HISTOIRE DE LOUVOIS

TOME SECOND

 

CHAPITRE ONZIÈME.

 

 

Les Espagnols en Sicile. — Messine — Insurrection du 7 juillet 1674. — Les Messinois demandent la protection de la France. — Le chevalier de Valbelle. — Louvois et Seignelay. — Le marquis de Vallavoire à Messine. — Misère des Messinois. — Le duc de Vivonne. — Son caractère. — Combat naval du 11 février 1675. — Le duc de Vivonne demande des renforts. — Conspiration de Barna. — Les milices messinoises. — Tentative sur Melazzo. — Prise d'Agosta. — Le duc de Vivonne maréchal de France. — Caractère des Siciliens. — Ils demandent un roi. — Déclaration de Louis XIV. — Opposition contre le maréchal de Vivonne. — Colbert de Terron. — Question des blés. — Monopole des jurats. — Rancunes du marquis de Vallavoire. — Réponse du maréchal. de Vivonne aux attaques dirigées contre lui et contre ses domestiques. — Ruyter et Duquesne. — Combat naval du 8 janvier 1676. — Souffrances des troupes. — Conspiration et supplice des frères Lipari. — Combat du Salvador-des-Grecs. — Bataille navale du 22 avril. — Mort de Ruyter. — Combat de San-Stefano. — Bataille navale de Palerme. — L'intendant d'Oppède. — Liberté du commerce des blés. — Répugnance des troupes à servir en Sicile. — Lettres du maréchal de Vivonne à madame de Montespan et à Louvois. — Premier projet sur Syracuse. — Prise de Taormine, de La Mole, de Scaletta, etc. — Lettres du maréchal de Vivonne sur la Sicile et les Siciliens. — Lettre de Louvois du 12 janvier 1677. — Arrivée d'un renfort considérable. — Fautes du maréchal de Vivonne. — Deuxième et troisième projets sur Syracuse. — Les troupes ravagées par l'épidémie. — Désertion. — Réforme des troupes. — Irritation de Louvois. — Le maréchal de Vivonne proteste contre la guerre défensive. — Soins pour améliorer la condition des soldats. — Lettre de Louvois à d'Oppède. — Surprise de La Mole. — Le maréchal de Vivonne est rappelé ; janvier 1678. — L'évacuation de la Sicile est résolue. — Difficultés de la retraite. — Le maréchal de La Feuillade. — Evacuation de Messine et d'Agosta. — Effectif des troupes revenues de Sicile. — Efforts diplomatiques de Louis XIV en faveur de Messine et des émigrés siciliens.

 

Tous les principes de la politique espagnole, appliqués depuis Ferdinand le Catholique au gouvernement des Deux-Siciles, étaient contenus dans ce seul mot : diviser. Bien de plus facile : Napolitains et Siciliens se détestaient ; en Sicile, Messine et Palerme rêvaient la ruine l'une de l'autre ; dans chaque ville, la noblesse et le peuple étaient, sans métaphore, à couteau tiré. La tâche des gouvernants se réduisait donc à nourrir et à raviver au besoin le feu de cette universelle haine ; ainsi, point de révoltes générales à craindre, et, contre les révoltes partielles, des voisins empressés de prêter main-forte au pouvoir. En 1647, Naples et Palerme insurgées ne s'étaient point entr'aidées, tandis  que Messine avait contre toutes les deux prodigué ses services aux flottes et aux troupes chargées de les réduire. Messine s'était d'abord vue magnifiquement récompensée ; elle avait obtenu pour son port un privilège exclusif et lucratif, l'exportation de toutes les soies de la Sicile. Mais le temps avait graduellement affaibli le souvenir et de l'insurrection de Palerme et de la fidélité de Messine ; assailli de réclamations par toutes les autres cités de l'île, le conseil d'Espagne s'était décidé à suspendre l'exécution de l'ordonnance relative à la sortie des soies. Messine envoya des députés à Madrid ; ces députés, se fondant sur certains privilèges qui ne remontaient pas moins, disaient-ils, qu'à l'empereur Arcadius, prétendirent être reçus comme les ambassadeurs des têtes couronnées ; la régente, mère de Charles II, repoussa leur prétention, et les députés éconduits s'en revinrent communiquer à leurs concitoyens le ressentiment de cette injure. Messine tenait essentiellement à ses privilèges, qui faisaient d'elle une sorte de république aristocratique, et de ses jurats ou sénateurs de petits souverains ; il y avait un dicton d'une singulière hardiesse qui courait les rues : Nous étions Messinois avant d'être chrétiens[1].

