HISTOIRE DE LOUVOIS

TOME SECOND

 

CHAPITRE TREIZIÈME.

 

 

Levées et dépenses militaires pour la campagne de 1691. — Économie de l'extraordinaire des guerres. — Sévérité de Louvois en matière de finances. — La contribution dans les Pays-Bas. — Victor-Amédée demande un armistice. — Dépêche de Louvois à Catinat. — Fausse négociation. — Le marquis de Feuquières. — Affaire de Veillane. — Modération de Catinat. — Conquête du comté de Nice. — Congrès de La Haye, — Préparatifs pour le siège de Mons. — Arrivée de Louis XIV au siège. — Louvois et le rédacteur de la Gazette de France. — Louis XIV inquiet des mouvements du prince d'Orange. — Opinion de Vauban. — Prise de Mons. — Irritation de Louis XIV contre Louvois. — Reproches de Louvois à Vauban. — Mauvaise santé de Louvois. — Disposition des armées pour la campagne. — Désordre dans la coalition. — Louvois espère en finir avec elle. — Destruction de Hal par le maréchal de Luxembourg. — Bombardement de Liège par le marquis de Boufflers. — Projet pour le bombardement de Bruxelles. — Objections du maréchal de Luxembourg et de Vauban. — Inaction de l'armée d'Allemagne. — Louvois gourmande le maréchal de Lorge et Chamlay. — Le duc de Noailles envahit la Catalogne. — Prise de la Seu d'Urgel. — Importance de la campagne en Italie. — Grand projet de Louvois pour tourner Victor-Amédée par la vallée d'Aoste. — Le fort de Bard. — Expédition contre les barbets. — Projet du siège d'Ivrée. — Objections de Catinat. — Prise de Veillane. — Prise de Carmagnole. — Siège de Coni. — Passage du petit Saint-Bernard. — Expédition dans la vallée d'Aoste. — M. de Bulonde et M. de Feuquières. — Levée du siège de Coni. — Douleur de Louvois. — Mort subite de Louvois. — Douleur de ses amis. — Expression du sentiment public.

 

Il faut rendre justice à Louvois. Tandis que M. de Pontchartrain s'appliquait à épeler, sous la direction de ses commis, les premiers éléments du langage nautique, Louvois eut la délicatesse de ne point donner trop de distractions au ministre de la marine, en inquiétant le contrôleur général par des appels de fonds au-dessus de ses moyens. Et cependant l'état militaire de la France exigeait des dépenses considérables et nouvelles ; l'infanterie était accrue de vingt bataillons ; la cavalerie, par la création de cent sept compagnies de carabiniers qui coûtaient plus que les autres, par des augmentations dans la gendarmerie, les dragons, les chevau-légers, était portée au chiffre énorme de quatre cent soixante-trois escadrons[1]. En ajoutant les frais de recrutement et de remonte pour les anciennes troupes, les frais de levée, d'organisation et de solde pour les nouvelles, et quelque chose encore pour les fortifications, il se trouvait que les dépenses prévues pour l'année 1691 dépassaient de huit millions deux cent dix mille livres celles de l'année précédente. Louvois ne demandait au Trésor qu'un million cent vingt mille livres ; l'excédant, un peu plus de sept millions, devait être pris sur l'économie de l'extraordinaire 2[2].

Qu'était-ce que l'extraordinaire ? Quelles en étaient les sources, l'importance et l'économie ? Voici Dangeau qui va nous l'apprendre ; il s'en est informé lui-même, après la mort de Louvois : On a trouvé, dit-il[3], à l'extraordinaire des guerres, chez M. de Turménie, un fonds de quinze millions, et, chez M. de La Touanne, un fonds de trois millions. Ce fonds de dix-huit millions avoit été amassé pour le roi par M. de Louvois, tant des contributions qu'on avoit tirées de Flandre que des épargnes qu'on avoit faites, et cet argent étoit d'un grand usage pour le service du roi ; car ayant toujours cela d'avance, on n'étoit point embarrassé pour les dépenses extraordinaires des guerres qu'il falloit faire, soit pour des magasins, soit pour des sièges d'hiver.

La comptabilité de l'extraordinaire était tenue, sous les yeux de Louvois, avec l'exactitude la plus rigoureuse ; il ne fallait pas qu'on fit erreur d'un denier ni d'une ration de fourrage. Je sais que les impositions que vous faites sont plus fortes que ce que vous mettez dans vos états, écrivait-il à l'intendant de la Moselle[4] ; vous pouvez bien juger de ce qui vous arrivera, si je ne reçois entre ci et quinze jours un mémoire qui m'explique véritablement ce qui s'est passé, et qui soit conforme aux notions que j'ai. Il faut voir comme il gourmandait aussi l'intendant de Flandre, M. de Bagnols, qui était de ses amis et même un peu son parent : Je ne puis vivre dans la confusion où le retardement que vous apportez à m'envoyer les comptes de votre département me laisse ; et vous ne devez point trouver extraordinaires les termes dont je me suis servi pour vous faire connoître que je les voulois avoir absolument ; car, entre amis, il se faut parler franchement. Il n'y a que vous d'intendant en France qui, quoi que je vous aie pu mander depuis six mois, n'ayez point voulu m'envoyer des comptes aussi diligemment que je les ai demandés. Mettez-vous dans l'esprit que les commis de l'extraordinaire ne cherchent qu'à tromper, et qu'ils en trouvent le moyen quand ils ne vous rendent point leurs comptes à la fin de chaque mois ; faites-les mettre en prison quand ils ne vous les rendront pas, je vous en donne toute liberté. Je vous conjure de sortir de ces lenteurs, et de compter que je ne les ai souffertes qu'à vous. Il faut que cela finisse, de quelque manière que ce soit. Je suis bien fâché d'être obligé à vous parler de cette manière ; mais il faut bien le faire après vous avoir écrit vingt lettres inutilement, sans avoir pu vous porter à faire ce que je vous mandois[5].

En exigeant que tout le produit des contributions, sans déchet aucun, fût versé dans la caisse de l'extraordinaire, Louvois devait nécessairement exiger que ce produit fût le plus grand possible. C'était en vain que Chamlay, l'auteur ou l'instigateur des incendies dans le Palatinat, se sentait pris de pitié lui-même, plaidait la cause des bonnes gens d'Allemagne, et conseillait au ministre de supprimer ou de diminuer au moins les contributions dans le voisinage du Rhin. Cela est à faire, disait-il[6], afin de rappeler les paysans chez eux, et de les retirer du schnapanisme, qui est une profession qu'ils n'embrassent que par force, parce qu'on les court comme des chiens fois, et pour le payement de sommes qui sont tout à fait au-dessus de leurs forces. Il faut toujours se gouverner suivant les temps ; jusques ici que Philisbourg et Landau n'étoient pas en état, il a convenu d'abîmer le Palatinat ; maintenant que ces places s'achèvent, il convient de le rétablir, afin d'y faire subsister les armées de Sa Majesté.

Le Palatinat cisrhénan fut un peu moins maltraité peut-être, mais non pas la rive droite du Rhin. Vous ne me mandez point encore que vous ayez pris aucunes mesures pour avancer les contributions, écrivait Louvois au marquis d'Huxelles[7] ; je vous prie d'examiner avec M. de Tallard ce qui se pourroit faire. Il me sembleroit que, lui sortant par Philisbourg, et vous par le Fort-Louis, pourvoit faire de rudes exécutions. Je sais que cela détournera un peu les ouvrages des places ; mais en vérité, il est honteux que les ennemis demeurent aussi longtemps en repos, et que l'on n'avance rien pour la contribution.

Si, du côté du Rhin, les sources qui alimentaient l'extraordinaire se réduisaient de jour en jour et tarissaient presque, c'était, du côté des Pays-Bas, une crue sans relâche, un afflux, un torrent. Le marquis de Boufflers, qui avait pris, après la campagne, le commandement général, de la mer à la Meuse, était infatigable. Sur un point ou sur un autre, il ne se passait pas de semaine que le territoire espagnol ne fût visité, fouillé, ravagé par les troupes françaises. On ne -comptait pas les courses de partis ; c'étaient des invasions profondes, non plus par détachements, mais par grands corps d'armée, en état de livrer bataille. La Gazette de France annonçait au public, le 18 janvier 1691, que le marquis de Boufflers était parti d'Ypres, le 9, avec treize mille hommes de pied, six mille chevaux, seize pièces d'artillerie et deux équipages de pont, qu'il avait pris et détruit le fort de Plaskendal, traversé le canal de Bruges, brûlé un faubourg de Gand et mis à contribution le riche pays de Vaes[8]. De cette seule fois, l'extraordinaire des guerres fit une recette de dix-huit cent mille livres.

Gros bénéfices dans les Pays-Bas, médiocres sur le Rhin, nuls dans les Alpes. Le duc de Savoie et ses Piémontais, le plus pauvre des princes et le plus pauvre des peuples, coûtaient à eux seuls plus d'argent et donnaient plus de peine au roi de France que tout le reste de l'Europe. Après une rude campagne de négociations et de guerre, Catinat demeurait obligé de négocier et de combattre. Dans les premiers jours du mois de décembre 1690, un des aumôniers du duc de Savoie, l'abbé de Cumiane, avait fait savoir au marquis d'Herleville, gouverneur de Pignerol, que, pour peu qu'on fût encouragé du côté de la France, il y avait en Piémont beaucoup de tendance à se rapprocher d'elle. M. d'Herleville avait aussitôt dépêché à Turin un avocat de. Pignerol, nommé Perrachino, sous le prétexte de régler quelques difficultés à propos des contributions, en réalité pour entrer en éclaircissements avec l'abbé de Cumiane, son ami. L'abbé n'hésita pas à dire que, si le duc son maitre pouvait être assuré de n'être pas inquiété dans ses États par les troupes royales, il chercherait tous les moyens d'en éloigner celles de la ligue ; mais que, pour l'aider dans ses efforts, il fallait que le roi lui accordât, secrètement et sur parole, un armistice de trois mois.

A peine informé de cette proposition, le marquis d'Herleville s'était rendu à Suze, le 26 décembre, afin d'en donner connaissance à Catinat. Celui-ci en instruisit immédiatement Louvois par une lettre toute de sa main, et qu'il terminait par les réflexions suivantes : Je n'ai rien à vous dire, monseigneur, sur le caractère d'esprit de ce prince, plein de finesse, de dissimulation et d'artifice. Je dirai seulement que l'abîme d'affaires où il s'est plongé peut lui avoir donné de grandes envies d'en sortir. Toute sa cour et son pays veulent un accommodement avec la France, et tous ses ministres, hors le marquis de Saint-Thomas, qui se croit disgracié de manière, à notre cour, à n'en pouvoir revenir. Sur quoi je vous dirai ce que l'abbé de Cumiane a conté audit sieur Perraquin, qui est que, dans un conseil où M. le duc de Savoie avoit été pressé de chercher les expédients de rentrer dans les bonnes grâces du roi, le président de Provane poussa son zèle là-dessus jusqu'à embrasser les genoux de Son Altesse Royale, pour lui inspirer l'accommodement, lui représentant les malheurs de son pays, et lui disant en termes pathétiques que, s'il avoit la vertu de se résoudre à souffrir tout ce qui pouvoit regarder sa personne, il ne devroit pas se dépouiller des sentiments d'amour et de compassion qu'il devoit à ses peuples. Ce discours l'ébranla si fort qu'il parut y vouloir donner quelque consentement ; mais cela en demeura là. L'on soupçonne que le marquis de Saint-Thomas en a pu donner avis au gouverneur de Milan, parce qu'il est revenu fort promptement, immédiatement après ce conseil[9].

Ainsi, pour la première fois depuis la rupture, Victor-Amédée faisait des avances ; étaient-elles sincères ? La proposition même qu'il hasardait trahissait ses inquiétudes. Pendant les mois d'hiver, les neiges et les glaces accumulées dans les montagnes le séparaient de ses possessions transalpines ; le comté de Nice, les postes qu'il conservait encore en Savoie, la place de Montmélian, par exemple, étaient exposés sans secours possible aux attaques de Louis XIV. Trois mois de sécurité au contraire, et peut-être quatre, si les négociations traînaient, devaient sauver ses possessions compromises, puisque, en avril ou en mai, les communications déjà rouvertes lui permettraient d'y faire passer des renforts. Telles étaient ses craintes et ses espérances, et il les avouait en demandant une si longue suspension d'armes. Quoi qu'il en soit, l'empressement que Louvois mit à répondre à ces ouvertures, quelque suspectes qu'elles lui dussent être, témoigne de son désir sincère de donner aux affaires d'Italie une conclusion prompte, sérieuse et pacifique.

