LA GUERRE DE TROIE

DEUXIÈME PARTIE. — LA GUERRE DE TROIE.

CHAPITRE PREMIER. — HOMÈRE ET LA PLAINE DE TROIE.

 

 

Lorsque, le 25 avril 1915, nos vaillantes troupes ont héroïquement débarqué à Koum-Kaleh, sous le feu de l'ennemi, elles ont dû songer qu'elles renouvelaient les prouesses d'Achille et d'Ajax, de Diomède et de Patrocle, dans cette plaine déjà si riche en exploits. Mais à l'heure où j'écris, nous ne sommes guère plus renseignés sur ce beau fait d'armes, que sur l'atterrissement des Achéens et sur les neuf années de guerre qui ont précédé les événements relatés par l'Iliade ! Le paysage, en tout cas, n'a pas varié, dans ses grandes lignes, depuis 3.000 ans. Si le cours des eaux et le delta du Scamandre ont subi quelques changements, les plaines alluviales, qui remplissent l'espace entre les chainons de collines détachées de l'Ida, ont conservé tous leurs caractères, comme l'a montré l'étude géologique du rivage[1]. Sauf le déboisement probable des montagnes environnantes, l'aspect d'ensemble ne s'est pas modifié et répond tout à fait aux indications du poème.

 

Aspect général.

L'immense étendue plate, tachetée de chênes et de cornouillers, de touffes basses et de broussailles, s'ouvre au Nord dans l'eau bleue du détroit, entre deux promontoires. Des tertres roussis, élevés par la main des hommes, s'arrondissent de place en place dans la plaine. Elle est désolée pendant les chaleurs de l'été et de l'automne, mais les fleurs et le gazon y croissent au printemps le long des rivières. De petits marais et les lacets du Scamandre et du Simoïs scintillent au soleil et se perdent dans des bouquets d'arbustes argentés. Les cigognes font leurs nids dans les ruines et dans les huttes des bergers, leur grand vol s'éploie au-dessus du champ de bataille. A l'Ouest saillit le bourrelet de coteaux arides, que couronnent aujourd'hui les moulins et les petites maisons blanches de Yeni-Schihr ; au fond vers l'Est, les longues ondulations des collines détachées de l'Ida remplissent l'horizon et viennent, en un énorme cercle, rejoindre la mer. A l'horizon s'estompent dans la brume les lignes dentelées de Samothrace, le sommet aigu de Ténédos et l'imposante masse de l'Ida.

Homère est sobre en descriptions de la nature. Rien ne lui est plus étranger que l'intempérance du romantisme, la prodigalité touffue des sagas septentrionales, la lourde prolixité des poèmes orientaux. Il est maitre de ses sentiments ; il a amené du premier coup à sa perfection cette mesure, cette modération, qui furent la marque du génie hellénique, cet amour du clair et du distinct, dont Descartes a fait la base de notre philosophie et qui garde la pensée des conceptions obscures de la métaphysique, du panthéisme confus et des débordements du mysticisme. Il n'emprunte à la nature que ce qu'il faut pour vivifier et élargir son anthropomorphisme et il le fait avec autant de justesse que de grâce et de poésie.

Le large Hellespont, Hellespont au courant rapide, borde la plaine, où, entre les promontoires de Rhoiteion et de Sigeion, se déverse le Scamandre, tantôt tumultueux, lors de ses crues, tantôt lent, au cours heureux et aux flots d'argent, grossi des eaux du Simoïs. Les ormes, les saules, les tamaris l'encadrent, des fleurs poussent sur ses bords ; l'herbe nouvelle, le lotus humide de rosée, la tendre et délicate hyacinthe y naissent sous les pas de Zeus, lorsqu'il enlace Héra. Des broussailles et des marais s'étendent près de la ville, où un champ de blé dresse ses épis. La clameur des grues — il est possible que le mot γέρανοι ait désigné à la fois les grues et les cigognes — monte dans le ciel, quand, fuyant l'hiver, elles prennent leur vol au-dessus de l'Océan ; les oiseaux des marais volent çà et là, agitant leurs ailes joyeuses, se devançant les uns les autres, avec des cris dont la prairie résonne. Le hêtre, le frêne et le cornouiller à l'écorce allongée heurtent leurs rameaux en un long bruissement ou se brisent avec fracas, lorsque l'Euros et le Notos luttent dans les haltiers de la montagne.

Les collines basses ne sont que rarement mentionnées, mais les grands monts ont chacun leur caractère et dominent le paysage et le drame ; Zeus est assis sur le sommet conique de Ténédos et sur les hauteurs boisées de l'Ida, où il amasse la neige, le tonnerre et les nuées ; Poséidon se tient au-dessus de la mer, sur les cimes de Samothrace ; Arès et Athéna vont de la ville à la rangée de collines qui bordent le Simoïs au nord, Callicolone, les belles collines, dont les vignobles se dorent au soleil. Le poète a placé les grands personnages, qui dirigent et conduisent l'action, sur les points mêmes d'où ils peuvent la suivre et s'y mêler.

On a fait souvent au polythéisme homérique et hellénique le reproche d'anthropomorphiser les dieux. Mais à l'image de quoi les dieux de toutes les religions ont-ils été forgés, sinon à celle des hommes ? On a prétendu, d'autre part, que leur idéal moral n'était pas très élevé, parce qu'ils approuvent ce grand conflit meurtrier dont ils sont responsables, parce qu'ils sont eux-mêmes accessibles aux paroles outrageantes, aux reproches amers, aux douceurs de l'amour, et qu'ils permettent aux hommes de se livrer aux mêmes sentiments. Mais les dieux de l'Iliade sont des dieux de guerriers, leur idéal ne peut pas être celui du doux Galiléen. S'ensuit-il qu'il lui soit inférieur ?

