L’AN MILLE

 

CHAPITRE XI. — La langue vulgaire et le réveil du peuple après l’an mille.

 

 

On avait commencé dès le siècle précédent à employer la langue romane dans des œuvres littéraires. Après l’an mille, l’usage de cette langue devint presque général parmi nos écrivains, et ils s’en servirent non seulement pour faire des traductions, des sermons, des vers légers, mais aussi pour traiter les sujets les plus difficiles ; dès cette époque, elle était constituée dans son vocabulaire et dans sa syntaxe, et elle avait assez de netteté et de précision pour être la langue de la poésie lyrique, et pour produire des œuvres qui devaient consacrer sa réputation et sa gloire. L’idiome roman se divisait en deux langues, la langue d’oïl et la langue d’oc, qui se partageaient en souveraines et comme deux sœurs la moitié de la France actuelle, régnant l’une au midi de la Loire, et l’autre au nord. La langue d’oc comprenait les dialectes provençal, gascon, languedocien ; elle rivalisa longtemps avec la langue d’oïl et la précéda dans son développement. Elle se constituait vers la fin du neuvième siècle, et au onzième elle était dans tout son épanouissement. Elle comptait une foule de poètes dont les chants se répandaient dans la France entière et dans une partie de l’Europe, surtout en Espagne et en Italie. Leurs œuvres sont encore aujourd’hui une des richesses de notre ancienne littérature.

Quoique formée par un progrès plus lent que la langue d’oc, la langue d’oïl a joui d’une existence plus durable. Elle se partageait aussi en plusieurs dialectes, dont les principaux étaient le Normand, le Picard, le Bourguignon et celui de l’Ile-de-France. Aucun n’acceptait la suprématie de l’autre, et ils conservèrent leur égalité jusqu’au moment où les Capétiens eurent assujetti les seigneurs féodaux. Dès lors, le dialecte de l’Ile-de-France domina ; il finit par régner exclusivement sous le nom de langue d’oïl ou de français, non seulement en Normandie, en Picardie, en Bourgogne et en Champagne, mais encore en Provence, en Languedoc et en Gascogne. Cette suprématie de la langue d’oïl lui donna un caractère d’unité qui contribua à sa prépondérance dans tout le reste de l’Europe. Cette suprématie commença au onzième siècle pour ne finir qu’au quinzième, et entre ces deux époques nous pourrions signaler des œuvres littéraires remarquables à plus d’un titre, telles que cantilènes, chansons de geste, légendes allégoriques, romans moraux et satiriques, mystères, scènes dialoguées, sermons et homélies, recueils de lois et de coutumes, biographies, chroniques et histoires. A mesure que la langue se polit et se perfectionne, ses productions se multiplient et se diversifient. Cet idiome barbare, qui ne faisait que balbutier les serments de Strasbourg au neuvième siècle et la cantilène de sainte Eulalie au dixième, finit par s’assouplir et se prêter aux genres les plus délicats, aux compositions les plus difficiles. Au onzième siècle, la chanson de Roland et la vie de saint Alexis sont écrites en langue d’oïl ; les assises de Jérusalem, comme les lois que Guillaume donna à ses sujets d’Angleterre, sont rédigées dans la même langue. La première de ces œuvres, dans l’ordre chronologique, est la vie de saint Alexis, dont la langue est plus ancienne que celle de la chanson de Roland. Découvert à Hildesheim (Hanovre) et publié par M. Wilhelm Müller, en 1845, ce poème de 625 vers, distribué en 125 strophes de 5 vers monorimes, appartient, comme la cantilène de sainte Eulalie, au répertoire ecclésiastique et a été composé pour être chanté dans les églises. A en juger par le dialecte, il est Normand d’origine et peut-être a-t-il pour auteur ce Thibauld de Vernon, chanoine, qui composait à Rouen des cantilènes en 1055. Thibauld avait recouvré la vue en touchant les reliques de saint Wulfran, archevêque de Sens au septième siècle : par reconnaissance, il employa ses talents à chanter les saints et leurs miracles, et, pour mieux populariser leur gloire, il les chanta en français ; c’est du moins ce que nous apprend le récit d’un moine de Fontenelle. M. Gaston Paris nous a donné une appréciation très savante et définitive du texte de la vie de saint Alexis, dont nous reproduisons quelques strophes comme spécimens de la bonne langue française, telle qu’elle devait se parler et s’écrire au milieu du onzième siècle.

