L'ÉPOPÉE BYZANTINE À LA FIN DU DIXIÈME SIÈCLE

Première partie

CHAPITRE PREMIER

 

 

Nicéphore Phocas avait péri dans le Palais du Boucoléon, assassiné par Jean Tzimiscès et ses affidés, dans la nuit du vendredi 10 au samedi 11 décembre 969. Quelques moments après, encore en pleines ténèbres, au commencement de la quatrième veille, c’est-à-dire entre trois et quatre heures du matin, le meurtrier se faisait couronner basileus d’Orient dans la grande salle du Chrysotriclinion au Palais sacré. Jamais révolution n’avait eu une issue plus rapide, plus foudroyante. Bien des gens dans la Ville gardée de Dieu qui s’étaient endormis le soir, heureux peut-être de songer que le glorieux Nicéphore veillait à la sûreté de l’empire, ouvrirent les yeux au matin pour apprendre avec épouvante qu’il n’était plus et que l’Arménien aux cheveux roux régnait à sa place. Ils se rassurèrent du reste, songeant qu’à ce héros qui avait si bien défendu durant six années la chose publique un autre héros succédait, non moins valeureux capitaine, non moins brillant et intrépide soldat.

Aux dernières pages de la vie de Nicéphore j’ai dit les péripéties extraordinairement rapides de ce grand drame, j’ai dit la mort affreuse du vainqueur de Crète, de la Cilicie et d’Alep, le premier tumulte qui succéda à cet égorgement, l’effort impuissant des partisans du prince assassiné arrêté court par cette vision affreuse de sa tête sanglante brandie aux fenêtres du Palais à la lumière des torches fumeuses se reflétant sur l’ouragan de neige; j’ai montré les fidèles du nouvel autocrator lancés dans la nuit à travers l’immense ville, proclamant à chaque carrefour, dans cette obscurité glaciale, dans ces ténèbres profondes, son nom redouté accolé à celui des deux petits empereurs fils de Romain et de Théophano.[1] Enfin j’ai raconté la tardive et vaine tentative du frère et du neveu du basileus massacré pour voler à son secours et la fuite à Sainte-Sophie des deux princes abandonnés de tous. Je n’ai pas à revenir plus longuement sur les incidents extraordinaires de cette nuit tragique.

En écrivant la vie de Phocas, j’ai également décrit minutieusement le portrait de son successeur au physique comme au moral et raconté la première portion de la vie de cet homme qui avait été le compagnon fidèle et le plus intime ami du malheureux Nicéphore, son frère d’armes, avant de devenir son meurtrier par jalousie, par ambition surtout, bien plus que par amour. J’ai dit son origine arménienne, ses ancêtres très nobles, sa belliqueuse famille des Courcouas ou Gourgen qui avait donné déjà à l’empire tant de guerriers fameux, son grand-père surtout, le célèbre Jean II Courcouas, puis sa parenté par sa mère avec les Phocas et par conséquent avec le basileus Nicéphore, sa naissance à Hiérapolis d’Arménie,[2] dans le district de Khôzan, au pied de l’Antitaurus qui se nomme aujourd’hui Musur Dagh, non loin de la réunion des deux branches du haut Euphrate, dans l’angle même formé par celles-ci.[3] J’ai raconté ses glorieuses campagnes de la guerre sarrasine, le rôle actif et prépondérant joué par lui dans l’élévation de Nicéphore à l’empire lors de cette sédition militaire de Césarée dont il fut l’artisan véritable. J’ai dit ses belles qualités de vaillance et de générosité, de bonté, de douceur, de droiture, de bon sens, qui le rendaient si populaire, son admirable valeur guerrière, sa fougue incomparable qui faisaient de lui peut-être la plus brillante personnification des vertus militaires à cette époque et en même temps le plus brillant défenseur de l’empire, qui faisaient par-dessus tout redouter son nom en terre sarrasine. J’ai fait d’après les récits de ses contemporains son portrait physique si caractéristique, je l’ai peint si charmant, si élégant et si noble, avec ses yeux bleus, son regard vif et bon, sa chevelure blonde tirant sur le roux, sa barbe d’un rouge fauve, son teint si clair, son nez fin délicatement arqué, son corps si bien pris dans sa très petite taille, d’une vigueur, d’une agilité, d’une adresse prodigieuses, le meilleur cavalier, le meilleur tireur de flèches, le meilleur lanceur de javelots de l’empire.[4] Il avait toutes les qualités enchanteresses qui font pardonner et oublier les grands crimes, tous les vices aimables aussi que les peuples excusent si aisément. « Il aimait trop le vin et la bonne chère », dit Léon Diacre qui l’a connu, «il aimait ardemment le plaisir et se complaisait à toutes les prodigalités ». Manassès le compare à un nouveau paradis d’où coulaient les quatre fleuves de la justice, de la sagesse, de la prudence et de la valeur. « S’il n’eût souillé ses mains, s’écrie-t-il, du meurtre de Nicéphore, il eût brillé au firmament comme un astre incomparable. » C’était le véritable prince séduisant, énergique et guerrier qu’il fallait pour poursuivre le relèvement de l’empire si glorieusement inauguré par Nicéphore.

Son nom véritable n’était point Tzimiscès, ainsi que le prononçaient les Grecs, mais bien Tchemchkik, ou plutôt Tchémèschguig, et ce surnom arménien n’était autre, on le sait, qu’une allusion à sa courte stature.[5] Les Sarrasins le nommaient Schumuschchig ou Tchumuschtiguin. Il était pour lors âgé de quarante-cinq ans. Il était veuf de Marie, la soeur de Bardas Skléros. Il était l’amant de la basilissa Théophano et avait assassiné Nicéphore moins pour complaire à celle-ci que pour atteindre à son tour au rang suprême.

Immédiatement après son couronnement précipité dans la salle splendide du Chrysotriclinion, Jean Tzimiscès, ayant mandé au Palais Sacré le fameux parakimomène[6] Basile, s’occupa, avec l’activité extrême qui le distinguait, d’organiser de concert avec ce personnage son gouvernement nouveau. Avant tout naturellement il avait déclaré bien haut qu’à l’exemple de Nicéphore Phocas, et mieux que lui certainement, puisque celui-ci avait tenu les enfants impériaux dans une situation très inférieure, il ne songeait à devenir que le collègue et le tuteur des jeunes basileis légitimes Basile et Constantin et non l’empereur unique en leur lieu et place, et qu’il leur servirait de père et de protecteur. Les chroniqueurs ne sont pas entièrement d’accord sur l’âge qu’avaient à ce moment les deux fils de Romain Il et de Théophano. Basile, l’aîné, avait environ quatorze ans, Constantin, le second, douze seulement.

Ceux qui ont bien voulu parcourir le volume que j’ai consacré à l’histoire du basileus Nicéphore Phocas savent quel personnage était le parakimomène Basile et quel rôle éclatant il avait joué déjà sous trois règnes successifs. Cet homme hardi, avisé, d’une énergie extraordinaire, mais corrompu, dur et sans scrupule, avide du pouvoir à un point inouï, est certainement une des figures les plus intéressantes, les plus curieuses de son époque; Psellos a été seul à nous conter ce détail qu’il était, malgré sa triste situation d’eunuque, de la plus noble prestance, de la plus belle stature, avec l’air le plus majestueux, le plus imposant, en véritable fils de basileus qu’il était. Son importance, si considérable, depuis de longues années déjà, allait grandir encore sous ce règne. Sous le suivant enfin, il devait devenir pour quelque temps le premier personnage de l’empire. Je rappellerai en peu de mots que cet homme d’Etat célèbre de la seconde moitié du dixième siècle oriental était le fils bâtard du basileus Romain Lécapène et d’une esclave scythe, c’est-à-dire bulgare ou russe. Ancien favori du basileus Constantin Porphyrogénète dont il se trouvait être le propre beau-frère, il avait déjà rempli sous ce prince des fonctions fort considérables. C’était un esprit quelque peu brouillon, changeant, aventureux, mais audacieux, très résolu, très opiniâtre, d’humeur guerrière malgré sa condition physique. Romain Lécapène, le destinant aux plus hautes charges de cour, l’avait fait mutiler dès sa tendre enfance. « On était dans la coutume, dit Lebeau, à Byzance, de supprimer de la sorte les aspirations à la pourpre de ceux qui, nés sur les marches du trône, n’étaient cependant pas destinés à y monter ». En 944 déjà, Constantin avait créé Basile patrice puis exarque de la grande Hétairie, c’est-à-dire chef de la garde barbare. Puis, quelques mots après, il avait mis le comble à sa faveur en le nommant à cette plus haute charge de parakimomène ou de grand chambellan qui mettait celui qui en était investi si près de la personne du prince. En outre, Basile était alors devenu, chose toujours surprenante pour nos esprits d’Occident qui ne peuvent s’accoutumer à l’idée d’un guerrier, un des grands généraux des guerres asiatiques de ce règne. En 958 notamment, à la tête de toutes les foi d’Anatolie, il avait battu à outrance les Sarrasins et célébré un triomphe à Constantinople. Tombé subitement en disgrâce à la mort du Porphyrogénète, il en avait conservé une grande haine contre l’autre eunuque Bringas qui l’avait à ce moment remplacé dans sa charge de parakimomène.

A partir de cette date, j’ai, dans la vie de Nicéphore Phocas, raconté le rôle capital joué par Basile dans la dernière période de l’émeute terrible qui, en août 963, donna à ce prince le pouvoir et l’empire en culbutant Bringas. A la tête de trois mille serviteurs, clients ou esclaves, chiffre qui nous donne une grande idée de sa puissance, ce fut lui qui, poussé par la rage qui l’animait contre son rival, souleva la plèbe byzantine et triompha véritablement des dernières résistances des partisans de son mortel ennemi. Réintégré dans ses fonctions de parakimomène par la  reconnaissance du nouveau souverain, il fut investi en même temps de celle, alors créée pour la première fois, de protoproèdre ou président du Sénat, qu’il devait conserver vingt-cinq ans durant sous trois règnes successifs. Toutefois sous Nicéphore, Basile ne semble avoir joué qu’un rôle plus effacé. Un homme tel que ce basileus ne pouvait laisser de place à ses côtés pour un vice empereur. En 968 cependant, nous voyons l’eunuque figurer avec ses deux charges de parakimomène et de protoproèdre parmi les hauts fonctionnaires qui assistent le curopalate Léon Phocas dans les audiences accordées à l’ambassadeur de l’empereur Othon de Germanie, l’évêque Liutprand. C’est lui qui tient le dé de la conversation et il semble avoir été l’orateur impérial le plus autorisé dans tous ces tumultueux entretiens. Il n’en haïssait pas moins Nicéphore, très certainement parce que celui-ci le laissait trop dans l’ombre, ce qu’il estimait être de sa part la plus noire ingratitude. Aussi, dans le drame final du mois de décembre 969, son attitude fut-elle très louche. Léon Diacre nous dit formellement qu’il trompa dans la conspiration de Jean Tzimiscès, « de communes circonstances ayant amené la conjonction forcée de ces deux hommes ». Plus avisé que d’autres, pour ne pas être compromis dans l’assassinat en cas d’insuccès, il avait, au moment décisif, feint une indisposition et s’était tenu prudemment enfermé; puis il avait fini par tomber véritablement malade, peut-être d’anxiété; même il avait dû prendre le lit. Il se trouvait couché quand on vint lui annoncer le triomphe des conspirateurs et le meurtre de celui qu’il avait tant aidé jadis à conquérir le pouvoir. Alors son parti fut pris sur le champ. Se levant aussitôt, rassemblant une fois encore la foule de ses affidés, cet homme infatigable se jeta de nouveau à leur tête dans la rue, voulant une fois de plus que la révolution ne pût se faire sans lui. Ce seul fait nous donne la plus haute idée de la situation qu’il avait continué d’avoir malgré son effacement momentané. Ce qui le prouve aussi, c’est que la première pensée de Jean Tzimiscès, à peine couronné, fut de s’aboucher avec lui, de faire de lui son conseiller unique de s’en remettre entièrement à lui pour les premières mesures à prendre.

J’ai dit que, quelques instants après le meurtre de Nicéphore, une troupe de partisans de Jean Tzimiscès s’était jetée, torches en mains, par les rues encombrées de neiges de la capitale endormie, proclamant à grands cris de carrefour en carrefour: « Jean auguste et basileus des Romains ». « Immédiatement derrière ceux-ci, à une courte distance, dit Léon Diacre, courait aussi l’énergique parakimomène, à la tête de bandes nombreuses d’hommes déterminés, proclamant également les trois empereurs Jean, Basile et Constantin.»

Aussitôt après cette course ardente à travers les principaux quartiers de la ville, après qu’il eut pu constater que la révolution était bien et complètement triomphante, Basile, à l’appel du nouveau basileus, alla en grande hâte rejoindre celui-ci au Palais. L’Arménien couronné, les mains chaudes encore du sang de Nicéphore, et le premier ministre de suite confirmé dans sa charge de parakimomène, dans une succession de conférences nocturnes et matinales dont chaque minute était précieuse, pourvurent, sans perdre une heure, aux premières nécessités de cette situation nouvelle. Certes celle-ci était terrible, mais, heureusement pour l’empire, ces deux hommes audacieux ne connaissaient ni la peur, ni l’hésitation. Ils eurent tôt fait d’affermir le pouvoir naissant.

En toute cette affaire, Jean Tzimiscès, plutôt soldat qu’administrateur, semble avoir laissé la haute main à Basile. Le premier soin du parakimomène fut de faire proclamer dans tous les quartiers de la capitale une ordonnance par laquelle, en même temps qu’était confirmée l’élévation du nouveau régent, ordre était donné à chacun de demeurer renfermé dans sa maison. Défense était faite de « faire du nouveau », suivant l’expression pittoresque reproduite par Léon Diacre. Tout rassemblement, tout désordre, tout acte de pillage serait puni de la décapitation immédiate. Cette proclamation, conçue en termes d’une rare énergie, semble avoir terrorisé les habitants de cette grande ville d’ordinaire fort remuants. Chacun savait à merveille que l’eunuque n’était pas homme à menacer en vain. Nul ne bougea. Alors que d’ordinaire, dit Léon Diacre, tous ces changements de règne font sortir de leurs repaires une foule d’hommes sans aveu, qui profitent du trouble général pour se livrer au désordre, au pillage, au meurtre — et le chroniqueur rappelle à cette occasion les terribles scènes dont il avait été le témoin épouvanté si peu d’années auparavant, qui avaient ensanglanté la capitale lors de l’avènement  de Nicéphore, — cette fois l’édit publié par le bâtard de Romain Lécapène au nom du nouveau basileus fut si bien obéi qu’à part les incidents du Boucoléon, et la tentative aussitôt avortée de Léon Phocas et de son fils, on n’eut pas à réprimer la plus légère tentative de soulèvement dans l’immense ville.

