L’AN MILLE

 

CHAPITRE IV. — État politique et matériel de la France au dixième siècle. Le peuple.

 

 

Tous les auteurs du dixième siècle mentionnent dans la Gaule trois grandes portions de territoire : la France, l’Aquitaine et la Bourgogne. Richer distingue plus d’une fois la France de l’Aquitaine et de la Bourgogne. Flodoard fournit également plusieurs exemples de cette distinction ; ainsi, en 944, dit-il, Louis d’Outremer va en Aquitaine et revient en France ; l’an 958, une armée de Lorrains passe en France pour se rendre en Bourgogne ; Lothaire, fils de Louis IV, est sacré roi en 954 par les évêques et les seigneurs de France, de Bourgogne et d’Aquitaine. Le nom de France s’était appliqué d’abord aux pays possédés par les Francs au delà du Rhin ; mais lorsque les Francs eurent donné leur nom à la partie de la Gaule située au nord de la Loire et des Vosges, on distingua alors la France germanique ou orientale (Austrasie) de la France nouvelle ou France occidentale (Neustrie) ; plus tard, la dénomination de France se perdit au delà du Rhin, fut conservée seulement en Gaule et restreinte à la région échue à Charles-le-Chauve, qui était comprise entre l’Escaut, la Meuse, la Saône, le Rhône, la Méditerranée, les Pyrénées et l’Océan ; par suite du démembrement que subit cette région dans les guerres du neuvième et du dixième siècle, à l’avènement des Capétiens, le nom de France ne s’étendait plus qu’aux pays compris entre l’Escaut et la partie supérieure du cours de la Meuse jusqu’à la Loire et à l’Océan. La Lorraine n’en faisait pas partie. L’Aquitaine allait des Pyrénées à la Loire et de l’Océan au Rhône ; la Bourgogne avait pour limites, du Sud au Nord, la Durance et les Vosges ; de l’Est à l’Ouest les Alpes et la Loire.

Ces distinctions étaient encore consacrées par les historiens du onzième siècle ; l’un des plus intéressants d’entre eux, Raoul Glaber, nous apprend quelles profondes différences séparaient, au temps du roi Robert, les Aquitains des peuples de la France et de la Bourgogne. On en pourra juger par l’épisode suivant rapporté au livre III de sa chronique :