Le dieu de l'Évangile lui-même n'a-t-il pas autorisé qu'une tuerie mille fois plus sauvage et plus sanguinaire se déchaînât sur l'Europe ? Et la colère, [a vengeance, la haine même ne sont-elles pas des vertus de la guerre, auxquelles les plus chrétiens s'abandonnent chaque jour depuis de longs mois ? La morale d'Homère flétrit la trahison et la félonie ; elle n'en connaît pas moins, non plus, la douceur, le pardon, le charme le plus pur et le plus profond de l'amitié, de l'amour filial et maternel, le tendre dévouement des époux, la grandeur du sacrifice. Assieds-toi près de moi, chère enfant, dit Priam à Hélène, avec une admirable douceur, devant l'accablement de la destinée, ce n'est pas toi que j'accuse. — Ô mon fils, pourquoi ces larmes, parle, afin que je te console, répond Thétis à Achille, quand au plus fort de sa colère, il jette un cri de confiance et d'amour vers sa mère. Ô Hector, cher à mon cœur, depuis vingt ans je vis auprès de toi, et jamais je n'ai entendu de ta bouche une parole dure ou blessante. Qui parle ainsi ? Est-ce Andromaque ? Non pas. C'est Hélène, Hélène qui s'est laissé séduire par les douceurs d'Aphrodite et qui a déchaîné ainsi tout ce carnage. Et rappelez-vous les paroles admirables du porcher Eumée au vieux mendiant dont Ulysse a revêtu la figure : Étranger, il ne m'est pas permis de mépriser même un hôte plus misérable que toi, car tous viennent de Zeus, les étrangers et les pauvres, et même un présent modique est agréable aux dieux.

Pourquoi vouloir abolir dans l'âme humaine, ou déprécier, des sentiments fondamentaux que vingt siècles de christianisme n'ont pas pu et ne peuvent pas amoindrir ? Tous les grands sentiments ne méritent-ils pas qu'on les idéalise, comme l'a fait le plus vieux poète, comme le font chaque jour nos héroïques soldats ? Plus que jamais la morale de l'Évangile est démentie par les faits, son royaume n'est pas de ce monde[2]. Celle d'Homère, de dix siècles antérieure, est autrement complète et bien équilibrée : ses dieux sont grands, très grands, précisément parce qu'ils ne sacrifient rien de la vérité humaine, parce que le poète a su leur imprimer, sous toutes ses formes, la marque de l'inaltérable, de l'éternelle humanité.

Voyez aussi comme ce vieux polythéisme a bien résolu le problème de Dieu et la guerre. Chacune des forces en présence est séparément idéalisée : Poséidon, Athéna, Héra sont pour les Hellènes, Apollon, Arès, Aphrodite pour les Troyens et leurs alliés. Zeus le père, le père des dieux et des hommes, la sagesse du monde, l'embrasse de son vaste regard, mais prend part à l'action. Les éléments du conflit règnent dans l'Olympe comme sur la terre. Le poète n'en est pas réduit à se représenter la divinité comme un spectateur indifférent, comme un juge qui ne juge pas, comme l'incarnation d'une justice qui ne rend pas justice, en un mot comme un neutre impassible, qui ne veut pas se commettre dans le litige. Le dieu neutre n'est pas une conception hellénique. Et si le Destin, la Moire, domine et les dieux et les hommes, le destin n'est pas une divinité, ce n'est ni la justice, ni la bonté parfaites[3], c'est la force inexorable et impénétrable, qui résiste aux sentiments humains de sagesse et d'idéal, dont l'homme a doué ses dieux ; c'est la limite dernière[4], devant laquelle les mouvements de l'esprit se sentent arrêtés et que la pensée et le cœur ne peuvent dépasser. Le problème se pose donc tout autrement et beaucoup plus clairement dans le polythéisme antique que dans les cultes monothéistes universels.

Mais cette topographie olympienne m'entraîne loin du monde visible ; revenons à la guerre terrestre et à la plaine de Troie. L'image d'ensemble que nous en donne Homère répond bien à la réalité. Voyons les détails de plus près.

 

La distance de la ville à la mer.

La distance de la ville à la mer est précisément celle qu'exigent les descriptions du poème.

Entre les collines de Callicolone et celles qui bordent la plaine à l'Ouest, se trouve une région plate, au bord de l'Hellespont, au débouché du Scamandre, où les navires peuvent accoster. C'est par là que les excursionnistes, qui disposent d'un bateau pouvant s'arrêter à Koum-Kaleh, gagnent le rivage en barque et de là les fouilles à travers la plaine. C'est là qu'ont débarqué nos troupes, c'est là que les Grecs avaient disposé leur camp. La distance aux ruines est d'environ 5 kilomètres. D'autre part, si de Troie on aperçoit bien le point de débarquement, la distance est trop grande pour qu'on puisse distinguer à l'œil nu ce qui s'y passe. Ces deux conditions répondent aux données de l'Iliade.

A diverses reprises, au fur et à mesure que les troupes avancent ou reculent, nous voyons en effet que l'espace, qui sépare la mer de la ville, est couvert aller et retour plusieurs fois dans la même journée (par exemple : VII, 67-336). Au chant VII (381 et sq.), les Troyens envoient aux Grecs un messager, Idaios, afin de leur demander une trêve pour enterrer leurs morts. Idaios part dès les premières lueurs de l'aurore, arrive jusqu'à la côte où se trouvent les vaisseaux, remplit son message, qui peut durer environ une heure, et rentre dans la ville. C'est une absence d'environ trois heures. Or, nous dit le poète, lorsqu'il fut de retour, il n'y avait pas longtemps que le soleil, maintenant monté dans le ciel, s'était levé au-dessus des champs (421).

