HISTOIRE DE LOUVOIS

TOME PREMIER

 

CHAPITRE PREMIER.

 

 

Débat sur les causes de la paix de Nimègue. — Inquiétude en Europe. — La pain selon Louvois. — Proposition d'alliance intime entre la Hollande et la France. — Affaire de Bitche et de Hombourg. — Affaire de Dinant et de Charlemont. — Conférence de Courtrai. — Commentaire des traités de Westphalie et de Nimègue. — Chambres de réunion. — Instructions données par Louvois. — Réclamations des Allemands. — Affaire de Traerbach. — Affaire du duché de Deux-Ponts. — Indignation du roi de Suède. — Opinion de Chamlay sur les réunions. — Affaire de Strasbourg. — Politique de cette République. — Inquiétudes à Strasbourg. — Négociations secrètes. — Préparatifs. — Précautions de Louvois pour dissimuler ses projets. — Surprise de la redoute du Rhin. — Agitation à Strasbourg. — Situation embarrassante du résident français. — Sommation du baron de Denteler. — Lettre des magistrats à l'Empereur. — Arrivée de Louvois. — Capitulation. — Entrée des troupes françaises à Strasbourg. — Émotion en Allemagne. — Sentiments de Louis XIV. — L'évêque de Strasbourg. — Entrée triomphale de Louis XIV. — Le 30 septembre 1681. — Le marquis de Boufflers et Louvois. — Strasbourg et Casal.

 

En 1685, cinq ans après la paix de Nimègue, deux publicistes, l'un hostile, l'autre dévoué à la politique française, s'évertuaient à démontrer comment et pourquoi, cinq ans auparavant, la paix s'était faite. Tous deux s'accordaient sur ce point capital, que les nécessités  intérieures des belligérants y avaient autant contribué pour le moins que l'état de leurs affaires au dehors, et qu'au fond, les causes déterminantes de l'accommodement avaient été bien plutôt financières que militaires. Mais où les rôles semblaient intervertis, c'était lorsqu'ils arguaient, contre toute logique apparemment, le Hollandais de l'épuisement de la Hollande, et le Français des misères mêmes de la France. Ç'a été en vain, disait le premier, que le prince d'Orange a l'ait tous ses efforts pour persuader aux États-Généraux. de continuer la lutte ; un bourgmestre d'Amsterdam lui a fermé la bouche en lui disant que les Provinces consentiroient volontiers qu'il fit la guerre, s'il la pouvoit faire sans argent, qu'aussi bien la province de Hollande n'en voulait plus donner, ou tout au moins la ville d'Amsterdam, pour laquelle il avait charge de parler[1]. Mauvaise et fausse explication, répliquait hardiment le Français ; voici la mienne : J'imputerai le désir que nous avions de la paix au génie de notre nation, qui nous porte naturellement au changement, et qui étoit cause que nous étions las de la guerre. Mais, outre cela, nous en avions plusieurs raisons : premièrement, parce que le peuple étoit devenu si pauvre, et principalement le peuple des campagnes, qu'une année ou deux auraient achevé de l'abîmer. Les villes, d'ailleurs, n'étaient guère en meilleur état, parce que, outre les subsides qu'elles payaient, elles étaient encore extrêmement foulées par les gens de guerre. Leur misère faisoit donc craindre que les ennemis, qui avoient eu diverses intelligences dans le royaume, ne séduisissent des esprits capables de tout, dans l'état où ils étoient. Bordeaux, d'un autre côté, avec la Bretagne, à qui l'on avoit imposé un rude joug après leur révolte, couvoit plutôt une nouvelle sédition qu'il n'étoit dégoûté de la première. Il falloit donc remédier à tous ces désordres, et ne le pouvant faire que par la paix, le roi y porta toutes ses pensées[2]. Confession véritablement édifiante et sincère. Trop souvent, par malheur, il en est de la sincérité des politiques comme de l'ingénuité des coquettes ; on s'en défie.

L'Europe, à qui était adressé cet aveu sans valeur, puisqu'il ne révélait rien que tout le monde ne sût d'avance, l'Europe avait bien quelque raison de se défier. Depuis cinq ans elle vivait dans un singulier état d'inquiétude et de malaise ; nulle sécurité dans le présent, nulle confiance dans l'avenir. Des traités solennellement discutés, signés, ratifiés, demeuraient sans exécution, monuments incomplets et déjà chancelants ; d'autres, plus anciens, achevés et consacrés par le respect universel, comme les bases mêmes de l'équilibre européen, étaient, non pas seulement sapés et minés dans l'ombre, mais encore audacieusement attaqués et entamés au grand jour. Et lorsque la France, qui faisait ces ruines, était surprise et dénoncée par la clameur générale, elle niait, elle s'indignait, elle protestait ; c'était la France qui s'élevait le plus haut contre les violateurs de la paix et du droit public. La paix ! Elle avait eu, plus que personne, besoin de la conclure ; elle avait, plus que personne, intérêt à la maintenir ; c'était à l'Espagne, à l'Allemagne, qu'il en fallait demander compte, à ces puissances récalcitrantes qui en avaient si longtemps repoussé les obligations, et qui, maintenant encore, ne cherchaient qu'à s'y soustraire. N'est-il pas plus vraisemblable, s'écriait le publiciste inspiré par Louvois[3], n'est-il pas plus vraisemblable de croire que l'inexécution de la paix de Nimègue vient plutôt de ceux qui avoient si peu de penchant à la faire, que de ceux qui en avoient tant d'empressement ? Concluons donc que ceux qui tiennent contre nous de pareils discours ne savent ce qu'ils disent, ou qu'ils ont beaucoup de méchanceté. Concluons encore que les coups de langue ayant été cause, il n'y a pas longtemps, d'une guerre sérieuse qui a fait périr pour plus d'un million d'hommes, on devroit éviter avec plus de soin de faire renaître des sujets si funestes. Un appel à l'humanité, à la modération, à la concorde, un juste regret de tarit de malheurs et de victimes, quels généreux sentiments ! Mais cet appel et ce regret venant de Louvois, quel mensonge ! dira-t-on, et quel blasphème ! Qu'on y prenne garde ; Louvois mentait ; sans doute, mais il était dupe de son propre mensonge, et ses protestations étaient moins fausses qu'il ne semble. Comme il avait moins d'idée encore du droit des autres qu'il n'en avait de souci, les coups de lunule dont il s'étonnait lui paraissaient bien au-dessus des coups de force qu'on lui reprochait.

Les traités de Nimègue lui avaient fait une situation où il avait peine à se reconnaître ; mais il serait injuste de dire qu'il ne faisait aucun effort pour y accommoder sa conduite. On connaît la fameuse maxime : Si vis pacem, para bellum, cette raison justifiante des armements pacifiques et des agressions défensives ; jamais, jusqu'à cette époque, Louvois n'avait songé à l'invoquer. Il s'était montré toujours franchement et simplement belliqueux ; il avait toujours préparé la .guerre pour la guerre : de 1662 à 1667, la guerre de Dévolution ; de 1668 à 1672, la guerre de Hollande. Après Nimègue, n'ayant plus en vue aucune guerre précise et déterminée, il s'était vu pour la première fois soumis à l'épreuve sérieuse de la paix. Il avait, plus sérieusement qu'on ne croit, accepté cette épreuve ; il avait désarmé. De deux cent quatre-vingt mille hommes, qui étaient sous les armes en 1678, cent quarante mille avaient été congédiés ; de toute l'armée active il ne restait que trente-six bataillons, organisés de manière à pouvoir entrer immédiatement en campagne. Il est vrai que les cadres des bataillons licenciés avaient été maintenus, et qu'un tel désarmement, eu égard à la situation militaire des autres États de l'Europe, pouvait passer encore pour un armement considérable. Tel quel, il constituait, aux yeux de Louvois, une force restreinte, mais très-suffisante pour les besoins de la paix.

Les mots n'ont de valeur que par le sens qu'on y attache. Il faut reconnaître que la paix selon Louvois et la paix selon l'Europe ne signifiaient point une seule et même chose ; il faut reconnaître que Louvois avait une façon d'entendre et de pratiquer la paix qui n'était véritablement qu'à lui. Il avait imaginé une sorte de paix rongeante et envahissante, qui devait exclure les risques et les inconvénients, pour ne recueillir avec certitude que les avantages de la guerre la plus heureuse, beaucoup de profit sans effusion de sang et sans grosse dépense. Sans doute il sacrifiait la gloire, mais c'était un sacrifice qu'il faisait à l'humanité. Quelle que fût l'originalité incontestable d'un pareil système, et quelque satisfaction que Louvois en dût ressentir, à titre d'inventeur, l'homme d'action ne laissait pas de souffrir en lui, d'être humilié, en quelque sorte, et de regretter le temps héroïque des grandes batailles et des grands sièges. Il aurait, sans aucun doute, préféré la guerre, si la France avait eu quelque allié puissant ; et l'on va voir qu'avant de mettre son invention à l'épreuve, il fit une tentative inouïe pour donner à Louis XIV une grande alliance.

La Hollande n'était plus, aux -yeux de Louvois, en 1679, ce qu'elle était en 1672, un objet de mépris. L'énergie, la persévérance, la grandeur de ce petit peuple, l'étendue de ses ressources, avaient frappé son esprit et forcé son estime. Ces marchands étaient des guerriers, ces pêcheurs des marins de premier ordre. Louvois les rechercha tout à coup, avec autant d'ardeur qu'il en avait mis naguère à les vouloir perdre. Refaire cette alliance, qu'il avait tant contribué à détruire, lui parut un coup de politique digne de son génie, et très-supérieur à tous ses projets de conquêtes pacifiques. Mais, comme il se déplaisait aux ambages de la diplomatie, il brusqua l'affaire et l'entama par le dénouement.

Les États-Généraux entretenaient en France deux ambassadeurs, Boreel et Dykveld. Un certain jour du mois d'août 1679, Boreel étant venu faire visite à Louvois, le ministre jeta tout à coup dans la conversation la proposition d'une alliance intime entre la Hollande et la France ; et comme c'était le temps où les États-Généraux étaient en froid avec l'Électeur de Brandebourg qui se plaignait d'avoir été abandonné par eux, et presque en querelle avec l'Espagne qui leur réclamait Maëstricht, Louvois ne manqua pas d'exagérer les difficultés où la République se jetait de gaieté de cœur, parce qu'elle persistait à rester en dehors de tout engagement particulier avec d'autres souverains. Quant à lui, ajoutait-il, il se tenoit pour assuré que pareil traitement n'eût pas été essuyé par l'État[4], si la République étoit alliée plus intimement avec la couronne de France, et que, par là, elle pût compter sur les secours du roi contre ceux qui voudroient l'attaquer. Boreel répondit seulement que les États-Généraux se tenoient pour fort honorés de la bienveillance du roi de France, et désiroient ardemment conserver les relations amicales qui subsistoient depuis le rétablissement de la paix. Cet ardent désir, si froidement exprimé, de conserver, et non de pousser jusqu'à l'intimité des relations simplement amicales, ne fit qu'irriter la passion de Louvois. Il se laissa aller à déclarer entre quatre-z-yeux, que le roi souhaitait cette alliance intime, mais qu'on ne pouvait s'attendre que les premières ouvertures vinssent de lui, ajoutant que, si on persistoit, du coté des États, à montrer cette indifférence, il pourroit se faire que le roi entrât dans des engagements avec d'autres moins indifférents, et qu'on verroit alors si les vrais intérêts de la République n'avoient pas été méconnus.