Le 5 janvier 1691, il avait reçu la lettre de Catinat ; le 6, il lui adressait une longue et lumineuse dépêche, où toutes les difficultés étaient prévues, toutes les conditions nettement déterminées. Le ministre avouait sans détour les embarras que cette guerre donnait à la France ; mais la guerre avec tous ses embarras valait mieux qu'une négociation douteuse, languissante et pleine de surprises. Sa Majesté, disait-il, verroit avec plaisir un sincère retour de M. le duc de Savoie ; et, comme la quantité d'ennemis qu'elle a sur les bras l'empêche de faire passer en Italie des forces assez considérables pour y faire de grandes conquêtes, elle regarderoit comme un grand avantage de pouvoir mettre sa frontière de ce côté-là hors d'état d'être attaquée, et seroit bien aise de pouvoir renforcer ses armées des troupes destinées à la défendre de ce côté-là. En même temps, Sa Majesté fait réflexion au mauvais esprit de M. le duc de Savoie, auquel elle croit qu'il ne faut se fier que de bonne sorte, et qu'il faut plutôt agir avec lui avec défiance que de toute autre manière. Sa Majesté ayant examiné ce que contient votre lettre, dans cette vue, croiroit qu'il ne seroit pas impossible que M. le duc de Savoie n'eût fait faire cette proposition que dans la vue de se mettre à couvert, pendant trois mois, de ce que les troupes du roi pourroient entreprendre contre ses États, auparavant la fin desquels il pourroit espérer les secours qu'il s'imagine que ses alliés lui fourniroient. L'intention de Sa Majesté est que vous fassiez dire à l'abbé de Cumiane que M. le duc de Savoie peut espérer un sincère retour dans les bonnes grâces du roi, quand il sera dans une véritable disposition de les mériter, que l'amitié que le roi a pour Monsieur et pour madame la duchesse de Savoie, sa nièce, portera toujours Sa Majesté à tendre les bras à M. le duc de Savoie, quand Sa Majesté connoitra que c'est de bonne foi qu'il veut revenir à elle, et qu'il veut quitter tous ces malheureux engagements où il est entré avec ses ennemis et les religionnaires ; qu'à l'égard de la suspension d'armes sur parole, vous la croyez inutile et dangereuse pour M. le duc de Savoie, puisque la négociation courra plutôt risque d'être éventée par là que de toute autre ma. fière ; que si néanmoins il la désire, vous la ferez exécuter pendant quinze jours, ce qui est plus que suffisant pour la conclusion du traité ; que si ce traité se conclut, vous la prolongerez de quinze autres jours, dans lesquels les ratifications se pourront échanger facilement. A l'égard du marquis de Saint-Thomas, vous pouvez charger l'abbé de Cumiane de lui dire que le roi oubliera le passé d'autant plus aisément que Sa Majesté croit qu'il connoit assez profondément combien il s'est trompé dans les conseils qu'il a donnés à son maître, pour s'attendre qu'il lui en donnera à l'avenir de tout opposés, si le traité se fait. Suivent les conditions : rupture de tous les engagements noués par le duc de Savoie avec l'Empereur, les Espagnols, et tous les autres ennemis de la France ; révocation des édits accordés aux religionnaires et nouveaux convertis du Piémont ; entrée des troupes françaises dans Verrue, Saluce, Villefranche, Carmagnole, et dans le château de Montmélian ; occupation de ces places et de Suse, déjà occupée, jusqu'à la paix générale ; envoi de trois régiments d'infanterie et des trois régiments de dragons piémontais pour servir dans les armées françaises, excepté contre l'Empire et l'Empereur. A ces conditions, le roi de France est prêt à restituer au duc la possession de la Savoie, et à proclamer, sous la garantie du pape, du grand-duc de Toscane et de la République de Venise, la neutralité de l'Italie. Rien n'est plus désirable que cette affaire heureusement conclue, ajoutait Louvois quelques jours après[10] ; mais elle deviendroit mortelle si M. le duc de Savoie, ayant mauvaise intention, parvenoit à vous tromper. Le remède, c'est de rompre toute négociation, dès que vous verrez que l'on ne marchera pas de bonne foi.

Louvois avait bien raison de se défier. Sans se donner le temps de connaître les conditions de Louis XIV, et rien qu'en voyant sa proposition d'armistice réduite de trois mois à quinze jours, Victor-Amédée se sentit découvert, et rentra dans son labyrinthe, où Catinat n'eut garde de le suivre. Il était bien évident que le duc de Savoie n'avait jamais voulu traiter. L'on m'a dit, mandait Catinat[11], que pressé par quelques-uns de ses ministres de s'accommoder avec la France, après la prise de Suse, il avoit répondu : Je ne puis, je ne le veux point et je ne le dois pas. L'avocat Perraquin, qui était vraiment sincère, eut beaucoup de peine à justifier sa conduite, et plus encore celle de l'abbé de Cumiane. Toute la justice que je vous puis faire dans cette affaire, à vous et à lui, répondit Catinat à ses protestations, c'est de croire que l'on vous trompe ; mais comptez que cela ne s'étendra pas jusqu'à moi. Dès les premiers symptômes de fraude, le général n'avait plus songé qu'à faire sentir au duc de Savoie la pointe de son épée.

Ce n'était plus M. d'Herleville qui commandait à Pignerol ; il venait d'être remplacé par le marquis de Feuquières. Tout différent de son prédécesseur, fort honnête homme et de capacité médiocre, celui-ci avait infiniment d'esprit et de talents, gâtés par la méchanceté la plus noire. Il n'était pas méchant comme d'autres sont corrompus, d'une corruption acquise, d'un cœur vicié, mais qui peut s'assainir ; il était méchant de naissance, de nature et de fonds, sans regret et sans remède. Quoique sa méchanceté ne fût pas exempte de calcul personnel, il avait plus de jouissance à faire .des victimes que d'empressement à profiter de leurs dépouilles ; ce qu'il cherchait, ce n'était pas son bien d'abord, et puis le mal d'autrui, c'était le mal d'autrui d'abord. Quand il fut hors du service, et n'ayant plus d'intérêt à nuire, il ne laissa pas d'aboyer et de mordre ; sans amour du vrai ni du bien, et pour le seul plaisir de déchirer des réputations, il fit des Mémoires. Les caractères, dit-on, s'éclairent par les contrastes ; on connaît toutes les vertus de Catinat : qu'on prenne tous les vices opposés, on aura Feuquières. Naturellement il détestait Catinat qui cependant lui avait rendu les meilleurs offices, en considération surtout du comte de Rébenac, son frère, naguère ambassadeur à Turin, et compromis par le fait, non par la volonté du général, dans les embarras de la rupture.

A peine installé à Pignerol, le marquis de Feuquières poursuivit Catinat de propositions belliqueuses. Il obtint d'attaquer Savigliano, qu'il prit sans résistance ; puis il offrit de surprendre Avigliana ou Veillane, qui était un poste de considération, à moitié chemin entre Turin et Suse. Cette affaire, beaucoup plus sérieuse que l'autre, déplaisait à Catinat ; il y refusa d'abord son approbation ; puis, sur de nouvelles instances, il finit par y acquiescer, mais à la condition de la diriger lui-même. Ce n'était plus le compte du marquis de Feuquières. Lorsque, le 27 janvier à huit heures du matin, Catinat, parti de Suse la veille à l'entrée de la nuit, parut devant Veillane, il trouva les Piémontais triomphants et M. de Feuquières en retraite. Celui-ci, pour avoir seul tout l'honneur du succès, avait quitté Pignerol six heures plus tôt qu'il n'était convenu, et sans attendre son général, il avait brusqué l'attaque. Grâce à l'arrivée de Catinat, sa retraite ne fut qu'à moitié honteuse. Cependant il eut l'audace d'écrire à la cour et de se représenter comme une victime sacrifiée dans une affaire mal entendue et mal conduite.

Il ne réussit pas mieux à surprendre les courtisans que les Piémontais ; s'il n'avait pas eu affaire au plus généreux des chefs, c'était fait de lui[12]. Mais il fallut bien qu'il fit amende honorable. Je sais, écrivit-il à Louvois[13], que des gens ont été assez mauvais pour faire débiter à Paris que j'avois attaqué sans ordre à Veillane, et dans la vue d'emporter ce poste avant l'arrivée de M. de Catinat, pour en avoir seul l'honneur ; ce qui est bien faux. Car, outre que je sais parfaitement bien me tenir dans les termes d'une obéissance exacte, c'est que je suis trop sensible aux bontés et aux égards que M. de Catinat m'a toujours marqués pour être capable d'une chose comme celle-là, qui, d'ailleurs, et pour principale raison, seroit préjudiciable au service du roi, qui, chez moi, a toujours passé et passera toujours devant toute sorte d'intérêts particuliers. Au bout du compte, monseigneur, nous avons marché pour enlever un quartier ; des contretemps nous l'ont fait manquer. Notre condition seroit bien malheureuse s'il falloit répondre de tous les événements à messieurs les critiques. Catinat, qui aurait pu l'accabler, se contenta de montrer qu'il connaissait bien ce personnage proposant toutes sortes d'entreprises avec un air d'audace, sauf à se tirer d'affaire par de mauvaises raisons. La conclusion de tout cela, c'est, disait-il enfin, qu'il faut se tenir à portée de servir avec les gens que le roi donne, et qu'il ne faut pas que nos antipathies nuisent à son service. Excellente leçon pour les chefs d'armée, surtout quand celui qui la donne commence par prêcher d'exemple.

Louvois prit à peine garde à cette affaire ; il roulait dans sa tête des projets à réparer de plus grands échecs que celui de Veillane. Le 2 février, il dépêchait à Catinat, une instruction pour la conquête du comté de Nice. Douze mille hommes de pied et trois mille chevaux avaient leurs quartiers d'hiver en Provence ; c'était plus de troupes qu'il ne fallait ; quatre vaisseaux et vingt galères, sous le commandement du comte d'Estrées, vice-amiral, et du chevalier de Noailles, devaient seconder les opérations de l'armée de terre, lui fournir son artillerie, ses munitions, ses vivres, et des auxiliaires au besoin[14]. De Briançon, Catinat fit ses préparatifs avec une telle prudence que Victor-Amédée ne se douta de rien. Le 12 mars, jour fixé par sort instruction, Catinat franchit le Var sans aucune difficulté[15], laissa quelques troupes devant Nice, et mena le reste à Villefranche, où l'escadre avait rendez-vous.

Rien n'est plus difficile à régler qu'un juste accord entre la marine et l'armée de terre, et rien n'est plus délicat à maintenir ; le moindre souffle ou la moindre boutade suffit à déranger le concert. Il y eut quelque chose de cela d'abord, et Catinat en fit la remarque, mais si doucement qu'on aurait peine à prendre cette remarque pour un reproche. Je ne sais, mandait-il à Louvois, le 15 mars, si monseigneur est bien informé que toute cette côte est fort difficile, et qu'il n'y a presque qu'un calme qui permette de l'approcher. Il nous paroît à terre le plus beau temps du monde, que l'on se plaint que la mer est grosse. Enfin, monseigneur, je trouve que les affaires de terre, dont les projets ont accoutumé d'être justes, sont bien déconcertées quand elles dépendent de la marine, quelque bonne volonté que puissent avoir ceux qui la commandent, ne m'imaginant pas qu'on en puisse plus avoir que MM. le comte d'Estrées et de Noailles. Je comprends aisément qu'un débarquement sans port et dans une mauvaise rade est sujet à bien des traverses. S'il y eut un grain, il n'y en eut qu'un, suivi d'une parfaite et constante embellie.

Le château de Villefranche capitula le 20 mars ; deux jours après, le fort de Montalban ; le 26, la ville de Nice fit son accommodement. Restait le château, très-fort et capable de soutenir un long siège. Les opérations commencèrent le 27 ; Catinat ne s'y épargna pas. Il paroit à tout le monde, écrivait à Louvois l'intendant Vauvré[16], que M. de Catinat s'expose trop, ayant manqué hier deux fois d'être blessé de coups de mousquet, dont un lui effleura le justaucorps, et un autre lui donna auprès du pied. Deux magasins à poudre, effondrés par les bombes, sautèrent successivement dans la place ; il ne restait plus de la garnison, abîmée par ces explosions effroyables, que ce qui était absolument nécessaire au gouverneur pour obtenir les honneurs d'une capitulation ; il s'y résigna le 3 avril. La conquête du comté de Nice n'avait pas coûté à l'armée française plus d'une centaine d'hommes tués ou blessés. Les Niçards députèrent à Louis XIV, pour lui témoigner la joie qu'ils avaient d'être réunis à la France[17].

M. le duc de Savoie croit être toujours plus fin que ceux avec lesquels il veut traiter, disait Louvois ; et il venait de lui démontrer, par un coup de maitre, la vanité de ses finesses[18]. Il y avait, parmi les sujets de Victor-Amédée, même avant la perte de Nice, .des mécontents et des railleurs. Dès le 26 février, M. de Feuquières avait envoyé à Louvois un spécimen des pasquinades qui commençaient à courir dans Turin. C'était une estampe où l'on voyait l'Empereur et le roi d'Espagne en chemise, et regardant piteusement leurs hardes foulées sous les pieds de Louis XIV ; celui-ci, cependant, était en train de dépouiller le duc de Savoie, qui s'écriait, en s'efforçant de retenir sa chemise : Empêchez donc qu'il ne me l'ôte ! A quoi les deux autres répondaient : Patience ! nous vous la ferons rendre quand nous aurons repris nos habits. Cette bouffonnerie, d'une exactitude parfaite, ne pouvait pas venir plus à propos. On n'entendait partout que les plaintes et les appels de Victor-Amédée.

A La Haye, où Guillaume III, entouré d'Électeurs, de princes, de ministres, de généraux et de diplomates, était venu tenir cour plénière, congrès poli-que et conseil de guerre, c'était l'envoyé de Savoie qui se donnait le plus de mouvement ; mais voici que l'envoyé d'Espagne accourt, fend la foule, et jette un cri : Mons est assiégé ! Le roi de France assiège Mons ! Un moment après, c'est renvoyé de Savoie qui revient à la charge : Tout est perdu ! Les François sont à Nice ! Nice et Mons, Mons et Nice, on ne sait plus auquel entendre ; cependant on rudoie le Piémontais ; il s'agit bien vraiment de Nice, quand Mors est en péril ! Voilà le congrès en désordre ; quel trouble-fête que ce Louvois ! Quelle affaire que ce siège de Mons, au mois de mars, un second exemplaire du siège de Gand, un coup de partie à détruire la coalition cette fois-ci comme l'autre !