Vers l’an mille de l’Incarnation, quand le roi Robert eut épousé Constance, princesse d’Aquitaine, la faveur de la reine ouvrit l’entrée de la France et de la Bourgogne aux naturels de l’Auvergne et de l’Aquitaine. Ces hommes vains et légers étaient aussi affectés dans leurs mœurs que dans leur costume. Leurs armes et les harnais de leurs chevaux étaient également négligés. Leurs cheveux ne descendaient qu’à mi-tête ; ils se rasaient la barbe comme des histrions, portaient des bottes et des chaussures indécentes ; enfin il n’en fallait attendre ni foi ni sûreté dans les alliances. Hélas ! cette nation des Francs, autrefois la plus honnête, et les peuples mêmes de la Bourgogne suivirent avidement ces exemples criminels, et bientôt ils ne retracèrent que trop fidèlement toute la perversité et l’infamie de leurs modèles. Si quelque religieux, si quelque homme craignant Dieu venait à blâmer une telle conduite, on traitait son zèle de folie. Cependant le Père Guillaume, dont nous avons déjà parlé, homme d’une foi incorruptible et d’une, rare fermeté, bannissant un vain respect humain et’ s’abandonnant à l’inspiration de l’Esprit-Saint, reprocha vivement au roi et à la reine de tolérer toutes ces indignités dans leur royaume, si longtemps renommé entre tous les autres par son attachement à l’honneur et à la religion. Il adressa même aux seigneurs d’un rang ou d’un ordre inférieur des remontrances si sévères et si menaçantes, que la plupart d’entre eux, dociles à ses conseils, renoncèrent à leurs modes frivoles pour retourner aux anciens usages. Le saint abbé croyait reconnaître dans toutes ces innovations le doigt de Satan, et il assurait qu’un homme qui quitterait la terre sans avoir dépouillé cette livrée du démon ne pourrait guère se débarrasser ensuite de ses pièges. Néanmoins ces usages nouveaux prévalurent dans quelques familles et c’est contre elles que Raoul Glaber composa des vers dont voici la traduction : Mille ans après que la Vierge a donné le Seigneur au monde, les hommes se précipitent dans les plus funestes erreurs. Cédant à l’attrait de la variété, nous prétendons régler nos mœurs sur la mode nouvelle, et cet amour imprudent de la nouveauté nous entraîne au milieu des dangers. Les siècles passés ne sont plus qu’un objet de risée pour le nôtre. Un mélange de frivolité et d’infamie vient corrompre nos coutumes, désormais les esprits ont perdu tous les goûts sérieux et jusqu’à la honte du vice. L’honneur et la justice, la règle des gens de bien ne sont plus d’aucun prix. La mode du jour sert à former des tyrans contrefaits, avec des vêtements écourtés et une foi équivoque dans les traités. La république dégénérée voit en gémissant ces usages efféminés. La fraude, la violence, tous les crimes se disputent l’univers. Les saints ne reçoivent plus d’hommages, la religion n’est plus révérée. Ici les ravages du glaive, là ceux de la famine et de la peste ne peuvent corriger les erreurs des hommes ni lasser leur impiété, et si la bonté du Tout-Puissant ne suspendait sa juste colère, l’enfer les eût déjà tous dévorés dans ses abîmes sans fond. Telle est la puissance de cette malheureuse habitude du péché ; plus on commet de fautes, moins on craint d’en commettre encore ; moins on fut coupable, plus on redoute de le devenir.

Malgré les grands fractionnements territoriaux dont parlent les historiens du dixième siècle, la population de la France ne se compose plus de peuples différents vivant séparément sans aucun lien entre eux. Il y a une société ; les peuples sont fondus ensemble : ils ont même langage, même religion et presque mêmes mœurs et même costume. Ce n’est plus leur origine qui les distingue les uns des autres : il n’y a plus de Romains, de Francs, de Bourguignons, de Wisigoths, il n’y a que des Français, mais des Français soumis à des dominations diverses, en sorte que c’est le territoire et non l’origine qui établit les distinctions. D’autre part les mœurs sont déjà moins sauvages, moins barbares qu’avant Charlemagne : sans doute il y a encore des meurtres, beaucoup de guerres privées, et le tableau que nous allons tracer de la société sera bien lugubre si on le compare aux siècles postérieurs ; mais les luttes, les violences que nous aurons à rappeler sont les résultats de combinaisons politiques et non plus de la férocité naturelle ; on sent que la civilisation a marché, que la barbarie atroce qui faisait de la violence la raison dernière de tout s’est à peu près disciplinée, que les mauvais éléments venus de la Germanie se sont affaiblis devant le développement de l’élément romain et du christianisme.

Les évêques et les seigneurs laïques formaient les deux puissances vitales de la société, puissances placées au centre même de cette société, qui avait aux deux bouts les rois et le peuple, éléments inertes et presque effacés.