Le gouvernement espagnol était représenté à Messine par un capitaine général ou stradico, le premier personnage de l'île après le vice-roi, qui résidait à Palerme. En 1671, la charge de stradico fut donnée à don Luis de Hojo, chevalier de l'ordre de Saint-Jacques, versé en tous arts de bonne politique, dit un écrivain espagnol contemporain, et qui s'était offert au conseil d'Espagne pour mettre à la raison ces insolents Messin.ois. Il n'eut qu'à reprendre les vieux errements, un peu négligés par ses prédécesseurs : diviser la noblesse et le peuple. Avec l'un, il affecta un vif amour de la religion et de la justice, ne marchant par les rues qu'un grand chapelet à la main, visitant les hôpitaux et les églises, servant les malades, répandant d'abondantes aumônes, tenant tous les jours audience pour les plus humbles ; avec les nobles et les riches bourgeois, il était plus réservé, mais sans hostilité apparente ; cependant, sous main, ses affidés répandaient peu à peu le bruit dans la foule que les nobles et les riches avaient fait un complot pour affamer le peuple et grossir leur fortune à ses dépens[2]. Ce bruit trouvait d'autant mieux créance que le commerce des grains n'était pas libre à Messine, mais qu'il était concédé par privilège à quelques marchands par les jurats eux-mêmes qui s'étaient attribué le dangereux pouvoir de régler le prix du blé, et par conséquent le prix du pain.

La partie de la Sicile où est située Messine était de beaucoup la moins riche en céréales ; c'était des autres parties de l'île et du royaume de Naples que lui venaient ses approvisionnements ; il ne fut pas difficile à don Luis de Hojo de faire arrêter dans les ports ou diriger sur d'autres points les cargaisons destinées à Messine. Le prix du pain s'éleva rapidement ; les boulangers eurent défense d'en délivrer à chaque personne au delà d'un certain poids qui fut bientôt réduit encore ; enfin, un jour, une foule d'hommes et, de femmes, qui avaient pour enseigne un morceau de pain couvert d'un voile noir, parcoururent les rues en criant : Vive le roi et meurent ces voleurs de jurats ! Ce fut le signal de graves désordres ; le 30 mars 1672, plusieurs palais furent impunément pillés et brûlés ; menacés d'une autre émeute le 13 avril, et se voyant trahis par le gouverneur, les jurats et les nobles, formant, avec leurs domestiques, une troupe d'environ quatre mille hommes, se rassemblèrent en armes, aux cris de Chassons les Espagnols, meure le stradico, et vive la noblesse de Messine ! Don Luis de Hojo, qui n'attendait qu'un prétexte, se rua sur eux avec les troupes espagnoles et la populace, en tua un grand nombre et mit le reste en fuite ; mais, enivré par son succès, il voulut trop tôt jeter le masque et s'emparer des bastions de la ville, qui étaient gardés de tout temps par la milice urbaine. Ce coup de main, sans effet, donna l'éveil aux bourgeois et aux artisans, qui jusqu'alors avaient soutenu le gouverneur contre la noblesse ; ils pénétrèrent ses desseins, et commencèrent à se rapprocher des proscrits ; dès lors il se forma deux factions, les merli, qui étaient les séides du stradico, et les malvizzi, qui étaient les défenseurs des libertés publiques.