Après l'une des batailles, les Troyens campent dans la plaine près des vaisseaux (X, 160-161) et devant Troie, entre les vaisseaux et le Scamandre (VIII, 560-561). La distance n'est pas indiquée, mais les mots près des vaisseaux et devant la ville ne conviendraient pas si la distance était de plus de quelques kilomètres. Cette distance est assez courte pour qu'après les fatigues du combat, les Troyens aillent de leur camp chercher dans la ville des bœufs, des brebis, du pain et du vin (VIII, 545-547). Lorsque, devant le camp des Grecs, Ménélas contemple la campagne troyenne, il admire la multitude des feux qui brûlent devant la ville et entend le son des flûtes et des chalumeaux (X, 11-13).

On pourrait multiplier les exemples ; je citerai encore un passage. Au chant II, après le songe d'Agamemnon, les Grecs s'apprêtent à débarquer et à ouvrir l'action. Les guerriers troyens sont rassemblés dans la citadelle et délibèrent sous les portiques du palais de Priam, au sommet de la ville. Ils ont envoyé un messager, Politès, fils de Priam, en observation, pour surveiller les mouvements de l'armée ennemie. Homère nous dit que cette sentinelle était postée sur le tumulus d'Aisyetés (II, 793), qui était probablement situé dans la plaine, entre la ville et la côte. On a quelquefois invoqué ce détail, afin de montrer que la ville devait être beaucoup plus loin de la mer, puisqu'il fallait détacher une sentinelle pour observer l'armée ennemie. Mais, comme je le disais tout à l'heure, si on aperçoit nettement la mer des murs de la ville, on ne distingue ni les hommes, ni les chevaux ; à 5 kilomètres, il faut une lorgnette pour pouvoir suivre leurs mouvements. Il était donc nécessaire pour les Troyens de poster à mi-chemin une sentinelle, afin de les avertir de ce qui se passait chez les Grecs. Loin d'être une objection, ce passage nous apporte une concordance nouvelle. Si Troie s'était trouvée à l'emplacement de Bounarbaschi, à 15 kilomètres de la mer, Politès, du milieu de la plaine, n'aurait pas pu observer les vaisseaux et tous les récits qui témoignent de la faible distance entre les armées et la ville ne cadreraient pas avec la réalité.

 

Les fleuves.

Ce qu'Homère nous dit des cours d'eau n'est pas moins exact. Troie se trouve dans le poème à peu de distance du confluent de deux rivières. L'une, très importante, est appelée Scamandre par les hommes el Xanthos par les dieux. Le nom moderne de Mendéré est une corruption de Scamandre. Les débordements du fleuve sont décrits dans la grande lutte qu'Achille entreprend contre lui. Il est si important que le poète, à maintes reprises, l'appelle le fleuve tout court. Le Simoïs, Doumbrek-Sou des Turcs, joue un bien moindre rôle ; c'est une rivière secondaire, qui se jette dans le Scamandre (V, 773-776). Si aujourd'hui leurs eaux ne se mêlent qu'à l'embouchure, les vallées sont nettement perpendiculaires et devaient se rejoindre ; l'importance relative des deux fleuves est bien celle que leur donne le poète. Il ne parle pas du Thymbrios qui vient grossir le Scamandre devant Bounarbaschi, loin des opérations de la guerre ; mais il connaît la petite ville de Thymbra[5] (X, 430). La végétation, qui pousse sur les rives, est celle même qu'on y voit actuellement ; Homère, je l'ai déjà indiqué, parle de saules, d'ormes, de tamaris, de joncs, de souchet, de lotus (II, 775-7 ; XXI, 350-2 ; X, 466-7 ; VI, 39 ; XXI, 18, 246 ; XIV, 346-351). Toutes ces plantes se retrouvent aujourd'hui ; quand on regarde la plaine des collines qui la domine, on aperçoit de place en place des bouquets de verdure, saules, ormes, tamaris, où vient se perdre le sillon brillant du fleuve.

Une question, importante pour la topographie homérique de la plaine et de la guerre, a cependant été soulevée. Le Scamandre coule aujourd'hui à 2 kil. ½ ou 3 kilomètres environ à l'Ouest de la ville ; d'autre part, il existe, non loin du pied de la citadelle, un gros ravin, dont l'importance est tout à fait disproportionnée aux eaux de pluie qui y séjournent : le Kalifatli-Asmak. La question qui se pose est de savoir si le Scamandre avait à l'époque d'Homère son cours actuel, le Kalifatli-Asmak étant de formation plus récente, ou si ce ravin ne serait pas un vestige de l'ancien Scamandre, qui se serait déplacé de l'Est à l'Ouest au cours des âges.

D'où deux théories : dans l'une la lutte se serait livrée tout entière sur la rive droite du fleuve, entre le fleuve et la ville ; le camp des Grecs aurait appuyé son aile droite, près de Koum-Kaleh, sur le delta actuel ; dans l'autre, la plupart des combats auraient eu lieu sur la rive gauche, les troupes et les guerriers ayant dû à certains moments passer le fleuve pour aller dans la ville ou en venir.

