L’AN MILLE

 

CHAPITRE IX. — La renaissance de l’architecture qui suit l’an mille.

 

 

Avec le onzième siècle commence une nouvelle ère pour les arts comme pour la politique ; il se manifesta alors dans toutes les provinces de France et dans presque toutes les contrées de l’Europe, un vaste mouvement de renaissance dans les beaux-arts, mais nulle part cette rénovation ne fut plus sensible que dans l’architecture. Près de trois ans après l’an mille, dit Raoul Glaber, les basiliques des églises furent renouvelées dans presque tout l’univers, surtout dans l’Italie et dans les Gaules, quoique la plupart fussent encore assez belles pour ne point exiger de réparations. Mais les peuples chrétiens semblaient rivaliser entre eux de magnificence pour élever des églises plus élégantes les unes que les autres. On eût dit que le monde entier, d’un même accord, avait secoué les haillons de son antiquité pour revêtir la robe blanche des églises. Les fidèles, en effet, ne se contentèrent pas de reconstruire presque toutes les églises épiscopales, ils embellirent aussi tous les monastères dédiés à différents saints, et jusqu’aux chapelles des villages. Le monastère de Saint-Martin de Tours fut un des plus beaux édifices construits à cette époque. Le vénérable Hérivée, qui en était archiclave, avait fait abattre l’ancien, et il eut le plaisir, avant sa mort, de voir s’élever sur ses ruines un nouvel ouvrage d’une beauté merveilleuse.

Ce passage est capital pour l’histoire de l’architecture ; il est pour ainsi dire l’acte de naissance de l’art religieux qui est propre au moyen âge ; mais rien dans ce texte, rien dans les chapitres qui le précèdent, rien dans les chapitres qui le suivent, n’autorise à affirmer que cette rénovation des églises fut la conséquence d’une joie universelle et d’un élan religieux qui succédaient aux terreurs de l’an mille. Il n’y a pas une phrase dans Raoul Glaber qui nous représente les populations heureuses de voir la fin du temps reculée, et n’ayant dans leur reconnaissance qu’un désir, celui de renouveler les temples où l’on adorait le Créateur, de leur assurer la durée à laquelle le monde était encore destiné, et d’éterniser la reconnaissance du peuple envers Dieu qui prolongeait leur existence. Le témoignage de notre auteur implique une révolution dans l’architecture, mais il faut chercher les causes de cette révolution ailleurs que dans les terreurs légendaires qui auraient signalé la fin du dixième siècle.

Malgré le grand nombre d’églises construites ou restaurées, et d’abbayes fondées ou agrandies, de 950 à l’an 1000, on ne pouvait pas innover à cette époque et l’on dut suivre les errements des précédents architectes, c’est-à-dire bâtir des églises sur le plan de la basilique primitive, soit de la basilique pure, soit de la basilique avec addition d’un transept ou d’une seconde abside sur la façade ; on les construisit toutes à la romaine, en petit appareil avec insertion de briques, et elles n’eurent pour couverture que la charpente, c’est-à-dire les pièces de bois qui supportent la toiture. Cette timidité de l’art venait bien plus des malheurs accumulés sur les populations de l’Europe occidentale que de la préoccupation d’un cataclysme général, qu’aucun homme sérieux n’attendait et qu’aucun historien ne mentionne. Au milieu du désordre général du dixième siècle, le clergé seul a le courage de s’occuper des choses de l’esprit, d’apprendre et de savoir ; c’est dans son sein que viennent se réfugier les hommes délicats, réfléchis, et c’est dans ses cloîtres que le siècle lui-même viendra bientôt chercher ses lumières. Mais jusqu’au onzième siècle, l’œuvre du clergé est lente et obscure ; il se recueille et s’épure pour acquérir cette puissance morale contre laquelle la force aveugle et brutale doit se briser ; ses luttes contre l’ignorance et la barbarie absorbent toute son attention et tous ses efforts. L’architecture, comme tous les arts, se ressent de cet état ; elle se traîne péniblement dans les voies anciennes et reste ensevelie dans son linceul antique, jusqu’au jour où d’heureuses circonstances lui permettront de progresser par une pratique continue et sans relâche.

