LA GUERRE DE TROIE

DEUXIÈME PARTIE. — LA GUERRE DE TROIE.

CHAPITRE III. — LES CONFÉDÉRÉS HELLÈNES - LES ALLIÉS DES TROYENS - LES CAUSES DE LA GUERRE.

 

 

La première question est celle de l'existence des navires et de leur type. Je n'en dirai qu'un mot. Ayant les découvertes égéennes, on rapprochait les navires homériques de ceux des marines phénico-assyrienne et égyptienne ; ces découvertes — les navires tracés sur des vases trouvés à Syra, sur le disque de Phæstos en Crète, sur des fragments de céramique de Phylacopi dans l'île de Milo, sur des gemmes crétoises et mycéniennes — ont montré que les navires égéens étaient d'un type différent, et différent également de ceux des marines postérieures de l'époque dorienne (d'après les vases géométriques du Dipylon). Ce type répond tout à fait au navire d'Homère : au lieu de la poupe en pointe des navires doriens (armés pour la guerre plus que pour le commerce), il a une poupe recourbée et élevée ; c'est un vaisseau creux, à cale ouverte, non ponté, où les marchandises sont entassées ; à l'avant et à l'arrière sont disp6sés des sortes de châteaux (ϊκρια, homériques) qui servent de vigie et d'abri pour l'équipage[1].

Que la navigation fût développée à l'époque, nous en avons la preuve à la fois dans les textes grecs et égyptiens (Homère, Thucydide, I, 4 par exemple ; lettres de Tell-El-Amarna) et dans les trouvailles d'objets égéens depuis les colonnes d'Hercule jusqu'à la mer Noire. Les courants de transport sont plus difficiles à déterminer a priori ; nous savons que l'ambre venait de la Baltique dans la Méditerranée, par le Danube, les fleuves de Russie et la mer Noire[2] ; mais les questions de l'étain, du cuivre, de l'or et de l'argent sont beaucoup plus complexes. L'archipel fournit des produits agricoles : l'huile, le vin, les provisions de bouche et des fruits ; la Grèce quelques métaux, mais pas de cuivre, des peaux, des bœufs et des troupeaux ; les tissus et manufactures, la pourpre, les esclaves, paraissent devoir venir, surtout de Sidon et de l'Égypte ; la Propontide et l'Euxin, avec l'ambre, devaient fournir des bois, du fer, l'or et l'argent lointains[3]. Mais le catalogue des alliés des Troyens nous donnera là-dessus quelques précisions.

 

Les confédérés hellènes.

Les 285 vers qui dénombrent la confédération hellène (II, 494-779) sont surtout importants par l'image qu'ils nous donnent de la Grèce préhellénique. Leur valeur historique et documentaire et leur ancienneté ont souvent été contestées, parce qu'on les a étudiés d'un point de vue strictement littéraire, alors que le rapprochement avec la géographie et surtout l'archéologie des vingt-cinq dernières années en démontre l'exactitude et la très haute antiquité. C'est à ce titre que je résume les renseignements qu'ils nous donnent.

Ils répartissent les Grecs en cinq groupes et vingt-neuf contingents, dont voici le sommaire :

I. — (1) Béotiens, 50 vaisseaux ; (2) Myniens d'Orchomène, 30 vaisseaux ; (3) Phocidiens de la région du Parnasse, 40 vaisseaux ; (4) Locriens, à l'Ouest des précédents, 40 vaisseaux ; (5) Eubéens, 40 vaisseaux ; (6) Athéniens, 50 vaisseaux ; (7) Salaminiens (Ajax), 12 vaisseaux. Ce sont les peuples de la Grèce continentale du centre : en tout 262 vaisseaux.

II. — (8) Argos et Tyrinthe (Diomède), 80 vaisseaux ; (9) Mycènes et Corinthe (Agamemnon), 100 vaisseaux ; (10) Lacédémone, 60 vaisseaux ; (11) Pylos et la vallée de l'Alphée (Nestor), 90 vaisseaux ; (12) Arcadie, 60 vaisseaux ; (13) Élide, 40 vaisseaux. C'est le groupe du Péloponnèse, de beaucoup le plus important : 430 vaisseaux.

III. — (14) Dulichium, l'une des îles ioniennes, et les Échinæ semées le long de la côte de l'Acarnanie, 40 vaisseaux ; (15) Ithaque (Ulysse), 12 vaisseaux ; (16) l'Étolie, 40 vaisseaux. Après la Grèce propre, ce sont les îles ioniennes, auxquelles est rattachée l'Étolie, groupe le plus faible en nombre : 92 vaisseaux.

IV. — (17) La Crète (Idoménée), 80 vaisseaux ; (18) Rhodes, 9 vaisseaux ; (19) Syme, 3 vaisseaux ; (20) Nisyros, Crapathos, Casos, Cos et Calydnæ, 30 vaisseaux. Ce sont les Sporades, peu importantes aussi par leurs effectifs : 122 vaisseaux.

V. — (21) Argos pélasgique (Achille), 50 vaisseaux ; (22) Itône (Protésilaos), 40 vaisseaux ; (23) Pheræ, 11 vaisseaux ; (24) Méthone (Philoctète), 7 vaisseaux ; (25) Tricca et Œchalie, 30 vaisseaux ; (26) Orménion, 40 vaisseaux ; (27) Argissa, Oloossone, le point le plus éloigné au Nord-est, 40 vaisseaux, (28) Cyphos et Dodone, à la limite septentrionale, 22 vaisseaux ; enfin (29) les Magnètes du Pénée et du Pélion, 4o vaisseaux. Ce groupe, le second par l'importance du contingent, vient de la Grèce du Nord, de la Thessalie : 280 vaisseaux[4].

Ce qui frappe d'abord, dans cette énumération et dans les détails dont les noms des villes et des chefs sont suivis, c'est l'importance du Péloponnèse. La suprématie en appartient à Agamemnon, le chef suprême, le généralissime de toute l'expédition ; son royaume propre comprend : Corinthe, Sicyone, toute l'ancienne Achaïe jusqu'à l'Élide, une partie de la côte méridionale, qui relèvera plus tard de Messène, et « de nombreuses îles ». La seconde puissance est celle du royaume de Pylos, qui s'étend depuis l'Alphée au Nord jusqu'à la moitié septentrionale de la Messénie au Sud. La troisième est celle d'Argos, à qui appartiennent Trœzène, Épidaure et Égine. Sparte, l'Arcadie, l'Élide sont des puissances secondaires.

