certainement le chroniqueur le plus exact pour ces événements. Je m’aiderai pour contrôler ses indications du beau livre de M. Ramsay, malheureusement très confus The Historical geography of Asia Minor

[10] Léon Diacre a altéré la véritable forme de ce nom pour tâcher d’y retrouver le sens de « Défaite de Bardas ». M. Ramsay se demande si le nom véritable de cette localité n’était point simplement Baretta.

[11] Ramsay.

[12] Aujourd’hui Bolowodun et Ak Cheher.

[13] Ou Andralestès.

[14] Psaume xxxv.

[15] C’est tout auprès de ce Tyraïon (aujourd’hui Ilghin), Koli-tolu, qu’il existe encore un monument hittite, sur la route directe de Celaenae aux portes de Cilicie. M. Ramsay a vu à un mille environ au nord de Koli-tolu une haute et abrupte montagne au pied de laquelle la localité d’Ilghin était située, niais on ne pouvait l’apercevoir. Le château où se réfugia Bardas Phocas était peut-être sur le sommet ou les flancs de cette montagne.

[16] C’était la coutume naïve en terre byzantine à cette époque de désigner les localités où s’étaient déroulés de grands événements historiques par des noms qui rappelaient ces faits. Ainsi, précisément à cette occasion, Léon Diacre nous informe que le lieu où Léon Phocas, grand-oncle paternel du prétendant Bardas Phocas, avait été jadis privé de la vue sous le règne du Porphyrogénète, en avait conservé le nom d’Oëleonta (Malheur de Léon), devenu Goléonta par corruption populaire. On se perd dans tous ses drames et supplices des membres d’une même famille. Léon Diacre fait un sombre récit de ce malheur arrivé à ce premier Léon Phocas. C’était aux temps anxieux de la minorité orageuse du Porphyrogénète, après la mort de son oncle Alexandre, sous la régence de sa mère Zoé. Le terrible tsar bulgare Syméon, en guerre contre les Grecs, ne songeait plus qu’à monter en personne sur le trône des faibles successeurs de Constantin. Le péril était extrême. Léon Phocas, le premier capitaine de l’empire à cette époque, fut nommé domestique des Scholes, c’est-à-dire généralissime. Romain Lécapène eut le commandement de la flotte ignifère, c’est-à-dire des navires armés du feu grégeois. Léon Phocas entré en Bulgarie culbuta les forces de Syméon, lui tua beaucoup de monde, et transforma en un moment l’aspect des événements. Syméon, acculé, ne savait quel parti prendre, lorsqu’on apprit soudain que Romain Lécapène, trahissant sa foi, avait fait voile avec sa flotte vers la capitale pour se saisir du pouvoir. A cette nouvelle, Léon, plus traître encore, bat en retraite et marche de son côté avec toutes ses forces sur Constantinople, espérant gagner Lécapène de vitesse. Syméon croit d’abord à une ruse, puis, mieux renseigné, se jette à la poursuite de Léon, le rejoint, le bat et massacre une partie de ses soldats. « Aujourd’hui encore, dit Léon Diacre, on aperçoit à Anchiale des monceaux d’ossements, derniers vestiges de ce désastre des armes impériales. » Léon, arrivé ainsi trop tard sous les murs de Byzance, trouve le Palais sacré occupé par Lécapène qui s’était déjà fait proclamer co-empereur. Il passe en Asie, débarque à Abydos et inaugure la guerre civile. Bientôt il est pris et aveuglé par ordre de son rival. — Voyez encore Un Empereur Byzantin au Dixième Siècle.

[17] Une pièce de vers quelque peu obscure du poète contemporain Jean Géomètre, Sur la guerre (civile) des Romains, c’est-à-dire des Byzantins, se rapporte certainement à la lutte entre les deux Bardas.

[18] Sur cette immense activité de Jean Tzimiscès dans le courant de cette année 971, opposée à la prétendue inaction dont l’ont accusé des auteurs mal informés, voyez Wassiliewsky dans Lambine, op. cit.

[19] Zonaras, éd. Dindorf, IV, p. 96.

[20] Ce fut dans ce même hiver de 971 à 972 qu’une autre princesse byzantine contracta une union qui la força de quitter les splendeurs des palais du Bosphore pour le ciel brumeux de l’Occident. Nous verrons bientôt qu’une ambassade allemande arriva à la fin de décembre ou au commencement de janvier à Constantinople pour conduire à Rome, où elle devait épouser l’héritier de l’empire d’Allemagne, la jeune princesse Théophano, fille de Romain II et de la première Théophano, et soeur des deux basileis régnants. Celle même qui depuis si longtemps était réclamée par la diplomatie germanique et pour la main de laquelle tant de sang avait été déjà versé, quitta Byzance au printemps pour aller rejoindre à Rome Othon Il qui l’épousa dans Saint-Pierre le 14 avril. Je reviendrai sur les circonstances de cette mémorable union dans le chapitre consacré aux affaires d’Italie sous ce règne.