Le prince de Ligne, vice-roi de Sicile, que don Luis de Hojo avait jugé trop peu politique, c'est-à-dire trop honnête homme pour le tenir au courant de toutes ses pratiques, étant venu à Messine afin de mettre un terme au désordre, ouvrit une enquête, entendit les accusations réciproques du gouverneur et de ses adversaires, recueillit tous les témoignages, et finit par ordonner des châtiments sévères contre les principaux complices du stradico. Le stradico lui-même, indirectement frappé par cet arrêt, fut quelque temps après révoqué de ses fonctions ; mais il alla à Madrid, montra qu'il était victime de son zèle pour la couronne d'Espagne, irrita les ministres contre l'esprit de rébellion qui triomphait à Messine, et obtint d'y retourner, sinon comme gouverneur en titre, du moins comme principal conseiller du nouveau gouverneur, don Diego de Soria, marquis de Crispano. Celui-ci entra en fonctions au mois de février 1673, et par ses premiers actes, rendit l'audace aux merli. Alors le prince de Ligne, se voyant désavoué, résigna la vice-royauté de Sicile. Son successeur, le marquis de Bayonna, eut pour instruction principale d'aider énergiquement le marquis de Crispano à châtier l'insolence des Messinois. Cependant la faction des malvizzi faisait des progrès tous les jours.

Le 6 juillet 1674, Messine célébrait la fête de la madone della Lettera, une de ses plus vieilles traditions, un de ses plus glorieux privilèges. Il était de foi qu'avant son Assomption, la Sainte Vierge avait reçu l'hommage des députés de Messine, et leur avait donné, pour satisfaire la dévotion de leurs compatriotes, une lettre qui était, depuis plus de seize cents ans, l'objet de la plus ardente vénération[3]. Or, parmi tous les apprêts que chacun avait faits, comme d'usage, pour fêter, selon ses moyens, la protectrice de la cité, un tailleur, très-populaire dans son quartier, avait imaginé de placer, au-dessous des images de la madone et du roi d'Espagne, superbement décorées, une grossière ébauche où les railleurs s'avisèrent de reconnaître les traits peu flattés du gouverneur et de son principal conseiller. Aussitôt le tailleur fut enlevé par les sbires ; c'était un artisan, un homme du peuple ; il n'en fallut pas davantage pour que le peuple presque tout entier passât aux malvizzi. Le lendemain l'insurrection éclata, violente, implacable ; les prêtres et les moines eux-mêmes, après s'être montrés armés l'autel, armés au confessionnal, parcouraient les rues et les places, pour entraîner la foule à la défense de la patrie ; les jurats, réunis en séance permanente, déclaraient ennemis et perturbateurs du repos public le marquis de Crispano, don Luis de Hojo et leurs  complices, que tenaient assiégés dans le palais du gouvernement les nobles, les bourgeois et le peuple. Pendant huit jours, l'artillerie du palais et des forts ne cessa pas de tirer sur la ville, tandis que les Messinois, qui occupaient les bastions de l'enceinte, concentraient leur feu sur le palais et respectaient les forts, pour montrer que, s'ils voulaient renverser la tyrannie de leur gouverneur, ils n'entendaient point porter atteinte à l'autorité du souverain.