Les autres mesures édictées par le parakimomène furent tout aussi promptes, énergiques et radicales. Tous les fonctionnaires connus pour leur attachement à l’infortuné Nicéphore, depuis le plus élevé jusqu’au plus infime, furent incontinent destitués et remplacés. Ce fut une hécatombe de personnages de haut rang. Tous les principaux membres de l’administration centrale: le préteur urbain, le chef suprême de la flotte impériale ou grand drongaire, le drongaire des Vigiles et les autres chefs des corps de la garde, le nyctéparque ou préfet de la Nuit, c’est-à-dire le préfet de police, le ministre de la marine, tous les « stratigoi » des thèmes, furent remplacés avant même le lever du soleil. Malheureusement, nous ne connaissons ni les noms des officiers destitués ni ceux de leurs successeurs.

Tous ces fonctionnaires tombés, comme aussi tous les personnages de quelque importance tenant à la maison du basileus assassiné par les liens du sang ou par une attache quelconque, furent exilés dans leurs terres en province. Mais là s’arrêtèrent, disons-le de suite, les mesures de défense prises par le gouvernement nouveau contre le parti tombé. Al l’honneur de Jean et de son premier ministre il n’y eut, circonstance bien rare dans une révolution à Byzance, aucun acte de violence, presque aucune exécution capitale. Il ne semble y avoir eu dans tout l’empire aucun trouble grave en dehors du meurtre même de Nicéphore et de la violente bagarre qui en fut la suite devant les portes du Palais.[7]

Toutefois il était de première importance pour Jean et son ministre de s’assurer immédiatement des personnes des divers membres de la famille de Nicéphore. Tous étaient des hommes déterminés, riches, puissants, capables de causer les plus sérieux ennuis au nouveau gouvernement. Ici encore l’eunuque hardi se montra à la hauteur de sa tâche. Le plus en vue des Phocas était le frère même de Nicéphore, ce curopalate Léon qui avait joué à ses côtés un rôle constamment prépondérant durant son règne et acquis par le moyen d’opérations commerciales d’un caractère peu honorable des richesses immenses. On sait comment, surpris par les événements, après avoir tenté en vain de voler avec ses gens au secours de son frère et s’être avancé à travers l’ouragan de neige jusqu’à la Sphendoné, limite méridionale de l’Hippodrôme, ce personnage avait fini par perdre la tête et par s’enfuir avec son fils aîné, le patrice et « vestis ».Nicéphore, terrifiés tous deux, eux si courageux, si brillants soldats d’ordinaire, par la foudroyante rapidité et l’énergie désespérée déployées par les conjurés victorieux. « Si, au lieu de cette fuite subite, Léon et son fils, dit Léon Diacre, se fussent jetés dans la Ville avec leurs partisans, semant à pleines mains l’or dont ils étaient si abondamment pourvus, s’ils eussent surtout agi vite et ferme, ils eussent pu peut-être, même sans effusion de sang, écraser la révolution naissante, car Nicéphore Phocas, malgré tout, comptait encore d’innombrables amis dans la capitale ». Tous ceux qui tenaient les grandes charges de l’État lui étaient très attachés, et puis, à Constantinople comme aux alentours, se trouvaient réunis à ce moment beaucoup de bataillons fidèles, beaucoup de vieux soldats des campagnes de Crête et de Syrie qui eussent certainement marché au premier appel du frère de cet illustre basileus si longtemps leur idole. Au lieu de jouer cette partie suprême, accablés par la soudaineté de la catastrophe, les deux princes ne trouvèrent d’autre issue que de se jeter dans Sainte-Sophie, asile réputé inviolable, si souvent violé cependant.

Jean Tzimiscès n’était décidément pas d’humeur sanguinaire. Il fit promettre aux deux princes la vie sauve à condition qu’ils se rendissent. Bien que Léon Diacre ne le dise point, il est certain qu’ils furent, suivant la dure loi de l’époque, dépouillés de tous leurs biens, de toutes leurs dignités. Puis tous deux furent envoyés en exil à Methymna, à la pointe septentrionale de l’île de Lesbos.[8] C’était la seconde cité de l’île, séparée du continent asiatique par un détroit de soixante stades, l’antique patrie du poète musicien Ânon qui sut charmer un dauphin avec les sons de sa lyre et lui dut la vie. Methymna, aujourd’hui Molivo, s’élevait dans des campagnes fertiles produisant un vin exquis. Mais il est peu probable que les infortunés exilés de 970 aient pu goûter quelque charme en ce séjour qui dut être pour eux plein d’une infinie tristesse, horriblement pénible et dur comme tout ce qui à Byzance était le lot des vaincus.

Le second fils de Léon, le patrice Bardas Phocas, qui dans la suite, devait tant faire parler de lui et qui, pour lors, était duc[9] du thème de Chaldée sur l’extrême frontière d’Arménie, fut, comme tous les siens, destitué de ses titres et dignités, puis relégué à Amasia, la grande ville du Pont, près de la mer Noire. Le troisième, qui était bâtard, le fameux patrice et stratopédarque Pierre, ce brillant guerrier, vainqueur d’Antioche et d’Alep, l’intrépide Torbasi des chroniques sarrasines, le chef illustre des trapézites byzantins, fut épargné et laissé en liberté, peut-être parce qu’il était eunuque, incapable d’aspirer au rang suprême et de faire souche d’héritiers.

Une semaine suffit à Jean Tzimiscès et à Basile pour réorganiser ainsi le pouvoir, pour mettre toutes les branches de l’administration aux mains de leurs partisans, pour assurer la parfaite tranquillité de l’empire et se débarrasser de tous les éléments de résistance. Durant ces premiers jours, le nouveau basileus ne semble pas avoir quitté l’enceinte du Palais Sacré.

Jamais nouveau gouvernement à Byzance n’avait eu débuts plus faciles. « Grâce aux mesures énergiques que le basileus et son ministre avaient su prendre, s’écrie Léon Diacre, un immense et complet silence de toutes les voix populaires ne cessa de régner dans la capitale, ce que personne n’eût jamais pu croire possible. Il n’y eut pas le plus léger tumulte, pas un coup échangé. »

Une autre question capitale demeurait à résoudre immédiatement, qui présentait plus de difficulté. Il s’agissait de décider le patriarche Polyeucte à donner au nouveau souverain élevé au trône par le meurtre la consécration spirituelle officielle, c’est-à-dire à procéder à son couronnement régulier dans la Grande Eglise. Ainsi qu’il en était en Occident depuis longtemps déjà, de même en Orient la croyance populaire existait fermement qui voulait qu’un changement de règne ne prît le caractère de la légalité qu’après avoir été solennellement consacré par l’Église. Il était donc naturel que Jean, qui, jusque-là, je l’ai dit, ne semble pas être sorti des bâtiments du Palais Sacré, songeât à se rendre avant tout à Sainte-Sophie pour y être reconnu par le patriarche et couronné sur l’ambon. La proclamation hâtive de la nuit du 10 décembre dans le Chrysotriclinion n’était qu’une mesure provisoire qui ne pouvait compter définitivement, et Jean, mieux que personne savait que tant qu’il n’aurait pas été, sous les voûtes du temple auguste de la Sagesse divine, couronné des mains du chef de l’Eglise et créé par lui « isapostole », l’égal des apôtres, son règne ne pourrait jamais être considéré que comme la pire des usurpations. Or ce chef de l’Eglise, cet arbitre tout-puissant seul accrédité pour consacrer véritablement l’avènement du prince dont il deviendrait ensuite le premier sujet, était toujours encore le moine Polyeucte, ce prêtre vénérable de si grande vertu, mais de si rigide, de si inflexible orthodoxie, qui, très peu d’années auparavant, avait, par son étroitesse de vues trop rigoureuse, créé de si grandes difficultés à Nicéphore Phocas, à l’époque de son mariage et de son couronnement. — Jean aussi allait avoir à compter avec les exigences du vieux prélat. Nous ne savons rien de ce que fit Polyeucte durant les heures terribles qui virent les scènes affreuses du Palais du Boucoléon et durant les jours qui suivirent. Il se trouvait au terme extrême de la vie, accablé sous le poids des ans. Probablement ses forces physiques étaient diminuées. Cependant, cette fois encore, son attitude fut plus que jamais noble, courageuse, en même temps que fort habile. Il sut admirablement concilier le bien de l’Etat avec celui de l’Église. L’ensemble de ses actes dans ces graves circonstances prouve que, tout en acceptant le nouveau souverain, en s’inclinant devant le fait accompli, il avait vu avec horreur le crime de la nuit du 10 décembre et en avait détesté les motifs honteux. Comme toujours confesseur intrépide, il n’eut pas un instant d’hésitation, et quand Jean, si peu de jours après le meurtre de Nicéphore[10] lui eut manifesté son désir d’être couronné dans Sainte-Sophie, il lui refusa nettement l’entrée du Temple parce qu’il était souillé du sang du basileus défunt. Il déclara sans ambages que, l’assassinat ayant été trop criant, il fallait de toute nécessité une expiation éclatante.[11] « Je ne puis, lui dit-il, recevoir dans le sein de l’Eglise celui dont les mains sont teintes de ce sang illustre. Avant tout il faut faire pénitence; te laver de l’accusation capitale qui pèse sur toi. La voix publique affirme ta participation au meurtre de Nicéphore. Il nous faut des coupables.

Si tu veux entrer au Lieu Saint, là où seulement je puis te consacrer, disculpe-toi d’abord; à supposer que tu y réussisses, dénonce sans hésitation les assassins véritables quels qu’ils soient. » Il termina cette apostrophe par une phrase qu dépassait en hardiesse toutes les précédentes « Avant tout, dit-il au nouveau basileus, chasse du Palais Sacré la femme adultère et criminelle qui a tout conçu, tout dirigé, qui a été certainement la coupable principale! »

On le voit, ce que le patriarche exigeait de Jean Tzimiscès avant de lui accorder la réalisation de son plus ardent désir, c’était quelque chose de considérable, de presque inouï. Mais aussi Jean n’ignorait point que la volonté du vieillard demeurait inflexible et il comprenait fort bien que le saint homme, toujours si étroitement attaché à la lettre même de la vérité, lui faisait une concession très grande déjà, puisque, n’ignorant point qu’il avait été après Théophano l’âme seconde du complot, il consentait presque à lui laisser la porte ou pour faire tomber sur d’autres acteurs du drame moins haut placés le poids de la vindicte publique.

Certes Polyeucte n’avait point dû se résigner facilement à fermer ainsi les yeux, mais le vieux patriarche n’était pas sans comprendre qu’il fallait de toute nécessité transiger avec un si puissant personnage, que c’était beaucoup d’obtenir pour le meurtre du 10 décembre ce semblant d’amende honorable officielle.

Tout cela cependant n’était que pure satisfaction d’ordre moral. Polyeucte n’en resta pas là de ses exigences. En chef habile autant que prévoyant de l’Église orthodoxe, passionnément épris de ses privilèges et de sa grandeur, il profita avec une habileté extrême de la situation pour arracher à Jean Tzimiscès des concessions bien autrement importantes, d’un intérêt tout autrement pratique pour celle-ci. Sentant bien que pour sortir de ce mauvais pas, pour détourner définitivement de dessus lui cette interdiction de couronnement dont la seule menace le jetait dans un si grand émoi, Jean irait aux dernières limites de la condescendance, le vieux prélat, plus politique cette fois, semble-t-il, qu’il ne s’était montré jadis, probablement poussé par ses plus sages conseillers, mit une grave et capitale condition de plus à la réconciliation du nouveau basileus avec l’Eglise! Celle-ci n’avait jamais accepté, mais seulement subi par force, cette novelle fameuse du précédent autocrator par laquelle interdiction avait été faite aux évêques de prendre une décision quelconque en matière ecclésiastique, de procéder à quelque nomination ou promotion que ce fût, sans avoir préalablement provoqué et obtenu le consentement de la couronne.

Jamais le haut clergé ne s’était soumis franchement à ce qu’il considérait comme un abominable abus de pouvoir, et cette mise en tutelle de l'Église par l’État avait certes été pour beaucoup dans l’impopularité croissante dont Nicéphore était devenu l’objet de la part de toute la gent ecclésiastique dans les derniers temps de son règne. Constamment Polyeucte en particulier avait déclaré ce fatal décret illégal, attentatoire à des libertés séculaires. Donc il exigea nettement que, pour racheter son crime, Jean déclarât nulles et non avenues, non seulement cette novelle qui attribuait toutes les affaires ecclésiastiques à la couronne, mais aussi toutes celles de même ordre que Nicéphore avait édictées contre les empiétements ecclésiastiques, qu’il renvoyât ces pièces au Saint Synode pour y être purement et simplement abrogées. De même le patriarche exigea que tous les prélats bannis de leurs sièges pour avoir refusé d’accepter ces décrets fussent rappelés et réintégrés avec toutes les réparations et tous les honneurs.

Enfin, pour le rachat du sang du juste Nicéphore, il réclama du basileus un dernier sacrifice, l’abandon de toute sa fortune particulière mobilière et immobilière: une moitié pour les habitants pauvres de la banlieue de la capitale, l’autre pour la reconstruction et l’agrandissement d’un des principaux hospices de Constantinople.

Jean Tzimiscès, pressé d’aplanir ces grosses difficultés du début, décidé d’avance à tout accepter, accueillit avec bonne grâce cette longue suite d’exigences. Avec une mansuétude peut-être plus apparente que réelle, il accorda d’emblée tout ce que demandait le patriarche. Après avoir juré à nouveau qu’il ne se considérerait jamais que comme le collègue des petits basileis légitimes, non leur supérieur, il se fit apporter, disent les chroniqueurs, les exemplaires originaux de ces novelles tant exécrées, oeuvres glorieuses de son prédécesseur, et les déchira de ses mains, ou plus probablement, suivant le récit de Léon Diacre, les adressa au Saint Synode pour que celui-ci procédât à leur abrogation.[12] Il remit du même coup en vigueur toutes les anciennes libertés de l’Église, ces libertés toujours si désagréables à la couronne dont le rude Nicéphore avait fait un si beau massacre. Dès lors, ainsi qu’il en avait été avant les fameux décrets de ce prince, il ne put plus être procédé à aucune nomination d’évêque sans la participation du patriarche. Conformément aussi au voeu de Polyeucte, les prélats réfractaires bannis sous Nicéphore pour n’avoir pas voulu enregistrer les novelles impériales furent réintégrés avec pompe sur leurs anciens sièges.[13] De même cette autre novelle qui interdisait de conduire, même de restaurer les maisons religieuses, fut abrogée.

La victoire si habilement amenée par Polyeucte était aussi complète que possible. Du coup l’Église reconquérait les privilèges séculaires dont Nicéphore l’avait dépouillée pour le plus grand bien de l’État. C’était un grand et redoutable pas en arrière. Mais Jean et son ministre avaient de trop gros embarras sur les bras pour se préoccuper outre mesure, en ces premiers jours si angoissés du nouveau règne, de ces avantages perdus par le pouvoir séculier. Probablement ils se disaient tout bas qu’il fallait obtenir d’abord de l’Eglise le couronnement, qu’on verrait ensuite à reprendre une à une toutes ces libertés qu’on était obligé de restituer pour l’instant. L’insistance même du patriarche à obtenir la révocation des novelles de Nicéphore n’est-elle pas une preuve de plus de l’immense importance que celles-ci avaient eue pour amener l’assujettissement de l’Eglise à l’Etat?