Désespérant de Boreel, Louvois se rejeta sur l'autre ambassadeur. Quelques jours après cette première conférence, Dykveld étant venu à sou tour, Louvois reprit incontinent le chapitre de l'alliance et dit, sous la réserve toutefois qu'il le faisoit sans ordre et de particulier à particulier, que le roi étoit très-disposé à conclure une alliance plus intime avec la République, mais que Sa Majesté devoit en être priée, et qu'alors elle donneroit, par les conditions qu'elle accorderoit, des preuves de sa bienveillance à l'État. En s'adressant la première fois à Boreel, Louvois avait cru avoir affaire au plus flegmatique des Hollandais ; il se trouva que Dykveld l'était encore davantage. Alors le ministre de Louis XIV, exaspéré, jetant bas ce masque de réserve superbe et d'attente majestueuse qui était de costume et (l'étiquette absolue dans la diplomatie du grand roi, s'emportant même au delà des limites de la plus vulgaire prudence, fit non-seulement le premier, chose inouïe I des propositions, mais encore il en fit de telles qu'elles étaient l'abandon formel, le désaveu de toute la politique antérieure de Louis XIV, le démenti de toute la politique française depuis le commencement du siècle. Il dit en propres termes que cette alliance assurerait la barrière de la République, et que, par elle, les Pays-Bas espagnols ne tomberoient jamais au pouvoir de la France ; que les États-Généraux stipuleroient tout ce qui pourrait être imaginé à cet égard pour leur sécurité ; par exemple, que le roi s'engageroit à ne jamais plus attaquer lesdits Pays-Bas ; qu'en cas de guerre avec l'Espagne, le roi s'abstiendrait de porter ses armes dans ces quartiers, et que, par la paix, il ne pourroit se faire accorder la plus petite bicoque dans ces provinces ; que, pareillement, il ne pourroit devenir possesseur des Pays-Bas, soit par échange, soit par abandon volontaire ; et que l'alliance ayant ces conditions fondamentales, elle serait rompue par la contravention d'une d'entre elles ; que le roi pourroit attaquer l'Espagne d'un autre côté. Car, demandoit M. de Louvois, qu'importe aux États-Généraux que le roi fasse quelques conquêtes, soit dans le Milanais, soit sur la frontière de l'Espagne ? Et supposé, ajouta le ministre, que la guerre éclate de nouveau entre le roi et l'Espagne, par suite de l'ordre donné à M. le maréchal de Vivonne de faire baisser le pavillon devant les vaisseaux du roi par les vaisseaux et les galères du roi d'Espagne, seroit-il de l'intérêt de la République de retomber dans une guerre contre la France ? Et les ambassadeurs hollandais, qui rendent compte au prince d'Orange de cette incroyable conférence, ajoutent simplement : La réponse de M. Dykveld fut en substance la même que celle de M. Boreel cultiver l'amitié du roi de France étoit le désir le plus vif des États-Généraux[5].

En vérité, Louvois fut trop heureux de rencontrer devant soi des gens si lents à s'émouvoir et à concevoir. Quoi ! ces Hollandais ne prirent pas au mot le ministre imprudent et emporté qui faisait d'emblée à leur patrie des conditions si étrangement favorables ! Quoi ! la Hollande ne s'empressa pas de saisir cette occasion inespérée d'éloigner pour longtemps ce danger qu'elle ne pouvait écarter elle-même, l'approche redoutée de la France ! Faute insigne, faute égale à celle de Louvois, lorsque, sept ans plus tôt, après le passage du Rhin, le ministre de Louis XIV repoussait durement ces autres députés des États-Généraux qui venaient, pour le salut de la Hollande, mettre aux pieds de son maître les Pays-Bas sacrifiés.

Pour la France, ce fut une grande fortune d'avoir échappé à cette politique rétrograde qui la rejetait de phis de cent cinquante ans en arrière, vers le temps déplorable des guerres d'Italie, vers le temps des folles conquêtes et des grands désastres. Pour Louis XIV aussi, ce fut une grande fortune d'avoir échappé à l'humiliation de se voir, au lendemain du jour où la ville de Paris l'avait proclamé Louis le Grand, rabaissé bien au-dessous de Henri II ; car c'est Henri II, ne l'oublions pas, qui, tirant la politique française de l'ornière sanglante où elle s'agitait depuis un demi-siècle, et la retournant, par un effort intelligent et vigoureux, du Midi vers le Nord, a eu le courage, malgré l'opinion de son temps, d'abandonner l'Italie stérilement arrosée de sang français, et la gloire d'indiquer à ses successeurs, par la prise de Calais, le chemin des Pays-Bas, par la conquête des Trois-Évêchés, le chemin de l'Alsace et du Rhin. C'est de ce côté-là qu'étaient les vrais intérêts de la France ; c'est de ce côté-là que Louvais, promptement sinon complètement revenu de son .erreur, se hâta de reprendre les traditions des hommes d'État ses prédécesseurs, on peut bien dire ses propres traditions. Quinze jours après leurs conférences avec le ministre, Boreel et Dykveld purent annoncer aux États-Généraux que, si Louvois égarait encore ses vues du côté de l'Italie, il ne regardait plus comme fixée à tout jamais la frontière septentrionale de la France.

Il y avait, au nord de la Lorraine, deux petites places, Bitche et Hombourg, que le feu duc Charles IV, au moment de sa rupture avec la France, avait livrées sans bruit aux troupes Électorales de Mayence et de Trèves. Tolérée pendant la guerre, cette occupation ne pouvait plus l'être après les traités de Nimègue. Le duc Charles V ayant refusé de rentrer dans ses États aux conditions qui lui étaient faites, Louis XIV restait en possession de la Lorraine ; il somma les deux Électeurs de retirer leurs troupes sans délai. La sommation fut appuyée par la marche du maréchal d'Humières à la tête de vingt bataillons ; c'était beaucoup plus de monde qu'il ne fallait. Il y eut à Hombourg un simulacre de siège, sans effusion de sang. Le 19 septembre 1679, Louvois résumait ainsi pour le roi le rapport du maréchal d'Humières : M. le maréchal avoit envoyé, le 15 au matin, déclarer au gouverneur que, s'il ne se résolvoit à rendre la place, il s'exposoit a recevoir quelque mauvais traitement ; sur quoi le gouverneur avoit répondu qu'il falloit fit quelque chose pour son honneur, qu'il ne tireroit point que l'ordre ne lui en vint de M. l'Électeur de Trèves, et que cependant M. le maréchal pouvoit faire travailler à Ja tranchée et aux batteries. Le 16, M. le maréchal lui envoya dire qu'il ne vouloit pas attendre plus longtemps ; le gouverneur répondit seroit content si M. le maréchal lui permettoit de tirer trois ou quatre coups de canon sur les postes avancés ; à quoi M. le maréchal d'Humières lui ayant fait répondre qu'il n'y auroit point de quartier pour lui si pareille chose lui arrivoit, il demeura enfin d'accord de rendre la place, le 17 au matin, pourvu que le 16, avant la nuit, on lui tirât dix ou douze coups de canon et qu'il pût répondre de trois qui seroient pointés en l'air ; ce que M. le maréchal ayant eu la bénignité de lui accorder, la capitulation fut signée. Un moment après, les dépêches de M. l'Électeur de Trèves arrivèrent pour faire remettre la place à M. le maréchal d'Humières. Il doit marcher le 18, à Bitche, avec cieux pièces de canon seulement, où il dit qu'il n'y a que quarante à cinquante -fort mauvais hommes que M. de Mayence y a envoyés. J'oubliois de dire à Votre Majesté que le gouverneur de Hombourg a souffert que M. le maréchal d'Humières et toute sa suite ait passé, le 15 au soir, au pied de son château, pour abréger son chemin pour retourner à son quartier, et l'a salué de tout son canon comme auroit pu faire un gouverneur d'une place de Votre Majesté. La soumission de Bitche fut encore plus sommaire : Votre Majesté verra, disait Louvois peu de jours après[6], que le gouverneur de Bitche s'est rendu à cinq cents dragons, et a épargné six lieues de marche à l'armée de Votre Majesté.

Après les Électeurs de Mayence et de Trèves, le roi d'Espagne ; après la Lorraine, les Pays-Bas nouveau et plus grave sujet d'inquiétude pour la Hollande. Parmi les conventions arrêtées à Nimègue, il était expressément stipulé que, dans le délai d'un an après l'échange des ratifications, les Espagnols devaient mettre Louis XIV en possession, soit dé Charlemont qui leur appartenait, soit de Dinant qui ne leur appartenait pas. Si l'évêque, le chapitre elles États de Liège, propriétaires de Dinant, consentaient, par un abandon volontaire, à dégager la parole des ministres espagnols, rien de mieux ; la garnison française, qui occupait Dinant à titre provisoire, y restait à titre définitif ; sinon, il fallait que les Espagnols payassent pour leur propre compte et livrassent Charlemont. Cependant l'échéance approchait et rien n'était réglé. Impatient d'apurer ses comptes, Louvois. fit déclarer au duc de Villa-Hermosa que si, le 26 février 1680, Dinant n'était pas remis au roi de France, ou Charlemont le 27, le maréchal d'Humières ferait entrer, camper et vivre ses troupes dans les Pays-Bas, aux frais-du roi d'Espagne et de ses peuples ; et 'il avait soin- d'ajouter cette remarque

Sa Majesté, qui, en vertu du même traité dont les Espagnols contestent présentement l'exécution, leur a remis Charleroy, Ath, Oudenarde, Gand et Courtray, auroit pu prendre des voies plus courtes pour obliger le duc de Villa-Hermosa à lui remettre Charlemont ; mais elle a choisi de tous les partis qu'elle pouvoit prendre, celui qui doit donner à ses voisins moins d'inquiétude[7].

Comme un débiteur très-solvable, mais récalcitrant, dont la mauvaise volonté n'aboutit, en fin de compte, qu'à grossir le capital de sa dette des intérêts et des frais de poursuite, le duc de Villa-Hermosa ne consentit à livrer Charlemont au maréchal d'Humières que lorsque depuis six semaines les troupes françaises occupaient et mangeaient le pays espagnol. A dire vrai, le gouverneur des Pays-Bas était sans excuse ; ni l'esprit ni la lettre du traité dont Louvois réclamait l'exécution ne pouvaient donner prétexte au moindre doute. Mais voici qu'au moment où l'on s'attendait à voir les troupes françaises évacuer Dinant pour occuper Charlemont, on vit avec stupéfaction une garnison nouvelle entrer dans Charlemont et l'ancienne demeurer à Dinant, et l'on apprit que les propriétaires qui avaient si obstinément refusé de céder cette dernière ville au roi de France pour le compte du roi d'Espagne, s'étaient directement et le plus facilement du monde accommodés avec le roi de France. Louis XIV gagnait ainsi deux places au lieu d'une. Les Espagnols dupés se plaignirent de ce mauvais tour ; on se moqua d'eux[8].

Louis est un enfant gâté ; on lui laisse tout faire ! s'écriait, dans son enthousiasme, un poète de cour[9]. Triste compliment. Cette première et si heureuse épreuve du nouveau système imaginé par Louvois, cette pratique si facile de la paix conquérante ou de la conquête pacifique, ne pouvait que gâter le peu de modération que l'enivrement de la toute-puissance avait épargné jusque-là dans l'esprit et dans la politique de Louis XIV.

Pour Louvois, l'affaire de Dinant n'était qu'un jeu ; il se préoccupait tout autrement d'un problème infiniment plus important et plus compliqué, dont les négociateurs de Nimègue n'avaient donné qu'une solution générale et insuffisante ; il s'agissait du règlement définitif et de la délimitation précise de la frontière, entre les territoires français et espagnols aux Pays-Bas. Des commissaires avaient été nommés de part et d'autre pour donner à cette question délicate une solution décisive. Ils avaient dû se réunir à Courtrai et s'y étaient en effet réunis au mois de décembre 1679 ; mais, dès la première séance, il n'avait pas été difficile de voir que de part et d'autre ils avaient reçu de leurs gouvernements des instructions très-peu faites pour haler le jugement du litige. Louvois mandait expressément aux commissaires français qu'il étoit de l'intérêt du roi, sans que cela parût, de ne pas pousser diligemment les affaires de la conférence[10].

