L'ASSASSINAT FRANÇOIS DE LORRAINE

 

PROLOGUE.

 

 

François de Lorraine, duc de Guise. — Règne de François II. — Rivalité de Guise et de Coligny. — Troubles de la Réforme. — Massacre de Passy (1er mars 1562.) — Entrée du duc de Guise à Paris (16 mars.) — Rôle du duc de Guise dans la première partie de la guerre de 1562.

 

Parmi les questions que les guerres de la Réforme, au XVIe siècle, ont léguées à nos polémiques, il n'en est pas de plus grave que celle de l'assassinat de François de Lorraine, duc de Guise, par Poltrot de Meré. Par qui fut armé le bras de l'assassin ? Coligny est-il vraiment coupable d'avoir préparé le crime, d'avoir conseillé, payé et dirigé le criminel ? Ce n'est point une simple question de fait, car elle a eu d'immenses conséquences. Après avoir été discutée avec passion, même les armes à la main, pendant la durée du règne de Charles IX, elle a enfanté le plus grand forfait de notre histoire, le massacre de la Saint-Barthélemy.

Qu'était le duc de Guise ? Quelle était son importance à là date de la première guerre civile ? Quel intérêt le parti réformé pouvait-il avoir à se défaire de lui ?

François de Guise était le fils aîné d'un prince lorrain qui, après de graves démêlés avec le chef de sa maison, avait servi en France et avait épousé Antoinette de Bourbon. Né à Bar, le 17 février 1519, il porta d'abord le nom de comte d'Aumale et fit ses premières armes en 1542. Il n'avait que 26 ans quand il reçut, pendant le siège de Boulogne, une blessure au visage qui lui laissa le surnom de Balafré. Duc d'Aumale et pair de France en 1547[1], il devint gouverneur du Dauphiné et prit part à toutes les campagnes du règne de Henri II. Après le désastre de Saint-Quentin (10 août 1557), il sauva la France par la conquête de Calais, de Thionville et d'Arlon. Jamais prince n'avait été doué de qualités plus brillantes : une bravoure qui entraînait les soldats ; un coup d'œil toujours juste sur les champs de bataille ; une prudence infaillible ; par-dessus tout cet art de commander, propre à fanatiser les hommes, qui est le privilège des grands capitaines. Son application au travail lui permettait d'étudier les moindres affaires par lui-même, de lire toutes ses lettres et de corriger de sa main toutes les minutes qu'il devait signer[2]. L'ambition, l'orgueil gâtaient ces qualités. Généreux, magnifique comme pas un seigneur de France, sa maison était montée comme celle d'un roi[3] ; il entretenait une cour nombreuse, une garde, une clientèle de gentilshommes qui l'auraient suivi au bout du monde ; ses flatteurs le disaient issu de Charlemagne, et il faisait volontiers étalage de sa prétendue origine impériale ; il signait habituellement François, prérogative que les princes du sang de France et à plus forte raison les princes étrangers[4] laissaient toujours au roi[5].

L'avènement de François II (10 juillet 1559) porta au comble la faveur et l'autorité du duc de Guise[6]. Oncle de Marie Stuart et, tout puissant sur l'esprit du roi, aussi capable, aussi fort que l'enfant couronné était faible et borné, il régna réellement pendant les dix-sept mois que le petit roy passa sur le trône. La Réforme avait grandi à la faveur des guerres étrangères, sous François Ier et sous Henri II, et les réformés troublaient déjà le royaume. Le duc de Guise rallia les forces du parti catholique et en devint le chef. Gaspard de Coligny, amiral de France, neveu du connétable de Montmorency, avait embrassé la religion nouvelle. Dès lors commença leur rivalité. Guise et Coligny avaient été longtemps compagnons d'armes. Sous François Ier, sous Henri II[7], ils entretenaient de cordiales relations[8]. L'ambition et la religion les séparèrent[9]. Coligny sentit que le duc de Guise serait toujours hostile aux réformés, et le duc de Guise que Coligny était son adversaire personnel. Les évènements poussèrent les deux rivaux à se faire face, la conjuration d'Amboise, l'assemblée de Fontainebleau, le procès du prince de Condé. Tous deux se montrèrent tels que leurs partisans les attendaient : Guise l'ennemi implacable, Coligny, l'appui de la réforme jusqu'à la mort.