Le peuple était composé de deux classes, les libres et les non libres. Les libres, que l’on appellera plus tard les francs-hommes, les hommes de poest, de franche poest (liberæ potestatis), ont la liberté pleine et entière de leurs actions et ils peuvent faire ce qu’ils veulent. Les uns sont les bourgeois, les autres les vilains : ils jouissent des mêmes droits, et à cette époque il n’y a pas d’autre différence entre eux que celle de l’habitation, les uns demeurant dans les bourgs, les villes, les lieux clos ; les autres habitant les campagnes. Cette égalité ne subsistera pas toujours et les bourgeois, dans un certain nombre de villes, obtiendront des privilèges qui rendront leur condition préférable à celle des vilains. Les non libres sont les serfs, qu’il ne faut pas confondre avec les esclaves des Romains. Le servage a été la condition intermédiaire entre l’esclavage des Romains, qui attachait les individus à la personne du maître, et la liberté personnelle telle que nos lois modernes l’ont proclamée. Le serf ne pouvait pas, sans l’autorisation de son seigneur, entrer dans les ordres sacrés ; il ne pouvait disposer par testament que d’une petite somme, cinq sous suivant quelques coutumes, soixante sous selon d’autres. Taillable et corvéable à merci, il devait rester toute sa vie sur la terre où il était né ; il ne lui était pas possible de transférer son domicile hors du domaine de son seigneur, sous peine de la saisie de ses biens et sans préjudice du droit qu’avait le seigneur de le poursuivre et de le réclamer en tous lieux.

La condition du serf était moins dure que celle de l’esclave ; il ne pouvait être vendu qu’avec la terre à laquelle il était attaché. Il était affranchi de droit, si son maître attentait à l’honneur de sa femme ou de sa fille. Le droit de poursuite fut aussi adouci par l’introduction de l’entrecours ou parcours, qui autorisait les serfs de plusieurs domaines voisins à passer de l’un à l’autre. Enfin la taille à laquelle ils étaient soumis ne fut pas toujours abandonnée à la fixation arbitraire du seigneur ; elle fut assez souvent réglée par un abonnement consenti par eux. Dès le quatorzième siècle les rois de France donneront l’exemple de l’affranchissement des serfs. Louis, X en 1315, abolira le servage dans ses domaines et engagera les seigneurs à suivre son exemple ; mais beaucoup de serfs refuseront une liberté dont ils trouvent les conditions trop onéreuses, comme aussi beaucoup de seigneurs n’imiteront point le roi, si bien que l’on rencontrera des serfs en France jusqu’à la fin de l’ancienne monarchie. Louis XVI abolit définitivement le servage par l’édit du 8 août 1779.

Entre les libres, bourgeois et vilains, et les serfs, il y avait des intermédiaires, flottant indécis entre la liberté et l’esclavage, tels que le lite, qui peut devenir propriétaire, quoiqu’il ait un maître auquel il doive des redevances et des corvées ; les colons de certaines coutumes, qui ont le droit de disposer de leurs biens et ne sont pas astreints à la mainmorte ; les hôtes, espèces de fermiers qui cultivent le sol, non pas en vertu de leur naissance comme le serf ou le colon, mais en vertu du contrat d’hostise qu’ils ont passé avec un seigneur ; les colliberts, qui étaient en général serfs sans conditions et dans une situation voisine de celle de l’homme libre, puisque nous voyons dans certains actes des serfs affranchis devenir colliberts ; les cagots, caceux, caqueux, qui se trouvent surtout en Bretagne, Guyenne, Gascogne, Béarn et Bigorre, de même que les colliberts se rencontrent principalement dans le Poitou, le Maine, l’Anjou, l’Aunis. Les cagots ne paraissent pas être sous la dépendance d’un maître, mais ils vivent à l’écart séquestrés comme des lépreux, portent comme les Juifs un morceau d’étoffe rouge sur leurs habits, et il leur est défendu de cultiver d’autres champs que leurs jardins. En Bretagne ils n’exerçaient guère que l’industrie du fil et du chanvre, métier aujourd’hui encore fort peu considéré dans ce pays. Dans le Béarn ils avaient une porte et un bénitier à part à l’église.

