LE MARIAGE DE JEANNE D'ALBRET

 

PRÉFACE.

 

 

La vie de Marguerite d'Angoulême, sœur de François Ier et reine de Navarre, a été de nos jours le sujet de plusieurs études approfondies. M. Génin, en publiant, sous les auspices de la Société de l'Histoire de France, les lettres de cette princesse, a attiré l'attention sur elle. M. Littré, dans la Revue des Deux-Mondes du 1er juin 1842, M. Lutteroth, dans le Semeur, journal protestant, en 1842 , la Revue Chrétienne, en mars, avril et mai 1861, M. de Loménie, dans la Revue des Deux-Mondes du 1er août 1862, M. Franck, dans la Revue moderne du 1er août 1866, MM. Haag, dans la France protestante, M. Leroux de Lincy, dans la préface de son excellente édition de l'Heptameron, M. le comte de La Ferrière, en 1862, ont publié, à divers points de vue, de savants travaux sur la reine de Navarre, après lesquels il ne reste rien à dire, à moins de découvrir des documents nouveaux.

Jeanne d'Albret, fille de Marguerite d'Angoulême et reine de Navarre, comme sa mère, n'a encore été l'objet d'aucune recherche. Nous avons deux récits de la vie de Jeanne d'Albret ; le premier, écrit par Mademoiselle Vauvilliers, parut en 1818. L'ouvrage est plein de mouvement et d'ardeur royaliste, mais il se ressent dans sa composition des procédés d'étude du XVIIe siècle. L'auteur a mis à contribution les ouvrages imprimés, surtout les historiens du Béarn, Olhagaray, Favyn et Poeydavant ; mais là s'arrêtent ses investigations.

La seconde histoire de Jeanne d'Albret est de M. Théodore Muret (in-8°, 1862). La troisième a paru en Angleterre et a pour auteur une femme, miss Freer. Ces deux ouvrages reproduisent assez exactement le premier, seulement ils sont inspirés, non plus par un sentiment de royalisme, mais par un esprit marqué d'apologie protestante.

Plusieurs compilateurs, notamment MM. Haag dans la France protestante, ont consacré à Jeanne d'Albret de bons articles, plus ou moins approfondis, mais qui ne dépassent pas les bornes d'une notice.

Enfin M. le marquis de Rochambeau vient de publier pour la Société de l'Histoire de France un recueil important de lettres de Jeanne d'Albret, qui met en pleine lumière la délicatesse et l'esprit ferme de la mère de Henri IV.

Dans un temps où l'on recherche la vérité sur les moindres circonstances de la vie des grands hommes de notre histoire, nous espérons que les curieux accueilleront avec indulgence cette étude sur les premières années de Jeanne d'Albret, qui sera suivie d'un travail plus étendu sur le rôle joué par cette princesse dans les troubles du XVIe siècle. Tout y est nouveau, les documents et les faits ; les documents sont inédits ; les faits étaient si peu connus, qu'aucun historien de notre temps n'a pu fixer la date d'un événement tel que le premier mariage de la princesse d'Albret.

On savait vaguement que l'empereur Charles-Quint avait demandé la main de Jeanne pour son fils, mais dans quelles circonstances ? A quelle époque ? Comment ces démarches avaient-elles été accueillies par les rois de France et de Navarre ? L'affaire n'avait pas eu de suites et aucun historien n'avait essayé de pénétrer le secret de ces négociations.

On parlait d'un premier mariage de Jeanne d'Albret avec le duc de Clèves, mais aucun historien moderne n'en avait soupçonné la date. Tous fixent le mariage au 15 juillet 1540, tandis qu'il doit être daté du 14 juin 1541. Parmi les contemporains de la princesse de Navarre, la plupart passent le fait sous silence. Ceux qui l'ont raconté, en général, ne se sont pas trompés sur sa date ; Gaspard de Saulx-Tavannes (Mémoires), Scipion Dupleix (Histoire de France), Sponde (Continuatio annalium Baronii), Mézeray (Histoire de France), les historiens allemands, Pierre Montanus et Pierre Kœrius (XVII inferioris Germaniæ provinciæ), Amsterdam, 1622, in-fol., Werner Teschenmacher (Annales Juliæ, Cliviæ, Montium, Mariæ et Ravenaburgi), 1638, in-fol., Isaac Pontanus (Historia Gelrica3 libri XIV), 1839, in-fol., la fixent à l'année 1541 ; enfin, la Chronique du roy François premier, publiée en 1860 par M. Guiffrey, est encore plus précise ; elle place à l'année 1541 et au 14 juin la cérémonie du mariage (p. 369). Nous crayons que ces historiens sont les seuls, parmi les anciens et les modernes, qui ne soient pas tombés dans l'erreur commune.

