L’AN MILLE

 

CHAPITRE VI. — État intellectuel de la France au dixième siècle. - Le clergé.

 

 

L’opinion qu’on a ordinairement de l’état intellectuel et moral du dixième siècle n’est rien moins qu’avantageuse. La plupart des historiens, frappés des désordres que nous venons de rappeler et de la misère générale des populations, nous représentent cet âge comme une époque de dureté inouïe, de ténèbres des plus obscures et de profonde ignorance. Cette opinion est exagérée. Le dixième siècle a produit, comme tous les siècles du moyen-âge, des hommes ignorants, grossiers, féroces et corrompus ; mais il y en a eu d’autres ayant les qualités et les vertus opposées à ces défauts et à ces vices. De là il est arrivé qu’en ne le considérant que dans les hommes qui ont personnifié le mal, et qui formaient la partie principale de la société, on n’y a aperçu qu’obscurité, barbarie et désordres de tout genre ; mais quand on pénètre au fond de la société religieuse, dans ces monastères qui se réforment, dans ces écoles qui se réorganisent autour des églises cathédrales et abbatiales, on découvre quelques lumières, le goût de l’étude et de la science, l’amour renaissant de la discipline et de l’ordre, et l’on constate que ce temps, si rude aux vilains et aux bourgeois, si favorable aux rapines des seigneurs, ne fut ni sans gloire ni sans grandeur dans la vie intellectuelle et morale.

Il faut convenir que l’ignorance a été très grande et fort répandue. A peine se trouvait-il quelques laïques qui sussent lire et écrire ; la rareté des notaires publics devint telle que l’on passait les actes verbalement et qu’on les faisait ratifier par l’évêque. On fut même contraint de charger de ces fonctions les ecclésiastiques, et quelquefois les moines, qui se virent aussi obligés, pour les mêmes raisons, d’exercer la médecine. Or, la plupart des religieux eux-mêmes n’étaient pas grands clercs, à en juger par des témoignages contemporains ; on en voyait rarement qui fussent en état de parler en public et d’instruire le peuple, et deux évêques, Frotier de Poitiers et Fulrade de Paris, furent obligés d’inviter Abbon, alors moine de Saint-Germain-des-Prés, à composer des discours ou homélies sur les principales vérités de la religion, afin qu’ils pussent servir à leurs ecclésiastiques à s’acquitter du ministère de la parole. Quoique ces discours et homélies eussent été composés en latin, il est certain qu’il y avait des évêques qui ne savaient plus parler cette langue ; ainsi Aimon, évêque de Verdun, obligé de prendre la parole au concile de Mouron, en 991, dut s’exprimer en langue vulgaire. On n’était guère plus instruit dans les monastères, parce que ceux à qui on les inféodait, c’est-à-dire à qui l’on en donnait l’administration, ne savaient pas seulement lire : il est vrai que c’étaient des laïques, qui avaient femmes et enfants et qui ne songeaient guère à soutenir ou à renouveler les études ; en sorte que l’ignorance, la paresse, l’oisiveté y remplaçaient trop souvent le culte des lettres, le travail et la pénitence. En général, l’ensemble de la nation avait si peu l’idée de la science, qu’à la fin du siècle, en voyant Gerbert et Abbon, abbé de Fleury, ressusciter la géométrie et d’autres parties des mathématiques, on les regarda comme des magiciens, qui n’avaient pu acquérir des connaissances aussi admirables que par un pacte avec le diable. Les compositions latines qui nous restent de ce temps sont généralement sans ordre et sans goût ; on allait jusqu’à mépriser la propriété des termes et les règles les plus élémentaires de la grammaire ; le testament de Riculfe, évêque d’Elne, et les formules de Robert, évêque de Metz, sont remplis de mots barbares et de quantité de fautes contre la construction grammaticale. Les auteurs même qui écrivaient avec quelque élégance, comme Abbon, abbé de Fleury, ne laissaient pas d’employer quelquefois des termes barbares. Si les grands faisaient quelquefois instruire leurs enfants, ce n’était que par un motif d’ambition, afin de les élever à l’épiscopat. Louis d’Outremer ayant vu Foulques-le-Bon, comte d’Anjou, l’un des rares laïques instruits de son royaume, chanter avec les chanoines de Saint-Martin de Tours, le montra au doigt par dérision ; mais Foulques s’étant aperçu du mépris que le roi faisait de son savoir, lui écrivit ces fières paroles : Sachez, Sire, qu’un roi non lettré est un âne couronné.

On conçoit aisément qu’une ignorance aussi répandue ait produit les plus funestes effets, dans la société religieuse comme dans la société civile : dans l’une comme dans l’autre, on oublia toute loi, on méconnut toute discipline ; chacun fit ce qu’il lui plut, méprisant les lois divines et humaines, les recommandations des conciles et les prescriptions des évêques. La porte était ouverte à tous les vices et l’impunité assurée aux puissants qui opprimaient les faibles, aux violents qui accablaient les pauvres et pillaient les biens ecclésiastiques. L’indépendance de la plupart des seigneurs à l’égard de l’autorité royale, les accoutumait à mépriser celle de l’Église. En 900, Foulques, archevêque de Reims, se rendait de cette ville à la résidence royale de Compiègne, lorsqu’il fut assassiné sur la route par des émissaires du comte de Flandre, Baudouin II. Celui-ci se vengea par ce meurtre des restitutions que le roi l’avait obligé de faire à l’église de Reims. Ce crime resta impuni, ou du moins n’entraîna d’autre châtiment qu’un anathème prononcé par une assemblée d’évêques contre ses auteurs. Ce fut, dit-on, en cette circonstance que les cérémonies solennelles de l’excommunication furent accomplies pour la première fois. Les évêques éteignirent des cierges contre terre en demandant à Dieu que la postérité des meurtriers s’éteignit de la même manière. Dans la réalité, les chefs de l’Église étaient réduits à l’emploi des armes spirituelles pour la protection de leurs biens et de leurs personnes ; il n’y avait pas d’autre moyen de se défendre contre l’ambition, les usurpations et les violences des grands vassaux qui accaparaient les dîmes, gouvernaient les abbayes et disposaient à leur gré des dignités religieuses. Il est impossible de faire un tableau plus déplorable de l’état de l’Église, que celui que présentent les actes du concile de Trosly, tenu en 909 dans la province de Reims, par l’archevêque Hervée, successeur de Foulques. L’anarchie était au comble. L’esprit de rébellion et de désobéissance aux supérieurs légitimes passa des laïques aux ecclésiastiques et aux moines, et l’on vit dans le clergé et dans les monastères plusieurs divisions scandaleuses ; les chanoines de Saint-Martin de Tours, sous prétexte de défendre leurs privilèges, auxquels ils croyaient qu’on donnait atteinte, s’élevèrent contre Archambaud, leur archevêque, et refusèrent même de recevoir sa bénédiction. Archambaud en écrivit à Gerbert, de Reims, pour le consulter sur ce qu’il avait à faire en cette occasion. Gerbert lui répondit qu’il le soutiendrait de son autorité, mais que, puisque le clergé de Saint-Martin ne voulait pas recevoir sa bénédiction, il devait secouer contre lui la poussière de ses souliers et vérifier par là ce qui est marqué dans l’Écriture : Il n’a pas voulu de la bénédiction, et la bénédiction s’éloignera de lui.