Ces circonstances coïncidèrent avec la fin du dixième siècle et diverses causes les firent naître. L’avènement des Capétiens terminait une période de querelles sanglantes entre deux familles qui se disputaient la couronne et entre leurs partisans ; la plupart des nations du Nord et de l’Est de l’Europe se convertissaient, et l’invasion sur notre vieux sol celtique était définitivement arrêtée ; l’Italie renaissait sous la docte et vigoureuse influence de la papauté, représentée par Silvestre II, Jean XVI et Sergius IV ; en France, le roi Robert s’intéressait aux choses de la liturgie et honorait d’une attention toute particulière tout ce qui se rapportait au culte de Dieu et des saints. On conçoit qu’à la faveur de cette tranquillité relative, de cette paix que l’Église s’efforçait de rendre stable, l’élan pût être donné à une grande régénération monumentale, et l’on comprend comment les peuples rivalisèrent d’y contribuer. Un historien étranger, Guillaume de Malmesbury, se plaît, à la même époque que Raoul Glaber à énumérer les nombreuses églises bâties sous ses yeux en Angleterre et en Normandie. Une autre cause de régénération artistique, signalée par l’abbé Auber, historiographe du diocèse de Poitiers, n’a pas été suffisamment remarquée par nos historiens, quoiqu’elle fût indiquée par Raoul Glaber. Pendant les incursions des Normands et des Hongrois, si funestes aux choses sacrées, les monastères et les églises s’étaient fait un devoir de transporter au loin les riches et nombreuses reliques qu’ils possédaient. Beaucoup de ces reliques étaient restées ensuite dans les lieux qui les avaient reçues, et d’autres s’étaient effacées du souvenir des hommes après la ruine des maisons où elles avaient été accueillies, ou bien après la mort des personnes à qui elles étaient confiées. Quand l’heure de les rendre à la vénération des fidèles parut arrivée, on les rechercha, et, avant d’en opérer la translation, en voulut faire d’autres églises dignes de les recevoir ; en même temps l’on reconstruisit et l’on agrandit les monastères pour recevoir les disciples des saints auxquels elles appartenaient. Il y eut alors une véritable émulation parmi les grands, et Robert se signala entre tous par le zèle et la magnificence qu’il déploya dans ces fondations et dans ces reconstructions d’édifices religieux. Helgant, l’un de ses historiens, témoin de sa merveilleuse activité, en signale les heureux résultats dans une page où l’on retrouve les noms de nos plus célèbres établissements : Ce roi, oint par l’huile spirituelle et temporelle, et le don de la sainte bénédiction, voulant accomplir sa puissante volonté, et aspirant à conquérir la palme de la béatitude céleste, commença à concevoir de nouvelles pensées, et les conduisit ensuite à leur effet pour l’édification des églises du Dieu saint, dont la grandeur et la bonté doivent être exaltées par la louange et dont il aima toujours à parler et à publier les bienfaits. Cette sainte disposition parut dans les faits que nous allons rapporter, et l’on verra que ses soins furent toujours chastes, saints, purs, et tels que sont ceux de notre sainte mère l’Église ; aussi jamais le Seigneur ne l’oublia. Il bâtit dans la ville d’Orléans un monastère à saint Aignan, comme nous l’avons déjà dit ; un autre en l’honneur de sainte Marie, mère de Notre-Seigneur Jésus-Christ, et du grand confesseur saint Hilaire ; un à la sainte Mère de Dieu ; il fit un monastère de Saint-Vincent, martyr de Jésus-Christ, un de Saint-Paul, apôtre ; celui de Saint-Médard à Vitry ; celui de Saint-Léger dans la forêt Yveline ; celui de Sainte-Marie, avec une autre église, à Melun ; celui de Saint-Pierre et Saint-Régule dans la ville de Senlis ; celui de Sainte-Marie à Etampes dans le palais de la même ville ; une église dans la ville de Paris, en l’honneur de saint Nicolas, évêque à Auxerre ; une à saint Germain ; une église à saint Michel, dans la forêt de Bièvres ; un monastère à saint Germain de Paris et une église à saint Vincent, dans la forêt dite Lédia ; une église en l’honneur de saint Aignan à Gomède ; une autre au même saint, et un monastère à la sainte Vierge à Poissy, et un à saint Cassien à Autun.

Un fait capital, la destruction des églises par le feu, fait qui s’était produit souvent dans la période carlovingienne, devait fatalement amener de grandes innovations dans l’architecture, le jour où le monde serait rendu à une vie normale par l’expulsion des barbares et le retour de la paix. La construction de la basilique était telle que, le comble une fois incendié, tout le reste de l’édifice était compromis, parce que la charpente du comble était en communication avec l’intérieur ; il devenait bien difficile d’arrêter les progrès de l’incendie ; les poutres réduites en braise tombaient dans l’édifice, la chaleur faisait éclater les colonnes et, les supports manquant, tout le reste s’écroulait. Or, les causes d’incendie dans les églises étaient très fréquentes ; le campanile qui les surmontait attirait la foudre, et le feu, trouvant un aliment dans le bitume introduit dans les interstices des tuiles, dévorait promptement l’édifice. Un grand nombre d’églises furent aussi détruites aux jours de grandes fêtes par ces somptueux luminaires que l’on y déployait en guirlandes suspendues de tous côtés entre des oripeaux. Enfin les désastres par le feu devinrent une règle quand la Gaule fut attaquée par des peuples qui professaient un autre culte que celui des chrétiens et se répandaient sur elle, non seulement pour subjuguer ses populations, mais encore pour renverser leur religion. C’est ce que firent, au huitième siècle, Ies Sarrasins qui réduisirent en cendres les basiliques de la moitié de la Gaule méridionale ; c’est ce que firent encore, de 843 à 927, les Normands qui régularisèrent pour ainsi dire les ravages du pays qu’ils traversaient, pillant partout les églises, puis les remplissant de paille et de fagots pour les brûler.

Si l’on resta si longtemps sans remédier à ces causes de destruction des églises par le feu, c’est que les constructeurs ne pouvaient ni ne savaient y porter remède. Quelques indices historiques permettent d’avancer qu’après l’avènement des Carlovingiens, on conçut l’idée de préserver l’édifice religieux en le voûtant ; mais cette idée ne fut appliquée que d’une manière très restreinte, car cette construction nouvelle offrait un problème difficile à résoudre, à cause de la force que la voûte déploie contre les murs sur lesquels elle est posée. Avant d’indiquer comment on parvint à le résoudre et quel nouveau genre d’architecture religieux sortit de sa solution, il nous reste à signaler l’influence que les monastères exercèrent sur la révolution artistique du onzième siècle.