La seconde est de beaucoup la plus probable et la plupart des auteurs s'y rallient[6]. Ces déplacements de fleuves sont extrêmement fréquents dans la région. On en trouve des exemples très nets dans l'Hermos près de Smyrne, le Caystre d'Éphèse et le Méandre entre Priène et Milet. La littérature antique a d'ailleurs conservé des souvenirs de ce changement de lit du Scamandre même. Un nouveau déplacement est en cours depuis quelques années seulement : il y a peu de temps, le Scamandre s'est partagé en deux bras au Sud-est de Yeni-Schihr, l'un s'est frayé un chemin à droite et se jette à l'emplacement probable du camp des Achéens, l'autre continue à se déverser à côté de Koum-Kaleh. L'examen géologique semble bien établir que la pointe alluviale de Koum-Kaleh est de formation récente et que la mer a rongé la côte, à l'emplacement d'un ancien delta, au pied de Rhoiteion. Enfin, sans entrer dans de plus longs détails, la position du Scamandre à l'emplacement du Kalifatli-Asmak cadre beaucoup mieux avec les indications d'Homère[7]. Tout conduit à l'adopter.

 

Le gué.

Dans cette hypothèse et, d'après la disposition du terrain, les deux rivières se rencontraient à côté du petit village actuel de Koum-Kieuï. Le théâtre de la lutte était partagé en deux régions très inégales : l'une, la grande plaine, sur la rive gauche du fleuve, l'autre, plus petite, entre le Scamandre, le Simoïs et la ville. Pour passer de l'une à l'autre il fallait traverser le Scamandre. Ce ne serait pas nécessaire dans l'autre hypothèse.

Ceci nous amène à la question du gué, mentionné à plusieurs reprises dans l'Iliade.

Le fleuve était trop important pour pouvoir être traversé autrement. Il en est encore ainsi aujourd'hui, bien que le déboisement lui ait fait perdre beaucoup de son abondance. Il existe actuellement plusieurs gués et un petit ponceau en pierre, qu'on a d'ailleurs beaucoup de mal à trouver lorsqu'on veut passer de la plaine sur les collines de Yeni-Schihr et qu'on s'égare dans les marécages.

L'Iliade ne dit nulle part en propres termes que les guerriers traversent le gué. Mais, quand Hector blessé est ramené du camp dans la ville et que les guerriers répandent de l'eau du fleuve sur ses blessures près du gué où ils étaient arrivés (XIV, 433), quand Priam et Idaios vont chercher son cadavre auprès des vaisseaux et que, sur le chemin, après avoir dépassé le tombeau d'Ilos, ils abreuvent leurs mules et leurs chevaux dans le fleuve (XXIV, 349) et qu'au retour Hermès les quitte au moment où ils atteignent le gué du fleuve au beau cours (692), quand Achille repousse les Troyens dans la plaine vers la ville, qu'une partie roule dans le fleuve et que d'autres parviennent sans doute à atteindre le gué et, avec ceux qui surnagent, à regagner la ville (XXI, 1 et sq.)[8], toutes ces scènes me semblent difficiles à bien représenter si le fleuve, situé de l'autre côté du camp par rapport à la ville, n'est pas traversé, alors que tout devient parfaitement clair s'il coule entre ces deux régions. D'ailleurs pourquoi Homère aurait-il si souvent mentionné le gué s'il n'avait joué aucun rôle dans la lutte ? S'il n'était d'aucun usage, pourquoi en aurait-il tant parlé ? Il me parait évident, quand on lit le poème en se représentant les lieux, que, dans son esprit, le fleuve séparait la citadelle du principal champ de bataille et qu'il était plusieurs fois traversé. L'emplacement d'un ancien gué semble d'ailleurs bien indiqué, au Sud de Koum-Kieuï, par des masses de sable qu'a accumulées le Simoïs près de son confluent avec le Scamandre.

 

Le camp des Grecs.

Le camp des Grecs était à proximité de la côte actuelle. Homère indique qu'il était situé entre les promontoires de Rhoiteion et de Sigeion, qui ont conservé leur nom depuis l'antiquité jusqu'à nos jours[9]. La longueur de la plage entre ces deux promontoires est de trois kilomètres. Voici ce qu'Homère nous dit de la disposition des bateaux : les vaisseaux avaient été tirés loin du combat sur la rive de la mer blanchissante et devant leurs poupes un mur avait été construit. Le rivage quoique large ne pouvait pas contenir tous les vaisseaux ; aussi les Grecs les rangèrent-ils sur deux lignes et remplirent ainsi toute la largeur comprise entre les promontoires. (XIV, 30-36). Les navires antiques ayant environ six mètres de large en moyenne, la distance de trois kilomètres serait remplie par cinq cents bateaux, ce qui ferait mille en deux lignes. Or le chiffre des navires grecs, qui est donné dans le catalogue au chant II, est de 1186. L'ordre de grandeur est le même, c'est tout ce qu'on peut demander. Quant au mur, on a beaucoup discuté à ce sujet. Tenait-il sur toute la largeur de trois kilomètres, était-il édifié seulement sur quelques points, notamment autour des tombes des guerriers morts en combattant ? Rien ne permet d'en décider. Tout ce qu'on peut dire c'est qu'il joue un rôle très important dans la lutte ; pendant toute une période du récit, c'est une véritable guerre de tranchées et de siège qui se livre autour de lui.

Nous avons quelques détails sur l'installation du camp que ce mur abritait. Nous savons que les vaisseaux et la tente d'Achille étaient sur l'une des ailes, celle d'Ajax sur l'autre et celle d'Ulysse au milieu (XI, 5-9 ; II, 485 et sq.). Il est difficile de décider si la tente d'Achille était à l'Est, à l'ancienne embouchure du Scamandre, ou au pied du cap Sigeion, où la tradition prétendait montrer, dans les deux tumuli qui s'y trouvent, les tombes d'Achille et de Patrocle. Dörpfeld s'est livré à d'intéressantes discussions sur le sens des mots droite et gauche dans l'Iliade[10], qui renverseraient cette tradition.