C'était bien ainsi que l'entendait Louvois ; aussi, que de méditations, que de combinaisons, que d'études, que de soins, de mesure et de secret ! Un tel projet ne datait pas de la veille. Quand Monseigneur était revenu d'Allemagne, au mois d'octobre, Louis XIV lui avait annoncé en confidence le siège de Mons pour le prochain mois de mars. Il y a mieux ; le 12 mai 1690, Louvois avait donné l'ordre aux intendants de Flandre et d'Artois de faire acheter secrètement neuf cent mille rations de foin de quinze livres chacune, à condition, disait-il expressément[19], que ces foins demeureront chez ceux qui les vendront jusqu'à ce que l'on les demande, ce qui sera au plus tard dans le dernier avril prochain. C'était pour le siège de Mons ; ainsi de mille autres détails, qui semblaient perdus dans le mouvement général en 1690, mais dont Louvois tenait à part et sans embarras les fils délicats, et pour lui seul, distincts[20]. C'était en vue du siège de Mons qu'il avait fait, après la campagne, la disposition des quartiers d'hiver, de manière à répartir dans le voisinage des Pays-Bas tous les éléments d'une grande armée ; c'était en vue du siège de Mons qu'une ordonnance du 8 octobre 1690 avait promis deux cents livres de gratification à tous les capitaines d'infanterie dont les compagnies seraient complètes et instruites à la fin du mois de février 1691.

Le 23 février 1691, Louvois écrivait à Louis XIV : Je viens d'achever ce qui m'avoit obligé de supplier Votre Majesté de me permettre de venir à Paris, et je suis en état de lui lire demain au soir ; mais il sera nécessaire de trois heures pour cela, de quoi j'ai cru devoir rendre compte à Votre Majesté, afin qu'elle puisse régler sur cela l'heure qu'il lui plaira de me commander de me rendre demain au soir auprès d'elle. Ce morceau de littérature, c'était la préface du siège de Mons, une instruction pour le marquis de Boufflers, cent quarante-sept pages à lire tout d'une haleine. Lecture faite, le 24 février, la pièce fut expédiée le lendemain, et dépêchée, le 26, à son adresse[21]. Même après l'instruction pour le siège de Gand, celle-ci est un chef-d'œuvre.

Afin d'échapper à l'indiscrète curiosité des courtisans, Louvois est revenu à Paris ; il correspond presque tous les jours avec Louis XIV, mais non pas tous les jours, ne croyant pas, lui écrit-il le 9 mars[22], que Votre Majesté voulût être importunée de toutes les lettres que je reçois concernant l'affaire dont il est question, et qu'il suffit de remédier de mon mieux aux difficultés qui se rencontrent à son exécution. Je le fais avec l'application que je dois. J'ai travaillé à rectifier une infinité de choses que le munitionnaire général a niai exécutées, et j'espère que tout ira bien et que toutes les choses réglées par Votre Majesté seront exécutées le mieux qu'il sera humainement possible.

Le 13, Louvois reparaît à Versailles, s'enferme avec le roi, sort en disant qu'il va se promener à Meudon et qu'il reviendra le soir ; cependant il court à Paris, donne des ordres jusqu'à la nuit, monte en chaise de poste et part pour la Flandre. Le lendemain, à son lever, Louis XIV déclare le siège de Mons et le siège de Nice à la fois. Le 15, Louvois lui écrit de Valenciennes : Je suis arrivé ici sur les trois heures. La campagne étoit noire de troupes d'infanterie et de cavalerie, et de chevaux d'artillerie qui arrivaient[23].

Le 17, Louvois commence, pour M. de Pontchartrain, un journal qu'il continuera pendant tout le siège. Mons a été investi, jeudi 15, à sept heures du matin. Le gouverneur a fait assembler les bourgeois pour leur dire que ce n'était qu'une feinte et que, le lendemain, il n'y aurait plus personne, et qu'assurément les François n'étoient point en état d'assiéger Mons. Lorsque hier, à la pointe du jour, l'on vit encore les François, la consternation fut grande dans la ville, et elle augmenta lorsque, sur les dix heures du malin, on vit encore arriver des troupes de tous côtés. Il paroit que depuis hier à midi on mène du canon sur les remparts, et que l'on y fait des batteries. Il n'est entré personne dans Mons, et la garnison est au même état qu'elle étoit il y a deux mois, hors que la plupart des officiers des troupes d'Hollande et de Brandebourg sont allés à La Haye faire leur cour à leurs maîtres. L'on commence aujourd'hui à travailler aux lignes avec vingt mille pionniers, et en trois jours cela sera fait.

Du même jour il écrit au roi : Votre Majesté verra que, le 15, à dix heures du matin, M. de Castanaga ne savoit encore rien du mouvement que les troupes de Votre Majesté viennent de faire. Et à l'archevêque de Reims : Le roi aura entre ci et quatre ou cinq jours, entre la Lys et la Meuse, quarante-cinq mille hommes de pied et plus de trente mille chevaux, sans compter les garnisons. Je ne sais si vous croyez qu'avec cela le prince d'Orange ni M. de Castanaga puissent s'opposer à J'entreprise de Sa Majesté. En complant les garnisons, ou plutôt les détachements qui, sans laisser les places dégarnies, étaient prêts à marcher au premier ordre, Louvois avait mis à la disposition de Louis XIV l'armée la plus formidable qu'on eût jamais vue, quatre-vingts bataillons et deux cent quarante escadrons.

Le 21 mars, Louis XIV, accompagné de Monseigneur[24], de Monsieur et du maréchal de La Feuillade, arriva de Versailles, et prit son quartier au sud de Mons, du côté des attaques dirigées par Vauban contre les ouvrages qui couvraient la porte de Bertaimont. Le maréchal de Luxembourg gardait la partie septentrionale des lignes ; c'était par là seulement qu'une armée de secours, si les alliés surpris avaient le temps et les moyens d'en rassembler une, pouvait essayer de troubler le siège. Vers l'ouest, le maréchal d'Humières se tenait à portée, avec des troupes d'infanterie et de cavalerie que Louvois n'avait pas jugé nécessaire d'entasser dans les lignes. Matériel, munitions, vivres, fourrages, il y avait de tout à profusion ; jamais on n'avait vu d'hôpital militaire si bien établi et si peu rempli, tant de chirurgiens ayant heureusement si peu de chose à faire. Enfin, ce siège était une vraie fête ; il n'y manquait, au gré des raffinés, qu'un peu plus d'animation du côté de la défense. De toutes les places que le roi a attaquées jusqu'à présent, mandait Louvois à Pontchartrain, aucune garnison n'a moins montré de vigueur que celle-ci et n'a fait de plus mauvaise contenance. Les trente-cinq pièces de 24 et vingt-cinq mortiers qui commencèrent hier à tirer sur les dix heures du matin, disait-il à la date du 27 mars, ont continué le reste de la journée, et ont fait un feu terrible qui a tellement étonné les ennemis qu'ils n'ont quasi point tiré de mousquet, en sorte que tout le monde étoit sur le revers des tranchées, comme l'on est pendant une capitulation.

Le rédacteur de la Gazette de France avait obtenu de lire le journal de Louvois ; émerveillé de ce qu'il y voyait, il essayait de reproduire pour ses lecteurs la beauté du spectacle ; mais comme il avait plus de zèle que de science militaire, il commettait des bévues et des indiscrétions qui lui valurent un beau jour un avertissement dans les règles. Je vous prie, lui écrivait Louvois, de vouloir mieux vous expliquer quand vous parlez de ce siège-ci ; car, quand vous dites que la tranchée étant à vingt toises de l'ouvrage à corne, on a sapé le demi-bastion dudit ouvrage, ce sont des expressions ridicules. Il n'est point vrai qu'il y ait eu de lieutenant d'artillerie tué. Je vous ai déjà fait dire de ne vous point mêler de nommer les troupes qui sont dans les armées, et je vous prie que ce soit la dernière fois que cela vous arrive[25]. Quand Louvois voulait de bons articles, il les faisait lui-même ; c'était le plus sûr.

Le siège de Mons n'exigeait pas qu'il se donnât tant de peine. On peut dire de ce siège ce qu'on a dit ailleurs de celui de Gand : dès que la place avait pu être investie, la place était prise. L'intérêt politique suscité par de tels événements surpassait de beaucoup l'intérêt militaire, lequel d'ailleurs n'était pas concentré dans les lignes du siège ni dans la lutte disproportionnée de l'attaque et de la défense. On ne se demandait point : Mons tiendra-t-il ? On se demandait : Mons sera-t-il secouru ? Louis XIV lui-même s'inquiétait peu de Mons, beaucoup du prince d'Orange, beaucoup trop pour sa propre gloire. Il avait sous la main des troupes à n'en savoir que faire, et cependant il croyait n'en avoir pas assez ; il en faisait venir encore, dix-huit bataillons le 1er avril, et peu de jours après, cent quarante escadrons ; il en avait tant qu'elles se gênaient les unes les autres, et qu'en cas d'attaque, elles n'auraient pas eu de place pour se mouvoir.

Quand on lit ce que Louvois écrivait à M. de Pontchartrain le 5 avril, on sent le blâme contenu, mais le blâme certain de ces inquiétudes excessives et mes- séantes : Il est venu un paysan cette nuit, qui m'a si bien assuré avoir marché avec l'armée ennemie jusqu'à Hal, où il a dit l'avoir vue camper, qu'en ayant été rendre compte au roi, Sa Majesté a jugé à propos de me commander d'expédier ses ordres pour faire venir aujourd'hui et demain, dans le camp, dix-huit mille chevaux d'augmentation ; cela a été expédié en trois heures de temps. Cependant je viens de parler à un autre paysan qui m'a assuré avoir passé à dix heures à Hal, venant de Bruxelles, et qu'il n'y avoit aucunes troupes. La cavalerie qui vient ne mourra point de faim, et apparemment, dans trois ou quatre jours, si le prince d'Orange ne vient point, s'en retournera dans ses garnisons.

Le prince d'Orange ne vint point. Vauban soutenait qu'il n'avait jamais pu songer à venir, et sans se soucier de plaire ou de déplaire, il démontrait par toutes sortes de bonnes raisons, militaires et topographiques, comment il n'était pas possible qu'il y eût songé. Cela, disait-il[26], se touche au doigt et à l'œil, et se voit aussi clairement qu'une chose de fait. Quelle apparence y avoit-il qu'une armée de secours pût réussir ? Toutes ces réflexions-là sont très-communes et ne peuvent manquer de passer par l'esprit d'un homme qui pense sérieusement à secourir une place. Cela étant, seroit-il bien possible qu'elles eussent été capables de faire prendre une telle résolution au prince d'Orange ? Pour moi, j'estime que d'avoir une telle pensée de lui seroit lui faire plus de tort que de lui prendre Bréda. C'était déjà lui faire bien assez de tort que de prendre Mons aux Espagnols.

Écrasée par les bombes, labourée par les ricochets, incendiée par les boulets rouges, la capitale du Hainaut fit sa soumission le 8 avril ; le même jour, un courrier de Catinat apportait la soumission de Nice. Les deux sièges annoncés en même temps finissaient en même temps, tous deux avec des pertes à peine sensibles. Il n'y avait eu, devant Mons, qu'une centaine d'hommes tués et quatre cent cinquante blessés. Les troupes alliées, qui étaient en marche pour se joindre, reçurent contre-ordre et regagnèrent leurs quartiers, tandis que les chefs de la coalition s'accusaient et s'injuriaient les uns les autres. Mal vu, presque insulté par les gens de Bruxelles, le roi Guillaume fit au marquis de Castanaga des adieux fort secs, et reprit, malade de corps et d'âme, le chemin de La Haye.

Avant de retourner à Versailles, Louis XIV avait au contraire à distribuer des félicitations et des récompenses. Le roi, dit Dangeau, le 9 avril, a donné ce matin à Vauban cent mille francs, et l'a prié à diner, honneur dont il a été plus touché que de l'argent ; il n'avoit jamais eu l'honneur de manger avec le roi. Sa Majesté a donné deux mille pistoles à Vigny, qui commandoit l'artillerie, et deux mille pistoles à M. des Mesgrigny[27]. Il a fait beaucoup d'autres libéralités dans le camp. Le roi, certes, ne pouvait mieux faire ; mais Louvois ? comment fut-il récompensé ? J'ai appris, c'est Dangeau qui parle, j'ai appris que, durant le siège, le roi avoit été un peu en colère contre M. de Louvois, de l'opiniâtreté avec laquelle il avoit voulu que les commissaires des guerres marquassent le camp de la cavalerie qu'on fit entrer dans les lignes ces jours passés. Ce soin regardoit naturellement le maréchal des logis de la cavalerie, et le roi vouloit que cela se fit dans les formes ordinaires[28].

Louvois avait grand tort assurément ; les commissaires des guerres n'étaient que des officiers d'administration, et le choix du campement n'était pas du tout leur fait ; malheureusement la pente de Louvois était de trop sacrifier les militaires aux administrateurs. Il avait tort ; mais était-ce bien là le vrai grief de Louis XIV contre lui ? Pour que Dangeau, prudent, circonspect, modéré, tempéré jusqu'à la fadeur, se soit permis de nous montrer Louis XIV un peu en colère, combien ne faut-il pas que cette colère ait été grande, violente, éclatante[29] !

Louis XIV s'en revenait du siège de Mons presque aussi morose que le prince d'Orange. Un de ses premiers soins, en arrivant à Versailles, fut de déclarer qu'il ne voulait point être harangué, ni par le parlement, ni par aucun autre corps. Il était mécontent de lui-même, comme en 1676, lorsqu'il avait manqué l'occasion de battre le prince d'Orange. Cette fois, il avait eu l'appréhension de le combattre ; son inquiétude s'était trahie par des précautions excessives, et, selon le jugement de Louvois, tout à fait inutiles. Louvois avait eu trop facilement raison contre Louis XIV ; c'était là son grand crime ; l'orgueil du roi, froissé, humilié de sa propre faiblesse, avait cherché la première occasion de prendre sa revanche, et l'avait prise à propos d'une misère[30]. Voilà comment ce siège de Mons, au lieu d'être pour Louvois un mérite, un titre à raffermir son crédit, lui devint au contraire une cause de défaveur, un motif de disgrâce.