Les lettres, les sciences et les arts s’étaient renfermés dans l’enceinte des monastères depuis le règne de Charlemagne ; mais l’institut monastique, troublé par les bouleversements politiques et sociaux du dixième siècle, donnait alors le spectacle de nombreux abus ; la règle de Saint-Benoît était fort relâchée ; les invasions avaient dispersé bien des moines ; la misère et le désordre qui l’accompagnait, altéraient les caractères de cette institution ; il fallait une réforme pour lui permettre de reprendre un rôle important. La réforme sortit de Cluny. Grâce à la vigoureuse influence de saint Odon, de saint Maieul et de saint Odilon, qui se succédèrent de 927 à 1049 dans le gouvernement de cette abbaye, la règle de saint Benoît réformée y prit un lustre tout nouveau et fournit tous les hommes d’intelligence et d’ordre qui, pendant deux siècles, eurent une influence prépondérante dans l’Europe occidentale ; le travail manuel et les travaux de l’esprit y furent remis en honneur, de sorte que Cluny fut le véritable berceau de la civilisation moderne. Les soins les plus attentifs y furent apportés à l’enseignement, et le plus grand des princes ne fut pas élevé avec plus de soins dans le palais des rois, que ne l’était le plus petit des enfants à Cluny. Cette communauté participa à toutes les affaires publiques par l’intelligence, le savoir et la capacité de ses membres. Cette activité intérieure et extérieure du monastère donna aux arts, et particulièrement à l’architecture, un grand essor ; et c’était dans le sein de l’abbaye même que se formaient les maîtres qui allaient, au onzième siècle, lui donner une importance matérielle égale à sa prépondérance religieuse et morale dans la chrétienté. Le premier architecte qui jette les fondements de ce vaste et admirable monastère de Cluny, presque entièrement détruit aujourd’hui, est un cluniste nommé Gauzon. Celui qui achève la grande église est un flamand religieux, Hezelon, qui, avant son entrée à Cluny, enseignait à Liége. Non seulement ces bâtiments grandioses allaient servir de type à tous les monastères de la règle de Cluny en France et dans une grande partie de l’Europe occidentale ; mais les simples paroisses, les constructions rurales, les monuments publics des villes prenaient leurs modèles dans ces centres de richesse et de lumière. Là, en effet, et là seulement, se trouvaient le bien-être, les dispositions étudiées et prévoyantes, salubres et dignes. En 1009, Hugues de Farfa avait envoyé un de ses disciples, nommé Jean, observer les lieux et décrire, pour l’usage particulier de son monastère, les us et coutumes de Cluny. La glorieuse influence de Cluny s’étendait ainsi, dès le commencement du onzième siècle, jusqu’au cœur de l’Italie. (Viollet-le-Duc).

On n’a pas assez remarqué la variété des travaux auxquels se livraient simultanément les moines, et l’on serait saisi d’une reconnaissante admiration pour ces pieux cénobites du onzième siècle si on lisait, dans l’introduction de la vie de saint Bernard, par le comte de Montalembert, Ies services qu’ils ont rendus à l’art. Deux ordres se distinguèrent par leur émulation, Cluny. et Cîteaux, et l’illustre historien des Moines d’occident a tracé le tableau à la fois le plus juste et le plus brillant de leur activité. Il nous apprend que leurs monastères avaient non seulement des écoles et des bibliothèques, mais encore des ateliers d’art, où l’architecture, la peinture, la mosaïque, la sculpture, la ciselure, la calligraphie, le travail de l’ivoire, la monture des pierres précieuses, la reliure et toutes les branches de l’ornementation furent étudiées et pratiquées avec autant de soin que de succès, sans jamais porter atteinte à la juste et austère discipline de l’institut. L’enseignement de ces arts divers formait même une partie essentielle de l’éducation monastique. Au onzième siècle surtout, la plupart des moines, célèbres par leurs vertus, leur science ou leur dévouement à la liberté de l’Église, l’étaient également par leur zèle pour l’art, et souvent aussi par leur talent personnel pour la ciselure, la peinture ou l’architecture. On dérogeait même à la règle en permettant ou en ordonnant aux moines artistes, lorsque leur conduite était exemplaire, de sortir de leur monastère et de voyager, afin de perfectionner leur talent ou d’étendre leurs études.

