HISTOIRE DE LOUVOIS

TOME PREMIER

 

CHAPITRE TROISIÈME.

 

 

Affaires de Piémont, 1681-1684. — Faveur du marquis de Pianesse. — Opposition au mariage de Portugal. — Insurrection dans le pays de Mondovi. — Disgrâce du marquis Dronero. — Les Français à Casal. — Le marquis de Pianesse ministre. — Inquiétudes de la duchesse de Savoie. — Pression de la France. — Le marquis de La Trousse. —  L'ambassade portugaise. — Maladie de Victor-Amédée. — Le marquis de Parelle. — Étrange proposition de Louvois. — Cavalerie française cantonnée en Piémont. — Traité d'alliance défensive entre le roi de France et le duc de Savoie. — Rupture du mariage de Portugal. — Complot et disgrâce du marquis de Pianesse. — Sentiments de Louis XIV et de Louvois. — Conduite habile de Victor-Amédée. — Rentrée du duc et de la duchesse à Turin. — Madame Royale implore la protection de Louis XIV. — Louvois demande l'entrée des troupes du roi dans les places du Piémont. — Hésitation de la duchesse. — Portrait de Victor-Amédée par sa mère. — Querelles entre la mère et le fils. — Flatteries du duc de Savoie à l'adresse de Louis XIV. — Disgrâce de l'abbé de La Tour. — Madame Royale se refuse à livrer aux Français les places du Piémont. — La nièce de Louis XIV offerte en mariage à Victor-Amédée. — Douleur de Madame Royale. — Elle quitte le pouvoir. — Échec de la politique de Louvois en Piémont.

 

Le 12 février 1681, Pianesse annonçait à Louvois que, ce jour même, Madame Royale lui avait déclaré positivement qu'elle voulait l'établir à son service d'une manière distinguée. Il lui adressait, sous la même date, une longue dépêche où il ne faisait que peindre à plus larges traits et avec des couleurs plus éclatantes le tableau de cette paix harmonieuse autant qu'inouïe dont, six semaines auparavant, il avait tracé rapidement l'esquisse. C'était, entre la mère et le fils, une lutte de tendresse et de générosité, mêlée d'embrassements, de larmes et d'applaudissements réciproques. Le jeune duc, après une délibération sérieuse, mais libre, avait fixé lui-même, à dix-huit mois de là, son départ pour le Portugal. La cour, tout émue de ce noble spectacle, ne savait qui admirer davantage, de cet illustre enfant, avide de gloire, et s'arrachant des bras de sa mère pour aller gagner une couronne au prix de mille dangers, ou de cette mère héroïque, comprimant les angoisses de son cœur, faisant taire la voix de son intérêt, étouffant le cri de son affection, sans rien attendre de son héroïsme, sinon le mérite de s'être sacrifiée pour la gloire de son fils.

Il est vrai que cette peinture avait été composée et retouchée sous les yeux mêmes de la duchesse ; mais, dans une autre lettre confidentielle, Pianesse affirmait la stricte vérité des traits essentiels, même des larmes et des attendrissements qui avaient terminé la conférence de la mère et du fils. Seulement il donnait l'explication de ce dénouement inattendu par le récit des intrigues qui l'avaient préparé dans la coulisse. La duchesse avait fait parler énergiquement au marquis Morosso, et d'abord on avait vu le jeune duc tourner du blanc au noir ; il avait écouté favorablement les avis des ministres, tous unanimes pour lui conseiller de prendre une décision conforme aux vues de sa mère ; le seul président Truchi s'était prononcé, mais faiblement, dans un autre sens. C'était alors que Victor-Amédée avait annoncé à sa mère et déclaré solennellement à l'envoyé de Portugal, devant toute la cour, qu'il était déterminé à partir au mois de mai ou de Juin 1682 ; il avait écrit de sa main à la reine, sa tante, et à l'infante, sa future épouse, pour leur faire part de cette grande et définitive résolution.

Quelque magnifique que fût ce résultat, et justement parce qu'il était imprévu, Louvois ne s'en montra que médiocrement touché. Il ne croyait guère aux miracles en politique ; et le changement subit du duc de Savoie, l'aisance avec laquelle il parlait de son voyage en Portugal, la mauvaise humeur même qu'il témoignait contre le président Truchi, ne faisaient qu'exciter les méfiances du ministre français. Je vous conjure d'être bien persuadé, disait-il à Pianesse, qu'il y a en Piémont une cabale plus vive que jamais et plus pleine d'espérance de la rupture du mariage ; soyez persuadé aussi que les Espagnols n'oublieront rien pour le traverser, à quoi ils espèrent réussir par le moyen de l'aversion que les peuples ont pour le départ de leur prince. Je crains également le chagrin et la gaieté de M. le duc de Savoie[1]. Et cependant le marquis Dronero, ambassadeur extraordinaire de Savoie en Portugal, avait célébré solennellement les fiançailles à Lisbonne, le 25 mars. Lisbonne importait peu ; c'était au Piémont qu'il fallait prendre garde.

Une certaine agitation commençait à s'y produire, étrangère, il est vrai, du moins en apparence, à la grande question du mariage ; mais, dans un pays où l'opinion publique est fortement émue, le moindre accident suffit pour faire éclater des tempêtes. La contrée montagneuse, formée par les premiers contreforts de l'Apennin, entre les sources de la Stura, du Tanaro et de la Bormida, renfermait une race d'hommes énergiques et turbulents. Des querelles incessantes avec leurs voisins du versant méridional, sujets des Génois, et l'habitude de se faire justice eux-mêmes, sans recourir à personne, leur avaient donné la passion de la vie guerrière et l'amour de l'indépendance ; la souveraineté du duc de Savoie n'était reconnue par eux que de loin, à condition qu'elle se fît sentir le moins possible, qu'on les laissât s'arranger entre eux et régler eux-mêmes leurs impôts. Au moindre symptôme de gouvernement, à la moindre pression de l'autorité, l'insurrection éclatait. Les territoires de Mondovi et de Ceva, vrais foyers de révolte, pouvaient mettre, sur une population évaluée à cinquante mille âmes, dix ou douze mille combattants sous les armes.

L'année précédente, la duchesse de Savoie ayant voulu faire venir à Turin le syndic de Mondovi, pour lui faire rendre compte d'une rébellion locale, toutes les montagnes s'étaient mises en insurrection. Depuis un an, l'impôt n'était plus payé ; les cadastres, les registres publics avaient été enlevés et lacérés. Une telle insolence pouvait-elle rester plus longtemps impunie ? Ou bien, avant de la châtier, ne valait-il pas mieux attendre le départ du duc de Savoie ? C'était vers la temporisation qu'inclinait visiblement une partie du conseil. Madame Royale, toujours ardente, voulait une répression immédiate ; mais les moyens manquaient. Tout ce qu'on avait pu réunir de troupes ne montait pas à plus de deux mille hommes de pied et de six cents chevaux ; et encore Pianesse, qui venait d'être nommé lieutenant général de la cavalerie, avouait-il à Louvois qu'il n'avait guère confiance dans cette poignée d'hommes, habitués à de bonnes garnisons, répugnant à l'idée de camper et peut-être même de se battre. Quant au général en chef, don Gabriel de Savoie, il n'était pas peu embarrassé, n'ayant pour toute science militaire qu'un petit nombre de vieilles rubriques faites pour réjouir un officier qui venait de servir dans l'armée française.

Le plan que proposait Pianesse lui avait été suggéré par ses inquiétudes : point d'attaque à force ouverte ; empêcher la moisson, détruire les moulins, et bloquer Mondovi. Au surplus, il suppliait Louvois de lui accorder le secours de ses conseils[2] ; à quoi Louvois répondait qu'il lui était bien difficile de donner un avis, ne connaissant exactement ni la force ni la situation des insurgés. Je vous dirai seulement, ajoutait le ministre[3], dont la sagacité inquiète voyait au delà de cette difficulté locale, qu'il est également dangereux de dissimuler la désobéissance des peuples et de tenter de les soumettre sans y réussir ; que dans la folie que les Piémontois ont d'empêcher que leur prince n'aille en Portugal, il ne seroit pas impossible, si les habitants de Mondovi avaient quelque avantage sur le peu de troupes que vous pouvez mener contre eux, que d'autres lieux du Piémont ne suivissent l'exemple de ces gens-là.

Ainsi, double et inévitable danger pour l'autorité de la duchesse, l'impunité absolue ou la répression incomplète. Quel moyen d'échapper à ce terrible dilemme ? Un seul, mais infaillible : l'assistance de Louis XIV. Trois ou quatre bataillons d'infanterie française, avec un millier de dragons, venant au soutien de la petite armée piémontaise, en quelques jours tout serait terminé. L'abbé d'Estrades reçut en effet l'ordre de proposer officiellement à la duchesse la coopération des troupes royales. La duchesse n'y répondit que par des protestations de reconnaissance ; mais elle refusa poliment un secours qu'elle jugeait trop compromettant pour son autorité.

L'expédition se fit donc avec les seules troupes piémontaises, du 19 au 24 juin. S'il faut en croire l'abbé d'Estrades, elle n'aurait été rien moins que brillante. Les seuls habitants de la petite ville de Montalte, au nombre dé cinq cents tout au plus, avaient résisté un jour entier à toutes les forces de don Gabriel, et les avaient contraintes à se retirer en désordre, avec une perte de cent hommes tués ou blessés. Selon l'ambassadeur, qui n'entre pas d'ailleurs dans de grands détails, la duchesse aurait eu soin de prescrire que le comte Masin demeurât à la garde du camp. Il n'y eut pas d'autre action que cette échauffourée. On avait réussi à semer la division parmi les montagnards, ceux de Ceva s'étaient même joints aux troupes ducales ; Mondovi, qu'on se garda bien d'attaquer, ne bougea pas. Tout cela finit au grand honneur des héros de Montalte, qui obtinrent une amnistie générale. Une nouvelle insurrection, au mois d'août, montra bientôt qu'on n'avait fait que plâtrer cette affaire.

Pianesse, malgré sa confiance de parade, était obligé de convenir avec Louvois que la situation de Madame Royale était périlleuse, et que sa réconciliation avec son fils pouvait bien n'être aussi qu'une affaire plâtrée. Le roi, disait le ministre de Louis XIV[4], a appris avec déplaisir la profonde mélancolie où M. le duc de Savoie paroît être, et la mauvaise disposition où est tout le pays à l'égard du mariage de Son Altesse Royale. Depuis le retour du marquis Dronero, qui était revenu de Lisbonne, après la cérémonie des fiançailles, c'était, contre le Portugal et les Portugais, un déchaînement général, non-seulement à Turin, mais dans toutes les cours et dans toutes les gazettes d'Italie. Ce seigneur faisait du pays, du climat, du peuple, et de l'infante elle-même, un tableau qui n'était pas pour exciter l'ardeur de son jeune maitre. Selon certaines rumeurs, le conseil de Lisbonne aurait exigé que, pendant l'absence de Victor-Amédée, un grand de Portugal fût adjoint au gouvernement de la duchesse, et que les citadelles de Nice et de Turin fussent confiées à des garnisons portugaises[5].

En France, on accusait le marquis Dronero d'avoir mal parlé à Lisbonne du gouvernement français, et d'entretenir correspondance, depuis son retour, avec le duc de Giovenazzo et le comte de Melgar, gouverneur général du Milanais. Le 31 août, l'abbé d'Estrades, qui avait reçu, la veille, des ordres exprès de M. de Croissy, se rendit au palais comme pour présenter ses hommages à la duchesse ; il entra dans sa chambre qui était remplie de seigneurs, lui fit son compliment, puis, marchant droit au marquis Dronero, il lui exprima tout haut et en termes secs et durs le mécontentement du roi. L'infortuné marquis tomba foudroyé sur un siège ; on l'emporta chez lui sans connaissance. Toute la noblesse prit parti pour le disgracié ; la duchesse elle-même, émue de cette exécution sommaire laite sous ses yeux et sans son aveu, ne put s'empêcher de témoigner à l'ambassadeur qu'elle lui savait mauvais gré de ne lui avoir pas communiqué ses ordres avant d'agir[6]. Il n'y eut que le jeune Victor-Amédée qui, avec une force de caractère et une puissance de dissimulation dont Louis XIV et Louvois furent singulièrement frappés, se rendit assez maitre de son émotion pour écouter avec calme les explications de l'abbé d'Estrades, et pour lui dire qu'il était persuadé de la justice des motifs par lesquels le roi s'était déterminé contre le marquis Dronero.

Jamais coup d'autorité n'eut un retentissement plus éclatant ni plus déplorable. Y avait-il encore une maison de Savoie ? Le palais de Turin n'était-il phis qu'une antichambre de Versailles où la noblesse piémontaise devait attendre avec soumission les faveurs ou les disgrâces royales ? Le Piémont n'était-il plus qu'une province française, ramenée de force comme la Lorraine, ou mieux encore une annexe de Pignerol, adjugée sans débats par l'arrêt inconnu de quelque chambre de réunion ? On n'en douta plus quand on vit tout à coup des troupes françaises traverser le Piémont, pour aller prendre possession de la citadelle de Casal.

S'il y avait eu jamais une négociation difficile, après la fameuse trahison de Mattioli, en 1679, c'était à coup sûr celle qu'il avait fallu renouer à Mantoue. Rallier le prince et ses ministres n'était pas l'affaire importante ; c'était tout au plus un nouveau marché à débattre, une surenchère, le sacrifice de quelques milliers de pistoles ; mais tromper la vigilance inquiète des Allemands, des Espagnols, des Vénitiens, des Piémontais, des Génois, garder un mystère qui était une première fois devenu le secret de tout le monde, voilà le chef-d'œuvre de la politique. Le 8 juillet 1681, le traité de cession de la citadelle de Casal fut signé à Mantoue, par le duc lui-même et par l'abbé Mord, ministre de France, moyennant cent mille pistoles d'Espagne payables aussitôt après l'entrée des Français dans la citadelle.

Catinat, mandé de Flandre par Louvois, jouait encore une fois le rôle de prisonnier d'État dans le donjon de Pignerol[7]. Il y devait attendre, pour aller prendre possession du gouvernement de Casal, que le marquis de Boufflers fût entré dans la citadelle avec les troupes qu'il avait charge d'y conduire. L'exécution du traité devait avoir lieu le 30 septembre. Le 22, l'infanterie commença de se rassembler sous Briançon ; le 27, toutes les forces étaient réunies à Pignerol. Le soir de ce même jour, un officier, envoyé par le marquis de Boufflers, remettait à l'abbé d'Estrades une dépêche de Louvois, avec une lettre de Louis XIV pour Madame Royale. C'était une demande afin d'obtenir le passage immédiat des troupes françaises à travers le Piémont. La duchesse obéit, comment aurait-elle pu refuser ? Le cas de résistance était d'ailleurs prévu. S'il trouvoit, était-il marqué dans l'instruction de M. de Boufflers, des troupes qui voulussent s'opposer à son passage, il n'hésitera pas à les charger, de quelque nature qu'elles soient. Le 30 septembre, à deux heures, les Français entraient dans la citadelle de Casal[8].

L'occupation de Casal fit oublier à Turin toutes les autres affaires, même la disgrâce du marquis Dronero, qui se perdait dans le foudroiement général. Turin pris entre deux feux, le pays traversé de part en part, son indépendance anéantie, on ne parlait pas d'autre chose. Je ne doute pas que les mauvais politiques de votre cour en soient très-fâchés, écrivait Louvois à Pianesse[9], et que les véritables serviteurs de madame la duchesse de Savoie en soient très-aises, puisque son autorité ne peut durer en Piémont que par la protection et l'assistance très-vive de Sa Majesté. Il est impossible que Madame Royale méconnoisse assez son véritable intérêt pour n'avoir pas de la joie de voir le roi en état de la faire obéir en Piémont, malgré M. son fils même, s'il étoit capable de se livrer aux ennemis de madame la duchesse de Savoie.