Cette situation politique, ces divisions du territoire et leur importance relative ne se retrouvent à aucune époque de l'histoire, elles sont étrangères à la géographie politique de la Grèce archaïque. Est-ce une géographie et une histoire de fantaisie ? Quelle raison aurait eue le poète, s'il écrivait au VIIIe siècle, de glorifier des États qui n'existaient plus et qu'il n'avait aucun intérêt à flatter ? Mais l'archéologie a démontré que ce n'était pas une fiction. C'est précisément à Mycènes, à Tyrinthe, à Argos et à Pylos que les ruines mycéniennes les plus importantes ont été mises à jour. Mieux encore : non seulement cette géographie du Péloponnèse n'était pas celle de la Grèce postérieure, mais l'emplacement de Pylos, la Pylos du sage Nestor, s'était effacé de la mémoire des anciens ; il a fallu les déductions ingénieuses de V. Bérard[5], fondées sur l'étude des textes homériques, et les recherches archéologiques de Dörpfeld[6], pour la rendre, après 3000 ans, à l'histoire.

L'étude de la Thessalie préhellénique n'est pas moins curieuse. On n'en savait à peu près rien de positif à l'époque historique ; alors qu'elle forme dans l'Iliade le groupe le plus puissant après celui du Péloponnèse, elle ne joue presque aucun rôle dans la Grèce archaïque et classique. Or les fouilles récentes ont précisément montré : 1° que la civilisation mycénienne s'y est étendue sur une ère assez vaste ; 2° que cette civilisation y a coexisté avec une culture beaucoup plus ancienne et barbare, opposition qui correspond à la distinction du catalogue entre les Phères velus, les primitifs centaures, et les chefs achéens de la région. (II, 741-744) ; 3° que, si l'on est encore loin de pouvoir y identifier tous les sites homériques, la distribution en correspond, dans l'ensemble, à celle d'Homère ; la ligne qui sépare la région la plus avancée de la confédération achéenne au Nord, Oloossone et son domaine (Élassona, aux pieds de l'Olympe), du territoire le plus occidental des alliés troyens, les Paioniens (dont il sera question plus loin), est une ligne de démarcation à la fois dans l'épopée et dans l'archéologie : alors que, dans le poème, la Thessalie est hellène et que la Macédoine et la Thrace relèvent des Troyens, la zone de contact constitue précisément, d'après les dernières recherches, la frontière entre la culture thrace et la culture thessalienne[7].

Le groupe de la Grèce centrale répond mieux à l'état de choses postérieur. Mais Athènes n'y a encore aucune prééminence ; ses contingents sont équivalents à ceux des Béotiens, Phocidiens, Locriens et Eubéens, son chef Ménesthée est obscur, c'est un personnage aussi secondaire dans l'épopée que dans la tradition. Il n'est fait allusion ni aux douze villes dont Thésée opéra la réunion, ni à aucune des légendes ioniennes ; comme les Doriens, les Ioniens sont à peu près inconnus d'Homère, en Attique, dans le Péloponnèse et en Asie. Des villes et des régions familières à la géographie la plus ancienne : Messène, l'Acarnanie, la Locride occidentale, Mégare, Phlius, Larissa, Pharsale, ne sont pas nommées, les Cyclades ne jouent aucun rôle.

Il est clair (et il est surprenant qu'on l'ait méconnu) que le catalogue grec décrit une situation qui a existé à une époque très reculée et qui est antérieure aux époques ionienne et dorienne. On peut donc conclure certainement, avec Allen[8], que c'est un document historique, qui donne une image exacte de la Grèce, vers l'époque où la guerre fut déclarée contre Troie, et qu'il remonte, au delà de l'époque archaïque, à l'âge achéen[9].

Cette société achéenne est une société féodale, où Agamemnon n'a pas le pouvoir absolu, mais seulement le prestige politique ; il n'est pas un autocrate, dont les ordres ne se discutent pas : c'est le premier des seigneurs, le primus inter pares ; les princes qui l'entourent ne tiennent de lui ni leur pouvoir, ni leurs domaines ; ils forment, avec les anciens, qui se groupent autour d'eux, un conseil, où le grand roi n'a qu'une voix délibérative et où souvent il doit s'incliner devant la majorité ; on en appelle à l'assemblée de tous les guerriers pour les décisions les plus graves. Il n'y a rien qui ressemble à la situation politique postérieure, à l'oligarchie despotique et autoritaire des tyrans, qui ont usurpé le pouvoir dans la Grèce des VIIIe et VIIe siècles. C'est une confédération entre tous les groupes de la féodalité hellénique, que, pour la première fois dans l'histoire, un sentiment collectif et une cause commune a rapprochés et unis pour une vaste entreprise.

L'importance de cette entreprise ne ressort pas moins de la puissance, du nombre et de l'éloignement des alliés que les Troyens ont appelés à leur aide et qui étaient assez intéressés au maintien de la citadelle pour quitter leurs distants, rivages et lui fournir des défenseurs.

 

Les Alliés des Troyens.

Le catalogue range ces alliés en quatre groupes :

1° Il parle d'abord d'un groupe européen : Thraces, Kikones et Paioniens, qui viennent de la Thrace et de la Macédoine. Puis il suit les côtes de l'Asie Mineure depuis le pont Euxin jusqu'à la Lycie en face de Rhodes et de Chypre et énumère :

2° Les Halizones, les Paphlagoniens, riverains de la mer Noire ;

3° Les Mysiens et les Phrygiens, qui s'intercalent entre les Paphlagoniens et les populations de la Troade, dont ils sont les voisins sur la mer de Marmara ;

4° Enfin les populations du centre et du Sud des côtes de l'Asie Mineure, les Méoniens, les Cariens et les Lyciens.

L'ordre est tout à fait logique et géographique.

N'est-il pas étrange de voir affluer ainsi autour de la petite citadelle de Troie un nombre aussi considérable de peuples, qui embrassent presque tout le monde oriental connu à l'époque grecque, jusqu'à douze cents kilomètres à l'Est et six cents au Sud, à vol d'oiseau, et de trouver ainsi en opposition, pour la première fois dans l'histoire, le monde de la Grèce avec la plus grande partie de l'Orient ? Et de quelles régions s'agit-il ? Des peuples dont le territoire s'ouvre de toutes parts sur la mer, et dont les échanges s'effectuent nécessairement par la voie des Dardanelles.

Mais il faut examiner les détails qu'Homère nous donne pour chacun dans la dernière partie du catalogue[10].

I. GROUPE EUROPÉEN. — Acamas et Peiroos conduisent les Thraces, tous ceux que renferme l'Hellespont au courant rapide. Euphémos, le fils de Trœzène, aimé de Zeus, qui descend de Kéas, conduisait les guerriers kikones ; Pyraichmès était le chef des Paioniens à l'arc recourbé, qui viennent de la lointaine Amydon et de l'Axios au large cours, dont l'eau est la plus belle de la terre (844-850).