Les moines étaient non seulement les architectes, mais encore les maçons de leurs édifices. Après avoir dressé leurs plans, dont la noble et savante ordonnance excite notre admiration, ils les exécutaient de leurs propres mains et en général’ sans le secours d’ouvriers étrangers. Ils travaillaient en chantant des psaumes, et ne quittaient leurs outils que pour aller à l’autel ou au chœur. Ils entreprenaient les tâches les plus dures et les plus prolongées, et s’exposaient à toutes les fatigues et à tous les dangers du métier de maçon. Les supérieurs aussi ne se bornaient pas à tracer les plans et à surveiller les travaux ; ils donnaient personnellement l’exemple du courage et de l’humilité et ne reculaient devant aucune corvée. Tandis que de simples moines étaient souvent les architectes en chef des constructions, les abbés se réduisaient volontiers au rôle d’ouvriers. On voit au neuvième siècle que la communauté de Saint-Gall, ayant travaillé en vain tout un jour pour tirer de la carrière une de ces énormes colonnes d’un seul bloc qui devait servir à l’église abbatiale, et tous les pères n’en pouvant plus, l’abbé Ratger seul persista à verser ses sueurs jusqu’à ce que, invoquant Saint-Gall, il eût le bonheur de voir le bloc se détacher. Au dixième siècle, saint Gérard, abbé de Brogne, revenant de Rome, escortait lui-même, à travers les passages si difficiles des Alpes, les blocs de porphyre qu’il faisait transporter, à dos de mulets, d’Italie en Belgique, parce que, dit son biographe, la beauté lui semblait nécessaire à son église. Lors de la construction de l’abbaye du Bec, en 1033, le fondateur et le premier abbé, Herluin, tout grand seigneur normand qu’il était, y travailla comme un simple maçon, portant sur le dos la chaux, le sable et la pierre. Un autre normand, Hugues, abbé de Selby, dans le Yorkshire, en agit de même, lorsqu’en 1096 il rebâtit en pierre tous les édifices de son monastère, qui étaient auparavant en bois : revêtu d’une capote d’ouvrier, et mêlé aux autres maçons, il partageait tous leurs labeurs. Les moines les plus illustres par leur naissance se signalaient par leur zèle dans ces travaux. On voyait Hezelon, chanoine de Liège, du chapitre le plus noble de l’Allemagne, et renommé en outre par son érudition et son éloquence, se faire moine à Cluny pour diriger la construction de la grande église fondée par saint Hugues, et échanger ses titres, ses prébendes et sa réputation mondaine contre le surnom de Cimenteur, emprunté à son occupation habituelle. Ailleurs, on raconte que, lors des vastes travaux entrepris à Saint-Vanne, vers l’an 1000, Frédéric, comte de Verdun, frère du duc de Lorraine et cousin de l’Empereur, qui y était moine, creusait lui-même les fondations du nouveau dortoir et emportait sur le dos la terre qui en provenait. Pendant la construction des tours de l’église abbatiale, comme il n’y avait pas assez de frères pour porter le ciment dans les hottes jusqu’aux étages supérieurs des nouvelles tours, Frédéric exhorta un moine de race très noble, qui se trouvait là, à prendre sur lui cette corvée. Celui-ci rougit et dit qu’une telle tâche n’était pas faite pour un homme de sa naissance. Alors l’humble Frédéric prit lui-même la hotte remplie de ciment, la chargea sur ses épaules et monta, ainsi chargé, jusqu’à"la plate-forme où travaillaient les ouvriers. En redescendant, il remit la hotte au jeune réfractaire, en lui rappelant qu’il ne devait plus désormais rougir devant personne d’avoir à faire une corvée dont s’était acquitté en sa présence un comte, né fils de comte.

En résumé, l’expulsion des barbares et le retour de la paix, la piété et la libéralité du roi Robert, l’exhumation de tant de reliques, que l’on avait voulu soustraire aux profanations des envahisseurs, et la nécessité de fonder des sanctuaires dignes de les recevoir, la réforme de Cluny et l’activité artistique et littéraire qu’elle raviva dans les écoles monastiques, furent les premières causes du mouvement architectural qui se fit en France vers l’an mille ; d’autre part, le désir tout naturel de faire des constructions qui pussent mieux résister aux incendies que les basiliques, fit naître près dés cathédrales et des abbayes des chercheurs ardents et exaltés, qui n’étaient point emprisonnés par des pratiques antérieures, puisqu’il n’y avait pas eu de maîtres, par conséquent pas de doctrine qui les enchaînât, et qui créèrent une sorte d’enseignement mutuel où chacun proposa son système et sa méthode. Il sortit de cette communauté d’efforts une architecture nouvelle qui eut des caractères particuliers et que l’on a appelée très justement architecture romane, dénomination excellente, parce qu’elle assimile l’architecture au langage, parce que l’architecture, comme la langue, a usé des éléments latins, et qu’elle a produit autant de variétés qu’il y a de dialectes différents dans la langue française à sa naissance.