Après avoir oublié ses devoirs de mère et de princesse, après avoir sacrifié les intérêts de son fils et de son peuple aux impuissants désirs d'une ambition débile, après avoir souscrit le pacte qui liait aux volontés de Louis XIV son autorité précaire, toute révolte de la duchesse, même, secrète et sans effet, n'était qu'une faute de plus, une sorte de trahison de l'esclave envers le maître, et qui devait entraîner fatalement une aggravation de servitude. Et cependant cette malheureuse femme se débattait dans ses chaînes. Réduite au mensonge, elle souriait publiquement aux succès de Louis XIV, et elle protestait sourdement auprès des cours étrangères, ne recueillant qu'une approbation dédaigneuse, d'une part, et de l'autre, une incrédulité désespérante ; situation pleine de périls et de trouble, d'humiliations et de dégoûts, juste et fatale punition d'une faute qu'elle avait commise volontairement, qu'elle continuait de commettre, et dont sa passion ne voulait ni se repentir ni cesser de profiter.

Louis XIV savait qu'au moment même où Boufflers se mettait en mouvement pour marcher à Casal, la duchesse avait fait dire à l'Empereur qu'elle étoit au désespoir, et que si elle étoit en état de refuser le passage aux troupes du roi, elle s'y opposeroit de tout son cœur'[10]. Le roi se contenta de lui faire savoir que cette démarche, dont il était instruit, n'avait fait sur son esprit aucune impression mauvaise, parce qu'il ne pouvait l'attribuer qu'à des ministres infidèles. Le roi, disait Louvois[11], ne peut rien désirer du Piémont que la continuation de la conduite que madame la duchesse de Savoie tient depuis quelque temps, et que le gouvernement de cet État demeure entre les mains de madame la duchesse. Tant que durera son autorité, le roi croira ses intérêts, de ces côtés-là, plus assurés que si ses troupes étoient dans les principales places du pays. Que de mépris dans l'expression d'une telle confiance !

Toutes les lettres de Louvois rappellent impitoyablement la malheureuse femme au sentiment de sa dépendance ; et comment pourrait-elle l'oublier ? Le peu d'amis qu'elle croyait avoir en Piémont lui échappent. Ses premières créatures ont trompé sa confiance ; elle en cherche de plus fidèles ; elle fait quatre nouveaux ministres. Pianesse est l'un des quatre ; cependant il hésite à troquer sa position de conseiller dans l'ombre, de confident sans responsabilité, pour une situation plus en lumière, mais plus en péril. Louvois ne l'y encourage pas ; pour accomplir ses desseins sur le Piémont, Louvois a plutôt besoin d'une grande influence occulte ; sa politique cherche les souterrains. Vous savez, écrit-il à Pianesse[12], ce que je vous ai dit sur votre entrée dans le conseil, et sur les dangers qu'il y a de vous mettre en état que M. le duc de Savoie, s'il ne partoit pas pour le Portugal, vous pût regarder comme un homme qui l'auroit voulu forcer à y aller. vous ne doutez pas, je m'assure, qu'aussitôt les créatures de madame la duchesse de Savoie ne soient éloignées, et leurs ennemis mis en leur place. Ce sont de pareilles réflexions qui me font douter s'il convient au bien de vos affaires d'accepter une place présentement que vous devez, suivant les apparences, si peu conserver, et qui, bien loin de vous procurer, pendant le reste de votre vie, la considération que vous méritez, pourra peut-être vous attirer encore une disgrâce plus fâcheuse que celle que vous avez essuyée.

Toutes réflexions faites, et malgré les objections de Louvois, Pianesse se décida enfin entrer au conseil, à la fin du mois de février 1682. C'était Madame Royale qui, en faisant appel à son dévouement, avait levé ses derniers scrupules. Comme il ne pouvait plus conserver la charge qu'il avait dans la gendarmerie française, Louis XIV lui donna permission de la vendre ; mais en même temps, et pour resserrer son attache à la France, Louvois lui fit conférer le grade de maréchal de camp[13]. Son expérience militaire, si magnifiquement attestée par Louis XIV, n'allait pas tarder sans doute à être mise à l'épreuve. On attendait de jour en jour la flotte de Portugal, qui devait emmener, vers le mois d'août au plus tard, le jeune duc à Lisbonne. A mesure que le moment critique approchait, l'excitation du peuple à Turin devenait plus menaçante ; les Espagnols, disait-on, d'accord avec le prince de Carignan, s'apprêtaient à empêcher le départ de Victor-Amédée, même par la force. De ce côté néanmoins, il n'y avait encore que des menaces ; dans le sud, la guerre avait éclaté. Une insurrection, plus formidable que celle de l'année précédente, avait mis toutes les montagnes en feu[14].

Au milieu de cette émotion de tout son peuple, Victor-Amédée seul paraissait calme ; le voyage ne l'effrayait plus. Toute prête à vaincre sa résistance, la duchesse s'étonnait de le trouver soumis, respectueux, presque caressant. Dans un moment d'abandon, il avait livré de lui-même à sa mère des lettres, sans doute anonymes, qu'on lui avait écrites contre elle. L'esprit mobile et présomptueux de Madame Royale triomphait de ces témoignages comme d'une victoire décisive ; de l'inquiétude elle passait sans transition à la sécurité la plus complète.

Telle n'était pas la disposition de Louvois, moins facile à surprendre, moins porté à se confier, pas du tout à s'abandonner. A l'optimisme aveugle de la duchesse il opposait un scepticisme désolant. Il inquiétait, tourmentait, pressait, recommandait des mesures énergiques et extraordinaires, sans autre explication. Sa correspondance, habituellement claire, nette, précise, allant droit au fait, s'enveloppait de formules discrètes, mais d'ailleurs suffisamment intelligibles, formules d'oracle, mais d'oracle qui peut être compris par les gens- de bonne volonté. Quoique je connoisse bien, écrivait-il le 27 mars, les ménagements que l'on est obligé d'avoir dans une régence, il faut en même temps convenir que ces mêmes ménagements sont suivis d'ordinaire de la perte entière de l'autorité de celle qui les a eus, et qui n'a pas pris les voies nécessaires pour se conserver l'autorité, qui est plus qu'à demi perdue dès qu'elle, est entamée. Je suis bien assuré, disait-il encore, le 3 avril, que si madame la duchesse de Savoie étoit entrée en de certains engagements envers le roi, aucun de ses sujets n'oseroit rien entreprendre contre elle, au lieu que, si M. son fils venoit à faire de certaines choses, toute la puissance du roi auroit bien de la peine à y remédier ; et alors, madame la duchesse de Savoie con noltroit trop tard que quand il est question de s'assurer une couronne, il ne faut pas prétendre le faire avec l'agrément de tout le monde ; et elle aura eu grand tort de suivre les ménagements qui lui ont été inspirés.

Huit jours après, Louvois jugeait tout perdu, sauf une dernière chance : Si les avis qui nous viennent sont bons, disait-il, il n'y a guère d'apparence que la régence de madame la duchesse de Savoie continue encore trois ou quatre mois ; et le malheur qu'elle essuiera ne lui arrivera que pour avoir déféré aux conseils de ceux qui ont de l'aversion pour des engagement plus étroits avec la France, ou qui ont caché sous ce prétexte le désir qu'ils Ont eu d'empêcher que l'autorité de Madame Royale ne s'établît en Piémont pour toute sa vie. Il serait peut-être encore temps d'y pourvoir, et l'exécution brusque de ce dont on conviendroit remettrait le calme dans le pays et la soumission pour madame la duchesse de Savoie dans le cœur de tout le monde, même dans celui de M. son fils. Le roi n'a d'intérêt à ce qu'elle prenne sur cela le seul parti qui peut maintenir son autorité, que par la part qu'il prend à ses avantages ; car, du reste, Pignerol et Casal sont de bons gages de la conduite d'un duc de Savoie, quelque dévoué qu'il fût aux. Espagnols[15]. En termes plus clairs, Louis XIV voulait que la duchesse de Savoie appelât les Français en Piémont et leur livrât trois ou quatre places ; mais suivant son habitude, il n'en faisait pas la proposition formelle, préoccupé avant tout de ménager à sa dignité l'honneur d'une sollicitation et de s'épargner l'humiliation d'un échec.

Cette réserve, plus majestueuse que politique, profitait à la duchesse, qui, fort embarrassée, s'il eût fallu répondre par un refus formel, déclinait l'insinuation en feignant de ne la pas entendre. Elle se contentait de réclamer de son puissant voisin un témoignage d'assistance purement morale, comme serait, par exemple, la concentration d'un nombreux corps de troupes en Dauphiné ou en Provence. Mais Louvois répondait qu'une pareille démonstration étant parfaitement inefficace, le roi se garderait bien de rassembler une armée pour subir le douloureux spectacle du triomphe des Espagnols et de la déchéance de madame la duchesse de Savoie ; le roi donnait des avis désintéressés Madame Royale ne les écoutait pas ; le roi conseillait de frapper à coup sûr les insurgés des montagnes, ou ceux qui, dans la cour même, conspiraient contre l'autorité de Madame Royale : Madame Royale prenait le dangereux parti de dissimuler ; c'était affaire à Madame Royale ; on lui souhaitait toute sorte d'avantages et de prospérités[16].

En dépit de ce ton à la fois piqué et dégagé, Louvois n'était pas homme à quitter une partie qui offrait de si belles chances ; il parvint à décider le roi, malgré ses répugnances, à faire offrir à la duchesse, comme l'année précédente, le secours de ses troupes contre les insurgés de Mondovi et les autres factieux du Piémont. Non-seulement il n'était plus question de les faire entrer dans les places, mais leur séjour ne devait alarmer la duchesse ni pour son autorité, ni pour ses finances, puisque ces troupes, entretenues aux frais du roi, obéiraient au général en chef de l'armée piémontaise, et que la duchesse aurait d'avance entre les mains tous les ordres signés pour les faire sortir du Piémont, dés qu'elle n'y jugerait plus leur présence nécessaire[17]. Cette proposition, faite officiellement, le 21 mai, par l'abbé d'Estrades, n'eut pas tout le succès que tant de précautions et de désintéressement pouvait naturellement faire espérer. La duchesse, avec beaucoup d'effusion comme toujours, manifestait une vive reconnaissance ; mais elle s'obstinait à croire que la bonne volonté du roi, éclatant par la seule démarche de son ambassadeur, serait suffisante pour rétablir l'ordre dans le Piémont, sans qu'il fût besoin d'y faire entrer des troupes étrangères[18].

Telles étaient les communications officielles et patentes ; sous main, par les conseils et l'intermédiaire de Pianesse, Madame Royale avait fait proposer à Louvois la négociation d'un traité qui, en déterminant avec précision les obligations réciproques du Piémont et de la France, assurerait, dans le présent, l'autorité de la duchesse, et mettrait, pour l'avenir, un ternie aux inquiétudes que lui causaient les obsessions toujours imprévues et indéfinies de la politique française. Louvois n'avait pas repoussé cette ouverture ; mais il avait répondu que la conclusion d'un acte si considérable ne pouvait avoir lieu qu'après le départ du duc de Savoie, la duchesse devant rester alors maîtresse absolue, débarrassée de toute pression factieuse, et libre de prendre avec le roi toutes les mesures qui conviendraient le mieux pour l'affranchissement de son pouvoir comme pour la sécurité de ses États. Je vous supplie entre-ci et ce temps-là, écrivait-il à Pianesse, de me faire part dei, conditions sous lesquelles vous estimeriez que cette alliance défensive se pourroit faire et de vous expliquer clairement sur ce que vous croiriez que le roi pourroit désirer de madame la duchesse de Savoie, et sur ce que vous ne seriez pas d'avis que Sa Majesté lui demandât 2[19].

Mais, peu de jours après, fatigué de ces allures discrètes qui ne convenaient pas à sa fougueuse nature, Louvois, sans plus de ménagements ni de réticences, demandait brusquement à Pianesse quelle était celle des places du Piémont que le roi pourrait faire occuper, pour assurer ses communications avec Casal, et pour avoir un gage de la fidélité de Madame de Savoie. Ne venait-elle pas encore de commettre la faute, ou tout au moins l'imprudence, de communiquer au gouverneur du Milanais les offres d'assistance armée que le roi lui avait faites ? D'ailleurs, il fallait qu'elle se décidât, et promptement, l'audace de ses ennemis croissant comme leur nombre, et la terre lui mari-quant là où elle cherchait un appui. L'envoyé de Portugal à Paris s'emportait contre elle jusqu'à l'outrage, et donnait clairement à entendre qu'on avait résolu à Lisbonne de lui enlever le gouvernement. L'Empereur faisait marcher vers le Tyrol 6.000 hommes de pied et 2.000 chevaux, pour soutenir l'attaque imminente des Espagnols[20]. Enfin Victor-Amédée venait de tomber malade, et d'une maladie qui pouvait, disait-on, devenir mortelle. S'il mourait, qu'allait devenir Madame Royale, haïe de ses proches, haïe de sort peuple, et n'ayant pris aucune mesure pour rendre efficace la protection du roi ? C'était surtout cette dernière menace, la plus prochaine, qui troublait, non le cœur de la mère, mais l'esprit de la femme ambitieuse. Elle songeait déjà, pour sauver sa fortune, à épouser le prince de Carignan.

Ce fut pour hâter et frapper les grands coups que Louvois résolut d'envoyer, dans cette cour si troublée, un diplomate de sa façon et ne dépendant que de lui, un militaire décidé, le marquis de La Trousse, capable de négocier ou de combattre, de trancher ou de dénouer les difficultés. Il devait, en passant à Grenoble, faire assembler un corps d'armée en état de franchir les Alpes au premier ordre. Ses instructions lui recommandaient une conduite très-respectueuse vis-à-vis de la duchesse et une très-cordiale entente avec Pianesse[21]. L'arrivée de ce nouveau personnage n'était pas faite pour plaire à l'abbé d'Estrades, dont l'importance, déjà si amoindrie, allait être encore singulièrement réduite. Il n'avait pu s'empêcher de témoigner son chagrin au marquis de Pianesse : on ne le chargeait plus, disait-il, que des commissions désagréables, comme était la scène qu'il lui avait fallu faire au marquis Dronero et qui l'avait brouillé avec toute la cour. Il avait bien songé à demander son rappel, et déjà Pianesse avait insinué que la duchesse serait bien aise de revoir comme ambassadeur le marquis de Villars, retour d'affection assez étrange, après les difficultés qui avaient signalé la mission du marquis, et qu'on ne peut expliquer que par l'extrême inconstance de la princesse[22] ; mais enfin l'abbé s'était ravisé : le besoin d'être quelque chose lui avait persuadé la résignation. Le 25 juin, il conduisit le marquis de La Trousse au palais pour sa première audience. Madame Royale leur fit fort bon accueil ; elle protesta que tout était calme dans ses États et qu'il n'y avait apparence d'aucun soulèvement. Elle parut seulement fort inquiète de la maladie de son fils, qui était une petite fièvre continue, avec un flux d'entrailles, ce qui n'empêchait toutefois le malade ni de bien manger, ni de bien dormir[23].

On avait observé que les premiers symptômes de ce mal avaient coïncidé avec les nouvelles de Lisbonne qui annonçaient le départ de la flotte sur laquelle Victor-Amédée devait s'embarquer pour aller en Portugal ; l'arrivée de cette flotte à Villefranche, et celle de l'ambassadeur extraordinaire, le duc de Cadaval, à Turin, avaient été signalées par des redoublements marqués[24]. Cependant Louvois ne témoignait que de l'inquiétude, et point de soupçon sur cette affection bizarre, quoiqu'il eût eu avis, depuis près d'un an, que le premier médecin du jeune duc avait été gagné par les Espagnols[25]. Ce qu'il y a de certain, c'est que le marquis de La Trousse, qui avait pour instruction de voir de près et de se défier, prenait au sérieux l'état du malade : Je crains fort, écrivait-il, le 11 juillet, que sa maladie ne le mette hors d'état de pouvoir entreprendre le voyage de Portugal de cette année ; l'on peut même appréhender pis. Une chose le frappait, la précocité d'esprit et la force de dissimulation du jeune prince. Il a dit hier à M. de Cadaval, écrivait M. de La Trousse[26], que ce qui lui donnoit le plus de chagrin de son mal étoit le retardement qu'il apportoit à l'envie qu'il avoit de s'aller jeter aux pieds de l'infante. Cependant il est constant qu'il ne fait qu'avec répugnance ce mariage. La crainte de la France peut beaucoup sur lui. Il est dissimulé, il me fait des merveilles, quoique je sois persuadé que mon séjour dans ce pays ne lui plaise pas. Il me témoigne souvent, par des termes assez choisis, les sentiments respectueux et la reconnoissance qu'il a des bontés que Sa Majesté a pour lui.

