L’AN MILLE

 

CHAPITRE VIII. — L’an mille et la première moitié du onzième siècle dans les principaux États de l’Europe.

 

 

Si, après avoir interrogé les sources de l’histoire, nous jetons un rapide coup d’œil sur les divers états de l’Europe et sur les événements politiques qui s’y passent à la fin du dixième siècle, nous aurons à recueillir des témoignages nouveaux et non moins concluants que les précédents, contre les prétendues terreurs de l’an mille.

En France, comme nous l’avons déjà vu, Robert redoutait si peu l’approche de la consommation générale de toutes choses, qu’il bravait tous les anathèmes ; non seulement le pape lui infligeait (998) une pénitence de sept ans, mais presque tous les évêques des Gaules, d’un commun accord excommuniaient en même temps le roi et la reine. Les foudres de l’Église jetaient de tous côtés dans le peuple une si grande terreur, que bien des gens s’éloignaient de la société de Robert, et que ses serviteurs regardaient comme souillés tous les vases dans lesquels il mangeait ou buvait, et jetaient au feu la desserte de sa table. Cela ne l’empêcha point, quelque pacifique qu’Helgaud, moine de Fleury-sur-Loire, nous le représente dans la biographie qu’il lui a consacrée, de prendre les armes pour remplir les devoirs militaires de la royauté, et de faire le siège de Laon avec le comte de Flandre, Baudouin. En 999, tandis que Bouchard, comte de Melun, était à sa cour, il apprit que Gautier, chevalier de ce seigneur, séduit par des présents, avait enlevé son château par ruse, pour le livrer à Eudes, comte de Blois ; Robert enjoignit aussitôt à Eudes d’abandonner le château, et sur son refus, il se rendit avec Richard, duc de Normandie, devant Melun et en fit le siège. La place fut battue, nuit et jour, avec des machines de guerre, et les assiégés, voyant qu’ils ne pouvaient tenir devant tant de forces, ouvrirent leurs portes. Le peuple fut épargné et le château rendu à Bouchant ; mais Gautier fut pendu avec sa femme qui avait participé à sa trahison. Eu 1000, Robert reçoit à Paris Bérenger, comte de Bretagne, qui lui offre le service de guerre, et il confirme plusieurs donations, soit au monastère de Saint-Maur-les-Fossés, soit à celui de Saint-Magloire, sans faire, dans aucune de ces circonstances, la moindre allusion à la crainte d’une catastrophe générale.

Nous ne trouvons pas plus d’inquiétude à la cour de Rome qu’à celle de Robert. Jean XV étend sa puissance au dehors et appelle en Italie Otton III, pour le délivrer des orgueilleux caprices de Crescentius. Il meurt avant l’arrivée de son libérateur, mais celui-ci n’en persiste pas moins dans son projet de remédier à la corruption italienne, et il fait nommer un pape allemand, Brunon, jeune homme de vingt-quatre ans, fils du duc de Franconie, qui prend le nom de Grégoire V. Ce pontife, qui promettait de longs et glorieux jours, s’étant éteint au mois de mars 999, l’approche de l’an mille n’empêcha point le clergé et le peuple romain de lui donner un successeur, et l’influence d’Otton III fit monter sur la chaire de saint Pierre, sous le nom de Silvestre II, l’illustre Gerbert d’Aurillac, qui fut le premier pape français. Il inaugure son trop court pontificat par un acte magnanime, en confirmant dans la possession du siège archiépiscopal de Reims, Arnoul, à qui il l’avait autrefois disputé ; en même temps il se fait le premier prédicateur de la croisade, et il écrit en la personne de Jérusalem désolée à l’Église universelle pour solliciter des secours contre les infidèles.

Otton, qui croyait comme Silvestre II à la durée du monde, formait, dans la dernière année du dixième siècle, le projet d abandonner les âpres contrées du ‘Nord pour élever son trône en Italie et faire revivre les institutions de la monarchie impériale. L’an mille, sans s’effrayer ni de la comète, ni d’autres prodiges, il passa les Alpes, séjourna quelque temps à Pavie, fonda près de Ravenne un monastère en l’honneur de saint Adalbert, et célébra la fête de Noël à Rome. C’est également la même année qu’il compléta l’œuvre d’Otton-le-Grand en Pologne. Sous Otton I", en effet, et grâce aux soins d’Adalbert, évêque de Prague, des églises épiscopales avaient été établies à Gnezne et à Poznan. En l’an mille, Otton III érigea l’église de Gnezne en archevêché, et lui subordonna les évêchés de Colberg, de Cracovie et de Breslau, en réservant Poznan à la métropole de Magdebourg. Peu de temps auparavant, sur les bords du Niémen et de la Vistule, Adalbert et ses compagnons avaient tenté de prêcher le Christianisme aux idolâtres de ces régions ; ils baptisèrent un grand nombre d’entre eux à Dantzick, et, quoique mal accueillis par plusieurs tribus, ils s’arrêtèrent au milieu d’elles et essayèrent, au prix de mille fatigues, au péril même de leur vie, de les éclairer des lumières de la foi. Ils trouvèrent le martyre le 23 avril 997. Auraient-ils couru tant de dangers pour opérer lentement quelques conversions, s’ils avaient cru que le monde n’avait plus que quelques années d’existence ?

En Hongrie, Étienne Ier, successeur du duc Geisa l’an 997, songea, dès son avènement, aux moyens d’achever la conversion de son peuple, et il envoya de tous côtés chercher des clercs, des abbés et des moines. Il divisa son pays en dix évêchés, dont il voulut que Strigonie fût la métropole. L’an mille, il envoya à Rome Anastase, évêque de Colocza, demander au pape la confirmation de ces évêchés et la couronne royale pour lui-même, afin que cette dignité lui donnât une autorité plus grande pour l’exécution de ses desseins. Le pape Silvestre II lui fit remettre une couronne qui sert encore aujourd’hui pour le sacre des rois de Hongrie, une croix qui devait être constamment portée devant lui, et il lui conféra le titre d’apôtre de la Hongrie et de légat perpétuel.