On s'attendrait à voir ce groupe du côté des Grecs. Mais là distinction entre l'Asie et l'Europe est postérieure, elle ne remonte pas beaucoup au delà des guerres médiques ; la Macédoine et la Thrace n'entrent pas, à proprement parler, dans l'histoire grecque avant le IVe siècle. A l'époque préhellénique et jusqu'au VIIe siècle, le mouvement des peuples va de Macédoine et de Thrace vers l'Asie. Nous avons vu que l'archéologie a révélé une limite entre la culture thessalienne et la culture voisine de Thrace. Les longs promontoires de la Chalcidique et les côtes inhospitalières de la Macédoine étaient d'ailleurs un obstacle aux relations commerciales entre la Thrace et la péninsule hellénique, alors que l'Hellespont et le Bosphore, loin de séparer, unissaient les deux rivages dans le monde de la petite navigation côtière.

Nous savons par un autre passage de l'Iliade (IV-520) que Peiroos, le chef des Thraces, venait d'Enos, dont nous avons entendu parler à maintes reprises dans la guerre turco-bulgare de 1913. C'est l'échelle d'Andrinople, à l'embouchure de l'Hèbre, qui n'est autre que la moderne Maritza. Enos est de nos jours un port relativement important, où s'embarquent les produits de la grande et fertile vallée qui y aboutit. On y fait aujourd'hui le commerce du blé, de la laine, des crins de chameaux, du coton, du cuir, du safran, de la soie, de la cire et du cuivre. Homère nous dit que de la Thrace venaient les grandes épées en bronze (XIII, 177), les belles coupes de métal (XXIV, 234), les armures en or et les harnachements (X, 438-439) ; la Thrace était la mère des troupeaux de brebis (XI, 222) ; ses chevaux blancs étaient célèbres (X, 436) ; les Thraces étaient déjà réputés, à cette époque et dans la suite, comme de grands cavaliers (XIV, 227).

Le fils du troyen Anténor, Iphidamas, avait été élevé en Chalcidique, à Cissée, où il avait épousé une princesse thrace, Théano aux belles joues; au bruit de l'expédition des Achéens, il partit avec douze vaisseaux recourbés, les laissa à Percote (notez qu'il ne songe pas à transborder à la baie de Bésica) et se rendit par terre à Ilion. (XI, 221-230).

Les Kikones habitaient au delà de la Maritza, de Dédéagatch jusque vers Cavala. Homère cite un autre de leurs héros : Mentès (XVII, 73). Nous savons par l'Odyssée que le vin de la région, le vin d'Ismare ou de Maronée, était célèbre (Odyssée, IX, 39 et sq.). C'est avec lui qu'Ulysse enivre le Cyclope avant de le tuer. L'opulent Priam devait en remplir ses belles caves.

Les Paioniens occupaient la région de la Chalcidique et les côtes de la Méditerranée, à l'Ouest de Cavala. Leur capitale, Amydon, devait être située non loin de Salonique, sur l'Axios, aujourd'hui le Vardar, qui constitue l'une des grandes routes sui- vies par les peuples des Balkans, lorsqu'ils descendirent vers la terre promise du Sud. Ils possédaient les mines d'or et d'argent du Pangée, qui étaient sans doute la principale source de leur richesse, et la vallée du Vardar leur était ouverte pour l'exportation des céréales.

La Piérie, patrie des Muses et du Dionysos thrace, la riante Hémathie et le mont Athos sont cités au chant XIV (226, 229). C'est par là qu'Héra, quittant les hauteurs de l'Olympe, arrive à Lemnos et à Troie. C'est le chemin suivi par les Argonautes à la recherche de l'or de Colchide. Nous sommes aux confins de la Macédoine et de la Thrace, à la frontière qui sépare les Hellènes des confédérés troyens et dont j'ai parlé plus haut.

Il n'est pas question d'îles, quoique Samothrace et Lemnos (aux trois quarts achéenne et amie des Hellènes) soient bien connues du poète. Les produits devaient venir en Orient par les plaines de Macédoine et de Thrace, jusqu'à l'Hellespont. Le chemin suivi par Iphidamas est exceptionnel.

II. GROUPE DE LA MER NOIRE. — Le deuxième groupe est de beaucoup le plus important et le plus intéressant des quatre ; c'est le plus lointain, celui qui exerçait le plus de fascination sur l'imagination des Grecs, comme en témoigne la fameuse légende des Argonautes.

Pyléménès au cœur indomptable conduisait les Paphlagones d'Énète d'où vient la race des mules sauvages ; ils possèdent Kytoros et habitent Sésamos autour du fleuve Parthénios et Kromna, et Aigialos et la haute Érythini. Odios et Épistrophos conduisaient les Halizones de la lointaine Alybé où est l'origine de l'argent (851-857).

Le texte est bourré de renseignements. Homère vise évidemment aux détails : peuples, villes, rivière, montagne, produits, rien n'est omis. C'est qu'il s'agit du commerce du Pont-Euxin, ce commerce dont Troie commande l'accès dans la mer Égée, celui que sans doute la guerre de Troie avait pour objet essentiel de sauvegarder.

Les deux peuples mentionnés, les Paphlagones et les Halizones devaient être séparés par l'Halys ; ce sont certainement les Paphlagoniens et les Syro-Cappadociens d'Hérodote (I, 72). Les Syro-Cappadociens ou Leuko-Syriens (Syriens blancs) de l'antiquité sont des Hittites, c'est un fait qui paraît bien établi maintenant. Les Paphlagones d'Homère étàient sans doute de même origine ou mêlés à des Phrygiens envahisseurs. Alybé semble être un nom hittite : Khaly-wa, le pays de l'Halys et les Halizones : les Khalitu d'une inscription cunéiforme, d'après Sayce[11]. En grec, Halizone veut dire entouré par la mer, Odios signifie le voyageur et Épistrophos : le commerçant, noms bien significatifs.

La terminaison du mot Halizone évoque celle d'Amazones, ces femmes guerrières, dont on pense avoir reconnu l'image sur les sculptures de la porte du deuxième palais de Boghaz-Kieuï[12], et qui, d'après un fragment de Pindare[13], guidaient au combat les phalanges syriennes. Nous savons que, vers 1200, les Hittites ont subi une invasion de Moschi, proches parents des Phrygiens, peut-être même identiques à eux[14], qui, en 1170, traversèrent l'Asie Mineure et, atteignant les frontières de l'Assyrie près de Carchemish, y furent battues en 1120 par Tiglatphalasar[15].