L'un de ces commissaires était l'intendant de Lille, Le Peletier de Souzy, administrateur sérieux et habile, rompu à la pratique des affaires ; l'autre était ce M. de Wœrden, ce panégyriste verbeux et pompeux, amateur de littérature et de versification latine, admirablement choisi pour noyer la discussion sous un flot de vaines paroles. On voit comment les rôles étaient distribués à Le Peletier, le secret de la négociation, la direction savante, la conduite des attaques sérieuses ; à Wœrden, les demi-confidences, les diversions, les escarmouches, le soin, en un mot, de tromper et d'amuser l'ennemi. Toute pareille était la conduite des Espagnols, tout semblable le choix de leurs commissaires, don Christino, l'homme grave, et le fougueux don Vaez. Celui-ci, au dire de Wœrden, s'ouvrait souvent plus qu'il ne convenait au service du roi son maître. Il est probable que Vaez en disait tout autant de Wœrden ; mais, comme ils étaient l'un et l'autre mal instruits des véritables intentions de leurs cours, leurs indiscrétions et leurs surprises mutuelles n'avalent pas grande importance. Le plus souvent ils faisaient, à l'envi l'un de l'autre, l'éloge ou la critique de la puissance espagnole et de la puissance française. Ainsi, le 21 janvier 1680, Wœrden mande à Louvois comment lui, Wœrden, et le sieur Vaes ont fait chacun un détail de la domination des rois leurs maîtres ; le commissaire d'Espagne a représenté la douceur de Sa Majesté Catholique, et le sieur Wœrden les agréments qu'il y avoit d'être sous celle de Sa Majesté, qui étoit incomparablement plus avantageuse en toute manière[11]. Cette idylle politique, symétriquement alternée comme les dialogues des bergers de Virgile, n'avançait pas beaucoup les affaires ; c'était par cela même qu'elle devait plaire à Louvois.

Avec de tels commencements, la conférence de Courtrai promettait d'être interminable. Elle dura plus de deux ans. Ces procédés dilatoires, qui, (lu côté des Pays-Bas, en raison du voisinage de la Hollande, convenaient à la politique de Louvois, ne lui convenaient plus du côté du Rhin et de la Moselle ; là, tout au contraire, ceux qu'il employait étaient singulièrement expéditifs. Sur l'un et l'autre point cependant, sa politique était au fond la même : poursuivre dans la paix l'œuvre de la guerre, conquérir sans combattre, reculer au nom des traités une frontière fixée par les traités.

Il arrive souvent que les commentateurs et les critiques découvrent et signalent, dans les œuvres d'art ou de littérature, une foule de beautés et d'intentions profondes que leurs auteurs n'ont pas même soupçonnées ; ainsi faisait Louvois pour les œuvres de la diplomatie. Non content de porter sa critique ingénieuse sur les récents traités de Nimègue, il poussait, l'esprit d'investigation et de commentaire jusqu'aux traités de Westphalie. Mazarin, croyait-il, n'avait ni connu toute l'étendue de son triomphe, ni atteint par conséquent les dernières limites de son succès. Le traité de Munster, en ce qui touchait la France, n'avait jamais été bien compris ni complètement exécuté ; Louvois se chargeait de l'interpréter, d'en fixer le sens, et d'en tirer, avec l'exactitude d'un géomètre, les conséquences pratiques. C'était pendant un voyage fait, au mois de juin 1679, en Alsace et en Franche-Comté, qu'il avait posé les bases de son système : J'ai fort entretenu l'intendant, écrivait-il alors au roi[12], de tout ce qu'il y a à faire pour étendre la domination de Votre Majesté autant qu'elle le doit être, suivant le véritable sens du traité de Munster ; j'aurai l'honneur de lui rendre compte à mon retour de ce qui se peut faire sur cela.

Appeler des diplomates à réviser des actes diplomatiques, provoquer des négociations, ouvrir des conférences comme à Courtrai, t'eût été courir la chance d'un échec, en tout cas, perdre un temps précieux. S'il était important de ne rien brusquer à Courtrai, afin d'user les résistances espagnoles et d'endormir les défiances hollandaises, Louvois ne croyait pas avoir tant de ménagements à garder vis-à-vis des Allemands et des Suisses. Il y avait à Besançon un parlement pour la Franche-Comté, à Brisach, un parlement ou conseil souverain pour l'Alsace, à Metz, un parlement pour les Trois-Évêchés ; ces cours de justice n'étaient-elles pas compétentes pour connaître de l'état des terres dans l'étendue de leur juridiction ? Ne suffisait-il pas de quelques arrêts rendus par elles pour que Louis XIV fût envoyé en possession des fiefs, domaines et territoires qui lui appartenaient de droit, mais dont il n'avait pas encore la jouissance ? Une chambre spéciale fut ajoutée temporairement au seul parlement de Metz ; les deux autres cours ne reçurent ni adjonction ni modification d'aucune sorte ; cependant l'usage a prévalu de parler des chambres de réunion.

Le parlement de Besançon, saisi de l'examen des cessions faites à la France par le traité de Nimègue, fut le premier à se prononcer. Dès le 8 septembre 1679, Louvois écrivait à Louis XIV : Le parlement de Besançon a rendu un arrêt, le premier de ce mois, par lequel il établit la souveraineté de Votre Majesté sur les terres de Clermont, Chatelet et Blamont, ce qui donne à Votre Majesté plus de quatre-vingts villages et réduit la souveraineté de Montbelliard à une très-petite étendue[13]. Le conseil souverain d'Alsace avait particulièrement à briser les derniers liens par lesquels un certain nombre de seigneuries et de villes alsaciennes affectaient de se rattacher encore à l'Empire, au préjudice évident de la souveraineté du roi de France. Lorsque M. le duc Mazarin fut reçu grand bailli de la préfecture de Haguenau, disait Louvois[14], les dix villes qui se prétendoient alors impériales lui prêtèrent un serment par lequel elles se réservoient l'immédiateté à l'Empire et parloient de l'Empereur comme de leur souverain seigneur. J'ai averti M. de Montclar que l'état présent des affaires de Votre Majesté ne comportoit point qu'il fût parlé d'immédiateté ni d'Empire dans le serment, ni qu'il fût fait mention de l'Empereur. Le 22 mars et le 9 août 1680, le conseil séant à Brisach proclama la souveraineté exclusive du roi de France. Cet arrêt d'une cour de justice fut célébré comme une victoire, comme une seconde conquête de l'Alsace ; une médaille fut frappée avec cette ambitieuse légende : Alsatia in provinciam redacta.

Pour achever son œuvre, le conseil souverain devait examiner si quelque portion du territoire de l'Alsace n'avait pas été frauduleusement détachée au bénéfice des principautés voisines. Le 28 novembre 1679, Louvois écrivait à M. de Montclar, commandant militaire de la province, la lettre suivante, qu'il devait communiquer à l'intendant, M. de La Grange : Le roi trouve bon que vous et M. de La Grange fassiez travailler à découvrir ce qui a été usurpé sur la préfecture royale de Haguenau, et vous et lui ferez fort bien votre cour à Sa Majesté de lui donner toute l'étendue qu'elle peut légitimement avoir.

Il était impossible que les Allemands, entêtés de leurs prétentions historiques et des droits imprescriptibles du Saint-Empire sur les deux rives du Rhin, ne fussent pas vivement émus des allures du roi de France. La diète de Ratisbonne était fort agitée ; le ministre français, M. de Verjus, accablé de réclamations et de protestations, avait défense d'y répondre, au moins officiellement. Ses instructions étaient formelles[15] : Le droit de Sa Majesté est si bien établi par le traité de Munster, qu'il ne sera rien dit pour le justifier. Dans les discours familiers que le sieur de Verjus pourra avoir avec les députés bien intentionnés de la diète, Sa Majesté a jugé avec beaucoup de raison qu'il serait bon qu'en même temps que ledit sieur de Verjus s'expliqueroit avec la hauteur et la fermeté nécessaires pour faire connoitre au corps de la diète qu'elle n'est pas pour rien changer aux ordres qu'elle a donnés, il fût en état de faire connoitre que Sa Majesté garde toute la modération et toute la justice que l'on peut raisonnablement désirer d'elle. De qui M. de Verjus tient-il ces instructions ? Est-ce de M. de Croissy, son chef naturel ? C'est de Louvois, qui exerce, au-dessus de M. de Croissy, la dictature diplomatique, el qui lui mesure à lui-même, en quelque sorte, la part qu'il doit prendre aux affaires de son propre département. La chambre royale de Metz vient d'être constituée ; Louvois en donne sommairement avis à son collègue : Les évêques de Metz, Toul et Verdun, lui dit-il, ayant représenté au roi que la plupart de leurs vassaux leur refusoient l'obéissance, Sa Majesté a nommé une chambre composée de treize juges du parlement, de Metz, pour connoitre des différends desdits évêques avec leurs vassaux[16].

Il est à peine besoin de dire que la réclamation des évêques, provoquée par Louvois, n'était qu'un prétexte habilement imaginé pour dissimuler, sous les formes d'une instance purement civile, des prétentions essentiellement politiques. C'était ainsi qu'en 1667, la discussion juridique sur le droit de dévolution, avait précédé l'envahissement des Pays-Bas. Mais ici, le prétexte était infiniment plus spécieux. Les adversaires de la France étaient eux-mêmes obligés de convenir que, tel qu'il paraissait s'engager, le procès avait un point de départ strictement légal. Ils reconnaissaient que les anciens évêques souverains de Metz, de Toul et de Verdun avaient pu trop souvent faire acte de népotisme, c'est-à-dire qu'ils avaient, aux dépens des domaines ecclésiastiques dont ils étaient seulement usufruitiers, fait des libéralités à leurs propres familles. Il est vrai que les adversaires prétendaient que ces libéralités n'avaient eu lieu qu'à titre d'échange, certains domaines qui étaient plus à la convenance des parents d'un évêque, ayant été troqués contre d'autres qui avaient fait retour aux domaines de l'Église ; de sorte que l'abus était beaucoup moins grave qu'il ne semblait, tel évêque ayant donné d'une main et reçu de l'autre[17]. C'était précisément là ce que niait le procureur général au parlement de Metz ; il soutenait que ces aliénations illégales avaient eu lieu en pure perte et sans compensation d'aucune sorte.

Ce magistrat, nommé Ravaux, parait avoir été le premier inventeur de cette revendication, ou, comme on disait au dix-septième siècle, le donneur d'avis ; toujours est-il qu'il fut, en cette affaire, le confident et l'exécuteur des volont6s de Louvois, exécuteur parfois trop zélé, comme on le voit dans une lettre du ministre, monument précieux, vrai plan de campagne, modèle de stratégie qui mérite d'être aussi fameux, dans son genre, que la célèbre instruction pour le siège de Gand. Le 10 janvier 1680, Louvois écrit à Ravaux : J'ai reçu, avec votre lettre du dernier du mois passé, les mémoires qui y étoient joints, dans lesquels vous vous êtes tout à fait écarté des principes sur lesquels je vous ai expliqué, auparavant votre départ, que Sa Majesté désiroit que vous agissiez dans les fonctions de votre emploi. Je vous prie de vous bien mettre dans l'esprit qu'il n'est point question d'avoir réuni en un. ou deux mois à la couronne les lieux que l'on croit être en état de prouver qui en dépendent, mais bien de le faire de manière que toute l'Europe connoisse que Sa Majesté n'agit point avec violence, ne se prévaut point-de l'état de supériorité où sa vertu l'a mise sur tous les princes de l'Europe pour usurper des États, mais seulement qu'elle rend justice à des Églises dont les biens ont été usurpés, desquelles Églises Sa Majesté est demeurée protecteur et souverain, en même temps que, par le traité de Munster, l'Empire a renoncé, en sa faveur, à tous les droits qu'il pouvoit y avoir. Il n'est donc pas possible de se servir du projet de déclaration que vous envoyez pour réunir au royaume toute la Lorraine et le Barrois non mouvant, non plus que de faire assigner le prince Charles, que Sa Majesté ne reconnoît point pour héritier du duc de Lorraine ni pour souverain des États qui ont porté ce nom jusqu'à présent. Il faut donc se contenter de faire assigner, à la requête des évêques, abbés, etc., les maires et échevins des lieux qu'ils prétendent leur avoir été usurpés par lès ducs de Lorraine ou avoir été engagés par leurs prédécesseurs. De cette manière, le roi paroîtra faire justice et la fera en effet, et la chambre, en adjugeant à l'évêque ce qui lui appartient, réunira à la couronne de Sa Majesté la souveraineté des, lieux que les évêques auront fait assigner, puisqu'ils ne peuvent plus prétendre, que le domaine utile, et que la souveraineté de tout ce qui dépend desdits -évêchés a été cédée au roi par le traité de Munster. Afin de ne point faire trop de bruit, il ne faut comprendre dans une même requête que cinq ou six villages, et, de huitaine en huitaine, en faire présenter sous le nom de chacun desdits évêques, moyennant quoi, en peu de temps, l'on aura fait assigner tous les lieux qui ont ci-devant reconnu le duc de Lorraine, qu'on peut prétendre avoir été autrefois desdits évêchés. Et parce qu'il est important de suivre en toute cette affaire des règles que l'on ne soit point obligé de changer dans la suite, l'intention de Sa Majesté est que vous priiez M. l'intendant de se trouver chez M. le premier président, pour y entendre la lecture de cette lettre, afin que si M. le premier président, M. Bazin ou vous, trouviez quelque difficulté ou inconvénient à l'exécution de ce que vous y verrez de l'intention de Sa Majesté, vous puissiez m'en faire un mémoire clair et raisonné, et me l'envoyer aussitôt[18].