Les églises romanes ne sont plus exécutées à la mode antique, d’après le plan et les procédés architectoniques des anciens ; le plan et le mode de construction, les principes architectoniques, tout a changé, et cela sous l’influence de l’ordre de Cluny, et dès l’an 1001, comme l’attestent la chronique de Saint-Bénigne de Dijon et celle de Raoul Glaber ; A cette époque, dit Raoul, un des hommes qui se distinguèrent le plus par leur zèle à améliorer la maison de Dieu, ce fut l’abbé Guillaume, que le bienheureux Maieul avait d’abord nommé abbé de l’église Saint-Bénigne, martyr. Il changea aussitôt le plan de cette église avec tant d’art et de goût, qu’il serait difficile d’en citer un second exemple aussi heureux. Grâce aux disciples que l’ordre de Cluny avait dans toutes les parties de la Gaule, ainsi qu’en Espagne, dans l’Italie septentrionale et dans la Germanie rhénane, les pratiques architectoniques de Cluny se répandirent dans toutes ces contrées de l’Europe, et la population de ces pays se mit tout à coup à bâtir des églises dans le nouveau genre. Or, ce qui les distingue essentiellement des basiliques, c’est qu’elles ne sont plus couvertes d’un simple lambris, mais voûtées, et cette substitution de la voûte à l’emploi de la charpente, comme mode de couverture, a amené une transformation de l’architecture, parce que, pour adapter ce genre de couverture à l’édifice antique, il a fallu bouleverser toutes les proportions de l’ancienne basilique. Les constructeurs, pressés par la ferveur religieuse et obligés de faire des constructions plus robustes, ne construisent plus de murs en petit appareil, ni en blocage avec parements de petit appareil orné de briques ; ils substituent à ce genre le moellonnage, qu’ils revêtent de deux pans de moyen appareil ; et comme il faut recourir à des ouvriers improvisés, qui ne savent point donner aux faces des pierres une précision géométrique, ils rachètent les défauts des faces de tangence par des couches de mortier. L’effet général des édifices bâtis après le dixième siècle est donc celui d’une grosse construction massive, négligée, n’admettant les petites pièces si finement taillées de l’antiquité que dans une mesure imperceptible. Mais ces traits ne constituent pas une rénovation complète ; la véritable métamorphose réside dans les proportions nouvelles de l’ouvrage. La basilique romaine avait dix mètres d’écartement sur quinze d’élévation : or, il était impossible de recouvrir une telle largeur d’une voûte en berceau, car il aurait fallu que les murs fussent de la force de véritables remparts ; aussi il fut nécessaire de se résigner à un sacrifice plus ou moins considérable des dimensions traditionnelles. En général, on a gardé la hauteur et l’on a diminué la largeur, ordinairement de moitié ; elle a été réduite à six mètres, quelquefois à cinq, et encore a-t-on dû augmenter l’épaisseur des murailles pour résister à la force de poussée de la voûte. Autre détail important à noter : les murs sont si épais, qu’il n’est pas possible de se servir des petites fenêtres de la basilique, canon aurait moins des fenêtres que des meurtrières ; il n’est également pas possible d’en augmenter la hauteur, à cause de la présence des bas-côtés et de la crainte d’affaiblir le mur. Pour cette raison, les architectes se sont contentés d’ébraser la fenêtre en biaisant son tableau ; ils gagnaient ainsi plus de lumière, et ils en obtinrent encore davantage en ouvrant dans les bas-côtés des fenêtres plus hautes, mais non plus larges que celles de la nef. Les communications entre la nef et les bas-côtés suivent le même mouvement : les ouvertures s’élèvent et s’étrécissent. Tel est le premier essai fait pour mettre une voûte sur des églises. Comme on le voit, il produisit dans l’architecture une révolution très caractérisée : dans la basilique nous avions un édifice aux massifs largement distancés, svelte, élégant, bien assis ; dans la construction nouvelle, nous avons une architecture massive, où le plein l’emporte sur le vide par la diminution des percements, architecture disproportionnée relativement à celle qui l’a précédée, et dont la tendance est la ligne verticale. Assez souvent, les nefs latérales qui accompagnent la grande nef tournent autour du sanctuaire ; cette importante modification au plan primitif des basiliques rend nécessaire l’établissement des chapelles accessoires. C’est donc à partir de cette époque que nous observons dans nos églises l’existence de plusieurs chapelles bâties auprès du sanctuaire et du chœur. La chapelle centrale, construite en prolongement de l’axe même de l’église, fut dédiée à la Vierge ; et elle était accompagnée de deux, de quatre ou de six autres chapelles, suivant la grandeur et l’importance du monument. Les arcades sont toutes en plein cintre. Les portes, les fenêtres, les arcs de communication de la voûte majeure aux nefs mineures, les arcs doubleaux de la voûte, en un mot toutes les ouvertures et tous les arceaux, sans exception, sont en plein cintre, formés de pierres taillées en claveaux ; c’est un caractère à peu près infaillible.

Il nous reste bien peu de monuments de la première moitié du onzième siècle : ils étaient l’ouvrage de commençants, et les conditions de solidité n’ayant généralement pas été observées, il est survenu des accidents qui en ont amené la ruine. Ces accidents résultaient pour la plupart de la faiblesse des supports et ils arrivèrent assez promptement ; ainsi, le même chroniqueur qui constate la construction de la cathédrale de Worms, en 1016, nous apprend sa ruine en 1018. Saint-Bénigne de Dijon, ouvrage d’un artiste plus expérimenté, ne put arriver au troisième siècle de son existence ; en 1271, la plus grande partie tomba, et il n’en resta qu’une chapelle ronde ajustée au chevet et qui dura jusqu’au siècle dernier. Un autre motif qui a amené la disparition des premières églises romanes, c’est l’apparence barbare et grossière qu’elles présentèrent quand elles répondirent aux conditions nécessaires pour la solidité. Les écartements avaient tellement été sacrifiés, le plein l’emportait tant sur le vide, que plus tard on renversa la plupart de ces œuvres pour les refaire dans une mode plus élégante. Toutefois, il nous reste de ce temps des souvenirs assez considérables pour qu’on puisse en apprécier le mérite. La nef de Saint-Germain-des-Prés, abstraction faite du sanctuaire et du transept, date des vingt dernières années du roi Robert ; elle est bien construite à la romane, mais elle n’eut comme couverture qu’un simple comble de bois jusqu’au dix-septième siècle. Quand les bénédictins de Saint-Maur en eurent pris possession, ils commandèrent une grande restauration de l’édifice et ils firent la voûte que nous voyons aujourd’hui. L’église abbatiale de Saint-Pierre-de-Preuilly, au diocèse de Tours, fondée en 1001 et achevée en 1009, est l’une des plus remarquables de cette époque par ses belles dimensions et par son ordonnance générale.