[21] M. Biélov place déjà en 971 et non point seulement en 972 l’expédition de Jean Tzimiscès en Bulgarie. La Chronique dite de Nestor donne de même la date de l’an du monde 6479 qui correspond à 974. M. Paparrigopoulos est du même avis. J’ai adopté l’opinion de Muralt. Tchertkov tient également pour 972.

[22] Labarte, Le Palais Impérial de Constantinople.

[23] Voyez sur cet édifice et ce tombeau: Anonyme, Antiquitates Constantinopolitanae. Codinus, De Aedificiis. Voyez encore un article d’Albert Dumont sur une monnaie portant l’effigie du Sauveur Chalcéen dans la Revue numismatique de 4867, p. 195. A. Dumont y donne l’histoire de l’image de Jésus Chalcéen ou Chalcitès.

[24] Léon Diacre, p. 129.

[25] A. Marrast, Esquisses byzantines, p. 118.

[26] Un Empereur Byzantin au Dixième Siècle.

[27] Ces auteurs donnent presque constamment aux Bulgares le nom antique de Mésiens.

[28] M. Drinov s’est longuement efforcé de prouver qu’il s’agissait bien là de la Macédoine trans-balkanique, c’est-à-dire du thème byzantin de Macédoine, et non de la Macédoine antique. Cela me semble de toute évidence.

[29] Aujourd’hui Rodosto, sur la côte de Marmara, près de Gallipoli. C’est Skylitzès qui raconte cet incident. Il semble assez étrange que Jean Tzimiscès ait passé par cette ville pour se rendre sur le théâtre de la guerre.

[30] L’historien russe Tchertkov révoque en doute, peut-être avec raison, toute cette anecdote peu conforme aux habitudes militaires byzantines et au caractère de Jean Tzimiscès. De même les Russes, s’ils eussent été si bien avertis, ne se fussent pas laissé si complètement surprendre au delà du Balkan.

[31] Ce fait que les passes du Balkan n’étaient point gardées et purent être si facilement franchies par les impériaux, signifie surtout, il me semble, que les Russes avaient dû, tout récemment, rétrograder jusque dans cette partie de la Bulgarie située au nord de cette chaîne de montagnes. M. Tchertkov soutient à tort, selon moi, l’opinion contraire.

[32] En turc Kerinabad. Voyez sur cette ville et sur cette passe Kanitz. C’est Karnabad que se fabrique encore aujourd’hui, en quantité considérable, le drap jaune-brun dont aime se revêtir le paysan bulgare.

[33] Ou Kali Kavak.

[34] Dobrol ou Dobral est aussi le nom du village placé au col. Le col porte, parfois encore, le nom de Tschali Kavak.

[35] On appelait « phalères » chez les Grecs et les peuples barbares, des rangées de médaillons suspendus, d’or, d’argent et de pierres précieuses, dont se paraient les guerriers et qui décoraient la bride ou le poitrail des chevaux.

[36] Ce sont les chiffres de Léon Diacre. Skylitzès dit seulement « cinq mille hommes d’infanterie légère et quatre mille cavaliers ». Zonaras (éd. Dindorf) dit « quatre mille fantassins et cinq mille cavaliers ». Il est vraiment bien difficile de savoir à peu près auquel s’en tenir. Skylitzès et Zonaras sont bien plus éloignés de ces événements que Léon Diacre qui en a été le contemporain.

[37] Ou Koutchouk Kamtchik; aussi Déli Kamtchik

[38] On ne saurait aller aussi loin que M. Biélov et ne voir dans ce fait que la négligence presque voulue d’un vainqueur! La vérité est que, pour une raison ou une autre, les Russes ne s’attendaient pas à l’attaque des Grecs.

[39] Dans la vallée du Panyssos, le Sirissou ou Pravadi d’aujourd’hui, non loin de la Probaton byzantine, la Provadia ou Pravadi, se trouvait une localité désignée par les chroniqueurs sous le nom de Skopélos (la Roche). On a voulu très arbitrairement y reconnaître le lieu indiqué par Léon Diacre comme choisi par Jean Tzimiscès pour y établir son campement après le passage de la montagne.

[40] On l’appelait ainsi pour la distinguer de l’autre cité bulgare du même nom, la Petite Péréiaslavets ou Pertslava.