Saint Abbon, abbé de Fleury, prit la défense des chanoines de Saint-Martin, comme on le voit par une lettre qu’il écrivit aux pères et aux frètes de Saint-Martin, et nommément à Herivée qui en était trésorier. J’ai appris, leur dit-il, par des bruits publics, que le seigneur Archambaud, archevêque de Tours, s’oppose aux privilèges de Saint-Martin, votre commun patron. Quelqu’un serait-il assez insensé pour croire qu’un prélat d’une si grande autorité, mais d’une si grande douceur, veuille combattre les décrets des papes et les saints canons !

L’Église romaine, par sa prééminence sur toutes les églises, a le droit de donner des privilèges à ses membres, qui sont répandus dans les quatre parties du monde... Celui qui s’oppose à l’Église romaine se retranche de son sein et se déclare du nombre des adversaires de Jésus-Christ. Le grand concile de Nicée a ordonné qu’on conservât à chaque église ses privilèges. Le saint pape Grégoire a mandé la même chose à l’évêque Jean.... A Dieu ne plaise donc que les décrets des saints, et principalement des anciens pontifes romains, soient exposés à la révision et à la censure des modernes ! A Dieu ne plaise que de nouveaux critiques méprisent les écrits des anciens dont ils honorent la mémoire !

Ce différend des chanoines de Saint-Martin avec leur archevêque fut agité dans un concile tenu dans une église de Saint-Paul, on ne sait en quel lieu. Gerbert, qui y assista, fut chargé par les autres évêques d’écrire aux chanoines qu’ils eussent à se réconcilier incessamment avec leur archevêque, ou qu’ils ne manquassent pas de se trouver à l’assemblée qui devait se tenir à Chelles : faute de quoi il les menace de l’excommunication.

Ce n’était pas seulement aux privilèges des chanoines et des moines qu’on en voulait ; on attaqua ces derniers par un endroit plus sensible encore. Quelques prélats, à la tête desquels Arnoux, évêque d’Orléans, paraît avoir été, se proposèrent d’enlever, aux monastères toutes les dîmes dont ils jouissaient, prétendant que c’était une usurpation faite par les moines sur le clergé ; d’autant plus qu’il était certain que, selon la disposition des canons, toutes les dîmes devaient être en la puissance, ou, comme ils disaient, en la main de l’évêque.

Saint Abbon de Fleury écrivit encore pour la défense des moines. Il se plaint d’abord du mauvais usage que plusieurs évêques faisaient des biens ecclésiastiques, en donnant à des laïques des autels qu’ils croyaient pouvoir distinguer des églises, comme si les églises sans autels pouvaient être des temples du Seigneur. — Ce qu’on appelait alors donner un autel, c’était donner les offrandes faites à l’autel —. Les clercs et les moines, dit Abbon, qui intercèdent auprès de Dieu pour les péchés du peuple, ne mangent pas les offrandes qu’il fait pour obtenir la rémission de ses péchés. Elles servent plus à entretenir les meutes de chiens et les équipages des laïques, qu’à nourrir la veuve et l’orphelin et qu’à faire les réparations nécessaires aux églises.

Le saint abbé reconnaît que toutes les dîmes et tous les autres revenus ecclésiastiques sont en la  main de l’évêque, mais comme le royaume est en la main du roi, pour conserver à chacun ce qui lui appartient ; et il montre que puisque les canons n’assignent en particulier à l’évêque que la troisième, ou même la quatrième partie des dîmes, on doit en inférer qu’ils ne lui donnent pas le pouvoir de disposer à son gré des autres parties ; qu’au reste, un évêque, qui a quelquefois mille églises dans son diocèse, serait bien insatiable si la troisième ou la quatrième partie de toutes ces dîmes ne lui suffisait pas. Saint Abbon joignit à sa lettre un recueil d’autorités tirées des saints Pères.

L’affaire n’en demeura pas là. Il se tint au monastère de Saint-Denis un nombreux concile, où l’on agita la question des dîmes possédées par les moines, et où il arriva à cette occasion un grand scandale : on chercha d’abord les moyens de retirer les biens ecclésiastiques, et nommément les dîmes, des mains des laïques qui les avaient usurpées ; ensuite quelques évêques proposèrent aussi d’ôter aux moines toutes les dîmes dont ils jouissaient, parce qu’il paraissait que la dîme que payait le peuple devait plutôt appartenir au clergé, qui était chargé de sa conduite spirituelle. Cette proposition alarma les moines et leur rendit odieux un concile qui se tenait chez eux et contre eux.

Les évêques, dit le moine Aimoin, au lieu de traiter de la réforme de leurs mœurs et de celles des autres, voulurent faire des règlements pour enlever toutes les dîmes aux laïques et aux moines. Mais saint Abbon, qui était à ce concile, parla avec chaleur pour les moines et tâcha de réfuter avec force les raisons des évêques. Tandis qu’il haranguait ainsi, on ameuta le peuple de Saint-Denis et les domestiques du monastère, qui, s’attroupant tumultueusement avec les moines, vinrent armés de ce qu’ils trouvèrent pour insulter les évêques et dissiper le concile. Au premier bruit de ce tumulte séditieux, les évêques furent saisis d’une telle frayeur qu’ils sortirent avec précipitation du concile, ne songeant qu’à éviter le danger. Seguin, archevêque de Sens, vénérable vieillard qui avait le titre de primat des Gaules, fut le premier à prendre la fuite ; mais, en sortant, il reçut fin coup de hache entre les épaules et fut tout couvert de boue. Tous les autres évêques s’échappèrent comme ils purent et, quoiqu’on leur eût préparé un bon repas dans le monastère de Saint-Denis, ils s’enfuirent à jeun jusqu’à Paris.