Elle s’étend dans les proportions suivantes : Longueur totale, 57m,50 ; largeur totale des trois nefs, 18m,00 ; largeur de la grande nef, 8m,00 ; largeur au transept, y compris les chapelles situées à l’extrémité de chaque croisillon, 29m,00 ; hauteur sous voûte à la nef, 16m, 50 ; hauteur des voûtes des bas-côtés, 15m,00 ; hauteur de la tour, 22m,50. Le plan est la forme de la croix latine, avec collatéraux et déambulatoires autour de l’abside. C’est peut-être le premier exemple de cette curieuse disposition qui exerça une si profonde influence sur les modifications postérieures du plan des édifices religieux, et qui, plus tard, fut constamment adoptée dans les églises de grande dimension. Il est extrêmement curieux de constater l’apparition de cette forme architecturale dans un monument construit aux dix premières années du onzième siècle. Le transept, dans chacune de ses branches, présente une chapelle en partie ouverte dans le mur oriental. A la naissance de chacun des croisillons avait été bâtie primitivement une tour surmontée d’un clocher. Une seule des tours est actuellement dégagée ; la seconde est cachée dans les charpentes. Le déambulatoire de l’église de Preuilly donne accès à trois chapelles absidales, dont une est au centre, et les deux autres sont sur les flancs. En entrant dans l’église de Preuilly, on est frappé en même temps et de la simplicité et de la majesté de l’ordonnance. La perspective générale n’a rien de trop austère ni de trop pompeux. La nef présente cinq travées complètes, l’abside également cinq travées ; en y ajoutant une travée pour le chœur et une autre pour l’inter transept ; on aura le développement intégral de l’église. Le monument offre donc douze belles travées, sans y comprendre les nefs mineures et les chapelles accessoires. La voûte est -à plein berceau dans la nef, sans nervure et sans autre interruption que celle des arcs-doubleaux en forme de plate-bande. Comme je l’ai déjà dit, les voûtes de cette nature, élevées à une certaine hauteur, sont extrêmement difficiles à conserver. Il en a été à Preuilly comme dans toutes les œuvres contemporaines. Les murailles ont été poussées au vide par la tête, et, dans le cours du quinzième siècle, on a cherché à les consolider par de robustes contreforts, et l’on a réussi à prévenir la chute des voûtes qui était imminente. Néanmoins, il y a environ un siècle, on a été forcé de reprendre une partie de la voûte dans le voisinage du portail occidental. Ce travail, malheureusement, n’a pas empêché de nouveaux écartements et la façade se trouve actuellement dans le plus déplorable état, surtout à l’angle méridional.

On rebâtit, au commencement du onzième siècle, l’église et le monastère des chanoines de Saint-Martin de Tours. Ce fut Hérivée, trésorier de cette église, qui entreprit ce grand ouvrage. Il le commença l’an 1001, et il eut la satisfaction de le voir achevé la septième année. Quoique la nouvelle église fût plus grande et plus élevée que l’ancienne, on put en faire la dédicace l’an 1008. Pour rendre la cérémonie plus auguste, Hérivée y invita un grand nombre de prélats, et il pria saint Martin de manifester son pouvoir pendant cette solennité par quelque miracle éclatant. Mais le saint évêque lui apparut et lui dit : Mon fils, les miracles qui ont été faits jusqu’à présent doivent suffire. Vous pouvez demander à Dieu des choses plus utiles, savoir, le salut des âmes. Pour moi, je ne cesse de m’y intéresser. Je demande surtout au Seigneur la conversion de ceux qui le servent dans cette église : car quelques-uns d’eux se livrent trop aux affaires du siècle et vont même à la guerre.

Le monastère de Beaumont, près de Tours, est un autre monument de la piété et des libéralités d’Hérivée. Ce monastère avait été établi dans le sixième siècle, près l’église de Saint-Martin, par une dame nommée Engeltrude. Hérivée jugea qu’il était plus convenable que des religieuses fussent éloignées du cloître des chanoines et du bruit de la ville. Aussi il les transféra sur une colline proche de Tours, nommée Beaumont à cause de son agréable situation. Il fit bâtir les édifices de ce nouveau monastère partie avec ses biens, et partie avec ceux de l’église de Saint-Martin. En reconnaissance de ces bienfaits, les religieuses de Beaumont se mirent en quelque sorte sous la dépendance du chapitre de Saint-Martin. Quand leur abbesse était morte, elles demandaient aux chanoines la permission d’en élire une autre ; et c’était un chanoine qui l’installait. Elles assistaient aux obsèques des chanoines, et les chanoines ne se trouvaient qu’à celles de l’abbesse. On a même une charte du roi Robert qui, en confirmant aux religieuses de Beaumont quelques biens de l’église de Saint-Martin, les oblige à raccommoder gratuitement les chapes et les autres ornements des chanoines.

L’architecture inaugurée au commencement du onzième siècle ne resta pas enfermée dans les lourdes proportions qui caractérisent ses débuts ; elle prit des formes harmonieuses, monumentales, revêtues d’une décoration charmante, souvent bien distribuée, où l’agrément se joint à la logique et à la solidité. Les efforts des architectes pour voûter les églises produisirent une variété presque infinie de procédés et d’inventions, qui font du onzième siècle une époque incomparable dans l’histoire de l’architecture, et, tout en conservant la physionomie générale que nous avons esquissée, le style roman présente une douzaine de variétés régionales auxquelles l’on a pu appliquer le nom d’école ; de même que l’on dit en peinture école flamande, école française, on dit, en classant les édifices du onzième siècle : école rhénane, école bourguignone, école provençale, etc. ... Quoique ces édifices soient l’œuvre d’une époque réputée barbare, ils offrent une originalité d’ornementation que l’on chercherait vainement à une autre époque. Les architectes les enrichirent d’un grand nombre de colonnes tirées des basiliques démolies, colonnes inutiles à la solidité de l’édifice, mais qui produisaient un certain effet. Saint-Bénigne par exemple, avait les quatre angles de ses piliers décorés de belles colonnes romaines. Un édifice ainsi garni d’une ornementation de marbre pouvait encore exciter l’admiration.