Or, nous avons vu plus haut qu'une génération environ avant la guerre de Troie, Priam assistait les Phrygiens contre les Amazones. Ne serait-ce pas dans cette invasion des Moschi du début du XIIe siècle ? En retour, ils seraient venus à son aide dans la guerre de Troie ; mais cette fois, par suite de changements dans la situation politique, les Hittites se sont rangés du même côté. Trois générations auparavant, en 1270, les Mens et les Dardaniens (Iliouna et Dardania) avec les gens de Pédasos (Pidasa) avaient bien aidé le roi Hittite Hattousil contre Ramsès II d'Égypte[16]. Ces changements dans les alliances, lors des grands mouvements de peuples, n'ont rien d'invraisemblable. La lutte de Bellérophon contre les Amazones (Iliade, VI, 186 et sq.) se rapporte sans doute à une époque plus reculée, qui, à l'époque où l'Iliade fut composée, était devenue légendaire.

La plupart des noms de lieux ont été identifiés. J'ai parlé d'Alybé. Kytoros et sa montagne, Sésamos et Kromna sont historiques et cités par Strabon, qui parle aussi d'Aigialos et d'Érythini ; toutes ces villes sont situées sur la portion de la côte du Pont-Euxin qui se dirige vers le Nord-est, à partir de l'ancienne Héraclée jusqu'au cap Karambis. Le Parthénios, dont le nom s'est conservé jusqu'à nos jours dans la localité de Barthéni, formait, à l'époque antique, la limite entre la Paphlagonie et la Bithynie. Énète soulève seule quelques difficultés. Faut-il lire d'Énète, ou du pays des Énètes ? La première interprétation s'accorde mieux avec le texte. Leaf a pensé qu'il s'agissait de l'ancienne Héraclée, le plus beau port de la côte, le point de départ et d'aboutissement tout indiqué pour de grands mouvements commerciaux maritimes. De Sinope, il n'est pas question. Le fait est à noter ; c'était une colonie ionienne de Milet très illustre, dont la fondation remonte au VIIIe siècle ; il y a là un nouvel indice que notre document n'est pas ionien et qu'il est antérieur à cette époque ; je reviendrai sur ce point.

Parmi les produits, Homère, dans le catalogue, cite les mules sauvages et l'argent.

Les mules sauvages sont les onagres, ânes sauvages, venus de Syrie en Cappadoce, où, d'après Strabon, ils étaient très nombreux. Les mules jouent un grand rôle dans l'Iliade ; quand Priam vient au camp des Grecs chercher le corps d'Hector, il est monté sur un char traîné par des mules, cadeau que lui avaient fait les Mysiens (XXIV, 278). Elles sont encore très employées dans la région ; n'avons-nous pas vu, tout récemment, que mille ânes, réquisitionnés à Lemnos, avaient été utilisés pour faire une diversion, et que tout ce régiment avait été exterminé par l'artillerie germano-turque[17] ?

Les mines du Taurus étaient la principale source de l'argent ; il était travaillé par les Hittites, qui l'exportaient dans la majeure partie du monde oriental ; il existait aussi des gisements d'argent, et il en existe encore, sur la côte de la mer Noire, près de Tripoli, entre Samsoun et Trébizonde. L'argent apparaît dans la couche II d'Hissarlik, où il servait à fabriquer des armes de luxe et des bijoux ; il était abondant dans la mer Égée, aux époques prémycénienne et mycénienne.

Mais on trouve dans Homère des traces d'autres produits. D'abord l'or, qui a exercé un si grand attrait sur l'esprit hellénique et qui a été trouvé en quantité à Mycènes et à Troie. Il existait en Macédoine et en Phrygie, mais Homère connaît aussi Jason, Médée, le roi de Colchide Aiétès, le navire Argô et la toison d'or ; la légende des Argonautes parait remonter à plusieurs siècles avant lui. Le caractère de cette légende diffère tout à fait des données positives qu'on trouve dans l'Iliade ; mais, sous ses apparences mythiques, il semble bien qu'il faille y voir la plus ancienne entreprise des chercheurs d'or, des conquistadores préhelléniques, qui, par la mer d'Hellé et le Bosphore, atteignirent cet Eldorado oriental : Aia du Phasis, aux pieds du Caucase. La toison d'or suggère le vieux procédé, familier dans les placers aurifères, qui consiste à recueillir les paillettes mêlées de sable, en faisant passer sur de la laine le courant du fleuve chargé d'or. Les toiles de Colchide étaient également célèbres.

Les Hittites étaient les principaux pourvoyeurs en fer des marchés helléniques. Le fer est assez rare dans l'Iliade ; celle-ci a certainement été composée à une époque où il n'était pas employé couramment. Sauf dans le couteau d'Achille (XI, 844), la pointe de flèche de Pandaros (IV, 123) et la masse dont se servait Areithoos (VII, 141), il n'est jamais utilisé pour les armes, mais seulement pour les ustensiles aratoires et les objets de la vie domestique[18] ; on l'échange, avec le bronze, les peaux de bœufs et les esclaves contre mille mesures de vin de Lemnos[19]. C'était un métal exotique. Nous avons vu qu'avant la VIIIe ville, on en trouve à peine un indice dans les fouilles de Troie.

C'est par la grande vallée de l'Halys que venaient les nombreux produits en provenance de l'Asie Mineure centrale et orientale : le cinabre[20] (sulfure rouge de mercure), qui produit le vermillon dont les nefs des Achéens étaient peintes ; le jade, dont treize haches de la IIe ville étaient faites, et qui venait sans doute du Turkestan ; l'étain du Khorassan, au Nord-est de la Perse, ainsi que les tapis de Perse et de Mésopotamie. Les marchands cappadociens les expédiaient de la région de Sinope.

Des côtes du Pont-Euxin arrivaient les chalands chargés de bois, abattu dans les grandes forêts du littoral, les vaisseaux remplis de poisson salé, thons et esturgeons (ταρίχη ποντικά des anciens), dont des bandes épaisses descendaient chaque printemps vers le Bosphore de Thrace et dont les habitants riverains, grands pêcheurs, pratiquaient la salaison et l'exportation ; ils pêchaient aussi le marsouin et le dauphin, qui fournissaient une huile fameuse dans l'antiquité, d'après Strabon. Cyzique et Byzance avaient pris le thon comme emblème de leurs monnaies.