Il y avait peu de différence entre la situation des habitants des villes et celle des habitants des campagnes. Un fait acquis à l’histoire, c’est qu’en général la condition des villes alla en empirant depuis l’établissement des barbares dans les Gaules jusqu’au dixième siècle. Les corps municipaux perdirent les dernières libertés qui leur restaient, et leurs attributions passèrent aux mains des officiers du roi ou des seigneurs. D’un autre côté, l’industrie et les corporations industrielles ne cessèrent de décliner, beaucoup d’anciens collèges d’ouvriers disparurent, et l’État n’entretint plus d’autres manufactures que les ateliers monétaires. Enfin la préférence donnée par les familles riches au séjour des champs, les franchises de certaines seigneuries, celles des monastères ou des églises attirèrent dans les campagnes une partie des métiers qui s’exerçaient autrefois dans les villes, en sorte qu’il s’opéra un grand déplacement de populations et d’intérêts. Toutes les industries cependant n’avaient pas été atteintes ; les ateliers et les fabriques organisés par les grandes abbayes avaient donné naissance à des bourgs et à des villes populeuses, témoin Saint-Riquier en Picardie qui appartenait à l’abbaye de ce nom et comptait quatorze mille habitants séculiers sous les Carlovingiens, tandis qu’elle n’en a pas deux mille aujourd’hui. Vers 985 l’abbaye de Saint-Florent de Saumur possédait une vaste manufacture d’étoffes, et spécialement de tapisseries, que les religieux tissaient eux-mêmes. Indépendamment des métiers usuels, on trouvait çà et là quelques industries florissantes, telles que celles de la fabrication des armes, de la préparation des objets de chasse, de l’orfèvrerie et de l’ameublement. Mais le régime féodal, devenu définitivement le régime politique et social de la France au dixième siècle, fut défavorable à l’industrie des villes romaines, comme à celle des nouvelles villes ecclésiastiques, par le morcellement de la France en petites souverainetés, par l’élévation des châteaux forts sur une infinité de points, par l’établissement de barrages sur les rivières, de péages sur les routes, d’une foule de servitudes et d’abus, par les guerres privées qui troublèrent la France pendant tant d’années et rendirent le travail infructueux, quand elles ne le rendaient pas impossible à la ville et à la campagne. Si le bourgeois avait alors l’avantage d’être protégé par de bonnes murailles contre les brigands et les gens de guerre, il devait contribuer aussi à la défense et à l’entretien des fossés et des remparts, en même temps qu’il devait répondre aux exigences, déjà très variées, de la fiscalité du roi ou du seigneur. Ajoutons que les communications d’une ville à l’autre étaient des plus difficiles et que le plus simple voyage pouvait être traversé de véritables catastrophes, ce qui était un autre obstacle au développement du commerce. Richer nous apprend qu’étant à Reims il voulut se rendre à Chartres pour étudier les aphorismes d’Hippocrate, et il a raconté tous les obstacles qu’il eut à surmonter en compagnie d’un cavalier chartrain pour franchir la courte distance qui sépare les deux villes. Je partis après avoir reçu pour tout secours de mon abbé un seul cheval de somme, et sans argent, sans habit de rechange ni autres objets de première nécessité, j’arrivai à Orbais, lieu renommé pour son hospitalité. J’y fus ranimé par le bon accueil de l’abbé D. qui me donna aussi des marques de sa munificence, et le lendemain je me remis en route pour Meaux ; mais m’étant engagé, avec mes deux compagnons, dans les détours du bois, nous fûmes en butte à toute espèce d’infortune. Trompés par l’embranchement de deux routes, nous fîmes six lieues de plus qu’il ne fallait. Ensuite, au delà de Château-Thierry, notre monture, qui jusque-là semblait un Bucéphale, commença à marcher plus lentement qu’un âne. Déjà le soleil était loin du méridien et inclinait vers le couchant, et toute l’atmosphère n’était que pluie, lorsque ce vaillant Bucéphale, épuisé de fatigue, tomba sans force sous le domestique qui le montait, et expira comme frappé de la foudre à six milles de la ville. Quel fut alors notre embarras, quelle fut notre anxiété ! Ils peuvent le comprendre ceux qui se sont trouvés quelquefois dans des cas semblables ; que par leur position, ils jugent de la nôtre.