On peut affirmer que de ce coup Louvois fut mortellement blessé ; son humeur s'aigrit ; il eut, même pour ses amis les plus dévoués, des redoublements de rudesse. Vauban, accablé de travail, lui avait promis des plans de Mons ; Louvois les réclamait, assez doucement d'abord[31] : Vous me trouverez un peu pressant, disait-il ; mais on ne se change point à l'âge que j'ai. Un mois se passe, les plans ne sont point arrivés ; Louvois gronde[32] : Je ne puis finir cette lettre sans vous dire qu'il y a aujourd'hui sept semaines que les troupes du roi sont entrées dans Mons, sans que j'aie pu encore en avoir un plan. Je vous avoue que je ne saurois voir qu'avec beaucoup d'impatience un retardement si extraordinaire. Si le chevalier de Clerville vivoit, vous seriez bien plus diligent. Un autre mois s'est écoulé, rien n'est venu ; Louvois s'irrite[33] : L'on ne peut être plus mécontent que je le suis de ces longueurs. Je n'ai point de temps à perdre pour lire un nouveau mémoire où il y aura quelque expression plus élégante. Je vous ai demandé ce plan que j'ai eu entre les mains ; je suis fort surpris que .vous ne nie l'ayez point envoyé ; je désire que vous le fassiez partir le lendemain que vous aurez reçu cette lettre, et que vous ne vous en dispensiez pas, pour quelque raison que ce soit.

L'expression d'agitation fébrile n'est pas ici une figure ; Louvois était brûlé de fièvre. Les médecins lui conseillaient le repos ; est-ce qu'il avait le temps de se reposer ? La seule concession qu'il fit aux instances de ses amis, ce fut de faire venir des eaux de Forges qu'il prenait tout en travaillant.

A peine de retour, après le siège de Mons, il lui avait fallu régler la distribution des troupes et les plans d'opérations pour la campagne d'été. L'armée de Flandre, sous les ordres du maréchal de Luxembourg, comptait quarante bataillons et cent dix escadrons, auxquels pouvaient se joindre vingt bataillons et soixante-quatre escadrons commandés par le marquis de Boufflers, entre la Moselle et la Meuse. L'armée du Rhin, réduite à vingt-quatre bataillons et quatre-vingt-douze escadrons, était confiée au maréchal de Lorge, à condition de partager en fait le commandement avec l'inévitable Chamlay. Monseigneur, pour cette campagne, n'était pas de service. De tous les généraux en chef, Catinat était celui qui, relativement à l'année précédente, se trouvait le mieux traité ; il avait sous ses ordres immédiats trente-cinq bataillons et soixante escadrons ; en outre, cinq mille hommes à Casal, cinq bataillons à Pignerol, deux à Suse, six dans le comté de Nice ; et comme son commandement s'étendait sur la Savoie, le Dauphiné et la Provence, il pouvait disposer encore de sept bataillons réguliers, de quatorze bataillons de milices et de quinze escadrons de dragons[34]. L'armée de Catalogne, sous le duc de Noailles, était formée de quatorze bataillons et de dix-huit escadrons. Il n'y avait pas de troupes désignées pour passer en friande ; on s'était contenté d'y envoyer un lieutenant général, M. de Sain t-Rhue, avec deux maréchaux de camp, un brigadier, plusieurs officiers subalternes, volontaires et cadets, beaucoup d'armes, de la poudre, des munitions et de l'argent.

Rien qu'à voir cette disposition des armées, on devine les plans de Louvois. Il est certain que la conquête de Mons et de Nice, tout à coup et tout à la fois, le superbe étalage des forces françaises dans les Pays-Bas, et l'impuissance humiliante des ennemis de Louis XIV, après l'éclat éphémère du congrès de La Haye, avaient mis la consternation dans la Grande Alliance. Si l'Angleterre et la Hollande, à la sollicitation du roi-stathouder, ne s'étaient saignées au profit de leurs débiles alliés, ceux-ci auraient succombé, pour la plupart, d'épuisement et de misère[35]. Déjà, l'Électeur de Saxe avait engagé des pourparlers timides et secrets avec le roi de France. Malgré l'influence des guinées d'Angleterre et des florins d'Amsterdam, la coalition disjointe menaçait ruine. Louvois connaissait les endroits faibles, il savait où frapper les coups décisifs ; en quatre ou cinq mois, tout pouvait être fait. C'étaient les Espagnols et le duc de Savoie, déjà les plus maltraités, qu'il fallait achever d'abord.

Louvois prescrivit dans les Pays-Bas, tout ébranlés de la chute de Mons, des exécutions foudroyantes. Le maréchal de Luxembourg eut l'ordre de renverser de fond en comble, sauf les églises, toute la ville de Hal, ce poste avancé qui faisait la sécurité de Bruxelles, et dont la ruine, en découvrant la capitale des Pays-Bas espagnols, ne pouvait manquer d'y faire crier merci. L'armée française y marcha le 29 mai ; à la seule vue des éclaireurs, la garnison de Hal s'enfuit dans le dernier désordre. On a trouvé, racontait le maréchal, deux officiers qui, par peur, avoient monté au haut du clocher, sous les cloches. Le lendemain, tout croulait dans la ville entamée par la mine et la sape, tandis que M. de Luxembourg s'en allait avec sa cavalerie reconnaitre le camp que le roi Guillaume, rappelé en hâte par ses alliés éperdus, avait formé sous les murs de Bruxelles. Cependant le maréchal ne jugea pas à propos de l'attaquer, et l'expédition faite, il vint s'établir à Braine-le-Comte, en attendant de nouveaux ordres[36].

Dans le même temps que M. de Luxembourg avait marché à la destruction de Hal, le marquis de Boufflers avait marché à la destruction de Liège. Liège n'appartenait pas au roi d'Espagne ; mais Liège était sortie de la neutralité qu'elle avait promise au roi de France, pour venir en aide au roi d'Espagne. Le châtiment fut terrible. Du 2 au 7 juin, les bombes et les boulets rouges, lancés jour et nuit, sans interruption, propagèrent dans tous les quartiers de la ville des incendies qui dévorèrent plus de trois mille maisons. Les Liégeois eurent la constance de ne point céder, attendant des sauveurs ou des vengeurs ; mais lorsque les troupes amies furent arrivées, trop tard pour arrêter le bombardement, au lieu de s'élancer à la poursuite de M. de Boufflers qui se retirait avec lenteur, elles aimèrent mieux reprendre pour leur compte l'œuvre inachevée des Français, et se jetant sur les ruines fumantes de Liège, elles ajoutèrent à la désolation du feu la désolation du pillage. Louvois n'épargna pas les compliments au marquis de Boufflers : Sa Majesté, lui écrivit-il, me commande de vous témoigner la satisfaction qu'elle a de la manière dont vous avez exécuté ses ordres dans cette expédition qui ne pouvoit succéder plus heureusement ni plus glorieusement pour ses armes, puisque, à la vue de huit ou dix mille hommes, vous avez châtié la ville de Liège, sans que personne ait osé s'y opposer, et que les secours que les ennemis ont fait arriver à tous moments dans la ville de Liège, n'ont servi qu'à augmenter la ruine[37].

Des bords du Rhin, Chamlay ne manquait pas d'envoyer à Louvois ses félicitations mêlées de conseils. Il est certain, disait-il[38], qu'on ne sauroit trop s'appliquer à discréditer le prince d'Orange dans son parti. Les conquêtes de Mons et de Nice, l'expédition de Liège, quoiqu'elle n'ait pas produit la prise de cette place, et le rasement de Hal à sa vue, ont déjà bien entamé cette haute idée que les alliés s'étoient formée de sa conduite. Je voudrois tâcher de l'écraser pendant le cours de cette campagne. Il fallait donc, selon Chamlay, courir les chances d'une bataille. Chercher la bataille, répondait Louvois, c'est l'affaire du prince d'Orange et point du tout la nôtre. Autant le roi est persuadé que le prince, d'Orange ne peut avoir en vue que d'essayer à vous donner un combat, écrivait-il au maréchal de Luxembourg[39], autant Sa Majesté désire-t-elle, ainsi que je vous l'ai mandé plusieurs fois par son ordre, que vous fassiez en sorte, s'il en veut passer son envie, que ce ne soit qu'en vous attaquant avec beaucoup de désavantage.

Le roi Guillaume ayant marché d'abord vers Louvain, puis vers la Sambre, Louvois souhaitait que le maréchal de Luxembourg profitât de son éloignement pour bombarder Bruxelles. A qui s'adressait-il ? Au Luxembourg des temps passés, au Luxembourg insensible, inhumain, sans cœur et sans âme ? Cet homme-là n'existait plus. Il y avait à la place un Luxembourg nouveau, généreux, pitoyable, touché des maux de la guerre et s'attachant à les réduire[40]. Il n'avait pas hésité à détruire Hal, parce que l'intérêt militaire exigeait que ce poste fin détruit. Il lui répugnait de bombarder Bruxelles, dont il eût volontiers fait le siège. Pour moi, répondait-il au ministre, regardant qu'un bombardement est un mal à ceux qui le reçoivent, sans fruit à ceux qui le font, je vous avoue que je n'irois point de bon cœur à celui de Bruxelles, parce que c'est un peuple qui publie hautement qu'il voudroit être sous l'obéissance du roi. Je ne laisse pas de voir que nous y tirerons des bombes, qu'il y aura quelques maisons fracassées et le feu dans d'autres que la populace de Bruxelles éteindra facilement, parce qu'elle est nombreuse et qu'elle y sera intéressée, et que, dans cette ville, ils se sont tellement précautionnés pour empêcher le feu qu'il y aura plus de siringues[41] braquées contre les maisons qui brûleront que nous n'aurons de canons et de mortiers en batterie ; et je sais, pour l'avoir vu, que ces siringues-là jettent l'eau non pas si haut que le jet d'eau de Marly, mais aussi gros et aussi haut que celui de Saint-Cloud. Tout cela ne me fait pas espérer un grand effet des boulets rouges et des bombes ; c'est pourquoi j'entreprendrai cette exécution avec la douleur d'être persuadé qu'elle n'opérera pas grand'chose[42].

Montrer que Vauban ne disait pas mieux ni autrement, n'est-ce pas faire le plus bel éloge du nouveau personnage qu'était le maréchal de Luxembourg ? M. le maréchal, écrivait-il à Louvois[43], m'a parlé de bombarder Bruxelles ; mais comme je n'ai pas vu que les bombarderies d'Oudenarde, de Luxembourg el même de Liège aient acquis un pouce de terre au roi, et que, loin de cela, elles lui ont consommé beaucoup de munitions inutilement, extrêmement fatigué et affoibli ses troupes, je ne lui ai rien voulu dire sur cela, parce qu'il m'a semblé aussi que c'est un très-mauvais moyen de se concilier le cœur des peuples, dans un temps où les esprits de ce pays-ci sont mieux disposés pour le roi qu'ils n'ont jamais été. Sans renoncer à son projet, Louvois n'en pressa plus du moins l'exécution immédiate. Je ne vous dis rien, répondit-il à Vauban[44], sur la résolution que le roi a prise de faire bombarder Bruxelles à la première occasion, parce que, tant qu'il y aura d'aussi grandes armées en Flandre, le roi ne peut autrement faire perdre patience aux peuples qu'en les tourmentant le plus qu'il pourra, et il n'y a point de mal que ces peuples-là appréhendent tant que celui-là.

Quant à l'attitude à garder vis-à-vis du roi Guillaume, Vauban était, comme Louvois, tout à fait d'avis qu'il ne convenait pas de chercher la bataille. Le prince d'Orange, disait-il[45], fait apparemment compte d'observer de près M. de Luxembourg et de l'engager, s'il peut, à un combat que celui-ci doit, à mon avis, éviter sur toute chose, le hasard d'une bataille ne convenant nullement au service du roi. Telle était, dans les premiers jours du mois de juillet, la situation des armées dans les Pays-Bas le maréchal de Luxembourg, avec les troupes du marquis de Boufflers jointes aux siennes, se tenait à Soignies, couvrant Mons et menaçant Bruxelles ; le roi Guillaume, avec des forces à peu près égales, occupait le camp de Gembloux, à portée de la Sambre. Les deux adversaires s'observaient à distance, immobiles, mais tout prêts à profiter chacun d'un faux mouvement de l'autre.

Sur le Rhin, il s'en fallait de beaucoup que la situation fût aussi critique. De part et d'autre, et comme par un accord tacite, c'était le côté sacrifié. Tandis que les Allemands ramassaient péniblement quelques troupes entre le Neckar et le Mein, le maréchal de Lorge, établi dans le Palatinat cisrhénan, faisait exactement ce qu'il avait fait l'année précédente, rien ou fort peu de chose. Il démolissait ce que les gens du pays avaient essayé de relever pendant l'hiver, et cette petite besogne achevée, il laissait marauder ses troupes. Monseigneur n'étant plus là pour donner à Chamlay son approbation muette, Chamlay n'osait plus trop ouvertement contredire. Je vous donne avis, écrivait-il à Louvois, que le libertinage est le plus grand du monde et qu'il est absolument nécessaire d'y remédier. Ayez la bonté de mander à M. le maréchal qu'on vous l'a fait savoir de la frontière et de l'armée, et de me gronder dans une lettre de ce que je ne vous l'ai pas mandé.