François II mourut le 5 décembre 1560, et le duc de Guise fut précipité du pouvoir. Après une courte retraite, qui donna à Catherine de Médicis le temps de reconnaître qu'elle ne pouvait se passer du chef du parti catholique, François de Lorraine reparut à la cour. Il ne dirigeait plus les affaires du royaume, mais il était l'idole de la majorité des sujets de roi, dont il incarnait les croyances religieuses. Membre du triumvirat catholique avec le connétable et le maréchal Saint-André, il usa modérément de son ascendant. Il laissa la régente se livrer à des expériences, l'édit de juillet 1561, le colloque de Poissy, l'assemblée de Saint-Germain, l'édit dé janvier 1562, avec la confiance que son intervention deviendrait indispensable et qu'il reconquerrait le pouvoir en un jour. Les évènements l'aidaient d'eux-mêmes. Favorisés par la reine, qui tremblait devant eux, les réformés mettaient à feu et à sang une partie du royaume. Malheur, dans les provinces où ils étaient les plus forts, en Dauphiné, en Provence, en Languedoc, en Guyenne, en Poitou, malheur aux cathédrales, aux églises paroissiales, aux chapelles, aux pauvres prieurés, à tous les sanctuaires vénérés des fidèles, aux proues, aux couvents, aux monastères. Ils étaient pillés, détruits, assassinés, violés. A ces crimes, les exaltés du parti catholique ripostaient par des actes de vengeance aveugle, des meurtres et des massacres. Les passions étaient si ardentes au commencement  de 1562, les pillages, les assassinats si nombreux, les rancunes, les haines si vives que la guerre civile devait éclater au premier signal.

A la fin de février 1562, le duc de Guise visita sa mère à Joinville. La vieille duchesse se plaignait des ministres qui évangélisaient ses vassaux. L'un d'eux, Léonard Morel, établi dans une des villes du douaire de Marie Stuart, à Vassy, aux confins du Barrois, était particulièrement, signalé comme l'ennemi de la duchesse. Il la désignait dans ses sermons sous le nom de mère des tyrans, et animait les paysans contre elle. Antoinette de Bourbon, fatiguée de ce voisinage, de ces insultes, de ces excitations hebdomadaires contre les droits seigneuriaux, envoya l'évêque de Châlons, Jérôme de Bourges, à Vassy. L'évêque s'efforça vainement de dissoudre la nouvelle église. Il restait des catholiques en Barrois, mais ils étaient terrifiés par l'insolence du ministre et avaient déserté la lutte. Menacé par les nouveaux croyants, l'évêque fut heureux de prendre la fuite.

Telle était la situation quand, au sortir de Joinville, le dimanche 1er mars 1562, le duc de Guise passa à Vassy. Il était accompagné de sa femme, Anne d'Est, grosse de plusieurs mois, de son frère, le cardinal Louis de Guise, de quelques-uns de ses enfants, dont l'aîné avait à peine onze ans, et des femmes de la duchesse. Un cortège ainsi composé ne témoignait pas d'intentions belliqueuses. Le duc était suivi, il est vrai, de sa compagnie d'ordonnance et de serviteurs qui portaient les armes[10]. Mais il venait de Saverne en Alsace et un prince de ce rang, traversant un pays troublé par les séditions, ne pouvait voyager sans escorte. Malheureusement les gens de sa maison, poussés par ceux de la duchesse, songeaient peut-être à tirer une vengeance éclatante des injures de Léonard Mord.

Aussitôt arrivé à Vassy, Guise se rend à la messe. L'église était détruite, mais un pauvre prieuré avait survécu. Le duc entend l'appel d'une cloche et apprend du prieur que la cloche était celle du prêche. Décidé à adresser des représentations. au ministre, il lui envoie le fils de son lieutenant, Jacques de la Brosse, avec deux pages allemands. Comment les trois messagers s'acquittèrent-ils de leur mission ? C'est un des mystères de cette tragédie. D'après les récits protestants, ils se présentèrent en ennemis, repoussèrent les fidèles les armes à la main et interrompirent le service. D'après les annalistes catholiques ils furent accueillis aux portes du temple par des vociférations insultantes et chassés sans avoir pu présenter leur message. Débordés par le grand nombre, ils tirent l'épée et se mettent en défense. Ils ripostent aux injures par des menaces. Le bruit attire les soldats et les valets du cortège. Les protestants sont refoulés dans le temple. Jacques de la Brosse, d'après les uns, est renversé et foulé aux pieds ; d'après les autres accablé de coups et retenu prisonnier dans l'intérieur du prêche. On rapporte à son père, lieutenant de la compagnie, qu'il a été massacré sur les marches du portail. Le duc accourt sans armes et sans cuirasse. Déjà les gens d'armes ont entamé le siège du temple. Il s'approche des combattants et tâche de parler aux assiégés. Ceux-ci, grimpés sur un large échafaud le long des murs, accablent les assaillants de pierres et de projectiles. Jacques de la Brosse, le père, est frappé ; Guise lui-même, atteint au bras et au visage, se couvre de sang. A la vue de leur chef blessé, les soldats n'écoutent plus ses appels pacifiques. La porte était barricadée ; elle vole en éclats, et les arquebusades sifflent dans l'enceinte du prêche. Hommes, femmes, enfants tombent sous les balles. Ceux qui ont échappé s'enfuient, les plus agiles par la toiture, les autres par les fenêtres. Au dehors, les arquebusiers abattent les fuyards sur les toits ou les poursuivent de coups de feu jusques au seuil de leurs maisons.