Les portes, dit avec raison M. Anthyme Saint-Paul, sont le vrai bijou des églises romanes, et les tours sont la gloire des architectes romans. Dès que le moyen âge eut réduit la colonne à n’être que le renfort d’un pilier, ou l’accompagnement direct, l’ornement d’une ouverture, la colonne dans ce dernier cas se restreignit à de faibles dimensions qui permirent de la multiplier à volonté pour le plaisir des yeux, et l’on ne s’en fit pas faute. Ce fut alors la grande époque des colonnettes, et, pour mieux les laisser ressortir, on eut le soin de les appliquer contre les faces ou contre les recoins des murs sans y engager leurs fûts, sans les confondre dans la maçonnerie ; autant que possible, ces fûts libres étaient d’une seule pièce, les bases et les tailloirs les rattachaient au plein de la construction. Les portes des églises consommèrent la plus grande quantité de ces colonnettes romanes ; il y eut jusqu’à dix et douze colonnettes sur les jambages d’une seule porte, sans compter la colonne ou les colonnettes qui formaient le trumeau. Des ornements fantastiques ou empruntés au règne végétal couvraient tantôt les colonnettes, tantôt les espaces qui les séparaient ; ce dernier système était de meilleur goût, parce qu’il laissait aux colonnettes leur raideur et l’apparence de la force. Le portail de l’église de Moissac et les portes de Saint-Lazare d’Avallon sont les deux chefs-d’œuvre du genre.

L’harmonie et la hardiesse des tours romanes ont été rarement dépassées ; carrées ou octogonales, elles ont sur leurs faces des arcatures, des colonnes d’ornement, de grandes arcades aveugles, des fenêtres accouplées ou géminées, et la richesse de la décoration augmente généralement dans les étages supérieurs. La tour de Saint-Porchaire, à Poitiers, répond très bien à l’idée qu’on doit se faire d’un clocher roman. Le couronnement se composait, au commencement du onzième siècle, d’une toiture basse qu’on s’habitua à construire en pierres, et qui fut élevée graduellement jusqu’à devenir, vers le milieu du douzième siècle, l’une des plus admirables flèches que nous ayons de cette époque.

La mode de varier le dessin des chapiteaux dans un même ordre de supports, obligea les constructeurs à imaginer un grand nombre de motifs de décoration. L’ornement des chapiteaux dérive en premier lieu de l’antiquité classique ; mais il s’est vite enrichi d’éléments étrangers ; en effet, on imita d’abord les chapiteaux de l’antiquité, on les prit même tels qu’on les trouvait dans les monuments païens pour en décorer les édifices chrétiens et, dès le quatrième siècle, la pénurie se faisant sentir, force fut de faire des chapiteaux à l’imitation de l’antiquité ; puis, cette imitation plus ou moins altérée donna naissance à des types s’éloignant considérablement du premier modèle. Nous trouvons, en outre, un apport assez considérable d’imitations byzantines ; les Grecs de l’empire d’Orient, opérant d’après les modèles empruntés aux peuples asiatiques, avaient introduit dans l’architecture, surtout dans la forme des chapiteaux, des principes nouveaux, et les relations des deux empires à l’époque carolingienne amenèrent naturellement nos sculpteurs à reproduire des chapiteaux de dessin byzantin. Au dixième siècle, on donna au chapiteau la forme d’une corbeille conique ou urcéolée, sur la face de laquelle on exécutait en peinture soit des rinceaux, soit des sujets historiés. Cet essai des derniers temps de la barbarie a donné naissance à un nombre de chapiteaux extrêmement abondants au onzième siècle, et qui constituent en quelque sorte la décoration architectonique de l’an 1000 à l’an 1100 : les architectes de cette période font exécuter en sculpture ce que leurs devanciers avaient fait en peinture, et la plupart des chapiteaux du onzième siècle, jusqu’au règne de Philippe Ier, ont une décoration de personnages en relief. Vers 4100, on se remit à copier l’antiquité, le classique pur, le classique barbare, le byzantin.