Pois icel tens que Deus nos vint saliver,

Nostre anceisor ovrent cristientet,

Si fut uns sire de Rome la citet ;

Riches hom fut de grant nobilitet :

Por ço l’vos di, d’un son lit voit parler.

Etiferniens — ensi out nom li pedre —

Cons fut de Rome del mielz qui donc i eret ;

Sor toz ses pers l’amat li emperedre.

Donc prist muilier vailant et honorede,

Des mielz gentils de tote la contrede.

Pois converserent ensemble longement ;

Que enfant n’ovrent peiset lor en forment.

Deu en apelent andoi parfitement :

E reis celestes, par ton comandement

Enfant nos draie qui seit a ton talent.

Tant li preierent par grant humilitet

Que la muflier donat feconditet :

Un fil lor donet, si l’en sovrent bon gret ;

De saint batesme l’ont fait regenerer :

Bel nom li metent sulonc cristientet.

Fut batiziez, si out nom Alexis.

Qui l’out portet volentiers le nodrit ;

Pois li bons pedre ad escole le mist ;

Tant aprist letres que bien en fut guarniz ;

Pois vait li entes l’emperedor servir.

On ne disconviendra pas que ce poème ne soit une belle langue, sonore et douce, forte et flexible, riche de mots expressifs et vivants, transparente dans ses formes, simple et claire dans ses constructions. Elle n’était pas encore embarrassée de cet insupportable appareil de particules oiseuses qui sont venues l’encombrer depuis ; elle avait gardé du latin une ampleur de mouvement qui faisait ressortir la grâce qu’elle avait en propre.

La chanson de Roland est le chef-d’œuvre du cycle carlovingien, le premier, le plus célèbre et le plus beau de ces chants épiques de la France que toute l’Europe a connus, imités et traduits, et qui ont fait le tour du monde avec notre tradition et notre gloire. Grâce aux efforts de la science française et de la science allemande, ce poème est arrivé au plus haut degré d’exactitude et de correction où la critique moderne puisse atteindre : grâce aux éditions qu’en a données mon savant ami et collègue, M. Léon Gautier, aux analyses et aux commentaires qu’il y a joints, et dont on ne surpassera jamais l’enthousiasme ni l’attrait, les gens du monde et les enfants eux-mêmes peuvent aujourd’hui connaître et admirer ce type achevé de l’épopée française.

La chanson de Roland, comme la plupart des chansons de geste, repose sur une base historique, l’expédition de Charlemagne en Espagne, dont les principales circonstances sont mentionnées par Eginhard, dans sa Vie de Charlemagne et dans ses Annales, et par l’astronome limousin dans la vie de Louis-le-Débonnaire. Au mois d’août 778, le roi des Francs revenait de cette expédition où il n’avait été qu’a moitié vainqueur. Attiré là-bas par des divisions des princes musulmans, il avait réussi devant Pampelune, mais échoué devant Saragosse et il s’en revenait assez tristement, ayant mille projets en tète. Dans son arrière-garde se trouvaient Roland, le préfet de la marche de Bretagne ; Anselme, le comte du palais ; Eggihard le prévôt de la table royale ; toute l’élite de sa cour, tous les chefs de son armée. La grande armée avait passé sans encombre ; mais tout à coup, au moment où l’arrière-garde arrivait en ce passage étroit de la montagne qu’indique la petite chapelle d’Ibagneta, un bruit formidable se fit entendre dans les bois épais dont cette partie des Pyrénées est encore couverte. Des milliers d’hommes en sortirent et se jetèrent sur les soldats de Charles. Ces agresseurs inattendus, c’étaient les Gascons, que tentait l’espoir d’un gros butin, et qui d’ailleurs, comme tous les montagnards, n’aimaient pas que l’on violât ainsi leurs montagnes. Ils précipitèrent les Francs dans le petit vallon qui est là tout près, afin de se donner la joie de les égorger tout à leur aise, et de fait, ils les égorgèrent jusqu’au dernier ; c’est ainsi que mourut Roland. L’histoire ajoute que les Gascons se dispersèrent, que leur crime demeura impuni, et que Charles en ressentit une longue et cruelle douleur....

Dès le lendemain de la catastrophe de Roncevaux, la légende, cette infatigable travailleuse et qui ne reste jamais les bras croisés, se mit à travailler sur ce fait profondément épique, et nous allons assister d’un œil curieux à ce long et pénible labeur.