Chamlay faisait de belles réflexions sur la nécessité de pousser la guerre en Allemagne. Tant que les troupes du roi, disait-il[46], n'agiront que dans la vallée du Rhin et ne donneront point d'inquiétude au cœur de l'Empire, l'Empereur peut soutenir plus longtemps la gageure, dans l'espérance de porter le Turc à la paix et de retomber ensuite sur le Rhin avec toutes ses forces. Mais quand il fallait en venir à l'application, Chamlay trouvait de grandes difficultés. Par excès de critique, il en arrivait au même point que le maréchal de Lorge, qui repoussait tout sans critique. L'instinctive négation de l'un et les discussions infinies de l'autre impatientaient également Louvois. Vos raisonnements, écrivait-il à Chamlay[47], m'ont beaucoup mortifié ; car à force de vouloir prévoir toutes choses, l'on tombe dans l'inconvénient de croire que l'on ne peut rien faire, et que les ennemis sont des corps glorieux qui peuvent exécuter tout ce qui se peut imaginer. Vous faites tout si facile aux ennemis et si difficile aux troupes de Sa Majesté, si son armée étoit au delà du Rhin, qu'il n'y a pas moyen de raisonner avec vous. Sa Majesté voit avec beaucoup de peine que le premier mouvement de l'esprit de M. le maréchal est de différer l'exécution des choses que le roi lui prescrit, au lieu qu'il devroit être de les exécuter incessamment.

Averti, dès le 22 juin, que le roi voulait voir son armée de l'autre côté du Rhin, le maréchal de Lorge, trois semaines plus tard, faisait encore des difficultés pour passer le fleuve. Comment n'avait-il pas reçu de Louvois un de ces coups de boutoir qui faisaient avancer les gens, en dépit d'eux-mêmes ? C'est que l'Électeur de Saxe, naguère en pourparlers avec le roi, commandait l'armée allemande, et que, malgré l'insuccès des négociations, Louvois tenait à le ménager encore.

Il ne tenait pas à ménager les Espagnols ; bien au contraire. Le duc de Noailles avait reçu l'ordre d'envahir la Catalogne ; il y entra par la Cerdagne, marcha rapidement sur la Seu d'Urgel et s'en rendit maître le 11 juin, après trois jours de tranchée ouverte ; puis il lança des détachements dans toute la province et jusqu'en Aragon ; ces courses, et l'apparition des galères de France devant Barcelone, causèrent à Madrid une révolution ministérielle. Les nouvelles d'Espagne sont considérables cet ordinaire, écrivait Louvois, le 9 juillet, au maréchal de Luxembourg. Sa Majesté Catholique ayant supporté avec patience la perte de Mons, a éclaté sur celle d'Urgel qui lui a été beaucoup plus sensible, et pour en témoigner son chagrin, a chassé son premier ministre, le comte d'Oropesa ; ce qui, comme je l'espère, fera que les affaires de cette monarchie iront beaucoup plus mal qu'elles n'alloient.

C'était par des brèches ouvertes en Espagne et surtout en Piémont que Louvois se croyait certain de ruiner la ligue. Il multipliait contre Victor-Amédée les moyens de contrainte : Faites voir à ses peuples, disait-il à Catinat, que c'est de gaieté de cœur que ce prince leur attire tous les maux qu'ils souffrent. On savait qu'au congrès de La Haye, l'envoyé du duc de Savoie, par son insistance opiniâtre, avait dérangé, au profit de son maitre, les plans de finances et les plans de campagne réglés déjà par les chefs de la coalition. Il s'était fait une grosse part dans les subsides fournis par l'Angleterre et la Hollande, et il avait obtenu que l'Électeur de Bavière, au lieu de commander sur le Rhin, marcherait au secours de Victor-Amédée avec une douzaine de mille hommes à joindre aux troupes espagnoles du Milanais. C'était pour balancer l'effet de ce renfort que Louvois avait doublé les ressources militaires de Catinat, en lui donnant d'ailleurs plus d'autorité morale qu'à tout autre chef d'armée : Vous pouvez en toute liberté, lui disait-il expressément[48], faire ce que vous jugerez de plus utile au service du roi.

Cependant Louvois, dès le mois de janvier 1691, tout en préparant â la fois la conquête de Mons et la conquête de Nice, avait imaginé, pour là campagne d'été en Italie, une combinaison stratégique d'une remarquable audace. Tandis que les principales forces de Catinat, ayant leur entrée en Piémont par Pignerol et Suse, auraient attaqué de front Victor-Amédée, un autre corps, venant de Savoie par la vallée d'Aoste, aurait débouché derrière lui, coupé ses communications avec le Milanais, et se rabattant vers la principale armée, l'aurait rejointe enfin par-dessus les débris des Piémontais écrasés entre deux. L'exécution d'un tel projet rencontrait une première et grande difficulté, le passage des Alpes. Dans une lettre du 4 janvier 1691, Louvois avait recommandé à Catinat d'étudier les moyens de communication et de transport par Je petit. Saint-Bernard et même par le grand Saint-Bernard. Le 14 janvier, Catinat lui répondait : Il est inutile de parler sur le passage du grand Saint-Bernard, parce qu'il obligeroit à un passage sur le pays du Valais que Sa Majesté ne veut prendre ni demander ; de plus les neiges le rendent impraticable fort avant dans la belle saison. Le petit Saint-Bernard est plus facile, mais je ne sais point encore précisément de quel obstacle y sont les neiges et jusqu'en quel temps il dure. Une fois descendu dans la vallée d'Aoste, on ne devait pas trouver d'empêchements considérables jusqu'au fort de Bard, sur lequel Louvois avait réclamé des informations particulières. Je vous ai mandé, poursuivait Catinat, que le fort de Bard étoit bon, en heureuse situation pour n'être pas battu du canon, et qu'il est à un passage de la rivière[49] où les montagnes se resserrent de manière que ce passage ne peut être rendu libre que par la prise de ce fort. J'ai avis que Son Altesse Royale a donné des ordres pour l'accommoder.

Catinat n'hésitait pas d'ailleurs à reconnaître tout le mérite du projet de Louvois : Les avantages sensibles de cette entrée en Piémont, pour communiquer avec Casal et rejeter les Espagnols en Milanois, disait-il[50], sont de puissantes raisons pour y engager. Il faut voir à surmonter les difficultés qui s'y opposent ; la principale est celle du transport des vivres et munitions pendant quarante-cinq lieues de chemin dans un pays de montagnes, à dos de mulet, sans aucune avance de magasins à la tête du pays où l'on voudroit agir. Quoique les informations de Catinat ne fussent pas à beaucoup près encourageantes, Louvois ne laissa pas de faire préparer à Grenoble et à Chambéry tout ce qui était nécessaire pour le passage d'un corps de dix mille hommes au delà du petit Saint-Bernard. Cependant le comté de Nice avait été rapidement conquis.

Vers la fin d'avril, avant, de quitter Suse et de s'engager. dans le Piémont, Catinat ne voulut pas laisser derrière lui, sur ses communications avec la France, des ennemis aussi dangereux que les barbets ; il fit fouiller et saccager sans merci les vallées de Barcelonnette, de la Pérouse et de Luzerne. Le marquis de Feuquières, spécialement chargé d'en finir avec ceux de la vallée de Luzerne, adressa, quand il eut fait, son rapport à Louvois. Ô force de la vérité ! Ce récit d'exterminateur est le plus magnifique éloge des coquins exterminés. Ces gens-là n'ont pas une botte de paille pour se coucher. On nous avoit toujours dit qu'à Bobbio étoit leur magasin et leur hôpital ; nous n'y avons trouvé de vestige de cela qu'environ deux livres de rhubarbe. On ne peut comprendre, à moins que de l'avoir vu, combien la vie que ces gens-là mènent est dure ; car enfin, monseigneur, ils ne se font pas seulement un gîte sur la terre. Il n'y a point de salaire en ce monde qui puisse obliger les hommes à tant souffrir. Aussi toutes les lettres que nous trouvons sur eux ne sont-elles remplies que d'exhortations dont le texte est pris sur les Machabées[51].

Le moment d'exécuter le grand projet était venu. Louvois avait recommandé à Catinat de marcher d'abord sur Ivrée, de s'emparer de cette place et d'y mettre garnison, afin d'ouvrir l'issue de la vallée d'Aoste au corps qui s'apprêtait à franchir le petit Saint-Bernard[52]. Avec les plus hautes qualités de l'esprit et du cœur, Catinat, il faut bien le reconnaître, n'avait pas ce degré d'audace qui élève jusqu'au génie les capitaines de premier ordre. Il trouva, réflexion faite, le projet de Louvois trop téméraire, et il le lui dit, d'ailleurs, avec une courageuse franchise. Il était impossible de marcher sur Ivrée sans passer dans le voisinage de Turin, par conséquent sans prêter le flanc à l'ennemi ; et comment faire vivre l'armée dans un pays ravagé d'avance, à moins de convois énormes et d'escortes perpétuelles ?

Telles étaient les principales objections de Catinat. Je vous supplie, monseigneur, disait-il, de lire avec une véritable réflexion tout ce que je prends la liberté de vous mander, et de ne point passer là-dessus comme sur des raisons d'opiniâtreté d'un homme attaché à son sens. Du reste, je sais ce que c'est qu'un ordre prescrit, et qu'il faut renoncer à son sentiment et songer à bien obéir. Et il ajoutait, en post-scriptum : Je vous supplie de faire réflexion que nous ne sommes pas comme en Alsace et en Flandre, où l'on assemble si facilement cinq ou six cents chariots[53]. Quatre jours après, le 10 mai, il y revenait encore : Je vous demande pardon, monseigneur, de vous rebattre tant de raisons contre l'entreprise d'Ivrée ; mais je dois vous dire mon sentiment. Je n'ai continuellement dans la tête que l'affaire de ce pays-ici ; je la tourne et retourne de tous côtés. Je suis sur les lieux et connois le pays. Croyez-moi ; de quelque utilité que puisse être Ivrée, c'est une entreprise pleine d'inconvénients et qui peut rendre, non-seulement inutile, mais encore désagréable et honteux l'effort que le roi fait en ce pays-ici cette année, si l'on est obligé de se retirer de bonne heure. Louvois avait en Catinat la plus grande confiance ; il connaissait tout son zèle pour le bien public et tout son dévouement pour lui-même ; il ne s'entêta pas à lui imposer le siège d'Ivrée. Puisque Sa Majesté me fait l'honneur de me laisser agir comme je puis me l'imaginer pour son service, répondit Catinat, je suis déterminé à commencer la campagne par l'attaque de Carmagnole, lequel pris, je prendrai des mesures pour celle de Coni et de Querasque[54].

En renonçant de très-bonne grâce au siège d'Ivrée, Louvois n'avait pas renoncé à l'expédition dans la vallée d'Aoste. C'était M. de La Hoguette, lieutenant général et commandant en Savoie, qui était chargé de cette importante mission. Il faut être bien informé, lui mandait Louvois, s'il est vrai que le château de Bard ferme entièrement la vallée d'Aoste, ce que je ne saurois croire, puisque, dans toutes les montagnes, il est aisé, dans un petit espace de pays, de faire un chemin à droite ou ù gauche, pour laisser ce château derrière. Cependant, si le passage était vraiment impraticable et le château trop difficile à réduire, M. de La Hoguette avait ordre de se replier sur la Savoie, en détruisant les ponts et les chemins dans toute la partie supérieure de la vallée d'Aoste[55].

Ah ! si Louvois avait pu voir de ses propres yeux et juger par lui-même, s'il lui avait été permis d'exécuter en personne cette conception de son génie, et d'apporter devant le fort de Bard l'énergie de sa volonté ou la fertilité de ses inventions, il aurait été, dès 1691, pris ou tourné ce fameux fort de Bard, qui se dressait encore comme un obstacle prétendu invincible, cent neuf années plus tard, au seuil de l'immortelle campagne de Marengo. Mais Louvois était cloué à Versailles.

Catinat, dès son entrée en campagne, voulut conquérir sur les Piémontais l'avantage moral. L'échec de Veillane devait être d'abord réparé à Veillane. Le 30 mai, à deux heures après minuit, Catinat se donna le plaisir d'annoncer à Louvois que la garnison de Veillane s'était rendue à discrétion. Mais là, comme à Nice, comme à Staffarde, comme partout et toujours, il avait infiniment trop payé de sa personne[56]. Il s'attira de Louvois des reproches ou plutôt, comme il disait lui-même, une petite correction qui était le plus glorieux des compliments. Sa Majesté, lui écrivait, Louvois, a été informée que vous vous êtes exposé considérablement à l'attaque du château de Veillane ; elle m'a commandé de vous dire qu'elle vous défend de vous exposer de même dans de pareilles occasions, ne convenant point qu'un homme comme vous, dans des affaires de cette nature, soit mis hors d'état de lui continuer vos services 2[57].

Après avoir pris Veillane, Catinat fit saccager et brûler le château de Rivoli, qui était une résidence favorite de Victor-Amédée. Il y avoit, écrivait-il à Louvois[58], plusieurs peintures à fresque dans les grandes pièces des appartements que l'on disoit être bonnes. C'est un dommage dont M. le duc de Savoie se doit prendre à lui-même, puisqu'il fait servir ses maisons pour établir des troupes et nous faire la guerre. Puis il s'en alla, le 5 juin, mettre le siège devant Carmagnole, qui capitula le 9.

Le 10, le marquis de Feuquières fut envoyé pour reconnaître les environs de Coni ; le 14, M. de Bulonde, lieutenant général, s'établit devant la place avec dix bataillons, quatorze escadrons, deux compagnies de canonniers et de bombardiers, et un détachement de mineurs. Le siège était couvert, du côté de Carignan, par quatre bataillons et six escadrons. Catinat, avec le reste de l'armée réduite, par ces détachements et par les garnisons laissés dans Carmagnole, Savigliano et Saluce, à seize bataillons et quarante escadrons, était venu prendre position au camp de la Gorra, entre Carignan et Moncalieri, pour observer de près et tenir en respect l'armée piémontaise qui était campée sous cette dernière ville.

