L’AN MILLE

 

CHAPITRE XII. — Résumé. - Naissance de la légende de l’an mille. Le monde moderne et les Comètes.

 

 

Des onze chapitres que nous venons de consacrer à l’histoire de l’an mille, il ressort les conclusions suivantes, qui nous semblent aussi incontestables que rigoureuses :

Les peuples de l’Orient ont cru à la destruction ou à la transformation de ce monde après un certain nombre de milleniums ; les docteurs de la Synagogue ont tenté, par des calculs plus ou moins ingénieux, de préciser le commencement de l’ère nouvelle qui doit succéder à ce monde, et qui est désignée dans plusieurs écrits prophétiques sous le nom de jour du Seigneur. Plusieurs apocalypses ont décrit, avec les signes avant-coureurs de la fin des temps, l’arrivée d’un règne de mille ans qui devait promptement remplacer, par le triomphe et le bien-être, l’état d’oppression et de souffrance où la domination romaine réduisait ses sujets.

La plus célèbre de ces apocalypses est celle de saint Jean, qui admet deux résurrections ; la première destinée aux seuls fidèles, à ceux qui ont subi la persécution et résisté à toutes les épreuves ; ils régneront mille ans avec le Christ. Après ces mille ans, Satan sera délivré de la prison où il était enchaîné dès le commencement de ce millénium, et une révolte suprême des nations incrédules menacera la Cité des saints ; mais le feu du ciel dévorera ces révoltés ; le diable sera jeté pour jamais avec les siens dans l’abîme de feu, et le jugement dernier, précédé de la résurrection de tous les morts, aura lieu.

L’Apocalypse de saint Jean fut lue, étudiée et commentée avec ferveur dans les quatre premiers siècles de l’ère chrétienne. Humiliés, asservis et tyrannisés, comme autrefois les Juifs, les premiers chrétiens s’adonnaient à l’attente souvent fiévreuse du règne de mille ans avec le Christ. Mais la victoire du christianisme et l’alliance de l’Église et de l’Empire enlèvent à cette doctrine le prestige qu’elle avait eu, et les croyances millénaires, dédaignées comme une grossière superstition, tombent peu à peu dans l’oubli.

L’étude de l’Apocalypse ne fut pas complètement abandonnée dans les siècles subséquents du moyen âge, et les idées millénaires comptèrent quelques représentants du cinquième au neuvième siècle. Au dixième, en France, l’état de la société semblait favorable à une rénovation de ces idées. Néanmoins, elles ne se répandirent ni dans le peuple, ni chez les grands, ni dans le clergé ; quelques esprits faibles purent bien être dupes d’une fausse interprétation de l’Apocalypse et trembler en voyant approcher la dernière heure du siècle, mais il n’y eut pas cette panique intense et générale dont parlent nos histoires modernes.

Les arguments des partisans d’une terreur universelle, à l’approche de l’an mille, ne peuvent soutenir l’examen d’une critique loyale, car ils ne reposent sur aucun texte concluant, et ils ont contre eux les témoignages des écrivains contemporains ; en outre, l’état politique, religieux, littéraire et artistique de la France à cette époque prouve que l’on ne redoutait nullement le Dies iræ, ce jour de colère où le monde actuel serait réduit en poussière, et tous les renseignements généraux qui nous sont fournis par l’histoire, relativement aux dernières années du dixième siècle, donnent un démenti catégorique à la doctrine des prétendues terreurs de l’an mille.

Enfin, l’histoire de la première moitié du onzième siècle nous fait assister à une renaissance littéraire, artistique, sociale, développement normal et régulier d’un mouvement qui est antérieur à l’an mille, qui n’a pas été arrêté une seule année, et qui a progressé rapidement parce qu’il a été favorisé par des causes diverses, entièrement étrangères à la superstition et à la terreur. Il n’y a donc eu, vers l’an mille, ni effarement général, ni panique universelle qui ait alourdi tous les bras, enchaîné tous les pieds, obligé tous les hommes à n’avoir plus d’autre espoir que l’effroyable espoir du jugement dernier, à languir misérablement dans la torpeur et l’inaction, et à ne plus s’occuper d’aucun travail du corps ou de l’esprit. Les terreurs de l’an mille ne sont qu’une légende et un mythe.