Elle commença tout d’abord par exagérer les proportions de la défaite. Le souvenir de la grande invasion des Sarrasins en 792, et des deux révoltes de Gascons en 812 et 824, se mêlèrent vaguement dans la mémoire du peuple au souvenir de Roncevaux, et accrurent l’importance du combat déjà célèbre où Roland avait succombé.

En second lieu, la légende établit des rapports de parenté entre Charlemagne et ce Roland, dont elle fit décidément le centre de tout ce récit et le héros de tout ce drame.

Faisant alois un nouvel effort d’imagination, elle supposa que les Français avaient été trahis par un des leurs et inventa un traître auquel fut un jour attaché le nom de Ganelon.

Ensuite elle perdit de vue les véritables vainqueurs, qui étaient les Gascons, pour mettre uniquement cette victoire sur le compte des Sarrasins, qui étaient peu à peu devenus les plus grands ennemis du nom chrétien.

Et enfin, ne pouvant s’imaginer qu’un tel crime fût demeuré impuni, la légende raconta tour à tour les représailles de Charles contre les Sarrasins et contre Ganelon. Car dans toute cette épopée, comme dans tout drame, il faut de toute nécessité que l’innocence soit récompensée et le vice puni.

Tels sont les cinq premiers travaux de la légende. Mais il en est encore d’autres que nous ne saurions passer sous silence.

Dès la fin du neuvième siècle, les mœurs et les idées féodales s’introduisirent tout naturellement dans notre récit légendaire, dont elles changèrent peu à peu la physionomie primitive.

Puis, vers la fin du dixième siècle, plusieurs personnages nouveaux firent leur apparition dans la tradition Rolandienne. C’est alors, pour plaire au duc d’Anjou Geoffroi, et au duc de Normandie Richard, c’est alors sans doute que les personnages de Geoffroi et de Richard furent imaginés par quelque poète adulateur.

Il est possible qu’une chanson de Roland antérieure à la nôtre elle serait de la fin du dixième ou du commencement du onzième siècle ait eu pour auteur un Angevin, et c’est ce qui expliquerait le rôle considérable de Thierry l’Angevin à la fin de ce récit épique. Mais ce n’est là qu’une hypothèse.

Ce qu’il y a de certain, c’est qu’en ce qui concerne notre Roland, la légende a modifié l’histoire à sept reprises et de sept façons différentes. Ce grand mouvement a commencé vers la fin du huitième siècle et il était achevé au commencement du onzième. C’est ce que nous appellerions volontiers les sept travaux de la légende, et nous venons de les faire successivement passer sous les yeux de nos lecteurs.

Le texte publié par M. Léon Gautier — à qui nous devons cette histoire de la légende — est la plus ancienne rédaction de la chanson de Roland qui soit parvenue jusqu’à nous. Il est postérieur à la conquête de l’Angleterre par les Normands, et antérieur à la première croisade ; il est signé du nom de Turoldus ; mais on ne sait pas si c’est le nom de l’auteur ou celui du copiste. L’auteur est un Normand qui a vécu en Angleterre. Le poème compte quatre mille deux vers et contient cinq parties qui s’enchaînent avec une régularité irréprochable ; soutenue par l’unité d’intérêt, l’action se développe et se dessine dans l’ordre suivant avec une extrême clarté : 1° l’ambassade du roi sarrasin Marsilie à Charlemagne et la trahison du comte Ganelon ; 2° le départ de Charlemagne et le choix qu’il fait de Roland pour commander l’arrière-garde ; 3° le combat de Roland contre les Sarrasins, la défaite de Roncevaux ; 4° le retour de l’empereur, l’arrivée d’une nouvelle armée ennemie, et la bataille où les Sarrasins sont vaincus ; 5° le supplice de Ganelon. — On trouvera dans chacune de ces cinq parties des beautés dignes de l’Iliade, telles que tableaux de mœurs guerrières naïfs et saisissants ; scènes variées, traitées avec toute la perfection du style descriptif ; caractères grandioses, bien esquissés et vigoureusement soutenus ; épisodes dramatiques qui remuent les cœurs et exaltent tout ensemble les instincts énergiques et les affections douces ; partout l’esprit épique, un souffle vraiment héroïque, une force d’imagination qui triomphe de toutes les difficultés, et un caractère de noblesse et d’élévation qui inaugure avec éclat le plus ancien de nos chefs-d’œuvre poétiques, et qui reluira dans toutes les grandes conceptions du génie français. Il suffirait à la gloire littéraire du onzième siècle d’avoir produit ce seul monument, digne de toute notre admiration et de tous nos respects. C’est assurément la plus grande œuvre qu’il nous ait laissée, mais ce n’est pas la seule. Il eut ses poètes lyriques, de provenance diverse, qui improvisaient et colportaient des cantilènes sur toutes sortes de sujets, des rapsodies sérieuses ou comiques, sacrées ou profanes, guerrières ou amoureuses : les jongleurs les chantaient sur la place publique, devant les églises ou dans les châteaux, en s’accompagnant d’une musique simple et naïve qui exprimait bien les sentiments et la croyance de la multitude. Ces poésies n’étaient qu’une variété de la Cantilène, mais elles charmaient également les seigneurs et les manants ; le ton et la forme changeaient avec les sujets et variaient comme les circonstances mêmes de l’inspiration. Tous les genres poétiques qui se sont épanouis dans l’époque de fécondité et de culture littéraire, étaient contenus en germe et comme enveloppés sous la forme abrégée de la cantilène du neuvième, du dixième et du onzième siècle ; on les verra éclore l’un après l’autre à l’heure propice, se détacher de la tige primitive, grandir à leur tour et fructifier. Cette transformation s’accomplira au douzième et au treizième siècles.