Vers la fin de juillet, Victor-Amédée témoigna qu'il voulait changer d'air et s'en aller à Moncalieri. Sa mère y consentit avec empressement, parce qu'il lui convenait de soustraire son fils à l'opinion de la capitale, qui devenait de plus en plus hostile au mariage, et parce qu'à la première amélioration notable dans sa santé, elle comptait le mener directement de Moncalieri à Nice, où il devait s'embarquer, sans le ramener à Turin. Cette petite manœuvre, dont elle fit confidence au marquis de La Trousse, la mettait tout en joie. Malheureusement l'air de Moncalieri parut encore plus défavorable à Victor-Amédée que l'air de Turin. Les accidents redoublaient, et, avec les accidents, la mauvaise humeur et les caprices, jusqu'à faire craindre pour la raison du malade. Les médecins y perdaient leur latin, d'autant plus que le duc ne les voulait plus voir, ni même ses valets de chambre, et qu'il fallait toute sorte d'adresse et de surprise pour parvenir à lui tâter le pouls. Il était maigre et faible à ne pouvoir se tenir debout ; au commencement de septembre, on sut qu'il avait demandé son confesseur. Une comète qui survint acheva de frapper les esprits ; quel sinistre augure pour une traversée jusqu'en Portugal ! Et quels gens que ces Portugais ! Arrogants, insolents, témoignant leur mépris pour toute cette cour et pour le prince lui-même. Quels discours ils tenaient ! N'allaient-ils pas jusqu'à dire que ces délais étaient insupportables, et qu'il fallait que le duc prit résolument son parti de guérir ou de mourir ! Le duc de Cadaval lui-même s'opiniâtrait à lui vouloir donner une certaine drogue préparée de ses propres mains, quelque drogue héroïque comme celle que le médecin Philippe inventa pour sauver Alexandre[27].

Enfin, de guerre lasse, l'ambassadeur portugais annonça son départ pour le 26 septembre ; il partit en effet ce jour-là, avec toute sa suite très-mécontente, quoiqu'elle eût coûté beaucoup d'argent à la duchesse qui fut seule à témoigner ses regrets. Les adieux de l'ambassadeur furent insultants pour le Piémont et pour son duc ; il lui échappa de dire que le prince n'étoit ni un mari, ni un homme propre à gouverner, ni un souverain, par la situation de Pignerol et de Casal[28]. Trois jours après son départ, Victor-Amédée était en pleine convalescence, sans aucun reste da fièvre, en un mot, si bien, qu'on donna congé à toute la médecine.

A l'heureuse issue de cette crise succédèrent les péripéties de la négociation que Louvois poursuivait avec Pianesse, et dont la présence de M. de La Trousse avait accéléré la marche. Quelque bien gardé que fût le secret de part et d'autre, la situation était tellement claire que le bruit s'était répandu, partout le Piémont, de la prochaine occupation de Verceil par les Français. La fuite soudaine d'un des plus grands seigneurs et des plus populaires, le marquis de Parelle, colonel des gardes, n'avait pas peu contribué à tenir l'opinion publique en alarme. Le marquis de Parelle était un de ces esprits inquiets et remuants, toujours moins satisfaits à mesure qu'ils obtiennent davantage, et dont l'ambition cherche issue tour à tour, par les voies les plus opposées. Il s'était jeté d'abord à la tête du marquis de Villars, auquel il avait communiqué les plus beaux plans pour envahir le Milanais ; l'abbé d'Estrades l'avait trouvé aussi vif, et, en apparence, aussi dévoué aux intérêts de Louis XIV. Une fois par semaine, il venait chez l'ambassadeur, toujours après minuit, et avec tous les mystères d'un conspirateur : il offrait alors de donner Casal à la, France ; mais lorsque Casal fut devenue française sans son concours, son zèle parut se refroidir. Cependant, à l'arrivée de M. de La Trousse, il lui fit merveille, s'empressa beaucoup autour de lui, et offrit de lui communiquer, comme naguère au marquis de Villars, de bonnes cartes du Milanais. Mais M. de La Trousse était : sur ses gardes ; il savait, à n'en pas douter, que, depuis un an, le marquis de Parelle était en rapports secrets avec le comte de Melgar, et il avait de fortes raisons pour lui attribuer une grande part dans les agitations de l'opinion à Turin et dans les insurrections armées à Mondovi.

M. de La Trousse crut devoir conseiller à la duchesse de faire arrêter le marquis de Parelle. C'était au moment où elle était le plus inquiète de sa propre fortune, si son fils venait à mourir, et où elle cherchait à regagner quelque popularité[29]. Elle ne répondit que faiblement aux instances de M. de La Trousse ; mais Parelle, averti, et craignant peut-être d'être enlevé par ordre du roi, quitta subitement Moncalieri, le 15 août, et se retira d'abord dans un de ses châteaux, près d'Ivrée, sous la garde de sept à huit cents paysans qui prirent les armes, au premier appel de leur seigneur. Huit jours après seulement, Madame Royale fit appeler l'abbé d'Estrades et M. de La Trousse, et leur dit qu'il y avait longtemps qu'elle était informée des mauvais desseins du marquis de Parelle, qui, de concert avec le comte de Melgar, ne tendait pas à moins qu'à changer la forme du gouvernement. Après une telle déclaration, il ne restait plus, en bonne logique, qu'à lui faire son procès. Il n'en fut rien ; on lui permit de s'en aller à Ferrare ; on lui laissa ses biens et même cette charge de colonel des gardes que, depuis si longtemps, Madame Royale convoitait pour le comte Masin.

Cette mollesse, et les dangers qui pouvaient en résulter pour la prépondérance française, firent prendre à Louvois la résolution d'en finir à la fois avec les hésitations de la duchesse, l'agitation des Piémontais et les menaces des Espagnols. Bien convaincu que le jeune duc ne partirait pas pour le Portugal, il se décida à conclure le traité d'alliance défensive que souhaitait Madame Royale, mais en l'appuyant d'un acte évidemment offensif. Le 26 août, il écrivit tout ensemble au marquis de Pianesse et à M. de La Trousse. La conspiration du marquis de Parelle, disait-il, doit faire sérieusement réfléchir la duchesse de Savoie ; si elle attend l'hiver sans prendre le bon parti, et qu'une insurrection éclate soutenue par les Espagnols, les neiges qui obstrueront les passages des Alpes ne permettront pas au roi de la secourir en temps opportun. M. de La Trousse avait pour mission particulière d'entretenir le comte Masin, qui ne paraissait ni très-attaché à son oncle Pianesse, ni très-affectionné à la France, des suites inévitables qu'entraînerait pour lui la déchéance de Madame Royale. Celle-ci s'étant obstinée à rester insensible à toutes les menaces et sourde à toutes les insinuations, Louvois provoqua, le 20 septembre, la réunion d'un conseil où M. de Croissy, qui ne savait rien de toutes ces négociations préparatoires, reçut, non sans surprise, l'ordre d'expédier à l'abbé d'Estrades un pouvoir pour conclure, avec la duchesse de Savoie, un traité d'alliance défensive, et d'annoncer en même temps à l'ambassadeur l'entrée immédiate de trois mille chevaux dans le Piémont. C'est dans les dépêches de Louvois à Pianesse, et surtout au marquis de La Trousse, qu'il faut chercher le sens vrai de cette grave résolution.

Le traité, quelque important qu'il fût, n'était que l'accessoire ; l'affaire principale, c'était l'entrée des troupes, qui, sous prétexte de la sûreté de Casal, devaient passer, bon gré, mal gré, sans pourparlers ni délai. Les troupes du roi, disait-on à Pianesse, seront en marche dans trois jours pour se rendre à Pignerol ; ainsi il ne faut point penser à négocier pour suspendre ladite marche. Et à M. de La Trousse : Si la princesse étoit assez mal conseillée pour refuser de donner ses ordres pour le logement des troupes, l'intention du roi n'est pas que cela vous empêche de les faire marcher à Pignerol, et quand il y aura mille ou douze cents chevaux arrivés, de vous avancer vers Trino, où l'intention de Sa Majesté est que vous campiez jusqu'à ce que toutes les troupes vous aient joint[30]. La seule concession que Louvois faisait aux répugnances évidentes de la duchesse, c'est qu'il n'exigeait plus la remise d'aucune place, et qu'il se contentait de demander pour les cavaliers le logement dans un certain nombre do villages ou de villes ouvertes. Quant aux vivres et aux fourrages, le roi se chargeait de cette dépense, qui n'allait pas jeter moins de quarante mille écus par mois dans le pays où ses troupes allaient prendre gîte. Le marquis de La Trousse avait ordre d'imposer à ses hommes la discipline la plus étroite ; et de les forcer à vivre aussi régulièrement que dans les casernes des places de Flandre.

Pour toutes les négociations relatives au traité, le diplomate officiel, l'abbé d'Estrades, devait agir seul ; mais l'officier général, l'homme de cour, devait profiter de toutes les occasions, provoquer même des conférences officieuses, pour remontrer à la duchesse et à ses ministres leurs véritables intérêts : ainsi, faire voir à la duchesse que l'entrée des troupes royales en Piémont, afin d'assurer Casal pendant l'hiver, ne lui était pas moins avantageuse à elle-même pour le maintien de son autorité ; que cette autorité bien précaire n'était menacée par personne plus que par le prince de Carignan, qui, bien loin de songer à l'épouser, s'entendait avec les Espagnols pour la jeter dans un couvent ; que si le roi ne lui demandait pas de recevoir des troupes françaises dans les places du Piémont et de la Savoie, du vivant de son fils, c'est qu'il était persuadé qu'elle prenait garde d'y avoir des gouverneurs dévoués à son service et bien disposés à lui obéir, quoi qu'il arrivât.

Avec M. de Pianesse, mais avec lui seul, il fallait aller plus loin, et lui demander délicatement, comme d'aventure, s'il n'y aurait pas moyen de surprendre au jeune duc quelque bonne signature qui mettrait sa mère en état de résister au prince de Carignan. Cette proposition hardie, qui n'allait à rien de moins qu'au vol d'une couronne, est si étrange et si odieuse, qu'il faut bien, pour y croire, l'irrécusable témoignage des documents les plus authentiques. Voici en quels termes Louvois écrivait au marquis de La Trousse, le 22 septembre 1682 : Vous pouvez faire discourir M. de Pianesse sur ce qu'il croiroit qui seroit à faire si, M. le duc de Savoie mourant, M. le prince de Carignan ne vouloit pas épouser Madame Royale ; et vous pouvez, comme de vous-même, lui insinuer que, comme M. le duc de Savoie signe tout sans regarder, il ne pourroit être que très à propos que madame la duchesse de Savoie eût par-devers elle une patente par laquelle, attendu l'incapacité de M. le prince de Carignan[31], il la commettroit pour régir les États de Piémont et de Savoie, pendant sa vie, avec la même autorité qu'elle a eue depuis la mort de feu M. le duc de Savoie ; que ce titre deviendra bon, soutenu de la protection du roi, et que rien ne sera plus capable d'obliger M. le prince de Carignan à l'épouser que de la voir en état de conserver son autorité, par une voie qui ne soit pas tout à fait illégitime. Sa Majesté désire que vous fassiez cette ouverture au marquis de Pianesse seul, comme une vue qui vous a passé par l'esprit, et que vous rendiez compte à Sa Majesté de la manière dont il l'aura reçue[32].

M. de La Trousse ne s'empressa pas d'exécuter l'étrange mission qui devait non-seulement le rendre complice d'une infamie, mais encore lui en attribuer l'invention aux yeux de Pianesse. Il se contenta de répondre, le 3 octobre, que la santé du jeune duc se rétablissant à merveille, il n'avait pas cru qu'il fût à propos de traiter cette matière, au moins pour le moment. Malheureusement pour sa dignité morale, il n'eut pas le courage de persister dans cette réserve. Pressé de nouveau par Louvois, il lui écrivit, le 25 novembre, qu'il avait enfin abordé ce sujet délicat avec le marquis de Pianesse, mais que le ministre piémontais avait glissé légèrement, comme sur une affaire dont il ne pouvait plus être question.

L'abbé d'Estrades, lui aussi, avait sa part d'ennuis et de dégoûts. Surpris d'avoir quelque chose à négocier, et surtout d'avoir à signifier au gouvernement piémontais les volontés de Louis XIV, il s'en était réjoui d'abord, comme d'un retour de fortune et de faveur, comme d'un acte de justice qui restituait à son caractère ses véritables et légitimes prérogatives. Quand il se rendit à Moncalieri avec M. de La Trousse, pour faire connaître à la duchesse de Savoie ce que le roi son maître exigeait d'elle, il rentra pleinement dans ses droits d'ambassadeur, seul représentant et seul interprète officiel d'un souverain qui voulait être obéi. Madame Royale, fort émue, n'osa pas résister ; quoique cette injonction de recevoir et de loger des troupes étrangères qu'elle n'avait pas demandées lui perçât le cœur, elle bissa la tête, et donna ordre à ses ministres de s'entendre pour le détail avec le marquis de La Trousse. Mais il y eut un moment où, la fierté de la femme vengeant l'humiliation de la princesse, elle put, le front haut, regarder en face l'ambassadeur de Louis XIV et lui faire baisser les yeux à son tour. Désireux d'assurer à la France, dans le traité qu'il s'agissait de conclure avec le Piémont, le plus d'avantages possible, M. de Croissy, interprète fidèle de la pensée de Louis XIV, avait recommandé à l'abbé d'Estrades l'emploi de certains moyens dont la pratique, souvent éprouvée en Italie et en Allemagne, avait toujours eu le plus heureux effet. Il s'agissait d'offrir discrètement à la duchesse de Savoie une pension viagère de cent mille livres, de cent cinquante mille au besoin, et de distribuer entre les principaux ministres d'autres pensions s'élevant au total à dix mille écus[33].

M. de Croissy ne connaissait point la duchesse de Savoie. Si une ambition aveugle et impuissante la livrait malgré elle à la discrétion de Louis XIV, elle maudissait intérieurement la servitude dont elle n'avait plus la force de se dégager ; elle avait pu laisser surprendre sa liberté, elle n'entendait pas la vendre. M. de La Trousse a rendu témoignage à cette fierté, dernière protestation d'une âme bien coupable, mais plus faible encore que corrompue : Madame Royale a paru blessée au dernier point, dit-il, de la proposition de recevoir une pension de Sa Majesté, quoique M. l'ambassadeur se soit servi de toute la délicatesse imaginable pour que sa gloire n'en souffrît pas[34]. Il y eut chez elle comme un réveil du sentiment maternel et patriotique. Elle répondit à l'ambassadeur de Louis XIV qu'elle accepterait avec plus d'honneur et de reconnaissance les libéralités du roi, s'il voulait bien les adresser au duc son fils et lui donner les moyens d'entretenir un plus grand nombre de troupes, dont le roi, cependant, disposerait toujours comme des siennes[35]. Ce reproche indirect ne manquait pas de grandeur ; il relevait à son rang le souverain indépendant, l'allié volontaire qui pouvait, sans honte, accepter des subsides publics pour l'intérêt commun des deux couronnes. Ainsi repoussé par la duchesse de Savoie, l'abbé d'Estrades n'osa pas s'aventurer auprès des ministres.

Ce n'était pas, d'ailleurs, que le principe de l'alliance défensive souffrit la moindre difficulté. Madame Royale la souhaitait depuis longtemps ; Pianesse en était le promoteur, et ses collègues, bien qu'y étant moins préparés, ne pouvaient pas la considérer comme une surprise. L'abbé d'Estrades n'avait à faire aucune proposition spéciale ; son rôle se réduisit d'abord à produire ses pouvoirs pour conclure un simple traité de garantie ayant pour but la conservation de Casal et de Pignerol, d'une part, et de l'autre, celle de toutes les places et pays de l'obéissance de M. le duc de Savoie. L'initiative des conditions était laissée au cabinet de Turin, sauf discussion et amendement par les ministres de Louis XIV. Dans un premier conseil réuni sur-le-champ par la duchesse, en présence de son fils, le marquis de Pianesse, soutenu par don Gabriel et par l'abbé de Verrue, parla fortement en faveur d'une alliance étroite avec la France ; les autres opinèrent brièvement dans le même sens ou se turent. La seule opposition un peu sérieuse se produisit en dehors du conseil ; elle avait pour organe le comte Masin, qui, soit conviction sincère, soit désir de se faire pardonner sa faveur irrégulière, affectait de se séparer du marquis de Pianesse et de modérer l'en- trainement de Madame Royale vers la France. Cet essai de résistance n'eut d'ailleurs pas de suite.