La prise de Coni devait assurer les communications du comté de Nice avec la partie méridionale du Piémont, faire tomber de ce côté toute résistance et décourager même les montagnards de Mondovi. Louvois s'intéressait donc à cette affaire comme à l'une des plus importantes de la campagne ; cependant il attendait plus impatiemment encore les nouvelles de l'expédition dans la vallée d'Aoste. Il s'étonnait de n'en avoir pas ; il écrivait lettres sur lettres ; il pressait, gourmandait, malmenait M. de La Hoguette. Mais celui-ci n'acceptait pas les reproches ; il n'était pas responsable de l'état des chemins encombrés de glace et de neige. J'ai, répondait-il fièrement[59], mille fois plus d'impatience de finir cette affaire-là que vous n'en sauriez avoir ; outre les raisons de mon devoir que j'ai toujours devant les yeux, je vous prie de croire que les dernières lettres que j'ai reçues de vous me sont assez sensibles pour ne rien négliger de ce qu'il faut faire pour en éviter de pareilles et mériter un peu plus de confiance. L'homme qui osait ainsi parler à Louvois était un homme de cœur.

Enfin, ayant réuni tout son monde et ses convois au fort de Scez, dans la Tarantaise, au pied du petit Saint-Bernard, il se mit en marche, le 18 juin, à la tête d'une colonne de dix mille hommes. Les traîneaux qu'il avait fait faire à Grenoble pour transporter l'artillerie, ne pouvaient pas servir. Après de vains efforts pour hisser à bras d'hommes les pièces même les plus légères, des pièces de 4, il fallut y renoncer, et se résoudre à n'en amener pas une. Partie du fort de Scez à minuit, la tête de la colonne n'atteignit la Tuile, sur l'autre versant de la montagne, qu'à cinq heures du soir ; on y séjourna, le 19, pour attendre les mulets des vivres. Le 20, on se remit en marche, ce que je vous prie, monseigneur, écrivait à Louvois M. de La Hoguette, de ne regarder pas comme une bagatelle, pouvant vous assurer que j'aimerois beaucoup mieux trouver des troupes en mon chemin que tous les obstacles que la nature y a mis, dans un pays aussi effroyable que celui-ci. Je suis persuadé qu'avec cinq ou six cents hommes, l'on peut empêcher une armée très-considérable d'arriver à la cité d'Aoste en moins de trois semaines, ce qui ne se feroit point même sans perdre beaucoup de monde, la nature les défendant toute seule. Le 22 juin, il entrait dans Aoste sans aucune résistance.

Il n'avait trouvé, depuis la Tuile, qu'une population rare, effrayée, misérable, ne vivant guère que de pain, et de quel pain ! cuit depuis six mois, afin qu'on en mangeât moins ; c'étaient ces pauvres gens qui expliquaient naïvement et raisonnaient ainsi leur détresse. Dès que j'ai eu une fois pénétré jusqu'ici, continuait le général, tout le pays a été dans une si grande alarme que je crois que si j'eusse trouvé une seule pièce de canon pour la pouvoir conduire devant le château de Bard, je m'en serois rendu le maître, y ayant fort peu de monde dedans. Malheureusement il n'avait pas même cette seule pièce de canon. Sur le point de revenir en Savoie, il donnait au récit de cette expédition sans résultat et sans conquête la conclusion suivante : Permettez-moi de vous dire que ce pays est si misérable, et le peuple si hideux et si contrefait, que je crois que le roi auroit encore moins de regret de ne le point garder, s'il le connoissoit. Le 5 juillet, il annonçait à Louvois son retour à la Tuile, après avoir détruit les ponts, rompu les chemins et fait tout le dégât possible dans la vallée d'Aoste.

Louvois recevait en même temps, du siège de Coni, des nouvelles encore moins satisfaisantes. M. de Bulonde était un vieil officier qui avait quarante-cinq années de service, par conséquent une longue expérience ; les généraux qui l'avaient employé s'étaient toujours montrés satisfaits de ses qualités militaires. Mais il était hors d'état de commander pour son compte ; le sentiment de la responsabilité l'écrasait ; la moindre difficulté lui faisait tourner la tête ; très-brave de sa personne, quand il recevait d'un autre l'ordre d'aller au feu, il éprouvait, quand il était seul à prendre une résolution, des embarras et des appréhensions excessives. Louvois lui avait souvent et rudement reproché cette faiblesse[60].

Lorsqu'il s'était agi de former les états-majors des différentes armées, au mois d'avril 1691, Louvois avait désigné, pour servir en Italie, M. de Bulonde et M. de Langalerie, qui était aussi un vieux lieutenant général ; mais il avait eu soin de ne rien faire sans consulter Catinat et sans lui demander positivement s'il croyait pouvoir s'accommoder de ces deux généraux[61]. J'ai reçu, monseigneur, avait répondu Catinat[62], l'état que vous m'avez envoyé de MM. les maréchaux de camp qui doivent servir dans l'armée d'Italie, et [qui] me fait espérer en même temps que Sa Majesté y ajoutera MM. de Langalerie et de Bulonde. Ce sont deux vieux officiers généraux dont l'expérience et les avis pourront être très-utiles au service du roi.

M. de Bulonde étant le plus ancien lieutenant général, Catinat lui avait confié le soin du siège de Coni, opération simple, régulière, sans trop de difficultés, dirigée d'ailleurs, quoique d'un peu loin, par le général en chef, qui recevait les rapports et renvoyait ses ordres tous les jours. Malheureusement M. de Bulonde avait pour second le marquis de Feuquières, lequel, enragé contre ses supérieurs, et connaissant le caractère de celui-ci, se donnait des airs de dévouement en faisant semblant de lui venir en aide, tandis qu'en effet il le jetait par ses conseils dans des perplexités plus grandes.

La tranchée avait été ouverte le 18 juin ; le 22, on fit en plein jour, et sans avoir attendu l'autorisation du général en chef, une attaque du chemin couvert qui fut désastreuse pour les assaillants. L'insulte qu'on a faite aux dehors des ennemis, écrivait Catinat à Louvois[63], a encore eu moins de succès que je n'ai eu l'honneur de vous mander, parce qu'étant indiscrètement et témérairement entreprise de jour, le grand péril et le grand feu des ennemis rechassa nos gens dans les travaux d'où ils étaient partis, et cette grande action qui a tant coûté ne nous donna pas un pouce de terrain en avant. J'avois écrit une lettre à M. de Bulonde, où je rendois sensible et palpable le défaut d'une pareille- entreprise de jour ; s'il l'eût pu recevoir assez tôt, cette affaire ne servit pas arrivée. Personne ne se veut dire l'auteur de cette action. Je vous avoue, monseigneur, que je suis confondu qu'une entreprise si déraisonnable n'ait pas pu être traversée par le sentiment de quelqu'un qui eût eu une once de sens commun en pareille chose.

Le 27 juin, dans la matinée, Catinat apprit que le prince Eugène, avec quelques escadrons de cavalerie allemande et espagnole, avait quitté l'armée piémontaise et paraissait se diriger vers Coni. Aussitôt Catinat fit partir, sous le commandement de M. de Saint-Silvestre, un détachement de deux mille chevau-légers et dragons, de cent vine carabiniers et de six compagnies de grenadiers, avec ordre de rejoindre en toute hâte M. de Bulonde, à qui ce renfort était annoncé. Je compte, disait Catinat[64], qu'ils ont dû arriver devant Coni, à sept ou huit heures du matin, le 28. Ce siège est devenu plus long et plus difficile que l'on ne se l'étoit imaginé ; ce qui m'a fait prendre la résolution de m'y avancer avec l'armée, afin d'aller au-devant de tous les inconvénients qui pourroient arriver dans cette entreprise.

Louvois approuvait Catinat. Le roi, lui répondait-il[65], a vu que le siège de Coni ne va pas bien. L'on ne peut sans impatience lire les lettres de M. de Bulonde, remplies d'un verbiage qui ne rend aucun compte de ce qui s'y passe ; quand on les a lues, on en est moins instruit qu'auparavant. Le roi a fort approuvé le parti que vous avez pris de marcher vous-même de ce côté ; et Sa Majesté espère que, dans peu de jours, elle apprendra la réduction de cette place. On apprit, dés le lendemain, la levée du siège.

Au premier avis que le prince Eugène marchait, M. de Bulonde avait perdu la tête et pris tout de travers les ordres de Catinat. Ces ordres étaient de ne pas s'inquiéter de la tranchée, mais d'occuper un bon poste pour recevoir l'ennemi. Là-dessus, sans attendre M. de Saint-Silvestre, qui, s'il y avait quelque doute possible sur les intentions de Catinat, devait arriver assez promptement pour tout éclaircir, M. de Bulonde s'imagina que cet avis de ne pas s'inquiéter de la tranchée voulait dire qu'il fallait abandonner la tranchée, lever le siège. Il décampa donc, le 28, de grand matin, avec tant de hâte qu'il abandonna une pièce de 24 dont l'affût était brisé, beaucoup de munitions, et, ce qui est plus incroyable, une soixantaine de blessés qui étaient dans un couvent du voisinage. Cependant M. de Saint-Silvestre arriva, tout surpris et désespéré de cet affreux désordre ; il arriva cinq heures avant le prince Eugène. Mais le mal était irréparable. Il fallut battre en retraite sur l'armée de Catinat.

Les troupes indignées confondaient dans leurs malédictions M. de Bulonde et M. de Feuquières, qui s'accusaient l'un l'autre. Tous les brigadiers et colonels, disait M. de Bulonde, savent que M. de Feuquières a fait faire l'attaque de la contrescarpe en plein jour et contre mon sentiment. Puis, sur la levée du siège, il alléguait opiniâtrement les prétendus ordres de Catinat ; enfin, sur l'abandon des blessés et du matériel, il disait pour toute raison qu'au siège de Pavie, où il était en 1655, on avait abandonné onze pièces de canon et douze cents blessés ; la belle excuse[66] ! Quant à M. de Feuquières, il se défendait de tout, et s'indignait plus haut que les autres. Si j'avois l'âme assez lâche et le cœur assez bas pour avoir été susceptible des choses qu'a faites M. de Bulonde, écrivait-il à Louvois[67], je puis vous dire que je ne serois pas comme lui à connoître ma faute. Je puis encore vous dire qu'il n'y avoit pas de valeur à rester devant Coni, et y attendre les secours qui nous venoient. Le parti en étoit sûr ; mais la tête de M. de Bulonde étoit tournée, il y avoit longtemps. Il eut beau faire et dire, il ne persuada personne.

Catinat, chargé de faire une enquête, écrivit à Louis XIV[68] : L'attaque prématurée du chemin couvert, à l'heure à laquelle elle a été faite, me paroît absolument avoir été le sentiment de M. de Feuquières, et elle lui est attribuée par toutes les troupes. A l'égard de la levée du siège, il me paroît que c'est une résolution qui fut prise sur-le-champ par M. de Bulonde seul, sur des imaginations que sa foiblesse ou son mauvais jugement lui imposèrent. M. de Feuquières, au dire du major du régiment de Bretagne, répondit seulement : Monsieur, comment voulez-vous donc faire ? Il ne lui entendit rien dire qui s'opposât à cette honteuse retraite. Personne n'a vu ni entendu M. de Feuquières dire à M. de Bulonde des raisons qui pussent le détourner d'une si honteuse résolution, si préjudiciable à l'honneur et à l'utilité des armes de Votre Majesté. Le 8 juillet, la déplorable nouvelle était arrivée à Versailles. Le 12, un article de la Gazette, rédigé dans le cabinet de Louvois, fit connaître au public la levée du siège de Coni, dans tous ses honteux détails, et la punition de M. de Bulonde, qu'on envoyait prisonnier dans la citadelle de Pignerol.

Louvois était au désespoir ; cependant il y eut des gens qui l'accusèrent d'avoir fait lever le siège de Coni, les mêmes sans doute qui, deux années auparavant, l'accusaient d'avoir fait capituler Mayence, et cette fois-ci .comme l'autre, afin de prolonger la guerre. Bulonde alléguait pour sa justification la lettre de Catinat : cette lettre de Catinat devint une lettre de Louvois ; si bien que l'argument et l'accusation, colportés des méchants aux sots, trouvèrent créance et s'en allèrent grossir les Mémoires des gens soi-disant bien informés. Que l'histoire impartiale et vraie les y laisse avec tant d'autres mensonges !

Le 30 juin, Louvois écrivait à Vauban[69] : J'ai reçu votre lettre du 27 de ce mois que vous avez nommé juillet, et qui, grâce à Dieu, n'est que juin. Au soin qu'il prend de relever cette erreur, ne dirait-on pas qu'un pressentiment l'agite ? Il n'y a pas eu de 27 juillet pour Louvois.

Le lundi 16, après avoir donné des audiences, écrit ou dicté vingt-trois lettres et dépêches, il était allé travailler chez le roi. Sur les quatre heures, le roi s'aperçut qu'il changeait de visage et lui peu nit de se retirer. Il se sentait fort mal ; il eut cependant la force de traverser la galerie du château et de revenir chez lui, à la surintendance. Il étouffait ; on courut chercher des secours. Il appelait les siens : madame de Louvois, par hasard, n'était pas à Versailles ; Courtenvaux et Sommé faisaient campagne ; le seul qui fût à portée, Barbezieux, était malade ; on l'avertit en hâte ; il vint aussitôt ; il vint trop tard.