Pour comprendre ces divisions dans la société religieuse, il ne faut pas oublier que les prélats, représentants de l’Église, étaient des seigneurs puissants, faisant partie de l’aristocratie qui gouvernait ; dès lors, ils avaient des intérêts doubles, et la contradiction de ces intérêts nuisait à l’accomplissement de leur mission spirituelle. Obligés par le devoir de leur charge de réformer et de corriger les autres, ils portaient souvent le nom d’évêques sans en remplir les fonctions. Occupés de toute autre chose, ils négligeaient d’évangéliser les peuples et voyaient avec indifférence ceux dont ils étaient chargés abandonner Dieu et croupir dans le vice. Il n’y avait pas de pécheur qui renonçât à l’habitude du crime ou qui se convertit sous l’influence de leurs prédications. Il y avait une multitude innombrable de chrétiens, de tout sexe et de toutes conditions, qui arrivaient à la vieillesse sans connaître leur religion, ignorant jusqu’aux paroles du symbole et de l’oraison dominicale. Cette ignorance était le résultat de la négligence et des autres vices de l’ordre épiscopal. Les clercs inférieurs ne valaient guère mieux que la plupart de leurs chefs ; outre l’orgueil, l’avarice et la volupté, trois vices qui, d’après Abbon, régnaient parmi eux, on leur reprochait la chasse, le port des armes, le trafic, une trop grande et trop fréquente familiarité avec les femmes. Ils en venaient jusqu’à oublier leurs droits et leurs prérogatives, et à ne plus s’inquiéter des lois qui réglaient les élections ecclésiastiques ; ainsi Séulfe, archevêque de Reims, étant mort en 925, Héribert présenta au clergé et au peuple de la ville le plus jeune de ses fils, enfant de cinq ans, et le fit élever à la dignité de métropolitain. Il fit ensuite confirmer cette élection par le roi et par le pape. Il obtint la confirmation de Raoul, en le menaçant de rendre la couronne à Charles-le-Simple, Quant à la papauté, elle ne pouvait rien alors contre cette odieuse violation des lois canoniques, car elle était sous le joug des brigands romains. Le comte de Vermandois administra l’archevêché six ans au nom de son fils et profita de cette circonstance pour donner les bénéfices qui en dépendaient à des laïques et à des hommes d’armes. Quel triste spectacle que la chute de cette église de Reims, florissante quand Hincmar la gouvernait, forte encore quand, sous la conduite d’un prélat guerrier, Renée, elle soutenait seule Charles-le-Simple et l’enlevait du milieu de ses ennemis coalisés ! La voilà maintenant tombée aux mains spoliatrices d’un vassal sans respect du droit, et personne dans son sein ne surgit pour protester contre l’ambition de ce comte impudent !

L’ignorance amena forcément, avec l’oubli du droit et du devoir, le règne de la superstition. Rien ne fut plus ordinaire que d’attribuer aux comètes, aux éclipses et aux divers phénomènes célestes, l’idée de sinistre présage, et de les regarder comme des pronostics de quelque malheur public. Ceux qui se mêlaient d’astronomie donnaient dans cette erreur comme les autres, et les historiens contemporains ne manquent pas de noter tous les signes qui ont effrayé les clercs comme les ignorants. Parcourons Flodoard, sinon pour les relever tons, au moins pour constater ceux qui ont particulièrement répandu la terreur : en 920, dans le diocèse de Reims, un cierge, déposé à la porte du monastère de Saint-Pierre par des citoyens qui allaient à Rome visiter les tombeaux des saints apôtres, fut allumé trois fois par un feu céleste. Il vint aussi en ce lieu une jeune fille nommée Osanne, du canton de Vouzi ; depuis deux ans elle ne se nourrissait point de viande, ne pouvait manger de pain et avait beaucoup de visions ; dans ce temps elle demeura sans mouvement pendant une semaine complète, et, à l’étonnement de tous, sua du sang, de manière que son front et sa figure en furent couverts jusqu’au cou ; il ne lui restait presque point de vie ni de chaleur, et elle ne respirait que par un très petit souffle. Elle attesta qu’elle avait vu alors beaucoup de choses, dont elle dit plusieurs, mais elle déclara qu’elle n’osait proférer la plus grande partie de ce qu’elle avait vu.

En 922, on vit, près de Cambrai, apparaître trois soleils ou trois orbes également de cet astre. Dé plus, on vit dans le ciel deux javelots approchant à l’envi l’un de l’autre, jusqu’à ce qu’un nuage les couvrit ; en outre, deux branches d’arbre qui s’avançaient l’une vers l’autre, jusqu’à ce que la nuée les cachât aussi.

En 934 il y eut, en plusieurs lieux de France, des illuminations de chandelles dont la lumière s’alluma tout à coup, et il apparut des visions de saints à un prêtre nommé Eberulf, demeurant près de Monzon. Un certain homme, dont les membres étaient paralysés depuis longtemps et dont les nerfs étaient retirés de telle sorte que ses cuisses, jointes aux jambes, touchaient aux jarrets, fut délié et guéri par la vertu divine dans l’église de Reims, le jour de la Toussaint.

Le troisième jour de septembre (936) et le quatorzième jour de la lune, on la vit couverte d’une couleur de sang, et elle éclairait moins la nuit.

En 940, une certaine jeune fille pauvre, nommée Flotilde, du village de Lavenne, assurait avoir eu certainement et en veillant, des visions de saints ; elle prédisait les choses futures, et sa mort arriva l’année d’après, la nuit même de la naissance du Seigneur. La même année, une nuit de dimanche dans le mois de décembre, on vit dans le ciel des armées de diverses couleurs.

En 943, il y avait dans les pays transrhénans de la Germanie un homme qui avait eu la main coupée ; ceux qui l’ont connu assurent qu’au bout de quatorze ans, elle lui fut rendue pendant son sommeil, subitement et parfaitement saine. Dans ces mêmes régions, on vit, dans de certains cantons, des globes de feu voler en l’air, et quelques-uns, en volant, brûlèrent plusieurs maisons de ville et de campagne ; mais, dans quelques lieux, on les repoussa en leur opposant des croix, la bénédiction épiscopale et de l’eau bénite. Il y eut, dans les environs de Paris, un grand orage et un si violent ouragan, qu’il enleva de leurs fondements les murailles d’une antique maison placée sur Montmartre et qui, construite avec un très solide ciment, était longtemps demeurée immobile. On rapporte que l’on vit des démons, sous la figure de cavaliers, détruire une église voisine, frapper avec ses poutres les murs de la maison, et ainsi les jeter bas. On dit aussi qu’ils arrachèrent toutes les vignes du mont et dévastèrent les semences,

On alla encore plus loin dans la voie de la superstition ; on eut recours aux augures, aux enchantements et autres divinations auxquelles on ajoutait une foi pleine et entière. Le mal continua au moins jusqu’en 990, et l’on ne saurait assurer si le concile d’Anse, près de Lyon, qui le condamna en cette année, réussit à l’extirper. Les jugements de Dieu, c’est-à-dire les épreuves par le feu, le fer chaud, l’eau froide ou bouillante, superstitions aussi grossières que les précédentes, furent non seulement en usage, mais encore autorisées par des évêques. Deux conciles tenus, l’un près de Narbonne en 902, l’autre à Tours en 925, font voir qu’on avait une extrême confiance dans ces épreuves équivoques et qu’on les regardait comme un moyen infaillible de connaître la vérité. Vers la fin du siècle même, en 991, dans un concile tenu près de Reims, le prêtre Adalger demandait encore à se justifier par l’épreuve des jugements de Dieu !