Un projet préparé par Pianesse et qu'il avait eu soin de communiquer d'abord à Louvois, puis au marquis de La Trousse[36], fut adopté presque sans discussion par ses collègues et présenté à l'ambassadeur de France. Ce projet portait en substance que, moyennant un subside de deux cent mille écus payés chaque année par la France, le duc de Savoie s'engageait à porter son infanterie de sept mille à dix mille hommes, et sa cavalerie de huit cents chevaux à deux mille ; mais, en retour, il demandait que les troupes du roi fussent rappelées en France. Cette dernière condition faillit empêcher tout accommodement. En vain Louvois et ses agents s'efforçaient-ils de démontrer à la duchesse combien le séjour des troupes françaises en Piémont était nécessaire au maintien de son autorité ; en vain s'évertuaient-ils à lui prouver que les princes de Savoie, tout près d'allumer la guerre civile, avaient réclamé le concours des Espagnols ; en vain lui faisait-on connaître un complot tramé contre elle en Angleterre par la comtesse de Soissons, et l'arrivée prochaine des fils de la comtesse à Turin ; en vain lui disait-on que, si elle était décidée à prévenir l'exécution de ce complot, il n'y avait que lés troupes françaises qui fussent assez sûres pour enlever les princes, au premier signe, et pour les conduire au donjon de Pignerol ; rien n'y faisait[37]. A Fontainebleau, l'ambassadeur de Savoie poursuivait de ses plaintes les ministres de Louis XIV ; tout est perdu, disait-il, l'autorité de Madame Royale est absolument ruinée, si le roi persiste à cantonner ses troupes dans le Piémont. A Turin, l'abbé d'Estrades et le marquis de La Trousse ne savaient plus que répondre aux instances de la duchesse, dont la vivacité réveillait la mauvaise humeur et les méfiances de Louvois. Que se passe-t-il à Milan ? demandait-il à Pianesse ; si l'on n'y négocie pas quelque chose de contraire au service du roi, on y ravaude au moins assez pour donner de justes soupçons des intentions de madame la duchesse de Savoie[38].

Il y eut, a Fontainebleau, le 1.8 octobre, une réunion du conseil pour discuter les propositions du cabinet de Turin. On les modifia comme il suit : le roi ne demandait au duc de Savoie qu'une augmentation de quinze cents hommes de pied et de mille chevaux ; le subside annuel était réduit à cent mille écus ; le roi maintenait deux mille cavaliers français dans le Piémont ; les mille autres devaient passer dans le Montferrat, sur les terres et avec l'agrément du duc de Mantoue[39]. Cette solution peu satisfaisante chagrina la princesse ; elle fit de nouvelles objections qui furent repoussées un peu plias rudement, et se soumit enfin, sans bonne volonté. Le traité, rédigé sur le texte envoyé de France, fut signé le 24 novembre, et ratifie par Louis XIV, le 8 décembre.

De quelque côté que se tournât Madame Royale, elle ne voyait que des sujets de chagrin. Quoique, depuis le départ du duc de Cadaval, personne en Piémont ne s'inquiétât plus sérieusement du mariage de Portugal, elle y croyait toujours, tant il lui coûtait de renoncer à ce rêve qui était le seul fondement de sa politique, et auquel elle avait tout sacrifié. D'abord elle avait imaginé de faire partir son fils au mois de janvier, par la voie de terre, c'est-à-dire par la France et l'Espagne. Imagination ridicule, et dont Louvois n'eut pas de peine à démontrer la vanité. Il y avait plus de cent lieues à faire sur les terres des Espagnols, à qui ce mariage ne convenait pas[40]. Et comme la duchesse, infatuée de son dessein, répondait que c'était la seule présence des troupes françaises dans le Piémont qui rendait les Espagnols hostiles à ce mariage, Louis XIV, pour montrer qu'il n'avait pas varié dans ses bonnes dispositions, proposait à Madame Royale de faire venir son fils jusqu'à La Rochelle, où il s'embarquerait, soit sur des vaisseaux du roi, soit sur des vaisseaux portugais escortés de ceux du roi[41]. Mais en même temps, Pianesse et Louvois, qui n'avaient pas les mêmes illusions que la princesse, examinaient ensemble et préparaient les moyens de faire réussir le projet favori de Louis XIV, qui était de marier mademoiselle de Valois, sa nièce, avec le duc de Savoie[42].

Le 20 décembre, on sut à Turin, et quelques jours plus tard à Paris, que le conseil de Lisbonne, sur le rapport du duc de Cadaval, avait rompu sans retour toutes les négociations matrimoniales entre l'infante et Victor-Amédée. Avec son emportement habituel, la duchesse de Savoie fit ordonner sur-le-champ à son envoyé de quitter Lisbonne, en prescrivant expressément qu'on ne laissât rien de tout ce qui avait été préparé pour le service du jeune duc, et que ce qu'on ne pourrait pas embarquer, on le jetât plutôt dans la mer que de s'en défaire dans ce royaume. Dans tout le Piémont, cette rupture fut célébrée comme un bonheur public. De son côté, Louis XIV donnait ordre à l'abbé d'Estrades de notifier au duc de Savoie, à la duchesse et à tous les ministres, qu'il ne devait jamais plus être question de marier Victor-Amédée sans le consentement et la participation du roi de France. Le roi réclamait de plus l'intervention officieuse de Madame Royale auprès de la reine de Portugal, sa sœur, pour la dissuader de marier l'infante à quelque protégé de l'Autriche, comme le prince de Neubourg ou le prince de Toscane, et pour lui conseiller, au contraire, de choisir son futur gendre dans la maison de Bourbon[43].

En faisant connaître au marquis de Pianesse la teneur de cette dépêche, Louvois l'engageait à préparer doucement Madame Royale au mariage de son fils avec mademoiselle de Valois, et à lui bien persuader surtout que cette alliance n'affaiblirait en aucune manière son autorité qui resterait sans rivale, la seconde fille de Monsieur n'étant point du tout de l'humeur de sa sœur aînée, la reine d'Espagne[44]. Lorsque Louvois écrivait cette lettre confidentielle, il y avait déjà trois jours que son correspondant s'était abîmé dans une nouvelle et plus profonde disgrâce. Le 21 décembre 1682, le marquis de Pianesse avait été arrêté à Moncalieri, par ordre du duc et de la duchesse de Savoie.

Pianesse avait vu de trop prés les difficultés qui enveloppaient Madame Royale, et il connaissait trop bien le caractère de son fils, pour croire que l'autorité extra-légale de la mère pût se soutenir longtemps encore, même avec l'assistance de Louis XIV. Louvois lui avait si souvent représenté à lui-même que la chute de Madame Royale entraînerait infailliblement celle de ses créatures, la sienne surtout, et il en était si bien convaincu, qu'il avait résolu de se retirer prudemment de cet édifice ruineux sous les débris duquel il ne voulait pas se laisser surprendre, et, pour plus de sûreté, de fixer lui-même, à un terme rapproché, le jour et l'heure de la catastrophe. Un de ses neveux, le comte de Druent, écuyer du jeune duc, lui servit d'intermédiaire auprès de son maître.

Vers la fin de novembre, le comte de Druent dit à Victor-Amédée qu'il avait à lui faire une communication très-importante et très-secrète. A deux ou trois jours de là, pendant une chasse à l'affût où les chasseurs étaient fort dispersés, Druent trouva moyen de se rapprocher du prince, et, saris précaution oratoire, il lui déclara brusquement qu'il y avait assez longtemps qu'il était en tutelle, et qu'il devait, puisqu'il ôtait le maitre, revendiquer ses droits. Victor-Amédée avait les oreilles rebattues de semblables conseils ; mais que faire ? puisqu'il ne voyait pas un seul ministre qui fût dans ses intérêts. Le comte de Druent lui dit qu'il avait tort de se croire si abandonné, et il lui nomma tout de suite don Gabriel, l'abbé de Verrue et le marquis de .Pianesse. Au nom de Pianesse, le duc répliqua vivement qu'il fallait bien se garder de lui rien dire, parce qu'il rapportait tout à Madame Royale. Nouvelle protestation du comte de Druent : il répondait sur la tête du mari luis de Pianesse et n'avançait rien qu'il ne fût en mesure de prouver, au premier désir de Son Altesse Royale. La conversation n'alla pas plus loin ce jour-là.

 Victor-Amédée revint au palais profondément ému. Quelle occasion de rentrer dans ses droits I Mais le moyen de se fier à Pianesse ? Et d'ailleurs, l'ambition de cet homme n'était-elle pas encore plus grande que celle de Madame Royale, et son génie plus dangereux ? Avec un tel ministre, créature de la France, la tyrannie de la France n'allait-elle pas devenir plus intolérable ? Telles étaient les graves questions qui agitaient l'esprit d'un enfant de seize ans. Enfin, après avoir bien débattu tous ces problèmes, il choisit sa route et la suivit droit. Pianesse étant le seul conseil de sa mère et le principal instrument de la Francs., il se résolut à le sacrifier d'abord, comme le plus redoutable.

A quelques jours de là, Victor-Amédée revit le comte de Druent, et le chargea de dire à son oncle que s'il était vraiment dans ses intérêts, il fallait qu'il lui en donnât une première preuve en venant à son lever, où il ne paraissait pas d'ordinaire. Pianesse y vint. Dés lors il entra directement en rapport avec le duc. Dans une première conférence, selon les informations que put recueillir le marquis de La Trousse, Pianesse pressa le duc d'une façon véhémente, jurant Dieu plus de vingt fois qu'il étoit temps de se tirer de la servitude. Dans une seconde entrevue, il lui remit des mémoires étendus sur la conduite que le prince devait tenir, avant et après le coup d'État, et sur la meilleure politique à suivre dans ses rapports avec la France ; il lui donna aussi, afin qu'il les copiât de sa main, les ordres nécessaires pour faire arrêter et reléguer sa mère dans un couvent de Savoie.

Dès le jour même où Pianesse avait paru, contre sa coutume, au lever du duc, Victor-Amédée avait conté toute l'intrigue à sa mère. Elle n'y voulut d'abord pas croire. Comment admettre une telle ingratitude ? Et comment frapper le dernier de ses amis, le seul en qui elle pût prendre confiance ? Jusqu'au dernier moment elle douta, elle espéra ; elle se flatta que cette machination cachait quelque profond mystère dont Pianesse lui révélerait enfin le secret, quelque ingénieuse combinaison pour saisir son fils en flagrant délit de révolte, surprendre ses véritables projets, et sur ces projets ruinés consolider le pouvoir d'un gouvernement plus fort.

Le 21 décembre, il devait y avoir, entre le duc et Pianesse, une nouvelle conférence, la dernière avant l'exécution du complot. La duchesse entra tout à coup dans le cabinet de son fils, et paraissant surprise d'y trouver Pianesse, elle lui demanda quel était le sujet de leur conversation. Pianesse répondit, sans aucun embarras, que le duc l'avait fait venir afin de lui parler des vaisseaux qui devaient rapporter de Lisbonne tous les meubles qu'on y avait envoyés pour son service. Cette réponse avait été concertée à la fois, entre le prince et Pianesse, comme une défaite plausible, entre le prince et sa mère, comme un indice révélateur. Madame Royale essayait encore de fermer les yeux à l'évidence. Au moment où Pianesse quittait le cabinet du duc, elle fit appeler le ministre dans sa propre chambre. Vous venez d'avoir avec mon fils un grand entretien, lui dit-elle. Pianesse répéta simplement la leçon convenue : il ne s'agissait que du Portugal et des deux vaisseaux qui devaient ramener les meubles du prince et l'envoyé de Savoie. Là-dessus, la duchesse le félicita de la confiance que le duc commençait à prendre en lui ; elle s'en applaudit à cause de ses mérites et des services qu'il ne manquerait pas de lui rendre à elle-même ; elle lui fit part de ses propres inquiétudes au sujet de certaines échappées, de certaines tentatives d'essor qu'elle avait remarquées chez son fils ; enfin elle lui demanda conseil sur la conduite qu'elle devait tenir elle-même avec un enfant enclin à la révolte. Pianesse répondit en Homme toujours dévoué, obligé, pénétré de gratitude ; ni sa voix, ni son geste ne trahirent aucune émotion. Alors la duchesse ne douta plus ; elle connut le traître, elle se contint cependant, lui sourit encore, et le congédia. Au bout de l'appartement, il trouva le marquis Dogliani, capitaine des gardes, qui lui demanda son épée. Pianesse tira froidement de sa poche un billet qu'il s'était fait donner par le duc, portant défense à qui que ce fût de l'arrêter au nom de Madame Royale ; mais lorsque Dogliani lui eut fait voir à son tour l'ordre d'arrestation écrit de la main de son maitre, il ne montra ni surprise ni faiblesse, et se laissa emmener sans résistance. Sur-le-champ on le fit monter dans un carrosse qui le conduisit au château de Montmélian en Savoie, tandis que le comte de Druent s'en allait habiter le château de Nice.

Quand cette grande nouvelle fut connue à Turin, elle y causa une joie universelle, tant Pianesse était détesté. Le marquis de La Trousse et l'abbé d'Estrades, qui se rendirent en toute hâte, le lendemain matin, à Moncalieri, n'y rencontrèrent que des visages froids, insolents ou hostiles ; le duc et sa mère leur firent seuls bon accueil. Victor-Amédée leur dit que, puisque le marquis de Pianesse étoit capable de trahir Madame Royale à qui il avoit mille obligations, il ne se devoit pas attendre à être mieux traité qu'elle, puisqu'il ne lui avoit jamais fait de bien. Madame Royale s'efforçait de cacher sa douleur mais elle ne put se contraindre devant le marquis de La Trousse. Le comte Masin faisait toutes les démonstrations d'un homme affligé du malheur de son oncle ; les habiles ne s'y trompaient pas ; on savait que, tout en vivant honnêtement ensemble, ils n'étaient plus d'intelligence. Masin dit même à M. de La Trousse que, si le projet attribué au marquis de Pianesse avait réussi par aventure, il se serait coupé la gorge avec lui[45]. Cependant toute cette cour attendait avec beaucoup d'impatience et d'anxiété l'effet qu'allait produire en France ce coup de théâtre. Quoiqu'on n'eût trouvé dans les papiers de Pianesse qu'une seule lettre peu importante de Louvois, personne ne doutait qu'il n'y eût entre eux un commerce réglé. Frapper Pianesse, aux yeux de bien des gens, c'était frapper la France même. Allait- elle venger son champion ?

Au fond, Pianesse n'avait pas cessé de servir les intérêts de la France. Outre les anciens et nombreux engagements qui liaient sa fortune à la puissance de Louis XIV, ne venait-il pas de s'employer tout récemment à la conclusion du traité d'alliance ? Et n'avait-il pas de lui-même, à l'insu de la duchesse, imaginé de reprendre l'ancien projet de mariage entre mademoiselle de Valois et Victor-Amédée ? N'était-ce pas là un gage éclatant de la politique qu'il entendait suivre en devenant premier ministre, et dont il avait tracé le programme dans les mémoires qu'il avait secrètement remis à Victor-Amédée ? En achevant d'abattre l'autorité chancelante de Madame Royale, dont la faiblesse n'était qu'un embarras pour la France, et en s'élevant lui-même à sa place, il donnait pour hase à son administration le fondement solide de l'alliance française. Mais il s'était caché de la France, voilà sa grande erreur. Au lieu d'insister auprès de Louvois sur la faiblesse réelle et incurable de la duchesse, au lieu de lui démontrer comment, au point de vue même de l'influence française, il valait mieux compter sur le gouvernement personnel du jeune duc, conseillé, d'un côté, par une jeune princesse du sang de Bourbon, de l'autre, par un ministre de longue main dévoué à la fortune de la France, au lieu, en un mot, d'associer Louis XIV et Louvois à la révolution qu'il méditait, il avait essayé de l'accomplir tout seul et à l'improviste. Qu'espérait-il de cette surprise ? Plus d'importance et plus d'indépendance., un rôle plus relevé que celui de simple exécuteur des volontés de Louvois, le droit de se faire mieux écouter, d'être considéré davantage et plus ménagé, le moyen de faire valoir ses propres actes comme de plus grands services, et la meilleure volonté de son jeune maître comme un plus grand mérite.