Nous avons une description de la tente d'Achille. Elle était en bois, construite avec des planches de sapin, le toit était en branchages de roseaux, la porte était faite de grandes poutres de sapin ; autour était une grande cour limitée par des pieux (XXIV, 448-456) ; l'installation est confortable. Quand, après un combat meurtrier pour les Grecs, les chefs viennent encore une fois supplier Achille de leur venir en aide, ils entrent dans sa tente, Echamède à la belle chevelure leur prépare un doux breuvage.... Elle dresse devant eux une belle table aux pieds bleus bien polis, y place une corbeille d'airain, des oignons, du miel, de la farine d'orge, une grande coupe ornée de clous d'or soutenue par deux pieds et munie de quatre anses, sur laquelle paissaient deux colombes en or. Elle verse dans la coupe du vin de Pramné, y mêle du fromage de chèvre réduit en poudre avec une rage d'airain et saupoudre le tout avec de la farine blanche. (XI, 624-643). Ailleurs il est question de grands lits couverts de peaux et même de baignoires bien polies où les héros, après s'être plongés dans la mer, viennent détendre leurs membres fatigués (X, 576). Si la guerre a duré dix ans, il fallait que l'installation fût sérieuse ; les Grecs d'Homère paraissent avoir eu peu à envier, pour le confort de la maison et de la table, aux officiers anglais qui viennent de s'établir sur nos côtes !

 

Le camp des Troyens. Callicolone.

Bien d'autres détails permettent de replacer dans leur cadre les vivants ou tragiques tableaux d'Homère.

Le camp des Troyens était installé sur une petite éminence de la plaine (Θρωσμός πεδίοιο, X, 160) ; il était au bord du Scamandre (VIII, 490), entre le fleuve et les vaisseaux (VIII, 560), non loin du camp des Grecs (X, 161), ni de la ville (VIII, 561). La petite dune de sable formée par l'ancien confluent des deux rivières, où se trouve aujourd'hui le petit village de Koum-Kieuï, le village du sable, — quelques huttes misérables où gisent des restes antiques — convient très bien pour cet emplacement.

A côté, se trouvait le gué, dont il était important que les Troyens occupassent les têtes. Tout auprès du camp, mais de l'autre côté du fleuve, entre le fleuve et la ville s'élevait — comme il est facile de le conjecturer en rapprochant deux passages de l'Iliade : X, 415 et XXIV, 349 — la tombe d'Ilos, le fils ou le petits-fils de Dardanos, qui de Phrygie vint, d'après la légende, fonder la ville de Troie, à l'emplacement où une vache, conduite par Apollon, s'était arrêtée et où le Palladium d'Athéna était tombé[11].

Les belles collines, Callicolone, reçoivent dans Homère, l'épithète de sourcilleuses. L'adjectif s'est conservé dans le nom d'une ville grecque de la côte, Ophrynion (de όφρύς, sourcil) ; c'est de ce côté qu'il faut les chercher. L'intention n'est pas très claire ; il s'agit sans doute d'un point d'où le regard peut s'étendre. Arès semblable à la tempête exhorte les Troyens à grands cris, tantôt du côté de la ville, tantôt des hauteurs de Callicolone, près des rives du Simoïs (XX, 51-53, voir aussi XX, 151). Il se trouvait assez près des Grecs pour être entendu des vaisseaux et des Troyens pour l'être de la ville. La colline située en face de Troie, sur la rive droite du Simoïs, dans l'angle formé par les deux fleuves, répond tout à fait aux données de l'Iliade. Elle est belle, car, de Troie ses lignes ondulent gracieusement ; elle est bonne, car on y embrasse à la fois l'Hellespont, le camp des Grecs, la plaine et la ville.

J'arrive à deux questions plus délicates : dans l'une Homère est en défaut, dans l'autre on l'a taxé d'exagération ; c'est la question des sources et celle des effectifs qui se meuvent dans la plaine et dans la ville.

 

Les sources.

J'ai eu occasion déjà de parler de ces sources, qui ont été découvertes auprès de la porte de Dardania, lorsque j'ai suivi le combat d'Hector et d'Achille. Mais j'ai omis intentionnellement un détail, que je ne puis passer sous silence. Il y avait près de la ville, là où étaient les lavoirs, deux sources : l'une froide et l'autre chaude. L'une verse une onde tiède, d'où sort de la vapeur comme d'un foyer allumé ; l'autre, même en été, coule froide comme la grêle, comme la neige et la glace fondues. Ces images sont poétiques ; il semble bien cependant qu'il s'agisse d'un fait précis, qui a frappé le poète et qui doit répondre à la réalité. Mais le destin de l'archéologie en a décidé autrement jusqu'ici : on a eu beau plonger et replonger des thermomètres dans ces eaux, ils se refusent obstinément à trahir la moindre différence de température ; ils accusent toujours froidement 15 degrés. C'est intolérable ! Ces thermomètres n'ont pas le sens de l'antiquité. Mais le fait est là, il faut se rendre à l'évidence. Ou la source chaude a disparu, ou on ne l'a pas encore trouvée, ou Homère l'a inventée. Mais je ne vois pas à quelle intention répondrait cette invention ; le détail n'ajoute rien à la description ; il est sans aucun objet, si ce n'est pas un renseignement précis. Il existe d'ailleurs des sources chaudes en Troade, qui ne sont pas très loin de là[12]. L'une des deux premières hypothèses me paraît plus vraisemblable.