Après tous les détails que nous venons de donner sur l’évolution de l’architecture religieuse dans la période qui suit immédiatement l’an mille, nous n’aurons que peu de chose à dire des constructions seigneuriales. Dès le début du onzième siècle, l’art religieux est à la tête de toutes les évolutions monumentales, et c’est par lui et de lui que se nourriront l’art civil et l’art militaire ; on trouvera donc de grandes ressemblances dans les murs et dans les motifs de décoration des églises et des châteaux. Les donjons construits sous l’empire de la métamorphose de l’architecture religieuse sont bâtis en forts moellons avec grand appareil de pierres équarries, talutés à leur base, et leurs faces sont épaissies sur les angles et sur les parties médianes de leur développement par des contreforts. Ils se présentent sous la forme d’une grande tour sur plan quadrilatère, élevée de 80 à 100 pieds, comprenant trois étages au-dessus du rez-de-chaussée, percée de fenêtres très petites à l’extérieur ; on trouve souvent dans ces fenêtres des réminiscences de l’architecture des églises, c’est-à-dire des colonnes dans les jambages ; ou bien elles sont accouplées par deux et il n’y a qu’une simple colonne pour séparer leurs ouvertures. Dans tous les donjons qui nous restent du onzième siècle, on ne voit au sommet ni créneaux, ni mâchicoulis, mais on aperçoit presque toujours une garniture de trous qui traversent la crête du mur et qui étaient destinés à recevoir des poutres. Au bout de ces poutres, on élevait, en cas (le besoin, des poteaux qui devenaient la charpente d’une galerie en saillie, tournant tout autour du donjon et produisant l’effet d’un mâchicoulis. Tous les étages se partageaient en deux par un mur de refend et leur appropriation était la même que dans les donjons de bois. La tour continuait à être placée sur le sommet d’une motte, et très souvent la porte d’entrée était pratiquée au premier étage au-dessus du rez-de-chaussée ; l’on y accédait par un pont incliné tel qu’on en voit dans l’image des villes figurées sur la tapisserie de Bayeux. Beaucoup de ces donjons du onzième siècle ont à leur base des restes de motte et des indices de terrassement qui indiquent qu’ils avaient une chemise, c’est-à-dire un parapet de bois avec des créneaux. Nous avons du reste une précieuse description contemporaine, celle du château de de Merchem, entre Dixemude et Ypres ; elle se trouve dans la vie de saint Jean, évêque de Térouanne vers la fin du onzième siècle, vie écrite par Colmieu, archidiacre de la même église. L’auteur nous apprend que cette forteresse avait été construite longtemps auparavant par le propriétaire du domaine, et il donne sur les constructions de ce genre des détails d’un grand intérêt : Les architectes élèvent aussi haut qu’il leur est possible, un monticule de terre transportée ; ils l’entourent d’un fossé d’une largeur considérable et d’une effrayante profondeur. Sur le bord intérieur du fossé, ils plantent une palissade de pièces de bois équarries et fortement liées entre elles, qui équivaut à un mur. S’il leur est possible, ils soutiennent cette palissade par des tours élevées de place en place. Au milieu de ce monticule, ils bâtissent une maison, ou plutôt une citadelle, d’où la vue se porte en tous côtés également. On ne peut arriver à la porte de celle-ci que par un pont qui, jeté sur le fossé et porté sur des piliers accouplés, part du point le plus bas, au delà du fossé, et s’élève graduellement jusqu’à ce qu’il atteigne le sommet du monticule et la porte de la maison d’où le maître le domine tout entier.

C’est la description d’un de ces châteaux à motte dont nous retrouvons les vestiges dans un si grand nombre de nos provinces, en Normandie, dans l’Ile-de-France, vers les plateaux du centre, dans les montagnes de l’Est et du Midi. Les types les plus remarquables de ces constructions carrées ou rectangulaires, au onzième siècle, étaient les châteaux de Beaugency, du Vieux-Conches, de Saint-Germain-de-Montgommery, du Plessis-Grimoult, du Pin, de Beaugency, Liches, Domfront, Falaise, Nogent-le-Rotrou, de la Roche-Posay et de Broue, etc... Le donjon de Loches, dont nous donnons une vue, appartenait à ce formidable réseau de forteresses dont Foulques Nerra avait couvert ses terres d’Anjou et toutes les bonnes positions qu’il avait enlevées à son voisin le comte de Blois et de Tours : c’était son grand arsenal, sa grande place de refuge, et c’est pour cette raison qu’il n’avait rien négligé dans sa construction, et qu’on peut le considérer comme le type le plus achevé des donjons de cette époque. M. de Caumont, qui l’a minutieusement décrit, n’hésite pas à le regarder comme le plus beau donjon de France. Il s’élève encore à plus de cent pieds au-dessus du sol et se compose de deux parties : une grande tour en forme de carré long, ayant 76 pieds de l’Est à l’Ouest et 42 du Nord au Sud ; une tour plus petite de moitié, un peu moins élevée, appliquée contre la première et formant, du côté du Sud, une espèce de corps avancé ou de vestibule du donjon ; elle n’a plus au-dessus du rez-de-chaussée que deux étages, dont le second formait chapelle. La grande tour a trois étages au-dessus du rez-de-chaussée, communiquant entre eux par un corridor et par de petits escaliers tournants très rapides, pratiqués dans l’épaisseur des murs. Les fenêtres, irrégulièrement espacées, sont comme celles des églises, ébrasées à l’intérieur et ne présentent qu’une ouverture très étroite à l’extérieur ; à chaque étage, il y en a une plus large que les autres, qui était destinée à recevoir les munitions, les vivres, tout ce qui était nécessaire au service de la forteresse. Enfin, on remarque au sommet une rangée de trous destinés à recevoir les poutres pour la construction des mâchicoulis. Les murs ont huit à neuf pieds d’épaisseur dans la partie inférieure de l’édifice ; les pierres de l’appareil sont bien taillées, et le ciment qui les joint les unes aux autres est fort épais et un peu en saillie sur les pierres en revêtement. Une construction semblable, entourée de fossés et de remparts était facile à défendre et passait pour imprenable. Une foule de seigneurs de l’Ile-de-France, ceux de Montlhéry, du Puiset, de Chevreuse, de Montfort-l’Amaury, suivirent l’exemple de Foulques et préparèrent de rudes expéditions à Louis VI et à ses successeurs.