Terminons cette étude en montrant que le mythe est d’invention assez récente et en essayant de rassurer, au nom de la science humaine et de la science divine, les peureux et les timides, s’il en existe encore, qui pourraient se laisser effrayer par l’apparition d’une comète comme de simples vilains du moyen âge.

Les résultats d’une interprétation superstitieuse et grossière de l’Apocalypse de saint Jean ne pouvaient devenir une doctrine générale dans l’Église, du moment que saint Augustin avait donné la véritable signification du règne du Christ et montré que le royaume de Dieu consiste essentiellement dans la domination de l’Église. Les rares mystiques qui prédirent un âge nouveau pensèrent moins au retour visible du Christ qu’à la réformation intérieure de l’Église. Aussi le moyen âge tout entier s’écoula, non seulement sans apporter aucun élément à la doctrine des millénaires, mais même sans l’exposer dans aucune œuvre sérieuse, en dépit des efforts de quelques visionnaires pour interpréter la révélation de saint Jean. Les chroniqueurs sont comme les théologiens, absolument muets sur la panique de l’an mille ; de sorte que l’on n’en trouve la mention dans aucun des siècles qui séparent cette époque de la réforme. Nos historiens érudits du seizième siècle, Gaguin, Paul-Émile, Nicole Gilles, Scaliger, Jean de Serres, Scipion Dupleix, Papire Masson, Du Tillet, de Thou l’ignorent également ; mais je serais porté à croire que c’est de leur temps que la légende a dû se former. La réforme, en effet, comme l’a très bien montré M. A. Réville, dans sa notice des croyances chiliastes, a ramené un bon nombre d’esprits à l’étude de l’Apocalypse : Le retour à la Bible, la foi profonde en son inspiration littérale, les luttes passionnées contre l’Antéchrist de Rome, les persécutions atroces que les premiers protestants eurent à subir, lancèrent un certain nombre d’entre eux dans les spéculations apocalyptiques. La réforme réalisée parut incomplète et on rêva des rénovations plus radicales. Ce fut surtout au sein des Anabaptistes que cette tendance toujours dangereuse se révéla. On sait quelle caricature de théocratie Jean de Leyde parvint à fonder quelque temps à Munster. Les réformateurs, et les symboles qui s’inspirèrent de leur esprit, condamnèrent sévèrement ce retour de rêveries judaïques, et l’interprétation symbolique de l’Apocalypse, comme en général celle des descriptions bibliques de la vie future, demeura la loi commune des exégètes protestants. Cependant on retrouve les idées des millénaires dans plusieurs sectes, chez quelques théologiens peu connus : l’anabaptiste David, près de Delft (en 1556), Nathanaël Œlianus (1558), le Florentin Paccius (1592), et même chez quelques sociniens. Le dix-septième siècle eut aussi ses millénaires. Les prophètes des Cévennes et Jurieu (1686) cherchèrent des consolations à leurs douleurs dans les calculs apocalyptiques. Antoinette Bourignon et Pierre Poiret (1687) y furent amenés par leurs tendances mystiques. Dans les Pays-Bas, nous devons noter Serarius († avant 1670) et les labadistes ; en Angleterre, Mède (1627), Jeanne Leade (en 1704), extatique ; Thomas Buirnet et Whiston, qui crurent pouvoir fonder sur une géologie complaisante leur attente d’une révolution millénaire. Le millénarisme reprenant faveur, on en fit l’histoire ; on rappela les souvenirs du prédicateur de Paris et de l’ermite de Saxe dont nous avons parlé, et l’on en conclut aisément que le dixième siècle avait cru à l’avènement prochain du règne du Christ. L’imagination rapprocha cette croyance des calamités qui avaient désolé cette époque, et on n’eut pas de peine à se représenter les hommes, affolés de terreur, s’enfuyant dans les cloîtres et délaissant toute œuvre humaine en prévision de la venue du Souverain Juge. La légende une fois faite, les archéologues l’accréditèrent et les historiens la vulgarisèrent. Le Vasseur, dans ses Annales de l’Église de Noyon, est, à ma connaissance, le premier qui ait interprété le texte de Raoul Glaber de manière à lui faire dire que le renouvellement des églises fut une conséquence des terreurs de l’an mille. Glaber avait écrit, au livre III de sa chronique : En 1003 après l’Incarnation, les basiliques sacrées furent réédifiées de fond en comble dans presque tout l’univers, surtout dans l’Italie et dans les Gaules. Au livré IV, il avait dit : L’an 1003 de la Passion du Christ (ce qui nous donne l’an 1033), l’on croyait que l’ordre des saisons et les lois des éléments étaient retombés dans l’éternel chaos, et l’on craignait la fin du genre humain. Le Vasseur, ne remarquant pas la différence qu’il y a entre l’an mille après l’Incarnation et l’an mille après la Passion, rapprocha ces deux faits, les intervertit et donna le premier comme une conséquence du second. Voici d’ailleurs son texte :