La première nouvelle de l'arrestation de Pianesse n'excita d'abord à Versailles qu'un étonnement mêlé d'irritation et de défiance. Ni le roi, ni Louvois ne pouvaient s'imaginer qu'il se fût permis d'agir sans leur aveu. La conduite qu'on lui impute paroit si extraordinaire et si dénuée de bon sens, écrit Louvois au marquis de La Trousse, le 28 décembre, que j'espère toujours que l'on trouvera que l'on s'est mépris, ne pouvant m'imaginer qu'un homme auquel j'avois déclaré, par ordre de Sa Majesté, qu'elle vouloit soutenir madame la duchesse de Savoie et obliger M. son fils à lui laisser le gouvernement, même après la rupture du mariage de Portugal, pût s'imaginer, sans concert avec le roi, pouvoir faire enfermer madame la duchesse de Savoie et devenir le premier ministre de M. son fils. Le roi a répondu fort sèchement à M. l'ambassadeur de. Savoie, lorsqu'il lui a donné part de cette affaire, et n'a pas encore résolu ce qu'il répondra sur la dépêche de M. l'abbé d'Estrades. Le 7 janvier 1683, lorsqu'on avait déjà reçu des informations précises, des preuves irrécusables, l'opinion du roi n'était pas encore ébranlée : J'ai eu quelque raison de croire, écrivait-il à l'abbé d'Estrades, que la disgrâce du marquis de Pianesse étoit plutôt causée par quelque artifice secret des Espagnols. Vous en pouvez parler dans ce sens à la duchesse de Savoie[46].

Il fallut pourtant bien se rendre enfin à l'évidence, alors le doute fit place à la colère. Les doléances et les supplications de la marquise de Pianesse n'obtinrent de Louvois qu'une réponse brève, respectueuse et désespérante[47]. Le 18 janvier, il écrivit à M. de La Trousse : La perfidie du marquis de Pianesse est si bien prouvée qu'il n'est pas possible d'en douter, et madame la duchesse de Savoie ne doit point appréhender que le roi lui continue l'honneur de sa protection, puisqu'il est aussi coupable envers Sa Majesté qu'envers Madame Royale, des bienfaits de laquelle étant comblé, il a projeté sa perte contre ce qu'il savoit des intentions du roi. Cependant le complot, bien qu'avorté en apparence, avait atteint son but presque aussi sûrement que s'il eût réussi ; le pouvoir de la duchesse, frappé à mort, n'avait plus pour longtemps à traîner sa blessure. Louvois ne s'y trompait pas : Je vous supplie, ajoutait-il dans la même dépêche à M. de La Trousse, de faire les diligences nécessaires pour être bien informé de ce qui se passera entre M. le duc et madame la duchesse de Savoie, et de la forme que le gouvernement de cette cour prendra, n'y ayant pas d'apparence qu'il puisse demeurer en l'état qu'il est.

Encore un peu de temps, et Louvois achèvera ce que Pianesse a commencé. Cette protection du roi dont il fait si grand bruit, il la retirera tout à coup, quand il n'attendra plus rien de ce pouvoir moribond ; mais Louvois rencontrera des obstacles que Pianesse avait prévus, et qu'il aurait écartés peut-être, sur un terrain que personne ne pouvait connaître aussi bien que lui. Dans la voie pleine de périls où Louvois avait engagé la politique de la France, n'était-ce pas une faute à lui que de se priver d'un tel guide, puisque, après tout, il n'était pas d'humeur à rétrograder ?

Quand Pianesse se vit condamné par tout le monde, même par la France, la fermeté dont il avait fait preuve au premier moment de sa disgrâce ne se soutint pas ; il tomba dans le désespoir et voulut se laisser mourir de faim, nouveau sujet d'inquiétude pour  Madame Royale, une pareille mort, disait Louvois, ne pouvant manquer de donner lieu à des discours qui, quoique faux, ne laisseroient pas d'être désagréables. En principe d'ailleurs, Louvois blâmait le découragement de son, ancien ami, la plus grande sottise qu'un homme puisse faire, disait-il encore, étant de se laisser mourir[48]. M. de Pianesse ne fit pas cette grande sottise ; il consentit à vivre, et il 'se remit à espérer. La conduite que tenait, depuis sa disgrâce, le duc de Savoie, était précisément celle qu'il lui avait conseillé de tenir, surtout à l'égard de la France.

Peu de jours après cette grande journée du 21 décembre, Victor-Amédée, ayant tiré à part le marquis de La Trousse, lui avait dit, en lui témoignant le désir qu'il rendît au roi ses propres paroles, qu'il n'y avoit personne dans le monde plus attaché qu'il était à Sa Majesté, pour laquelle il sacrifieroit avec plaisir sa vie et ses États ; qu'il avoit été consolé de la rupture de son mariage avec, l'infante de Portugal par l'espérance d'être plus à portée, en ce pays-ci, de rendre service au roi, des intérêts duquel il ne se départiroit jamais ; que madame sa mère lui avoit trop bien inspiré ces sentiments pour qu'il ne les confirmât pas toute sa vie dans son cœur ; qu'il espéroit que Sa Majesté le protégeroit toujours, et qu'avec un tel support, il se croyoit en état de ne rien appréhender[49]. Ce petit morceau d'éloquence, extrait des leçons de Pianesse, eut à Versailles un succès dont Louvois ne manqua pas de renvoyer à Turin le complaisant témoignage. Sa Majesté, disait-il à M. de La Trousse[50], a vu avec plaisir les expressions honnêtes dont M. le duc de Savoie s'est servi pour vous assurer de son zèle et de son attachement pour les intérêts de Sa Majesté. Bien ne témoigne davantage que son esprit se forme que de lui voir tenir des discours d'aussi bon sens que ceux dont vous rendez compte. Madame Royale n'était pas moins satisfaite de la tendresse inusitée de son fils, qui lui montra beaucoup d'empressement, tant qu'ils furent à Moncalieri.

La ville de Turin n'avait pas revu son jeune prince depuis que le double danger d'une maladie réputée mortelle et d'un voyage presque aussi redoutable avait failli le ravir à l'amour de ses peuples. Six mois après, le mal s'était évanoui, les Portugais avaient lâché prise, un ministre détesté venait d'expier son odieuse faveur ; on s'en félicitait comme d'une triple victoire, et l'on se préparait à recevoir le prince comme un triomphateur. Le 11 janvier 1685, toute la population de Turin s'était répandue hors de la ville, sur la route de Moncalieri ; elle salua son jeune maître des acclamations les plus vives ; le soir, toute la ville fut illuminée ; à trois reprises, des bandes de musiciens, payés par les marchants, vinrent donner la sérénade sous les fenêtres du palais. L'éclat et la sincérité de ces démonstrations frappèrent Madame Royale tout autant que son fils ; mais les émotions qu'ils en ressentirent furent bien différentes. Menaçante pour l'autorité de Madame Royale, cette joie publique était un encouragement pour les projets de Victor-Amédée. Sous le regard impérieux de sa mère, il baissait encore les yeux, mais avec peine et après une certaine lutte ; l'enfant timide disparaissait ; le jeune homme commençait à se révéler.

On épiait curieusement les détails de cette métamorphose ; on remarquait qu'il prenait plus de soin de sa personne et qu'il était moins farouche auprès des femmes. Il y avait surtout une jeune personne mademoiselle de Saluces, avec qui les naïfs badinages de l'enfant changeaient peu à peu de caractère. Madame Royale s'en préoccupait, parce qu'elle connaissait la demoiselle pour une fille d'esprit et de tête, passablement ambitieuse, et fort capable de se souvenir du peu de considération que la princesse avait eu jusqu'alors pour elle. Hors ce goût, qui n'était pourtant pas encore très-décidé, les allures de Victor-Amédée avaient quelque chose d'extraordinaire. Tantôt il témoignait à sa mère qu'il était bien aise qu'elle gouvernât, et d'autres fois il blâmait plus ou moins haut les actes de son administration ; après quoi il lui faisait des excuses. Souvent il s'enfermait une partie du jour dans son cabinet, où l'on savait qu'il relisait attentivement les mémoires du marquis de Pianesse ; puis il descendait, par un degré particulier, dans les garde- robes ou dans les cuisines, et il demandait à ses valets ce qui se passait, ce qui se disait à Turin et dans le pays[51].

Madame Royale était encore plus effrayée de ses réticences que de ses discours ; évidemment il savait plus de choses qu'il n'en voulait dire, et sa haine mal contenue avait laissé échapper des menaces contre le comte Masin. Masin était le principal souci de la duchesse ; éperdue, n'ayant plus à qui se fier, entourée de gens qui, suivant l'expression de M. de La Trousse, avaient le cœur mal fait, même parmi ceux qu'elle avait comblés de faveurs, elle fit appeler un matin le commandant des troupes françaises, et, sans essayer davantage de lui donner le change, elle lui dit nettement qu'elle avait besoin de savoir jusqu'où pouvait s'étendre, à son égard, la protection du roi. Le soir du même jour, elle lui fit porter par le comte Masin un mémoire qui ne devait être lu que par lui, marquis de La Trousse, par Louis XIV et par Louvois ; elle demandait expressément que le secret de cette confidence ne fût communiqué ni à M. de Croissy ni à l'abbé d'Estrades[52]. La politique française en Piémont se trouvait donc encore une fois détournée hors des voies officielles.

Le 1er mars, un courrier partait de Paris, chargé par Louvois de dépêches pour Catinat, gouverneur de Casal. Cependant Catinat ne devait pas s'étonner, en ouvrant son paquet, de n'y trouver qu'un gros cahier de papier blanc ; il devait s'enfermer dans son cabinet pendant vingt-quatre heures, sous prétexte de répondre au ministre, et ensuite renvoyer le courrier, qui, en passant par Turin, verrait M. de La Trousse comme par occasion, et lui remettrait secrètement la véritable dépêche, la seule que Louvois eût expédiée de Paris. Telles étaient les précautions imaginées par le ministre pour faire parvenir au marquis ses nouvelles instructions, touchant la réponse que le roi le chargeait de faire à Madame Royale[53]. Le roi commençait par renouveler à la duchesse l'assurance de son amitié ; il regrettait seulement que, dans son mémoire confidentiel, Madame Royale ne lui eût pas fait connaitre en détail ce qu'elle attendait précisément de sa protection, et les mesures qu'elle croyait utiles de prendre pour la mieux faire éclater. Cependant le marquis de La Trousse avait ordre de déclarer au duc de Savoie et à tous ceux de sa cour que la moindre entreprise tentée contre Madame Royale serait regardée par le roi comme tentée contre lui-même, que les troupes dont M. de La Trousse avait le commandement étaient à la disposition de Madame Royale, et que le premier dont elle aurait à se plaindre pouvait s'attendre à visiter le donjon de Pignerol ou la citadelle de Casal.

M. de La Trousse devait, avec beaucoup de ménagement, faire remarquer à la princesse combien il lui importait de s'assurer des places les plus considérables du Piémont et surtout de la citadelle de Turin, où le bruit courait que le duc voulait, raire entrer par surprise son régiment des gardes. Si elle témoignait souhaiter que des troupes françaises occupassent Verrue et la citadelle de Turin, il faudrait exécuter rapidement cette opération : Mais prenez garde, ajoutait Louvois, S. M. ne désire rien sur cela, et vous permet seulement de le faire, si madame la duchesse de Savoie venoit à le désirer de vous. Dans le cas où le chevalier de Savoie, fils de la comtesse de Soissons, se rendrait à Turin pour y exciter des troubles, il ne faudrait pas hésiter à le faire enlever et conduire à Pignerol. Enfin, comme il importait de tout prévoir, M. de La Trousse devait, pour sa sécurité personnelle, n'aller à Turin qu'accompagné d'une grande suite d'officiers, et les faire loger tous aux environs de son hôtel. En outre, il devait laisser entre les mains de M. de Rosen, qui était son premier lieutenant, un paquet cacheté avec ordre de ne rouvrir que si le duc de Savoie faisait arrêter M. de La Trousse. M. de Rosen y trouverait toutes les instructions nécessaires pour assembler promptement les troupes et les faire agir contre les partisans du duc de Savoie[54]. En résumé, Louis XIV s'engageait à soutenir, même par la force, l'usurpation de la duchesse, mais à condition qu'elle lui livrât les principales places de son pays ; c'est-à-dire qu'il se promettait de faire du Piémont une province française, dont la duchesse serait souveraine de nom et M. de La Trousse gouverneur de fait.

Quelque délicatesse que pût mettre M. de La Trousse dans l'expression des volontés du roi, Madame Royale en comprit facilement toute la rigueur. Elle avait appelé, cette fois sans provocation, son terrible voisin ; et quand il répondait à son appel, elle s'effrayait. N'osant ni accepter ni refuser le secours qu'elle venait de réclamer, elle l'éluda. Elle fit remercier Louis XIV des ordres qu'il avait envoyés au marquis de La Trousse ; mais elle ne jugea pas à propos de se servir de ses armes, ni même de l'autorité de ses menaces ; quant aux p1aces fortes, elle affirma qu'elles étaient en bon état et entre des mains non suspectes.

Cependant elle ne pouvait dissimuler les terreurs que lui causait la conduite de son fils ; dans un second mémoire, daté du 7 mars, elle faisait de lui le portrait, suivant, exact et dur, une sorte de signalement dressé pour la haute police de Louis XIV[55] : Pour faire connaître à M. de Louvois la confiance entière que j'ai en lui et en sa discrétion, je vais lui dépeindre l'humeur de S. A. R. dont il ne rendra compte qu'au roi comme mon protecteur, à qui je me confie très-respectueusement et auquel j'ouvre le plus secret de mon cœur, avec la liberté qu'il m'a permise. Je lui dirai que j'ai remarqué, depuis mon retour de Moncallier, une mélancolie morne en S. A. R., une dissimulation profonde et une inquiétude perpétuelle dans son esprit, que j'ai même jugée quelquefois pouvoir venir aussi bien d'un reste de maladie ou d'une inégalité de tempérament que de quelque dessein caché. S. A. R. a un penchant invincible pour les basses gens avec lesquels il passe la meilleure partie du jour. Il a ime envie de s'informer de tout en cachette ; il est fort curieux ; il aime les nouvelles de la ville, sur quoi il songe creux et fait de faux raisonnements dans son particulier. Il passe des temps considérables de la journée ou dans une cave ou sur un lit ; rien ne-le contente ni ne le divertit. Il a presque quitté le plaisir de la chasse qui était sa passion dominante. Il affecte en enfant d'être au-dessus des passions ; il a beaucoup d'ostentation dans ce qu'il dit et dans ce qu'il fait. Il paroît avoir de l'aversion pour les personnes qu'il croit dans mes intérêts. Je lui vois à regret un naturel porté à la rigueur et à la violence, peu de tendresse et de sûreté. Tout cela ensemble, joint aux instances que les ministres de S. M. m'ont faites de prendre mes précautions, m'ont obligée de faire le premier mémoire, sur lequel j'ai eu de si bonnes et si fortes réponses que je n'ai plus rien à désirer.