Un autre mouvement, dont les Dardanelles étaient le débouché, est celui de l'ambre jaune des pays scandinaves, trouvé en assez grande quantité dans les fouilles mycéniennes ; ces découvertes établissent l'existence de relations commerciales entre la Baltique et la mer Noire par l'Elbe, la Moldau et le Danube, peut-être aussi par les fleuves de Russie, aux époques les plus reculées[21]. Par là venaient aussi les blés de la Scythie ; ce commerce était, à l'époque classique, vital pour Athènes, qui, je l'ai rappelé, sacrifia sa dernière flotte devant Ægos Potamos pour le sauvegarder à son profit.

Tous ces produits, venus du Nord par les plaines scythes ou par mer, du Sud et de l'Est par les caravanes de l'intérieur, étaient chargés dans les ports qui s'échelonnent depuis Trébizonde jusqu'à Èrégli (l'antique Héraclée du Pont). Ces riches pays étaient coupés des côtes occidentales de l'Asie Mineure par les hauts plateaux de la Cappadoce et les contreforts du Taurus ; les routes de l'intérieur sont très longues, difficiles, presque impraticables ; l'Hellespont était, comme aujourd'hui, leur véritable débouché.

L'exploitation commerciale de ces régions remonte, historiquement, au début du vine siècle, quand les Milésiens fondèrent leur grand empire colonial, depuis Naucratis en Égypte jusqu'en Crimée ; sur les côtes, avec de nombreux mouillages et comptoirs, Cyzique et Sinope furent leurs centres, qui, dès le milieu de ce siècle, essaimèrent à leur tour : à Trapézonte, Istros, Odessos, Olbia ; un peu plus tard deux villes nouvelles furent créées en Crimée, Théodosie et Panticapée, clefs du Bosphore Cimmérien[22]. Cette colonisation n'est pas née brusquement ; les Milésiens ne l'auraient pas inaugurée, si des explorations et des relations commerciales n'avaient pas existé auparavant ; on ne peut pas admettre qu'un pareil mouvement colonial n'ait pas été préparé par des voyages, des relations et des échanges antérieurs. Nous avons vu d'ailleurs, que de la poterie mycénienne a été retrouvée jusqu'à Boghaz-Kieuï ; l'Iliade nous livre des indices certains de ces relations à l'époque préhellénique.

III. MYSIENS ET PHRYGIENS. — Sur le troisième groupe Homère est très sobre de détails.

Les Mysiens étaient conduits par Chromis et Ennomos, le devin.... Phorkis et Ascanios commandaient les Phrygiens d'Ascanie (858-863).

Les Mysiens étaient les voisins des Troyens : leur domaine s'étendait, à l'Est de la Troade, depuis l'Hellespont jusqu'à une région mal définie, qui comprenait peut-être la vallée fertile du Caïque où se trouve Pergame[23]. Ils étaient si mêlés aux Phrygiens que l'expression la Mysie a ses bornes et la Phrygie les siennes était devenue par ironie un proverbe[24].

Les Phrygiens étaient alors établis dans la vallée du Sangarios (III, 185) et autour du lac d'Ascanie, aujourd'hui le lac d'Isnik ; ils occupaient alors sur le Pont-Euxin l'ancienne Bithynie et le Bosphore, par où ils étaient venus de Thrace. Homère les mentionne à maintes reprises[25] ; c'est un des motifs que j'ai d'admettre que leur arrivée dans la région est bien antérieure au premier millénaire. A. E. Cowley[26] a émis l'hypothèse que le nom d'Euxin, Euxinos, dériverait d'Axenos et d'Ascanios[27]. Les Phrygiens étaient des proches parents des Troyens. J'ai déjà rappelé que le frère d'Hécube était du Sangarios (XVI, 719), que Priam était venu à leur aide pour repousser une invasion d'Amazones (III, 189). Ils fournissaient aux Troyens du vin (III, 184) et, d'après Strabon[28], des fromages. C'étaient sans doute des tribus semi-nomades, comme celles qui habitent aujourd'hui cette région, poussant leurs troupeaux par les bois et les vallées. Leurs produits venaient par voie de terre, le long des routes du Sangarios, du Rhyndacos et du Macestos.

IV. GROUPE DES CÔTES CENTRALES ET MÉRIDIONALES DE L'ASIE MINEURE. — Enfin, le quatrième groupe dénombre des peuples bien connus des Grecs et qui nous sont familiers.

Les Méoniens étaient conduits par Mesthlés et Antiphos, nés sur le lac Gygée, dont la patrie est aux pieds du mont Tmolos. Nestés commandait les Cariens au langage barbare, qui possédaient Milet, les bois touffus du mont de Phthires, le cours du Méandre et les sommets de Mycale.... Sarpédon et le noble Glaucos conduisaient les Lyciens de la lointaine Lycie et du Xanthos tourbillonnant (864-877).

Les mentions du lac Gygée et du mont Tmolos fixent pour les Méoniens la grande plaine de l'Hermos, Sardes et les rives du Pactole ; c'est la Lydie de l'époque historique, qui comprenait en outre la vallée du Caïque et Pergame. L'Hermos au cours impétueux est nommé au chant XX (392), avec un de ses affluents, l'Hyllos poissonneux et une ville opulente, Hydé, qui est peut-être un ancien nom de Sardes ; elle se trouvait en tout cas à proximité ; il est fait mention dans l'Iliade de la légende de Niobé et des nymphes de Sipyle près de Smyrne (XXIV, 605-617). Au Tmolos, nous sommes à 100 kilomètres du fond du golfe de Smyrne et à 200 kilomètres de l'extrémité de la presqu'île d'Erythrées. On ne peut pas dire avec Allen que l'auteur de l'Iliade ne connaît que le littoral de la mer. L'abondance des noms prouve au contraire que la région de l'intérieur lui est familière.

La vallée qui suit est celle du Caystre ; Homère en décrit les prairies, où s'ébattent les oiseaux sauvages, les oies, les grues et les cygnes au long cou (II, 459-463) ; ce sont ces prairies qu'il appelle les prairies d'Asios. Puis vient la vaste vallée du Méandre, que dominent au Nord les cimes du Mycale. Phthires est un nom qui s'est perdu et qui ne peut guère désigner que le Latmos, dont la masse imposante et le large fronton en forme de triangle sont inséparables de la grande plaine. La continuité avec la Lycie est établie par le chapelet d'îles qui va de Samos à Rhodes : Syme, Nisyros, Cos et Calymnos, citées dans le catalogue des Grecs, en même temps que les îles reliant Rhodes à la Crète : Crapathos et Casos. De la Lycie, Homère connaît. outre le Xanthos, la montagne de Solymes (Iliade, VI, 204 et Odyssée, V, 283), que domine Phasélis[29], la grande escale du trafic venant d'Égypte, de Phénicie et de Chypre.