Dirigée, excitée par son procureur général, la chambre de Metz se mit à l'œuvre. Tant que ses arrêts ne touchèrent que les feudataires enclavés dans la Lorraine et dans le Barrois, ils ne firent pas grand scandale ; mais, peu à peu, leur portée s'étendit : bientôt ils allèrent au delà, bien au delà des frontières, frapper en plein pays allemand ; et ce n'étaient plus seulement de petits gentilshommes qui se sentaient atteints, c'étaient de grands seigneurs, des princes, des Électeurs, des souverains, des rois ; c'était l'évêque de Spire, c'étaient plusieurs comtes palatins, c'étaient l'Électeur Palatin lui-même et l'Électeur de Trèves, c'étaient le roi d'Espagne, comme duc de Luxembourg, et le roi de Suède, comme héritier du duché de Deux-Ponts. Et ces coups, qui les frappaient, tantôt l'un, tantôt l'autre, les blessaient tous plus ou moins grièvement. Les uns étaient immédiatement dépossédés ; des autres, on ne réclamait d'abord qu'un acte dé foi et hommage à bref délai ; mais, s'ils tardaient à reconnaître la suzeraineté du roi de France, un arrêt exécutoire par provision mettait le roi de France en possession de leurs fiefs.

Contre cette activité française que pouvait la gravité allemande ? Il y avait à Ratisbonne une diète où l'on passait des mois entiers à examiner un passeport, et quatre ou cinq autres mois à décider si l'on y parleroit latin, allemand ou français[19]. Quand on lui soumettait les actes d'ajournement à bref délai émanés de la chambre royale de Metz ou du conseil souverain de Brisach, elle déclarait solennellement qu'il n'étoit pas séant ni permis d'y comparaître, sans se rendre coupable d'avoir manqué à ce qui est dû à l'Empire. Lorsque enfin, pressée, poussée par tous ces princes déjà spoliés ou près de l'être, la diète se décidait à suggérer à Louis XIV que la France devroit produire toutes ses prétentions à une fois, afin de couper à une fois ce chancre de prétentions que la France proposait sans cesse, ce qui ne pourrait être qu'irrémédiablement contagieux pour l'Empire[20], Louis XIV se moquait gravement d'elle et lui faisait répondre que Sa Majesté prétendoit jouir de tout ce qui lui appartenoit en conséquence des traités de Munster et de Nimègue. C'était plaisir que d'avoir affaire à ces bons Allemands, et pour prendre sur eux l'avantage, il ne fallait pas beaucoup de finesse. Cependant ils en vinrent à soupçonner que tous ces parchemins qu'on leur opposait n'étoient peut-être pas si vieux qu'on le vouloit faire croire[21]. Jusqu'à quel point ces soupçons étaient-ils fondés ? Question difficile, délicate, douloureuse même, par cela seul qu'elle est douteuse. On ne peut point affirmer qu'il y ait eu fraude en effet ; mais un certain jour, dans une certaine occasion, l'intention de frauder ne s'est que trop révélée par malheur, et la vérité ne permet pas qu'on s'en taise.

De guerre lasse, la diète avait consenti à reconnaître en fait, sans les approuver en droit, les réunions accomplies jusqu'au 1er août 1681. En 1687, Louvois décida Louis XIV à construire, dans un repli de la Moselle, entre Trèves et Coblentz, la forteresse de Mont-Royal. Le rocher de Traben, sur lequel des ouvrages formidables commencèrent bien tôt à s'élever, faisait partie du territoire de Traerbach, et Louvois comptait ce territoire parmi ceux qui, depuis six années au moins, avaient été réunis à la France. Cependant des plaintes s'élevèrent en Allemagne, comme d'une usurpation nouvelle, et Louvois, surpris, s'empressa d'écrire au premier président du parlement de Metz : Les commissaires de l'Empereur à la diète de Ratisbonne ont mis en fait que Traerbach et ses dépendances n'avoient point été réunies ; sur quoi Sa Majesté m'a donné ordre de vérifier ce qui en est ; et comme le Mont-Royal, duquel cette seigneurie dépend, est d'une extrême conséquence, j'ai cru ne pouvoir mieux faire que de m'adresser à vous pour vous prier d'examiner sans délai, et sans que personne sache que vous en ayez reçu d'ordre, ce qui a été fait sur ce sujet. Je crois me souvenir que Traerbach n'a point été réuni nommément, mais que Veldenz ayant été réuni avec ses dépendances, Traerbach, qui en relève, a dû être aussi réuni du jour de l'arrêt de Veldenz. Je vous supplie d'examiner ce qui en est, observant de vous conduire de manière que personne ne puisse croire que le roi doute de son droit sur ledit Traerbach et sur le Mont-Royal[22]. Quelques jours après, Louvois réclamait de l'intendant La Goupillière les arrêts et titres nécessaires pour prouver que la réunion de Traerbach avait été faite avant le 1er août 1681, et il lui mandait expressément ceci[23] : Il est important que 5i vous n'avez point fait d'impositions sur ce lieu, ou que vous n'en ayez pas gardé de copies, vous ne laissiez pas de m'envoyer des copies d'ordres et d'impositions faites sur la seigneurie de Traerbach et sur quelques autres lieux de la seigneurie de Sponheirn, dont le roi est en possession, lesquelles vous daterez d'entre le 1er mai 81 et le 10 juillet, et me les enverrez par le retour de ce courrier, avec cette lettre que vous me renverrez aussi en même temps, observant de faire en sorte que personne ne puisse avoir connaissance de ce que je vous mande. Le 7 janvier 1688, le ministre des affaires étrangères, M. de Croissy, recevait de Louvois un gros paquet avec la note suivante : Vous trouverez dans ce paquet les pièces nécessaires pour mettre M. de Crécy [ministre de France près de la diète] en état de faire voir aux députés à la diète de Ratisbonne que le roi a été en possession de Traerbach auparavant le 1er août 1681. Les procès-verbaux sont ci-joints en original, lesquels sont signés des officiers des lieux, afin que l'on ne puisse point dire que ces pièces aient été faites après coup. Suit une série de pièces qui établissent, que le comté de Veldenz a été réuni, le 12 avril 1680, avec ses dépendances, et que, les 17, 20 mai et 25 juin 1681, il a été pris possession ; au nom du roi, de la comté de Sponheim et de ses dépendances, et notamment de Traerbach[24]. Quelles étaient ces pièces ? Était-ce d'anciens titres heureusement retrouvés par M. le premier président de Metz, ou des titres plus modernes, dus à l'invention de M. l'intendant ? Il faut croire qu'ils étaient de la première, de la bonne sorte. Quoi qu'il en soit, Louvois, pour sou honneur, avait trop imaginé de s'en procurer d'autres. Les Allemands prirent pour bon ce qu'on leur montra, et Vauban continua de fortifier Mont-Royal.

Parmi les réunions faites en 1681, l'une des plus considérables, et par l'étendue des territoires dont elle donna la possession temporaire à la France, et surtout par l'influence qu'elle eut bientôt sur la politique générale de l'Europe, fut sans contredit la réunion du duché de Deux-Ponts. Ce duché, limitrophe de la Lorraine, des Évêchés et la basse Alsace, avait subi, pendant la guerre, l'occupation française, et, la paix faite, Louis XIV avait oublié d'en retirer ses troupes. Le 1er avril 1681, le duc Frédéric-Louis mourut sans héritiers directs ; deux collatéraux se présentèrent, le roi de Suède, Charles XI, et le prince Adolphe-Jean, son oncle. Pendant qu'ils contestaient, la chambre royale de Metz décida, par un premier arrêt, que le duché de Deux-Ponts était un fief relevant des Trois-Évêchés ; puis, comme l'acte de foi et hommage n'était pas intervenu dans le délai prescrit, un second arrêt déclara le fief réuni à la couronne de France. L'usurpation, toutefois, était tellement scandaleuse que Louis XIV, n'osant s'emparer ouvertement du duché, l'inféoda provisoirement au prince palatin de Birkenfeld, qui, moyennant finance, consentit à lui prêter son nom. Cependant l'ambassadeur de France faisait effort auprès du roi de Suède, non pas tant pour lui persuader de rendre hommage à Louis XIV, que pour l'amener à lui vendre ses droits. Charles XI, indigné, répondit fièrement qu'il ne subirait jamais ni l'une ni l'autre de ces humiliations ; et celui des anciens alliés de la France qui était resté le dernier fidèle à sa fortune, devint le premier de ses ennemis déclarés. Car, tandis que les autres gouvernements, et le prince d'Orange lui-même, se recueillaient et maudissaient en silence la politique désordonnée de Louis XIV, ce furent les ambassadeurs de Suède qui, par leurs clameurs dans toutes les cours, commencèrent à ameuter l'Europe contre la France. Une convention fut signée à La Haye, le 30 septembre 1681, entre la Hollande et la Suède, pour la garantie des traités de Westphalie et de Nimègue, convention sans effet immédiat, mais qui contenait en germe la grande coalition achevée quelques années après sous le nom de ligue d'Augsbourg.

Chamlay, un ami dévoué de Louvois, mais non pas aveugle ni complaisant à tout approuver ni à tout faire, n'a pas pu s'empêcher de porter ce jugement suries réunions, sur leur auteur et sur ses complices : Ils trouvèrent plusieurs titres authentiques et incontestables, et d'autres fort douteux ; et au lieu de se renfermer dans de justes bornes qui auraient procuré de plus grands avantages au roi et lui auroient attiré dans la suite moins d'affaires, ils poussèrent les choses trop loin, et firent un si grand nombre de réunions, tant dans l'Empire que dans les Pays-Bas espagnols, que les puissances de ces pays, et particulièrement l'Empereur et les États de l'Empire, en conçurent un grand ombrage. Les cours de Vienne et de Madrid firent faire de grandes remontrances au roi par leurs ambassadeurs, et la diète de Ratisbonne ne fut plus occupée que de cette affaire. La France se mit, par provision, en possession des pays réunis par les chambres susdites, et s'écarta un peu, dans cette occasion, des règles de la prudence et de la politique. En effet, sans compter les suites fâcheuses que ces réunions sans bornes pouvoient avoir, elle compromit son droit en confondant celui qu'elle pouvoit avoir légitimement sur beaucoup de pays avec celui qui étoit litigieux, caduc et fort mal fondé. Ce n'est pas dans cette dernière classe que Chamlay range l'acte le plus fameux dont il nous reste à parler, l'acquisition de Strasbourg. Quoique la réunion de cette importante place, ajoute-t-il, ait excité dans la suite beaucoup de bruit et de murmure dans le monde, et particulièrement dans l'Empire, ce fut cependant une des mieux fondées en droit et des plus soutenables entre celles qui furent faites pour lors[25].

Il y a, pour les productions de la terre, des procédés artificiels qui peuvent hâter ou même suppléer le travail de la nature. Un fruit peut mûrir hors de sa saison, une plante rare fleurir hors de son climat, parce qu'une science habile aura fait à cette plante et à ce fruit le climat et la saison qui leur conviennent. Ce sont là des expériences curieuses et coûteuses ; elles ne prouvent rien contre la grande loi divine qui veut que chaque chose arrive en son lieu et à son heure. Dans les affaires humaines, cette loi est plus absolue encore ; elle ne souffre aucune exception. Quelquefois, souvent même, des faits inopinés se produisent avec un grand éclat, rapides conquêtes, institutions neuves, Etats qui s'improvisent ; parmi les spectateurs, le petit nombre s'étonne et s'inquiète la foule admire, applaudit et s'exclame. Un beau jour, l'œuvre inopinée s'écroule ; la maturation lui avait manqué ; la durée lui manque. L'histoire est remplie de ces ruines. On compte les hommes d'État qui ont su discerner toujours ce qui était mûr de ce qui n'était que prématuré. Et c'est déjà, pour un homme d'État, une assez grande gloire que d'avoir, parmi des tentatives prématurées, accompli quelque œuvre mûre. C'est la gloire de Louvois, qui, parmi tant d'annexions téméraires et caduques, a donné Strasbourg à la France.