.... Les renouvellemens, raffraichissemens, réparations, ou nouvelles constructions d’une infinité d’Églises cottent leur commencement de l’an mil trois cens de Jésus-Christ. — Mil trois cens est une erreur ; il y a, dans la manchette, 1003 —. Pourquoy entendre, sera noté qu’un faux bruit s’estant espars par toute la chrestienté qu’en la première année après mille l’homme de péché, le fils de perdition, c’est-à-dire l’Antéchrist, devoit paroistre au monde, cette fausseté ayant été promulguée par toutes les Gaules, preschée à Paris, semée par l’univers, tenue pour article de foy des consciences simples et timorées, chacun ne songeoit plus qu’à bien mourir, et à se disposer à soustenir courageusement les assauts de cet ennemi du ciel. Tout autre soin de bastir, rebastir, acquérir, conquérir pour soy, pour l’Église, d’enrichir, d’enjoliver la maison de Dieu, s’estant converti en une frayeur de calamité, de persécution, de mort imminente ; toute manufacture et œuvre mortelle alloit en ruine, les plus nobles temples en décadence, sans que personne eust le courage d’y porter la main, croyant que la saison en fust passée.

Le soupçon de la proche venuë de ce Cerastes ou couleuvre de la Tribu de Dan, prenoit vogue des circonstances du siècle que l’on appelloit ferré, à cause de l’impiété des hommes, qui ne pouvoit passer plus outre..... La dépravation des mœurs, plus grande alors qu’elle ne fut jamais, poussa ces soupirs du fond des entrailles de Glaber : Lors que la piété des prélats vient à manquer, l’estroite distriction des abbez réguliers à se résoudre, la discipline des cloistres à se relascher, et à leur imitation le peuple transgresser les ordonnances de la loy divine : Que reste-t-il au genre humain, que de fondre en l’abysme de perdition ? L’année expirée, et celle d’après, sans nouvelle aucune de cet enfant perdu, chacun reprit ses esprits, et la fourbe recognue, on s’adonna, comme devant, aux œuvres tant de la vie privée que de la publique ; de la piété, que du mesnage ; de la paix que de la guerre, et surtout à renouveller la face de l’Église, la rebastissant de fonds en comble, ou la revestant tout à neuf. 

Le courage de retourner à ses brisées revient à chaque pieux, voyant qu’au bout de deux ans et demy d’attentequi doit estre le temps du règne de l’Antéchristla prédiction de la fin du monde s’estait trouvée fausse. Voila pourquoy on se porta avec une allegresse nompareille à bastir, restaurer ou amplifier les Églises, qui devoient encore durer longtemps iusques à la consommation du monde, qui fut iugée n’estre si proche, ny de la cognoissance des hommes, cessant la révélation de Dieu. Ce fut lors que nostre Chœur fut rafraischy, nostre nef parachevée, nos clochers adjoutez pour accomplissement de l’œuvre. Au moins les experts iugent que les ouvrages et manufactures sont de ce temps-là.

Il est donc établi qu’en 1633, date à laquelle écrivait Le Vasseur, on croyait que les églises avaient été réédifiées au onzième siècle pour glorifier le Dieu qui voulait bien prolonger la durée du monde. Sauval, dans ses Antiquités, explique la construction de Notre-Dame de Paris comme Le Vasseur avait expliqué celle de Notre-Dame de Noyon : Jusqu’au dixième siècle les églises étoient petites, fort obscures et tomboient alors en ruine ; qui que ce soit ne daignant les relever, et le tout à cause qu’en ce temps-là tout le monde étoit épouvanté de ce passage du chap. XX de l’Apocalypse, où saint Jean dit qu’il a vu un ange lier et enfermer le démon pour mille ans, qu’on ne doutoit point que la fin du monde ne Ait proche et ne dit arriver devant le dixième siècle, tellement que chacun ne se soucioit plus d’entretenir sa maison ni la rebâtir, et moins encore les églises. Mais depuis qu’on fut parvenu aux dernières années de ce dixième siècle, et qu’on vit qu’il seroit bientôt passé, cette fausse terreur vint à se dissiper. On commença à travailler aux églises, et de petites, obscures et mal faites qu’elles étoient auparavant, celles qu’on fit à la place étoient plus grandes et plus claires et plus belles. Glaber Radulphus dit qu’un tel changement arriva vers l’an 997, lorsqu’on n’aperçut point dans le temps ces signes épouvantables qui doivent précéder le jugement universel. Si bien que cette émulation de tous côtés à qui bâtiroit de plus magnifiques temples, rajeunit pour ainsi dire la chrétienté, et lui redonna une autre face.