Jean, soumis entièrement aux volontés de celui du concours duquel il avait un si pressant besoin, alla jusqu’au bout dans cette voie de concessions peu honorables. Presque cyniquement il semble avoir abandonné à leur sort ses compagnons de conjuration dont lui-même avait armé la main, du moins les plus obscurs parmi eux, car ce furent ceux-là qui payèrent pour tous. Se parjurant, il ne craignit pas d’affirmer sous serment que lui-même n’avait point porté la main sur Nicéphore. Mettant le comble à sa tranquille audace, il sacrifia du même coup Théophano, ayant de suite compris l’impossibilité de faire accepter par le peuple son union avec la femme criminelle.

Lui-même désigna au patriarche comme ayant été lors du drame du 10 décembre les instruments de la basilissa, comme étant par conséquent les seuls vrais coupables avec elle, le taxiarque Léon Balantès et Jean Atzypothéodoros.[14] Le premier avait porté à Nicéphore ce furieux coup de glaive qui lui avait fendu le crâne. Le second avait tranché la tête du cadavre pour la montrer de la fenêtre à la foule accourue devant le Palais. Certes il était juste que ces deux criminels fussent châtiés et ces deux boucs émissaires ne peuvent inspirer de pitié; mais il y avait de plus grands coupables qui demeuraient impunis. Jean lui-même, s’il n’avait peut-être point porté à son ancien compagnon d’armes le coup mortel, l’avait en tout cas indignement frappé et torturé.

N’importe: le patriarche eut l’esprit de se contenter de ce semblant de réparation. Léon Balantès et Atzypothéodoros furent seuls mis à mort et le crime de la nuit de décembre fut ainsi officiellement vengé.[15] Nous ne savons quel supplice fut infligé à ces malheureux. Ce dut être quelque longue et horrible torture, châtiment accoutumé des parricides à Byzance. Léon Diacre ajoute ce détail que tous ceux qui, de près ou de loin, avaient pris part à la mort de l’empereur martyr, eurent une fin misérable. Il ne nous est possible de vérifier l’exactitude de cette affirmation que pour le seul Jean Tzimiscès. Léon Diacre eût bien dû nous dire ce que devinrent les autres complices. Nous savons en tout cas, par le chroniqueur syrien Yahia, que Michel  Bourtzès ne tomba pas en disgrâce, mais fut presque aussitôt nommé au commandement de cette ville d’Antioche qu’il avait tant contribué à reprendre aux Sarrasins. Nous retrouverons le nom de ce personnage à bien des pages de cette histoire, mais nous ne savons rien sur l’époque et les circonstances de sa mort.

Ce qui explique ou légitime jusqu’à un certain point la condescendance de Polyeucte, c’est que, chose en apparence inouïe, satisfaction absolue, nous l’avons vu, lui était en outre donnée au sujet du principal acteur de ce terrible drame. Théophano, la pécheresse couronnée, devenait victime d’un châtiment effroyable, alors précisément qu’elle croyait toucher à nouveau à toutes les félicités humaines. Et vraiment cette catastrophe sans nom, mémorable exemple de ces retours extraordinaires dont l’histoire byzantine est pleine, pouvait bien passer pour une réparation suffisante du sang versé.

Il est probable que, sur ce point surtout, Jean ne dut opposer aucune résistance à la demande du patriarche. Immédiatement après le crime, cet homme habile avait compris que le forfait était par trop exécrable, que jamais il ne réussirait à conserver la couronne s’il ne séparait de suite son sort de celui de sa complice. Ainsi fut pensé, ainsi fut exécuté. Le nouveau basileus décida que Théophano serait chassée de ce Palais Sacré où si longtemps elle avait régné, et déportée dans un des couvents de Proti, la première des îles des Princes en venant de Constantinople.[16]

Dans le petit volume que j’ai consacré il y a quelques années à l’histoire de cet archipel en miniature, lieu de déportation si voisin de la grande Ville, j’ai parlé longuement de cet îlot aride et de ces monastères fameux où furent ensevelies vivantes tant de victimes de la cruelle politique byzantine Là ont vécu et souffert bien des personnages illustres: le basileus Michel Rhangabé, le basileus Romain Lécapène détrôné par son gendre le Porphyrogénète, le basileus Romain IV Diogène surtout, un des empereurs les plus méritants et les plus malheureux qui aient jamais ceint le diadème blanc des successeurs de Constantin, puis encore le fameux Bardane le Turc, la victime du vil Nicéphore Logothète. Il serait impossible d’énumérer tous ces exilés de haut rang qui eurent Proti pour lugubre prison. C’est là que fut transportée la tragique et toujours belle Théophano, très peu de jours après qu’elle eut fait assassiner son second époux par son amant.[17]

On ne saurait retrouver dans l’histoire un autre exemple d’une situation aussi dramatique, imaginer un plus subit, un plus complet bouleversement dans une vie humaine qui semblait à son apogée! Hélas! Les chroniqueurs nous racontent tous ces faits poignants en moins de deux lignes! Comme ils auraient bien dû nous en dire davantage! Conçoit-on l’affreuse surprise, l’inexprimable fureur de la souveraine? Elle était impératrice d’Orient, régente pour les deux basileis ses fils; elle était toute jeune encore, superbe, adulée, la première femme à ce moment, semblait-il, sous la voûte des cieux. Poussée peut-être à la fois par la haine, l’amour et l’ambition, peut-être bien plutôt par le désir plus noble de préserver ses fils menacés par Nicéphore, elle fait tuer par son amant son vieil époux. Elle-même guide les pas des assassins tremblants dans cette nuit terrible La victime désignée périt misérablement. L’amant meurtrier s’assoit sur le trône des basileis. Théophano plus que jamais se croit impératrice souveraine avec cette seule différence qu’elle a quitté la couche du mystique et grossier Nicéphore pour celle de l’Arménien ardent et fin, jeune encore, qu’elle se figure uni à elle par les liens d’une passion fougueuse. Déjà elle roule en sa tête charmante de radieux projets de vie à deux dans la toute-puissance. Soudain un prêtre cassé par l’âge, un vieillard moribond se dresse vengeur entre elle et ce rêve presque réalisé’. Polyeucte, d’une voix déjà mourante, crie à Jean Tzimiscès: « Si tu veux, basileus, entrer au Lieu Saint pour que je t’y couronne, si tu veux régner véritablement sur cet immense empire, il te faut, avant tout, sacrifier l’épouse infâme qui a armé ton bras. Cette condition est formelle. Chasse, chasse Théophano de ta couche, de son palais, de sa capitale, sinon tu ne régneras point ! » Et l’amant que la malheureuse avait cru lié à elle pour toujours par leur crime même, témoignant ainsi à quel point ce fut l’amour du rang suprême bien plus que sa passion qui l’a rendu meurtrier, se courbe devant l’arrêt du vieillard sans un mot de protestation, sans l’ombre d’une résistance. Sur le champ il sacrifie celle qu’il prétendait tant aimer. Vit-on jamais déception plus amère, chute plus surprenante!

Le désespoir, la surprise, la fureur de Théophano furent extrêmes. Quel supplice pour une pareille femme que de quitter le rang suprême, le « koïton » admirable du Palais Sacré pour la cellule nue, froide, sordide d’un de ces lugubres couvents des îles, avec ce raffinement de torture que de chaque rocher de l’inculte Proti la malheureuse ne pourrait lever les yeux sans voir briller au premier plan les jardins et les bâtiments de cette demeure où si longtemps elle avait régné et que le soleil, en se couchant derrière les cimes de l’Olympe, éclairait chaque soir de tous ses feux! Être précipitée de si haut par un tel coup de surprise, alors qu’elle était si loin de s’y attendre, alors qu’elle avait cette amertume dernière de se dire qu’elle était bien elle-même l’unique artisan de son désastre! Avoir été presque l’égale d’une divinité, avoir vu défiler chaque jour, prosternées à ses pieds qu’elles baisaient, la foule brillante des patriciennes de la Ville gardée de Dieu, et devenir, en une heure, une misérable caloyère dans un couvent des îles! Souffrir une telle injure de l’homme qu’on a aimé et qu’on vient d’élever à ses côtés sur le trône ! L’épreuve était cruelle, et Théophano n’était point femme à la supporter dignement.

Jean donc, poussé par le parakimomène, sacrifia sa maîtresse à sa couronne. Et comme, en somme, c’était un vrai souverain voulant le bien de ses peuples, il est fort probable que cette dernière concession lui coûta moins que celles qu’il s’était vu forcé de faire à l’Église. Cette prodigieuse exécution dut suivre de très près le meurtre de Nicéphore. Nous avons vu que les exigences de Polyeucte se manifestèrent exacte ment une semaine après cet événement, et il est probable que l’expulsion de l’impératrice fut la suite immédiate de l’accord survenu entre Jean et le vieux patriarche. Celle-ci ne demeura donc guère plus de huit jours au Palais après le drame qu’elle avait si imprudemment provoqué. Il est presque certain que Jean Tzimiscès se garda soigneusement de la revoir durant cet intervalle. Très probablement aussi on dut embarquer de force la basilissa. Sa mère, dont les chroniqueurs font mention cette fois seulement et qui, vraisemblablement, vivait auprès d’elle au Palais, fut, par la même occasion, déportée à Mantineion, ville de la province asiatique d’Honorias, dans le Pont,[18] certainement dans quelque couvent de cette localité.

Malgré l’extraordinaire pauvreté des sources, nous possédons cependant une preuve de ce que dut être la fureur de la belle Théophano ainsi jouée par son amant. Les chroniqueurs racontent que, peu après son exil, encore dans le courant de l’an 970, elle réussit à s’évader de son couvent de Proti. Rentrée secrètement en caïque dans la capitale, elle courut se réfugier, elle aussi, dans la Grande Eglise. Peut-être comptait-elle encore sur l’ascendant qu’elle avait si longtemps exercé sur Jean, plutôt que sur l’affection que lui portaient ses fils, les petits empereurs. Peut-être au contraire espérait-elle susciter dans le peuple quelque mouvement en sa faveur. Ce fut non à Jean mais bien au parakimomène que la malheureuse eut affaire. Le rude eunuque, auquel le nouveau basileus avait décidément, semble-t-il, remis toute la direction des affaires intérieures, ne se piquait pas de galanterie. Il fit sortir de force Théophano de son asile, et l’infortunée basilissa dont on ne voulait à aucun prix tolérer la présence auprès de ses fils, fut cette fois, pour éviter le retour de pareils incidents, embarquée pour un exil autrement lointain. On la relégua au fond du sauvage thème arméniaque, dans l’extrême Asie, dans le monastère de Damis qui venait précisément d’être fondé par Tzimiscès probablement dans le pays natal de celui-ci. A cette époque, une pareille condamnation pour une princesse raffinée telle que Théophano était quelque chose d’horrible, une véritable déportation en pays de barbarie. La pauvre femme, domptée par le malheur, avant de partir pour cet exil affreux, demanda et obtint une audience de son ancien amant devenu son bourreau. Certes elle espérait encore le fléchir. Mais les choses se gâtèrent aussitôt. Ce fut une scène terrible.

A peine la condamnée eut-elle distingué Jean, qu’elle n’avait peut-être pas revu depuis la funèbre veillée de décembre, qu’elle éclata contre lui en invectives atroces. Apercevant ensuite le parakimomène,[19] qu’elle considérait justement comme un des principaux artisans de sa chute, elle se jeta sur lui comme une furie avant qu’on eût pu la retenir, et lui meurtrit le visage de ses poings fermés, l’appelant follement des noms les plus injurieux, « barbare, misérable Scythe »[20]

On dut l’arracher de force et l’expédier aussitôt sur le bateau qui devait l’emmener à l’extrémité de l’empire. Durant six longues années on ne retrouve plus trace d’elle dans les sources. Que devint-elle dans ce monastère perdu où n’arrivait plus aucun bruit du monde? Ce qu’elle dut souffrir en ce lieu abominable, ce qu’elle dut se consumer en accès de rage impuissante, dépasse l’imagination. A la mort de Jean Tzimiscès seulement, en 976 elle fut rappelée à Constantinople par ses fils. Elle eut donc encore cette joie suprême de rentrer en souveraine dans ce Palais dont elle avait été si indignement chassée. Mais il semble que tant d’épreuves l’avaient brisée, car elle ne paraît plus avoir joué de rôle important et son nom ne revient plus dans les chroniques byzantines. Celles-ci ne disent même point quand et comment elle mourut. Accablée par le malheur, peut-être aussi par les infirmités, elle termina obscurément sa vie au fond du Gynécée impérial.[21] Seule, nous le verrons plus loin, une chronique géorgienne parle d’elle avec insistance comme ayant exercé un certain pouvoir après son retour à Constantinople.

Tzimiscès, poussant jusqu’au bout sa soumission, s’empressa d’exécuter également la dernière promesse que le patriarche avait exigée de lui. C’était certainement celle qui coûtait le moins à son coeur naturellement généreux. Il distribua, avec une libéralité qui n’avait rien le forcé toute sa fortune particulière, très considérable. Il en tenait une partie de son père qui était, on le sait, de grande noblesse d’Asie.[22] L’autre provenait des dotations de Nicéphore Phocas en récompense de ses brillants services aux armées. Comme Napoléon comblant ses maréchaux de biens de toutes sortes, ainsi les basileis byzantins excellaient à combler leurs e stratigoi » et leurs grands domestiques victorieux des richesses les plus variées, surtout d’immenses biens-fonds dans les provinces. Conformément au voeu de Polyeucte, Jean attribua la moitié de cette fortune aux cultivateurs besogneux du thème de Thrace qui entourait la capitale, cultivateurs probablement plus particulièrement appauvris par la disette terrible de ces dernières années.

La seconde part fut remise au grand « Nosocomion » ou hôpital consacré spécialement aux scrofuleux et aux malades affectés de lèpre et d’autres maladies cutanées,[23] célèbre établissement charitable, de date déjà ancienne, situé à Chrysopolis, qui est Scutari, sur la côte d’Asie. Les libéralités de Jean permirent de restaurer et d’agrandir considérablement cet édifice. Le basileus, jusqu’à la fin de ses jours, lui témoigna constamment un intérêt particulier. Non seulement il le dota avec munificence, mais il le visitait très fréquemment, nous dit Léon Diacre, s’entretenant avec les malades, sympathisant avec leurs souffrances, leur prodiguant des encouragements, s’informant de leurs misères, se rendant toujours plus populaire parmi tous, n’hésitant pas, malgré ses goûts naturellement raffinés, élégants, à panser de ses mains les plaies hideuses, les plus répugnants ulcères, et ne tenant, dit le chroniqueur, aucun compte de sa pourpre ni de sa majesté ».

Là ne s’arrêtèrent point les dons de joyeux avènement de cet homme qui possédait à un haut degré le don de se faire aimer de ses peuples. Par une faveur spéciale les habitants du thème des Arméniaques, dont Jean était originaire, furent exemptés de tout impôt probablement pour l’année courante. De même le basileus augmenta dans des proportions très considérables pour tous ceux qui y avaient droit les libéralités congiaires et autres largesses que les empereurs avaient dès longtemps coutume de distribuer à l’occasion de l’année nouvelle aux sénateurs, aux hauts fonctionnaires, aux membres des diverses classes de la noblesse. C’était précisément la fin de l’année. On conçoit combien ces mesures contribuèrent à consolider la popularité du nouveau souverain. Même, nous dit le chroniqueur, Jean alla si vite et si loin dans ses distributions, emporté par sa générosité ordinaire, qu’il eut très rapidement mis à sec ses coffres particuliers; il en aurait fait autant de ceux de l’Etat s’il n’avait été à tout instant retenu par le parakimomène, aussi froid, aussi économe que lui était bouillant et naturellement prodigue. » Cette noble attitude de Jean sa main toujours ouverte pour donner, son constant désir de rendre service, semblent avoir produit une impression profonde sur ses contemporains.