On peut bien s'avancer à dire qu'il n'y avait pas un homme sensé en Europe qui ne s'attendit à la réunion de Strasbourg. Ceux même qui sentirent plus tard le besoin de s'en indigner avaient eu tout le temps de préparer leur indignation. Depuis la conquête de l'Alsace, la République de Strasbourg, enclavée dans le territoire français, n'aurait dû être attentive qu'à maintenir exactement sa neutralité. Une telle conduite n'eût pas été sans doute la garantie absolue de son indépendance ; mais elle lui eût assuré, dans l'estime des contemporains et dans l'histoire, une place honorable et ce sympathique respect que la conscience humaine accorde toujours au malheur noblement supporté. Au lieu de cela, qu'avait-elle fait ? Tout ce qui pouvait précipiter sa ruine, et sur sa ruine accumuler la honte et le mépris. Elle avait, jusqu'à la fin, -trahi la France au profit de l'Allemagne, et toujours essayé de couvrir ou d'excuser sa trahison par mille protestations mensongères et indignes. Les magistrats n'expliquaient leur impuissance à tenir leurs engagements au dehors que par leur impuissance à gouverner au dedans ; l'anarchie servait à justifier le parjure, et les violences de la populace étaient invoquées pour dissimuler la mauvaise foi d'une oligarchie.

Il n'est pas besoin de rappeler tout ce que, dans la dernière guerre, la République de Strasbourg avait, sous les apparences de la neutralité, favorisé de projets contre Turenne et contre le maréchal de Créqui. Il n'est pas besoin de rappeler non plus comment, après avoir rompu les communications de Strasbourg avec la terre allemande, le maréchal de Créqui avait proposé à Louvois d'en finir avec cette République infidèle. Toutefois il convient d'expliquer pourquoi le ministre avait ajourné les propositions de M. de Créqui Sans doute, dans l'état d'épuisement où était l'Allemagne, le siège de Strasbourg n'eût pas été une entreprise d'un succès douteux ; mais quelle influence ce succès même n'aurait-il pas eue sur les délibérations du congrès de Nimègue ? La cession d'une place telle que Strasbourg n'eût pas été consentie sans difficulté par les Allemands, ou du moins sans une grosse compensation ; et c'est tout au plus si la restitution de Fribourg à l'Empire eût été, dans la composition d'un équivalent, acceptée comme assez importante pour entrer en ligne de compte. Louvois jugea qu'il valait mieux s'abstenir pour le moment ; il fit, à peu de chose près, ce qu'il avait résolu de faire dans la comédie de Dinant et de Charlemont ; il ne s'occupa que de faire céder Fribourg à Louis XIV, quitte à s'accommoder de Strasbourg, lorsque personne n'y songerait plus.

Cependant la République avait la conscience inquiète ; le langage des plénipotentiaires français à Nimègue, sans être absolument hostile, n'avait pas été tout à fait rassurant pour elle. Aussi, lorsque Louvois visita l'Alsace, au mois de juin 1679, les magistrats s'empressèrent-ils de venir à Schelestadt lui faire leurs soumissions les plus humbles : Je vis hier les députés de Strasbourg, écrivait à Louis XIV le ministre de la guerre ; je ne rends point compte à Votre Majesté de toutes les belles paroles dont ils me chargèrent pour assurer Votre Majesté de leur bonne conduite à l'avenir. Je leur dis que Votre Majesté ayant promis, par la paix, un oubli général de tout ce qui avoit été fait contre son service, ils ne devoient point appréhender qu'elle en eût aucun ressentiment contre eux, pourvu que la conduite qu'ils tiendront à l'avertir ne l'en fit point ressouvenir[26]. Si cette bonne conduite, dont les magistrats offraient et dont Louvois acceptait la promesse, n'avait trait qu'aux devoirs ordinaires de la neutralité, alors que la guerre ne mettait plus la République en tentation d'en sortir, il faudrait avouer que le ministre de Louis XIV se contentait de bien peu de chose. Il est plutôt permis de croire que Louvois entendait parler d'engagements plus sérieux et plus profonds, et que cette entrevue de Schelestadt servit de point de départ à des négociations intimes où les intérêts de quelques particuliers tinrent beaucoup plus de place que les intérêts généraux de la République.

Deux hommes surtout paraissent avoir été dès lors en relations particulières avec Louvois, le jurisconsulte Obrecht et un certain Günzer, qui exerçait à S ! ras-bourg les importantes fonctions de secrétaire d'État. Que l'argent ait joué le premier rôle dans l'acquisition de Strasbourg, et qu'au lieu de négociation il vaille mieux employer le mot de négoce, c'est ce qui est absolument hors de doute. Environ un mois après l'affaire faite, Louvois écrivait à Günzer, au sujet d'une certaine satire latine que celui-ci avait surprise et lui avait adressée : Je n'ai point entendu le commencement des vers latins que vous m'avez envoyés, où il est parlé de Argentinam argentanginæ ; expliquez-moi un peu ce que c'est. Et Günzer lui répondait, avec la satisfaction d'un commentateur sûr de son fait : Quant il l'explication des vers latins que j'ai pris la liberté d'envoyer à Votre Excellence, je crois que l'auteur a voulu faire une allusion entre Argentina, ou la ville de Strasbourg, et angina argenti, ou le mal de gorge qui provient de l'argent, puisque ce mal incommode ordinairement la gorge de la sorte qu'on ne puisse point crier haut ni parler fort ; il a voulu reprocher à la ville de Strasbourg que l'argent qu'elle doit avoir reçu, selon le bruit commun dans l'Empire, pour se soumettre à l'obéissance du roi, l'empêche de parler et l'oblige à se taire[27].

Ayant ainsi jeté ses amorces, Louvois en attendit l'effet sans impatience ; il attendit deux ans. Cependant les arrêts du conseil souverain de Brisach, en détruisant une à une les petites indépendances locales, resserraient autour de Strasbourg le cercle de la domination française ; la réunion du moindre village était une atteinte morale à l'indépendance de la République, et ces atteintes se renouvelaient sans cesse ; enfin le jour arriva où la souveraineté de Louis XIV ayant tout absorbé, il ne resta plus que Strasbourg, isolée, investie, sans force et sans confiance. Louvois ne se pressa pas encore. La résolution d'en finir avait été prise à Saint-Germain, pendant l'hiver de 1680 ; ce ne fut que huit ou neuf mois après qu'elle fut mise à exécution. On attendait un prétexte ; l'Empereur le fournit.

Au mois de juin 1681, un envoyé impérial, le baron de Merci, vint à Strasbourg, mais seul et sans troupes ; c'était trop peu pour réchauffer efficacement les cœurs dévoués à l'Allemagne ; c'était assez pour donner à Louis XIV occasion de croire ou de paraître croire que les Impériaux s'apprêtaient à rentrer dans Strasbourg. Alors commença la dernière scène de cette comédie, et tout s'achemina vers le dénouement, avec cette activité silencieuse qui était le secret et le triomphe de Louvois. Encore qu'il n'y eût guère de résistance à prévoir, puisque les magistrats de Strasbourg, par souci des finances de la République, semblait-il, avaient depuis quelque temps déjà congédié les mille ou douze cents Suisses qui faisaient la garnison de la place, des troupes assez habilement disséminées pour paraître isolément inoffensives, pouvaient, au premier signal, converger rapidement vers un même point ; et ces fragments d'armée, réunis en quelques jours, allaient se reconstituer en une grande force militaire, organisée, complète en toutes armes, digne en un mot du roi qui la voulait commander en personne[28]. Outre les gardes françaises et suisses, les gardes du corps et la maison du roi, cette armée ne devait pas compter moins de trente-huit bataillons et de quatre-vingt-deux escadrons de cavalerie et de dragons, avec un attirail de quatre-vingts bouches à feu. L'argent pour payer ces troupes, les farines pour les faire vivre, partaient tt arrivaient à jour fixe, emballés et expédiés avec ce luxe de précautions minutieuses dont la combinaison était un des plaisirs favoris de Louvois[29].

Le 10 septembre 1681, deux cavaliers s'arrêtent à la porte d'un obscur cabaret de Franche-Comté ; bientôt après deux autres cavaliers arrivent ; les uns et les autres portent é leur chapeau du ruban bleu et jaune ; c'est un signal ; ils se rapprochent, ils murmurent quelques mots ; une certaine cassette est échangée contre tin certain billet ; après quoi les inconnus se séparent, remontent à cheval et disparaissent. Qu'est cela ? Ce sont les dernières instructions de M. le marquis de Louvois pour M. l'intendant d'Alsace, et les gens du premier, venus de Fontainebleau, les ont transmises aux gens du second, venus de Brisach ou de Béfort[30]. Jamais nos plus fameux dramaturges ont-ils imaginé une scène plus mystérieusement saisissante ? Si les espions de l'Empereur cherchaient à Fontainebleau quelque indice révélateur, tout ce qu'ils pouvaient recueillir dans les galeries du château ou dans les antichambres des ministres, c'était le récit des fêtes passées ou le programme des fêtes à venir. Le 30 septembre, le roi et toute la cour devaient partir pour Chambord ; le 25, M. de Louvois, qui avait obtenu un congé, se proposait d'aller chasser à Meudon, et le soir du même jour, d'aller souper à Paris chez M. le Premier[31]. Des bords de la Seine aux bords du Rhin la distance était grande ; entre ce qui se disait d'un côté et ce qui se faisait de l'aube, la distance était plu grande encore. Les nouvelles rassurantes de Fontainebleau purent être devancées, et furent coup sûr bientôt démenties par les événements d'Alsace.

Dans la nuit du 27 au 28 septembre, vers deux heures, trois régiments de dragons français, commandés par le baron d'Asfeld, s'étaient brusquement approchés de Strasbourg et avaient investi la redoute la plus voisine du Rhin ; il y avait dans cette redoute une douzaine d'hommes qui s'étaient enfuis au plus vite après avoir tiré quelques coups de fusil. M. d'Asfeld avait aussitôt pris possession de cette redoute, du pont du Rhin et de tous les postes sur les deux rives du fleuve[32]. L'alarme avait gagné la ville ; on sonnait le tocsin ; les miliciens ahuris couraient par les rues ou se portaient aux remparts, poussés par un sentiment de curiosité inquiète bien plutôt que d'ardeur belliqueuse. Cependant les magistrats demandaient au résident de France des explications qu'il était bien en peine de leur donner : car il n'était pas dans le secret.

Le pauvre homme était lui-même tout étourdi ; quoique les magistrats lui eussent donné le sage conseil de se renfermer dans son logis, et qu'ils eussent poussé la précaution jusqu'à mettre une bonne garde à sa porte, il était à la fois très-inquiet et très-embarrassé. S'il se plaignait d'être prisonnier, on lui répondait qu'il ne l'était en aucune façon, qu'on ne lui avait donné des gardes que pour sa sûreté personnelle, et qu'il était d'ailleurs parfaitement libre de sortir, à ses risques et périls. Mais c'était cette liberté même qui lui déplaisait ; il s'ingéniait à trouver des raisons pour ne s'en point servir, et surtout pour persuader à Louis XIV et à Louvois qu'il faisait bien de ne s'en point servir. Je me flatte, écrivait-il à Louvois[33], que vous aurez la bonté de m'attribuer plus de dévouement pour vous et plus de chaleur pour le service du roi qu'il ne vous a paru en ce rencontre, où je fais plus la figure d'un prisonnier que d'un homme du roi. Quoique, sur mes plaintes, MM. de Strasbourg, m'aient fait dire tantôt que je pouvois sortir moi-même, sans ou avec la garde qui étoit à ma porte, j'ai cru, toutefois, ne le devoir point faire par toutes sortes de raisons, espérant que vous aurez la bonté d'approuver que je me tienne au logis, sans exposer le nom et l'autorité du roi au désespoir et à l'animosité de quelque canaille. J'ai cru même devoir mépriser l'avis que l'on m'a donné qu'on viendroit m'assassiner dans ma maison, et n'en point faire de bruit, afin de n'en point augmenter l'envie. Et il ajoutait, à l'adresse du roi : Je me flatte, sire, que Votre Majesté aura la bonté d'être satisfaite de ma bonne volonté.