Sauvai a commis ici une double erreur : Raoul Glaber dit formellement que le mouvement de construction commença trois ans après l’an mille, et non pas en 997, et il n’ajoute pas qu’il eut lieu parce qu’on n’apercevait point dans le temps ces signes avant-coureurs du jugement dernier, mais parce que les peuples chrétiens rivalisaient entre eux de magnificence pour élever des églises plus élégantes les unes que les autres.

Malgré les archéologues, la croyance à la panique de l’an mille ne fut pas facilement admise par les historiens du dix-septième siècle. Elle n’est pas rapportée dans les premières éditions que nous avons de la chronique de Jean Trithème, historien et théologien allemand qui a vécu de 1462 à 1516, mais elle figure dans l’édition de 1690 : Il y eut l’an mille de l’Incarnation, clans toute l’Europe, de nombreux et violents tremblements de terre, qui détruisirent de beaux édifices : on vit une comète effrayante qui terrifia bien des gens qui crurent que la fin du monde arrivait ; plusieurs années auparavant, quelques hommes, trompés par de faux calculs, avaient prédit que ce monde visible finirait l’an mille de Jésus-Christ. Mabillon fait allusion aux mêmes événements dans ses Annales de l’ordre de Saint-Benoît publiées en 1707. Longueval, dans le tome VII de son Histoire de l’Église gallicane paru en 1754, les Bénédictins dans le tome VII de l’Histoire littéraire publiée en 1746, acceptent franchement la légende de l’an mille, tandis que nous ne la trouvons ni dans le P. Daniel, ni dans l’abbé Fleury, ni dans l’Histoire du Languedoc de dom Vaissette. Enfin, en 1769, Robertson l’introduisit, avec la mention des sources dont nous avons fait la critique, dans son tableau du progrès de la société en Europe, qui est une introduction à son Histoire de Charles-Quint. Ce livre, traduit par Suard, de l’Académie française, devint, après la fondation de l’Université, le manuel des professeurs d’histoire de nos premiers lycées, et c’est là que nos historiens modernes et plusieurs érudits ont appris la légende de l’an mille. Elle a fait fortune sous le double prestige de leur autorité et de leur habileté dans l’art de conter et, grâce à eux, ce qui n’était qu’un mythe est devenu un événement d’un grand poids dans l’histoire de l’humanité.

On ne sera pas surpris de la facilité avec laquelle notre siècle a recueilli, raconté et amplifié les terreurs de l’an mille, si on se rappelle que trois fois, malgré tous les progrès de la science, il a éprouvé des craintes dignes d’un autre âge, et tremblé à la pensée de l’apparition prochaine du souverain Juge. Comme tous les siècles précédents, il ‘a redouté les comètes, et l’on a recueilli des témoignages piquants de son anxiété. Au moyen âge et même encore au seizième siècle, l’esprit humain ne voyait guère dans l’apparition toujours imprévue des comètes que l’annonce d’événements terribles : guerres, pestes, incendies, morts de souverains, et les historiens ne manquent pas de marquer très sérieusement les coïncidences des graves événements et des comètes. La figure que nous reproduisons de la comète de 1528 montre à quelles naïves imaginations la terreur montait les esprits ; elle est d’Ambroise Paré, qui n’était certes pas superstitieux ; et par ces têtes coupées, ces sabres, ces armes qui accompagnent le dessin de l’étoile chevelue, il n’a fait que traduire les objets épouvantables que les imaginations populaires surexcitées croyaient voir dans ces météores extraordinaires.