Toujours à la même date, les missionnaires s’employaient avec une infatigable activité à extirper la paganisme des régions scandinaves. En Norvège, le roi Hakon, aux beaux cheveux, mort eu 995, s’était converti au Christianisme en Angleterre ; mais il n’avait pu le faire adopter aux siens, qui lui disaient : Si nous jeûnons aujourd’hui, comment nous restera-t-il assez de force pour travailler demain ? Quand tu devins notre roi, nous croyions redevenir libres, maintenant tu veux que nous abandonnions le culte de nos vaillants ancêtres pour nous soumettre à une servitude étrangère. Il avait donc été contraint de goûter de la chair des chevaux offerts en sacrifice, et de boire en l’honneur de Thor et d’Odin. Olaf Ier (995-9 septembre 1000), son successeur, se déclara l’apôtre de son peuple et entreprit de le convertir par la persuasion et par la force. On raconte que, pour persuader les grands, il recourait parfois au jugement de Dieu ; ainsi après avoir abattu d’un coup d’épée un pion de dame sur la tête du neveu d’un de ses vassaux, il contraignit celui-ci d’en faire autant pour démontrer la vérité du culte des idoles ; mais la violence semble avoir été son moyen de conviction le plus ordinaire : il détruisit le temple de Hlada, distribua aux convertis les biens de ceux qui refusaient le baptême et imposa à main armée le Christianisme à la population de Halgoland. En 996 et en l’an 1000, il envoya en Islande des missionnaires chrétiens qui firent rapidement la conquête spirituelle du pays.

C’est également en l’an 1000, que Olaf Skotkonung faisait adopter en Suède la religion de la civilisation et du progrès ; il se faisait baptiser avec toute sa famille par le moine anglais Sigefrid, qu’Ethelred avait envoyé comme missionnaire. Le surnom même de ce roi atteste son zèle pour le culte nouveau ; il fut appelé Skotkonung ou Roi du Tribut, à cause d’une taxe annuelle qu’il payait au pape pour subvenir à la guerre contre les infidèles. La conversion des Suédois aurait été complète si le zèle du roi Olaf n’avait été contenu par la diète Suédoise, qui proclama, par un étrange anachronisme, la liberté des consciences. De là ce mélange bizarre des dogmes de l’un et de l’autre culte, qui se maintint longtemps en Suède. Jésus y fut associé à Odin, et la Freya des païens à la Vierge.

En Danemark, les résultats de la prédication ne répondaient point au zèle des apôtres. Harald Blaatang (à la dent bleue) avait reçu le baptême avec son fils Suénon, vers l’an 965 ; mais Suénon ne tarda pas à retourner au paganisme, et il chassa son père. Harald, rétabli par le duc de Normandie Richard, à qui il avait rendu le même service, mourut peu de temps après (991), frappé d’une flèche que lui lança pendant la nuit, au milieu d’une forêt où il était en embuscade, Palnatoke, un des complices de Suénon. Chef d’une célèbre association de pirates, ce Palnatoke est probablement le même personnage que l’habile archer Toko, de qui un historien danois raconte l’aventure de la pomme, attribuée plus tard à Guillaume Tell. L’activité qui régnait dans ces nations scandinaves, à la fin du dixième siècle, était telle que leurs descentes en Bretagne reprirent à cette époque un caractère plus menaçant que jamais. Sept vaisseaux de guerre montés par des Danois (988) abordaient sur le rivage de Kent et pillaient l’île de Thanet : trois autres vaisseaux, se dirigeant vers le sud, ravageaient les lieux voisins du Southampton, et des troupes de débarquement occupaient sur plusieurs points la côte orientale (991-993). On leur offrit dix mille livres, qu’ils reçurent sous la condition de quitter l’Angleterre. Ils revinrent bientôt en nombre plus considérable : quatre-vingts vaisseaux, conduits par Olaf de Norvège et Suénon de Danemark, entrèrent dans les eaux de la Tamise (994-1002), et les deux rois, pour marquer leur prise de possession du pays, plantèrent une lance sur la rive et en jetèrent une autre dans le courant du fleuve. Ethelred, qui régnait alors sur les Anglo-Saxons, ne crut pas que la trompette du jugement dernier le délivrerait des envahisseurs, et pour s’en débarrasser il recourut à sa lâcheté coutumière, et il leur proposa de l’argent s’ils voulaient se retirer en paix. Ils demandèrent vingt-quatre mille livres, et le roi, satisfait de la promesse qu’ils firent de quitter leur pays, s’empressa de les leur payer.