N'ayant aucun éclaircissement à attendre du résident de France, les magistrats s'étaient directement adressés au baron d'Asfeld, qui, après quelques vagues récriminations sur l'approche des troupes impériales, avait excipé de ses ordres, et renvoyé toute demande d'explication à son chef hiérarchique, le baron de Montclar. Le baron de Montclar déclara sans ambages qu'il s'agissait, pour la ville de Strasbourg, de se soumettre de bonne grâce, ou d'être réduite par la force aux conditions que les arrêts du conseil souverain de Brisach avaient faites à toute l'Alsace, dont la ville de Strasbourg étoit un membre. Il promit, à la cité obéissante, la conservation de ses privilèges, à la cité rebelle, toutes les horreurs de la guerre, et il n'eut qu'à montrer derrière lui l'armée toute prèle à confirmer ce qu'il y avait de menaçant dans les promesses de son général ; enfin, dernier avis qui devait décider les incertains, il annonça pour le lendemain l'arrivée du marquis de Louvois, et celle du roi Très-Chrétien dans six jours. Lorsque les députés de Strasbourg, après de vaines protestations et des invocations sans effet à l'histoire et au droit germanique, eurent été contraints de rapporter cet ultimatum à leurs commettants, les délibérations s'engagèrent, calmes et raisonnables, sans grandeur et sans éclat. Quand le résident impérial, essayant d'agiter le peuple, attestait les obligations de Strasbourg envers l'Empire, on lui rétorquait les obligations de l'Empire envers Strasbourg. Quand il parlait d'avenir et de secours prochain, on lui répondait que l'avenir de la cité libre se comptait, non plus par jours, mais par heures.

Le 29 septembre au matin, les magistrats écrivirent à l'Empereur pour lui faire connaitre la sommation de M. de Montclar[34] : Comme nous nous sentons trop foibles, disaient-ils, pour pouvoir résister à une puissance aussi grande et aussi terrible que celle de Sa Majesté Trias-Chrétienne, et que d'ailleurs nous ne voyons pas que nous puissions être assistés d'aucun secours ni d'aucuns conseils pour pouvoir y résister, nous n'avons point d'autre expédient que de nous remettre à la volonté de Dieu, et recevoir les conditions que Sa Majesté Très-Chrétienne voudra bien nous prescrire. Cette lettre ne parvint pas à son adresse ; elle fut interceptée par les Français[35]. Lorsque Louvois arriva au quartier général, à Illkirch, il savait déjà que la solution pacifique avait prévalu ; et lorsque les députés de Strasbourg vinrent lui rendre leurs devoirs, il n'eut qu'il renouveler devant eux la promesse d'un traitement favorable. Il leur permit de dresser eux-mêmes, sauf son droit d'amendement, les articles de la capitulation, et il poussa même la condescendance, non sans peine, il est vrai, jusqu'à prolonger de quelques heures l'existence de la République[36]. C'était le vœu des magistrats, qui avaient allégué que leur État démocratique ne permettoit pas de conclure les choses de conséquence sans participation de toute la bourgeoisie, et qu'ils avoient trouvé la bourgeoisie qui avoit passé toute la journée sur les remparts en un tel état qu'ils n'avoient pas jugé à propos de leur parler d'une affaire d'une telle importance.

Quelles que fussent les secrètes intrigues qui avaient rendu ce dénouement inévitable, et quoique ces magistrats n'eussent pas mérité d'être comparés aux vieux sénateurs de Rome, attendant sur leurs chaises curules l'entrée des barbares, on ne peut s'empêcher de remarquer ce dernier hommage des chefs du peuple à leurs obligations publiques, et ce spectacle d'un peuple appelé à rendre lui-même les derniers devoirs à sa propre souveraineté. Cet acte suprême eut en effet toute la gravité d'une cérémonie funèbre. Le résident de France, qui ne voyait, il est vrai, les choses que par la fenêtre, en rendait à Louvois le témoignage suivant[37] : J'ai déjà vu plusieurs alarmes en cette ville, mais je n'y ai jamais remarqué une si grande tranquillité, si j'en excepte les lamentations des femmes, et quelques prières que l'on a faites dans toutes les églises pour l'heureux succès des négociations des députés qui vous ont été envoyés, quoiqu'on m'ait assuré que le résident de l'Empereur, avec ses adhérents, ait fait son possible pour encourager le peuple... Mais les magistrats ont eu la prudence de laisser le canon sur les remparts dépourvu de poudre, afin d'ôter à quelques insensés le moyen de commencer un jeu qui finiroit mal pour la ville.

Le 30 septembre, Louvois et Montclar, d'un côté, le préteur et les magistrats de Strasbourg, de l'autre, signèrent les articles de la capitulation. L'ancienne République, la ville impériale cessait d'exister politiquement ; mais la cité conservait ses institutions municipales, sa juridiction civile et criminelle, ses privilèges en matière d'impôts[38], son culte et ses établissements religieux : l'évêque et le clergé catholique rentraient en possession de la cathédrale de Strasbourg ; mais les luthériens conservaient toutes les autres églises, les écoles et les biens ecclésiastiques en général. Aussi Louvois écrivait-il triomphalement au ministre de France prés de la diète : Vous verrez que, pendant que l'Empereur rend [en Hongrie] des temples aux religionnaires, Sa Majesté Tait restituer des églises aux catholiques, et que cependant l'on a conservé les intérêts des protestants de manière que MM. de Brandebourg et de Saxe en peuvent être contents[39]. Il est juste de dire que Louvois veilla de près à l'exécution de cet article, et qu'il sut au besoin résister au zèle parfois excessif du catholicisme restauré[40], mais il est juste aussi de dire que ces marques de tolérance et d'équité données par l'homme qui venait précisément d'inventer, ou tout au moins d'adopter le système des dragonnades[41], ne pouvaient que rendre plus douloureux le contraste entre la paix religieuse dont jouissait l'Alsace et la persécution qui désolait tout le reste de la France. Et certainement, dans cette persécution, Louvois n'avait pas l'excuse d'une conviction sincère, puisqu'il trouvait si facile et si glorieux à Strasbourg d'accorder les opinions divergentes, et de subordonner les affaires de conscience aux nécessités politiques.

Les concessions faites aux gens de Strasbourg avaient été reçues par eux avec satisfaction ; ils s'accommodèrent tout de suite à leur nouvelle fortune. Lorsque, le 30 septembre 1681, à quatre heures après midi, les troupes du roi de France prirent possession de sa nouvelle conquête, elles défilèrent entre deux haies de curieux dont la tranquillité parut à Louvois lui-même surprenante[42]. Trois jours après il écrivait au chancelier Le Tellier : Vous devez être présentement informé de l'heureux succès qu'a eu l'entreprise que le roi avoit ordonné que l'on fit sur celle place, où tout est aussi tranquille que s'il y avoit dix ans que les troupes y fussent[43]. Enfin, le 4 octobre, il écrivait au roi : M. de Montclar a reçu ce matin le serment de fidélité du magistrat qui l'a prêté de fort bonne grâce. Le peuple paroit fort content du changement de domination, et, jusqu'à présent, je n'ai reçu d'autres plaintes que d'une femme dont le mari s'étoit, malgré elle, enivré avec son soldat[44]. Comme, en ce pays-ci, les femmes ne sont que les premières servantes de la maison, le magistrat l'a fort grondée d'avoir osé trouver à redire à ce que son mari avoit fait, lequel, pour lui apprendre à être plus sage, a continué à s'enivrer avec son même soldat, et assure qu'il continuera, tant qu'il y aura du vin chez lui. Après quoi, passant tout à coup du plaisant au sérieux, Louvois rend compte au roi de l'examen qu'il a fait, avec Vauban, des fortifications de la place, très-belles, dit-il avec un étonnement dédaigneux, pour avoir été construites par des bourgeois ; puis des fortifications projetées, et surtout de la citadelle que Vauban porte déjà tout armée dans sa tète : et là-dessus il ajoute : Votre Majesté peut compter, quand la citadelle sera faite et qu'il y aura au bout du pont, du côté du Brisgau, un fort à quatre bastions, qu'il n'y a point de puissance dans l'Europe qui soit en état d'ôter de force ce poste-ci à Votre Majesté[45].

Louvois n'avait pas perdu de temps à se réjouir ou à se faire complimenter de son succès ; sa première pensée avait été celle d'un bon général après un assaut heureux : occuper fortement l'ouvrage conquis, se garder efficacement contre les retours offensifs ou contre les surprises. Le danger pouvait venir à la fois du dedans et du dehors ; au dehors, vers le Rhin, il faisait construire une citadelle ; au dedans, des casernes, et à l'extrémité occidentale de la ville, des espèces de quartiers retranchés, ce qui, disait-il, donnera beaucoup de facilité à contenir les bourgeois. La docilité des gens de Strasbourg ne lui faisait pas illusion ; l'intérêt chez les uns, la stupeur chez les autres, avaient d'abord tout rendu facile ; mais, parmi les complaisants eux-mêmes, des mécontentements ne devaient pas tarder à se produire, parce qu'il était impossible de les récompenser tous, ni au gré de leurs espérances. Dans le peuple, il fallait s'attendre aussi au regret de l'indépendance perdue, au réveil du patriotisme, aux ressentiments provoqués par les reproches, les railleries et les injures des Allemands. Car l'émotion était vive en Allemagne ; et si l'événement n'avait pas absolument surpris les hommes d'État, s'il n'était pour eux, comme pour la foule, une catastrophe imprévue, ils pouvaient, tout autant que la foule, se montrer étonnés et choqués qu'elle eût été si soudaine ; ils avaient le droit de demander compte à Strasbourg d'une soumission tellement prompte qu'elle ôtait d'avance toute valeur et même tout prétexte aux protestations des Strasbourgeois. Tout le monde, écrivait-on de Wurtzbourg au baron de Montclar[46], tout le monde ne peut revenir de la consternation où on est de ce que les François ont pris Strasbourg sans tirer un seul coup ; et tout le monde dit que c'est une roue du chariot sur lequel on doit entrer dans l'Empire, et que la porte de l'Alsace est fermée présentement.

L'Empire ouvert aux Français, l'Alsace fermée aux Allemands, tel était, en deux mots, le grand résultat, on peut presque dire la révolution accomplie par le génie de Louvois. Louis XIV lui en fut-il aussi reconnaissant qu'il devait l'être ? Le roi s'était apprêté à jouer le rôle de conquérant ; surpris par la rapidité de la conquête, il lui fallut se réduire au rôle de triomphateur, à la façon des empereurs romains qui triomphaient pour les succès de leurs lieutenants. La grande nouvelle l'avait rencontré à Vitry-le-François, le 1er octobre[47] ; le lendemain, il écrivit à Louvois quelques mots d'approbation sèche et froide : Dites aux barons de Montclar et d'Asteld que je suis bien satisfait de la conduite qu'ils ont tenue en cette occasion ; je ne vous dis rien de la satisfaction que j'ai de vos soins dans cette affaire, puisque vous devez croire que j'en suis très-satisfait[48]. Pellisson raconte que Louis XIV fit, ce jour-là même, une plaisanterie peu flatteuse pour son ministre de la guerre : Le roi, dit-il, reçut hier à son coucher les nouvelles que ses troupes étoient dans Strasbourg. Il y entra six bataillons, le 30 septembre après-midi ; le reste devoit entrer le lendemain ; mais le roi dit, en riant, que ce jour-là même, la sûreté devoit être entière, parce que M. de Louvois y avoit couché[49]. Il est bien vrai que Louvois avait, pour la conservation de sa propre personne, une prudence peut-être excessive ; mais la plaisanterie royale n'était pas, ce jour-là, tout à fait à sa place ; elle n'était ni heureuse ni fondée. Louvois n'avait pas couché à Strasbourg ; il était retourné à Illkirch, et la nuit qu'il passa presque tout entière à contremander les troupes qui arrivaient de toutes parts, fut une nuit bien employée pour le service du roi son maître ; elle lui épargna des dépenses, et à ses soldais des fatigues inutiles.