Dans les temps modernes, la science assigne aux comètes leur véritable rôle dans l’ordre de la nature : peu à peu des idées plus saines se font jour, et l’influence purement physique des comètes succède insensiblement dans l’esprit des hommes à leur influence surnaturelle. Le simple bon sens a détruit bien des préjugés ridicules ; mais la science n’a pas toujours eu facilement raison des inquiétudes de la multitude, et malgré elle on a longtemps considéré les comètes, selon l’heureuse expression de Bayle, comme des hérauts d’armes qui viennent déclarer la guerre au genre humain de la part de Dieu. M. Amédée Guillemin, dans son beau livre des Comètes, a fait une longue et fort intéressante histoire des craintes populaires occasionnées par l’apparition de ces phénomènes célestes, et nous lui emprunterons quelques-uns de ses traits les plus curieux, relatifs aux trois derniers siècles : La comète de 1680 a beaucoup fait parler d’elle dans l’histoire. Ce serait elle, si l’on adopte les calculs de Halley, confirmés d’abord par Newton, qui aurait paru dans les années 531 et 1106 de notre ère, annoncé en l’an 43 avant Jésus-Christ la mort de César, présidé au grand événement de la prise de Troie, et enfin aurait été, onze à douze siècles plus tût, la cause directe de la grande catastrophe des récits mosaïques, du déluge.

En 1106, cette comète célèbre ne coïncida, il est vrai, avec aucun grand événement historique ; mais, au dire des chroniqueurs, elle présenta un grand éclat imitant le flambeau du soleil, couvrant de ses rayons une grande partie du ciel, jetant la terreur dans tous les esprits. En 1696, l’Anglais Whiston, à la fois théologien et astronome, homme d’une grande érudition et d’une grande science, lui consacra une étude qui aujourd’hui a tout à fait l’air d’un roman, et il essaya de prouver qu’elle aurait non seulement le rôle d’exterminateur du globe terrestre et du genre humain par l’eau, mais encore celui d’exterminateur par le feu dans les siècles futurs.

Dans le printemps de l’année 1773, une rumeur singulière, bientôt suivie d’une étrange panique, se répandit à Paris et dans le reste de la France. Une comète devait bientôt se trouver sur le chemin de la Terre, heurter notre planète, et ainsi infailliblement amener la fin du monde. L’origine de cette rumeur était un mémoire que notre illustre compatriote Lalande devait lire dans l’assemblée publique de l’Académie des sciences, du 21 avril, qu’il n’avait point lu cependant, mais dont le seul titre avait suffi pour allumer les imaginations. Le travail du savant astronome était intitulé : Réflexions sur les comètes gui peuvent approcher de la Terre. On s’imagina bientôt, ou plutôt on imagina, car rien de pareil ne se trouvait dans le mémoire, qu’une comète prédite par l’auteur allait dissoudre la Terre le 20 ou le 21 mai 1773.

La peur fut telle que Lalande, avant de publier son travail, dut faire insérer dans la Gazette de France du 7 mai l’annonce suivante : Le sieur de Lalande n’eut pas le temps de lire un mémoire sur les comètes qui peuvent, en s’approchant de la Terre, y causer des révolutions ; mais il observe qu’on ne saurait fixer l’époque de ces événements. La comète la plus prochaine dont on attend le retour est celle qui doit paraître dans dix-huit ans : mais elle n’est pas du nombre de celles qui peuvent nuire à la Terre. Cette note, parait-il, ne calma pas les esprits, car voici ce qu’on lit, à la date du 9 mai, dans les Mémoires de Bachaumont :

Le cabinet de M. de Lalande ne désemplit pas de curieux qui vont l’interroger sur le Mémoire en question ; et sans doute il lui donnera une publicité nécessaire, afin de raffermir les tètes ébranlées par les fables qu’on a débitées à ce sujet. La fermentation a été telle, que des dévots aussi ignares qu’imbéciles sollicitaient M. l’archevêque de faire des prières de quarante heures pour détourner l’énorme déluge dont on était menacé ; et ce prélat était à la veille d’ordonner ces prières, si des académiciens ne lui eussent fait sentir le ridicule de sa démarche. Le faux énoncé de la Gazette de France a produit un mauvais effet, en ce qu’il a fait présumer que le mémoire de l’astronome devait contenir des vérités terribles, puis qu’on. les déguisait aussi évidemment.