L’idiome roman, sous les premiers Capétiens, ne fut pas seulement la langue de la poésie, il fut en divers endroits celle de l’administration et de l’histoire. Guillaume-le-Conquérant ordonna que les diplômes, les chartes, les lois et les règlements pour le royaume d’Angleterre seraient écrits dans cette langue, et que les enfants la parleraient dans les écoles. J’ai déjà dit que la même chose se pratiqua en Palestine dès la première année du règne de Godefroi de Bouillon. Hugues de Sainte-Marie, moine de Fleury, qui écrivait vers 1130, mit en latin la vie de saint Sardot, évêque de Limoges, qu’il avait trouvée écrite en langue vulgaire du commencement du onzième siècle. Dom Mabillon assure avoir vu, dans un ancien manuscrit de l’abbaye de Lagny, l’histoire des deux translations de saint Thibauld de Provins, dont l’une, la plus ancienne, avait été écrite en vieux français, avant la fin du onzième siècle. On cite encore des relations de pèlerinage et de guerre écrites en langue vulgaire, ainsi que les noms de grands prédicateurs, saint Norbert et saint Vital de Savigny, qui annonçaient au peuple en roman les vérités religieuses.

Tel était d’ailleurs le degré de perfection auquel cette langue était déjà arrivée, qu’elle fut accréditée dans les pays les plus éloignés de la France ; plusieurs historiens nous apprennent qu’on ne pouvait obtenir d’emploi, à la cour des Normands de Sicile, si l’on ne savait pas la parler ; elle s’établissait également en Morée, en Espagne, et quelques souverains s’en servaient sans autre raison que l’agrément qu’ils lui trouvaient. C’est ce que l’historien Donizon nous rapporte de Mathilde, la célèbre comtesse de Toscane.

Pendant que l’idiome roman conquérait ainsi une véritable domination sous la plume des prêtres, des romanciers, des historiens et des prédicateurs, un réveil fougueux, qui devait aboutir à une réorganisation de la société sur de nouvelles bases, éclatait dans les classes populaires. Pendant qu’une curiosité naïve animait les écoles et devenait une véritable soif de penser et de connaître, mille instincts endormis se réveillaient dans les villes et dans les campagnes ; on réclamait de tous côtés des garanties, des libertés, des prérogatives. Ce mouvement, nous l’avons vu, avait commencé avant l’an 1000 par l’insurrection des gens de Cambrai et des paysans de Normandie ; il redoubla dans le premier quart du onzième siècle, et l’on vit, en 1024, les paysans organiser dans les bois des révoltes contre les seigneurs, tuer beaucoup de nobles et incendier bon nombre de châteaux ; en Bretagne, les nobles durent se joindre au comte Alain pour attaquer et disperser leurs troupes ; et s’ils en eurent raison, c’est moins parce qu’elles étaient peu aguerries que parce qu’elles étaient venues à la guerre sans chef et sans conseil. La même année, les habitants de Cambrai assiégeaient le clergé dans la cathédrale et le chassaient de leurs murs ; en 1070, une violente sédition avait lieu au Mans, et en 1076 les Cambrésiens se révoltaient de nouveau. Dans cette région où la domination féodale était plus lourde, l’insurrection se manifesta plus terrible et plus tenace, et c’est par de longues et de sanglantes révoltes que les bourgeois achetèrent leur autonomie. On jugera de leurs efforts par les témoignages suivants, tirés d’auteurs contemporains. Voici, d’après les Gestes des évêques du Mans, comment les bourgeois de cette ville conquirent pour la seconde fois leur indépendance, pendant que Geofroy de Mayenne était tuteur de leur comte :