C'est là qu'affluaient les produits manufacturés et les marchandises précieuses, les étoffes et les broderies de Sidon, qui faisaient partie de la riche garde-robe d'Hécube (VI, 290). Les Cadens de Milet centralisaient les produits de la Crète et des îles ; par la Crète et la Lycie, ils entretenaient des relations avec les Sémites d'Égypte et de Syrie ; là se tenaient aussi des marchés d'esclaves (III, 401) et de l'ivoire teint en pourpre (IV, 141). Les relations de Troie et de Chypre à l'époque de la sixième ville, ont été bien établies par les fouilles[30].

Tout ce commerce, sur lequel on trouvera de nombreux et vivants détails dans les Phéniciens et l'Odyssée de V. Bérard, suivait les côtes sous la protection des îles, par le cabotage, qui drainait au passage les produits locaux ; j'en ai indiqué plus haut les étapes septentrionales. Les Lyciens, les plus lointains des alliés méridionaux, étaient intéressés au premier chef dans la guerre, comme le montre l'importance des deux rois qui les conduisent, Glaucos et Sarpédon : Glaucos qui se mesure avec Diomède, le plus redoutable des Achéens après Achille, Sarpédon, à qui les Troyens font des funérailles plus solennelles qu'à Hector lui-même. C'est que les Grecs les menaçaient déjà du côté de Rhodes, dont l'empire maritime sera bientôt prédominant, après la chute de Troie ; cette chute signifie pour eux la ruine de leur trafic du Nord.

Tels étaient les peuples en présence et les produits échangés. Où s'effectuaient ces échanges, où se faisaient les ventes et se tenaient les marchés ?

Leaf et van Gennep ont supposé que c'était sous les murs même de Troie. Ils ont imaginé[31] qu'une grande foire réunissait tous les ans Odios le voyageur, Épistrophos le commerçant, les marins de Lycie, de Carie et de Grèce, dans la grande plaine, à l'abri de la forteresse. C'est au mois de juillet, après les deux mois de navigation des Paphlagoniens et des Lyciens. Les gens du pays se font charretiers, porteurs, marchands de victuailles et de vin. Et l'imagination de se donner carrière pour peindre la scène pittoresque et vivante : les produits étalés sous les auvents, les acheteurs se bousculant et criant, les belles esclaves, les casques empanachés, les armures brillantes. Les caravanes de Phrygie arrivent par delà les collines, les chalands de l'Euxin débarquent sur la côte leurs chargements de bois, d'or, de ter, de cinabre ; les Lyciens et les Cariens font briller au soleil leurs étoffes somptueuses et leurs riches brocarts. Puis, à l'automne, la scène se vide ; Priam, ses fils, ses nombreux seigneurs et ses soldats, les villageois des environs se livrent aux jeux, aux réjouissances et aux festins dont l'Iliade nous a conservé l'image. Les Grecs rentrent chez eux et se content de vieilles histoires : le mythe de Bellérophon, les légendes lointaines des rivages cimmériens, la prise de Troie par Héraclès ; ils supputent les chances et discutent l'intérêt qu'il y aurait à renouveler cet exploit.

Cette hypothèse n'est pas invraisemblable en elle-même ; mais il faut se garder des séductions de la fantaisie. Le malheur est qu'il n'est question de ce grand marché ni dans l'Iliade, ni dans aucun document postérieur ; il ne s'en trouve pas le moindre indice dans la tradition. Est-il probable qu'un tel événement, s'il avait existé, qui rassemblait tant de peuples sous les murs de Troie, n'ait pas laissé la plus petite trace dans la mémoire des Grecs, si grands amateurs de récits, de fêtes et de spectacles ? Nous sommes ici en pleine conjecture. Je croirais plus volontiers que les échanges se répartissaient dans les petits ports échelonnés sur l'Hellespont, à Sestos, Abydos, Lampsaque, Pithyée, et sur la Propontide dont la côte dépendait des Phrygiens, les proches parents des Troyens. La façon dont Homère nous parle de ce trafic de l'Euxin montre que, s'il est bien renseigné, ses provenances ne lui étaient pas très familières ; il en parle par ouï-dire, comme quelqu'un qui n'a pas visité lui-même ces parages ; les Grecs n'ont pas dû, à l'époque, s'aventurer au delà de la Propontide et du Bosphore ; avant la colonisation milésienne, les Orientaux devaient venir au-devant d'eux et troquer leurs produits dans les escales successives.

 

Conclusions sur le catalogue.

Il est temps de tirer des conclusions de cette analyse du catalogue des alliés.

L'alliance avec Troie des peuples européens est un premier fait remarquable. Un Grec du VIIIe siècle n'aurait pas inventé cette situation politique. Elle correspond au contraire tout à fait à ce que nous savons de l'époque préhistorique, contemporaine ou très peu postérieure aux grands mouvements de peuples de la Thrace vers l'Asie. L'union avec ces Thraces et contre les Grecs de tous les peuples asiatiques est un fait unique aussi dans l'histoire.

La connaissance qu'Homère parait avoir des rivages de la Propontide et de l'Euxin est curieuse. Entre le lac d'Ascanie et Héraclée, il y a un blanc dans l'Iliade, seul le Sangarios est nommé ; il n'est pas question du Bosphore de Thrace ni du Bosphore Cimmérien. L'énumération des villes, des fleuves, des montagnes, des produits, semble faite de seconde main pour cette région. Un contemporain de la colonisation milésienne ne se serait pas exprimé ainsi et aurait parlé de Sinope. Les poèmes cycliques, les Cypria, l'Aithiopis, qui appartiennent à cet âge, sont autrement renseignés.

Sur la côte occidentale de l'Asie Mineure, les grands noms de l'expansion hellénique à l'époque archaïque : Cymé, Phocée, Smyrne, Erythrées, Clazomène, Colophon, Éphèse sont inconnus de l'auteur du Catalogue et de l'Iliade. Plus encore : les noms de Pergame et surtout de Sardes et du fameux Pactole de Crésus, la Lydie même, ne figurent pas dans le poème, alors que les poètes ioniens postérieurs les connaissent parfaitement.

Cette image de l'Asie Mineure concorde tout à fait avec celle que l'Iliade nous a laissée de la Troade et de la Grèce : elle est positive et exacte ; elle n'est pas une fiction de poète, mais elle n'est pas non plus celle qu'un colon grec du vile siècle nous aurait donnée. Comme les deux autres catalogues, celui des alliés troyens, et tous les passages du poème où il est question d'eux, sont bien antérieurs ; ils remontent à une époque où la situation politique, les noms des peuples et des lieux étaient assez différents, à l'époque achéenne, à l'époque de la plus ancienne colonisation grecque dans le Nord-Ouest de l'Asie Mineure[32]. C'est à cette conclusion que nous a déjà conduits l'étude des deux autres catalogues ; elle fournit une base solide au rôle que nous avons assigné à la citadelle de Troie et à l'hypothèse que nous avons émise sur les causes de la guerre entreprise par les confédérés, pour lui porter un coup décisif.