Les populations de la capitale, comme de tout l’empire, qui souffraient depuis trois ans[24] d’une disette affreuse, suite d’une série de mauvaises récoltes, ne furent pas oubliées dans cet ensemble de mesures de préservation et de bienfaisance. D’immenses approvisionnements de blé furent réunis et distribués. De tous les emporia ou marchés des produits de la terre, d’Occident comme d’Orient, des denrées furent expédiées sur Constantinople et sur les points plus particulièrement éprouvés par la famine. Ces promptes mesures amenèrent un rapide soulagement aux souffrances populaires.

Dès que les coupables désignés, véritables victimes expiatoires, eurent été solennellement punis, dès que les fameux décrets attentatoires aux libertés de l’Église eurent été rapportés, Polyeucte, satisfait de cette grande victoire sur le pouvoir séculier, se déclara prêt à procéder au couronnement du nouveau basileus. « Le jour même de Noël de l’an 969, disent Skylitzès et après lui Cédrénus et Zonaras, par conséquent deux semaines après le meurtre de Nicéphore, Jean, estimé digne de pénétrer dans le Lieu Très Saint, fit dans la Grande Eglise son entrée solennelle. A son tour, dans le très saint sanctuaire, il fut oint et consacré de la main du patriarche. Il fit amende honorable pour ses péchés, distribua des aumônes et parut, le diadème des basileis en tête, devant la foule urbaine assemblée. Bien que le fait ne soit point mentionné dans les sources, il est certain que cette fois encore, comme lors de l’avènement de Nicéphore Phocas, les deux petits basileis durent assister officiellement au couronnement de leur nouveau collègue, plutôt de leur nouveau seigneur et maître. Durant ce temps, le corps décapité de l’infortuné Nicéphore gisait abandonné dans son grand sarcophage de l’héroon de Constantin aux Saints Apôtres, et la misérable Théophano, non moins abandonnée, se tordait les mains de désespoir dans la cellule nue du monastère de Proti !

Après le couronnement, le basileus Jean, à l’égal de tous ses prédécesseurs, rentra processionnellement au Palais Sacré, aux acclamations des représentants de la noblesse, des fonctionnaires, du peuple, de l’armée.

Un incident se passa presque aussitôt après, au sujet d’une nomination à un siège ecclésiastique vacant, qui, bien que nous n’en soyons informés que d’une manière très succincte par Léon Diacre,[25] vient très heureusement jeter la lumière sur ce qu’était redevenue à ce moment la puissance de l’Église, grâce à l’énergie déployée par son vieux chef. Depuis la mort tragique du saint patriarche d’Antioche Christophoros, tué d’un coup de lance, à la prise de cette ville, par un émir Sarrasin furieux de sa prétendue trahison,[26] la grande cité chrétienne du sud, reconquise par les armes orthodoxes, était demeurée sans pasteur. Un des premiers soins du basileus Jean fut de pourvoir à cette vacance très importante. Son choix longuement médité avait fini par se porter, chose curieuse qui peint bien cette époque bizarre, sur un simple ermite asiatique, Théodore de Colonée, religieux auquel un ascétisme extraordinaire avait valu dans ce temps une célébrité véritable. C’était un de ces pieux solitaires au corps et à l’âme également de fer, doués d’une incroyable énergie, tels que l’Eglise grecque en a tant produit. Livré dès l’enfance aux exercices de la plus austère piété, ce saint homme qui avait entièrement dompté sa nature, portait hiver comme été un unique vêtement de poil de bête, sous lequel il dissimulait on guise d’éternelle pénitence une lourde ceinture de fer dont le poids énorme torturait incessamment sa chair meurtrie. Jamais il ne quittait un de ces grossiers habits que lorsque le temps l’avait à tel point réduit en lambeaux, que sa  chair en demeurait découverte. Jadis, disait la voix publique, il avait, dans une de ces prophéties dont lui et ses pareils étaient familiers, prédit l’empire à Nicéphore Phocas. Il l’avait prédit aussi à Jean Tzimiscès. Surtout, disait-on, il avait exhorté celui-ci à attendre patiemment le moment où il pourrait par venir à la toute-puissance impériale sans se souiller d’un crime affreux, l’avertissant de la part de Dieu que, s’il écoutait au contraire la voix impatiente de son ambition, il avancerait du même coup le terme de ses jours, le conjurant pour le reste de s’en remettre au Tout Puissant qui saurait bien le placer au rang suprême à l’heure que Lui jugerait convenable. Skylitzès et Zonaras ajoutent même que le vénérable ascète avait sommé le futur basileus de signaler le règne qu’il lui prédisait ainsi en délivrant l’empire de la secte impure des Manichéens. C’étaient les hérétiques Palliciens de Théodosiopolis et de Mélitène qu’il désignait de la sorte. Devenus très nombreux, bien qu’ayant perdu toute puissance matérielle depuis les terribles exécutions de Théodore et de Basile Ier, ceux-ci corrompaient plus que jamais la religion, infectant toutes les provinces d’Asie de leurs doctrines funestes et détestables » pactisant avec l’ennemi musulman héréditaire. Théodore de Colonée avait adjuré Jean de les déporter dans quelque territoire désert où ils ne pourraient plus nuire.[27]

Cette prophétie si bien réalisée avait redoublé l’intérêt que Jean avait ressenti, dès qu’elle eut été formulée, pour cet ermite si avisé. Théodore de Colonée se trouvait dans la ville de Constantinople. Le basileus, après s’être facilement assuré du consentement du patriarche, le présenta lui-même à Polyeucte qui, d’accord avec les prélats alors réunis dans la capitale, lui fit passer le plus sérieux examen. « La pieuse assemblée, dit ingénument Léon Diacre, constata que l’ascète était d’une ignorance profonde en fait de science profane, mais aussi qu’il était merveilleusement instruit des choses de Dieu. Elle le jugea en conséquence parfaitement apte à remplir la haute charge à laquelle le destinait le prince.

Ainsi raconte le chroniqueur officieux; mais pour qui réfléchit à la victoire si grande que venait de remporter Polyeucte, il est clair, dit Gfrœrer, que la procédure suivie dut être en réalité toute différente. Certainement l’examen de doctrine que les évêques firent subir au candidat au trône patriarcal d’Antioche dut précéder sa nomination par l’empereur et non la suivre.[28] En étudiant ce récit avec quelque soin, il est impossible de ne pas reconnaître qu’outre tant de concessions, Jean avait dû s’engager aussi à ne plus nommer aux hautes charges ecclésiastiques que des candidats dont les capacités auraient été soumises par avance à l’examen et à l’acceptation du patriarche en sa qualité de chef de la hiérarchie ecclésiastique.

Quoi qu’il en soit, l’ascète vêtu de peaux de bêtes, le sordide solitaire aux pieds nus, à l’inculte nature, devint patriarche d’Antioche, la première dignité de l’Eglise orientale après celle de Constantinople. A Byzance, au Xe siècle, d’aussi brusques changements de fortune étaient chose fréquente. De même qu’un soldat aventureux se faisait proclamer autocrator, de même que la fille d’un cabaretier se réveillait un matin basilissa du peuple des Romains, de même un misérable ermite devenait en une heure chef de l’Église, patriarche de Byzance ou de la Grande Théoupolis qui est Antioche.

Polyeucte consacra, le dimanche 8 janvier 970,[29] le nouveau chef de l’Eglise de Syrie. Un exemplaire du petit sceau de ce dernier est encore aujourd’hui conservé au Musée de la Société archéologique à Athènes. Moi-même je possède un superbe exemplaire de son grand sceau, sur lequel il prend le titre de « patriarche de Théoupolis, la Grande Antioche, et de toute l’Anatolie ».[30] Vingt jours après, le 28 janvier,[31] trente-cinq jours après le couronnement de Jean, le vieux pontife constantinopolitain expirait, épuisé par l’âge, après treize ans et dix mois de règne à partir du 3 avril 956, laissant à son innombrable clergé la mémoire de ses vertus et l’orgueil de la revanche éclatante remportée sur l’autorité civile par l’Église, si longtemps abaissée sous le joug brutal de Nicéphore. Sous les trois derniers basileis, Polyeucte avait joué un rôle parfois glorieux, toujours important. Sous Constantin déjà c’était lui qui avait baptisé dans Sainte-Sophie la fameuse Olga, la lointaine archontissa de Russie, laquelle était demeurée jusqu’à la fin de sa vie son amie dévouée. Sous Nicéphore il avait certainement été le premier dans l’État après l’empereur. Sous Jean Tzimiscès enfin, il venait en quelques jours de forcer le basileus à peine couronné de restituer à l’Eglise tous ses antiques privilèges. Celle-ci, reconnaissante, a mis cet illustre prélat au nombre de ses saints. Elle fête sa mémoire le cinquième jour de février.[32] Un précieux manuscrit de la Bibliothèque Nationale contient entre autres pièces de vers du poète contemporain Jean Géomètre, le célèbre évêque de Mélitène, un éloquent panégyrique de l’auguste patriarche défunt.[33]

Jean pour régner, avait dû s’humilier devant le patriarche. Bien décidé à se garer pour l’avenir contre de pareilles éventualités, préoccupé en même temps de ne pas laisser vacant le trône du chef de l’Eglise. Désireux surtout d’y installer au plus vite un homme à lui qui fût le plus possible sa créature et pourtant aussi le digne successeur de Polyeucte, il convoqua à cet effet, dès le lendemain de la mort de celui-ci, le Saint Synode avec tous les évêques présents dans la capitale et aussi les sénateurs.

Le basileus commença par faire aux prélats ainsi assemblés au Grand Palais l’éloge du candidat qu’il avait choisi, candidat qu’il connaissait depuis longtemps. Voici le discours curieux que Léon Diacre place à cette occasion dans sa bouche: « Le Tout Puissant, créateur des cieux et de la terre, a à mon avis, constitué ici-bas ces deux plus grandes puissances terrestres, l’autorité ecclésiastique et l’autorité impériale, la première pour qu’elle dirige les âmes, la seconde pour qu’elle gouverne les corps, et qu’ainsi, par leur commune action à toutes deux, le bien-être universel soit maintenu. Puisque donc celui qui dirigeait l’Église a payé son tribut à la fragile nature, il appartient à Celui qui a des yeux de feu et devant lequel rien n’est caché, de remplacer le patriarche défunt par un nouveau qui soit supérieur à tous et le plus en état de remplir ce poste suprême. Moi donc qui, pour l’avoir mis à une longue épreuve, en connais un absolument digne de cette haute charge, je l’élève aujourd’hui à la dignité de patriarche, afin que désormais les vertus extraordinaires de cet homme, auquel le Tout-Puissant a conféré en plus le don de prophétie, ne demeurent plus séquestrées dans un coin obscur de l’univers. Effectivement une foule de grands événements, qui m’ont été d’avance prophétisés par lui, se sont réalisés à point nommé. » Quand il eut ainsi favorablement préparé son auditoire, Jean fit introduire à l’improviste son candidat devant les pères assemblés. Grande dut être leur surprise, car celui qui venait d’apparaître portait, lui aussi, l’étrange et sauvage costume des moines du désert. L’homme que Jean destinait à succéder à Polyeucte dans cette première charge de l’Église était, comme le nouveau patriarche d’Antioche, un simple ermite, l’ascète Basile, surnommé le Scamandrien,[34] solitaire du mont Olympe de Bithynie. Lui aussi faisait depuis de longs jours l’édification des fidèles par ses farouches vertus érémitiques. Lui aussi passait pour posséder des dons merveilleux de prophétie et d’austère piété. « L’empereur poursuit le chroniqueur, annonça à l’assemblée qu’il choisissait cet homme pour être patriarche, puis il lui ordonna d’aller sur le champ s’installer au « patriarcheion », le palais séculaire des chefs de l’Eglise constantinopolitaine.

Le discours de Jean aux évêques, dit fort bien l’historien allemand Gfrœrer, nous fait toucher du doigt la modification profonde qui s’était produite dans les relations et les situations respectives de l’Eglise et de l’Etat, modification que les concessions arrachées par Polyeucte au pouvoir civil venaient de consacrer de si éclatante façon. Depuis les temps déjà si lointains de Constantin et ceux de Justinien, l’empereur, à la fois grand prêtre et basileus, avait constamment réuni jusqu’ici en sa seule personne les deux plus grands pouvoirs de l’Etat. Pontife et roi, il se trouvait par sa grandeur placé au dessus de toute loi humaine. Quelle différence aujourd’hui ! On en croit à peine ses oreilles quand on lit le langage tenu par Jean Tzimiscès, le successeur des basileis, dans son propre Palais à ses évêques ! L’Occident, avec toutes les idées qui dominent au Vatican semble avoir émigré dans la demeure des basileis au Bosphore lointain. Un basileus grec s’écrie « Dieu tout-puissant a créé sur terre deux grandes puissances jumelles: le patriarche et l’empereur ! »

« En tous cas, poursuit Gfrœrer, il résulte clairement de tout ceci que, lors de l’accord conclu entre le Palais et le patriarche pour la restauration des libertés de l’Eglise, il dut être convenu ce qui suit: à la mort du patriarche, c’est au basileus qu’il appartiendra de lui trouver un successeur, mais l’empereur s’engage à ne nommer que le plus digne et il donne pour garantie de cette promesse que les évêques présents à ce moment dans la capitale ainsi que le Sénat auront toujours le droit de déclarer que le candidat présenté par lui est en effet ce plus digne. » Certainement il fallait une raison bien puissante pour décider le nouveau basileus à réunir ainsi au Palais le Sénat et les évêques et à les faire juges des mérites de son candidat. La conduite que nous allons voir Jean Tzimiscès tenir vis-à-vis de l’évêque rebelle d’Abydos sera pour nous une preuve nouvelle de la victoire insigne qu’avait remportée le vieux patriarche sur le pouvoir séculier. C’est avec raison que Gfrœrer s’écrie en terminant: « Quel grand patriarche fut ce Polyeucte que ses parents avaient fait eunuque ! Personne n’a travaillé plus fructueusement que lui à l’émancipation, de l’Eglise orthodoxe, et Basile le Scamandrien après lui se montra son digne successeur. »

Nous possédons sur toutes ces circonstances un document presque contemporain qui aide à comprendre ce mécanisme un peu compliqué de l’élection du chef de l’Église orientale. Un chapitre du Livre des Cérémonies du basileus Constantin Porphyrogénète, le propre grand-père des pupilles du basileus Jean Tzimiscès, est consacré à décrire les formalités suivre pour l’élection et l’ordination d’un patriarche de Constantinople!