Après avoir représenté le dixième siècle par ses côtés disgracieux, étudions-le dans les actes qui l’honorent, dans les créations qui montrent la vitalité de la France naissante et qui peuvent nous apprendre comment un peuple croît, comment il relève les ruines qu’il a lui-même accumulées dans une série de crises qui semblaient compromettre pour toujours son existence. A travers les actes grossiers ou barbares que nous venons de rappeler, nous saisissons des signes, des symptômes de retour à la vie intellectuelle, des lueurs de civilisation qui prouvent que l’heureuse impulsion donnée aux études par les salutaires réformes de Charlemagne n’est point anéantie, et qu’avec la résurrection d’un pouvoir honnête et fort renaîtront le respect de la religion et de l’autorité. les lettres et les arts, la grandeur et la gloire. Eu égard au malheur des temps, les efforts des quelques hommes instruits que la France comptait alors eurent un succès beaucoup plus heureux qu’on ne pouvait l’espérer, et il faut les rappeler pour l’éternel honneur de ceux qui les ont tentés, comme pour montrer qu’ils comptaient sur l’avenir et qu’ils n’entrevoyaient pas plus que les misérables et les batailleurs la fin des temps.

Foulques-le-Bon eut quelques émules parmi les grands : ainsi, Gérard, comte d’Aurillac, donnait comme lui beaucoup de temps à l’étude, et il savait presque toute l’Écriture sainte ; Abbon, père de saint Odon de Cluny, possédait assez bien l’histoire et le droit romain. Hugues, qui de comte d’Arles devint roi d’Italie, avait du savoir, aimait et honorait les savants. Guillaume V, comte de Poitiers et duc d’Aquitaine, qui succéda en 993 à son père, Guillaume Bras-de-fer, fut un des princes les plus instruits de cette époque : il avait une bibliothèque considérable, et il employait à la lecture tout le temps que lui laissaient les affaires. Il acquit si bien la réputation d’homme versé dans les lettres, qu’Adémar de Chabannes, en lui dédiant sa lettre sur l’apostolat de saint Martial, lui donne le titre de grammairien.

Hugues Capet, bien qu’il fût obligé de consacrer la meilleure partie de son temps à affermir la couronne dans sa famille, ne laissa pas d’aimer les lettres et les gens de mérite, et il fit beaucoup pour la cause de la civilisation, en donnant Gerbert comme précepteur à son fils Robert, qui devait être qualifié par le concile de Limoges le plus savant des rois. Mais de tous les hommes qui ont réagi contre l’ignorance du siècle, il n’y en a pas qui aient eu plus d’influence que Remi d’Auxerre et Hucbald de Saint-Amand, Étienne et Rathier de Liège, Gerbert et Abbon, Fulbert et Odon ; leurs travaux ont stimulé le zèle de leurs frères et de leurs disciples, et les écoles qu’ils ont régénérées ou fondées sont redevenues des foyers d’où la lumière et la science ont rayonné sur la France et l’Europe. Les trois premiers avaient été formés aux lettres dès le siècle précédent, et, par leurs maîtres comme par les écoles où ils ont été élevés, ils dérivent de la renaissance inaugurée par Charlemagne et ils ont transmis au dixième siècle la science du neuvième.

Remi renouvela avec Hucbald les écoles de Reims et vint à Paris rendre le même service aux écoles de cette grande ville. Parmi les élèves qu’il y forma, il faut citer Odon, qui devint depuis une des illustrations de la France par sa sainteté et son savoir, et porta la doctrine qu’il devait à Remi, d’abord à Baume où il fut chargé du soin de l’école, puis à Cluny, dont il fut fait abbé en 927. Les écoles de Reims, rétablies par Remi et Hucbald, se soutinrent avec quelque réputation pendant tout le cours de ce siècle, malgré les troubles fréquents dont cette église fut agitée par suite de l’intrusion et de la déposition de plusieurs de ses archevêques. Elles produisirent, entre autres écrivains, Flodoard, l’un des plus célèbres historiens de ce temps, et elles devinrent, dans les dernières années du siècle, le centre d’études le plus florissant du royaume, grâce à Gerbert qui en reçut la direction des mains de l’archevêque Adalbéron. Gerbert y enseigna les belles-lettres, les mathématiques et presque toutes les sciences profanes et sacrées qui étaient alors connues, jusqu’à la médecine. Pour perfectionner les études et favoriser les progrès de ses disciples, il eut soin de recueillir des manuscrits de tous côtés, et il fit de grandes dépenses pour acheter des exemplaires des meilleurs auteurs, ou pour les faire copier. Grâce à son infatigable zèle, on put lire à Reims, Cicéron, Jules César, Pline, Suétone, Stace, Claudien, Boèce, et cette école acquit une telle réputation qu’on y accourait de toutes parts.