De cette querelle personnelle, en quelque sorte, le marquis de Bayonna fit une insurrection nationale. Comme il s'était approché par mer de Messine, les jurats députèrent vers lui les supérieurs des théatins, des jacobins et des jésuites, pour lui offrir d'entrer dans la ville avec tous les honneurs dus a son rang, mais sans troupes, et à condition qu'il exilât le stradico et ses partisans. Le marquis de Bayonna répondit qu'il entrerait en maître dans Messine et qu'il détruirait la  cité rebelle ; quand sa galère se présenta à l'entrée du port, elle fut saluée d'une volée de canon qui la força de s'éloigner et de mettre le cap sur Palerme. La guerre était déclarée. Le stradico continua de se défendre jusqu'au 29 juillet ; mais ce jour-là, une des ailes du palais ayant été détruite par l'explosion d'une mine, le gouverneur fut obligé de capituler, obtint quelque délai pour faire ses bagages, sortit, le 4 août, avec tous ses gens et fut conduit en sûreté hors de la ville. Alors les Messinois attaquèrent les forts ; le Castellazzo fut emporté d'assaut ; les forts de Matagriffon et de Consagre, ouverts par des fourneaux de mine, se rendirent ; mais le Salvador, qui commandait l'entrée du port, repoussa tous les efforts des assiégeants, dont les munitions s'épuisèrent bientôt. Il fallut cesser les attaques, et se réduire à bloquer, par terre, la garnison espagnole qui ne s'en mit pas en peine, ayant toute facilité de communiquer par mer avec Palerme.

Les chefs du mouvement ne s'étaient pas dissimulé que Messine ne pouvait lutter toute seule contre la couronne d'Espagne ; aussi, dès le premier jour, avaient-ils envoyé deux députations, l'une à Rome, vers le duc d'Estrées, ambassadeur de France, et l'autre à Paris même, pour implorer directement la protection de Louis XIV. Quelles devaient être les limites et la portée de l'intervention française ? Fallait-il se borner à l'occupation de Messine ou conquérir la Sicile entière ? C'étaient là des questions à débattre plus tard ; l'important était d'arriver à Messine avant que les Espagnols eussent accablé la révolte. Sur ce point, Louis XIV et tous ses ministres furent promptement d'accord. Les députés de l'insurrection n'étaient pas encore arrivés à Paris, que déjà l'ordre était envoyé au chevalier de Valbelle de partir immédiatement de Toulon avec six vaisseaux de guerre, trois brûlots, et deux transports chargés de blé, pour aller donner confiance aux Messinois.

Le 27 septembre 1674, l'escadre française entrait dans le Phare ; le lendemain, le chevalier de Valbelle,  qui avait reçu dans la nuit, à son bord, les compliments des jurais, descendit à terre au milieu des démonstrations de joie les plus vives ; les nobles étaient venus au-devant de lui, vêtus à la mode française, et la foule ne cessait de crier : Vive le roi de France, notre seigneur ! Il fut conduit en grande pompe au palais du sénat, où il fit en italien une courte harangue pour assurer les Messinois de la protection que le roi son maitre voulait bien leur accorder, et dont ils voyaient déjà les premiers effets. Les jours suivants, il fit débarquer le blé apporté par les transports, cent milliers de poudre et des boulets ; les canonniers de l'escadre vinrent en aide à ceux de la ville ; le siège du Salvador fut repris avec vigueur, et la garnison espagnole, qui attendait du marquis de Bayonna des secours que le marquis de Bayonna lui-même attendait de Naples, se vit enfin réduite à livrer aux assiégeants le dernier poste que le roi d'Espagne occupât encore dans Messine. Après avoir généreusement épuisé, au profit de la ville, les approvisionnements de son escadre, le chevalier de Valbelle mit à la voile le 14 octobre, pour retourner à Toulon et porter lui-même à  Versailles le compte de son expédition.

On y avait beaucoup délibéré, depuis son départ, sur l'affaire de Sicile ; il avait été décidé que l'intervention française, restreinte à Messine, ne serait comptée, dans la guerre générale, que comme une diversion utile pour obliger les Espagnols, intéressés à la conservation d'une île où leurs plus grands seigneurs avaient leurs plus riches domaines, à consacrer à sa défense l'argent  et les hommes destinés d'abord aux Pays-Bas et à la