En Espagne, les terreurs de l’an mille n’effrayaient point l’imagination superstitieuse des Arabes et n’arrêtaient pas leurs conquêtes : Al-Hakem, après un règne brillant de quinze ans, laissait pour successeur, en 976, un enfant âgé de onze ans seulement, Hescham II. Sobéida, mère et tutrice du jeune prince, prit pour ministre Mohammed, surnommé plus tard Al-Mansor, homme d’un esprit rare, toujours entouré de poètes et de savants, affable, libéral, mais en même temps ambitieux et peu scrupuleux sur les moyens de parvenir à son but. Après avoir fait périr tous ceux qui pouvaient lui faire obstacle, il renferma le Khalife dans le palais, en l’habituant aux loisirs d’une vie efféminée, et se réserva l’exercice du pouvoir qu’il conserva vingt-cinq ans et qu’il transmit à son fils. Al-Mansor fut victorieux partout, en Espagne comme en Afrique ; il assista à cinquante sept batailles, et le récit de ses expéditions est rempli de prouesses romanesques, de combats singuliers et de scènes de carnage. L’histoire des sept fils de Lara, qui a fourni le sujet de tant de romans, est de cette époque ; en voici quelques traits empruntés à César Cantu. Gonzalve Gustos, proche parent des comtes de Castille, avait eu sept fils de Sanche, sa femme, sœur de Ruy Velasquez, seigneur de Bylaren. Armés chevaliers le même jour, ces jeunes gens se signalèrent par des exploits héroïques. Ruy Velasquez ayant épousé Lambra, parente du comte de Castille, il s’éleva, durant les fêtes nuptiales auxquelles assistèrent les seigneurs de Lara, une querelle entre le plus jeune des frères et un chevalier parent de Lambra. C’en fut assez pour que celle-ci conçût contre cette famille une haine et une soif de vengeance que le temps ne calma point. Les seigneurs de Lara, ignorant ses perfides desseins, étaient allés peu après lui faire visite dans son château. Or, elle aperçut dans le jardin celui qu’elle haïssait le plus, qui était seul près d’une fontaine ; jugeant l’instant propice, elle appela un esclave, à qui elle ordonna de tremper ses mains dans du sang et d’aller en souiller le visage du jeune Gustos. Celui-ci, irrité d’une pareille insulte, poursuivit l’esclave, et, ses frères étant accourus, ils immolèrent le misérable aux pieds de la châtelaine, auprès de laquelle il s’était réfugié. Les sept frères sortirent alors du château de Lambra et se retirèrent sur leurs terres.

Lambra porta plainte à son mari en accusant ses neveux d’avoir massacré l’esclave, pour l’avoir défendue contre leur brutalité. Velasquez jura donc de tirer vengeance des coupables ; mais, dissimulant son courroux, il invita Gustos, son beau-frère, à se rendre à Cordoue, près du roi Hescham ou de son ministre. Al-Mansor, pour le remercier, disait-il, de certains services rendus et renouveler les traités existants. Gustos, ne soupçonnant aucune trahison, accepta la mission et partit pour Cordoue. Mais la lettre dont il était porteur le dénonçait à Hescham comme son plus grand ennemi et l’exhortait à lui donner la mort ; elle contenait même l’offre de lui livrer ses sept fils, en les attirant dans un lieu où il était invité à mettre des soldats en embuscade.

Al-Mansor dut se réjouir de voir entre ses mains un homme qu’on lui dépeignait comme très dangereux ; mais, trop loyal pour vouloir immoler un ennemi sans défense et trahi, il se contenta de le faire enfermer dans une tour de Cordoue. En même temps, il envoya des troupes du côté d’Almenar, lieu désigné par Velasquez pour s’emparer des sept frères. Velasquez ayant levé des hommes d’armes pour faire une incursion sur le territoire ennemi, invita ses neveux à partager les périls et l’honneur de cette expédition. Arrivé dans les environs d’Almenar, il envoya ses neveux avec deux cents cavaliers pour reconnaître le terrain ; mais à peine parvenus à l’endroit où les Maures étaient en embuscade, ils se virent assaillis de toutes parts. L’un d’eux fut tué, les autres s’ouvrirent un passage à force de valeur et s’éloignèrent du champ fatal. Trois cents cavaliers de Velasquez s’étant élancés spontanément à leur secours, ils revinrent avec eux et engagèrent de nouveau le combat ; mais ils tombèrent vivants dans les mains de l’ennemi, qui envoya leurs têtes à Cordoue.

Al-Mansor, informé de ce qui s’était passé, frémit d’horreur en apprenant la trahison du lâche Vélasquez ; il délivra l’infortuné Gustos, qui, désolé de la mort de ses fils, mais n’étant pas assez fort pour attaquer son ennemi, passait ses jours dans d’impuissants regrets. Tout à coup un cavalier maure se présente devant lui, dans toute la vigueur de la jeunesse, à la tête d’un escadron d’élite : Je suis ton fils, lui dit-il, je dois le jour à celle qui consola ta captivité (Zaïda, fille d’Al-Mansor) ; je viens de Cordoue pour punir l’infâme Velasquez. En effet, le perfide tarda peu à recevoir la mort de la main du vaillant Moudara. Lambra fut, dit-on, lapidée par le peuple ; Moudara, ayant abjuré l’Islamisme, fut adopté par Gustos et par sa femme Sanche, et il hérita après eux de tous les biens de Lara. La famille Mamie de Lara passe pour descendre de ce Moudara Gonzalès, et les seigneurs de Lara eux-mêmes se glorifient de cette origine.

Les revers dont la famille des Ommiades fut poursuivie dans les années qui précédèrent et suivirent immédiatement l’an mille, parurent au fatalisme musulman un indice certain de la réprobation céleste, mais aucun historien ne les considère comme un signe de la fin prochaine du monde. A la même époque les chrétiens, qui auraient dû profiter des dissensions qui éclatèrent chez leurs ennemis pour s’unir étroitement et repousser les infidèles, s’épuisaient par de stériles discordes, par des querelles de succession, par des rivalités d’état à état, et mettaient leur valeur à la solde tantôt d’un parti, tantôt d’un autre. Heureusement pour le succès de la cause sainte qu’ils représentaient, deux rois vaillants ceignirent la couronne en 999 et en 1000, Alphonse V dans les Asturies, et Sanche-le-Grand dans la Navarre. Sous leur impulsion, les chrétiens allaient reconquérir leur prestige en poursuivant héroïquement leur lutte séculaire contre les envahisseurs de leur patrie.