N'ayant plus à faire dans Strasbourg une entrée de preneur de villes, Louis XIV résolut d'y entrer avec la pompe d'un souverain qui vient visiter des sujets paisibles ; mais il voulut laisser à ses agents le temps de donner à la cité allemande une physionomie suffisamment française. Ce l'ut particulièrement le soin de l'intendant d'Alsace, M. de La Grange, homme d'affaires prudent et habile, qui connaissait bien ce pays et ce peuple, et dont l'influence modératrice tempérait ce qu'il y avait parfois de rude et d'absolu dans les procédés du gouverneur. Celui-ci était le marquis de Chamilly, le défenseur de Grave, héroïque et dévoué, mais un peu trop prompt à partager, contre ses nouveaux administrés, les soupçons de Louvois, et trop franc pour dissimuler ses défiances.

Il y avait encore un grand personnage dont la présence à Strasbourg était indispensable, avant que Louis XIV y fit son entrée ; c'était l'évêque, le prince Egon de Fürstenberg, l'ami, le conseiller de l'Électeur de Cologne. Le service que lui avait rendu Louvois, en lui restituant une église d'où les catholiques étaient bannis depuis plus de cent ails, le transportait de reconnaissance et de joie. En vérité, monsieur, lui avait-il écrit dès les premières nouvelles, je ne sais pas ce que je dois dire à présent ; vous savez que lorsque j'ai eu l'honneur de prendre congé de vous, vous avez eu la bonté de me promettre que vous me feriez avertir de ces affaires-ci, afin que je me pusse trouver è Strasbourg avec deux mulets chargés de chapelets, comme les Hollandois l'ont écrit dans leurs gazettes ; mais je vois, monsieur, que vous avez été sûr que votre présence, avec trente mille hommes et quarante ou cinquante pièces de canon, convertiroit mieux ce peuple que je n'aurois pu faire avec mes mulets et mes chapelets[50]. Le 20 octobre, l'évêque de Strasbourg rentra dans sa ville épiscopale en grande pompe ; mais l'éclat de cette cérémonie fut justement et naturellement effacé par les magnificences et le bruit qui solennisèrent, quatre jours après, la glorieuse réception du roi Très-Chrétien, accompagné de la reine, dos princes et princesses de son sang, de toute sa cour et de toute sa maison militaire. Louis XIV passa trois jours dans la nouvelle capitale de l'Alsace, trois jours de réjouissances et d'éblouissements pour ces populations naïves qui n'avaient jamais vu tant de belles choses.

Ce n'était pas seulement la réunion de Strasbourg qui était fêlée de la sorte ; un fait inouï, une coïncidence merveilleuse avait frappé toutes les imaginations et produit, dans toute l'Europe, une émotion profonde et comme une religieuse terreur. Le 30 septembre, à quatre heures, des troupes françaises étaient entrées dans Strasbourg, sur les bords du Rhin le 30 septembre, à deux heures, des troupes françaises étaient, entrées dans Casal, sur les rives du Pd. Strasbourg commandait l'Allemagne, et Casal dominait l'Italie ; et ces deux villes passaient en même temps sous la domination du roi de France. Un pauvre curé italien disait à Catinat qu'il falloit avouer que le roi étoit un grand prince, et qu'il lui paroissoit n'y avoir pas eu depuis Charles-Quint un plus grand personnage dans le monde ; et il s'en allait en répétant : Casal et Strasbourg en un même jour et presque à la même heure ![51]

L'homme qui était le moins surpris, c'était Louvois, justement parce qu'il était, autant qu'un homme peut l'être, l'auteur de cette surprise. Sans doute il n'avait pu prévoir le jour de la soumission de Strasbourg ; mais il avait prévu et fixé le jour de la soumission de Casal, et dès qu'il fut assuré de la capitulation de Strasbourg, il fut assuré en même temps que les deux événements s'accompliraient à la fois[52]. J'attends avec bien de l'impatience, écrivait-il, le 3 octobre, à son père, des nouvelles de Casal où les troupes du roi doivent être entrées le même jour que celles de cette province ont pris possession de cette place-ci. Ces nouvelles lui arrivèrent, le 7, tandis que le bruit de la prise de Strasbourg se propageait jusqu'en Italie. Le marquis de Boufflers, qui avait joué son rôle dans l'affaire de Casal, comme le baron de Moufeter devant Strasbourg, écrivait à Louvois, le 11 octobre J'avois cru, monseigneur, que rien ne pouvoit me toucher plus vivement que l'heureux succès de la reddition de la citadelle de Casal ; mais bien que Casal et Strasbourg soient également votre ouvrage, je n'ai de ma vie ressenti une joie plus complète qu'en apprenant que c'est à vous-même que messieurs de Strasbourg se sont soumis. Quel jour pour toute l'Europe que le 30e de septembre[53] ! Et quel point de gloire dans toute l'éternité pour le roi et pour vous ! Dans le vrai, un événement si extraordinaire servira à l'avenir d'exemple et de raison à tout le monde pour se soumettre, dès les premières semonces, à tout ce que Sa Majesté désirera.

Quel jour pour toute l'Europe que le 30 septembre 1681 ! M. de Boufflers ne savait pas tout ce que ces mots-là contenaient de vérités profondes et terribles ; ou plutôt, dans son enthousiasme, il les prenait à contresens. Cette journée du 30 septembre, qui semblait au jeune général ouvrir une ère de soumission universelle, cette journée n'a pas été la première peut-être, mais elle a été la journée décisive dans l'ère des représailles et des coalitions contre la France ; elle a singulièrement mari les haines et les passions mêlées de terreur et de colère qui se sont soulevées à l'heure choisie par le prince d'Orange, et dès les premières semonces, pour résister à tout ce qu'ordonnait l'orgueil, et pour revendiquer tout ce que s'arrogeait l'ambition de Louis XIV. On la retrouve, cette date fatale, à l'origine des grands malheurs et des dernières humiliations de ce long règne. Quand l'héroïque Boufflers défendait Namur en 1695, et Lille en 1708, quand, en 1709, il sauvait les restes de l'armée française à Malplaquet, il devait se rappeler, mais il devait apprécier autrement qu'en 1681, cette journée du 30 septembre, une date mémorable dans sa vie, car elle marque une des étapes qui l'ont conduit au bâton de maréchal de France.

C'est une journée plus mémorable encore dans la vie de Louvois ; le point de gloire et le point de blâme s'y rencontrent, le bien et le mal, l'erreur et la vérité. Strasbourg et Casal résument toute l'œuvre de Louvois, l'intérêt de la Fiance admirablement compris d'une part et tristement compromis de l'autre, les plus grands services combattus par les plus grandes fautes. L'affaire de Casal n'est qu'une erreur plus éclatante parmi d'autres erreurs, l'épisode le plus en vue d'une longue intrigue menée par Louvois, et destinée à réaliser le rêve favori de sa politique, l'asservissement du Piémont, et, par le Piémont, de l'Italie à la France. Le moment est venu d'expliquer en détail et d'éclairer jusqu'au fond cette intrigue.

 

 

 



[1] La conduite de la France depuis la paix de Nimègue, page 16, Cologne, 1683.

[2] Réponse au livre intitulé : La conduite de la France depuis la paix de Nimègue, p. 130-131. Cologne, 1683.

[3] Réponse, p. 106, 130, 140.

[4] Les Espagnols menaçaient de saisir les marchandises que les Hollandais avaient chargées en Amérique sur les galions d'Espagne.

[5] Tous ces détails sont extraits d'une lettre du 1er septembre 1679, tirée des archives de la maison d'Orange, et publiée par le baron Sirtema de Grovestins dans son Histoire des luttes et rivalités politiques entre les puissances maritimes et la France, t. III, p. 595.

[6] Louvois au roi, 24 septembre 1679. D. G. 632.

[7] 14 février 1680. Mémoire à M. Colbert (de Croissy). D. G. 638.

[8] L'affaire de Dinant est celle sur laquelle l'auteur de La conduite semble le plus triompher, j'entends avec ceux qui ne l'entendent pas et qui se laissent prévenir par ce qu'il leur insinue d'abord que nous étions obligés de le rendre, dès qu'on nous remettroit Charlemont entre les mains... Si nous ne l'avons pas rendu, c'est qu'il ne sait pas vraisemblablement que le roi a traité avec M. de Cologne [en même temps évêque de Liège], à qui il seroit naturel de s'en plaindre, et non pas à lui, supposé qu'il ne fût pas content. Mais s'il en est content, de quoi se mêle-lui qui n'en a que faire ? Oui, il en est content, et nous ne Pavons fait que de son consentement, puisqu'il est nécessaire de le dire... Mais il ne faut pas trouver étrange qu'un homme qui est si bon Espagnol parle avec chagrin d'une chose qui fait tant de mal au cœur aux Espagnols. Réponse au livre intitulé La conduite de la France depuis la paix de Nimègue, p. 60-62.

[9] Chansons choisies (de Coulanges), t. II, p. 165. 1698.

Nous avons réduit Charlemont :

La paix est encor faite ;

Nous retournons en garnison ;

L'ennemi fait retraite ;

L'Espagnol est tout étonné

Quand on parle de guerre ;

Louis est un enfant gâté :

On lui laisse tout faire.

[10] Louvois à Le Peletier, 14 décembre 1679. D. G. 687.

[11] D. G. 687.

[12] 15 juin 1679. D. G. 632.

[13] D. G. 632. — Par un autre arrêt du 31 août 1680, le parlement de Besançon étendit la souveraineté de Louis XIV au comté de Montbéliard tout entier.

[14] Louvois au roi, 17 septembre. D. G. 632.

[15] 7 janvier 1680. D. G. 637.

[16] Mémoire pour M. Colbert (de Croissy), 7 janvier 1680. D. G. 637.

[17] Le procureur général exposa qu'il avait trouvé de vieux titres, par lesquels il se justifioit que quantité de terres d'importance avoient été démembrées des évêchés par la connivence des évêques avec leurs parents, parce que ces évêques, ne jouissant qu'à vie de leurs évêchés, avoient été bien aises d'obliger leurs familles aux dépens des biens d'Église, vu principalement qu'il ne leur en coûtoit pas grand'chose... Au reste, pour ne point me montrer partial, je dirai qu'il était quelque chose de ce que disoit le procureur général. Car beaucoup d'évêques, pour obliger leurs parents, les avoient accommodés de quelques biens qui étoient à leur bienséance ; mais ils en avoient reçu d'autres en échange, tellement que la justice vouloit, ou que l'on rendît ces biens qui avoient été donnés en échange aux évêques, ou que l'on ne prétendit rien sur ceux que les évêques avoient donnés. La conduite de la France depuis la paix de Nimègue, p. 33-34.

[18] D. G. 637.

[19] La conduite de la France, p. 120.

[20] L'État des contraventions à la paix, p. 22-23. 1681.

[21] La conduite de la France, p. 35.

[22] Louvois à de Sève, 27 novembre 1687. D. G. 788.

[23] Louvois à La Goupillière, 3 décembre 1687. D. G. 789.

[24] D. G. 890.

[25] Mémoire des événements de 1678 à 1688. Manuscrit autographe de Chamlay, inédit. D. G. 1183.

[26] 14 juin 1679. D. G. 632.