Le séjour de nos rois à Paris contribua peut-être à attirer dans cette ville de très bons maîtres ; ce qui est certain, c’est que, dans la seconde moitié du dixième siècle, Abbon y vint étudier la rhétorique et la ‘dialectique, la géométrie et l’astronomie. Hubold, jeune et savant chanoine de l’église de Liège, s’attacha particulièrement aux chanoines de Sainte-Geneviève et forma en peu de temps un grand nombre de disCiples. Les études se soutenaient à Saint-Germain-des-Prés, et si elles y faiblirent un moment avant le fin du siècle, elles y furent promptement ranimées par Guillaume, abbé de Sainte-Bénigne de Dijon, qui les releva en y établissant l’ordre de Cluny. A Saint-Denis, outre les petites écoles pour, l’éducation des enfants, on étudiait les plus hautes sciences sacrées et profanes. Les écoles de Sens n’eurent à souffrir aucune interruption pendant tout le dixième siècle, et elles soutinrent avec éclat leur réputation déjà ancienne. L’église de Strasbourg eut l’avantage d’être gouvernée par des évêques fort instruits, qui n’épargnèrent ni soins ni dépenses pour enrichir de bons livres la bibliothèque de leur cathédrale, et dont quelques-uns laissèrent même des travaux remarquables. De l’abbaye de Gorze, au diocèse de Metz, sortit une pléiade d’hommes aussi saints que savants, et telle était en 955 la réputation de cette solitude, qu’Abdérame, chef des musulmans d’Espagne, ayant envoyé une ambassade à Otton, roi de Germanie, avec des lettres injurieuses pour la religion chrétienne, il fut arrêté dans le conseil du prince allemand qu’on enverrait à Abdérame des hommes savants et capables de commenter la réponse du roi : sur l’avis d’Adalbéron, évêque de Metz, on choisit pour cette mission deux religieux de Gorze, Jean de Vendière et diacre Garamanne. Si les écoles des villes voisines de Metz n’étaient ni aussi fréquentées ni aussi célèbres que celles de Gorze, on a au moins des preuves qu’on n’y négligeait pas entièrement les lettres. L’histoire abrégée de l’église de Verdun, écrite par le prêtre Berthaire dans les premières années du dixième siècle, est une preuve qu’il se trouvait alors dans cette église des personnes qui étudiaient solidement. Saint Gauzlin et saint Gérard, qui gouvernèrent successivement l’église de Toul pendant plus de soixante ans, de 922 à 994, étaient très instruits, et prirent un soin particulier de faire fleurir les lettres autour d’eux, tout en surveillant les petites écoles destinées aux enfants. Gérard établit même dans son diocèse des communautés de grecs qui firent l’office divin dans leur langue, selon leur rite particulier, et répandirent, au moins sur un coin de la France, la connaissance de leur littérature.

Dès la fin du siècle précédent, les études étaient florissantes dans l’église de Liège. Francon, prélat de grande naissance, qui la gouverna jusqu’a 903, y fit passer les sciences qu’on enseignait dans le palais de Charles-le-Chauve, où il les avait étudiées lui-même, et il se distingua par ses connaissances en poésie, philosophie, rhétorique et musique. A ces connaissances, son successeur Étienne ajoutait celle de la liturgie, et, en sa qualité d’évêque de Liège et d’abbé de Lobbes, il eut soin de soutenir les études dans ces deux écoles. Grâce à ses efforts, elles y fleurirent pendant tout le dixième siècle et elles furent représentées par d’illustres savants tels que : Hilduin, qui fut successivement évêque de Liège et de Vérone, puis archevêque de Milan ; Rathier, qui fut l’un des savants les plus connus de son temps, quoique l’un des plus inquiets et des plus turbulents. Sa réputation le fit appeler à la cour d’Otton Ier, où il forma aux sciences Brunon, frère du roi, depuis archevêque de Cologne, l’un des plus doctes prélats de cette époque et le plus zélé à étendre l’empire des lettres.

Comme l’école de Liège, celle de Fleury-sur-Loire était florissante dès le siècle précédent ; mais elle devint encore plus illustre au dixième siècle, grâce à la réforme qu’y fit Odon de Cluny et à l’enseignement d’Abbon. La bibliothèque était nombreuse et fournie de bons livres, même d’ouvrages que l’on ne trouvait plus ailleurs au dix-huitième siècle, tel que le Traité de la République de Cicéron. Une fois à la tête de l’école, Abbon y enseigna tous les arts libéraux, spécialement la rhétorique, la dialectique, l’astronomie, la géométrie ; les sciences ecclésiastiques, surtout la liturgie et la théologie. A Chartres, le docteur Fulbert, qui avait étudié et appris sous la direction de Gerbert les sciences et les beaux-arts, enseignait la grammaire, la musique, la dialectique et particulièrement la science de la religion. Outre les leçons qu’il faisait à l’école, il avait coutume de s’entretenir le soir en particulier avec ses disciples, dans un petit jardin de la chapelle ; et c’est ainsi qu’il forma un grand nombre de savants qui firent la gloire du onzième siècle et qui répandirent la doctrine de leur maître en diverses provinces du royaume.

Il nous est impossible de faire ici le tour de la France et de signaler toutes les écoles qui existaient encore et qui luttaient contre la barbarie. Cependant nous ne pouvons terminer cette esquisse de la vie intellectuelle des monastères sans mentionner cette célèbre maison de Cluny, qui devait donner tant de saints à l’Église, tant de savants à la France. Il y avait dix-sept ans qu’elle avait été fondée par Guillaume, comte d’Auvergne, duc d’Aquitaine et de Berry, quand Odon en devint abbé en 927. Cluny eut à peine vécu quelques années sous sa direction, qu’il devint une des plus célèbres écoles de toute la France. Au milieu des exercices de la pénitence, le saint abbé trouva le temps de composer un grand nombre d’ouvrages, et fit voir par son exemple que la véritable piété s’allie parfaitement aux études les plus profondes. Ses successeurs suivirent ce glorieux modèle et s’efforcèrent d’unir la science à la sainteté de la vie ; aussi que de grands prélats et que d’érudits sortirent de cette savante retraite ! Les évêques vinrent y perfectionner leurs connaissances, sous la direction de saint Maieul et de saint Odilon, les successeurs de saint Odon, et les papes, comme les empereurs et les rois, eurent recours aux conseils de ces illustres abbés. La doctrine et la méthode de Cluny passèrent dans les autres monastères, où la règle de cette maison fut introduite. Par cette influence, les écoles se multiplièrent à l’infini dans la seconde moitié du dixième siècle, elles dissipèrent les ténèbres de l’ignorance et elles formèrent la plupart des maîtres qui devaient illustrer l’âge suivant. Telle fut leur réputation, que les Anglais envoyèrent leurs enfants dans plusieurs de nos provinces pour les faire instruire, et qu’ils attirèrent chez eux Abbon de Fleury, pendant que les Allemands nous demandaient Rathier et Gerbert.