Malgré les prodiges dont l’univers avait été le témoin dans les cinquante dernières années du dixième siècle, la face du monde politique de l’Europe, à la tin de ce siècle, ne différait pas sensiblement de ce qu’elle avait été auparavant, ni de ce qu’elle fut dans la suite. De l’an 1000 à l’an 1050, nous retrouvons l’activité et l’ambition, les convoitises et les violences de l’âge précédent, des alternatives de paix et de guerre, de prospérité et de misère, des événements heureux et des catastrophes. En dépit de quelques prodiges insignifiants, l’an mille se passa sans aucun malheur public, sans la moindre calamité qui fût digne d’être recueillie par quelque annaliste.

A propos de la comète de cette année, Raoul Glaber, qui est, de tous les chroniqueurs, celui qui se plaît le plus à interpréter l’apparition de ces phénomènes célestes, se contente de dire : Elle apparut dans le mois de septembre, au commencement de la nuit, et resta visible près de trois mois ; elle brillait d’un tel éclat qu’elle semblait remplir de sa lumière la plus grande partie du ciel, puis elle disparaissait au chant du coq. Mais décider si c’est là une étoile nouvelle que Dieu lance dans l’espace, ou s’il augmente seulement l’éclat ordinaire d’un autre astre pour annoncer quelque présage à la terre, c’est ce qui appartient à celui-là seul qui sait tout préparer dans les secrets mystères de sa sagesse. Ce qui parait le plus prouvé, c’est que ce phénomène ne se manifeste jamais aux hommes, dans l’univers, sans annoncer sûrement quelque événement merveilleux et terrible. En effet, un incendie consuma bientôt l’église de Saint-Michel Archange, bâtie sur un promontoire de l’Océan, et qui a toujours été l’objet d’une vénération particulière dans tout le monde. A part ce triste événement, qui arriva en 1001, cette année fut superbe ; 1002 s’annonça très bien, et 1003 vit dans toute la chrétienté, principalement en Italie et en France, réédifier les églises de fond en comble. C’était à qui les ferait plus riches, plus belles et plus grandioses. Les fidèles ne se bornèrent plus à rétablir les basiliques, ils voulurent aussi décorer et restaurer les monastères ruinés et même les simples chapelles de village. On exhuma des reliques des saints que l’on avait probablement cachées depuis longtemps pour les soustraire aux profanations des barbares ; mais cette solennelle expression de sentiments religieux n’empêcha ni les hérésies de se propager, ni les violences des seigneurs de se développer. On vit en même temps régner par tout l’univers, dans les églises comme dans le siècle, le mépris de la justice et des lois. On se laissait emporter aux brusques transports de ses passions. Plus de sûreté parmi les hommes ; la bonne foi, le fondement et la base de tout bien, était désormais méconnue. Enfin on ne put douter bientôt que les péchés de la terre n’eussent fatigué le ciel, et, selon la parole du prophète, les iniquités des peuples furent tellement multipliées, que l’on commit meurtres sur meurtres. Le vice fut bientôt en honneur dans presque tous les ordres du royaume. Les rigueurs salutaires d’une sévérité constante, inflexible, tombèrent dans l’oubli, et l’on put justement appliquer à nos peuples cette parole de l’Apôtre : Il y a parmi vous une telle impureté, qu’on n’entend point dire qu’il s’en commette de semblables parmi les païens. L’avarice la plus impudente s’empara de tous les cœurs ; la foi fut ébranlée, et de là bientôt sortirent les vices les plus honteux : l’inceste, le brigandage, la lutte aveugle des passions, le vol et l’adultère. Ô ciel ! qui pourrait le croire ? chacun avait horreur de se juger soi-même, et cependant personne ne songeait à renoncer à ces pratiques criminelles.

Le concile d’Orléans ; tenu en 1022, condamna une hérésie audacieuse, une sorte de manichéisme qui, après avoir longtemps germé dans l’ombre, avait fini par séduire un grand nombre de fidèles et même des clercs aussi fameux par leur naissance que par leur science. Il est intéressant, pour l’histoire des idées et des mœurs, de connaître les principaux traits de cette doctrine qui effraya à la fois les princes et les évêques. Les actes du concile d’Orléans nous apprennent comment on découvrit les apôtres. Un clerc nommé Héribert, issu de la maison du chevalier normand Aréfast, était venu à Orléans pour y faire ses études ; il choisit pour précepteurs deux prêtres de cette ville, Etienne et Lisoi, également célèbres par leurs vertus et par leur science. Héribert fut bientôt gagné à leurs erreurs. et il revint dans son pays plein d’enthousiasme, préoccupé de faire partager ses idées à Aréfast, et il proclama la ville d’Orléans le siège de la sagesse et de la sainteté. Aréfast eut bientôt reconnu l’erreur, et il la dénonça à Richard V, duc de Normandie, ainsi qu’au roi Robert, puis il se rendit à Orléans pour découvrir les coupables propagateurs de cette doctrine. Il se présenta aux deux professeurs d’Héribert comme un disciple très désireux d’apprendre, et gagna si bien leur confiance qu’ils ne tardèrent pas à lui révéler leurs principes, qu’ils avaient ordinairement l’habileté de dissimuler sous les textes de l’Écriture. Leur enseignement n’était qu’une école d’impiété et de débauche : Le Christ, disaient-ils, n’est pas né de la Vierge Marie ; il n’a pas souffert pour les hommes ; il n’a pas été réellement placé dans le tombeau, et il n’est pas ressuscité d’entre les morts.... le baptême ne remet pas les péchés.... la consécration du prêtre ne donne pas le pouvoir de changer le pain et le vin en chair et en sang du Christ.... il est tout à fait inutile d’invoquer les saints et d’implorer leur intercession. Les hérétiques d’Orléans niaient encore la Trinité ; ils croyaient à l’éternité du ciel et de la terre, regardaient les bonnes œuvres comme quelque chose de superflu et assuraient que les débauches du corps ne pouvaient avoir pour conséquence la damnation de l’âme. Mettant leur conduite en harmonie avec leurs principes, ils tenaient avec leurs disciples de secrètes réunions nocturnes, dans lesquelles ils se livraient à des actes de débauche qu’ils considéraient comme leur véritable service divin, et quand il naissait des enfants de leurs coupables unions, ils les brûlaient et donnaient leurs cendres en viatique aux malades. Quoique rapportés dans les actes du concile, ces derniers faits pouvaient bien n’être que de faux bruits répandus parmi le peuple, et qui témoignaient de la profonde horreur que l’on avait pour cette secte. Averti par le duc de Normandie, Robert vint à Orléans avec sa femme Constance, surprit les hérétiques pendant qu’ils tenaient leurs réunions, et les fit comparaître devant un Concile qui se réunit dans l’église Sainte-Croix, sous la présidence de l’archevêque de Sens. Quand les débats furent terminés, les coupables, au nombre de treize, dont dix clercs, furent conduits hors de la ville et brillés ; la haine contre eux était si violente, que la reine creva elle-même, avec le bâton qu’elle portait, un œil au chanoine Étienne qui avait été son confesseur. Glaber prétend qu’au milieu des flammes, ces hérétiques, reconnaissant leurs erreurs, en avaient demandé pardon et que les assistants avaient voulu les arracher à la mort, mais que, par une sorte de miracle, on n’avait pu y parvenir. L’hérésie ne disparut point dans les flammes des bûchers d’Orléans ; trois ans après, elle réapparaissait dans les environs d’Arras et de Liège et rendait nécessaire la convocation d’un nouveau Concile.