Écoutons le récit que Barbezieux a fait lui-même des derniers moments de son père[70]. Il mourut lundi plus subitement que l'on ne peut se l'imaginer. Il s'étoit plaint un demi-quart d'heure auparavant d'avoir quelque chose dans l'estomac qui l'étouffoit. L'on le saigna du côté gauche, et se sentant soulagé par cette saignée, il demanda qu'on en fît autant de l'autre bras. Son médecin lui refusa, par l'extrême foiblesse où il étoit. Il demanda où j'étois et qu'on m'allât quérir ; j'étois malade dans mon lit ; l'on me vint avertir. M. Fagon, pour qui il avoit beaucoup de considération, sur les entrefaites entra dans sa chambré. Il commença à lui conter ce qui lui faisoit mal ; mais, un moment après, il dit qu'il étouffoit. Il me demanda encore avec empressement, et dit qu'il se mouroit. Après ces dernières paroles, la tête lui tomba sur les épaules, ce qui fut le dernier moment de sa vie. J'arrivai comme la tête lui tomboit, et voyant tout le monde désolé, et ne pouvant croire ce que le triste visage d'un chacun m'apprenoit, je me jetai à lui ; mais il étoit insensible à mes caresses, et c'en étoit déjà fait. L'on l'a ouvert le lendemain, et, quoiqu'il n'y ait point d'indice assez positif pour assurer qu'il ait été empoisonné, il n'y a cependant presque pas lieu d'en clouter. Voilà comme j'ai perdu tout ce qui m'étoit le plus cher au monde.

Barbezieux croyait donc que son père avait été empoisonné. Louvois avait toujours dans son cabinet un pot d'eau fraîche où il buvait souvent ; il y avait bu avant de s'en aller chez le roi. On s'avisa qu'une main criminelle avait dû jeter du poison dans cette eau, et comme il y avait parmi les gens de la surintendance un frotteur qui était Savoyard et sujet de Victor-Amédée, on ne fut plus en peine de trouver le coupable ; c'était lui. Conçu à Turin, exécuté à Versailles, le crime ne faisait pas doute et les imaginations étaient satisfaites. Le 27 juillet, Barbezieux écrivait au lieutenant de police, M. de La Reynie[71] : Je crois que vous devez avoir reçu présentement l'ordre du roi nécessaire pour faire transférer à Vincennes le Savoyard qui était dans notre maison, que l'on a arrêté. J'ai cru vous devoir donner un avis que j'ai reçu, qui est que l'on voulait faire mourir cet homme-là pour l'empêcher de parler. Comme il est nécessaire d'en tirer toutes les lumières que nous pourrons, j'ai cru ne devoir pas vous laisser ignorer cette circonstance, afin que vous puissiez prendre les mesures que vous jugerez à propos pour que ces gens-là ne réussissent pas dans leur dessein. Je vous prie de me mettre en état de rendre compte au roi exactement de ce que vous découvrirez sur cette affaire.

M. de La Reynie ne découvrit rien ; après avoir tenu quelque temps en prison le malheureux frotteur qui ne savait ce qu'on lui voulait dire, on fut obligé de reconnaitre sa parfaite innocence. La vérité est qu'il n'y avait ni coupable ni crime. Barbezieux lui-même était forcé de convenir qu'on n'avait point trouvé, à l'ouverture du corps, d'indice assez positif pour affirmer l'empoisonnement. Les médecins hésitaient ; mais les deux chirurgiens qui avaient fait l'autopsie, Félix et Dionis, célèbres et les plus autorisés parmi leurs confrères, affirmaient qu'il n'y avait pas trace de poison, et que Louvois était mort évidemment d'une apoplexie pulmonaire[72]. Il était fort gros et d'un tempérament sanguin ; il souffrait depuis plusieurs années d'oppressions accompagnées de violents accès de fièvre. Dans les derniers temps, l'excès de travail, l'agitation de la politique, les émotions de toute sorte avaient aggravé ses maux ; il fut achevé par la malheureuse affaire de Coni.

Quel événement que cette mort ! Quel coup de foudre ! Madame de Sévigné apprend cette nouvelle en Provence ; elle est tout éperdue ; elle s'écrie : Le voilà donc mort, ce grand ministre, cet homme si considérable, qui tenoit une si grande place, dont le moi, comme dit M. Nicole, étoit si étendu, qui étoit le centre de tant de choses ! Que d'affaires, que de desseins, que de projets, que de secrets, que d'intérêts à démêler, que de guerres commencées, que d'intrigues, que de beaux coups d'échec à faire et à conduire ! Ah ! mon Dieu, donnez-moi un peu de temps ; je voudrois bien donner un échec au duc de Savoie, un mat au prince d'Orange. Non, non, vous n'aurez pas un seul, un seul moment[73]. Quelle éloquence et quelle vérité ! Oui, c'est bien là cette vie à perte d'haleine et cette mort en pleine carrière. Il avait déjà trente années de ministère, et il mourait à cinquante ans !

On a douté qu'il eût des amis ? Voici Catinat[74] : Je suis dans une situation où je me fais de grandes violences pour ne me point laisser aller à la vive douleur que je ressens de la grande perte que vient de faire le roi, l'État, et moi de mon protecteurs dont l'affection m'a toujours cent fois plus touché que tous les biens qu'il pouvoit me faire. Voici Vauban qui écrit à Barbezieux[75] : Je vous aime et honore de tout mon cœur, pour l'amour de vous et de votre illustre père dont la mémoire ne me sortira jamais du cœur ni de l'esprit.

Un degré au-dessous de ces affectionnés, c'est Villars qui souhaite à Barbezieux[76] une plus longue vie et autant de gloire et de bonheur que son père en a eu dans le gouvernement le plus florissant et le plus puissant qui ait jamais été. Au-dessous encore, c'est l'intendant Bouchu qui parle[77] : Il n'y a que les ennemis de l'État qui puissent n'être pas touchés de cette perte. Descendons dans la foule ; voici ses impressions, traduites par un malveillant, le marquis de La Faro : On a dit de Louvois qu'il auroit fallu ou qu'il ne fût point né, ou qu'il eût vécu plus longtemps.

Rien ne vaut cependant, comme expression du sentiment public, cette épitaphe, œuvre anonyme et toute simple, mais singulièrement profonde dans sa simplicité :

Ici git sous qui tout plioit

Et qui de tout avoit connoissance parfaite,

Louvois, que personne n'aimoit

Et que tout le monde regrette.

 

 

 



[1] Grandes levées, grandes violences et de plus en plus grandes. Le 14 février 1691, Louvois écrit aux gouverneurs et intendants des provinces : Le roi a appris avec surprise qu'il ait été fait des violences considérables dans les provinces par les officiers de ses troupes pour faire des levées. Majesté trouve bon que l'on dissimule les petites tromperies qu'ils font pour enrôler les soldats ; mais comme Elle désapprouve absolument les violences qu'ils font de prendre les gens sur les grands chemins, aux foires et aux marchés, Elle m'a recommandé de vous faire savoir ses intentions, afin que vous teniez la main à ce que pareille chose n'arrive plus, et que vous fassiez réprimer ces violences au moment que vous en aurez connaissance. D. G. 1023.

[2] Du 22 septembre 1690. État de l'augmentation de la solde par mois, par suite de l'augmentation des troupes, y compris 150.000 livres pour es fortifications : 349,665 1. Total pour douze mois : 4.197.156 l. — Note de la main de Louvois : On ne fera fonds que de 120.000 l. ; le reste pris sur l'économie de l'extraordinaire.

Solde par mois d'une compagnie de carabiniers dans chaque régiment de cavalerie : 1.385 l. 10 s. ; et pour 107 compagnies : 148.248 l. 10 s. Une compagnie de cavalerie sur l'ancien pied ne coûte que 1.290 l. 10 s. Différence en plus pour les carabiniers : 95 1. par mois et par compagnie.

État de dépenses. Pour la remonte de la cavalerie, des dragons et de la gendarmerie : 1.340.200 l. Pour les recrues et levées nouvel les d'infanterie française et étrangère : 1.561.715 l. 10 s. Pour l'ustensile de l'Infanterie que l'on ne pourra pas lever sur les villes, par estimation : 600.0001. Pour la levée de 3.400 chevaux, à raison de 150 l. chacun : 510.000 l. Total : 4.011.915 l. 10 s. — Note de la main de Louvois : Sera fait un fonds de 1.000.000. Le reste pris sur l'économie de l'extraordinaire. D. G. 927.

Du 13 octobre. Mémoire. Le roi a sur pied 456 escadrons ; il y en met de nouveaux, 21 escadrons en carabiniers, et 6 en deux régiments de dragons. Total : 463. D. G 928.

[3] Journal de Dangeau, 23 août 1691.

[4] Louvois à La Goupillière, 24 avril 1691. D. G. 1085.

[5] 12 juin 1691. D. G. 1044.

[6] 23 octobre 1690. D. G. 976.

[7] 5 janvier 1691. D. G. 1085.

[8] Article pour la Gazette, 18 janvier 1691. D. G. 1022.

[9] Catinat à Louvois, 27 décembre 1690. D. G. 1010.

[10] Louvois à Catinat, 20 janvier 1691. D. G. 1369.

[11] Catinat à Louvois, 10 février. D. G. 1326.

[12] Catinat à Louvois, 29 janvier 1691 : Nous avons fait, si j'ose ainsi vous parler, monseigneur, une cacade à Veillane. Nos rendez-vous, par convention de lettres et réponses de M. de Feuquières, étoient de partir le 26, à l'entrée de la nuit, pour arriver à Veillane, le 27, au point du jour, s'il étoit possible. La connoissance de l'espace du chemin à peu près égal pour l'un et pour l'autre faisoit juger de la justesse du rendez-vous. M. de Feuquières, au lieu de partir à l'entrée de la nuit pour arriver à Veillane, est parti à midi de Pignerol, pour être assuré d'arriver au point du jour. Voilà, monseigneur, la raison qu'il m'en a dit. Cela a empêché la justesse de nos rendez-vous, n'ayant pu de mon côté arriver que sur les huit heures à vue de Veillane. Suit le détail d'une attaque manquée : on avait vu, pendant le combat, quelques escadrons ennemis sur quoi M. de Feuquières, sans ma participation et m'en avoir fait part, avoir fait retirer son infanterie et son canon, et mis en marche pour leur retour. Voilà, monseigneur, le détail de notre affaire, qui donnera matière à la Gazette d'Hollande sur la levée du siège prétendu de Veillane et la contrainte où ils publieront qu'ils ont mis M. de Feuquiè.es de se retirer à Suse. D. G. 1079.

[13] 19 février. D. G. 1079.

[14] Louvois à Catinat, 2 février. D. G. 1077.

[15] Catinat à Louvois, 13 mars : Nous avons passé le Var le 12 ; nous l'avons passé sans pont. Dans l'endroit le plus profond, les soldats en ont eu jusqu'au haut des cuisses. D. G. 1079.

[16] 31 mars.

[17] Journal de Dangeau, 31 mai 1691.

[18] Après la prise de Nice, Victor-Amédée feignit encore de vouloir entrer en accommodement avec Louis XIV. Aux conditions déjà formulées dans la dépêche du 6 janvier 1691, Louvois ajouta naturellement l'occupation de Nice et des places du comté, jusqu'à la paix générale. Il n'y eut pas de négociation effective. Louvois à Catinat, 22 avril 1691. D. G. 1369.

[19] Louvois à Bagnols et à Chauvelin, 12 mai 1690. D. G. 1043.

[20] Mémoire à garder pour quand je le demanderai. Pour la subsistance, de 70 bataillons d'infanterie et de 492 escadrons, il faut 120.000 rations de pain par jour, et pour vingt jours, 2.400.000 rations ; et pour les fournir, il faut 16.000 sacs de farine qui pèsent 3.500.000 livres. Pour faire 120.000 rations de pain par jour, il faut 80 fours dans la place ail on fera le pain. — Pour la subsistance de la cavalerie pendant le même temps, il faut 1.400 setiers d'avoine par jour, et pour vingt jours, 28.000 setiers, qui pèseront 9.800.000 livres. — Il faut 50 pièces et 80.000 boulets de 24, 60 affûts, 15 mortiers, 6.000 bombes, 40 pièces et 12.000 boulets de camp Igue, 1 million de livres de poudre, 150.000 de plomb, 100.000 de mèche ; grenades, outils, équipages d'artillerie ; poids total : 18.687.000 livres. — Bateaux pour porter ce que dessus, à raison de 20 milliers chacun, 934. N° 169 bis. D. G. 1020.

[21] La minute de cette instruction se trouve, à la date du 20 février, dans le T. 1024 ; il y en e une copie, sous la aucune date, dans le T 1043.

[22] D. G. 1025.

[23] On craignait beaucoup que Vauban, qui avait été gravement malade pendant toute Pennée précédente, ne fût pas encore en état de servir ; Louvois rassure Louis XIV : M. de Vauban se porte bien ; il s'est fait arracher une dent qui lui causait sa fluxion, et la fièvre qu'il a eue ne venait que de là. D. G. 1026.

[24] Les dames ne furent pas du voyage ; le duc de Saint-Simon prétend qu'elles auraient voulu en être et que madame de Maintenon ne pardonna pas à Louvois de s'y être opposé. Madame de Maintenon n'était certainement pas d'humeur si belliqueuse ; quand, l'année suivante, elle alla au siège de Namur, ce fut apparemment beaucoup plus pour complaire à Louis XIV que pour satisfaire un goût personnel ; ces caprices à la Montespan n'étaient pas son fait, Quoi qu'il en soit, les clames, au siège de Mons, eussent été fort embarrassantes et fort embarrassées ; s'il est vrai que Louvois les ait priées de se tenir à Versailles, il leur a rendu un grand service, comme à tout le monde.

[25] Louvois à l'abbé Renaudot, camp devant Mons, 2 avril 1691. D. G. 1027.

[26] Vauban à Louvois, 20 avril. D. G. 1057.

[27] Chef des ingénieurs sous les ordres de Vauban ; il avait été blessé ; le roi lui avait déjà donné 300 pistoles.