Les courriers se suivaient et marchaient rapidement. Le 11 mars, Louvois accusait réception de ce second mémoire ; mais interprétant à son gré la réponse évasive que Madame Royale avait faite aux propositions du roi, convaincu d'ailleurs qu'elle n'hésitait que par quelque misérable scrupule, et qu'on lui rendrait service en paraissant lui faire violence, il engageait M. de La Trousse à voir s'il n'y aurait pas moyen de passer outre, avec tous les égards d'un vrai gentil homme pour une noble dame. Vous pourriez dire à madame la duchesse que le roi s'étant déclaré pour son protecteur, vous trouvez qu'il est tellement de la gloire de Sa Majesté de la soutenir, que vous seriez disposé à entreprendre de vous-même ce qui seroit nécessaire pour cela, quand même elle n'y consentiroit pas, tournant les expressions dont. vous vous servirez en cette occasion de manière que cette princesse vous sache gré du zèle que vous témoignerez pour ses intérêts, et que sa confiance pour vous en augmente. La correspondance de M. de La Trousse ne montre pas qu'il ait jugé à propos de se laisser emporter jusqu'à cet excès de dévouement chevaleresque.

Madame Royale avait demandé que le roi voulût bien pardonner au marquis Dronero, dont l'étrange disgrâce avait été la marque la plus significative et la plus humiliante de l'autorité que Louis XIV affectait de s'arroger dans le Piémont ; il voulut bien y consentir[56]. Madame Royale pouvait-elle attendre quelque reconnaissance du marquis Dronero ? Cela était douteux, à voir avec quelle rapidité s'éclaircissaient les rangs de ses amis. Un des ministres, l'abbé de La Tour, dont elle avait fait toute la fortune et qui avait eu le secret de la chute de Pianesse, passait déjà pour diriger sous main la conduite du jeune duc. La duchesse lui parla et lui fit parler par M. de La Trousse ; l'abbé se confondit en protestations, donna les signes d'une grande douleur, offrit même de se retirer discrètement en Savoie, sacrifice héroïque dont la duchesse eut le tort, dans son intérêt personnel, de ne pas assez presser l'exécution.

Autre sujet d'inquiétude : le prince de Carignan, qui avait refusé d'épouser Madame Royale lorsqu'elle était si inquiète de la maladie de son fils, songeait maintenant à prendre femme[57]. Sa mère et sa tante, la princesse de Bade, qui habitaient Paris, l'y poussaient de toutes leurs forces. Madame Royale s'en irritait ; aux appréhensions politiques se joignaient dans son âme les ressentiments de la femme dédaignée. Il lui arriva un secours inespéré, le chevalier de Savoie, qui, en neveu bien appris, surveillait trop l'héritage de son oncle pour lui permettre de faire une telle sottise. Ce voyage du chevalier, si redouté naguère, si gros d'orages, finit vulgairement ; au bout de quinze jours, il s'en retourna en Allemagne, emportant les pistoles du prince de Carignan et celles de Madame Royale ; c'était tout ce qu'il était venu chercher[58].

Cependant Victor-Amédée devenait tous les jours plus hardi en toutes choses, plus empressé notamment auprès de mademoiselle de Saluces ; et l'on commençait à songer que mademoiselle de Saluces était parente du marquis de Parelle, d'où l'on tirait cette conséquence que, du fond de son exil, M. de Parelle pouvait bien semer de la politique au milieu de cette galanterie. On ne pouvait nier que le duc ne suivît un plan très-méthodique et très-sûr ; insensiblement il gagnait de l'autorité, et resserrait celle de sa mère dans des limites de plus en plus étroites. Si elle tardait plus longtemps à s'opposer à cette marche envahissante, elle risquait de se trouver, un beau jour, surprise, garrottée, sans résistance possible. Elle se résolut donc à faire une sortie énergique ; mais, le moment venu, elle ne sut pas agir. Tout ce qu'elle put faire, ce fut d'engager l'action.

Le 10 mai, ayant fait venir son fils, elle lui dit que l'étrange façon dont il en usait avec elle depuis quelque temps la mettait dans la nécessité de lui en demander compté ; mais, au lieu de pousser elle-même l'interrogatoire, elle tourna court en déclarant qu'elle s'en remettait au marquis Morosso et à l'abbé de La Tour. Au premier mot d'explication, le duc s'était troublé ; il avait rougi ; mais quand il vit que ce qu'il prenait pour l'exorde était tout le discours, il se garda bien de répondre, fit une révérence, et prit la porte. Malgré qu'il en eût, sa mère lui imposait encore ; vis-à-vis d'elle, il eût été faible et peut-être muet ; avec Morosso et La Tour, qui étaient ses conseillers secrets, il reprenait son avantage ; n'était-ce pas à eux de lui fournir des arguments ? Ce qu'ils lui dirent au nom de sa mère est peu intéressant ; ce qu'il leur répondit ou ce qu'ils répondirent pour lui l'est beaucoup plus.

Son discours fut non pas un plaidoyer, une défense, mais une déclaration nette et fière, une revendication de son droit. Il dit qu'il étoit ravi que madame sa mère lui eût ouvert le chemin à ce qu'il lui vouloit faire savoir ; qu'il avoit pensé leur en donner la commission, mais qu'ayant cru qu'ils ne s'en chargeroient pas volontiers, étant créatures de Madame Royale, il avoit jeté les yeux sur le chancelier, et, en cas qu'il s'en fût excusé, qu'il auroit pris le parti de déclarer ses volontés en plein conseil ; qu'il ne se plaignoit ni de cette princesse ni de la manière dont elle avoit régi ses États, mais qu'il étoit majeur, qu'il se sentoit capable de gouverner, et qu'en un mot, il vouloit être le maître ; que, si madame sa mère vouloit l'assister de ses conseils, il en seroit ravi, mais que ce seroit proprement comme un premier ministre ; qu'il ne s'épouvantoit point de ce qu'on lui disoit de la France ; qu'il ne pouvoit croire que le roi voulût empêcher un prince légitime de gouverner ses États ; enverroit quelqu'un de confiance à Sa Majesté pour lui marquer son zèle et son respect ; qu'il n'entreroit jamais dans d'autres intérêts que ceux du roi ; ne se marieroit que de sa main, et que se tenant dans ces termes, et faisant encore plus pour le service du roi que n'avoit fait madame sa mère, il étoit persuadé que Sa Majesté ne désapprouveront, point qu'il voulût se donner un peu de considération[59].

Cette harangue était un chef-d'œuvre ; Madame Royale y reconnut toute l'habileté de Pianesse, qui, sans le savoir, en avait fourni les éléments ; mais elle y connut 'aussi l'habileté de son fils ; qu'elle ne soupçonnait pas. Épouvantée de l'effet qu'une invocation si généreuse pouvait faire sur l'esprit de Louis XIV, elle la combattit sur-le-champ par un nouveau mémoire, où elle accusait nettement son fils de mentir au roi comme il lui avait menti à elle-même. Madame Royale, disait-elle en concluant, sait et voit bien que le roi ne sauroit faire aucun fond sur un enfant léger qui manque à sa mère et qui est naturellement mal intentionné pour la France. En même temps, elle renouvelait, non plus sous main, mais officiellement, par la voie de l'ambassadeur, les questions auxquelles elle trouvait naguère qu'elle avait eu de si bonnes et si fortes réponses ; elle demandait, par l'organe de l'abbé d'Estrades si le roi voulait la soutenir à quelque prix que ce fût, parce que autrement il était temps encore pour elle de faire une retraite honorable. Quelle fortune pour Louvois qu'un pareil conflit ! La duchesse était évidemment la plus faible c'était d'elle qu'on devait attendre les plus grands sacrifices ; on la soutiendrait donc ouvertement, mais sans décourager tout à fait son adversaire.

M. de La Trousse reçut à la fois deux dépêches, l'une officielle, destinée à calmer les inquiétudes de Madame Royale ; l'autre confidentielle, pour expliquer et atténuer les déclarations de la première. Officiellement, le roi blâmait avec rudesse les prétentions de Victor-Amédée ; il y voyait le résultat d'un concert avec les Espagnols, et, s'il n'avait pas eu confiance dans l'autorité de Madame Royale, il aurait fait passer immédiatement en Piémont 10.000 hommes de pied et 4.000 chevaux ; il aurait même exigé l'entrée de ses troupes dans la citadelle de Turin et dans quelques autres places, à titre de garantie pour la sûreté de Pignerol et de Casal. En confidence, Louvois expliquait à M. de La Trousse que sans doute le roi était dans les meilleures dispositions pour Madame Royale, mais que, trop évidemment, les affaires de cette princesse étaient en fort mauvais état, et cela par sa propre faute, puisque, si elle eût fait entrer les troupes du roi dans la citadelle de Turin et dans Verrue, elle se fût mise à l'abri de tout danger. Que si le duc de Savoie, prévenant sa mère, venait offrir au roi cette marque de soumission et de confiance, et s'en remettait à lui pour le choix d'une princesse, il serait assurément très-difficile au roi de lui refuser sa protection. La duchesse n'avait donc pas d'autre parti à prendre que de remettre au roi les places en question, et pour un long temps, ce qui forcerait son fils à respecter actuellement son autorité, et à lui faire pour l'avenir de meilleures conditions, quand elle jugerait à propos de quitter le pouvoir. Je ne doute pas, ajoutait Louvois[60], que Sa Majesté ne fit volontiers quelque présent considérable à Madame Royale ou à ceux qu'elle honore de sa confiance, si elle pouvait être portée à prendre ce parti qui, pour réussir, devroit être aussitôt exécuté qu'imaginé ; mais vous devez prendre garde de le proposer de manière que Madame Royale ne puisse croire que vous le fassiez en exécution des ordres du roi, et ne l'attribue qu'au zèle que vous avez pour son service ; c'est-à-dire que Sa Majesté désire que vous vous absteniez plut d'en parler que de donner lieu à cette princesse de croire que le refus qu'elle en aurait fait pût porter le roi à la moins protéger que vous ne lui avez fait espérer par ordre de Sa Majesté. C'était toujours la même manœuvre, des insinuations qu'on se réservait de désavouer au besoin, comme des maladresses d'agents égarés par leur zèle ; politique sans grandeur, ténébreuse, honteuse d'elle même, cent fois phis odieuse qu'une agression violente, mais franche et faite au grand jour.

Ces manœuvres d'ailleurs ne pouvaient plus tromper personne ; on savait trop bien, par maint exemple, que la discipline était de règle absolue dans la diplomatie comme dans les armées de Louis XIV, et que ses ministres à l'étranger, non plus que ses généraux, ne se permettaient pas de s'aventurer sans ordre. Ni la duchesse, ni son fils ne se méprirent sure le vrai sens de la déclaration royale. Victor-Amédée comprit que son langage avait fait impression et qu'il l'allait poursuivre dans cette voie-là. C'était chaque jour. de .nouvelles protestations, des élans de confiance et d'enthousiasme, un ardent panégyrique de Louis XIV. On représentait au jeune prince qu'il s'allait perdre auprès du roi par le chagrin qu'il témoignait contre sa mère : Eh bien ! s'écriait-il, je prendrai la poste ; j'irai trouver le roi ; je m'assure qu'un si grand monarque et qui a tant de belles qualités personnelles ne m'abandonnera point ; j'irai même servir de volontaire auprès de sa personne, en cas qu'il entreprenne quelque chose ; car j'ai fortement dans la tête de mériter son estime. — Mais, lui répondait-on, les princes comme Votre Altesse Royale n'ont point accoutumé d'aller ainsi ; une telle démarche surprendroit fort le roi de France. — Non, répliquait-il, je sais bien que je n'ai rien à craindre en me jetant entre les bras du roi qui est aussi honnête homme que grand monarque. C'était le marquis Morosso qui rapportait ces belles choses à M. de La Trousse, et M. de La Trousse n'avait garde de ne les pas envoyer à leur adresse[61].

Madame Royale comprenait bien l'effet qu'elles devaient produire ; elle sentait bien que la protection du roi ne s'étendait plus qu'à regret sur elle ; mais, à mesure que la .catastrophe approchait, elle se trouvait plus courageuse et plus droite ; son esprit commençait à s'éclairer comme celui des mourants ; les nuages qu'une folle ambition avait accumulés. autour de sa raison se dissipaient, laissant voir dans toute son horreur cette marée qui venait du côté de la France et qui montait pour tout engloutir, elle, son fils et son peuple. Ce fut donc avec un vif sentiment de joie qu'elle vit son fils se rapprocher encore une fois d'elle et désavouer les intentions hostiles qu'on lui prêtait contre l'autorité de sa mère. Quelque doute qu'elle pût avoir au fond sur la sincérité de cette démarche, elle avait besoin d'y croire ou de paraître y croire, afin de l'opposer aux suggestions de Louvois.

Elle voulut écrire de sa propre main le récit probablement exagéré de ces effusions qui n'eurent pas de témoins ; ce récit se terminait ainsi : Madame Royale dit à son fils qu'il auroit toujours d'elle tout ce qu'il voudroit, pourvu qu'il eût de l'amitié et de la tendresse pour elle, et qu'elle ne vouloit rien de lui que son cœur ; après quoi elle l'embrassa et Son Altesse Royale lui baisa la main, ce qu'il n'avoit pas fait depuis longtemps ; à quoi Madame Royale répondit par des démonstrations de joie et de tendresse. Mais comme le scandale de leurs querelles avait été public, la duchesse voulut que son fils le réparât officiellement devant l'abbé d'Estrades et le marquis de La Trousse. Il s'y prêta, moins pour faire plaisir à sa mère que pour donner au roi une preuve de soumission et de respect[62]. L'abbé d'Estrades ne manqua pas de remarquer qu'il se faisait assurément violence pour ne pas déplaire au roi. Victor-Amédée ne se contentait plus de donner des paroles ; cette réconciliation même était un acte. Louis XIV s'en montra très-satisfait[63].

Madame Royale n'était pas habile dans ses rapports avec son fils ; ce n'était cependant pas faute de conseils. Ne vous arrêtez pas, lui disait souvent M. de La Trousse, à de petites bagatelles auxquelles Son Altesse Royale s'aheurte et dont il fait plus de cas qu'elles ne méritent ; ce ne sont proprement que certains dehors qui ne vont pas au gros de l'affaire. C'était justement à ces bagatelles, à ces dehors qu'elle s'aheurtait elle-même. Ainsi le duc voulait-il, par partie de plaisir, s'en aller coucher à Carmagnole : elle opposait, craignant, disait-elle, que, s'il découchait une fois, il n'en prit l'habitude. En tout, elle s'obstinait à le traiter comme un petit garçon. Il se révoltait, et l'attaquait à son tour sur le terrain des grandes affaires. Un jour, au conseil, où d'ordinaire il se contentait d'assister sans jamais ouvrir la bouche, il se mit tout à coup à parler pour soutenir un avis contraire à celui de sa mère ; et les altercations recommençaient de plus belle[64]. L'abbé d'Estrades s'intéressait visiblement aux progrès du jeune duc : L'on doit cette justice à M. le duc de Savoie, disait-il[65], que c'est un prince qui a beaucoup d'esprit, qui est fort éloigné de tous les amusements ordinaires aux personnes de son âge, et que toutes ses occupations marquent des sentiments fort élevés et beaucoup d'inclination pour la guerre et pour les affaires.

Louvois ne contestait pas ; mais il faisait de ces éloges mêmes un argument contre les hésitations de Madame Royale ; il espérait bien qu'elle finirait par céder à ses poursuites et qu'elle cesserait, suivant son 'expression, de vouloir vivre au jour la journée. Les hypothèses menaçantes, qu'il avait d'abord données à M. de La Trousse pour lui seul, il lui permettait de les communiquer à la duchesse. Elle devroit faire reflexion, disait-il, que si M. son fils faisoit remontrer au roi qu'étant majeur, il désire prendre l'autorité que les lois de son pays lui donnent, et que, pour la sûreté de sa bonne conduite, il recevra garnison dans telle de ses places que Sa Majesté désirera, il ne serait pas impossible que beaucoup de gens ne conseillassent au roi de lui répondre favorablement[66]. Si Louis XIV attendait, pour soutenir Victor-Amédée, que le duc lui fit une pareille concession, Madame Royale pouvait reprendre confiance ; elle savait que jamais son fils ne consentirait à mettre des étrangers en possession de ses places fortes.