De toutes les plaies de l’époque, la plus désastreuse pour la société tout entière fut la guerre privée. Il n’y a plus de grandes invasions de peuples conquérants, comme au siècle précédent, mais de petites querelles de possesseurs terriens qui accumulent ruines sur ruines. Les procès de ces propriétaires armés se plaidaient en champ clos et se jugeaient par le fer. A la moindre contestation, pour le plus futile prétexte, on en venait aux mains comme au dixième siècle ; de part et d’autre, la pesante bataille des chevaliers vêtus de fer s’avançait, précédée de bandes éparses d’archers déguenillés, de laboureurs et d’artisans enlevés à leurs travaux, d’aventuriers soudoyés et de vagabonds attirés par l’instinct du meurtre et le désir du pillage. Tous se ruaient à travers champs, coupant les récoltes, s’emparant des bestiaux, incendiant les métairies. Telle était l’œuvre des troupes d’avant-garde ! Les chevaliers rendaient la lutte décisive dans un engagement qui pouvait durer plusieurs heures, sans que ces rudes batailleurs se fissent grand mal, et les vaincus fuyaient dans leurs châteaux, rarement poursuivis par le vainqueur, qui s’empressait de régler le sort des prisonniers ; aux riches, il imposait une lourde rançon ; aux autres, le servage et la culture de ses champs ; à ceux qui étaient inutiles, la mort. Quant aux soudards, ils se dispersaient sans ordre, chacun dévastant en passant le domaine de son voisin, tâchant de retirer par le pillage ou le brigandage quelque profit de l’expédition. Les cadavres restaient sans sépulture, la terre ne produisait plus de quoi nourrir ses habitants, et une peste venue de l’Orient, s’abattant au milieu de cet Occident si bien préparé pour en assurer le développement, y fit d’effroyables ravages.

Glaber nous a raconté les désastres dont la Bourgogne et nos provinces du centre furent alors le théâtre. La famine y précéda la peste et toutes les classes de la société furent atteintes : Dans la suite des temps (1031-1033), la famine commença à désoler l’univers et le genre humain fut menacé d’une destruction prochaine. La température devint si contraire, que l’on ne put trouver aucun temps convenable pour ensemencer les terres, ou favorable à la moisson, surtout à cause des eaux dont les champs étaient inondés. On eût dit que les éléments furieux s’étaient déclaré la guerre, quand ils ne faisaient en effet qu’obéir à la vengeance divine, en punissant l’insolence des hommes. Toute la terre fut tellement inondée par des pluies continuelles que, durant trois ans, on ne trouva pas un sillon bon à ensemencer. Au temps de la récolte, les herbes parasites et l’ivraie couvraient toute la campagne. Le boisseau de grains, dans les terres où il avait le mieux profité, ne rendait qu’un sixième de sa mesure au moment de la moisson, et ce sixième en rapportait à peine une poignée. Ce fléau vengeur avait d’abord commencé en Orient. Après avoir ravagé la Grèce, il passa en Italie, se répandit dans les Gaules, et n’épargna pas davantage les peuples de l’Angleterre. Tous les hommes en ressentaient également les atteintes. Les grands, les gens de condition moyenne et les pauvres, tous avaient également la bouche affamée et la pâleur sur le front, car la violence des grands avait enfin cédé aussi à la disette commune. Tout homme qui avait à vendre quelque aliment pouvait en demander le prix le plus excessif, il était toujours sûr de le recevoir sans contradiction. Chez presque tous les peuples, le boisseau de grains se vendait soixante sous ; quelquefois même le sixième du boisseau en coûtait quinze. Cependant, quand on se fut nourri de bêtes et d’oiseaux, cette ressource une fois épuisée, la faim ne s’en fit pas sentir moins vivement, et il fallut, pour l’apaiser, se résoudre à dévorer des cadavres, ou toute autre nourriture aussi horrible ; ou bien encore, pour échapper à la mort, on déracinait les arbres dans les bois, on arrachait l’herbe des ruisseaux ; mais tout était inutile, car il n’est d’autre refuge contre la colère de Dieu que Dieu même. Enfin, la mémoire se refuse à rappeler toutes les horreurs de cette déplorable époque. Hélas ! devons-nous le croire ? les fureurs de la faim renouvelèrent ces exemples d’atrocité si rares dans l’histoire, et les hommes dévorèrent la chair des hommes. Le voyageur, assailli sur la route, succombait sous les coups de ses agresseurs ; ses membres étaient déchirés, grillés au feu et dévorés. D’autres, fuyant leur pays pour fuir aussi la famine, recevaient l’hospitalité sur les chemins, et leurs hôtes les égorgeaient la nuit pour en faire leur nourriture. Quelques autres présentaient à des enfants un œuf ou une pomme pour les attirer à l’écart, et ils les immolaient à leur faim. Les cadavres furent déterrés en beaucoup d’endroits pour servir à ces tristes repas. Enfin ce délire, ou plutôt cette rage, s’accrut d’une manière si effrayante, que les animaux mêmes étaient plus sûrs que l’homme d’échapper aux mains des ravisseurs, car il semblait que ce fût un usage désormais consacré que de se nourrir de chair humaine : et un misérable osa même en porter au marché de Tournus, pour la vendre cuite, comme celle des animaux. Il fut arrêté et ne chercha pas à nier son crime ; on le garrotta, on le jeta dans les flammes. Un autre alla dérober, pendant la nuit, cette chair qu’on avait enfouie dans la terre ; il la mangea et fut brûlé de même.