Au bruit des détonations, la duchesse de Guise avait envoyé prier son mari d'épargner au moins les femmes enceintes. Celui-ci s'employait à faire cesser cette exécution sanglante. Il parvient à rallier ses gens et fait comparaître le ministre. Léonard Morel avait été blessé et emprisonné. Qui te fait si hardy de séduire ce peuple ?Monsieur, répond le ministre, je ne suis point séditieux, mais j'ay prêché l'Évangile de Jésus-Christ. La réponse accroit la fureur du prince. Mort-Dieu, dit-il, l'Évangile prêche-t-il sédition ? Tu es cause de la mort de ces gens. Tu seras pendu tout maintenant. Çà, prévôt, qu'on dresse une potence pour pendre ce bouc. Le ministre, plus mort que vif, balbutie quelques mots de défense ; le duc lui fait grâce de la vie et l'envoie aux prisons de Saint-Dizier. Il s'en prend au gouverneur de la ville, Claude Tondeur, un de ces capitaines, indifférents par eux-mêmes, que les tergiversations de la reine laissaient dans l'ignorance de leurs devoirs, et lui reproche d'avoir autorisé l'exercice de la réforme. Tondeur répond que Léonard Morel s'était conformé aux dispositions de l'édit de Poissy. Guise, d'autant plus furieux qu'il avait tort, le qualifie de traître et l'emmène prisonnier. Il écrit à la reine et au roi de Navarre, commande une enquête et ordonne le départ[11].

Le soir même il couche à Eclaron, à une étape de Vassy, et y passe deux jours dans l'attente. La province était terrifiée par la sanglante exécution du {0r mars. Le récit du massacre volait de bouche en bouche et s'aggravait, à chaque narrateur, de détails effrayants : le duc de Guise était arrivé avec une armée ; la ville avait été détruite et les habitants massacrés jusqu'au dernier. Le duc s'alarmait d'autant plus du retentissement de cette triste journée qu'il ne pouvait, au fond de sa conscience, excuser l'entraînement de ses gens. Quelle serait l'impression de la reine et du roi de Navarre ? Allait-il échanger sa renommée de grand capitaine pour celle d'un bourreau de femmes et d'enfants ?

Sans doute il n'avait rien épargné pour arrêter le carnage. Il n'avait pas ménagé sa personne et s'était lui-même exposé aux coups pour sauver les victimes. Mais cet acte de générosité se perdait dans l'horreur du fait principal. Les meurtriers seuls pouvaient en témoigner. Le désir de dégager sa responsabilité lui dicta plusieurs messages à la reine, au roi de Navarre, à ses collègues du triumvirat. Le même souci le poursuivit dans le reste de sa carrière. Il le montra.au parlement de Paris, le 13 avril suivant[12], en demandant une instruction judiciaire. Il le montra encore à une heure où les hommes ne mentent pas, à l'heure de sa mort : Je vous prie croire, dit-il aux seigneurs qui entouraient son chevet, que l'inconvénient advenu à ceux de Vassy est advenu contre ma volonté ; car je n'y allay oncques avecques intention de leur faire aucune offence. J'ay esté deffendeur, non aggresseur ; et, quand l'ardeur de ceux qui estoient avec moy, me voyant blessé, leur fit prendre les armes, je fey tout ce que je peus pour parer leurs coups et garder que ce peuple ne receust aucun outrage[13].

Le 4 mars, il reprit sa marche à petites journées. Vitry-le-François avait fermé ses portes et les habitants l'attendaient à coups d'arquebuse. Châlons-sur-Marne ouvrait les siennes de si mauvaise grâce que le duc craignit une embuscade. Le 12, il arriva au château de Nanteuil et y reçut la visite du connétable de Montmorency et du maréchal Saint-André. Ces deux seigneurs apportaient d'importantes nouvelles. Le roi était à Monceaux-en-Brie, à la merci du parti huguenot. Le prince de Condé commandait en maitre à Paris. Chargé par la reine d'y faire exécuter l'édit de janvier, il y organisait sa propre domination et se préparait à commencer les hostilités par la surprise de la capitale du royaume. La guerre civile, une guerre de vie et de mort sans merci, s'annonçait presque pour le lendemain. Tandis que le duc de Guise pesait la gravité de ces informations, qui faisaient oublier le massacre de Vassy, il reçut de la reine mère l'ordre a de venir droit en cour sans armes, attendu que tout estoit en paix[14].