 

Les causes de la guerre de Troie.

Après avoir montré que Troie n'est pas une fiction de la fertile imagination hellénique, qu'elle a bien été détruite dans une guerre et qu'elle a tous les caractères que lui prête le poète, nous avons vu qu'elle ne pouvait jouer de rôle dans cet angle de la Troade, qui ne commande aucun empire et qui ne mène nulle part, que par la domination exercée sur la route des Dardanelles. Ce n'était pas une ville, mais une puissante forteresse, édifiée pour sauvegarder de grands intérêts. Elle n'a pas été assurément construite dans les marais du Scamandre pour suppléer au manque de pittoresque de la plaine, ni pour intriguer les archéologues de l'avenir ! Elle n'a pas été édifiée, entretenue et maintenue dans un état de grande prospérité sans richesse. Ces intérêts, la population de pasteurs et de cultivateurs de la Troade, vivant pour la plupart dans la montagne, à l'abri des incursions du dehors, ne les fournissaient pas ; ces richesses, le commerce de l'intérieur ne les procurait pas ; elles ne pouvaient venir que du dehors. Voilà où nous en étions.

Le catalogue des alliés et les passages du poème que j'en ai rapprochés nous ont fourni deux éléments nouveaux.

Nous savions, par les objets découverts depuis Chypre jusque dans les vallées de la Phrygie et jusque sur les rives de l'Halys, que des échanges maritimes avaient existé, dès l'époque préhistorique, entre l'Égée et l'Euxin. L'étude de l'Iliade nous a apporté des précisions sur ces échanges et sur ces courants de trafic, qui de l'Égypte, de la Syrie et de la Crète remontaient le long des côtes pour se croiser devant Troie avec le commerce de l'empire hittite, de la Phrygie, de la Thrace et de la Grèce.

Elle nous a montré ensuite que des peuples puissants, tous les peuples qui font le commerce de l'Euxin, étaient assez intéressés à la conservation de la citadelle de Troie, pour venir la défendre de leur lointaine patrie et prendre part à la lutte. Seuls les empires sémitiques restent en dehors du conflit ; les Phéniciens n'y interviennent pas ; le point extrême qu'ils aient encore atteint au Nord est Lemnos, la mention en est brève et accidentelle : ils y offrent au roi Thoas un cratère d'argent, qui surpasse en beauté tous ceux de la terre (XXIII, 741-7). Mais les broderies phéniciennes d'Hécube ne lui ont pas été apportées par lés marchands de Sidon : c'est Pâris qui lui en a fait hommage en souvenir du voyage où, de Lacédémone, il a ramené Hélène (VI, 289-292). Le commerce des Phéniciens ne dépasse pas, à l'époque, la Crète, Rhodes et Milet ; le trafic de l'Euxin ne les intéresse pas. La Lycie est, au Sud, la dernière puissance engagée dans les affaires dont Troie détient la clef.

Cet assemblage de peuples devant les hautes murailles de Troie ne s'explique, comme la forteresse elle-même, que par les intérêts dont elle était maîtresse : le débouché des Dardanelles. C'est cette hégémonie que les Grecs voulaient renverser.

Que la guerre de Troie soit due en partie à l'expansion achéo-éolienne, c'est incontestable. Mais cette expansion n'est pas un simple effet du goût des voyages, ni de l'attrait du butin. La chevalerie homérique n'est pas cette espèce de Raubrittertum (chevalerie de pillage) que des écrivains d'outre-Rhin nous ont présentée. Si elle n'avait eu pour objectif que de s'emparer des côtes de Lesbos, de Ténédos et de la Troade égéenne, il n'était pas nécessaire qu'elle mobilisât dans ce but toutes les forces de la Grèce ; nous verrons bientôt comment elle s'y prit, au cours de la guerre, avec de petits effectifs et sans frais, pour s'assurer ces possessions.

L'occupation des montagnes de la Troade, des hautes vallées du Scamandre, de l'Aisépos et du Granique n'aurait pas justifié non plus une telle entreprise et pouvait être obtenue plus simplement. Il ne semble pas d'ailleurs que les Achéens s'y soient établis. La plaine basse du Scamandre ne présentait en elle-même aucun intérêt, les Grecs n'y réédifièrent plus dans la suite la puissance troyenne ; c'est sur les côtes qu'ils établirent leurs comptoirs.

Cette union sacrée de tous les peuples de l'Hellade, cette union qui ne s'est réalisée ensuite qu'une seule fois au cours de l'histoire, devant le grand et imminent danger des Perses, ne s'explique complètement ni par la piraterie, ni par l'esprit d'entreprise coloniale ; le mouvement autrement important de la colonisation ionienne et dorienne n'a pas créé une seconde Iliade.

Le motif invoqué est une raison d'honneur : les Grecs marchent contre Troie pour venger une violation de l'hospitalité, comme les Épigones s'assemblent autour de Thèbes pour punir le meurtre d'un père. Ce motif ne contredit en rien nos conclusions.

Tous les documents officiels attribuent l'ultimatum de l'Autriche à la Serbie à l'assassinat de Sarajévo ; mais la cause profonde est tout autre : le désir d'hégémonie politique et économique de l'Autriche dans les Balkans jusqu'à Salonique et la mer Égée. La beauté d'une femme, cette beauté à laquelle l'antiquité était si sensible, l'outrage à un principe fondamental de ce droit familial et public, dont les Grecs ont jeté les bases dans le monde, peuvent avoir été le casus fœderis et le casus belli qui ont déclenché la guerre, le levier assez puissant pour soulever les masses et la féodalité des seigneurs. Mais l'étude des fouilles et des lieux, celle du poème nous font entrevoir, derrière ces motifs d'honneur, des raisons moins apparentes, mais non moins efficaces : la nécessité pour l'Hellade, dans sa grande expansion vers l'Asie, de détruire la puissance qui barrait l'accès de l'Hellespont, qui menaçait le débouché de la Propontide et risquait de compromettre ce grand trafic, qui ne cessa de s'étendre et de se développer avec les Rhodiens et les Milésiens, sous l'hégémonie d'Athènes et à l'époque des grandes entreprises d'Alexandre en Orient : le trafic du Pont Euxin. La guerre de Troie semble bien, comme nous l'avons annoncé, en même temps qu'une affaire d'honneur, la partie la plus ancienne qui se soit jouée dans le monde, pour la liberté et la maîtrise des détroits[33].