Le Mémoire de Lalande fut publié dans le courant de l’année 1773 ; il parut en outre dans les Comptes rendus de l’Académie, et bientôt on oublia la prédiction qu’il n’avait point faite. Les Parisiens, ainsi que l’avait dit Voltaire dans une lettre datée de Grenoble, 17 mai 1773, ne désertèrent pas leur ville le 20 mai ; ils firent des chansons, et l’on joua la comète et la fin du monde à l’Opéra-Comique.

En 1816, le bruit de la prochaine fin du monde courut : le 13 juillet était la date assignée au fatal événement. Quelques jours après parut, dans le Journal des Débats un article satirique d’Hoffman, où ce critique raillait de la manière suivante l’hypothèse du choc de la Terre par une comète :

Un grand géomètre, Laplace, qui a exposé le système du monde d’une manière parfaite et dont l’ouvrage fait loi, a bien voulu nous rassurer un peu sur les inciviles comètes de Lalande ; mais il s’en faut bien qu’il ait banni tout motif de crainte. On en peut juger par le passage que je vais transcrire littéralement : La petite probabilité d’une pareille rencontre peut, en s’accumulant pendant une longue suite de siècles, devenir très grande. Or il y a bien des siècles qu’une comète n’a heurté notre globe.... Comme il y a fort longtemps que cette catastrophe est arrivée, comme la probabilité de ce désastre s’accroît avec le temps, ainsi que l’a dit notre grand géomètre, il me semble qu’il est prudent pour nous de mettre ordre à nos affaires, car, dans trois ou quatre mille ans au plus tard, nous verrons une nouvelle représentation de cette grande tragédie.

Hoffman prouvait qu’en France l’esprit ne perd jamais ses droits ; mais les idées superstitieuses non plus ne lâchèrent pas pied aisément, et l’on vit de temps à autre reparaître ces mêmes craintes de comètes, provoquées surtout par la pensée qu’une rencontre fortuite d’une comète avec la Terre est un fait possible de l’ordre naturel. Aussi le plus souvent, comme en 1775, est-ce d’une annonce scientifique mal interprétée que naissent de chimériques frayeurs qui trouvent aussitôt, dans l’ignorance et dans les restes des croyances mystiques, un aliment si favorable à leur propagation. Nous allons encore citer deux exemples à l’appui de cette manière de voir.

Le premier nous est donné par la comète de six ans trois quarts, celle de Gainbart ou de Biéla, par la prédiction astronomique de son passage pour l’année 1832. Le 29 octobre, avant minuit, elle devait passer à son nœud, c’est-à-dire couper le plan de l’orbite terrestre, et cela un peu en dedans de cette courbe ; la distance du nœud à l’orbite ne devait pas dépasser 7430 lieues. Or, pour peu que le noyau et la chevelure eussent des dimensions de quelque importance, l’orbite terrestre, à coup sûr, serait rencontrée le 29 octobre par la nébulosité cométaire.

Il n’en fallait pas davantage, ces détails ayant transpiré dans le public, pour que le bruit courut d’une prochaine rencontre d’une comète et de la Terre. Notre globe, heurté violemment, serait brisé en éclats ; c’était évidemment la fin du monde. Un seul point avait été oublié par les amateurs de nouvelles à sensation, et Arago, qui se chargea dans l’Annuaire du Bureau des longitudes de rédiger une note propre à calmer les inquiétudes du public, le relève en ces termes. Après avoir conclu, comme on vient de le lire plus haut, que le 29 octobre prochain une portion de l’orbite de la Terre se trouvera comprise dans la nébulosité de la comète, l’illustre astronome continue ainsi :

Il ne nous reste plus qu’une seule question à résoudre, c’est celle-ci : au moment où la comète sera tellement près de notre orbite, que sa nébulosité en enveloppera quelques parties, la Terre elle-même où se trouvera-t-elle ?

J’ai déjà dit que le passage de la comète très près d’un certain point de l’orbite terrestre aura lieu le 29 octobre avant minuit ; eh bien ! la Terre n’arrivera au même point que le 30 novembre au matin, c’est-à-dire plus d’un mois après. On n’a maintenant qu’à se rappeler que la vitesse moyenne de la Terre dans son orbite est de 674 000 lieues par jour, et un calcul très simple prouvera que la comète, dans son apparition de 1832, sera toujours à plus de vingt millions de lieues de la Terre ! Cette comète de 1832, quarante ans après, venait sinon choquer, du moins frôler la Terre, et personne n’aperçut de choc et ne ressentit la moindre secousse.