Il est facile d'établir comment cette inexactitude a pu s'accréditer. Le contrat de mariage de Jeanne d'Albret et du duc de Clèves, dont il existe une copie dans le fonds Doat, à la Bibliothèque nationale, est du 16 juillet 1540 ; le traité d'alliance de François Ier et du duc de Clèves, imprimé dans tous les grands recueils diplomatiques, est du 17 juillet ; on aura pensé que la cérémonie du mariage était contemporaine du contrat et du traité, qu'il avait même dû le précéder, et par une fixation arbitraire on l'aura daté du 15 juillet.

Olhagaray est le premier historien qui ait popularisé cette erreur. Né en Béarn, issu d'une famille dévouée à la maison d'Albret, serviteur de Henri IV, pasteur de l'église réformée de Macères, ii reçut du roi, en 1605, des lettres patentes qui le nommaient son historiographe. Il put consulter aux archives du château l'original du contrat de mariage de la princesse Jeanne et du duc Guillaume, qui est maintenant conservé aux archives du département. En 1609 il publia une Histoire des comtés de Foix, Béarn et Navarre (Paris, in-4°). On y trouve (p. 504) la fausse date du mariage de Jeanne d'Albret. Après lui, André Favyn, avocat au Parlement de Paris, publia en 1612 une Histoire de Navarre (Paris, in-fol.) qui adopte également la date du 15 juillet 1540 (p. 762). Sur le témoignage de ces deux historiens spéciaux, généralement bien informés en tout ce qui regarde la Navarre, le premier investi d'un caractère officiel, personne n'a soupçonné l'erreur, et les plus savants compilateurs du XVIIe et du XVIIIe siècle, même les Bénédictins, enfin les plus consciencieux éditeurs de notre temps l'ont acceptée sans méfiance.

Il noua reste à prouver la vérité de notre rectification :

1° Tous les historiens sans exception reconnaissent que le mariage de Jeanne d'Albret fut célébré à Châtellerault et que le roi y assista. Or, le 15 juillet, François Ier était à Anet ; nous avons des ordonnances de ce prince qui le prouvent (Arch. nat., Trésor des Chartes, JJ, 2532 et suivants ; Fontanon, anno 1540 ; Isambert, Recueil des anc. lois, t. XII, p. 885 et suiv.). Le mariage ne peut donc être du 15 juillet ; il faut chercher une autre date ;

2° Dans un codicille du 28 octobre 1540, Charles-Quint conseille encore une fois à son fils le mariage avec la maison d'Allebrecht, ce qui prouve que la princesse était encore libre (Papiers d'État de Granvelle, t. II, p. 601). Et ce document ne peut être post-daté, puisqu'il porte l'indication de Bruxelles et qu'un an auparavant l'empereur était à Madrid (Ibid., p. 542) ;

3° Un agent secret de ?empereur, don Juan Martines Descurra, dans un rapport officiel sur les négociations du mariage du duc de Clèves et de Jeanne d'Albret, que noua analysons dans le cours du récit, raconte que peu de jours avant la cérémonie le secrétaire d'État Ramon porta à la cour de France la nouvelle de ?invasion de la Hongrie par Soliman II. Or, le sultan n'envahit la Hongrie qu'au printemps de 1541. Ce n'est pas évidemment à l'invasion de 1537 que se rapportait la communication de Ramon ;

4° On trouve dans le Recueil des anciennes lois françaises d'Isambert (t. XII, p. 758) l'intitulé d'un Édit portant création d'un maistre de chaque mestier à l'occasion du mariage de Guillaume duc de Clèves avec Jeanne d'Albret, princesse de Navarre. Cet édit est certainement contemporain du mariage ; or, il est daté du 10 juin 1541 ;

5° En vertu de ses droits comme époux d'une fille de France, le duc de Clèves devait prendre place au parlement aussitôt après son mariage ; or il ne s'y présenta que le 30 juin 1541 (Bibl. nat., coll. Clairambault, vol. 50, f. 7259, — extrait des registrés du parlement).

Il serait facile de multiplier ces preuves, mais une démonstration prolongée ferait double emploi avec notre récit.

 

Enfin le mariage de Jeanne d'Albret et d'Antoine de Bourbon n'avait jamais été raconté et nous espérons que les amis des sciences historiques y trouveront quelques détails nouveaux.

Sans doute les événements qui font l'objet de cette étude n'appartiennent qu'à l'histoire anecdotique et restent indifférents à la science, qui ne s'occupe que des révolutions des peuples et des changements de dynastie. Mais au moyen âge et même au XVIe siècle, la politique des mariages, les négociations matrimoniales étaient la moitié de la grande politique ; les agrandissements territoriaux formaient l'autre moitié. Dans la querelle de François Ier et de Charles-Quint, l'ambition dynastique de chaque souverain pour sa famille tenait autant de place que la passion des conquêtes. Il nous reste deux tableaux parfaits de cette époque : le premier, les Papiers d'État de Granvelle, représente toute la politique de l'empereur ; le second, les Mémoires de Ribier, celle du roi. On y peut voir à quel degré le désir de se créer de fortes alliances par le mariage des princes de leur maison occupe les deux monarques.