Le domestique, qui n’avait jamais éprouvé les difficultés d’un si long chemin, était étendu par terre, le corps brisé, près de son cheval mort. Nos bagages étaient là sans pouvoir être emportés ; la pluie nous assaillait plus fortement, les nuages s’amoncelaient dans le ciel ; le soleil, déjà à l’horizon nous menaçait de l’obscurité. Dans ces conjonctures, Dieu vint lever mes irrésolutions. de laissai là le domestique avec les bagages, après lui avoir dicté ce qu’il devait répondre aux questions des passants et lui avoir recommandé de ne pas se laisser aller au sommeil qui l’assaillait, et, suivi du seul cavalier chartrain, j’arrivai à Meaux. A peine le jour me permettait-il de voir le pont sur lequel je m’avançais, et lorsque je l’examinai plus attentivement, je vis que je touchais à de nouvelles calamités. Ce pont était percé partout et de si grandes ouvertures, qu’à peine les personnes en relations habituelles avec les citoyens avaient-elles pu y passer le jour même. Mon compagnon, homme actif et voyageur fécond en ressources, après avoir cherché de tous côtés une barque sans en trouver, revint au dangereux passage du pont et il obtint du ciel que les chevaux le traversassent sans accident. Sur les endroits percés, il plaçait quelquefois son bouclier sous leurs pieds, quelquefois il rapprochait les planches disjointes ; tantôt courbé, tantôt debout, tantôt s’avançant, tantôt reculant sur ses pas, il traversa heureusement le pont avec les chevaux et je le suivis. La nuit était affreuse et le monde était plongé dans de profondes ténèbres lorsque j’entrai dans la basilique de Saint-Pharon, et cependant les frères préparaient encore alors le breuvage de charité. Ils avaient, ce jour même, dîné solennellement, après avoir fait lecture du chapitre relatif au cellérier du monastère, ce qui avait retardé à ce point leur collation. Je fus reçus par eux comme un frère et gratifié de douces paroles et de vivres suffisants. J’envoyai le cavalier chartrain avec des chevaux affronter de nouveau les périls du pont auxquels nous avions échappé, pour qu’il allât rejoindre le domestique laissé sur la route. Il traversa le pont avec la même adresse qu’il avait déjà déployée et, marchant à l’aventure, il rejoignit le jeune homme à la seconde veille de la nuit. Il l’appela longtemps et ne le retrouva qu’avec peine. Il le ramena enfin ; mais arrivé près de la ville, redoutant les dangers du pont qu’il connaissait par expérience, il se retira avec lui et les chevaux dans une chaumière. Bien qu’ils eussent passé tout le jour sans manger, ils employèrent cette nuit-là à se reposer au lieu de souper. Ceux que tinrent quelquefois éveillés des inquiétudes pour des personnes chères peuvent comprendre à quel point cette nuit fut pour moi sans sommeil, et quels tourments elle me causa. Enfin revint le jour, impatiemment attendu, et ils arrivèrent de très bonne heure mourant de faim. On les fit manger, on donna du grain et de la paille aux chevaux. Je laissai à l’abbé Augustin le domestique démonté et, accompagné du seul cavalier, j’arrivai promptement à Chartres. Bientôt après j’envoyai des chevaux à Meaux et j’en fis revenir le domestique.