Les idées de rencontre de comètes et de fin du monde couraient encore l’Europe en 1857, à propos du retour annoncé de la comète de Charles-Quint. Cette fois, c’est d’Allemagne que venait la mystification ; il ne s’agissait d’abord que de la rencontre d’un astre imaginaire, d’une prédiction fantastique, et c’est par le feu que devait s’accomplir la ruine de la Terre embrasée par la terrible comète, le 15 juin de l’année de grâce 1857 ! Or, le 13 juin passa sans la moindre trépidation terrestre ; et les nombreux Parisiens qui s’étaient retirés dans la plaine Saint-Denis, pour ne pas être ensevelis sous les ruines, purent se réinstaller tranquillement dans leurs maisons. Ils auraient pu s’abstenir de les quitter. En effet, dès 1832, Arago s’était demandé si le noyau d’une comète peut venir choquer la Terre ou toute autre planète, et il était arrivé à reconnaître que cette rencontre n’a rien d’impossible ; mais, après avoir constaté la possibilité du fait, il s’était hâté d’en examiner la probabilité, et il trouva que sur 281 millions de chances, une seule est défavorable et peut amener le choc des deux corps ; puis, pour bien faire comprendre l’importance de ce résultat, il ajoutait. : Le danger de mort qui résulterait pour chaque individu de l’apparition d’une comète inconnue serait exactement égal à la chance qu’il courrait, s’il n’y avait dans une urne qu’une seule boule blanche sur un nombre total de 281 millions de boules, et que sa condamnation à mort fût la conséquence inévitable de la sortie de cette boule blanche au premier tirage. Tout homme qui consent à faire usage de sa raison, quelque attaché à la vie qu’il puisse être, se rira d’un si faible danger ; eh bien ! le jour qu’on annonce une comète, avant qu’elle ait été observée, avant qu’on ait pu déterminer sa marche, elle est, pour chaque habitant de notre globe, la boule blanche de l’urne dont je viens de parler.

Une rencontre dont la probabilité est d’autant plus grande qu’elle s’est déjà produite est celle du passage de la Terre à travers la queue d’une comète. Le fait s’est passé le 30 juin 1861, et la Terre s’est trouvée plongée quelque temps dans la volumineuse nébulosité que formait la queue de la grande comète de cette année. Or, on n’a pas observé d’autres phénomènes, pendant cette rencontre singulière, qu’une phosphorescence ou illumination de la voûte azurée, et comme témoignage de la quiétude du monde à ce moment, Babinet rapporte la conversation suivante dans ses spirituelles Notices scientifiques : Monsieur, les journaux disent que nous avons une comète ?Oui, madame, une très belle comète ; l’histoire de l’astronomie n’en a point enregistré de plus belle. — Qu’est-ce que cela nous prédit ?Rien du tout, madame. — Est-ce beau ?Splendide, madame, et si vous voulez seulement sortir dans le jardin, vous la verrez. — Ah ! si cela ne peut faire ni bien ni mal, ce n’est pas la peine de se déranger. La dame va se coucher. On me dira : A quoi sert l’astronomie ? Elle sert à ce qu’en 1861 on aille se coucher sans crainte, même quand il y a une superbe comète. Il n’en était pas de même il y a six cents ans.

L’astronomie n’a pas encore produit cet effet sur tout le monde ; et d’ailleurs, si la Terre a traversé impunément la queue d’une comète, on ne sait pas si la chose serait aussi inoffensive dans le cas où notre globe pénétrerait dans le noyau. En présence de l’incertitude de la science sur ce point, on peut répéter avec Voltaire que nous savons fort peu de chose du passé, assez mal le présent, rien du tout de l’avenir, et que nous devons nous en rapporter à Dieu, maître de ces trois temps et de l’éternité. C’est l’enseignement même de l’Évangile. Les chrétiens ont appris de la parole de Dieu que la Terre sera brûlée avec tout ce qu’elle contient ; mais ils ont appris aussi que le jour du Seigneur viendra comme un larron vient pendant la nuit. Ils savent enfin qu’en parlant à ses disciples de son dernier avènement, Jésus a dit : Pour ce qui est du jour et de l’heure, personne ne le sait ; non, pas même les anges du ciel, mais mon Père seul !

 

FIN DE L’OUVRAGE