Pour achever de montrer ce que fut réellement ce siècle, qu’on nous donne pour si obscur et si ténébreux, signalons encore les sciences et les arts qui y furent cultivés avec quelques succès. Comme au temps de Charlemagne, on enseignait dans toutes les grandes écoles les sciences dites libérales, la grammaire, la rhétorique, la dialectique, la géométrie, l’astronomie, l’arithmétique et la musique ; dans un certain nombre, on donnait des leçons sur la théologie et les grands problèmes religieux qu’elle commençait à débattre ; comme au temps de Charlemagne aussi, dans beaucoup d’églises et d’abbayes, les évêques et les abbés prenaient soin de réunir les fils des serfs et ceux des hommes libres, afin qu’ils vinssent étudier sur les mêmes bancs la grammaire, la musique et l’arithmétique. Le goût pour les auteurs latins et pour l’érudition profane se développa dans plusieurs provinces. Remi d’Auxerre commentait Priscien, Donat et l’ouvrage de Capella sur les arts libéraux. Saint Maieul lisait les philosophes et les poètes de Rome ; comme Gerbert, Abbon recueillit tout ce qu’il put trouver de livres de l’antiquité païenne, et les fréquentes citations de Térence, de Salluste, d’Horace et de Virgile, répandues dans ses écrits, témoignent de son estime pour ces auteurs et du soin qu’il avait de les lire. Si le dixième siècle était trop dépourvu de goût pour avoir de vrais poètes, il eut au moins un grand nombre de versificateurs, parmi lesquels on peut citer Dadon, évêque de Verdun, qui fit un long poème sur les ravages des Normands en Lorraine ; saint Odon de Cluny, qui a composé plusieurs hymnes en l’honneur des saints ; Flodoard de Reims, dont on compte jusqu’à dix-neuf livres de poésies diverses. Il ne faut pas oublier qu’en même temps qu’on faisait de médiocres vers latins, la poésie française naissait au Nord et au Midi. Les monuments de la langue romane qui appartiennent à cette époque, la Cantilène de Sainte-Eulalie, la Passion du Christ, la Vie de Saint Léger, le Poème sur Boëce, sont en vers rimés ou assonances ; l’organe de la pensée française est créé, l’idiome est constitué dans ses éléments essentiels, et déjà la littérature commence. On pourra juger de l’état de la langue par ces quelques vers :

Buona pulcella fut Eulalia ;

Bel avret corps, bellezour anima,

Voldrent la veintre li Deo inimi,

Voldrent la faire diavle servir,

Elle n’out eskoltet les mals conseilliers,

Qu’elle Deo raneiet chi maent sus en ciel.

Nous trouvons ici moins d’expressions entièrement latines, beaucoup plus de mots déjà formés que dans les serments de Strasbourg ; bien que certains passages soient peu intelligibles, l’ensemble a de la clarté, un tour simple et facile, déjà un air français.

Dans le cours de cette étude sur l’an mille, j’ai déjà eu occasion de citer des historiens contemporains ; il faut leur consacrer ici une mention particulière. Ce que nous nommons les recherches historiques, la critique historique, n’existait pas au moyen âge ; il ne pouvait pas venir à la pensée d’un homme de ce temps l’idée de chercher dans divers ouvrages anciens des renseignements épars sur tel ou tel personnage, sur tel ou tel fait, de les rapprocher et de les comparer pour en créer un ensemble nouveau, un tableau original ; on ne pouvait encore faire aucun usage de cette ingénieuse sagacité sans laquelle il est impossible de démêler le vrai du faux, ce qui est certain de ce qui est douteux, et de peser la valeur des différents témoignages. Aussi le dixième siècle n’a t-il pas d’historiens proprement dits, mais de simples chroniqueurs qui ont en vue le présent plutôt que le passé, qui veulent conserver pour la postérité le souvenir des événements qu’ils ont vus et auxquels ils ont pris part, plutôt que retracer à leurs contemporains une image fidèle des temps antérieurs. Ce qui nous reste de meilleur en ce genre est l’œuvre de Flodoard, chanoine de la cathédrale de Reims, de Richer, moine de Saint-Remi de Reims, et de Réginon abbé de Prüm au diocèse de Trèves. leurs ouvrages répandent une grande lumière sur l’histoire générale du dixième siècle, et sans eux nous serions privés de la connaissance de beaucoup d’événements. Du même temps, nous avons un grand nombre de vies de saints, de papes, d’évêques, d’abbés, de récits (l’expéditions ou d’invasions ; des lettres, des annales et des histoires de villes ou de communautés religieuses. Les légendes, les visions, le merveilleux, l’extraordinaire tiennent cane place considérable dans ces œuvres ; mais la critique moderne a su faire la part de la crédulité et de la superstition, dégager peu à peu la vérité historique des faits plus ou moins merveilleux dans lesquels elle était noyée, déterminer la valeur particulière de chacune de ces sources ; de sorte qu’aujourd’hui l’historien peut les utiliser à coup sûr et faire revivre cette époque mouvementée dans les phases multiples de la vie politique et sociale, religieuse et guerrière.

Des beaux-arts, le dixième siècle n’a guère cultivé que la musique, la peinture et l’architecture.

La musique, regardée pour ainsi dire comme le plus nécessaire, était au moins aussi estimée qu’aujourd’hui, et on faisait un titré d’honneur aux savants d’en connaître les règles et les secrets. Il n’y avait point d’école où l’on n’en donnât des leçons, et les plus grands maîtres, tels que Remi d’Auxerre, Hucbald de Saint-Amand, Gerbert et Abbon, l’enseignaient avec le même soin que les plus hautes sciences. Saint-Odon l’étudia à Paris, sous Remi d’Auxerre, avec tant de succès qu’il passa pour un des plus habiles musiciens de son temps. Vigeric, évêque de Metz, publia un traité de musique dans lequel il remontait jusqu’à l’invention de cet art, et en discutait les principes et les lois. Mais de tous les ouvrages qu’on entreprit pour perfectionner la musique et pour en faciliter l’étude, il n’y en eut peut-être point de plus utile que celui d’Hucbald qui trouva le moyen de placer sur les différentes touches du monochorde les lettres de l’alphabet, de sorte que l’on pouvait apprendre un air sans le secours de personne.

On fit usage de la peinture pour orner les manuscrits de vignettes et de lettres historiées, ainsi que pour décorer les vitres des églises. Déjà, sous les premiers Carolingiens, on savait remplir la baie des fenêtres par des vitrages coloriés représentant des sujets d’ornements ou des figures ; ainsi la chronique de Saint-Bénigne de Dijon dit qu’il y avait dans cette église, au onzième siècle, un vitrail représentant la Vierge et remontant à Charles-le-Chauve. D’autres chroniqueurs mentionnent de belles vitreries dans plusieurs églises du neuvième siècle, et donnent même les noms des artistes dont elles sont l’ouvrage. Au dixième siècle, le document le plus certain qui témoigne de l’existence de la peinture sur verre est un passage de la chronique de Richer rapportant qu’Adalbéron, successeur d’Odelric (969) sur le siège de Reims, éclaira son église par des fenêtres où étaient représentées diverses histoires.