[41] Voyez dans Tchertkov, les raisons pour lesquelles cet auteur croit que la garnison russe de Péréiaslavets était bien moins nombreuse que ne le disent les sources byzantines.

[42] Ou Kamtschidja.

[43] « Svankel ». C’est le Sphagellos ou Sphangellos des Byzantins. M. Biélov et après lui M. Drinov identifient ce personnage avec le boïar Sviénald des Chroniques russes (Svenaldus) qui fut au service d’Igor dès 945, suivant le témoignage de la Chronique dite de Nestor. Le même chef se trouve cité dans le traité avec Jean Tzimiscès. Il est mentionné pour la dernière fois en 977.

[44] Skylitzès dit le « second ».

[45] Couret, op. cit.

[46] Zonaras, par contre, dit que les Russes qui reçurent le premier choc des impériaux n’étaient pas huit mille en tout

[47] Je continue à suivre ici de préférence le récit de Léon Diacre. Celui de Skylitzès et de Cédrénus, plus confus, est assez différent, mais paraît moins vrai semblable. Skylitzès semble dire, ce qui est absolument faux, que Sviatoslav, averti par Kalocyr, put encore accourir assez à temps pour porter secours à ses compatriotes et assister à cette première bataille sous Péréiaslavets. Pour cet historien, le combat eut deux phases. D’abord huit mille cinq cents Russes combattirent furieusement. Puis une troupe sortie de la ville pour les soutenir fut également battue. La cavalerie grecque coupa alors la retraite aux fuyards. La campagne se couvrit de morts et une foule de Russes furent faits prisonniers.

[48] Voyez Du Cange, Glossar. ad. scr. med. et inf. graecitatis.

[49] Xylender, dans ses notes Léon Diacre, met en doute ce récit quelque peu fabuleux.

[50] Probablement des filles, dit M. Drinov.

[51] Skylitzès dit roi. Pour cette dernière période des combats dans Péréiaslavets, Skylitzès donne cette fois bien plus de détails que Léon Diacre. Il a eu évidemment à sa disposition des sources différentes, malheureusement aujourd’hui perdues.

[52] Voyez Un Empereur Byzantin au Dixième Siècle.

[53] « Sept mille » au dire de Léon Diacre.

[54] L’historien Tchertkov démontre clairement combien tous ces chiffres fantaisistes fournis comme plaisir par les chroniqueurs byzantins sont sans valeur historique réelle. L’aoul en bois de ces sauvages rois bulgares du Xe siècle qui portaient des pelisses de peaux de mouton, était-il de dimensions assez considérables pour contenir, même dans ses cours, une telle foule de combattants? Dans cette même note M. Tchertkov a étudié avec grand soin la question des forces qui pouvaient composer les diverses expéditions dirigées au cours de ce siècle et du précédent par les Russes contre Constantinople, en particulier celle de Sviatoslav l’époque de sa première arrivée en Bulgarie en 967. L’historien russe en arrive à cette conclusion, dont je lui laisse la responsabilité, que Sviatoslav n’avait pas emmené avec lui de Russie plus de dix mille hommes.

[55] Ou Pliscoba.

[56] Dorostolon, Dorystolum, Dorystole, Dorostole, Durostulus, Durostolum, Durostorum ou Durosturum pour les géographes anciens. Plus tard Dristra ou Dristria pour les Byzantins et les Russes, Derester dans la Chronique dite de Nestor, Derster pour les Bulgares. Aujourd’hui Silistrie, en bulgare Silistra, en turc Silvistria. Voyez Banduri. Voyez la description de Silistrie dans Kanitz.

[57] Et après lui Cédrénus et Zonaras.

[58] On sait que ce nom désignait les membres de l’aristocratie bulgare.

[59] Voyez dans Tchertkov les motifs de l’inaction de Sviatoslav à ce moment et pourquoi le prince russe attendit les Grecs enfermé dans Dorystolon, au lieu de marcher à leur rencontre.

[60] Voyez cette route décrite dans Kanitz. — Pliska figure sur les cartes de Bulgarie non loin d’Eski Stamboul. Je n’ai pu identifier Dineia, dont le nom a peut-être été altéré par le chroniqueur.

[61] Mysthée, Mysthia ou Mystheia, ville de Lykaonie, voisine du grand lac Karalis, aujourd’hui Bey Cheher Gueuli. — M. Ramsay identifie cette localité avec celle appelée aujourd’hui Monastir.

[62] Skylitzès raconte très en détail ce combat de sept mille Russes contre trois cents cavaliers impériaux. Ces chiffres paraissent toujours bien sujets à caution.