Quel spectacle présentait la campagne, à une époque où le voyage de Reims à Chartres était presque aussi dangereux qu’une expédition à Siam ou au Laos ? Il n’y avait guère que deux sortes de terres qui eussent prospéré, celles qui étaient sous les ordres de riches propriétaires, et celles des monastères, ces fermes modèles du moyen âge. Autour du cloître comme autour de la ville carlovingienne, les cabanes des travailleurs, agriculteurs ou industriels, s’étaient agglomérées de manière à former des hameaux, des villages, où tous les métiers nécessaires à la vie commune s’exerçaient sous la même dépendance. L’église paroissiale est rare encore dans les villages des seigneurs laïques, mais on y trouve assez fréquemment des oratoires ou chapelles privées, élevés et entretenus aux frais du propriétaire. Les obligations des habitants, leurs devoirs personnels, leurs services en argent ou en nature sont déterminés par des baux ou par des contrats de diverses natures, tous copiés sur un polyptyque qui fera foi devant les tribunaux ; et le grand propriétaire laïque ou ecclésiastique ne peut rien exiger en principe en dehors de ces conventions. Mais comme la raison du plus fort est souvent la loi suprême à cette époque de violence et d’anarchie, comme le seigneur ne se croit responsable de sa conduite qu’envers Dieu, il lui arrive souvent de modifier à son gré les contrats de ses manants et d’augmenter leurs charges. Outre un prix de fermage, et des réserves que nous trouvons encore dans presque tous les baux de nos régions agricoles, les polyptyques nous font connaître les corvées principales que doit acquitter le paysan. Au lieu appelé Fleury, dit l’un d’eux, le manant ingénu doit porter une charretée de foin dans le grenier de son seigneur et amener des champs une charretée de gerbes : il doit, dans ses propres jours — c’est-à-dire dans les jours où il doit travailler pour son compte — conduire sur sa charretée le blé au moulin, charrier du fumier et le répandre sur le sol. Le manant servile reste au moulin, pour avoir l’œil sur la farine et aider à la mouture ; ou bien il charge le fumier, garde le logis et la cour, cure l’étable, fait en un mot tout le nécessaire à l’exploitation. Son maître satisfait, l’homme des champs n’est pas toujours quitte ; comme le roi n’a pas de budget pour faire face aux dépenses de la guerre, le vilain et le bourgeois sont tenus dans certains cas de servir, de s’équiper et de s’entretenir à leurs frais ; d’autres fois, ils devront fournir des hommes, des chevaux, des chariots, des bœufs, des armes et des vivres. Il faudra aussi qu’ils entretiennent les ponts et les routes,.qu’ils curent les ruisseaux et endiguent les fleuves, et qu’ils réparent les maisons royales et les édifices publics. Dure époque que ce nouveau siècle de fer ! L’homme a beau travailler du matin au soir, c’est à peine s’il peut gagner à la sueur de son front le pain nécessaire à une misérable famille ! Il a beau courber sa figure hâve et souffreteuse sur le sillon, son œil attristé n’en est pas moins condamné à contempler autour de lui de vastes friches, des marais stagnants, des domaines entièrement stériles. Quand il a achevé la corvée et payé la redevance, il n’a pas fini d’acquitter son tribut à son temps. Le dixième siècle a déchaîné toutes les calamités que la race humaine peut connaître : invasions, guerres privées, pestes et famines ; il faudra que l’homme compte avec tous ces fléaux. Grands, gens de moyenne condition, pauvres, tous auront la pâleur sur le front et la faim sur les lèvres ; la violence farouche des grands cédera à la disette commune.