Il arriva que l’un des barons du pays, nommé Hugues de Sillé, attira sur lui la colère des membres de la commune, en s’opposant aux institutions qu’ils avaient promulguées. Ceux-ci envoyèrent aussitôt des messagers dans tous les cantons d’alentour, et rassemblèrent une armée qui se porta avec beaucoup d’ardeur contre le château de Sillé ; l’évêque du Mans et les prêtres de chaque paroisse marchaient en tête avec les croix et les bannières. L’armée s’arrêta pour camper à quelque distance du château, tandis que Geofroy de Mayenne, venu de son côté avec ses hommes d’armes, prenait son quartier séparément. Il faisait semblant de vouloir aider la commune dans son expédition ; mais il eut, dès la nuit même, des intelligences avec l’ennemi, et ne s’occupa d’autre chose que de faire échouer l’entreprise des bourgeois. A peine fut-il jour que la garnison du château fit une sortie avec de grands cris ; et au moment où les nôtres, pris au dépourvu, se levaient et s’armaient pour combattre, dans toutes les parties du camp, des gens apostés répondirent qu’on était trahi, que la ville du Mans venait d’être livrée au parti ennemi. Cette fausse nouvelle, jointe à une attaque imprévue, produisit une terreur générale ; les bourgeois et leurs auxiliaires prirent la fuite en jetant leurs armes ; beaucoup furent tués, tant nobles que vilains, et l’évêque lui-même se trouva parmi les prisonniers.

Geofroy de Mayenne, de plus en plus suspect aux gens de la commune, et craignant leur ressentiment, abandonna la tutelle du jeune comte et se retira hors de la ville dans un château nommé la Géole. Mais la mère de l’enfant, Guersende, fille du comte Herbert, qui entretenait avec Geofroy un commerce illicite, s’ennuya bientôt de son absence et ourdit sous main un complot pour lui livrer la ville. Un dimanche, par la connivence de quelques traîtres, il entra avec quatre-vingts chevaliers dans un des forts de la cité, voisin de la principale église, et de là se mit à guerroyer contre les habitants. Ceux-ci, appelant à leur aide les barons du pays, assiégèrent la forteresse. L’attaque était difficile parce que, outre le château, Geofroy de Mayenne et ses gens occupaient deux maisons flanquées de tourelles : les nôtres n’hésitèrent pas à mettre le feu à ces maisons, quoiqu’elles fussent tout près de l’église, qu’on eût peine à préserver de l’incendie. Ensuite, l’attaque du fort commence à l’aide de machines, si vivement, que Geofroy, perdant courage, s’échappa de nuit, disant aux siens qu’il allait chercher du secours. Les autres ne tardèrent pas à se rendre, et. les bourgeois, rentrés en possession de la forteresse, en rasèrent les murailles intérieures jusqu’à la hauteur du mur de la ville, ne laissant subsister en entier que les remparts tournés vers la campagne.