Le fait suivant, raconté par le même chroniqueur, est de nature à Nie comprendre dans toute son horreur l’état de sauvagerie des malheureux habitants de nos provinces du centre, peu populeuses, couvertes de bois et de landes incultes, moins à portée des secours étrangers que d’autres provinces.

On trouve, à trois milles de Mâcon, dans la forêt de Chatenay, une église isolée, consacrée à saint Jean. Un scélérat s’était construit, non loin de là, une cabane où il égorgeait les passants et les voyageurs qui s’arrêtaient chez lui. Le monstre se nourrissait ensuite de leurs cadavres. Un homme vint un jour y demander l’hospitalité avec sa femme, et se reposa quelques instants. Mais en jetant les yeux sur tous les coins de la cabane, il y vit des têtes d’hommes, de femmes et d’enfants. Aussitôt il se trouble, il pâlit, il veut sortir, mais son hôte cruel s’y oppose et prétend le retenir malgré lui. La crainte de la mort double les forces du voyageur, il finit par s’échapper avec sa femme et court en toute hâte à la ville. Là, il s’empresse de communiquer au comte Otton et à tous les autres habitants cette affreuse découverte. On envoie à l’instant un grand nombre d’hommes pour vérifier le fait ; ils pressent leur marche, et trouvent à leur arrivée cette bête féroce dans son repaire avec quarante-huit têtes d’hommes qu’il avait égorgés, et dont il avait déjà dévoré la chair. On l’emmène à la ville, on l’attache à une poutre dans un cellier, puis on le jette au feu. Nous avons assisté nous-même à son exécution. Des malheureux, qui n’étaient point assez abrutis ou assez forts pour recourir à la chasse hideuse d’une proie humaine, imaginèrent de pétrir une argile blanche avec ce qui leur restait de son et de farine, mais ils moururent dans d’atroces convulsions. On essaya, dans la même province, un moyen dont nous ne croyons pas qu’on se fût jamais avisé ailleurs. Beaucoup de personnes mêlaient une terre blanche, semblable à l’argile, avec ce qu’elles avaient de farine ou de son, et elles en formaient des pains pour satisfaire leur faim cruelle. C’était le seul espoir qui leur restât d’échapper à la mort, et le succès ne répondit pas à leurs vœux. Tous les visages étaient pâles et décharnés, la peau tendue et enflée, la voix grêle et imitant le cri plaintif des oiseaux expirants. Le grand nombre de morts ne permettait pas de songer à leur sépulture, et les loups, attirés depuis longtemps par l’odeur des cadavres, venaient enfin déchirer leur proie. Comme on ne pouvait donner à tous les morts une sépulture particulière, à cause de leur grand nombre, des hommes pleins de la grâce de Dieu creusèrent dans quelques endroits des fossés, communément nommés charniers, où l’on jetait cinq cents, corps, et quelquefois plus quand ils pouvaient en contenir davantage. Ils gisaient là confondus pêle-mêle, demi-nus, souvent même sans aucun vêtement. Les carrefours, les fossés dans les champs, servaient aussi de cimetières. D’autres fois, des malheureux entendaient dire que certaines provinces étaient traitées moins rigoureusement ; ils abandonnaient donc leur pays, mais ils défaillaient en chemin et mouraient sur les routes. Ce fléau redoutable exerça pendant trois ans ses ravages. en punition des péchés des hommes. Partout les moines dépouillèrent leurs autels et vendirent les vases sacrés, moins pour subvenir aux humbles besoins de leur vie de privations que pour soulager la misère publique. Les ornements des églises furent sacrifiés aux besoins des pauvres. On consacra au même usage les trésors qui avaient été depuis longtemps destinés à cet emploi, comme nous le trouvons écrit dans les décrets des Pères. Mais la juste vengeance du ciel n’était point satisfaite encore, et, dans beaucoup d’endroits, les trésors des églises ne purent suffire aux nécessités des pauvres. Souvent même, quand ces malheureux, depuis longtemps consumés par la faim, trouvaient le moyen de la satisfaire, ils enflaient aussitôt et mouraient ; d’autres tenaient dans leurs mains la nourriture qu’ils voulaient approcher de leurs lèvres, mais ce dernier effort leur coûtait la vie, et ils périssaient sans avoir pu jouir de ce triste plaisir. Il n’est pas de paroles capables d’exprimer la douleur, la tristesse, les sanglots, les plaintes, les larmes des malheureux témoins de ces scènes désastreuses, surtout parmi les hommes d’église, les évêques, les abbés, les moines et les religieuses.