« A la mort d’un patriarche, dit, le scribe impérial, le basileus signifie et ordonne aux très pieux métropolitains de désigner trois candidats qui auront été jugés par eux dignes d’occuper ce rang si élevé. En conséquence, ces hauts personnages sont tenus de se réunir aussitôt dans les catéchuménies de la très sainte Grande Eglise. Ils y choisissent les trois candidats et envoient leurs noms à l’empereur, qui les mande au Palais. Si ces noms sont ceux qui conviennent au basileus, tout va bien et l’empereur, faisant son choix, proclame un des trois candidats. Si, au contraire, l’empereur tient à un candidat autre que les trois désignés par les métropolitains, il le dit, déclare ce nom nouveau et annonce qu’il veut ce patriarche-là Les métropolitains, comme il est convenable, cèdent aussitôt (car la nomination impériale est la seule valable). Il y a alors ce qu’on appelle les métastasimnon », c’est-à-dire que tous sortent du Palais et que les métropolitains, le Sénat, les hauts dignitaires ecclésiastiques, les prêtres et le reste des personnages sacrés se rendent à la Magnaure. Le basileus s’y rend de son côté, vêtu du « scaramangion » et du « sagion » à frange d’or,[35] et, se levant, s’adresse au Sénat et aux métropolitains en désignant le candidat de son choix qui est présent à la cérémonie. « La grâce divine, dit-il, et notre puissance impériale qui en découle, créent cet homme très pieux que voici, patriarche de Constantinople, la Nouvelle Rome. Tous donnent aussitôt leur acquiescement à cette nomination, adressent leurs voeux au basileus et lui disent ce qu’ils désirent lui dire (sic). Alors le basileus présente et remet le nouveau patriarche au chef des préposites, aux officiers de la garde-robe et aux silentiaires, et celui-ci, soutenu sous les bras par le chef des préposites et le chef des silentiaires, escorté et adoré par les ecclesecdiques[36] se rend au « patriarcheion » ou palais patriarcal. Le basileus s’en retourne au Palais Sacré. La plus prochaine fête ou le plus prochain dimanche, il y a procession dans la Grande Église, comme c’est la coutume, et le nouvel élu avec tout son clergé y reçoit le basileus avec sa suite. Le service se fait suivant les rites accoutumés, et la cérémonie s’accomplit. Puis les métropolitains procèdent à l’ordination du patriarche tandis que le basileus se retire à quelque distance. Ainsi, entrant par la partie droite du Béma et du Cyclion, ils pénètrent dans l’Euctérion où se voit la Crucifixion en argent; ils y adorent trois fois la divinité, cierges en main, rendent grâces à Dieu, saluent le patriarche, puis s’en vont tantôt par le Métatorion, tantôt par le Cochlion qui est dans la région du Puits Sacré, où ils écoutent la lecture de l’évangile du jour. » Suit le reste de l’interminable cérémonie.

L’écrivain impérial s’est fort attaché, on le voit, à démontrer que la volonté du basileus était toute-puissante en matière d’élection patriarcale. En réalité les choses ont pu se passer ainsi à l’époque de Constantin Porphyrogénète. Elles ne durent point se passer aussi simplement pour la nomination du premier patriarche élu après l’avènement de Jean Tzimiscès.

Quinze jours après son élévation, le 13 février 970, second dimanche du Carême, le jour de la glorieuse fête de l’Orthodoxie, fondée en 842, il y avait près d’un siècle et demi, à la suite de la restauration des Images sous le patriarche Méthodios, le nouveau patriarche Basile fut ainsi ordonné dans Sainte-Sophie. Lui aussi fut un chef d’Église très saint et très pieux. Le choix de Jean Tzimiscès, si mûrement réfléchi, était de tous points excellent.

Tels furent les premiers jours du nouveau règne. Mais d’autres soins d’une gravité bien autrement immédiate réclamaient déjà toutes les pensées du basileus. A peine couronné, il lui fallait songer à parer aux plus tragiques circonstances. L’existence même de l’État était en péril, car Nicéphore mourant léguait à son ancien compagnon d’armes, devenu son meurtrier, une guerre terrible qui allait dès lors absorber toutes les forces vives de l’empire: Ce n’était point assez que le conquérant de la Cilicie et d’Antioche, ignorant de son affreux et si prochain lendemain, n’eût point laissé dans les forteresses chrétiennes de ces contrées reconquises par lui des garnisons suffisantes pour l’attaque générale que ce coup de foudre, l’annonce de sa mort, ébranlant instantanément l’autorité byzantine à peine assise en ces provinces lointaines, allait amener aussitôt, en réveillant à nouveau toutes les revendications sarrasines, tous les espoirs de vengeance des guerriers de l’Islam. Le plus grand péril était ailleurs. Le plus redoutable, le plus instant danger, c’était l’ennemi russe. Cet ennemi féroce, grisé par ses récentes victoires sur le peuple bulgare, demeurait à ce moment campé sur la frontière du nord, au pied du Balkan, à quelques marches à peine de la capitale. D’un jour à l’autre, ses hordes infinies pouvaient paraître au pied des remparts de la Ville gardée de Dieu.

Donc, outre la lutte arabe sur la frontière sarrasine, lutte toujours renaissante, jamais terminée, outre des difficultés graves en Italie, outre les embarras d’un pays épuisé par une famine qui durait depuis des années, l’empire se trouvait, à la mort de Nicéphore, avec une guerre immédiate, infiniment dangereuse, sur les bras. Une portion de la nation russe, grande armée en marche, si imprudemment attirée au delà du Danube par ce soldat d’habitude si sage, après avoir, l’an d’auparavant, mis à feu et à sang puis dompté la Bulgarie d’au-delà des Balkans, ambitieuse de plus brillantes conquêtes, avide d’un splendide butin, se préparait à franchir ces monts aux premiers beaux jours du prochain printemps pour soumettre également les plaines de Thrace et de Macédoine, et courir à l’assaut de la capitale fameuse, but suprême de ses convoitises.

Seules les rigueurs de l’hiver, les difficultés extrêmes du passage en cette saison d’une armée à travers ces montagnes sauvages, avaient forcé Sviatoslav, l’ardent prince des Russes, à retarder de quelque peu cette nouvelle marche en avant de ses bandes féroces. Nicéphore, comprenant trop tard quelle faute il avait commise, avait passé les derniers mois de son règne, depuis son retour précipité de Syrie, à se préparer à recevoir ce choc formidable. Constantinople avait été, par ses soins, mise en état de défense, et lorsqu’il mourut, tout était en voie d’organisation pour qu’au premier printemps l’empereur et son armée fussent prêts à marcher à la rencontre du chef varègue et de ses formidables soldats. La mort du héros dans la nuit du 10 décembre ne lui laissa pas le temps d’affronter ces combats nouveaux. Mais à Byzance, en cette seconde moitié du dixième siècle, on pouvait dire vraiment des chefs le l’empire: primo avulso non deficit alter. L’épée que Nicéphore Phocas mourant avait laissé choir de son bras défaillant, était tombée en bonnes mains. Celles non moins habiles, non moins intrépides de son meurtrier l’avaient relevée sur l’heure. Le péril était immense, imminent, mais Jean Tzimiscès, digne successeur de Nicéphore Phocas, fut bien à la hauteur de ces cruelles circonstances.

Bien que les chroniqueurs n’en fassent pas mention, les préparatifs de la guerre russe durent se poursuivre sans une heure de retard dès les premières semaines du règne nouveau. On savait à n’en point douter qu’aux premiers beaux jours Sviatoslav et les siens, sans cesse excités par le traître Kalocyr qui leur promettait la Bulgarie au cas où ils l’aideraient à se faire proclamer empereur, fatigués par un long hivernage dans les maussades cités bulgares, se rueraient comme des bêtes de proie sur la grande plaine de Thrace et la route de Constantinople. Et cependant l’événement vint peut-être encore plus vite qu’on ne l’avait prévu. On reçut soudain vers le mois de mars 970, je pense, dans la Ville gardée de Dieu, des nouvelles effroyables. Les Russes avaient inopinément franchi le Balkan. Comme des loups ils s’étaient jetés sur Philippopolis, grande et forte place bâtie sur l’Hèbre et qui faisait alors encore partie du royaume bulgare. C’était la première ville qu’ils avaient rencontrée sur le versant sud des monts. Ils l’avaient prise et noyée dans un horrible bain de sang. Léon Diacre raconte que vingt mille des défenseurs de la cité, saisis après la victoire, furent empalés sur des alignements de pieux ou pendus à des rangées de potences par ces démons du nord. L’exagération est évidente, mais il dut certainement y avoir là quelque massacre sans nom qui épouvanta toute la péninsule des Balkans. Par le seul fait de cette surprise et de cette marche en avant, les Russes se trouvaient portés à deux pas de la frontière même de l’empire, qui passait, à cette époque, entre Philippopolis et Andrinople. Une fois encore le sol sacré du pays de Roum allait être violé par ses envahisseurs païens. Une vaste plaine sans aucune défense sérieuse séparait seule l’ennemi de la capitale, qui se trouvait ainsi directement menacée.

La panique dans Constantinople dut être extrême. Un souvenir des terreurs de cette formidable agression des Russes est venu jusqu’à nous dans un document précieux que j’ai cité dans mon histoire de Nicéphore Phocas. L’écrivain contemporain élégant et distingué, Jean Géomètre, évêque de Mélitène, avait, vers cette époque, composé pour le héros assassiné une épitaphe éloquente qui fut gravée sur son sarcophage. Dans cette épitaphe, dont j’ai donné dans la Vie de Nicéphore la transcription libre, on se rappelle que l’évêque poète faisait appel à la bravoure du héros expiré. « Lève-toi aujourd’hui, ô basileus, lui criait-il, rassemble tes fantassins, tes cavaliers armés de lances, ton armée, tes bataillons et tes régiments. Car la puissance des Russes est en marche contre nous. Les nations de Scythe, avides de carnage, se précipitent sur nous. Ils désolent ton peuple, ta capitale, ceux qu’autrefois faisait trembler la vue seule de ton nom sur les portes de Byzance. Non, tu n’y seras pas insensible; arme-toi de la pierre qui te couvre pour écraser ces sauvages agresseurs; et qu’ensuite elle serve d’inébranlable soutien à nos pieds affermis. Mais si tu ne veux quitter la tombe pour un moment, fais-leur entendre un seul des éclats de ta voix; à ce seul bruit, ils se disperseront. Si cela même t’est refusé, reçois dans ton asile, car du sein de la mort, tu suffiras pour sauver le monde chrétien, toi qui vainquis tout, hors une femme. »

Ces vers dramatiques ne nous dépeignent-ils point à merveille les angoisses que traversaient dans ce printemps de l’an 970, par le fait de l’invasion et des victoires des terribles bandes de Sviatoslav et de ses alliés Petchenègues et hongrois, les populations des thèmes européens de l’empire: celui de Thrace et celui de Macédoine, ruinés par les déprédations de ces barbares, avec Philippopolis incendiée, Constantinople elle-même directement menacée, peut-être violée déjà par l’apparition sous ses murs de quelque avant-garde ennemie, car les expressions de Jean Géomètre semblent bien indiquer que la capitale fut sinon attaquée, du moins insultée à ce moment.

On ne peut s’empêcher de faire à ce sujet une remarque qui a été pour la première fois formulée par M. Wassiliewsky, de Saint-Pétersbourg.[37] Jean Géomètre, écrivant ces vers à l’époque même de ces événements affreux, semble se rappeler avec un mélancolique plaisir les beaux temps de Nicéphore Phocas. Il a dédié à ce basileus plusieurs de ses poésies. Tout au contraire, il n’a consacré à son successeur qu’une seule de ses pièces de vers, et encore celle-ci est-elle conçue en termes relativement peu bienveillants, puisque nous verrons que le poète prélat n’a pas craint d’y faire une allusion quelque peu brutale au meurtre par lequel Jean avait usurpé le trône et qu’il a osé placer dans la bouche même du basileus la confession de son crime. Il semble presque que Jean Géomètre ne puisse se résoudre à pardonner au nouvel empereur son forfait. Même lorsque Nicéphore est mort depuis plusieurs mois déjà et que Jean Tzimiscès, ce héros, règne sur l’empire, ce n’est pas au basileus vivant qu’il adresse des appels déchirants, c’est au guerrier assassiné, couché dans la tombe, au vainqueur de Crète, d’Alep et d’Antioche qu’il envoie sa plainte.. Il semblait qu’il n’y eût plus une heure à perdre. Cependant, avant de s’engager définitivement dans cette lutte désespérée, Jean Tzimiscès, tout en ralliant ses derniers bataillons, conseillé probablement par le parakimomène, froid, plus prudent, voulut tenter un effort suprême pour dénouer par les voies pacifiques de la diplomatie une situation aussi gravement tendue.

Des mandataires impériaux furent en hâte expédiés à Sviatoslav, des « basilikoi », chargés de tenir au chef russe le plus énergique langage. « Mon prédécesseur Nicéphore, mandait Jean au prince de Kiev, t’avait fait venir en ces contrées pour triompher par ton aide des Bulgares. Je vais te payer le prix convenu pour le service que tu lui as rendu. Après cela il ne sera que temps pour toi de regagner ta patrie du Bosphore Cimmérien, et d’évacuer cette Bulgarie qui est mienne, car elle a jadis fait partie de la Macédoine, antique province de l’empire romain. Donc, hâte-toi de t’en retourner. »

A cette impérieuse mise en demeure, poussé par Kalocyr qui aspirait plus que jamais à la pourpre, Sviatoslav, en furie, fit la réponse qu’on devait attendre d’un chef barbare, enorgueilli par de récentes victoires. Le sac de Philippopolis avait éteint en Bulgarie jusqu’aux dernières velléités de résistance. Toute lutte avait cessé comme par enchantement presque avant d’avoir recommencé. De toutes parts les villes et les villages de ‘Thrace, terrifiés par le supplice des infortunés Philippopolitains, envoyaient leur soumission au camp russe. Il semblerait même, d’après la Chronique dite de Nestor,[38] comme d’après les vers de Jean Géomètre, que les avant-gardes russes se soient à ce moment avancées jusque fort près de Constantinople. Et c’était l’instant que le basileus choisissait non pas seulement pour interdire au chef vainqueur tout pas en avant vers la capitale, mais pour lui ordonner d’évacuer sur le champ cette Bulgarie déjà tellement sienne, cette Bulgarie qu’il aimait déjà de tout l’amour que porte l’homme du nord aux contrées plus favorisées du soleil, bénies de tous les dons de la Providence. Le prince des Ross[39] eut à l’égard des envoyés byzantins l’attitude la plus ouvertement agressive, la plus insolente; il déclara qu’il ne consentirait à évacuer que les seules terres de Thrace qu’il venait d’envahir et cela à la condition que le basileus lui payerait pour ces districts, comme pour les innombrables prisonniers qu’il avait faits, une rançon énorme. Quant aux cités bulgares conquises par ses guerriers au nord du Balkan jusqu’au fleuve Danube, il prétendait les conserver à toujours; en un mot il annonçait au basileus qu’il s’établissait purement et simplement dans la Bulgarie danubienne. « Si tu repousses mes propositions, mandait en terme de péroraison le chef barbare à Jean Tzimiscès, vous n’aurez autre chose à faire, toi et tes sujets, que de quitter définitivement l’Europe, où il ne vous reste presque plus de territoire, où vous n’avez nul droit d’habiter. Retirez-vous en Asie, abandonnez-nous Constantinople. C’est pour vous la seule manière de rendre possible une paix sérieuse entre vous et la nation russe ! » C’était la troisième fois depuis un siècle, depuis la miraculeuse défaite d’Askold le Varègue chassé par Photius trempant dans les flots le « maphorion » divin, que les Russes sommaient ainsi audacieusement les séculaires possesseurs de Byzance d’évacuer à leur profit la cité reine. Hélas! bien des fois dans l’avenir jusqu’à nos jours, leurs descendants devaient renouveler les mêmes menaces, et cependant la race moscovite n’occupe point encore les espaces fameux où s’élevait naguère le Palais sacré des empereurs de Roum!