A Cambrai, il ne fallut pas moins de quatre insurrections pour établir la commune. La chronique de Cambrai raconte ainsi la dernière : Comme le clergiés et tout li peules estoit en si grand plentet de pais, si ala li Evesques Gerars à l’Empereur de cui il avoit rechupt si grant honneur. Mais ne fu pas alés Loing, quant li Bourgois de Cambray par malvais consel jurèrent une Commugne, et fisent ensamble conspiration que de longtamps avoient murmurée, et s’alierent ensamble par serment que se li Evesques n’otrioit celle commugne, il li véeroient l’entrée en la Cité, et ainsi fu fait. Admit estoit li Evesques à Lobbes, et li fut dit que li maulx peules ot fait, et il tantost guerpi sa voie ; et pour ce que il n’avoit pas gent pour lui vengier de ses Bourgois, il prist o lui son bon amit Bauduin le Comte de Mons, et ainsi vinrent à la Cité o grant Chevalerie. Dont orent li BOurgois closes leurs portes, et manderent à l’Evesque que il ne lairoient entrer fors lui et sa maisnie ; et li Evesques respondi que il n’y entreroit pas sans le Comte et sa Chevalerie, et li Bourgois le refuseront. Quand li Evesques vi le folie de ses subgis, si l’en prist grans pitiés, et desiroit plus à faire misericorde que justice. Adont leur manda que il traiteroit des ooses devant dites en sa court en boive maniere, et ainsi les assaia. Lors fu li Evesques laissiés ens, et li Bourgois repairoient en leur maisons à grant joie, ainsi que tout fust oubliet che qui devant fait estoit.

Le mouvement communal, une fois commencé, s’étendit presque à toutes les grandes villes du royaume et ne s’arrêta qu’avec le triomphe de la bourgeoisie et l’organisation d’un troisième corps dans l’État. Quoiqu’il fût général, la lutte eut dans chaque cité un caractère différent et imprévu. Là où le seigneur refusait tout accommodement, la commune se constitua à la suite d’une conspiration tumultueuse ; tel fut le cas des deux villes que nous venons de citer, et aussi celui de Beauvais, Laon et de plusieurs autres. Ailleurs, à Saint-Quentin, par exemple, le suzerain, effrayé, cédait à la force des choses et, sans donner à la sédition le temps de s’armer, il octroyait une charte contenant des franchises plus ou moins considérables. Les évêques de Noyon et d’Amiens convoquèrent de leur plein gré les habitants de leurs cités et leur présentèrent, comme pacte d’alliance, des chartes que l’on jurait de part et d’autre. Dans certaines seigneuries, on achète pacifiquement des chartes au suzerain ; dans d’autres, après des négociations plus ou moins longues entre les mécontents et les seigneurs, des concessions réciproques sont arrêtées et l’affranchissement est signé à l’amiable. De même qu’il y a des différences dans les procédés employés pour arriver à une autonomie municipale plus ou moins complète, il y a de grandes différences entre les concessions faites par le pouvoir féodal aux bourgeois ; ainsi, les grandes villes du Sud et du Nord offrent le caractère le plus marqué d’indépendance et elles jouissent d’une existence à peu près indépendante, protégée par de vraies garanties politiques. Au centre, comme traits généraux, on a des constitutions antérieures au douzième siècle, plus ou moins libres, plus ou moins démocratiques, dont l’origine est difficile à saisir, constitutions donnant surtout des libertés civiles, jointes quelquefois à une certaine somme de droits administratifs, mais sans garantie politique, sans juridiction, sans magistrature indépendante, sans cette demi-souveraineté que nous trouvons au Nord et au Sud. En dépit des variétés que présentent les chartes de communes, elles ont toutes, en définitive, un objet commun et des caractères généraux : en premier lieu, elles constatent et garantissent les droits personnels et réels de la bourgeoisie ; les restrictions que pouvaient souffrir encore la liberté et la propriété des bourgeois ne sont plus que des restrictions de simple police.

Elles déterminent en second lieu les règles suivant lesquelles les cités doivent être administrées, les charges et les obligations des habitants, et la manière dont l’impôt doit être consenti, établi et perçu. On y trouve exprimé nettement ce grand principe de notre droit public moderne : que tout impôt doit être consenti par les contribuables. Enfin, ces chartes assurent à un grand nombre de cités une organisation municipale particulière, soit avec une juridiction, soit au moins avec une part plus ou moins grande de l’autorité administrative. Tels sont les caractères les plus frappants et les plus généraux des chartes municipales, qui sont à la fois des constitutions politiques et administratives, et des codes de droit civil, de droit criminel, de procédure et de commerce. Guibert de Nogent, témoin de cette admirable révolution, en a résumé les heureux résultats avec une pointe de mauvaise humeur : Commune, dit-il, est un mot nouveau et détestable, et voici ce qu’on entend par ce mot : les gens taillables ne paient plus qu’une fois l’an à leur seigneur la rente qu’ils lui doivent. S’ils commettent quelques délits, ils en sont quittes pour une amende légalement fixée ; et quant aux levées d’argent qu’on a coutume d’infliger aux serfs, ils en sont entièrement exempts.