Quelques hommes de guerre se sentirent un peu de pitié ; mais combien d’autres se plongèrent dans l’ivresse du sang, pour oublier la mort qui semblait étendre sa main sur la France entière ! Les grands désastres développent presque toujours une brutalité d’égoïsme et un vertige de débauche que nous retrouvons sous tous les climats et à toutes les époques de l’histoire. En 1033, on avait le courage de trafiquer ! L’homme affamé de richesses spéculait sur l’homme affamé de faim ; le trafiqueur tendait la main jusqu’à ce qu’il tombât au milieu de la route. Hélas ! le cynique exploiteur des calamités publiques n’a pas disparu avec ces temps qui nous semblent si barbares, et nous aussi, nous avons vu spéculer, en face des ravages de la peste moderne, sur le corps de la France expirante !

Celui qui frappait crut avoir assez puni son peuple ; en l’an 1034, qui suivit ces années de désolation et de misère, la bonté et la miséricorde du Seigneur ayant tari la source des pluies et dissipé les nuages, le ciel commença à s’éclaircir et à prendre une face plus riante. Le souffle des vents devint plus propice, le calme et la paix, rétablis dans toute la nature, annoncèrent le retour de la clémence divine. Aussitôt les cloîtres s’ouvrirent, et d’ardents missionnaires en sortirent pour raconter aux maîtres et aux esclaves leur rêve de charité, de fraternité et de paix. Paix, s’écriaient-ils, car, sans la paix, personne ne verra le Seigneur ! Dès l’année 994, un concile d’Aquitaine, assemblé à Limoges, avait établi un pacte de paix et justice, le premier dont l’histoire fasse mention. En 1003, le concile de Poitiers décide que les seigneurs, laïques et ecclésiastiques, uniront leurs forces militaires pour prêter appui aux tribunaux du duc ou de l’Église, contre les condamnés qui ne se soumettent pas à la justice, et qu’ils formeront une ligue pour le maintien de la paix. En 1031, un concile tenu à Limoges essaya d’arrêter, au moyen de l’interdit, les hostilités sans cesse renaissantes qui troublaient si fort le pays. En 1034, plusieurs autres conciles français, célébrés dans presque toutes les autres parties du royaume, cherchèrent à atteindre le même but ; en employant un second moyen qui avait déjà été mis en usage, c’est-à-dire en établissant une ligue de la paix très étendue, que chacun de ses membres s’engagerait par serment à respecter. C’était le moment le plus propice pour propager une aussi bienfaisante institution ; car après les dures années que l’on venait de traverser, le clergé comprenait que tous ses efforts devaient tendre à adoucir les mœurs des populations devenues presque sauvages, et bien des personnes, abattues et découragées, étaient résolues à observer et à défendre les projets des évêques. Le mouvement, inauguré en Aquitaine, se continua dans les provinces d’Arles et de Lyon, dans toute la Bourgogne, jusqu’aux extrémités de la France, et partout il suscita des conciles dans lesquels on détermina ce que tous devaient promettre de faire ou d’éviter. On prescrivit en particulier de ne plus porter d’armes ; on punit, par la perte de tous les biens ou par des peines corporelles, les voleurs et ceux qui attentaient au bien d’autrui. Tous les lieux consacrés à Dieu devaient être respectés, ainsi que les droits d’asile qui y étaient attachés. Les clercs, les moines et les religieuses devaient se soutenir entre eux pour travailler au maintien de la paix ; il y avait obligation de jeûner et de s’abstenir de vin le vendredi ; le samedi, on ne devait pas manger de viande ; tous les cinq ans, on devait renouveler le vœu de la paix. Tel fut l’enthousiasme avec lequel ces décisions furent acceptées, qu’au moment où les évêques élevèrent leurs crosses vers le ciel, tout le peuple éleva de même ses mains vers Dieu et s’écria à trois reprises, d’une voix unanime : Paix ! en signe de l’alliance éternelle qu’ils venaient de contracter avec Dieu, alliance qui devait cimenter, pendant cinq ans, la paix entre tous les peuples de l’univers. On donne à cette paix le nom de Paix de Dieu, parce que, d’après une tradition fort accréditée à cette époque, Dieu aurait lui-même prescrit la fondation d’une pareille ligue de la paix ; et d’après la chronique des évêques de Cambrai, dans un de ces conciles, un prélat avait montré une lettre qu’il disait être tombée du ciel et qui renfermait des exhortations à la paix. Enfin Aymon, archevêque de Bourges, imagina un troisième moyen de mettre un terme aux guerres intestines ; il réunit, en 1058, ses évêques suffragants, dans un concile, qui obligea tous les fidèles âgés de quinze ans à promettre par serment de maintenir, par tous les moyens, et même par les armes, si cela était nécessaire, la paix jurée. Les clercs eux-mêmes n’étaient pas dispensés de ce devoir, et on les avait chargés de porter les bannières sacrées devant le peuple, lorsqu’il marcherait contre les ennemis de la paix.