 

Effectifs en présence. La ville basse.

Un second fait d'un autre ordre a été Invoqué contre la véracité d'Homère. La ville qui a été dégagée n'a pas plus de 30000 mètres carrés. Or, le nombre des guerriers qui la défendaient, s'élevait, d'après l'Iliade, à plus de 100.000 hommes ; le chiffre est à peu prés le même pour les Grecs. La plaine, d'autre part, longue de 7 à 8 kilomètres dans la partie où la bataille est engagée, n'a pas plus de 3 kilomètres de largeur, sur laquelle ce n'est pas 200.000 hommes, mais tout au plus 10.000 — un peu moins d'une de nos divisions — qui pourraient évoluer. L'imagination d'Homère n'a-t-elle pas débordé sa documentation ?[13]

Sur le premier point, une réponse a été faite, mais qui est incertaine : les ruines ne seraient que celles de l'acropole de Troie ; il aurait existé au pied, peut-être à l'emplacement de l'Ilion gréco-romaine, une ville basse, où une population nombreuse pouvait trouver place. Homère distingue nettement la ville : polis, asty, et la ville haute : polis acri, pergamos[14] ; il dit positivement que, non seulement tous les Troyens, mais les contingents alliés aussi, campaient dans la ville (II, 803). Rien ne s'oppose dans le texte à l'existence de cette ville basse, sauf que, dans le récit de la course d'Hector et d'Achille autour de l'acropole, il n'est pas indiqué que les héros seraient passés trois fois entre la ville basse et la citadelle. Peut-être n'était-ce qu'un village sans murs, ou un camp volant ? Dörpfeld, d'autre part, a proposé d'admettre que la ville haute désignerait dans Homère la terrasse supérieure, où se trouvaient les temples et le palais et que la ville basse aurait été celle qu'il a dégagée.

Les sondages, qui ont été faits à l'emplacement de l'ilion romaine, ont mis à jour des tessons des VIe, VIIe et VIIIe villes ; mais ils peuvent provenir de la chute de maisons de la première terrasse, ou appartenir à des tombes qui n'ont pas été explorées. Seules des fouilles méthodiques pourront trancher la question.

Sur le second point, je ne vois pas pourquoi on veut absolument que toutes les troupes grecques et troyennes se soient trouvées en même temps rangées en bataille dans la plaine. Il n'y a rien de tel dans l'Iliade et, pour un homme sur le front, nous savons combien il en faut en réserve et à l'arrière ! En outre, si la guerre a duré dix ans, comme le dit la tradition, il y a bien des chances pour qu'il y ait eu des contingents successifs, des levées nouvelles d'un côté comme de l'autre.

Ne nous hâtons donc pas de taxer le poète d'erreur, quand il nous a donné par ailleurs tant de preuves de son exactitude et ne soyons pas plus exigeants que le plus consciencieux et le plus solide historien de l'antiquité, Thucydide, qui nous prévient contre une incrédulité excessive : Si Mycènes fut petite, ou si telle autre des villes d'alors semble aujourd'hui plus considérable, ce ne sont pas des preuves suffisantes pour croire que l'expédition de Troie n'a pas eu l'importance que lui donnent les poètes et la tradition. Si Lacédémone était dévastée et qu'il n'en restât que les temples et les fondements des autres édifices, je crois qu'après un long temps, la postérité, comparant ces vestiges avec la gloire de cette république, ajouterait peu de foi à sa puissance[15].

 

Les Tumuli.

Les tumuli vont nous donner un autre et dernier témoignage de la véracité du poème, à l'égard de la plaine de Troie, quoique, dans l'état où nous les connaissons, ils ne permettent pas encore de pousser très loin les identifications. Ce sont des monticules de terre, en forme de cône ou de dôme, qui arrondissent, de place en place, dans la plaine leurs croupes roussies par le soleil et donnent au paysage un de ses caractères les plus frappants. Là ont été fixés par la tradition, à côté de tombes beaucoup plus anciennes remontant à l'époque néolithique et de tombeaux romains, les souvenirs des héros grecs et troyens tués en combattant, vaste cimetière, où, au cours des âges pendant plusieurs millénaires, les hommes ont accumulé et dressé dans la solitude, à la face du ciel, les monuments de leurs morts.

Or ces tumuli jouent précisément un rôle important dans l'épopée. Homère vénérait déjà des tombes plus anciennes que celles des héros dont il chante les exploits. C'est sur la tombe d'Aisyetès que se tient la sentinelle, Politès, lorsqu'elle observe, pour renseigner Priam, le débarquement de la flotte (II, 793) ; c'est de la tombe d'Ilos, fondateur mythique de Troie, que Pâris lance sa flèche traîtresse contre Ménélas (XI, 369 et sq.) ; les Troyens et leurs alliés se rangent en bataille sur le coteau de Bateia, près de la ville, autour du tumulus de l'Amazone Myrina (II, 811 et sq.). Mais les héros mêmes du poème avaient déjà leurs monuments funéraires dans la plaine. A la fin de l'Iliade, Achille recueille pieusement les ossements de son ami Patrocle, il les met dans une urne d'or, enveloppés d'une double couche de graisse, et fait élever au-dessus un cénotaphe large et haut (XXIII, 247), où ses propres cendres devront rejoindre celles de son cher compagnon. Et dans l'Odyssée nous apprenons que cette dernière volonté d'Achille fut accomplie. Autour de tes os, nous, la sainte armée des Argiens, habiles à manier la lance, nous amoncelâmes un grand et louable tombeau sur le rivage avancé du large Hellespont ; qu'il soit visible de loin, de la mer, pour les hommes qui sont nés et ceux qui naitront. (Odyssée, XXIV, 76 et sq.). Des rites en tous points identiques sont accomplis à la mort d'Hector, dont la tombe est dressée en hâte auprès de la ville (Iliade, XXIV, 792 et sq.).