Pendant que la population urbaine fixait ainsi ses lois civiles, réglait ses charges administratives, et déterminait son organisation municipale, les populations des campagnes la suivaient dans cette voie avec plus de lenteur, mais avec la même assurance. La trêve de Dieu, en établissant une répression légale des brigandages et des désordres de toute espèce, donna aux paysans une première garantie de justice et d’ordre public. Cette garantie fut complétée par des chartes que leur donnèrent les seigneurs et qui furent des reconnaissances de droits civils et des règlements administratifs. Enfin l’institution des villes neuves contribua beaucoup à améliorer la condition des gens des campagnes. On désigne par ce terme des villages que des besoins nouveaux firent créer d’un seul coup et de fond en comble, du dixième au quatorzième siècle, et qui furent d’abord l’œuvre des seigneurs ecclésiastiques et plus tard celle de l’administration seigneuriale. Ils se nomment Sauveté, Neuville, Villefranche, Bastide et surtout Ville-Neuve. Éprouvées par les malheurs du dixième siècle, disséminées sur le sol, comprenant qu’elles devaient leur faiblesse à leur isolement, les populations rurales se mirent à chercher, vers le milieu du onzième siècle, des abris et des lieux de réunion. Le nombre des anciens centres d’habitation étant insuffisant, les grandes abbayes offrirent des territoires et des asiles à ces hommes qui voulaient se grouper.

Personne n’était dans de meilleures conditions pour fonder ces centres nouveaux, car les monastères avaient de nombreuses terres à peupler, d’immenses possessions à défricher et à mettre en culture ; d’autre part, grâce aux immunités et au droit d’asile dont ils jouissaient, grâce aux prescriptions des conciles relatives à la paix de Dieu qui assuraient à leurs domaines une sécurité relative, ils offraient à la population nomade, alors très nombreuse, des garanties qu’elle n’aurait pu trouver ailleurs. Aussi, dès le milieu du onzième siècle, rencontre-t-on dans les cartulaires de fréquents exemples d’abbayes qui construisent une église sur un emplacement choisi et jusqu’alors à peu près désert, divisent le terrain en lots à distribuer aux nouveaux arrivants, leur garantissent certains privilèges et fondent ainsi les premières villes neuves. Ces bourgades furent extrêmement nombreuses et la plupart des cartulaires des abbayes méridionales nous ont conservé, avec de nombreuses mentions de sauvetés, les coutumes qui furent données à quelques-unes. Parmi celles dont les documents nous sont parvenus, on peut citer, au onzième siècle : Licairac, fondée vers 1055 ; Lavaur, entre 1060 et 1065 ; Saint-Michel-de-Mont-Saboth, vers 1073 ; Cieurac, en 1074 ; Coueilles, entre 1073-1078 ; Bérat et Cog-Mortat, entre 1080 et 1084 ; Tauriac, vers 1087. Les seigneurs ne tardèrent pas à suivre l’exemple que leur donnaient les monastères et à ouvrir aussi sur leurs domaines, et dans le même but, des lieux d’asile ; et à partir du douzième siècle, les villes neuves surgissent de tous côtés avec une incroyable activité ; les rois de France et les rois d’Angleterre se font remarquer par leur ardeur à faire concurrence, par des fondations de ce genre, à l’activité des abbayes et des seigneurs. Les coutumes accordées aux villes neuves furent l’objet d’études attentives. Leurs principaux privilèges étaient avant tout une assurance contre toute contribution arbitraire, des exemptions de service militaire pendant un certain nombre d’années, des exemptions de droits seigneuriaux, des concessions de droit d’usage dans les forêts, un rabais sur le taux ordinaire des amendes, enfin d’importantes libertés municipales. Leur organisation municipale, quoique très variée, peut se ramener à trois types principaux : la ville se régit elle-même par des magistrats qu’elle élit ; ou bien elle est régie en partie par des magistrats qu’elle élit, en partie par des magistrats que nomme le seigneur ; ou enfin, elle est régie par des magistrats seigneuriaux. Les chartes des villes neuves sont l’expression et la preuve formelle d’un grand progrès ; elles nous montrent, comme les chartes des communes, la liberté personnelle qui se développe, l’administration qui se règle, le commerce et l’industrie qui s’étendent, la condition matérielle qui s’améliore.