Enfin, à aucune époque peut-être on ne s’adonna plus à fonder ou à restaurer les monastères, en France surtout et en Allemagne ; sans sortir de la seconde moitié du dixième siècle, c’est-à-dire de l’an 950 à l’an 1000, période où l’agitation dut se faire plus active, et dans laquelle il semble, à en croire tant d’échos éperdus, que le marteau et la truelle ne devaient plus travailler qu’à des cercueils, nous ne comptons pas moins de cent douze des plus illustres abbayes ou monastères divers construits ou réparés de toutes parts. Dans ce nombre, nos infatigables Bénédictins en ont, à eux seuls, plus de soixante, et l’on sait que déjà ces studieux cénobites étaient des plus éclairés, partant des plus capables d’apprécier la valeur des idées populaires dans leur rapport avec l’exégèse biblique. Ajoutons que sur quarante-huit de ces maisons dont on s’occupe ainsi dans le court intervalle des dernières années du dixième siècle (de 980 à 1000), dix-sept s’élèvent ou dans le courant même de cette millième année, ou à ses approches les plus immédiates, et portent dans les historiens cette note formelle : Fondée vers l’an mille. Ces mêmes historiens mentionnent des constructions de monastères jusque dans les cinq dernières années, où le mouvement est loin de se ralentir. Tels en 996 Notre-Dame d’Étampes, Saint-Framhourg de Senlis, Saint-Flour, qui devient plus tard un évêché ; en 997, Ahun de Limoges et Saint-André de Villeneuve d’Avignon ; en 999, Notre-Dame près Carcassonne, Nouffle-le-Vieux, au diocèse de Chartres, Saint-Gervais et Saint-Protais de Mende. — C’est encore lorsqu’on s’achemine à la fin de toutes choses que le diocèse de Poitiers voit naître en 961, Saint-Liguaire près Niort, Airvault en 973, Saint Léonard de Ferrière en 979, enfin Maillezais en 990. Quand l’année fatale se fut montrée sans amener le bouleversement attendu ; quand, au dire des quelques prophètes de malheur qui n’en voulaient pas démordre, un répit de deux ans et demi dut s’écouler encore entre le monde et son dernier jour, on n’hésita pas plus à bâtir pour cette courte jouissance. A Senlis, l’abbaye de Saint-Rieul, Saint-Vivant à Autun, Saint-Pierre de Generèz près Tarbes, protestèrent à l’envi contre les scrupules communs ; d’autres s’exposèrent à un bail de dix-huit mois, car c’est en 1001 que la Touraine fonda le monastère de Preuilly, et le Bigorre celui de Saint-Martin de Canigou. Les églises ne furent pas plus négligées que les monastères, et plusieurs documents signalent la restauration de Saint-Étienne de Beauvais en 997, les reconstructions et secondes dédicaces des cathédrales d’Orléans et de Senlis, des églises abbatiales de Mont-Majour près Arles, de Montier-en-Der en Champagne, de Saint-Vincent du Mans. Le bâtiment allait donc très bien au dixième siècle, même à l’approche de l’an mille, et la légendaire terreur n’avait pas plus enchaîné les bras des architectes qu’elle n’avait arrêté tout travail de l’esprit dans les écoles.

Elle ne paralysa pas davantage l’énergie des réformateurs tels que Odon et Maieul de Cluny et Guillaume de Saint-Bénigne de Dijon. La bienfaisante influence de ces illustres religieux attirer l’attention d’un grand nombre d’évêques et de seigneurs, qui mirent les monastères de leur dépendance sous’ leur discipline et en constatèrent promptement les heureux effets. Voici quelques-unes des réformes qui eurent le plus de retentissement.

L’esprit de saint Maur, patriarche des Bénédictins de France, n’avait pas passé avec ses reliques dans le monastère de Saint-Maur-les-Fossés près Paris. Les moines, qui se glorifiaient de conserver ce trésor, en avaient perdu un plus précieux, l’amour et l’esprit de leur état, et ils étaient tombés dans un relâchement scandaleux sous le gouvernement de l’abbé Magenard, homme de qualité qui aimait le luxe et l’éclat et n’avait du moine que l’habit ; encore le quittait-il souvent pour se revêtir de fourrures précieuses. Il aimait passionnément la chasse, où il était plus assidu qu’à l’office, et il nourrissait, aux dépens du Monastère, des meutes de chiens et des oiseaux. Les moines imitèrent sans peine l’exemple de leur supérieur, et en peu de temps il ne resta plus parmi eux vestige de la discipline régulière. Dieu conserva cependant dans cette communauté un saint religieux nommé Adic, comme une étincelle pour y rallumer le feu sacré de la ferveur. Adic, voyant le désordre croître de jour en jour, eut recours à la puissance séculière, et il fit connaître la grandeur du mal à Burcard, comte de Paris et de Corbeil, le conjurant d’interposer son autorité pour y apporter remède.

Le comte Burcard, seigneur d’une grande piété et fort aimé du roi, fut sensiblement touché de la peinture que ce religieux lui fit de Saint-Maur-les-Fossés. Afin de remédier plus efficacement au mal, il pria le roi de lui confier ce monastère pour y remettre la règle en vigueur. L’ayant obtenu, il se rendit à Cluny, et se jetant aux pieds de saint Maieul, il lui dit qu’il n’avait entrepris ce voyage que pour soumettre à son obéissance et à sa réforme le monastère de Saint-Maur-les-Fossés. Saint Maieul, qui était du royaume de Bourgogne, lui répondit d’abord qu’il devait plutôt s’adresser à quelque abbé de France, sans venir chercher si loin un réformateur, puis, se laissant fléchir, il choisit les plus parfaits de ses religieux et partit avec eux à la suite du comte Burcard.

Quand ils furent arrivés dans le voisinage du monastère de Saint-Maur, le comte envoya ordre à l’abbé et aux moines de venir à sa rencontre, ce qu’ils firent avec joie et sans se douter de rien. Mais ils furent bien étonnés lorsque le comte leur déclara que ceux d’entre eux qui voudraient vivre sous la conduite de Maieul pouvaient s’en retourner au monastère, tandis que les autres se retireraient où il leur conviendrait. Presque tous aimèrent mieux s’en aller que de se résoudre à vivre selon la règle avec un abbé et des moines étrangers qui venaient pour la rétablir, et on ne leur laissa emporter que les habits dont ils étaient vêtus. Quant à l’abbé Magenard, en considération de sa noblesse, on lui donna en échange l’abbaye de Saint-Maur-sur-Loire, où il mourut. Saint Maieul plaça à Saint-Maur-les-Fossés les religieux qu’il avait amenés avec lui de Cluny, et le roi fut si édifié de la ferveur de ces nouveaux hôtes, qu’il fit de grandes libéralités au monastère ; le comte Burcard en fit autant et prit même l’habit monastique à Saint-Maur, où il finit ses jours.