Le quatrième moyen mis en avant par l’Église contre la guerre, la trêve de Dieu, eut des suites plus durables et plus fécondes. Reconnaissant l’impossibilité de maintenir la paix tous les jours de la semaine, les fondateurs de la trêve de Dieu se bornaient à exiger que l’on posât les armes pendant cinq jours. L’un des plus anciens documents relatifs à cette institution nous vient de la Provence. En 1041, Raginbald, archevêque d’Arles, et les évêques Benoît d’Avignon, Nitard de Nice, ainsi qu’Odilon, abbé de Cluny, qui dans plusieurs textes est représenté comme le véritable auteur de la trêve de Dieu, adressèrent, en leur nom et au nom de tout l’épiscopat des Gaules, la lettre suivante aux archevêques, évêques et clercs de l’Italie : Nous vous demandons et nous vous adjurons, vous tous qui craignez Dieu, qui croyez en lui et qui avez été rachetés par son sang, de faire ce qui est le plus profitable pour l’âme et pour le corps, et de maintenir la paix parmi vous, afin que vous méritiez par là d’être aussi en paix avec Dieu, et que vous puissiez atteindre au repos éternel. Acceptez et gardez par conséquent la trêve de Dieu que nous avions déjà nous-mêmes acceptée et maintenue dans les Gaules, comme nous ayant été envoyée du ciel par la divine miséricorde, et qui consiste en ce que, à partir du mercredi soir, tous les chrétiens, amis ou ennemis, voisins ou étrangers, observent une paix complète et une trêve durable, jusqu’au lever du soleil le lundi matin.... Celui qui observera et qui maintiendra cette paix et cette trêve de Dieu sera absous par le Père tout-puissant, et par son Fils Jésus-Christ et par le Saint-Esprit, et par Marie et par tous les saints. Au contraire, que celui qui n’observe pas la trêve jurée et qui la rompt volontairement, soit excommunié par Dieu le Père, par son Fils Jésus-Christ et par tous les saints, qu’il soit excommunié, maudit ; qu’il devienne un objet de mépris pendant toute l’éternité et qu’il soit damné comme Dathan, Abiron et Judas. Celui qui commettra un meurtre durant les jours de la trêve de Dieu sera banni, chassé de sa patrie et devra aller en pèlerinage à Jérusalem pour y subir un long exil. Si quelqu’un rompt d’une autre manière (moins grave) la trêve de Dieu et la paix, il sera puni conformément aux lois civiles, et, en outre, il subira une double pénitence ecclésiastique.... Nous sommes persuadés que cette institution nous a été envoyée du ciel par la divine grâce, parce que tout est chez nous dans un plus triste état. On n’observe même plus le dimanche, mais on y continue toutes les œuvres serviles. Pour nous, nous avons, ainsi qu’il a déjà été dit, consacré à Dieu quatre jours : le jeudi à cause de l’ascension du Christ, le vendredi à cause de ses souffrances, le samedi par souvenir de sa sépulture, et le dimanche à cause de sa résurrection ; de telle sorte qu’en ces jours il ne devra y avoir aucune expédition, et aucun ennemi n’aura à craindre l’autre.... Nous bénissons et nous déclarons absous tous ceux qui aiment cette paix et cette trêve de Dieu, par contre, tous ceux qui lui font opposition seront excommuniés, maudits et anathématisés par nous et exclus de la sainte Église. Celui qui punira tout transgresseur de cette trêve de Dieu doit être regardé comme exempt de toute faute, et les chrétiens doivent le bénir comme un homme qui fait l’œuvre de Dieu. Si durant le temps de la trêve quelqu’un découvre ce qui lui aurait été enlevé pendant un jour ordinaire, il ne doit pas le reprendre en ce moment, pour ne donner à l’ennemi aucune occasion de rompre la trêve.

Hugues de Flavigny nous apprend que lés habitants du nord de la France s’opposèrent d’abord à l’établissement de la trêve de Dieu, qui leur fut prêchée par Richard, abbé de Verdun ; mais en 1042, la disette et la peste firent tant de ravages parmi eux, qu’ils se précipitèrent à la rencontre de l’homme de Dieu pour être guéris par lui et pour jurer la trêve. La même année, Guillaume, duc de Normandie, l’introduisit dans ses états, avec quelques additions, l’étendant de l’Avent jusqu’à l’octave de l’Épiphanie, à tout le carême jusqu’à l’octave de la Pentecôte. De ‘deux conciles tenus dans le diocèse d’Elne, vers 1047, l’un renouvela la trêve de Dieu déjà prescrite par les deux évêques d’Elne et d’Osona, mais en la restreignant sensiblement ; l’autre, au contraire, l’étendit d’une manière notable et encore plus que ne l’avait fait le duc de Normandie ; en effet, elle devait être observée, non seulement depuis le mercredi soir jusqu’au lundi, mais encore depuis le premier jour de l’Avent jusqu’à l’octave de l’Épiphanie, depuis le lundi avant le carême jusqu’à l’octave de la Pentecôte, aux trois fêtes de la sainte Vierge et à leurs vigiles, et enfin à plusieurs fêtes de saints qui sont énumérées dans le procès-verbal. Cette vaste agitation pacifique, organisée par l’Église, restreignit ces petites guerres qui divisaient les grandes familles et diminua ces perpétuels ravages dont les populations étaient victimes. Ne pouvant supprimer la guerre, elle la réglementa. Les jours où il y avait suspension d’armes, il était interdit de rien prendre par force, de tirer vengeance d’une injure, d’exiger des gages d’une caution : toute occasion de débat ou de rixe était évitée avec soin. Les jours où les armes étaient permises, les lieux saints n’en demeuraient pas moins inviolables ; les clercs, les commerçants, les laboureurs, les récoltes, les instruments de travail devaient être respectés. Le fléau de la guerre était limité aux nobles, à leurs soldats et à leurs châteaux. L’Église suppléa ainsi à l’insuffisance de la royauté qui était impuissante à maintenir la paix, et l’influence salutaire qu’elle exerça contribua à la renaissance artistique et littéraire du onzième siècle, comme elle avait contribué à l’amélioration matérielle et morale de la société.