Pendant toute l'antiquité, les voyageurs venaient rendre hommage à ces tombeaux illustres et à d'autres encore, dont les écrivains nous ont conservé la mention : celui d'Ajax, près de Rhoiteion (Strabon XIII, 595 ; Pausanias, I, 35, 3 ; Philostrate, 288), celui d'Hécube et de Protésilaos, sur la côte d'Europe, près de Siddil-Bahr (Strabon, XIII, 595), celui d'Antiloque auprès de ceux d'Achille et de Patrocle (Strabon, XIII, 596).

Ces données de l'Iliade répondent donc bien dans l'ensemble à la réalité. Mais la difficulté commence lorsqu'on cherche à distinguer ceux qui peuvent appartenir à l'époque homérique et ceux que les cicérones d'époque grecque désignaient seulement comme tels aux visiteurs. L'archéologie a joué ici de malheur. Les premières recherches de Lechevalier et de Choiseul-Gouffier et celles de Schliemann ont été menées si maladroitement que les conclusions, qu'on peut tirer de leurs relations, sont incertaines. Depuis, les autorités turques se sont opposées à de nouvelles fouilles.

La photographie 19, planche X, est prise du tumulus que toute l'antiquité a assigné à Achille, d'après le texte de l'Odyssée que j'ai cité plus haut. Il s'élevait au temps de Schliemann à 6 m. 50 de haut, au Nord de la petite rangée de collines de Yeni-Schihr en face du large Hellespont et de la mer Égée ; on aperçoit à 350 mètres vers l'Est celui de Patrocle. Cette dualité est contraire à la donnée homérique, d'après laquelle une seule et même tombe abritait les cendres des deux héros. Quand l'ombre de Patrocle apparaît à Achille à la fin de l'Iliade et lui reproche de tarder à accomplir les rites funéraires, elle le lui demande formellement : Donne-moi la main, mon ami, je t'en supplie en pleurant.... Jamais plus, vivants, nous ne nous confierons l'un à l'autre.... Mais que mes ossements ne soient pas séparés des tiens, qu'ils soient unis comme nous l'avons été dans nos demeures. Achille exprimait, un peu plus haut, la même pensée. Comment l'antiquité l'a-t-elle ainsi méconnue ? Le fait est inexplicable. Le tumulus a été exploré en 1786 par un juif de Dardanelles, Gormezano, dont le témoignage a été mis en doute. Schliemann dit y avoir découvert des tessons de cette poterie noire faite à la main qui est particulière à la première et plus ancienne cité d'Hissarlik, mais ces tessons peuvent s'être trouvés sur le sol quand le tumulus a été érigé[16]. Il y a trouvé aussi une pointe de flèche en bronze ou en cuivre, dans laquelle existaient encore les têtes de petits clous qui la fixaient au bois. Il n'y avait pas trace de cendres ni d'ossements ; mais, parti d'idées fausses sur leur emplacement probable, il a foré son puits en un point où il ne pouvait rien trouver. Les objets soi-disant découverts par Gormezano et publiés par Lechevalier et Choiseul-Gouffier (des lécythes, un très beau manche de miroir en bronze) sont tous d'époque grecque[17] ; mais on n'a jamais pu établir s'il ne s'agissait pas d'une fraude.

Le tombeau de Patrocle, sondé en 1855 par Calvert et en 1882 par Schliemann, n'a donné que des tessons de l'époque hellénique. Celui d'In-Tépé, au Nord de la plaine près de Rhoiteion, qui répond à celui d'Ajax, a été remanié à l'époque d'Hadrien et les fragments que Schliemann a mis à jour sont d'époque incertaine. Le grand tumulus d'Uyek-Tépé, qui se dresse à 20 mètres de haut à l'Est de la baie de Bésika, parait avoir été construit par Caracalla au IIIe siècle de notre ère.

Lorsque Deirpfeld a voulu reprendre toutes ces recherches, en 1893, les autorités turques s'y sont opposées, en raison de la proximité des batteries.

Mais d'autres tumuli remontent incontestablement à une époque beaucoup plus ancienne. Celui de Pasha-Tépé, près d'Hissarlik, fouillé de nouveau en 1890, contenait de la céramique des VIe et VIIe villes ; celui d'Hassaï-Tépé, près de Thymbra renferme trois couches : la plus profonde est constituée par des débris d'incinération de l'époque néolithique, la seconde par des cendres et de la poterie de la VIe ville de Troie, la troisième appartient aux époques grecque et romaine. En face, au- dessus de la mer, celui de Bésika-Tépé a fourni une poterie assez particulière, qui correspond à l'époque de la He ville, mais présente une technique différente, dont l'origine est encore inconnue. La tombe de Protésilaos, à Siddil-Bahr, dans la Chersonèse de Thrace, a donné des produits analogues.

C. Jullian et E. Pottier ont annoncé tout récemment à l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres[18] qu'un officier actuellement sur le front venait de découvrir dans une tranchée près de Siddil-Bahr des constructions, des inscriptions, des sarcophages et des vestiges très anciens. Cette trouvaille, faite sous le feu de l'ennemi, est émouvante et rappelle les traditions de nos vieilles armées d'Égypte et d'Afrique. Le bouleversement des terres de la presqu'île de Thrace dans cette guerre de tranchées sera certainement fécond pour l'archéologie.