La guerre était devenue inévitable. La réponse outrageante de Sviatoslav n’était pas faite pour disposer à la temporisation une âme aussi ardente que celle de Jean Tzimiscès. « Cependant, dit Léon Diacre, il voulut tenter encore un dernier effort pacifique. » Peut-être cherchait-il à gagner du temps pour mieux accabler son adversaire. Cette fois les nouveaux ambassadeurs expédiés par lui parlèrent un langage plus hautain.[40] Sviatoslav fut une dernière fois sommé d’avoir à vider incontinent les lieux. « Écoute mes conseils, disait le basileus au chef varègue, et tu t’en trouveras bien. Pars au plus vite. Dieu me garde d’être le premier à rompre définitivement la paix qui règne depuis tant d’années entre nos deux nations. »[41]

Si toi et les tiens vous ne vous décidez pas à vous retirer librement, il vous faudra bon gré malgré partir de force. J’ai pleine confiance en Dieu qui sûrement me donnera la victoire. Ne sois pas outrecuidant. Songe au désastre qui atteignit ton père Igor[42] lorsque, rompant la foi jurée, il osa venir attaquer Constantinople avec une flotte immense et dut s’en retourner avec dix petits bâtiments à peine pour annoncer lui-même son désastre à son peuple. Rappelle-toi sa fin terrible qui fut le châtiment de cette agression audacieuse. Fait prisonnier par les Germains[43] avec lesquels il était en guerre, il fut attaché par eux à des arbres courbés de force qui, en se relevant, le déchirèrent en deux. Que son exemple te serve de leçon. Si tu braves l’empire romain, si tu attires sur ton peuple ma redoutable puissance, tu ne reverras jamais ta patrie; tu resteras avec les tiens sur la terre de Bulgarie. Pas une de tes barques n’ira en Scythie raconter votre complet désastre. »

Ce menaçant message acheva de courroucer le barbare. « Il en devint comme fou », dit le chroniqueur. « Il est fort inutile, répondit-il aux « basilikoi » byzantins que votre maître se dérange pour venir nous trouver. Qu’il ne prenne point cette peine. Nos tentes seront sous peu dressées sous les murs de Constantinople. Nous ceindrons votre capitale d’un fossé profond, et si votre basileus et ses soldats tentent d’en sortir, ils seront reçus d’une terrible façon. Nous leur montrerons par nos hauts faits que nous sommes non de vils marchands ou des artisans vivant du travail de nos mains, mais de nobles guerriers, avides de verser le sang, vivant et combattant les armes à la main. Basileus Jean, les Russes ne sont point ce que tu crois, des hommes efféminés. Tu ne réussiras point, par de ridicules menaces, à Ies effrayer comme on effraie par des contes de nourrice les enfants à la mamelle. »

Sviatoslav dénonçait enfin son ambition secrète: Le Danube et sa vallée commerçante, la Bulgarie et son sol tourmenté, ses gorges marécageuses, ses plateaux étagés et ses forêts immenses, ne contentaient point âme avare; il voulait Constantinople et ses trésors, Constantinople sur le Bosphore, avec sa position superbe entre deux grandes mers, avec tous les enchantements de la nature, du luxe et des arts.

Mais jusqu’alors il n’avait eu garde d’avouer à ses compagnons le but secret de ses désirs; il eût craint la lassitude, le découragement et la terreur cachée qu’avait laissés dans l’âme des Russes l’échec retentissant d’Igor, et il n’avait, parlé que de la Bulgarie, pays déjà conquis où l’on n’aurait à craindre ni la tactique byzantine, ni l’horrible feu grégeois. Maintenant le but était proche, ses compagnons ivres de pillage et de victoire, l’empire ébranlé par une révolution de palais, il ne restait que la Thrace à franchir, une bataille à gagner et l’on serait à Constantinople au pied de ces murs qu’Oleg avait victorieusement assiégés ».[44]

Alors Jean comprit qu’il fallait agir de suite, le péril étant imminent. Les fabuleuses richesses de Tsarigrad, qui, depuis tantôt cent années et plus, hantaient les imaginations russes si naïvement inflammables, un empire à conquérir, tous ces espoirs tournaient la tête au prince varègue si aisément vainqueur des Bulgares, lui inspirant cette folle audace. Puis il y avait toujours Kalocyr, ce renard qui s’attachait aux pas de Sviatoslav, sans cesse l’excitant, lui montrant la victoire comme toute facile. Non seulement ce traître encourageait le prince russe à garder en captivité Boris et Romain, ces fils infortunés de l’infortuné dernier souverain de Bulgarie, et à s’installer définitivement à leur place sur cette terre bulgare bien autrement clémente et fertile que les plaines brumeuses de sa glaciale patrie scythique, mais surtout il lui demandait de l’aider de toutes ses forces à monter, lui Kalocyr, sur le trône de Constantinople. Lui promettant lâchement alliance perpétuelle entre l’empire et la Bulgarie russe et un tribut annuel tel qu’il lui conviendrait de le fixer. Sviatoslav comptait bien, une fois Byzance prise, supprimer ce gêneur, mais pour le moment il lui servait à inquiéter les Grecs.

Dans quelques lignes de sa courte et belle Histoire de la Russie, M. Rambaud a bien exposé le danger immense que constituait pour l’empire d’Orient, si mal défendu du côté de ses frontières septentrionales, cette résolution prise par le chef de la nation russe d’aller de l’avant pour ne s’arrêter que sous les remparts de la capitale: « Si Byzance avait redouté le voisinage de la Bulgarie affaiblie, comment pourrait-elle résister à une puissance qui s’étendrait de la Baltique aux Balkans et qui, aux légions bulgares disciplinées à la romaine depuis le tsar Syméon, pouvait joindre les Varègues de Scandinavie, les Slaves russes, les hordes finnoises des Vesses, des Tchoudes et des Nériens, même la cavalerie légère des Petchenègues? La constitution d’un grand empire slave si près de Constantinople était rendu plus redoutable encore par la constitution ethnographique de la péninsule. L’ancienne Thrace et l’ancienne Macédoine étaient, on le sait, peuplées de tribus slaves dont quelques-unes étaient issues de tribus russes: on y trouvait par exemple des Drégovitches et des Smolènes, comme aux environs de Minsk et de Smolensk. La Thessalie, l’Attique même et le Péloponnèse étaient envahis par ces émigrants devenus les sujets de l’empire grec. Sur le fameux mont Taygète de Laconie habitaient deux tribus slaves encore insoumises, les Mélinges et les Ézérites. Il ne faut pas oublier que la Bulgarie s’étendait jusqu’à la terre d’Ochrida et bien au delà et que les anciennes provinces romaines du nord-ouest étaient devenues, sous le nom de Croatie, Serbie, Dalmatie, presque entièrement slaves. Cette grande race s’étendait donc sans interruption du Péloponnèse, qui s’appelait déjà du nom slave de Morée, jusqu’à Novgorod. Si la ville de Péréiaslavets près du Danube devenait en effet, comme le disait le prince russe, le centre de ses États, c’en était fait de la race hellénique et de la domination romaine dans la péninsule des Balkans. Maîtres du Danube, maîtres de la voie de terre, les Russes pouvaient précipiter sur Constantinople toutes les hordes de la Scythie. »

Heureusement pour l’empire d’Orient, celui-ci se trouvait dans une période de rajeunissement militaire éclatant. Cette fois encore, ses destinées étaient confiées aux mains du plus énergique, du plus brillant des hommes de guerre, joignant à l’habileté d’un politique consommé les vertus d’un grand capitaine. Jean, qui s’attendait vraisemblablement à la folle réponse de Sviatoslav, ne s’était pas laissé prendre au dépourvu. Les troupes impériales rappelées d’Asie en foule se mirent on marche sur l’heure dans la direction de Philippopolis. Le basileus, retenu par la crainte de conspirations ou de mouvements séditieux, fort possibles après un pareil début de règne, absorbé aussi par le soin de préparer les forces successivement expédiées en avant, demeura pour le moment dans la capitale.

Léon Diacre fixe à cette date la formation par Jean Tzimiscès d’un célèbre corps d’élite auquel le basileus donna le nom d’« Athanatoi », Immortels, probablement parce qu’après chaque bataille on comblait aussitôt les vides par l’adjonction de nouveaux braves choisis parmi les meilleurs soldats de l’armée.[45] Jean s’en réserva le commandement, et nous allons voir les Immortels se couvrir de gloire à sa suite dans cette campagne mémorable, une des plus brillantes du dixième siècle.

Les premières troupes expédiées contre le prince varègue eurent deux chefs principaux. L’un était le propre beau-frère du basileus Jean, le magistros Bardas Skléros,[46] de la grande famille guerrière de ce nom, originaire d’Amida dans le Pont. Le nouveau basileus avait été l’époux de sa soeur Marie. Cette jeune femme, que Léon Diacre dit avoir été belle et pure entre toutes, était morte depuis quelque temps déjà Bardas Skléros, dont le nom redouté va revenir si souvent dans les récits des années suivantes, était un rude capitaine à l’âme singulièrement trempée, d’une rare énergie, un chef militaire de premier ordre qui s’était glorieusement comporté sous les règnes précédents dans les luttes d’Asie. Nous allons le voir cueillir dans la guerre russe des lauriers autrement éclatants. Malheureusement sa folle ambition devait plus tard causer sa ruine et mettre par deux fois l’empire aux portes de l’abîme. L’autre chef de l’avant-garde byzantine était le fameux stratopédarque Pierre Phocas, ce vaillant eunuque que nous avons vu au règne précédent emporter d’assaut Antioche et prendre Alep. Il avait été rappelé à Constantinople aussitôt après la signature du traité conclu par lui avec les chefs de cette seconde cité sarrasine de Syrie.[47] Léon Diacre raconte à cette occasion qu’outre ces hauts faits en Asie, ce capitaine s’était distingué déjà en repoussant une incursion de Scythes, probablement des Hongrois, qui étaient venus ravager la Thrace. Pierre s’était jeté à leur rencontre avec quelques troupes. Le chef de ces barbares, un géant, couvert d’une impénétrable armure de mailles, brandissant une lance d’une longueur extraordinaire, l’avait provoqué en combat singulier sur le front des deux armées. Pierre, tout eunuque qu’il était, n’écoutant que son courage, donnant de l’éperon à son cheval, s’était précipité la lance en arrêt, et d’un seul coup avait enfoncé des deux mains son arme dans la poitrine du Scythe avec une force telle, qu’elle l’avait traversée de part en part, perçant deux fois le tissu de mailles, Le géant était tombé comme une masse, sans proférer une parole, et ses soldats avaient fui éperdus.

Jean avait donc envoyé ses premières troupes à l’ennemi sous le commandement de ces deux officiers. Lui-même se réservait de rejoindre l’armée plus avant dans le printemps, quand les affaires de l’Etat lui en laisseraient le loisir. On va voir que la révolte de Bardas Phocas allait l’en empêcher définitivement pour cette année,

Jusqu’ici, dans leurs diverses rencontres depuis un siècle, Byzantins et Russes ne s’étaient jamais mesurés en rase campagne, armée contre armée. Jamais encore ils n’avaient lutté que sur mer ou dans les détroits, puis encore dans quelques escarmouches sous les murs de la capitale. Jean Tzimiscès, espérant encore que Sviatoslav reculerait lorsqu’il se verrait pour la première fois en face de troupes impériales régulières, ou bien à cause de la saison, interdit à ses généraux d’attaquer immédiatement l’ennemi. Léon Diacre dit qu’il leur ordonna seulement d’aller établir leurs cantonnements dans la plaine de Thrace pour y protéger le pays contre toute nouvelle incursion des bandes féroces du prince de Kiev. Ils devaient attendre l’attaque de Sviatoslav et se préparer à tout hasard un établissement pour la mauvaise saison, tout on maintenant leurs troupes en haleine par des exercices incessants. Surtout ils devaient se garder soigneusement d’une surprise de la part de ces barbares rusés, rompus à tous les stratagèmes de guerre, se procurer aussi des espions parlant le russe qui iraient au camp de Sviatoslav et en rapporteraient des informations précises sur les intentions du chef varègue, intentions sur lesquelles on n’avait en somme à Constantinople que les renseignements les plus vagues. Bardas Skléros alla en conséquence établir ses cantonnements à Andrinople et se contenta de faire surveiller l’ennemi par de petits détachements.

Cependant les Russes s’étaient répandus dans le nord de la grande plaine de Thrace, faisant tache d’huile. Sviatoslav avait tout disposé pour une campagne suprême. Le parti national ou, plus exactement, le parti royal en Bulgarie, travaillé en secret par les émissaires byzantins, ayant tenté de préparer un soulèvement, il en avait fait massacrer les chefs et avait comprimé par une effroyable terreur toute velléité de résistance. De même, il s’était allié aux Hongrois et aux Petchenègues, avait promis à l’aristocratie bulgare le retour au paganisme et le rétablissement de ses privilèges, noué enfin contre les Grecs une vaste coalition de tout ce monde barbare et ajouté à son infanterie des hordes innombrables de ces cavaliers des régions du Danube, armés de lances et d’arcs, dont les Byzantins avaient depuis longtemps appris à redouter la férocité dans les combats.

Poussant sans cesse en avant leurs éclaireurs, les avant-gardes russes atteignaient presque Andrinople, massacrant et pillant, faisant le vide sur leur passage. C’était en avril 970 environ. Les historiens byzantins ont, par vanité, prodigieusement exagéré le nombre de ces envahisseurs. Zonaras cite le chiffre fantastique de trois cent mille guerriers, Skylitzès celui de trois cent huit mille ! Il paraît bien plus probable que les Russes n’étaient pas soixante mille. La Chronique dite de Nestor n’en compte que la moitié. Il ne se passa guère de temps avant que l’approche des deux chefs impériaux et de leurs contingents ne fût connue au camp de Sviatoslav. Sans hésiter, les guerriers barbares précipitèrent leur marche en avant.

Il ne faut pas croire, on l’a vu que les Russes seuls composaient les bandes audacieuses que le jeune chef varègue entraînait ainsi au pillage de l’empire de Roum et de la Ville gardée de Dieu. Les chroniqueurs disent expressément que, cette fois, de nombreux contingents bulgares, parmi ceux de cette nation qui avaient accepté la conquête russe. marchaient sous ses enseignes, puis encore de nombreux cavaliers Petchenègues[48] alliés des Varègues dans cette croisade contre l’éternel ennemi byzantine puis des Slaves en quantité que Léon Diacre appelle des Huns, guerriers des nations soumises par les envahisseurs scandinaves, puis des Hongrois que Skylitzès, Zonaras et Cédrénus appellent des Turcs.