Les tentatives d’invasion étrangère en France se renouvelèrent bien souvent et sur bien des points du territoire français, et les chroniqueurs du neuvième et du dixième siècle n’enregistrèrent pas moins de quarante-sept incursions des pirates scandinaves, et sans doute beaucoup d’autres incursions moins graves n’ont laissé aucune trace dans l’histoire ; on ne put avoir raison des pirates norvégiens qu’en les faisant français. En leur cédant une partie de la Neustrie, Charles-le-Simple donna à ces pirates vagabonds une patrie à cultiver et à défendre, et il arrêta ainsi les plus dangereuses et les plus incessamment renouvelées des invasions étrangères. Celles des Sarrasins dans la Gaule méridionale n’étaient pas près de subir la même transformation ; ces barbares continuaient d’infester l’Aquitaine, la Septimanie et la Provence ; ils apparaissaient fréquemment sur les côtes de la Méditerranée et les rives du Rhône : à Aigues-Mortes, à Marseille, à Arles ; ils pénétraient quelquefois dans le Dauphiné, le Rouergue, le Limousin, la Saintonge. Les populations gallo-romaines du midi eurent à défendre sans relâche pendant le dixième siècle leur indépendance nationale contre ces bandes pillardes, qui, après avoir fait un riche butin, s’empressaient de repasser les Pyrénées ou la Méditerranée pour aller retrouver leur beau climat et leur oisiveté sans ennui. Comme les Normands, ils s’acharnaient surtout contre les monastères et ils inspiraient tant de terreur aux populations, qu’elles fuyaient à leur approche et se retiraient dans des tours ou dans des cavernes. On pourra juger de la barbarie musulmane par le trait suivant tiré d’un poème contemporain et traduit par M. Challamel dans ses Mémoires du peuple français. Datus, noble gallo-romain, habitant avec sa mère dans la vallée de Conques (en Languedoc), marcha un jour contre les infidèles. Les Sarrasins, en son absence, envahirent le bourg et sa ville, dont ils ne laissèrent que les murs. Après leur départ, les habitants quittèrent les cavernes où ils s’étaient cachés. Datus, au retour, apprit d’eux le pillage de sa maison et un malheur plus grand encore : sa mère avait été menée en captivité ! Désespéré, le jeune homme remonta sur son cheval et courut au repaire des Sarrasins. Mais comment en escalader les hautes murailles ? Datus exhalait en paroles sa fureur impuissante. Tout à coup, une voix se fit entendre, celle du chef des mécréants :

Quoi ! s’écria-t-elle des créneaux, en raillant le Gallo-Romain, c’est l’habile Datus qui vient visiter notre château ! Je ne te demande pas ce qui t’amène, toi et les tiens ; mais si tu veux me donner ce cheval richement caparaçonné, je te rendrai ta mère et tes trésors. Veille sur ta réponse. Elle peut appeler le trépas sur celle qui t’a mis au monde.

Égorge-la, misérable ! répliqua Datus en jurant. Mieux vaut la voir morte que te donner ce beau coursier, qui jamais ne sentira ton frein !

Sur l’heure, le chef des Sarrasins se fit amener la pauvre captive. Devant les yeux de Datus, il lui coupa les mamelles à coup de cimeterre. Pour comble, il lui trancha la tête, qu’il jeta au pied de son fils.

Voilà ta mère ! s’écria-t-il.

Alors Datus, qui avait préféré son cheval à sa mère, devint fou et se retira du monde.

Un peuple nouveau, les Hongrois, grossissait à la même époque le nombre des dévastateurs de l’Europe occidentale. Par suite des mouvements et des guerres qui avaient lieu autour du Danube, de 910 à 945 ils parcoururent l’Allemagne centrale, pénétrèrent en Alsace, en Lorraine, en Champagne, en Bourgogne, en Berry, en Dauphiné, jusqu’en Provence et même en Aquitaine. Quoique venus les derniers, ils n’étaient pas les moins redoutables des barbares ; ainsi ils brûlèrent Pavie avec ses quarante-trois églises, et de cette ville si peuplée il ne resta que deux cents habitants, qui durent ramasser dans les cendres et dans les ruines huit boisseaux de pièces d’argent, qu’ils donnèrent aux Hongrois pour racheter leur vie. Grande fut la terreur quand on apprit en France l’arrivée de ces sauvages qui mangeaient de la chair humaine et buvaient le sang, pillant, massacrant et semant les ruines sur leurs pas. Ils s’abattirent sur Besançon qui fut emportée, pillée, livrée aux flammes et réduite en cendres. Ce que le comté de Bourgogne eut à souffrir des Hongrois ne peut se comparer qu’aux horreurs qui marquèrent le passage d’Attila, en 451. Heureusement que cette invasion fut courte. D’autres épreuves non moins épouvantables jetaient au même temps le découragement dans les populations gallo-romaines.