... Et maintenant, les guerriers, concevant de grandes espérances, passent la nuit sur le sentier de la guerre et des feux sans nombre brillent dans le camp. Dans le ciel, où ne souffle aucune brise, la lune est environnée des douces lueurs des étoiles. Les collines, les sommets des promontoires, les vallées s'éclairent et l'espace infini du ciel s'ouvre et se peuple d'astres innombrables. Aussi nombreux brûlent les feux nocturnes devant Ilion, et cinquante guerriers reposent auprès de chacun. Leurs chevaux se repaissent d'orge blanche et d'épeautre et attendent debout le retour de l'éclatante aurore. Est-ce un soldat, qui du front nous envoie cette sereine image des nuits étoilées de l'Hellespont ? Non, c'est le poète aveugle qui, sur les rives du Scamandre, chantait, quand est né le jeune monde de l'Hellade, et qui chante encore[19].

 

 

 



[1] Voir Schliemann, Ilios, trad. franç., p. 108 et sq. ; Dörpfeld, Troja und Ilion, II, p. 617 et sq., qui a confirmé les observations antérieures faites par Maclaren, Calvert, Virchow et Philippson.

[2] Sur l'Évangile et la patrie, sur l'Église et la guerre, voir les belles pages de A. Loisy, Guerre et religion, Paris, 1915, p. 37 et sq., p. 42 et sq.

[3] Je dis parfaites et non infinies ; l'infinité est un caractère que les anciens n'ont jamais attribué à leurs dieux, mais au contraire à la matière ; le dieu infini est d'origine orientale et surtout juive, où prédominent les idées de volonté et de puissance, non de raison et d'harmonie. La perfection grecque est synonyme d'achèvement et n'a pas de sens mystique.

[4] Le sentiment de la limite, que l'effort ne doit pas tenter de dépasser, est, avec celui de la maîtrise de soi, de la liberté intérieure, le fondement de la psychologie morale des anciens. Je suis d'avis que les morales qui ont cherché d'autres bases (comme par exemple l'impératif catégorique du mysticisme allemand) ont erré.

[5] C'est le seul fleuve de la Troade assez important pour être utilisé à des transports de bois des forêts du Kaz-Dagh.

[6] Contra : Leaf, Troy, p. 31 et sq., et A. Brueckner, Jahrb. des K. preus. arch. Instituts, Arch. Anzeiger, 1912, p. 629.

[7] Le passage II, 455-475, me parait difficile à expliquer si le fleuve n'est pas entre le camp et la ville, de même : X, 160-165 et VIII, 500-561 cités plus haut et les passages mentionnés plus bas à propos du gué. Voir discussion dans Leaf, loc. cit., et Dörpfeld, Troja und Ilion, II, p. 617 et sq.

[8] Voir aussi : l'armée grecque s'avançant du camp dans la plaine et s'arrêtant sur les bords du fleuve (II, 455 et sq.).

[9] L'hypothèse récente de Brueckner (Jahr. des K. preus. arch. Instituts, Arch. Anzeiger, Berlin, 1912, p. 616 et sq., Das Schlachtfeld von Troja), d'après laquelle le camp des Grecs aurait été installé dans la baie de Bésika, est sans base solide. Elle n'est née d'aucune difficulté de textes, mais seulement du désir d'offrir du nouveau ; elle n'est présentée d'ailleurs qu'à titre de suggestion. Son fondement est purement négatif : 1° l'Hellespont d'Homère aurait compris une partie des côtes de la mer Égée, 2° les traditions qui fixent l'emplacement des tombes d'Achille et d'Ajax ne remontent pas au delà du VIIe siècle. Partant de là, Brueckner montre que quatre épisodes de l'Iliade (V, 36, 355, 773 et sq. ; II, 455-475 ; II, 792-4 et X, 428-431) s'adaptent bien à cette nouvelle hypothèse. Mais la topographie habituelle en rend aussi bien compte et d'autres passages de l'Iliade me paraissent au contraire s'y refuser. L'extension de l'Hellespont aux côtes de la Troade est d'ailleurs des plus conjecturales. Ad. Reinach parait cependant s'être rallié à cette hypothèse, parce que la baie de Bésika présente aujourd'hui un abri meilleur pour une flotte que l'embouchure du Scamandre (Revue épigraphique, Mai-Août 1913, p. 180, note 1).

[10] Loc. cit., p. 622 et sq.

[11] Apollodore, III, 2, 3.

[12] A Gönen dans la plaine basse de l'Aisépos, à Tragasæ prés d'Hamaxitos sur la côte occidentale de la Troade. Il existe d'autres sources près de Troie : au Nord du Simoïs, à Bounarbaschi ; mais elles sont également froides.

[13] Dussaud, loc. cit., p. 144.

[14] L'épithète de grande ville qu'il donne à Troie peut s'appliquer à la seule acropole ; toutes les villes de l'époque sont petites et la disposition en hautes terrasses donnait à Troie un aspect particulièrement imposant. Il se représente sans doute la ville précédente comme fort petite, puisqu'il l'a fait prendre par Héraclès, avec six vaisseaux et quelques hommes seulement (V, 640-641).

[15] Thucydide, I, 10.

[16] Schliemann, Ilios, p. 858.

[17] Voir Choiseul-Gouffier, loc. cit., et Dörpfeld, Troja und Ilion, II, p. 544, pl. 66.

[18] Le Temps, 7 Juin 1915, 18 Juillet 1915 ; Journal Officiel, 29 Juin 1915, p. 4375.

[19] Iliade, VIII, 553-565.