Écoutez cette description, par un auteur moderne,[49] des bandes qui accompagnaient à l’attaque de Constantinople, soixante années auparavant, Oleg, le prédécesseur de Sviatoslav. Cette énumération pourrait s’appliquer tout aussi bien aux non moins redoutables bandes que Sviatoslav entraînait à sa suite «A côté des gigantesques fantassins scandinaves, les Varègues ou Russes proprement dits, les Tauroscythes des historiens byzantins, tous, revêtus de fer, armés d’épées à deux mains et de la formidable hache à double tranchant, marchaient les Slaves civilisés de Novgorod, de Smolensk et de Kiev, aux yeux bleus, aux cheveux blonds, armés de lances allemandes et de glaives damasquinés; les Slaves sauvages des forêts, Drevlianes, Radimitches, Tivertses et Khrobates, demi nus, chaussés de sandales et balançant dans leurs mains des flèches empoisonnées ou le lasso de cuir avec lequel ils enlevaient leurs ennemis; les Finnois du lac Blanc et du haut Volga, au regard farouche, aux cheveux ardents, au teint d’un brun terreux, vêtus de peaux d’ours et portant sur leurs épaules de lourdes massues; les cavaliers Tchoudes de la Finlande et de l’Estonie, caracolant sur leurs petits chevaux et essayant, le long de la route, d’énormes arcs lapons; les Biarmiens du golfe d’Arkhangel, fiers de leurs anneaux d’or et de leurs sabres turcs achetés aux Bulgares; enfin, attirés par l’espoir du gain, quelques Finnois Gvènes du lac Vléo, véritables géants redoutés pour leur force et leur sombre énergie et dont les querelles séculaires avec les Scandinaves sont symbolisées dans la mythologie du Nord par les luttes des géants contre les Ases. »

Le grand prince de Kiev, poussant en avant la multitude confuse des cavaliers auxiliaires, dont il se souciait peu de ménager le sang, s’avançait donc sur la route de Constantinople avec sa superbe infanterie. Il ne s’arrêta qu’au moment où ses avant-gardes se heurtèrent aux têtes de colonnes byzantines. Le premier choc de cette guerre épique eut lieu dans les campagnes d’Arkadiopolis, l’antique Berguhe, aujourd’hui Lulé-Bourgaz où l’on fabrique ces fourneaux de pipes turques qui ont donné à la ville son nom. C’était, le croirait-on, à vingt cinq lieues seulement de la capitale, entre Andrinople et Tzouroulon[50] sur le Rima-Sou, affluent torrentiel de l’Erghéné !

Bardas Skléros, qui paraît avoir commandé en chef les forces impériales, n’avait pas avec lui plus de douze mille soldats.[51] C’étaient, il est vrai, des troupes d’élite. Avec elles il s’était d’abord renfermé dans Andrinople, puis il s’était retiré lentement à mesure qu’avançaient les Russes, ne répondant point à leurs provocations faisant comme s’il les redoutait, obstinément attaché à cette tactique, bien qu’il eût vu de suite à quel point cet ennemi aussi brave qu’imprudent semblait donner rapidement tête baissée dans le piège qu’il lui tendait. Très vite, en effet, les Russes, convaincus que les troupes byzantines n’osaient les attaquer, s’étaient mis à mépriser ces trop sages adversaires. Ils couraient de jour le pays en tout sens, passant les nuits en festins, en orgies, en danses guerrières aux sons de musiques sauvages, ne songeant plus à se garder des embûches des Grecs. C’est ce qu’attendait Bardas Skléros. Préparant son plan à loisir, appuyé sur Arkadiopolis qui couvrait son aile droite, il avait disposé ses embuscades, barrant aux Russes tout passage en avant. Au jour fixé, il lança sur eux une reconnaissance de cavalerie sous le commandement du patrice Jean Alakas. Celui-ci qui avait ordre de simuler après une rapide escarmouche une prompte retraite, exécuta habilement les ordres de son chef, « fuyant non à toute bride, mais bon ordre avec quelque lenteur, s’arrêtant parfois pour engager une courte lutte jusqu’à ce qu’il eut attiré les Russes au voisinage du point où son général avait établi ses embûches principales. »

Alors, donnant soudain de l’éperon, Alakas et ses cavaliers, après avoir fait prévenir Bardas Skléros, s’enfuirent cette fois bride abattue, entraînant sur leurs pas les Russes fiers d’une si facile victoire. Ceux-ci marchaient en trois corps: un composé de Russes et de Bulgares, un de Turcs ou Hongrois, un troisième de Petchenègues. Le sort voulut qu’Alakas se trouvât d’abord en contact avec ces derniers au moment où, obéissant aux ordres donnés, il venait d’accélérer la fuite de ses escadrons. Ces barbares, cavaliers accomplis, s’élancèrent follement sur ses pas, croyant bien qu’ils allaient exterminer les Grecs. Ceux-ci, tantôt fuyant en rangs pressés, tantôt faisant face à l’ennemi et jouant de l’épée, galopaient droit dans la direction de l’embuscade. Arrivés enfin, ils se détournent subitement, bondissant dans une fuite éperdue. Les Petchenègues, rompant les rangs, les poursuivent de toutes parts, confusément mêlés à eux. Tout à coup Bardas Skléros surgit avec le gros de ses forces. Consternés, les Petchenègues s’arrêtent brusquement. Leur surprise est si complète qu’ils n’ont plus le temps de fuir et ne songent qu’à défendre courageusement leur vie. Les soldats de Skléros les attaquent avec fureur tandis qu’un autre corps les charge en queue. Un instant, la mêlée devient affreuse. Mais bientôt les deux ailes des impériaux se referment entièrement sur les cavaliers Petchenègues qui, pris au filet, périssent presque tous. Les rares survivants sont faits prisonniers. Cette action ainsi que la suivante, dont les historiens russes s’efforcent de diminuer, l’importance,[52] et qu’ils représentent comme un simple échec des cavaliers auxiliaires, doivent avoir été livrées dans le courant du printemps de cette année 970.[53]

Bardas Skléros, averti par les prisonniers que le gros des forces ennemies attendait son attaque en ordre de bataille, voulant profiter du trouble causé par ce premier succès, précipite sa marche en avant. Malgré la disproportion des forces, il va droit aux Russes. Eux, bien que fort émus par la déroute des Petchenègues, ne songent pas à fuir. Héroïques comme toujours, s’excitant les uns les autres à la résistance, ils attendent vaillamment l’attaque des impériaux.

Cette action principale qui suivit, à une date que nous ignorons exactement, la déroute des cavaliers Petchenègues, nous est racontée par Léon Diacre et par Skylitzès en termes quelque peu différents. Elle se livra dans ces mêmes campagnes d’Arkadiopolis, à Lulé-Bourgaz, sur l’antique grande voie de Thrace, à peu près à mi-chemin entre Byzance et Andrinople. Les Russes avaient déjà dépassé d’une quinzaine d’heures cette dernière ville dans leur marche vers la capitale.

Bardas Skléros avait, lui aussi, partagé ses forcés en trois corps. A la tête du plus important, il s’avançait en personne à la rencontre de l’ennemi par la chaussée d’Andrinople. Les deux autres se dissimulaient dans les bois sur les côtés de la route, ayant ordre de fondre sur les Russes au premier signal. Ce fut un moment solennel que celui de ce premier grand choc entre les deux nations ennemies. Il nous est impossible de nous faire une idée tant soit peu précise des forces respectives des belligérants. Chaque chroniqueur, suivant sa nationalité, exagère ou diminue à plaisir te nombre des combattants. La Chronique dite de Nestor n’hésite pas à affirmer que les Grecs étaient cent mille contre dix mille Russes. La vérité me paraît être plus proche du dire de Léon Diacre, historien d’ordinaire assez exact et impartial, qui dit que les Russes étaient trente mille, fort supérieurs en nombre aux troupes de Bardas Skléros, lequel n’avait avec lui que dix mille hommes. Skylitzès, on l’a vu, dit que les Grecs étaient douze mille; il ajoute que Bardas sut admirablement par ses ruses de guerre et ses habiles dispositions remédier à l'infériorité de ses forces.

Donc un combat violent s’engagea entre tous ces guerriers. D’abord les légers cavaliers bulgares et hongrois, incapables de soutenir les charges de la lourde cavalerie byzantine, se rejetèrent en désordre sur le corps de bataille principal des Russes et y portèrent le trouble. Ceux-ci, nous le savons, combattaient à pied. Cependant, depuis leurs victoires en Bulgarie, quelques-uns, les chefs surtout, étaient montés.

Protégés par leurs immenses boucliers, les fantassins du nord maniaient furieusement la hache et la lance. La frénésie odinique décuplait leurs forces. Plutôt que de se rendre, ils préféraient se donner la mort en déchirant leurs propres entrailles. Des épisodes dramatiques, qui se répètent dans tous ces récits de combats avec une régularité quelque peu inquiétante, signalèrent cette première grande mêlée qui semble s’être prolongée de longues heures avec des chances diverses. Au plus fort du tumulte, alors qu’on s’égorgeait de toutes parts et que les clameurs des Grecs ne parvenaient pas à couvrir le terrible hurlement, le « barritus » des guerriers de la steppe, un chef russe, célèbre parmi les siens par sa force extraordinaire et sa stature colossale, lançant son cheval sur Bardas Skléros qui, également monté, combattait à la tête de ses troupes, lui asséna sur le casque un effroyable coup d’épée. Le chef grec déchargea, à son tour son arme sur la tête du Russe, et telle fut, paraît-il, la force du coup, que l’épée, tranchant le métal du casque, fendit en deux le guerrier géant, qui tomba mort. Un second Russe, encore plus terrible d’aspect, se précipita sur Bardas. Mais un frère de celui-ci, le patrice Constantin Skléros, tout jeune encore, luttait à ses côtés. « A peine, nous dit le chroniqueur, un léger duvet marquait sa barbe naissante. » Ces jeunes patrices combattaient auprès de leurs aînés comme les jouvenceaux d’Occident à côté des vieux chevaliers. Voyant le péril que courait son frère, le vigoureux adolescent fond sur le Varègue et veut le pourfendre de son arme. Lui, se courbant sur le dos de son cheval, évite le coup. La lourde épée, maniée d’un bras fort, n’en poursuit pas moins sa course et décapite la bête, qui tombe avec son cavalier. Constantin, se précipitant, saisit son adversaire au menton et l’égorge aussitôt. Je possède, dans ma collection de bulles de plomb byzantines, un exemplaire du sceau de cet héroïque chef byzantin.

La lutte durait ainsi depuis longtemps avec un succès balancé. Soudain Bardas Skléros fait donner le signal convenu. Entonnant le chant de guerre, aux sons des petits tambours et des instruments de musique, au milieu d’un bruit frénétique, les impériaux des deux ailes, dissimulés sous bois, se jettent de droite et de gauche sur les Russes déjà fatigués. Surpris, les guerriers géants fuient éperdus. En vain leurs chefs veulent les retenir... Une panique effroyable les saisit. Un des premiers parmi ceux-ci, dont Léon Diacre ne dit pas le nom, lui aussi de haute stature, reconnaissable à son armure étincelante, voulant faire diversion, se précipite en avant, appelant ses fidèles au combat. Un moment ceux-ci semblent vouloir l’écouter. Bardas, attentif à ce danger nouveau, se rue sur le chef varègue et, renouvelant l’exploit de tout à l’heure, le fend en deux malgré son casque et sa cette de mailles, d’un coup si furieux que les deux moitiés de l’homme tombèrent, paraît-il à la fois, une à la droite du cheval, l’autre à sa gauche.[54] Vit-on jamais plus fantastiques exploits, plus beaux coups d’épée, dans les luttes chevaleresques des guerriers d’Occident? Ces patrices byzantins étaient bien dignes vraiment de se mesurer avec les paladins d’outre-Rhin. Ces chefs des armées impériales, ces capitaines varègues aussi, qui, couverts de leurs brillantes armures, toujours à la tête de leurs hommes, toujours au plus fort de la mêlée, ne craignaient pas à chaque bataille d’engager de ces terribles corps à corps dont l’issue était presque constamment la mort pour l’un des combattants, ne valent-ils pas les plus audacieux de nos preux?

Ce fut la fin de la lutte. Ce combat singulier, ce coup extraordinaire, cette mort affreuse du chef russe font pousser des cris de joie aux impériaux. Les Russes, définitivement accablés, courent, se débandent, poussant des hurlements de crainte et de désespoir. Jusqu’au soir on les poursuivit par les campagnes de Thrace, les massacrant sans merci: ils n’en demandaient point du reste. Ici encore, impossible de se faire une idée quelque peu exacte des pertes des deux armées. Même Léon Diacre, véridique d’ordinaire, ne craint pas de dire que les Byzantins n’eurent que cinquante-cinq morts,[55] outre de très nombreux blessés et beaucoup de chevaux mis hors de combat, tandis qu’ils tuèrent plus de vingt mille Russes sur les trente mille qu’il y avait. Cela ferait tout simplement les deux tiers de l’armée d’invasion. L’exagération est certainement énorme dans les deux sens. Chez Skylitzès et Zonaras la vanterie est encore plus colossale. Toutefois le massacre des Russes fut certainement très grand, et la nuit seule sauva les survivants.[56] Tel fut l’important résultat de ce premier combat qui, d’après les sources byzantines, arrêta du coup la marche des guerriers russes vers Constantinople et sauva l’empire de sa perte.

L’historien russe Biélov[57] s’est efforcé de démontrer, en s’appuyant sur les récits des sources russes, récits que j’analyserai plus bas, que dans cette bataille d’Arkadiopolis appelée par lui bataille d’Andrinople, la victoire serait restée aux envahisseurs en leur ouvrant définitivement le chemin de Constantinople, et que ce fut pour parer aux conséquences redoutables de cette défaite, au pillage des thèmes de Macédoine et de Thrace, à l’attaque même de la capitale, que le basileus Jean dut faire venir en hâte d’Asie ces nouveaux renforts dont parlent les chroniqueurs byzantins. J’avoue que son raisonnement ne m’a point convaincu, pas plus du reste que celui de M. Drinov qui, à l’exemple de presque tous les historiens ses compatriotes, a soutenu la même thèse dans le chapitre quatrième de son livre: Les Slaves méridionaux et Byzance au dixième siècle. Si les Russes furent en état de paraître l’année suivante dans le thème de Macédoine, ce fut simplement parce que les Grecs, par suite de la révolte de Bardas Phocas, n’avaient pu poursuivre de suite l’avantage que leur avait valu la victoire d’Arkadiopolis. Force leur avait été de demeurer sur la défensive. La mollesse de Jean Courcouas ne contribua pas peu de son côté à permettre aux Russes de repasser une fois encore le Balkan.