Le duc partit le lendemain et entra à Paris le lundi 16 mars, à trois heures de l'après-midi, avec le connétable, le maréchal de Saint-André et une troupe armée de 3.060 hommes. Une foule immense l'attendait à la porte Saint-Denis et le salua de ses acclamations. A mesure qu'il se rapprochait des riches quartiers, l'enthousiasme se traduisait par de plus chaleureux vivats. Jamais roi n'avait reçu telle ovation. Le prince, vêtu de satin blanc, suivant sa coutume, répondait galamment aux cris du peuple par un salut de son épée. Bourgeois et manants se sentaient à l'abri de la guerre civile et garantis des dangers que le prince de Condé, à l'aide d'une poignée de sectaires, faisait courir à la ville la plus catholique du royaume[15].

La confiance du parti catholique, la politique ondoyante et diverse de la reine mère, les soupçons que la faiblesse de cette princesse laissait se développer autour d'elle, consacraient la prépondérance du prince lorrain. Nous avons raconté ailleurs comment il dépassa les espérances de ceux qui le reconnaissaient pour chef[16]. La prise d'Orléans par le prince de Condé (2 avril 1562), les nouvelles et inutiles négociations de Catherine de Médicis sous les murs d'Orléans, la campagne du roi de Navarre sur les bords de la Loire (juillet), le siège et la prise de Bourges (août) et de Rouen (octobre) par l'armée royale, donnèrent au duc de Guise l'occasion de développer ses grandes qualités militaires. Bien que la jalousie du roi de Navarre et du connétable eut réduit son rôle officiel, François de Lorraine reprit le premier rang dans les circonstances difficiles. Aucun des deux partis n'était trompé par l'effacement de ce prince, et les réformés moins que les autres. S'il ne commandait en chef ni à Bourges ni à Rouen, il dirigeait les opérations. Aussi Condé et Coligny, habitués à le redouter plus qu'un autre, inscrivaient-ils sur leurs manifestes que le roi était prisonnier du duc de Guise et de ses acolytes du triumvirat, qu'il combattaient pour rendre la liberté au jeune monarque et que la guerre civile estoit la querelle de Monsieur de Guise[17].

 

 

 



[1] Les lettres patentes qui érigent le comté d'Aumale en duché pairie, sont de juillet 1547 (coll. Dupuy, vol. 484.)

[2] Commentaires de Blaise de Monluc (édit. de la Soc. de l'Hist. de France, t. II, p. 258.)

[3] Voyez aux Pièces justificatives une note sur l'état de sa maison.

[4] Notamment les princes de la maison de Savoie et de Clèves établis en France.

[5] Voyez Antoine de Bourbon et Jeanne d'Albret, t. II, p. 9, note 3.

[6] Son père était mort le 12 avril 1550 et il avait pris aussitôt le titre de duc de Guise.

[7] Coligny n'avait que deux ans de plus que le duc de Guise.

[8] On conserve dans le volume 20461 du fonds français un gros recueil de lettres de Coligny à Guise, originales ou autographes, qui prouvent, une assez grande intimité et un parfait accord. Il est à remarquer que Coligny l'appelle toujours Monseigneur. — Ces lettres datent de la seconde moitié du règne de Henri II.

[9] Presque tous les historiens du temps attribuent les débuts de l'inimitié de Guise et de Coligny à des reproches que celui-ci aurait adressés à son rival à l'occasion du mariage de Claude de Lorraine avec une des filles de Diane de Poitiers. Voyez Antoine de Bourbon et Jeanne d'Albret, t. II, p. 50.

[10] Voyez les comptes de la maison de François de Lorraine aux Pièces justificatives.

[11] Voyez aux Pièces justificatives sur les sources historiques de notre récit du massacre de Vassy, une note trop développée pour figurer au bas des pages.

[12] Procès-verbal de la séance du parlement du 13 avril 1562, dans les Mémoires de Condé, t. III, p. 276.

[13] Lettre de l'évêque de Riez, au roi, contenant les actions et propos de M. de Guise depuis sa blessure jusques à son trépas (Mémoires de Condé, t. IV, p. 258).

[14] Nous avons raconté ces faits avec beaucoup plus de détail qu'il ne nous est permis d'en insérer ici, dans Antoine de Bourbon et Jeanne d'Albret, t. IV, p. 113 et suiv.

[15] Antoine de Bourbon et Jeanne d'Albret, t. IV, p. 118.

[16] Antoine de Bourbon et Jeanne d'Albret, t. IV, chap. XVII et suivants.

[17] Voyez les manifestes du prince de Condé au nom du parti réformé, 8 avril, 25 avril, 19 mai et 24 juin 1562, que nous avons analysés dans le chapitre XVIII et suivants du tome IV de Antoine de Bourbon et Jeanne d'Albret.