[27] Louvois à Günzer, 2 novembre 1681. D. G. 659, — Günzer à Louvois, 12 novembre. D. G. 667. — Dans la même lettre, Günzer annonce à Louvois qu'il veut faire construire des glacières, mais il lui demande auparavant le privilège de vendre seul de la glace dans Strasbourg,

[28] Contrôle des troupes que le roi veut qui s'assemblent en Alsace pour le siège de Strasbourg Picardie, 17 compagnies ; Champagne, 17 ; Navarre, 17 ; Normandie, 17 ; Royal, 17 ; Anjou, 17 ; La Reine, 17 ; Royal des vaisseaux,17 ; du Roi, 48 ; Feuquières, 16 ; Vaubecourt, 16 ; Auvergne, 16, Saulx, 16 ; Touraine, 16 ; du Maine, 16 ; Humières, 16 ; la Couronne, 16 ; Languedoc, 16 ; Orléans, 16 ; La Fère, 16 ; Plessis-Bellière, 16 ; Vermandois, 16 ; Hamilton, 16 ; La Ferté, 16 ; .Artois, 16 ; Enghien, 16 ; Crussol, 16 ; second bataillon d'Anjou, 15 ; fusiliers du roi, '28 ; canonniers, 6 ; Lyonnois, 16 ; Piémont, 16 ; Louvigny, 16 ; Vendôme, 16 ; Bourgogne, 16. Outre cette infanterie, les gardes françoises et suisses avoient ordre de s'avancer à l'armée d'Allemagne. — Cavalerie : mestre de camp général, 12 compagnies ; du Roi, 12 ; cuirassiers, 12 ; Cravattes, 12 ; Tilladet, 12 : la Reine, 8 ; Dauphin étranger, 8 ; Orléans, 8 ; Condé, 8 ; Enghien, 8 ; Villeroy, 8 ; du Bordage, 8 ; La Roquevieille, 8 ; Beaupré, 8 ; La Valette, 8 ; Blaigny, 8. Outre cette cavalerie, les gardes du corps et les autres troupes de la maison du roi étoient en marche pour se rendre à l'armée de Sa Majesté ; mais Strasbourg s'étant soumis à la première sommation, les troupes, pour la plupart, n'arrivèrent pas au camp. — Dragons : Royal, 12 compagnies ; Dauphin, 12 ; Listenois, 12 ; Tessé, 8 ; Pinsonnel, 8 ; La Bretesche, 8 ; Asfeld, 8. — Cavalerie sous M. de Bulonde : colonel-général, 12 ; Royal-Piémont, 12 ; Bulonclet 8 ; Dauphin, 8 ; Langallerie, 8 ; Saint-Aignan, 8 ; Lumbre, 8. — Cavalerie sous M. de Langallerie : Dauger, 8 ; Vivans, 8 ; Grignan, 8. L'on lui envoya encore trois régiments de cavalerie.

Mémoire de l'artillerie et des munitions : pièces de 33, 4 ; de 24, 40 ; de 16, 6 ; mortiers de 12 pouces, 30 ; poudre, 400 milliers ; grenades, 50.000 ; bombes, 5.000 ; boulets de 33, 2,100 ; de 2 46.000 ; de 16, 5.000. D. G. 663.

[29] Louvois à Villeromare, 22 août 1681, Fontainebleau : Je vous fais ce mot pour vous dire qu'il est nécessaire que vous mettiez 30.000 louis d'or ou pistoles d'Espagne, du poids desquels vous puissiez répondre, en six ballots que vous aurez soin de faire plomber à la douane, pour quoi je vous adresserai demain un billet de M. Colbert ; après quoi vous me les enverrez ici. Vous observerez de faire faire lesdits ballots de la longueur d'un fusil ou d'un mousquet, et de faire peindre une de ces armes sur chaque ballot, afin qu'il ne paroisse pas que ce puisse être autre chose. — Louvois à Moncault, commandant à Besançon, 23 août : Je vous envoie six ballots remplis d'armes curieuses, plombés par la douane, lesquels vous mettrez dans votre chambre et garderez soigneusement jusqu'à ce que je vous mande ce que vous aurez à en faire. Vous en donnerez un reçu à celui qui vous les remettra, et prendrez grand soin que le plomb mis auxdits ballots ne soit point gâté, en sorte que l'on connoisse, lorsque l'on vous les demandera, que lesdits ballots n'auront point été ouverts. D. G. 663.

[30] Louvois à La Grange, 25 août 1681, Fontainebleau. — Mémoire servant d'instruction au sieur de La Grange, intendant en Alsace : Le sieur de La Grange a été informé, au voyage qu'il a fait l'hiver dernier à Saint-Germain-en-Laye, de la résolution que le roi a prise de soumettre Strasbourg à son obéissance entre-ci et la fis de cette année ; il le sent, par l'instruction ci-jointe pour le sieur de Montclar, du jour que Sa Majesté a pris pour faire investir ladite place. Il a connoissance des farines que le roi fait voiturer à Schelestadt et à Béfort dans des ballots faits de manière qu'ils paroissent remplis d'armes... L'intention de Sa Majesté est que les officiers trouvent pour leur argent la quantité de pain dont ils auront besoin, à raison de 2 sols la ration... En un mot, il prendra tant de précautions que l'armée ait toujours dia pain en abondance, et qu'il y arrive de très-bonne qualité... Parce que Sa Majesté a fait réflexion que les fonds, que les trésoriers, auxquels elle ne vent pas courtier son projet, ont coutume d'envoyer pour la subsistance des troupes qui sont en Alsace, sont en lettres de change sur Strasbourg, lesquelles l'investiture de la place pourra bien empêcher d'être sitôt acquittées, elle a pris soin de faire rendre dans la citadelle de Besançon 30.000 pistoles de poids ou louis d'or, lesquels Sa Majesté chargera le sieur Chauvelin de faire partir le 28, de grand matin, pour arriver en cinq jours à Brisach, et ledit sieur de La Grange se servira de ces 30.000 pistoles, tant pour les dépenses de l'armée que pour le payement ordinaire des troupes des garnisons de son département. Le roi fera payer aux trombes la solde de garnison et donner par semaine par bataillon dix vaches de 200 livres pesant en moyenne, qui seront payées dix écus aux communautés, la cavalerie, les dragons et les officiers d'infanterie achèteront la viande sur leur solde. D. G. 663.

[31] M. de Beringhen, premier écuyer du roi.

[32] Asfeld à Louvois, 28 septembre : Suivant les ordres du roi, je me suis avancé avec les troupes à la redoute de Strasbourg, où il n'y avait environ qu'une douzaine de soldats qui, ayant tiré quelques coups, s'en sont enfuis dans la ville ; je me suis en même temps saisi de ce poste et de tous les passages du Rhin, tant en deçà qu'au delà de cette rivière ; et, comme il y a apparence que ces gens-ci vont entrer en négociation, je vous dépêche cet officier, monseigneur, pour vous en donner avis. D. G. 663.

[33] Frischmann à Louvois, 29 septembre 1681. D. G. 663.

[34] D. G. 663.

[35] Déjà, la veille, des lettres adressées par les magistrats à l'Empereur, à la diète de Ratisbonne et à la conférence de Francfort, et relatives au coup de main de baron d'Asfeld avaient été saisies et envoyées à Louvois.

[36] Louvois aux magistrats de Strasbourg, 30 septembre 1681 : J'ai appris avec surprise, par votre lettre de ce matin, que vous ne prétendez tenir ici que sur le midi, après m'avoir promis positivement hier que vous y seriez à la pointe du jour. Et comme, si les troupes du roi n'entrent dans Strasbourg aujourd'hui, je n'ai point de pouvoir de traiter avec vous, si ce n'est de vous recevoir à discrétion et en payant les frais faits pour vous réduire et les dommages estimés par votre pont pendant la dernière guerre, je vous conseille de venir promptement, parce que si les troupes du roi entrent de bonne heure dans la ville, j'espère y mettre tel ordre que vos habitants n'en recevront aucun dommage : de quoi je ne répondrois pas, si elles n'y entroient que sur le tard. Profitez de mon avis, et, en vous rendant promptement ici, commencez à mériter la protection et les bonnes grâces du plus grand roi du monde. Cette lettre, tirée des archives de la ville de Strasbourg, a été publiée par M. Coste, Réunion de Strasbourg à la France, 1841.

[37] Frischmann à Louvois, 20 septembre. D. G. 663.

[38] Art. 6. Toute la bourgeoisie demeurera exempte de toutes contributions et autres payements, Sa Majesté laissant à la ville tous les impôts ordinaires et extraordinaires pour sa conversation.

[39] Louvois à Crécy, 2 octobre. D. G. 639.

[40] La marquise de Chamilly, femme du gouverneur de Strasbourg, très-pieuse et très-respectable, avait une telle ardeur de conversion que l'intendant d'Alsace, M. de La Grange, se crut obligé d'en toucher quelques mots à son mari. Celui-ci s'empressa d'écrire à Louvois pour disculper sa femme ; que lui reprochait-on ? des œuvres de charité qui ne s'adressaient d'ailleurs qu'aux troupes du roi. Elle avait fait imprimer à Fribourg des prières qui avaient été distribuées dans les corps de garde ; elle visitait les soldats dans les hôpitaux ; elle avait fait un jour diner le détachement du régiment de Navarre qui était de garde à l'hôtel du gouvernement. Sur ce dernier grief, M. de Chamilly ajoute : Elle ne le fit que pour avoir le plaisir de voir bien manger des gens d'un aussi bon appétit, et les entendre causer, sans leur avoir fait d'autre sermon que celui de ne point songer à déserter, qui est tout ce qui s'est dit, pendant ce repas-là, de plus pieux. Cette lettre, datée du 30 décembre 1681, porte les apostilles suivantes de la main même de Louvois : Il est bon que madame de Chamilly se mêle de son domestique et de rien autre chose sur des affaires de cette nature. Les soins de madame de Chamilly sont louables, mais il faut qu'ils s'étendent à son domestique et rien davantage ; et puisqu'il (M. de Chamilly) connoit les raisons dont on s'est servi pour blâmer sa conduite, qu'il s'étudie de manière qu'il n'y donne aucun lieu ; qu'il est bon qu'il fasse retirer ces billets-là tout doucement des corps de garde sans faire de bruit. Au sujet des visites dans les hôpitaux : Elle est fort louable de faire cela, et si elle y trouve quelque chose de mal, elle me fera plaisir de m'en avertir ; mais il ms faut voir que l'hôpital du roi, et n'aller que rarement dans celui de la ville, à moins qu'elle ne sût qu'il y eût quelque catholique auquel on refusât de donner les assistances spirituelles, auquel cas il seroit fort à propos d'en avertir. M. de Chamilly se plaint aussi de l'habitude qu'ont les soldats de jurer, et il sollicite une ordonnance du roi pour y mettre ordre ; Louvois répond : Il n'est point besoin d'une nouvelle défense, puisqu'il n'y a qu'à faire exécuter les ordonnances du roi, et c'est en cela que consiste la véritable dévotion. D. G. 672.

[41] Les dragonnades sont de l'année 1681. Il en sera parlé dans un chapitre spécial.

[42] Louvois au roi, octobre 1681. Illkirch : Six des bataillons nommés par Votre Majesté pour demeurer en garnison dans la ville, y entrèrent hier, sur les quatre heures du soir, avec le régiment des cuirassiers. Les bourgeois étoient dans les rues à les voir passer avec une tranquillité surprenante. D. G. 639.

[43] Louvois à Le Tellier, 3 octobre. D. G. 663.

[44] Le soldat qu'il avait eu à loger.

[45] Louvois au roi, 4 octobre. D. G. 663.

[46] 14 octobre. D. G. 665.

[47] Saint-Pouenges écrit à Louvois, le 2 octobre, que la nouvelle est arrivée la veille à neuf heures et demie du soir ; il est allé réveiller le roi, qui était couché depuis une demi-heure.

[48] Le roi à Louvois, 2 octobre. D. G. 665.

[49] Pellisson, Lettres historiques, n° 257. Pellisson donne encore le détail suivant : Comme nos troupes entroient, le major de la ville, accoutumé à donner des ordres, les donnoit à nos gens dont quelques-uns se formalisèrent. M. de Louvois leur dit : Messieurs, laissez-le dire, et passez toujours.

[50] 1er octobre, de Cologne. — Il y a, à la date du 14 octobre, une autre lettre officielle et cérémonieuse, par laquelle l'évêque souhaite de s'acquitter au plus tôt des remercîments qu'il doit à M. de Louvois de ce qu'il a eu la bonté de se souvenir de lui dans la capitulation qu'il a plu au roi d'accorder à la ville de Strasbourg. D. G. 665.

[51] Catinat à Louvois, Casal, 15 octobre 1681. D. G. 665.

[52] C'est là ce qui peut expliquer l'irritation de Louvois, lorsque, le 31 septembre au matin, les magistrats de Strasbourg lui demandèrent un délai.

[53] Et non pas quelle joie pour toute l'Europe ! comme le P. Griffet l'a imprimé dans le Recueil des lettres militaires, t. IV, p. 475-476. — L'enthousiasme de M. de Boufflers ne s'emportait pas jusqu'à lui faire dite une absurdité.