M. Drinov, fidèle à son système, cherche également à établir que la victoire des Russes fut à ce moment suivie d’un premier traité de paix, que ce fut en exécution de ce traité, et non à cause de leurs revers, que les Russes rétrogradèrent au delà du Balkan; enfin que ce fut à cause de l’état de paix qui avait été la suite de ce traité, état de paix qu’ils avaient cru définitivement établi, qu’ils laissèrent sans défense les défilés du Balkan et furent ainsi si complètement surpris par le basileus Jean dans Péréiaslavets. Avec la meilleure volonté du monde il m’est impossible de découvrir tout cela parmi le si petit nombre de renseignements qui nous sont fournis sur ces événements par les annalistes des deux nations. Jean Tzimiscès, affirme Léon Diacre, au moment de franchir le Balkan, dit à ses généraux qu’il comptait bien surprendre les Russes parce que ceux-ci ne croiraient jamais que les Byzantins choisiraient pour les attaquer l’époque des solennités de la Semaine Sainte.

 

 

 



[1] C’est à tort que Lebeau et après lui Gfrœrer ont dit que ces gens avaient avec eux les petits empereurs. Ils ont mal lu Léon Diacre qui dit seulement « qu’ils proclamaient Jean Tzimiscès avec (en même temps que) les deux jeunes basileus.

[2] Cette ville porta dès lors le nom de Tchémèschgadzak (Tchernkazag), « Naissance de Tzimiscès », qui lui est toujours demeuré dans la suite. Sur la transcription et la prononciation en arabe du nom de Tzimiscès, voyez Rosen, l’Empereur Basile le Bulgaroctone, Saint-Pétersbourg, 1883, note 2.

[3] Un Empereur Byzantin au Dixième Siècle. —Voyez dans Lebeau, l’origine de Jean Tzimiscès d’après les sources arméniennes, principalement d’après Tchamtchian et  le tableau des grandes qualités de ce prince. Voyez aussi sa généalogie dans Du Cange, Fam. aug. byzant., éd. de Venise, 1729. « Romain Gourgen, protovestiaire et domestique du corps des Hicanates sous Basile le Macédonien, eut deux fils: l’un; Jean II Gourgen, le grand domestique, si célèbre par ses combats en Syrie et par sa disgrâce sous Romain Lécapène (c’est lui le père de Romain Gourgen, créé domestique d’Occident en 963, et le grand-père de Jean III Gourgen, magistros, qui fut tué, en 972, par les Russes, l’arrière-grand-père enfin de Romain Gourgen, aveuglé, en 1026, par ordre de Constantin, le frère de Basile Il); l’autre, Théophile, stratigos du thème de Mésopotamie, lui aussi général heureux des guerres sarrasines et le propre grand-père de Jean Tzimiscès de nom du père de notre héros n’est pas connu). » — Voyez encore sur les origines de Jean Tzimiscès: Gfroerer et les notes de Hase à Léon Diacre. — Voyez, au sujet de ses ancêtres: Paparrigopoulos.

[4] Léon Diacre, p. 97, donne un autre exemple curieux de cette adresse extraordinaire que je n’ai point mentionné dans les pages citées plus haut: Une balle de cuir étant déposée dans le fond d’une coupe de verre, Jean, donnant de l’éperon à son cheval, le précipitait au galop et, d’un coup de bâton, frappant la balle, la faisait voler en l’air sans que la coupe immobile fût seulement effleurée.

[5] C’est du moins ce que dit Léon Diacre. — Actuellement, on fait plutôt venir ce surnom de l’expression arménienne tschemischgaïzag qui signifie une chaussure rouge ou du moins de couleur éclatante, telles qu’en portent les femmes d’Anatolie. Voyez Paparrigopoulos.

[6] Premier chambellan, littéralement « celui qui couche à côté du basileus ».

[7] Cependant, une des pièces de vers écrites par le poète contemporain Jean Géomètre en l’honneur de son héros favori, le glorieux Nicéphore, fait allusion à la mutilation des statues de ce prince, qui furent décapitées après sa mort, probablement par les émeutiers. Voyez cette pièce de vers dans Migne et Cramer, Anecd. gr. Dans ces vers éloquents Nicéphore rappelle ses victoires fameuses, mille nations vaincues, son trépas affreux. « Jetez bas mes statues, s’écrie-t-il en terminant. Mon nom n’en demeurera pas moins inscrit par toute la terre comme dans tous les coeurs ».

[8] C’est le récit de Léon Diacre. Skylitzès et après lui, Cédrénus, d’autres encore, disent que le « vestis » Nicéphore fut exilé à Imbros. C’était dans l’esprit de la politique byzantine de ne point déporter dans un même lieu deux personnages importants de la même famille

[9] On désignait souvent cette époque sous le nom de ducs, non seulement les chefs militaires de certains territoires frontières comme celui d'Antioche par exemple, mais même les « stratigoi » des thèmes frontières régulièrement organisés auxquels leur situation très voisine des contrée imposait une direction plus essentiellement militaire.

[10] Il n’est pas possible de savoir clairement par le récit de Léon Diacre si Jean s’enquit d’abord des intentions de Polyeucte ou si, à légal de son prédécesseur Nicéphore, bien que dans des circonstances différentes, il se présenta aux portes du Lieu Saint et dût se retirer aussitôt en un mot, s’il y eut aussi cette fois scandale public. Cependant cette dernière version me paraît très improbable.

[11] Voyez dans Zonaras, éd. Dindorf, sur quels textes du Saint Synode d’Ancyre Polyeucte s’appuya dans toute cette affaire.

[12] Voyez dans Krumbacher, Michael Glycas, Munich, 1895, pp. 432 et 458, la justification par ce chroniqueur du crime de Tzimiscès. « Jean, en abrogeant les novelles de son prédécesseur, a presque effacé sa faute. N’était cette tache, il eût été mis au nombre des saints. »

[13] Gfrœrer dit avec raison que ce simple fait montre quel degré d’acuité en était arrivée sous le règne de Nicéphore la lutte entre le patriarche et le parti de l’Église d’une part, les prélats du parti de la cour de l’autre, lutte que nous ne connaissons que par cet unique détail.

[14] Skylitzès, Cédrénus, Zonaras, Glycas nomment ces deux. Léon Diacre, qui se trouvait Constantinople l’époque du crime, nomme le seul Léon Balantès.

[15] C’est par Léon Diacre que nous savons qu’il y eut supplice. Ce chroniqueur nomme comme ayant été exécuté le seul Léon Balantès qu’il indique comme ayant été l’unique coupable. Skylitzès et, après lui, Cédrénus disent que tous les conjurés furent exilés ou plutôt déportés. Zonaras dit de même. Glycas aussi désigne nominativement Léon Balantès (qu’il nomme Abalantès) et Atzypothéodoros.

[16] Skylitzès, Cédrénus, Zonaras et Georges moine disent que Théophano fut envoyée à Proconèse. Il faut toujours croire plutôt Léon Diacre qui fut le témoin oculaire de ces événements.

[17] Yahia est seul à dire par erreur que Jean Tzimiscès épousa Théophano après le meurtre de Nicéphore.

[18] Voyez Ramsay, op. cit., p. f94. — Zonaras, éd. Dindorf, IV, 92, dit qu’elle fut exilée, elle aussi, dans l’île de Proconèse, dans la mer de Marmara.

[19] Non point son fils, le petit Basile II, ainsi que je l’ai écrit par erreur à la p. 759 de mon Nicéphore Phocas.

[20] Allusion à l’origine irrégulière de Basile, fils de Romain Lécapène et d’une esclave bulgare ou russe.

[21] Il y aurait beaucoup de conjectures à faire sur les raisons qui décidèrent Jean et son premier ministre, outre les exigences de Polyeucte, à écarter si rigoureusement du pouvoir l’impératrice mère. Ces conjectures se présentent du reste facilement à l’esprit et suffiraient à nous faire entrevoir les origines de la crise soudaine qui coûta la vie à Nicéphore sous un jour très différent de ce qui est généralement admis. Cependant, en l’absence presque absolue de renseignements contemporains, je préfère m’en tenir strictement au récit si court des chroniqueurs, craignant de m’égarer parmi ces hypothèses alors même qu’elles paraîtraient vraisemblables. Mathieu d’Edesse (éd. Dulaurier, p. 6), après avoir raconté le meurtre de Nicéphore Phocas, ajoute immédiatement « Jean Tzimiscès éloigna en toute hâte d’auprès de l’infâme impératrice les deux fils de Romain, Basile et Constantin, et les fit conduire à Vagharschavan (bourg de Vagharsch) dans le district de Hantzith, c’est-à-dire en Arménie (dans le pays de Baçian, en quatrième Arménie, au confluent de l’Araxe et de la rivière Mourts) auprès de Sbramig, la mère du grand Mekhithar, afin de les soustraire au danger d’être empoisonnés. Le meurtre dont il s’était rendu coupable l’avait plongé dans une grande tristesse et le livrait sans repos à de cuisants remords. » « Quand Théophano eut été elle-même exilée, Jean, dit Tchamtchian (Histoire d’Arménie), rappela de leur exil les deux jeunes princes. » Qu’y a-t-il de vrai dans cet éloignement momentané des petits basileus, éloignement dont il n’est fait mention nulle autre part? Faudrait-il du moins admettre, ainsi que l’affirment les sources arabes, que Théophano ait vraiment, à un moment, eu des raisons de croire la vie de ses enfants menacée par les désirs ambitieux de Nicéphore et qu’elle les ait, d’accord avec Jean Tzimiscès, éloignés du Palais Sacré pour les soustraire à ce péril?

[22] Sa mère était alliée aux Phocas.

[23] Ces charités que Skylitzès dit avoir été faites à la requête du patriarche sont, tout au contraire, présentées par Léon Diacre comme un acte spontané du nouveau souverain.

[24] Léon Diacre, Skylitzès et Cédrénus disent « cinq. »

[25] Et d’après lui par Skylitzès et Cédrénus.

[26] Voyez Un Empereur Byzantin au Dixième Siècle.

[27] Skylitzès ajoute ces mots; « Ce que fit Jean, car il les déporta peu après aux environs de Philippopolis. » — Une fois élu patriarche dit Zonaras, Théodore obtint de Jean cette déportation en Occident. Voyez encore Rambaud et le chapitre III du présent volume.

[28] Voyez toutefois W. Fischer, Studien zur byzantinischen Geschichte des elften Jahrhunderts.

[29] Le dimanche 23 de kanoun deuxième (janvier) de l’an 1281 (970) de l’ère d’Alexandrie, dit Yahia qui ajoute que le pontificat de Théodore dura six ans quatre mois et cinq jours.

[30] Yahia raconte que le nouveau patriarche fit son entrée solennelle dans l’église de Saint Arsène (qu’il appelle Arsâna), monastère de la banlieue d’Antioche où avait été enseveli le corps du patriarche Christophoros assassiné. Théodore fit transporter ces restes vénérables dans la cathédrale de Saint-Cassien.

[31] Cédrénus et Zonaras, éd. Dindorf.

[32] Nous possédons de lui un acte promulgué en 964 au sujet du monastère de la Théotokos fondé par le philosophe Jean Lampardopoulos non loin de Dimitsana de Gortynie, dans le Péloponnèse. Une autre ordonnance de ce patriarche sur la situation des nouveau-nés baptisés après leur mort est publiée dans Rhalli et Potli.

[33] Cramer, op. cit., t. IV. — Ce fut encore sous ce pontificat que Théodore de Coron fonda dans l’île de Cythère le monastère de Saint Théodore. De même sous ce règne, on se le rappelle, saint Athanase l’Athonite fonda la fameuse Laure, le premier monastère de la Sainte Montagne de l’Athos.

[34] Parce qu’il était originaire de la vallée de ce fleuve. « Parce que, dit au contraire Lebeau, il bâtit un monastère sur ses bords ».

[35] « Chrysopericleiston ».

[36] Dignitaires ecclésiastiques.

[37] La Droujina vaeringo-russe.

[38] Voyez plus loin, au chapitre III.

[39] C’était, on le sait, le véritable nom des Russes.

[40] Voyez dans un article de M. Lambine, inséré dans le Journal du Ministère de l’instruction publique russe pour 1876, les raisons que donne M. Wassiliewsky pour expliquer comment Skylitzès et après lui Cédrénus et Zonaras, abrégeant Léon Diacre, ont confondu en une seule les deux ambassades de Jean Tzimiscès. Il ne faut pas donner la préférence à un compilateur sur la source première à laquelle il a puisé.

[41] Depuis 943, date de la seconde expédition d’igor.

[42] C’était le fils de Rourik, grand prince de Kiev, qui avait succédé encore mineur en 879 à son père sous la tutelle d’Oleg (Rambaud, Histoire de la Russie). Deux fois ce prince avait attaqué Constantinople à la tête de sa flotte de barques et deux fois il avait été repoussé par le feu grégeois. Il avait péri en 945 de cette mort affreuse que Jean rappelait à Sviatoslav, dans un combat contre les Drevlianes, peuple slave ainsi nommé parce qu’il vivait dans les bois (drievo, bois). Ces « hommes des forêts » le tuèrent près de la ville d’Iskorosten (aujourd’hui Iskorost de Volhynie) et massacrèrent sa droujina peu nombreuse. Sa tombe, dit la Chronique dite de Nestor, se voit encore en ce lieu. Olga, sa femme, vengea sa mort, fit enterrer vivants les envoyés des Drevlianes et brûler leurs villes par des oiseaux aux ailes munies d’engins enflammés.

[43] Les Drevlianes.

[44] Couret; La Russie à Constantinople. Revue des Questions Historiques, 1876, p. 107.

[45] Peut-être aussi en souvenir des Immortels des armées persanes.

[46] Zonaras lui donne le titre de stratilate » ou généralissime. Il était le fils du prince Nicétas Skléros dont il est fait mention sous le règne de l’empereur Léon le Sage. Le surnom de Skléros (dur, cruel) était devenu un nom patronymique.

[47] On sait que le traité d’Alep avait été signé dans les derniers jours du mois de décembre 969 ou dans les premiers du mois de janvier suivant.

[48] M. Drinov, M. Tchertkov aussi, font remarquer que Léon Diacre ne parle point ici de Petchenègues. Ceux-ci ne sont mentionnés que par des annalistes plus récents: Skylitzès, Cédrénus, Zonaras, etc.

[49] Couret, op. cit.

[50] Aujourd’hui Tchorlou.

[51] Tel est, du moins, le chiffre donné par Skylitzès. C’est le récit de ce chroniqueur, récit un peu postérieur, il est vrai, à celui de Léon Diacre, mais aussi plus détaillé, que j’ai suivi pour la description de cette bataille d’Andrinople.

[52] Voyez Tchertkov, op. cit.

[53] Hilferding, op. cit., croit que la bataille d’Arkadiopolis eut lieu seulement dans le courant de l’automne.

[54] Skylitzès raconte cet exploit quelque peu différemment.

[55] Skylitzès, renchérissant, dit seulement « vingt-cinq ».

[56] Skylitzès dit que très peu parmi tant de milliers de barbares survécurent.

[57] Op. cit. Voyez encore sur tous ces faits Lambine, op. cit., et Ouspensky, Russie et Byzance au dixième siècle, Odessa, 1888. Tous ces écrivains russes admettent la version de la Chronique dite de Nestor qui, l’encontre des sources byzantines, fait de la bataille d’Andrinople une victoire des Russes.