Eudes, comte de Chartres, de Tours et de Blois, entreprit aussi de rétablir la régularité et la vie monastique à Marmoutier, car les religieux y avaient renoncé à leur état pour se faire chanoines, et il obtint de saint Maieul treize moines qu’il mit dans ce monastère.

Henri, duc de Bourgogne, frère de Hugues Capet, soumit également à la réforme de Cluny le monastère de Saint-Germain d’Auxerre ; et Brunon, évêque de Langres, pria le saint Abbé de l’établir pareillement dans le monastère de Saint-Bénigne de Dijon. Maieul y envoya douze de ses moines, et leur donna pour abbé un saint religieux nommé Guillaume, qu’il avait amené avec lui d’Italie, et qui ne tarda pas à faire éclater dans cette charge les rares talents qu’il avait reçus pour le gouvernement. Il fut un des plus zélés promoteurs de la réforme, et il vint à bout de l’établir dans un grand nombre de monastères de Bourgogne et de Neustrie : à Fécamp, à Jumièges, au mont Saint-Michel, à Saint-Germain-des-Prés, à Saint-Faron de Meaux, à Saint-Arnoux de Metz, et en beaucoup d’autres lieux qu’il serait trop long de rappeler ici.

L’Église ne se réformait pas seulement en rétablissant la discipline dans les monastères, mais en tenant ses assises accoutumées, c’est-à-dire ses conciles, si importants pour le maintien de la pureté de la foi et des mœurs. L’an 993, Gerbert de Reims assembla le Concile de sa province contre Herbert III, comte de Vermandois, et contre quelques autres seigneurs qui pillaient les biens de l’Église et massacraient les clercs, quand ceux-ci se mettaient en devoir de résister à leurs violences. Le Concile adressa sur ces excès une remontrance à Herbert et aux autres coupables, par laquelle il les menaçait de l’excommunication, s’ils ne se reformaient avant le premier jour d’octobre suivant. En effet, durant les troubles de l’État dont nous avons parlé, les biens ecclésiastiques étaient comme au pillage ; la force tenait lieu de raison : les seigneurs particuliers s’emparaient à main armée de ce qui était à leur bienséance, sans autre prétexte, sinon que l’Église leur paraissait trop riche. Ce qu’il y avait de plus scandaleux, c’est que les évêques donnaient quelquefois aux laïques l’exemple de ces violences. Foulques, qui avait succédé à Godesman dans le siège d’Amiens, s’emparait à force ouverte des biens des églises situées dans son diocèse. C’était un jeune prélat qui portait publiquement les armes, moins pour défendre son bien que pour envahir celui des autres. On fit des plaintes de sa conduite à Gerbert, qui lui écrivit la lettre suivante pour lui faire à ce sujet une salutaire réprimande :

Parmi toutes les affaires qui partagent nos soins, lui dit-il, nous n’avons pas de plus grand chagrin que d’apprendre les excès où vous vous portez, car étant chargé comme nous le sommes du soin de la Métropole de Reims, nous devons particulièrement veiller sur vous, qui faites voir, par votre jeunesse et par la légèreté de vos mœurs, que vous n’avez pas encore appris à porter le poids de l’épiscopat.

Il lui reproche ensuite ses violences et les usurpations qu’il avait faites de biens ecclésiastiques qui ne lui appartenaient point. Le caractère de Foulques et celui d’un frère de même nom, qu’il avait près de lui, ne donnent pas lieu de croire qu’il se soit beaucoup embarrassé de ces reproches.

Cependant le mal gagnait toutes les provinces et chaque église avait à se plaindre de l’usurpation de ses biens envahis par les seigneurs laïques. Pour tâcher de réprimer ce désordre, on fut obligé de tenir des Conciles en divers lieux. Ermengaud, archevêque de Narbonne, assembla les évêques de sa province pour délibérer avec eux sur les moyens de faire restituer à son église les biens usurpés. Les évêques de la seconde Aquitaine se plaignaient du même abus. Gombauld, archevêque de Bordeaux, Gislebert, évêque de Poitiers, Hildegaire de Limoges, Frothaire de Périgueux, Abbon de Saintes, et Hugues d’Angoulême, tinrent à ce sujet dans le monastère de Charroux un concile qu’on rapporte à l’an 989, où ils firent trois canons pour anathématiser ceux qui pillaient les églises, qui envahissaient les biens des pauvres, et qui maltraitaient les clercs lorsqu’ils se trouvaient sans armes.

Les conciles sont nombreux dans les dix années qui précèdent immédiatement l’an mille, plus nombreux peut-être qu’à beaucoup d’autres époques. Il est à remarquer que ces assemblées, dont le premier objet est de déraciner l’erreur et la superstition, ne se sont jamais occupées de la croyance à la fin prochaine du monde, preuve manifeste que cette opinion n’était guère populaire et ne portait aucun dommage sérieux aux âmes. Les prélats ne se réunissent que pour fulminer des anathèmes contre leurs oppresseurs, ou pour débattre des questions de discipline ecclésiastique. Le concile de Poitiers en 999 statue exclusivement sur les punitions qu’il convient d’infliger aux clercs coupables. Le concile de Rome, en 998, frappe de diverses condamnations des hérétiques et des pécheurs, et il est si assuré de l’avenir qu’il inflige au roi Robert une pénitence de sept années.

J’en ai dit assez pour montrer que si, au point de vue matériel, intellectuel et moral, le dixième siècle a contre lui de sinistres apparences, on constate aisément, en l’étudiant bien, que les désordres et les calamités n’avaient pas anéanti toute activité humaine. Le peuple souffrait, mais il s’organisait déjà pour résister à ses tyrans ; les seigneurs étaient tout entiers à la satisfaction de leurs ambitions féroces ; mais l’Eglise, en se réformant, en rétablissant ses écoles, se préparait à conquérir l’empire moral du monde et à faire plier les grands comme les petits sous le poids de ses jugements. Elle savait que l’avenir lui appartenait, et I’exemple de ses prélats et de ses moines prouve surabondamment qu’ils avaient, comme le reste de la société, un autre espoir que l’effroyable attente du jugement dernier.