 

 



[1] Sur la navigation et les vaisseaux homériques voir : W. Helbig, L'épopée homérique expliquée par les monuments, Paris, 1894, p. 199 et sq. ; A. Jal, Archéol. Nav., I, p. 50 et sq. ; V. Bérard, loc. cit., I, p. 155-189. Court mais bon résumé dans Dussaud, loc. cit., 2e édit., 1914, p. 414 et sq.

[2] Les routes de l'Atlantique, du Rhin et du Rhône paraissent avoir été secondaires (Déchelette, Arch. préhist., p. 626-7).

[3] Voir nombreux détails dans V. Bérard, loc. cit., I, p. 368-460. Sur la question des métaux, voir Déchelette, L'âge de bronze, p. 345 et sq.

[4] On trouvera une étude détaillée et approfondie du catalogue des Hellènes dans T. W. Allen, The Homeric catalogue, Journal of Hellenic Studies, XXX, I, 1910. Voir aussi du même auteur Μυρμιδόνων πόλις, dans The Classical review, XX, 1906, p. 193-201.

[5] V. Bérard, loc. cit., I, 61 et sq. ; 87 et sq. ; 100, 106, 121-122, 132-134, 145.

[6] W. Dörpfeld, Athen. Mitteil., 1907, VI-XVI ; 1908, p. 295 et sq. et 320 et sq. ; 1913, p. 97 et sq.

[7] A. J. B. Wace et M. S. Thompson, Prehistoric Thessaly, Cambridge, 1912, p. 253 et 254.

[8] Loc. cit., p. 318.

[9] Les objections qu'on a faites contre l'historicité et l'antiquité de ce texte ne me paraissent pas très solides (Croiset, Histoire de la littérature grecque, I, p. 123, note 1 par exemple) : ce document n'est pas à sa place dans l'Iliade (?) ; les Grecs des îles de la côte asiatique ne sont pas nommés (c'est précisément un indice d'ancienneté) ; certains chefs ou peuples mentionnés dans le catalogue ne reparaissent pas ensuite (sur 43 généraux 35 réapparaissent, n'est-ce pas suffisant ?) ; l'éloge décerné aux Athéniens est excessif (ils n'ont que 50 vaisseaux et ont un rôle effacé) ; l'auteur énumère des vaisseaux alors qu'il n'y a pas de bataille navale et commence par les Béotiens ; Ajax est à peine mentionné alors qu'il joue un grand rôle....

[10] Je suis presque constamment Leaf dans l'excellent commentaire qu'il a fait de cette partie du catalogue, p. 253-322 de l'ouvrage cité plusieurs fois.

[11] Cité par Allen, loc. cit., et par Leaf, loc. cit., p. 292.

[12] J. Garstang, The land of the Hittites, Londres, 1910, p. 372. Sur ce sujet voir le travail très complet de W. Leonhard, Hettiter und Amazonen, Leipzig, 1911.

[13] Strabon, XII, 3, 9.

[14] Garstang, loc. cit., p. 53 et p. 368. Il y a un Mita des Moschi, qu'on rapproche du roi Midas de Phrygie.

[15] Maspero, Histoire ancienne des peuples de l'Orient classique, Les premières mêlées des peuples, Paris, 1897, p. 642 et sq.

[16] Maspero, loc. cit., p. 389 et sq.

[17] The Times, 30 Avril 1915 ; L'Écho de Paris, 1er Mai 1915.

[18] Voir les textes dans d'Arbois de Jubainville, Les premiers habitants de l'Europe, I, p. 248 et sq. ; et dans Helbig, loc. cit. ; discussion dans Lang, The World of Homer, p. 96 et sq.

[19] Iliade, VII, 472 et sq.

[20] Strabon, XII, 2, 10.

[21] Déchelette, Archéologie préhistorique, p. 624 et sq.

[22] Sur le développement colonial de Milet, voir G. Leroux, L'Ionie et la colonisation en Orient de Naucratis en Crimée, dans L'Hellénisation du monde antique, leçons faites à l'École des Hautes Études Sociales, Paris, 1914, p. 87 et sq. Le Bosphore Cimmérien est le nom ancien du détroit qui fait communiquer la mer Noire et la mer d'Azof ; le Bosphore de Thrace est le Bosphore actuel.

[23] Si Tarne (Iliade, V, 44) doit être identifiée avec Atarneus, comme le propose Allen (J. H. S., XXX, p. 317), le Caïque relèverait de la Méonie ; les anciens tendaient à identifier Tarne et Sardes.

[24] Strabon, XII, VIII, 2.

[25] Iliade, II, 862 ; III, 185 ; X, 431 ; XVI ; 719.

[26] Allen, loc. cit.

[27] Sur l'importance du nom d'Ascanios dans la légende d'Énée, voir E. Meyer, Geschichte des Troas, Leipzig, 1877, p. 69.

[28] XII, 8, 8-9.

[29] Voir la belle vue de Phasélis, dominée par la cime neigeuse du mont de Solymes, et description dans le charmant ouvrage de D. G. Hogarth, Accidents of an antiquary's life, Londres, 1910, p. 113.

[30] Notamment par la présence de poignards chypriotes et de bols chypriotes bien caractéristiques ; voir H. Schmidt, Troja und Ilion, p. 287 ; Dussaud, loc. cit., p. 139-140 ; Déchelette, L'âge du bronze, p. 195.

[31] Leaf, Troy, p. 314 et sq. ; Van Gennep, Religions, Mœurs et légendes, 5e série, Paris, 1914, L'Iliade poème économique, p. 86 et sq.

[32] Les objections de Croiset contre cette conception, Histoire de la littérature grecque, I, p. 123, note 2, ne me paraissent pas plus solides qu'à l'égard du catalogue des Grecs : il relève l'omission des Caucones et des Lélèges, le fait qu'Ennomos et Amphimaque, qui y sont cités, ne figurent pas dans le corps du poème, qu'un catalogue ne se trouverait pas dans les Chants cypriens si l'Iliade en eût déjà contenu un semblable.

[33] Il importe de bien préciser la portée de ces conclusions. L'article de van Gennep cité plus haut est intitulé : L'Iliade poème économique. L'Iliade n'est pas et ne pouvait pas être un poème économique ; mais elle nous fait entrevoir un état de choses, qui ne s'explique complètement que par l'hypothèse économique. C'est la guerre de Troie, dont les causes profondes paraissent avoir été, pour une grande part, des causes économiques, qui peut être qualifiée, à titre d'hypothèse probable, une guerre économique.