Elle reprenait confiance, en effet ; le comte Masin avait réussi à se faire nommer colonel des Suisses. Quelque temps après, Madame Royale, sur les instances de Louvois, se débarrassait assez facilement de l'abbé de La Tour. L'éclat eut lieu à la suite d'une séance du conseil où Victor-Amédée s'était permis d'introduire quelques modifications dans un règlement, militaire auquel sa mère avait déjà donné son approbation. Elle le fit venir et lui dit, du ton le plus emporté, voyoit bien qu'il n'en usoit ainsi que pour la chagriner ; que s'il lui arrivait à l'avenir de changer ainsi les ordres qui auraient été établis de son consentement, elle les déchireroit devant lui en public. Ce fut elle-même qui raconta cette scène violente à l'abbé d'Estrades et à M. de La Trousse[67]. Puis elle s'en prit à l'abbé de La Tour, lui reprocha qu'il la trahissait, et enfin le somma de s'en aller en Savoie, comme il avait offert lui-même de s'y retirer, quelque temps auparavant. L'abbé plia les épaules, répondit qu'il était accusé fort injustement, mais qu'il quitterait la place et qu'il laisserait au temps et à l'absence le soin de le justifier. Il promit même, en victime docile, de préparer doucement le duc à son départ, comme s'il était volontaire. Il partit en effet pour Chambéry, le 21 septembre ; mais il ne laissa pas du tout son jeune maitre insensible à sa disgrâce. Victor-Amédée s'en montra au contraire tellement irrité que Madame Royale pria le roi de revendiquer l'initiative et d'exiger le maintien de cette mesure[68]. Louis XIV n'avait garde de manquer une si belle occasion de faire acte d'autorité à Turin. Louvois écrivit à M. de La Trousse une lettre ostensible par laquelle il le félicitait d'avoir décidé l'abbé de La Tour à se retirer sans bruit, d'autant qu'il s'en était fallu de peu que l'abbé n'allât réfléchir dans le donjon de Pignerol sur les inconvénients d'intriguer à Turin et d'entretenir commerce avec le gouverneur du Milanais.

Mais, en même temps qu'il rendait à Madame Royale ce signalé service, Louvois lui en réclamait aussitôt le prix. Les événements le pressaient lui-même : la guerre était tout près d'éclater entre la France et l'Espagne ; il fallait que Louis XIV rappelât et joignit toutes ses fortes. Si la guerre vient, disait Louvois[69], le roi aura besoin de ses troupes ailleurs qu'en Piémont, et sera obligé d'en retirer sa cavalerie. Mais voilà que de cette retraite nécessaire et forcée Louvois va faire une grâce, une faveur qu'il faut que Madame Royale sollicite, et qu'elle ne saurait payer trop cher : Si Madame la duchesse de Savoie, ose-t-il dire avec un grand sérieux, désire que la cavalerie qui est en Piémont repasse en France, je ne doute point que Sa Majesté ne le lui accorde[70]. C'est la dernière bouffonnerie de cette farce italienne ; la comédie va se terminer par un mariage.

Madame Royale est sommée d'unir, sous bref délai, son fils avec mademoiselle de Valois, à moins qu'elle ne se décide à livrer immédiatement au roi de France la citadelle de Turin et Verrue. Elle ne s'y décidera pas : M. de La Trousse et Louvois lui-même ne se font plus d'illusion à cet égard[71] ; mais Louvois, en joueur qui ne se rend qu'à la dernière extrémité, est d'avis, qu'il faut, jusqu'au bout, tenter la fortune. Pressée par l'abbé d'Estrades, dans ce langage vague et discret qui paraissait être devenu le style habituel de la diplomatie française, sollicitée de prendre quelque juste mesure pour assurer son autorité contre toute sorte d'évènements, Madame Royale s'était enfin résolue à montrer qu'elle entendait bien ce qu'on lui voulait dire ; mais au grand déplaisir de l'ambassadeur, elle répondit nettement qu'elle ne pouvoit pas oublier qu'elle étoit mère, et que les États qu'elle avoit gouvernés jusqu'à présent étoient à M. le duc son fils et non point à elle ; que si elle étoit obligée de céder à la mauvaise volonté. de M. le duc de Savoie, elle se résoudroit à se retirer, et qu'il n'auroit aucun reproche à lui faire. Surpris par cette brusque déclaration, l'abbé d'Estrades s'en tira par un trait ironique ; il se contenta de souhaiter à la duchesse qu'elle n'eût jamais à se repentir d'un si grand désintéressement[72]. Elle avait prononcé elle-même l'arrêt de sa déchéance. Le roi ne compte pas que l'autorité en Piémont puisse rester longtemps entre les mains de Madame Royale. Louvois qui, le 2 novembre, mandait, à M. de La Trousse cet avis significatif, parlait cependant encore du mariage comme d'une affaire éventuelle et susceptible de délai ; trois jours après, Louis XIV ordonnait à l'abbé d'Estrades d'en presser l'exécution.

Madame Royale était commue épuisée par son dernier effort ; au lieu de couronner son sacrifice par une retraite immédiate, silencieuse et fière, elle essaya, non de rétracter, mais d'expliquer sa déclaration. M. de La Trousse lui était plus favorable que l'abbé d'Estrades ; il la ménageait davantage, parce que, malgré tout, il regardait comme utile au service du roi qu'elle demeurât le plus longtemps possible à la tête des affaires[73]. Aussi lui témoignait-elle plus de confiance. Que veut-on que-je fasse ? lui disait-elle ; n'ai-je pas marqué assez combien je suis dévouée aux volontés du roi ? Toute l'Italie me le reproche, et je ne suis haïe que parce que l'on me regarde comme Françoise, et que l'on est persuadé que, sans moi, toute cette cour servit espagnole. Voudroit-on que je fisse une guerre civile à mon fils, qui ne m'y oblige pas ? Il est vrai qu'il a quelques inquiétudes et qu'il prend connoissance des troupes ; mais vous savez bien qu'il ne se mêle pas d'autre chose, que je fais tout, qu'il n'entre presque pas dans le conseil, que je pourvois à toutes les charges. Ainsi je ne sais pas pourquoi je prendrois d'autres précautions que celles que j'ai prises d'être protégée du roi. Cela seul suffit pour contenir mon fils et pour 'que je gouverne comme je fais. Vous voyez bien que, quoiqu'il fût fort échauffé pour le retour de l'abbé de La Tour, dès que l'on a dit que le roi ne désirait pas que ledit abbé revînt, il n'en a point parlé depuis. Je suis bien persuadée que le roi ne sera pas si bien servi en ce pays, quand mon fils sera marié, qu'il l'est présentement. Cependant vous pouvez assurer Sa Majesté que je suis trop dévouée à ses volontés pour ne pas faire tout ce qu'elle désirera[74]. Elle dit à peu près les mêmes choses à l'abbé d'Estrades, en ajoutant qu'elle ne pouvoit comprendre ce qui avoit porté le roi à changer si tôt de sentiment sur cette affaire. Tout fut inutile. Louis XIV lui fit répondre par son ambassadeur qu'il était surpris de ses objections, et qu'il trouverait étrange qu'elle y insistât davantage[75].

Par un raffinement de vengeance, on voulut que Madame Royale agit en tout comme. une mère bien heureuse de marier son fils, qu'elle pressât elle-même la résolution du jeune prince, qu'elle employât les derniers moments et comme le dernier souffle de son autorité à recommander cette alliance au conseil, et qu'elle en fit, par son ambassadeur en France, la demande officielle. Elle s'y résigna, mais au prix de quelles douleurs ! La correspondance presque émue de M. de La Trousse va nous donner le spectacle de ces suprêmes angoisses. Madame Royale me fit entrer hier dans sa chambre et me montra le portrait de Mademoiselle. Elle me demanda s'il étoit ressemblant ; je lui dis qu'il me paroissoit bien. Cette princesse ne put ensuite retenir sa douleur, et me dit qu'elle n'auroit jamais cru que le roi l'eût abandonnée comme il faisoit ; voyoit bien que toutes les belles paroles que je lui avoir données n'étoient que pour lui faire faire tout ce qui étoit utile pour Sa Majesté sans songer à elle ; que vous saviez bien, monseigneur, que c'étoit la perdre que de marier monsieur son fils ; que rien ne pressoit, qu'il n'avait que dix-sept ans ; qu'elle croyoit, après les engagements que l'on avoit pris là-dessus, qu'on auroit pu attendre au moins que monsieur son fils eût vingt ans ; qu'elle ne comprenoit pas ce qui avoit fait changer si vite la résolution qu'il sembloit que Sa Majesté avait prise de différer ce mariage ; qu'elle étoit bien assurée que les intérêts du roi ne seroient pas en de si bonnes mains qu'entre les siennes ; qu'une chose qu'elle trouvoit encore bien rude, étoit de voir que ce mariage fût publié en France avant même qu'elle eût eu le temps d'en parler monsieur son fils ; que toutes les lettres qui venoient de Paris depuis quinze jours ne parloient d'autre chose, que cela lui ôtoit le peu de mérite qu'elle auroit pu se faire auprès de monsieur son fils ; que ce n'étoit pas là les effets des paroles que je lui avois si souvent données de la protection du roi. Enfin, je ne puis vous redire mot à mot tout ce que la douleur de cette princesse lui fit dire. Elle ne put même retenir ses larmes. Cependant elle me dit qu'elle feroit tout ce que Sa Majesté désireroit, et que, pour cet effet, elle feroit voir, dès le soir, le portrait de Mademoiselle à son fils, et lui parleroit ouvertement de cette affaire comme d'une chose qu'il falloit conclure au plus tôt.

Le lendemain, M. de La Trousse ajoute : Je viens de quitter Madame Royale, qui m'a dit qu'elle avoit fait voir, hier au soir, le portrait de Mademoiselle à son fils ; qu'elle lui avoit demandé s'il connoissoit bien de qui il étoit, que ce prince lui avoit répondu que non, qu'il avoit été surpris et avoit rougi ; qu'elle lui avoit dit ensuite que c'étoit le portrait de Mademoiselle. Son Altesse Royale lui avoit répondu que le portrait lui paroissoit fort aimable ; qu'il n'avoit eu encore nulle pensée pour le mariage, étant très-jeune. Madame Royale lui avoit dit là-dessus qu'étant fils unique et étant en âge de se marier, elle croyoit ne l'y pouvoir porter trop tôt, pour donner des héritiers à l'État. Ce discours imprévu avoit causé un peu d'embarras à M. le duc de Savoie. Madame Royale lui dit ensuite qu'elle feroit mettre le portrait dans son appartement, afin qu'il eût le plaisir de le voir. Cela se passa assez bien. Son Altesse Royale me parut tout le soir fort gai. Il chercha plusieurs fois l'occasion de me parler ; il ne me témoigna pourtant rien de ce que Madame Royale venoit de lui dire[76].

Quel spectacle que cette scène de simulation réciproque et de mensonge ! Et quels personnages que cette mère et ce fils, l'une désespérée de marier son fils, parce qu'elle y perd le pouvoir, l'autre empressé de se marier, parce qu'il sera délivré de sa mère ! N'y a-t-il rien là qui rappelle les fausses caresses d'Agrippine et de Néron, ou mieux, pour rester dans le domaine de la pure histoire, n'y a-t-il rien là qui rappelle l'impiété filiale et l'aversion maternelle de Louis XIII et de Marie de Médicis ?

M. de La Trousse avait écrit ce déplorable récit, le 9 décembre ; deux jours après, c'était autre chose. Comme ces misérables que la mort tient à la gorge et qui se cramponnent à la vie, essayant de tous les empiriques, demandant à toutes les recettes, sinon de sauver, au moins de prolonger ce qu'il n'est déjà plus permis d'appeler leur existence, ainsi Madame Royale se débattait et se cramponnait au pouvoir ; celte cruelle et déplorable agonie était la sienne ; cette vaine et affligeante révolte de la faiblesse humaine, elle en donnait le désolant spectacle. Il y avait quatre mois que la reine Marie-Thérèse était morte à Versailles il y avait quelques jours à peine que la reine de Portugal, la propre sœur de Madame Royale, était morte à Lisbonne ; et sur ces tombes à peine fermées, l'imagination de la duchesse avait bâti tout un échafaudage d'alliances odieuses ou impossibles ; elle mariait Louis XIV à l'infante de Portugal, le roi de Portugal à mademoiselle de Valois, et le duc de Savoie à la dernière fille de Monsieur, une enfant de sept ans, c'est-à-dire qu'elle se promettait encore huit ou dix années de répit[77]. On ne daigna même pas prendre garde à cette étrange hallucination.

Cependant M. de La Trousse s'attachait à la consoler, à l'éclairer, à l'encourager ; il la flattait même dans ses espoirs insensés. Il y avait un dernier remède, héroïque, infaillible, celui que Louvois lui avait toujours recommandé ; pourquoi n'y aurait-elle pas enfin recours ? L'entrée des troupes du roi dans une ou deux places du Piémont aurait certainement la vertu de ressusciter son pouvoir. Il y eut, à ce moment suprême, un réveil de la conscience ; Madame Royale se roidit contre la tentation ; elle s'écria que, quand bien même son fils lui marcherait sur la tête, elle ne prendrait jamais de tels partis[78]. Décidément son mal était incurable.

Dans les derniers jours de l'année 1683, elle donna enfin ordre au marquis Ferrero, ambassadeur de Savoie en France, de demander au roi la main de Mademoiselle pour son fils, mais en stipulant, parmi d'autres conditions, une date éloignée pour la célébration du mariage, et, pour elle-même, un droit de préséance sur sa future belle-fille. L'abbé d'Estrades, à qui elle avait communiqué ses prétentions, crut ne s'engager pas trop en lui faisant espérer, en termes généraux, que le roi serait bien aise de lui donner des marques de son affection et de son estime[79]. Le roi blâma rudement son ambassadeur, refusa de donner audience au marquis Ferrero, et lui fit répondre par Louvois que Mademoiselle n'était pas à marier, à moins que ce ne fût tout de suite et sans conditions. Madame Royale était si évidemment abandonnée que l'indignation royale affectait de tomber, non sur elle, mais sur le duc de Savoie et sur ses ministres. Il faut espérer, mandait Louvois à M. de La Trousse[80], que le conseil de M. le duc de Savoie lui fera reconnoitre sa faute, et qu'il la réparera promptement ; sans quoi vous pouvez bien juger que la mortification suivroit de près. Les ministres de Piémont ont toujours voulu, à force de vouloir paroître habiles, faire les affaires de mauvaise grâce. La dépêche où M. de Croissy faisait parler le roi, sans être moins hautaine, était cependant un peu moins désespérante pour madame Royale : Quelque désir que j'aie de favoriser en toutes choses madame la duchesse de Savoie, y était-il dit, je ne prétends pas y être obligé par aucune stipulation, ni qu'elle en puisse être redevable à aucun autre motif que celui de mon inclination[81]. Le cabinet de Turin se hâta de protester qu'il n'était jamais entré dans l'esprit de pas un de ses membres de faire aucune condition au roi ; nouvelle mortification pour la duchesse. Enfin, le 28 janvier 1684, Louis XIV et Monsieur accueillirent officiellement la demande en mariage formulée par le marquis Ferrero. Le même jour, Louvois envoya au marquis de La Trousse les ordres nécessaires pour faire rentrer immédiatement en France trois des régiments de cavalerie cantonnés en Piémont.

Depuis qu'il avait gagné d'échapper à la tutelle de sa mère, sans compromettre davantage l'indépendance de sa couronne, Victor-Amédée ne dissimulait ni sa joie, ni ses ressentiments. Le comte Masin était particulièrement l'objet de sa haine ; à son approche, il frémissait et pâlissait. Il y avait des choses, disait-il, qu'il ne voulait pas que sa jeune femme vit de près. Un jour que le marquis de La Trousse, toujours empressé d'être agréable à Madame Royale, s'était hasardé à dire au prince quelque bien du comte Masin : Ah ! monsieur, s'écria-t-il cinq ou six fois de suite, brisons, là, je vous prie, et ne parlons plus sur cette matière ; elle me donne trop de peine[82].