[28] Journal de Dangeau, 11 avril 1691. — D'après le duc de Saint-Simon, le sujet de la querelle aurait été : Le roi, qui se piquoit de savoir mieux que personne jusqu'aux moindres choses militaires, se promenant autour de son camp, trouva une garde ordinaire de cavalerie mal placée, et lui-même la replaça autrement. Se promenant encore le même jour l'après-dîner, le hasard fit qu'il repassa devant cette même garde, qu'il trouva placée ailleurs. Il en fut surpris et choqué. Il demanda au capitaine qui l'avoit mis où il le voyoit, qui répondit que c'étoit Louvois qui avoit passé par là. Mais, reprit le roi, ne lui avez-vous pas dit que c'étoit moi qui vous avois placé ?Oui, sire, répondit le capitaine. Le roi piqué se tourne vers sa suite et dit : N'est-ce pas là le métier de Louvois ? Il se croit un grand homme de guerre et savoir tout. Et tout de suite replaça le capitaine avec sa garde où il l'avoit mis le matin.

[29] Note extraite d'un recueil manuscrit de chansons : Madame Deshoulières a fait une épître en vers sur la conquête de Mons, qu'elle a dédiée à Monseigneur le duc de Bourgogne. Cette épître a été lue publiquement dans l'Académie Françoise, le jour que Fontenelle y a été reçu, contre l'ordre de l'Académie qui veut que, dans ses solennités académiques, on ne lise aucun ouvrage, s'il n'est fait par quelqu'un de messieurs de l'Académie Françoise. Il faut, savoir que dans cette épître, il y a une tirade entière à la louange de M. de Louvois, mais d'une louange si bien tournée qu'elle est encore phis à la gloire du roi qu'à celle de M. de Louvois. Le marquis Dangeau, qui se chargea de lire cette épître au roi, passa, en la lisant, par dessus cette tirade. Le maréchal de La Feuillade, qui avoit hi l'épître avant qu'elle fut présentée au roi, en demanda raison à Dangeau, et Dangeau répondit que c'étoit par le conseil du poète Racine qu'il avoit supprimé les louanges de M. de Louvois ; et Dangeau, qui est de l'Académie, et qui y fit lire cette épître en son entier, crut par là réparer l'omission qu'il avoit faite chez le roi. Facteur et impertinence de tout côté. Voici cette fameuse tirade à la louange de Louvois :

Vois cet amas prodigieux

De bombes, de canons, image de la foudre

Qui jadis réduisit en poudre.

Les Titans trop ambitieux.

Dans le même temps considère

Ce camp où l'abondance accompagne les pas

D'un monde de vaillants soldats,

Peu semblable à ces camps qu'une affreuse misère

Dépeuple autant que les combats.

Avec tant de secret, d'activité, d'adresse,

Un si grand dessein s'est conduit,

Que la nymphe qui vole et qui parle sans cesse,

N'en a pu répandre le bruit.

Utile et glorieux ouvrage

De ce ministre habile, infatigable et sage

Que le plus grand des rois de sa main a formé,

Que ni difficulté, ni travail ne rebute,

Et qui, soit qu'il conseille, ou soit qu'il exécute,

De l'esprit de Louis est toujours animé.

[30] Parmi les annotations du duc de Luynes, recueillies par les éditeurs du Journal de Dangeau, voici un passage qui vaut la peine d'être cité ; les détails sont inexacts, mais le fond de l'affaire est vrai : Sa Majesté savoit, dit-on, entrepris le siège de Mons que sur l'assurance que M. de Louvois lui avait donnée que le prince d'Orange n'était pas en état de venir au secours de cette place. Cependant, soit que le siège fût plus long que ne l'avait prévu ce ministre, soit que le prince d'Orange eût fait un effort, on apprit qu'il s'avançoit et qu'il était à Hal. Le roi, qui craignit d'être obligé de lever le siège, et peut-être le hasard d'une bataille, fut ému de cette nouvelle. M. de Louvois la traita de vision ; elle se trouva vraie. M. de Luxembourg, qui ne travailloit point avec le roi, fut admis en tiers avec Sa Majesté et le ministre. Il alla au-devant du prince d'Orange, et heureusement Mons se rendit dans le moment. Mais le roi ne pardonna pas à M. de Louvois de l'avoir exposé à laisser voir sa surprise, en apprenant, contre son attente, que le prince d'Orange se préparoit à l'attaquer. Comme intelligence des événements, les récits de Saint-Simon n'ont rien qui approche de cela.

[31] 11 avril. D. G. 1027.

[32] 18 mai. D. G. 1029.

[33] 26 juin. D. G. 1031.

[34] Louvois à Catinat, 27 avril. D. G. 1077.

[35] Article pour la Gazette, 5 avril : De La Haye, 2 avril. Nous jugeons que nos affaires vont mal par la facilité que ceux qui ont part au gouvernement ont à engager l'État pour des sommes considérables en faveur de nos alliés auxquels jusqu'à présent ils avoient refusé des subsides. Cependant ils en ont accordé non-seulement au duc de Savoie, mais ils viennent encore de prêter leur crédit aux Espagnols pour deux millions et quelques mille florins. Ils ont fait la même chose en faveur du prince de Wurtemberg pour trois cent mille florins, et il y a apparence : qu'ils eu feront autant pour M. de Wolfenbuttel. D. G. 1027.

[36] Luxembourg à Louvois, 31 mai. — Le duc de Chartres et le duc du Maine servaient dans l'armée de Flandre ; en voyant les louanges que le maréchal de Luxembourg leur donnait à tous deux, on remarquera les nuances fort lutines qui signalent très-suffisamment la différence des caractères : Il faut vous dire que jamais homme n'a eu tant de joie que M. le duc de Chartres quand il vit que nous marchions aux ennemis, et, pour dire les choses comme elles sont, cette joie fut suivie d'un peu de poltronnerie qui ne consistait pourtant qu'à mourir de peur que nous ne donnassions point de bataille, quand il s'aperçut des obstacles que nous y trouvions. Pour M. du Maine, le roi sait bien, la joie que lui donne l'espérance d'un combat ; mais je dois vous dire que malgré l'envie qu'il en avoit, il ne laissa pas de comprendre de lui-même les raisons que nous avions pour ne le pas donner, et, assurément il devient officier et je crois qu'un jour il sera fort capable. D. G. 1047.

[37] Louvois à Boufflers, 12 juin. — Il y a, du même jour, un article pour la Gazette, date de Bruxelles, le 10 juin. D. G. 1030-1044.

[38] 16 juin. D. G. 1089.

[39] 29 juin. D. G. 1034.

[40] A propos d'infractions à la discipline, il écrit à Louvois, le 12 juin : Vous pouvez compter qu'il n'y a personne qui haïsse plus les désordres que moi ; mais il n'y a point d'homme aussi qui tremblât plus que je revois de peur de l'aire châtier un innocent pour un coupable. D. G. 1047.

[41] Voir le dictionnaire de Furetière, parmi les acceptions dit mot seringue : On s'est servi aussi dans les incendies de grosses seringues pour élever des eaux en l'air.

[42] 26 et 30 juin. D. G. 1047.

[43] 27 juin. D. G. 1060.

[44] 30 juin. D. G. 1031.

[45] 8 juillet. D. G. 1115.

[46] Chamlay à Louvois, 16 et 29 juin. D. G. 1089.

[47] 5 et 14 juillet. D. G. 1032-1033.

[48] 27 avril. D. G. 1077.

[49] La Dora Baltea.

[50] 14 janvier 1691. D. G. 1079.

[51] Feuquières à Louvois, 6 mai. D. G. 1093.

[52] Louvois à Catinat, 1er mai. D. G. 1077.

[53] 6 mai. D. G. 1093.

[54] Catinat à Louvois, 12 mai. — Il ajoutait, le 19 : Lorsque l'armée du roi aura pris Carmagnole et Coni, l'on sera si maître de ce côté de pays et des montagnes voisines, que je ne vois pas comment les barbets et milices ramassées pourraient entreprendre quelque chose de considération du côté de la frontière de Dauphiné et de Provence.

[55] Louvois à La Hoguette, 28 et, 31 mai. D. G. 1077.

[56] Bulonde à Louvois, 30 mai : J'ai cru de mon devoir de vous informer que M. de Catinat s'est trop exposé à l'attaque de Veillane, ce qui m'a fait de la peine ; ayant l'honneur d'être auprès de lui, j'ai fait de mon mieux pour l'en empêcher inutilement. Il est du bien du service du roi qu'une personne de son mérite se ménage davantage. Je ne vous dis rien de l'action, qui e été vigoureuse et heureuse. D. G. 1093.

[57] 8 juin. D. G. 1077. — Dans cette affaire de Veillane, le comte de Tossé, alors maréchal de camp et plus tard maréchal de France, fut blessé. Il voulut rendre compte lui-même à Louvois de sa blessure. C'était un homme d'esprit et de bonne humeur ; on ne sera peut-être pas fâché d'avoir un échantillon de son style. Il écrivait donc à Louvois, de Briançon, le 7 juin : Le bon Dieu bénit les gens gras. Si j'étois aussi maigre que l'étoit feu Sarcelle, je ne serois plus en état de rendre service au roi. Un éclat de grenade, gros comme un petit œuf de poule, m'a pris par le plus charnu de ma plantureuse fesse, et, las de cheminer parmi tarit de chairs, s'est arrêté à l'extrémité de l'os de la hanche, auquel obligeamment il a laissé le périoste qu'il a seulement découvert. Voilà où j'en suis, monseigneur, avec peu de lièvre, de bons chirurgiens, grande envie de guérir et de retourner à l'armée. L'on me fait espérer que ce sera dans six semaines. Peut-être trouverez-vous que je me fusse bien passé de vous rendre un tel compte de mon état ; mais l'attachement effectif que j'ai pour vous et ma vanité ne me laissent pas la liberté de croire que vous n'y veuillez bien prendre quelque part. Il écrit encore, le 29 juin : La dernière lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire m'a bien rafraîchi le sang ; mais en vérité les chirurgiens me l'ont bien échauffé. Ils m'ont traité comme un enfant de neuf ans, et m'avoient toujours caché que l'os étoit découvert de plus de la grandeur d'une bajoire. Une partie s'est recouverte de bonne chair, et nous sommes dans l'attente de savoir s'il achèvera de se couvrir ou s'il s'exfoliera. D'un tel article où je prends la liberté de vous rendre compte de mon état, suivant l'ordre et la permission que vous m'en avez donnés, je ne pense pas que toute la prescience humaine pût faire deviner où je vais tomber. Il ne s'agit pas moins que de millions et en grande quantité. Un homme qui ne prend que des bouillons depuis un mois a le cerveau creux. Cependant, monseigneur, pour réduire cet impertinent exposé à quelque chose, j'ai cru qu'il pouvoit ne vous être pas indifférent de savoir ce qui suit. Il s'agit d'un homme qui a le secret de la pierre philosophale et qu'il recommande à Louvois. Il termine ainsi : Je suis au désespoir de m'être peut-être mal à propos fourré dans un récit importun ; mais dans ta place où vous êtes, de combien de sottises n'est-il pas indispensable que vous ayez la tête rompue ! Louvois lui répond, comme on doit s'y attendre : Le roi, qui n'a nulle foi en la science philosophique, n'a pas jugé à propos de rien faire sur ce que vous m'avez mandé. D. G. 1094.

[58] 2 juin. D. G. 1094.

[59] 15 juin. D. G. 1094.

[60] Après la campagne de 1690, M. de Bulonde avait été nommé pour commander en Provence pendant l'hiver. Le marquis de Parelle, à la tête des barbets du Piémont, lui donnait mille inquiétudes ; il jetait des cris d'alarme et demandait sans cesse des renforts à Louvois, qui lui répondait de la bonne sorte, le 31 décembre 1690 : Je ne puis vous rien dire sur ce que vous représentez du peu de troupes que vous avez, sinon qu'il y a en Provence dix fois plus qu'il n'en faut pour s'opposer à M. de Parelle, il ne devroit pas être nécessaire que je mandasse à un aussi vieil officier que vous qu'il faut que l'on laisse aux officiers qui reviennent de campagne le temps de rétablir leurs troupes ; et je ne puis vous celer que vos lettres sont remplies de tant de plaintes inutiles que, si elles continuent, je ne pourrai m'empêcher de les laisser lire au roi, qui apparemment prendra le parti d'envoyer à votre place quelqu'un qui songera plutôt à son service qu'à faire toutes ces plaintes mal fondées. Sa Majesté ne veut point que, pendant que vous avez quatre ou cinq mille hommes sur la frontière de Provence, vous fassiez faire à la province la dépense d'entretenir des milices. D. G. 1008.

[61] Louvois à Catinat, 23 avril. D. G. 1077.

[62] 2 mai. D. G. 1093.

[63] 26 juin et 1er juillet. D. G. 1093.

[64] Catinat à Louvois, 28 juin.

[65] 7 juillet. D. G. 1077.

[66] Louvois à Chamlay, 10 juillet. D. G. 2538.

[67] 15 juillet.

[68] 26 juillet. D. G. 1095.

[69] D. G. 1031.

[70] Barbezieux à Tessé, 21 juillet 1691. D. G. 1033.

[71] D. G. 1033.

[72] Le rapport de Dionis, inséré dans un de ses ouvrages intitulé Dissertation sur la mort subite, a été signalé par M. Le Roi et reproduit par les éditeurs du Journal de Dangeau, à la fin du troisième volume.

[73] Lettre à M. de Coulanges, du 26 juillet 1691.

[74] Catinat à Barbezieux, 20 juillet. D. G. 1099.

[75] 21 août. D. G. 1115.

[76] 21 juillet. D. G. 1060.

[77] Bouchu à Barbezieux, 21 juillet. D. G. 1095.