C'est par là que cette étude offrira peut-être quelque intérêt général.

Pour arriver à des informations précises et complètes, nous avons successivement parcouru les dépôts manuscrits de nos bibliothèques, les archives nationales où sont conservés les rapports de la diplomatie espagnole relatifs à notre histoire, les archives de Bruxelles, si riches en ce qui regarde l'œuvre politique du grand empereur, les archives de Pau, que M. Paul Raymond vient de tirer de l'oubli par ses catalogues. Partout nous avons trouvé des pièces rangées dans un ordre parfait, qui n'est égalé que par la complaisance inépuisable des savants commis à la garde de ces richesses historiques. Nous pensions avoir terminé nos recherches, quand nous avons été informé que les archives de la ville de Düsseldorf, l'ancienne résidence du duc de Clèves, renfermaient de nombreux documents sur le premier mariage de la princesse de Navarre. L'archiviste d'État, M. le docteur Harless, successeur du savant Lacomblet, l'un des hommes qui ont travaillé avec le plus de fruit sur l'histoire des provinces rhénanes, s'est mis généreusement à notre disposition. Deux habiles paléographes, MM. les docteurs Satler et Gœcke, ont analysé avec une précision admirable plus de 500 documents originaux, la plupart en français, et copié un certain nombre de lettres autographes, notamment de la reine Marguerite d'Angoulême, dont récriture faisait le désespoir de M. Génin. Enfin nous avons pris des renseignements en Espagne et nous nous sommes assuré qu'il ne restait rien à glaner dans les archives de Simancas sur les négociations de Charles-Quint et du roi de Navarre.

Les pièces justificatives qui complètent ce volume sont presque toutes inédites. La première est le contrat de mariage du duc de Clèves et de Jeanne d'Albret. C'est un document utile pour la biographie de cette princesse. Un éditeur contemporain le cite, sans r avoir vu, comme imprimé dans le Recueil des Traités de Léonard. Il confond le contrat de Jeanne et du duc de Clèves avec celui de Jeanne et d'Antoine de Bourbon.

La seconde est la protestation des États du Béarn contre le mariage de Jeanne avec le duc de Clèves. Cette pièce, à notre avis, est d'une grande portée historique, par la révélation qu'elle contient de la condescendance réciproque du roi et de ses sujets. Si jamais un écrivain politique entreprend d'étudier les constitutions, écrites ou non, de l'ancienne France, nous croyons que ce document méritera de ne pas être oublié.

Puis viennent deux pièces qui se rattachent plus particulièrement à l'histoire du duché de Clèves. A leur suite on lira dito-neuf lettres de la reine Marguerite d'Angoulême et quatre de Jeanne d'Albret, adressées au duc de Clèves ou à ses conseillers à l'occasion du mariage de la princesse de Navarre ; elles se distinguent du verbiage épistolaire du XVIe siècle par un tour vif et net, d'une grâce touchante dans les lettres de Marguerite et d'une décision virile dans celles de Jeanne ; elles sont pleines de ce charme particulier qui attire non-seulement les curieux de l'histoire de ces deux grandes reines, mais encore les indifférents, à la condition qu'ils soient sensibles aux délicatesses du cœur, de ce charme qui a fait le succès de la publication de M. Génin et de celle de M. le marquis de Rochambeau. Ces lettres viennent de Düsseldorf.

Tous ces documents sont inédits. Ils paraîtront d'autant plus précieux qu'ils sont tirés d'archives éloignées, plusieurs même de fonds historiques conservés à l'étranger. La dernière pièce a été imprimée en Allemagne, mais dans un recueil fort rare et dont nous ne connaissons pas d'exemplaires en France ; c'est le bref du pape Paul III qui annule le mariage de Jeanne et de Guillaume de Clèves. Cette pièce n'avait jamais été signalée par aucun historien français. Nous renvoyons le lecteur à la note que nous lui avons consacrée.

En finissant, nous demandons l'autorisation de remercier encore une fois les conservateurs de nos bibliothèques publiques, et spécialement de la Bibliothèque nationale, que nous avons si souvent importunés de nos demandes d'explication et quine nous ont jamais refusé le secret de leurs trésors historiques. Qu'il nous soit surtout permis de rendre grâces à M. Bordier, bibliothécaire honoraire au département des manuscrits. Outre les conseils et les encouragements qu'il nous a donnés, il a bien voulu nous rapporter de Genève et nous prêter une très-bonne copie du seul portrait authentique de Jeanne d'Albret que l'on connaisse. La reine de Navarre avait envoyé ce portrait en cadeau à la République sous le règne de Charles IX. Il y est encore conservé comme un souvenir précieux. M. Bordier a bien voulu nous autoriser à le faire graver. Un de nos meilleurs artistes, M. Lerat, nous a prêté le secours de son burin.