Louvois modérait l'empressement de M. de La Trousse, non qu'il fiât absolument insensible au malheur de la duchesse ; il faut lui rendre cette justice au contraire que dans les nombreux et pénibles démêlés qui s'agitèrent dans la suite entre la mère et fils, pour des questions d'argent, madame de La Fayette le trouva toujours prêt à provoquer, en faveur de Madame Royale, l'intervention officieuse du roi. Homme d'État dur et impitoyable, Louvois avait beaucoup phis de commisération qu'on ne croit pour les infortunes privées ; c'est le témoignage même du duc de Saint-Simon. Mais le rôle politique de Madame Royale était fini ; celui de Victor-Amédée commençait ; il ne fallait pas irriter ce jeune prince, déjà trop prévenu contre la France, par une opposition désormais inutile. L'intention du roi, mandait Louvois à M. de La Trousse[83], est que vous ménagiez l'esprit de ce prince, et quoique Sa Majesté s'intéresse toujours en ce qui regarde madame la duchesse de Savoie, elle ne juge pas de son service que vous continuiez à contrarier son fils, ni à lui faire des espèces de menaces pour le porter à continuer à laisser toute l'autorité à madame sa mère.

Le 5 février, la nouvelle du consentement de Louis XIV au mariage de Victor-Amédée arrivait à Turin. Les salves d'artillerie, les feux de joie, les illuminations par toute la ville, célébraient moins l'honneur de cette alliance que la chute d'un gouvernement impopulaire et détesté. Madame Royale ne put s'y méprendre. Quinze jours après, le 19, elle envoyait à Louvois, par l'intermédiaire du marquis de La Trousse, un dernier mémoire où elle annonçait la résolution qu'elle avait prise enfin de quitter les affaires ; pour dernière faveur, elle priait le roi de consentir au rappel de l'abbé de La Tour qui, à ce qu'elle croyait, n'avait jamais eu aucun commerce avec les Espagnols. La réponse de Louvois fut respectueuse et grave, comme un compliment de condoléance ; quant à l'abbé de La Tour, le roi, qui n'avait demandé son éloignement que dans l'intérêt de la duchesse, trouvait bon qu'elle le fît revenir, puisqu'elle jugeait ce rappel avantageux au bien de ses affaires[84]. Il semble que, jusqu'à la fin, Madame Royale ait voulu maintenir ses plus importantes relations avec la France en dehors des voies officielles. Elle avait réservé pour Louvois et pour M. de La Trousse, à l'exclusion de M. de Croissy et de l'abbé d'Estrades, sa dernière confidence, l'avis de sa retraite prochaine. L'abbé d'Estrades n'en fut informé que le 14 mars, en même temps que la foule des courtisans. On sut alors que la duchesse avait remis à son fils le gouvernement de ses États.

La régence de Madame Royale avait duré près de neuf années, les cinq premières sous un titre légal, les quatre autres par une sorte d'usurpation. On a vu souvent des femmes souhaiter le pouvoir, l'envahir de force ou s'y glisser par surprise ; beaucoup s'y sont maintenues et fait respecter, les unes avec une énergie virile, les autres avec des qualités vraiment féminines, la souplesse, la dextérité, la séduction, la grâce. Madame Royale ne mérite pas d'être rangée au nombre de ces femmes d'État. Avec une ambition stérile, qui n'était qu'un excès de vanité, elle n'a eu ni la vigueur des unes, ni l'habileté ou le charme des autres. Comme elle n'avait ni le caractère assez fort, ni l'intelligence assez fine, elle n'a su ni trancher ni dénouer les difficultés.

Trompée par la tranquillité .relative des premières années de sa régence, elle avait cru qu'il lui serait facile de se perpétuer au pouvoir ; mais effrayée par les symptômes d'une opposition plus ou moins violente, elle se jeta dans les bras de la France, tout à coup, sans réfléchir et par instinct. On ne peut pas dire qu'elle ne voulut pas, qu'elle n'osa pas prévoir

les conséquences d'un acte aussi grave ; elle songea même pas. La protection de la France lui paraissait si naturelle, si due, qu'il ne lui vint pas dans l'esprit qu'elle ne full pas gratuite. Elle ne se doutait pas de ce qu'est la politique, non point un commerce de pure sympathie, mais une combinaison d'intérêts, où le plus habile se ménage la meilleure part. Ce fut cette malheureuse ou, si l'on veut, cette heureuse ignorance qui empêcha la régence de produire tout son mal. Désireuse comme elle était de garder le pouvoir, si Madame Royale s'était habituée de bonne heure à l'idée que la France avait sur elle une créance exigible, elle se serait insensiblement préparée aux sacrifices, même aux plus déplorables ; tandis que, surprise dans sa quiétude par des réclamations qu'elle n'attendait pas, elle se révolta contre ce qui lui parut être une injustice, une violence, un abus de la force. Le peu de sens moral que les passions n'avaient pas entièrement étouffé chez elle, se souleva, et le Piémont fut sauvé.

Il ne restait plus à la duchesse qu'à résigner généreusement le pouvoir qu'on voulait lui faire payer si cher. Elle ne comprit pas son rôle et ne devait pas le comprendre. Il eût été injuste qu'une si belle fin couronnât un règne si peu honorable. Par une contradiction qu'expliquent le désordre de son esprit et le trouble de sa conscience, en même temps qu'elle refusait de sacrifier aux envahissements de la France les droits de son fils, elle s'irritait que son fils voulût user de ses droits et que la France prît le parti de les reconnaître. C'est que ses erreurs politiques n'étaient pas les seules qu'elle eût à expier ; c'est qu'elle n'avait été ni une mère ni une femme respectable ; c'est qu'en tombant du pouvoir, elle n'avait la ressource d'opposer aux ennemis de son gouvernement ni l'an-mur de son fils, ni la dignité d'une vie droite et pure.

La régence de Madame Royale et la politique de Louvois étaient liées fatalement l'une à l'autre. Pour que la régence durât, il fallait que la politique de Louvois réussît, et pour que la politique de Louvois réussit, il fallait que la régence durât et lui fût complaisante. Le jour où Madame Royale mit un terme à ses complaisances, elle arrêta court la politique de Louvois, et Louvois fut obligé de précipiter la chute de la régente ; mais la chute de la régente ne sauva pas la politique du ministre ; elles s'entraînèrent l'une l'autre dans une ruine commune.

Louvois échoua juste au moment où il se flattait d'atteindre le but de ses efforts, l'asservissement indéfini du Piémont par l'occupation de ses places de guerre. Il ne restait de son œuvre que le souvenir irritant de ses artifices et de ses violences, et la menace incessante de Casal. Louis XIV s'imaginait volontiers  qu'une alliance de famille aurait la vertu de faire oublier cette menace et ce souvenir ; il ne doutait pas, il ne voulait pas douter que la gloire d'appartenir de si prés à un si grand roi ne touchât assez vivement le cœur de Victor-Amédée pour effacer les premières impressions de son enfance et les premiers ressentiments de sa jeunesse, et pour le porter, comme de lui-même, à cette docilité d'allure où Louvois avait voulu le réduire par de tout autres moyens.

Il reste à savoir si Louis XIV appréciait justement la situation morale des Piémontais et de leur prince, si la conduite qu'il se proposait de tenir à leur égard était la plus judicieuse et la meilleure, si la direction des affaires entre les mains de M. de Croissy devait remplacer avantageusement la politique que Louvois avait eu le tort ou le malheur de ne pas justifier par le succès. Louvois en doutait, parce qu'il connaissait mieux que personne l'esprit de Victor-Amédée, l'aversion des Piémontais pour la France, la situation générale de l'Europe et les défauts de son collègue aux affaires étrangères. Tout en se repliant dans les limites de ses fonctions, il surveillait les événements, bien convaincu que la diplomatie brutale et maladroite de M. de Croissy ne tarderait pas à rendre son intervention de nouveau nécessaire et, pour ainsi dire, légitime.

 

 

 



[1] Louvois à Pianesse, 6, 15 avril, 11 mai, 5 août 1631. D. G. 736.

[2] Pianesse à Louvois, 25 avril, 2 mai 1681. D. G. 686.

[3] 11 mai. D. G. 736.

[4] Louvois à Pianesse, 22 juillet. D. G. 736.

[5] Louvois à Pianesse, 1er août. D. G. 736.

[6] Estrades au roi, 5 et 9 septembre. Aff. étr., Corr. de Savoie, 72.

[7] Catinat à Louvois ; Pignerol, 6 septembre 1681. Je suis arrivé ici le 3e du mois, et j'y serois même arrivé le 2e, sans les mesures que j'ai prises avec M. de Saint-Mars pour y entrer secrètement. Je m'y fais appeler Guibert, et j'y suis comme ingénieur qui a été arrêté par ordre du roi, parce que je me retirais avec quantité de plans des places de la frontière de Flandres. M. de Saint Mars maintient ici prisonnier dans toutes des formes, néanmoins avec une profusion de figues d'une grosseur et d'une bonté admirables. Cela, joint à la porte par où il a plu à Sa Majesté de me faire voir que j'en sortirai, nie fait souffrir ma détention avec une bien facile patience. D. G. 664.

[8] Boufflers à Louvois, 30 septembre. D. G. 665.

[9] 9 et 16 octobre. D. G. 659.

[10] Louvois à Pianesse, 16 octobre. D. G. 659.

[11] Louvois à Pianesse, 26 novembre. D. G. 736.

[12] 5 août 1681, 20 février 1862. D. G. 736.

[13] Louvois à Pianesse, 24 février. D. G. 736.

[14] Louvois à Pianesse, 27 mars, 3 avril. D. G. 736.

[15] Louvois à Pianesse. 10 avril 1682. D. G. 736.

[16] Louvois à Pianesse, 10 et 17 avril. D. G. 736.

[17] Le roi à Estrades, 14 mai. Louvois à Pianesse, 15 mai.

[18] Estrades au roi, 21 mai. Aff. étr., Corr. de Savoie, 74.

[19] 15 et 30 mai. Je vous supplie de vous expliquer sur cela clairement, ce que vous devez raire avec d'autant moins de difficulté que je vous puis répondre qu'il n'y a que le roi qui voie vos lettres, et que je les jette au feu moi-même, après y avoir fait réponse. D. G. 736.

[20] Louvois à Pianesse, 30 mai, 5 et 12 juin. D. G. 736.

[21] Instruction du 5 juin 1682. Il doit regarder le sieur marquis de Pianesse comme un homme qui, par les obligations qu'il a à Sa Majesté de son rétablissement à la cour de Savoie, doit être fort affectionné à son service. Il lui marquera, dans les conversations particulières qu'il aura avec lui, que Sa Majesté lui conserve toujours son affection et est toujours disposée à lui en donner des marques dans les occasions qui se présenteront. D. G. 736.

[22] Louvois à Pianesse, 10 février 1682. D. G. 736.

[23] La Trousse à Louvois, 27 juin 1682. D. G. 686.

[24] La Trousse à Louvois, 4 juillet. D. G. 686.

[25] Louvois à Pianesse, 5 août 1681. D. G. 736.

[26] La Trousse à Louvois, 21 juillet. D. G. 686.

[27] La Trousse à Louvois, 1er et 8 août, 2, 5, 21 septembre. D. G. 686.

[28] La Trousse à Louvois, 8 novembre. D. G. 686.

[29] Elle voulait épouser alors le prince de Carignan, et pour y parvenir, elle s'adressait la comtesse Duc, qui était la maîtresse du prince. Estrades au roi, 29 août. Aff. étr., Corr. de Savoie, 74.

[30] Louvois à Pianesse el à La Trousse, 22 septembre. D. G. 736.

[31] Il était muet.

[32] D. G. 736.

[33] Mémoire pour l'abbé d'Estrades, 20 septembre. Aff. étr., Corr. de Savoie, 74.

[34] La Trousse à Louvois, 3 octobre. D. G. 686.

[35] Estrades au roi, 10 octobre. Aff. étr., Corr. de Savoie, 74.

[36] La Trousse à Louvois, 27 septembre, 3 octobre. D. G. 686.

[37] Louvois à La Trousse, 1er octobre. — La Trousse à Louvois, 21 octobre. D. G. 686-736.

[38] 19 octobre, 7 novembre. D. G. 736.

[39] Louvois à Pianesse, 19 octobre. — Le roi à Estrades, 20 octobre.

[40] La Trousse à Louvois, 27 septembre. — Louvois à Pianesse, 4 octobre.

[41] Louis XIV offrait même, afin de lever toute difficulté, de renoncer pour cette fois aux prérogatives que sa marine avait conquises, c'est-adire de n'exiger pas le premier salut des navires portugais. Louvois à La Trousse, 8 et 19 octobre. — Le roi à Estrades, 20 octobre. Aff. étr., Corr. de Savoie, 74.

[42] Louvois à Pianesse, 19 octobre, 7 novembre. — Louvois à La Trousse, 22 décembre. D. G. 686-736.

[43] Le roi à Estrades, 25 décembre.

[44] Louvois à Pianesse, 24 décembre 1682.

[45] Estrades au roi, 22 décembre 1682. Aff. étr., Corr. de Savoie, 74. — La Trousse à Louvois, 22, 24, 26, 27 décembre 1682 ; 5, 7, 10, 14, 17 janvier 1683. D. G. 686-737.

[46] Aff. étr., Corresp. de Savoie, 74.

[47] Louvois à madame de Pianesse, 15 janvier. — Louvois à Madame Royale, 18 janvier 1053. D. G. 736.

[48] Louvois à La Trousse, 25 avril, 8 mai. D. G. 736.

[49] La Trousse à Louvois, 26 décembre 1682. D. G. 686.

[50] Louvois à La Trousse, 5 janvier 1683. D. G. 736.

[51] La Trousse à Louvois, 11, 14, 18 février. D. G. 737.

[52] La Trousse à Louvois, 18 février. D. G. 737.

[53] Louvois à Catinat, 1er mars. D. G. 736.

[54] Louvois à La Trousse, 1er mars 1683. D. G. 736.

[55] D. G. 737.

[56] Le roi à Estrades, 12 mors. Aff. étr., Corr. de Savoie, 75.

[57] Le prince était même allé faire une neuvaine à Notre-Dame de l'Europe, pèlerinage célèbre en Piémont, pour prier cette Vierge de l'éclairer au sujet de son mariage.

[58] La Trousse à Louvois, 25 avril, 9 mai. D. G. 737.

[59] Estrades au roi, 13 mai. — La Trousse à Louvois, 14 mai.

[60] 18 mai. D. G. 736.

[61] La Trousse à Louvois, 27 mai. D. G. 737.

[62] Il seroit trop heureux, avait-il dit à M. de La Trousse, quand même il iroit de la perte de ses États, s'il pouvoit marquer au roi la passion qu'il avoit de le servir. La Trousse à Louvois, 27 mai. — Estrades au roi, 29 mai.

[63] Louvois à La Trousse, 3 et 8 juin.

[64] La Trousse à Louvois, 16 mai, 10 juin, 22 juillet. D. G. 737.

[65] Estrades au roi, 21 juillet. Aff. étr., Corr. de Savoie, 75.

[66] Louvois à La Trousse, 2 août. D. G. 736.

[67] Estrades au roi, 18 août. Aff. étr., Corr. de Savoie, 75.

[68] La Trousse à Louvois, 26 septembre. D. G. 737.

[69] Louvois à La Trousse, 5 octobre. D. G. 736.

[70] Louvois à La Trousse, 2 novembre. D. G. 736.

[71] La Trousse à Louvois, 14 octobre : Je doute fort que, par aucune considération, je puisse porter Madame Royale frire entrer des troupes du roi dans quelque place du Piémont. D. G. 737.

[72] Estrades au roi, 27 octobre. Aff. étr., Corr. de Savoie, 75.

[73] La Trousse à Louvois, 14 novembre. D. G. 737.

[74] La Trousse à Louvois, 18 novembre. D. G. 737.

[75] Le roi à Estrades, 10 décembre. Aff. étr., Corr. de Savoie, 75.

[76] La Trousse à Louvois, 9 décembre. D. G. 737.

[77] La Trousse à Louvois, 11 décembre. D. G. 737.

[78] La Trousse à Louvois, 30 décembre 1685. D. G. 737.

[79] Estrades au roi, 29 décembre. Aff. étr., Corr. de Savoie, 75.

[80] 10 janvier 1684. D. G. 736.

[81] Le roi à Estrades, 14 janvier 1684. Aff. étr., Corr. de Savoie, 75.

[82] La Trousse à Louvois, 20 et 23 janvier. D. G. 737.

[83] 1er février. D. G. 736.

[84] Louvois à La Trousse, 21 février. D. G. 736.