Les champs, dévastés par les barbares et par les guerres de château à château, ne produisaient plus de blé ; la disette se faisait sentir partout, et la main du travailleur des glèbes perdait de jour en jour le peu de force qui lui restait encore. Tout commerce avait cessé. Sur soixante-treize années, il y en eut quarante-huit de famine et d’épidémie. Les chroniqueurs mentionnent en même temps des calamités et des fléaux déchaînés par la nature, débordements des rivières, tempêtes, ouragans, gelées, grêles. Il semblait vraiment que la ruine de la France fût arrêtée dans les décrets éternels. En 927 la fièvre et la toux mêlées ensemble répandaient la mort dans toutes les provinces de France et d’Allemagne. A Paris et dans les bourgs environnants, des hommes eurent les membres couverts de plaies, et ces membres brûlés peu à peu se consumaient jusqu’à ce que ce supplice finit par la mort. L’Aquitaine fut désolée par le mal Saint-Antoine ou mal des ardents, dans lequel la science moderne a cru reconnaître l’ergotisme gangréneux : la chair des malades semblait frappée par le feu, se détachait de leurs os et tombait en pourriture. Ces malheureux couvraient les routes des lieux de pèlerinage et assiégeaient les églises dont ils obstruaient les portes. Évêques, prières, reliques, rien n’y fit ; l’infection augmentait avec la foule, et, en 994, cette peste horrible moissonna plus de 40.000 personnes dans le midi.

Contrairement à tout ce que l’on a dit, le monde ne fut pas sans espoir après tant de ruines. Ceux qui avaient des droits les exercèrent sans s’occuper des catastrophes qui s’accumulaient sur la terre, ni des phénomènes célestes qui troublaient les timides ; ainsi en 990, après la mort de l’archevêque Adalbéron, le roi Hugues Capet se hâte de venir à Reims, interroge les citoyens sur leurs dispositions à se montrer fidèles et à lui conserver leur ville. Ceux-ci jurent fidélité et s’engagent à la défense de la place. Le roi reçoit leur serment et leur accorde la liberté de se choisir un évêque. Pendant qu’il se félicitait de la loyauté et de la fidélité des habitants de Reims, Arnoul, fils naturel de Lothaire, lui lit demander l’archevêché. C’était une affaire délicate, et le roi, après en avoir conféré avec ses amis vint à Reims pour donner aux citoyens connaissance de la demande et délibérer avec eux. Chacun exposa ses raisons, et on décida qu’en supposant qu’Arnoul tint ce qu’il promettait, il était digne de l’épiscopat. Voilà un corps de citoyens caractérisé, exerçant ses droits et ne songeant guère à la fin du monde. Voici des vilains qui revendiquent le droit de travailler et de vivre en paix : en 997, les Normands organisent dans les bois et dans les masures isolées des attroupements, et ils se confédèrent contre leurs maîtres. Les seigneurs, disent-ils, ne nous font que du mal ; nous ne pouvons avoir raison avec eux. Chaque jour ils nous prennent nos bêtes sous prétexte d’aides et de corvées. Pourquoi nous laisser faire ainsi dommage ? Nous sommes hommes comme ils sont ; nos membres sont faits comme les leurs ; nous avons le cœur aussi grand. Le courage seul nous manque ! Allions-nous donc et délivrons-nous ! Nous sommes assez nombreux pour opposer quarante hommes à chacun de leurs chevaliers. Cette première révolte des vilains normands était prématurée et elle fut étouffée dans le sang d’un grand nombre de victimes, que l’on surprit et que l’on renvoya dans leurs villages après leur avoir crevé les yeux ; mais elle prouve que le peuple se sent déjà remué par le sentiment instinctif de la justice, qu’il a conscience de son nombre et de sa force, et il est à présumer qu’avec l’idée arrêtée de former une puissante agglomération, il ne s’arrêtera plus qu’il n’ait obtenu des garanties contre les excès de ses maîtres. Le peuple est bien résolu à ne pas se laisser opprimer plus longtemps, et cela aux approches de l’an mille !