Catalogne, tandis qu'il suffirait d'un très-petit nombre de troupes françaises à Messine pour tenir en échec des forces dix fois plus considérables. Tel fut, dès le commencement, l'avis de Louvois ; tel il resta pendant toute la durée de l'expédition ; au point de vue de la politique générale, de la guerre contre une coalition, et de la paix future, il était le seul raisonnable et pratique. Le Tellier et Pomponne suivaient l'opinion de Louvois ; Colbert lui-même y était ramené par la crainte que lui inspirait un surcroît de dépense. Seul, mais en dehors du conseil, où il n'avait ni voix ni séance, le fils de Colbert, le marquis de Seignelay, qui partageait avec son père le soin de la marine, soutenait un avis contraire ; il représentait à Louis XIV que la conquête de la Sicile entière, moins difficile qu'on ne voulait dire, lui donnerait l'empire de la Méditerranée ; il représentait à son père qu'une grande guerre et de grands succès maritimes étaient seuls capables de balancer la faveur acquise à Louvois par la guerre continentale et de grands succès militaires. Mais Seignelay lui-même était embarrassé lorsque Colbert lui représentait à son tour que l'état présent des affaires ne permettoit guère au roi de faire aucune autre dépense que celle qu'il faisoit pour la guerre de terre i[4].

Au mois d'octobre, Louis XIV résolut d'envoyer à Messine un lieutenant général, le marquis de Vallavoire, avec une vingtaine d'officiers d'élite pour instruire et former à la guerre les milices du pays, et seulement cinq compagnies d'infanterie française[5] ; la mission militaire de M. de Vallavoire était subordonnée à sa mission politique, à tel point que ses instructions pour l'une comme pour l'autre lui furent données par M. de Pomponne. Il est vrai que Louvois était alors malade ; mais Le Tellier le suppléait pour l'expédition des affaires. Cette absence forcée de Louvois, que les médecins retenaient à Paris, fut mise à profit par le marquis de Seignelay ; il redoubla d'efforts auprès de Louis XIV, et s'il ne le gagna pas complètement à sa cause, il fit pénétrer comme en germe dans son esprit des espérances de conquête et de victoires navales dont la lettre suivante, adressée par Le Tellier à Turenne, le 24 novembre, contient l'évident témoignage[6] : Comme la sûreté des vaisseaux que Sa Majesté pourra envoyer dans le port de Messine dépendra du caprice des habitants, tant que le roi ne sera pas maitre du château, Sa Majesté prescrit à M. de Vallavoire d'essayer de porter lesdits habitants à le remettre à Sa Majesté, pour lui donner lieu de leur envoyer de plus grands secours. Le roi est bien résolu à faire tout ce qui dépendra de lui pour maintenir ceux de Messine contre l'Espagne, et de donner occasion au roi Catholique d'employer une partie de ses forces inutilement de ce côté-là, Il seroit bon que, pendant cette guerre-ci, l'Espagne perdît Messine et le reste de la Sicile, comme il pourra bien arriver, pourvu que l'armement naval que Sa Majesté emploiera de ce côté-là puisse avoir d'heureux succès. Lorsque vous aurez fait déchiffrer cette lettre, et que vous l'aurez lue à votre satisfaction, il vous plaira de la jeter au feu, n'étant pas bon que ce que le roi veut bien vous confier puisse être jamais vu de qui que ce soit.

Le chevalier de Valbelle, chargé de conduire à Messine le marquis de Vallavoire et sa petite troupe, partit de Toulon le 18 décembre ; il avait à ses ordres, comme la première fois, six vaisseaux, trois brûlots et quelques petits bâtiments de transport. L'escadre française était en vue du Phare, le 1er janvier 1675 ; à l'entrée du détroit croisait la flotte espagnole qui ne comptait pas moins de vingt-deux vaisseaux et de dix-neuf galères. Devant une armée navale si supérieure à son escadre, M. de Valbelle s'arrêta d'abord ; mais, voyant que les Espagnols ne venaient point l'attaquer, il prit, dans la nuit du 2 au 3, l'audacieuse résolution de forcer le passage ; il le força, avec un succès inouï. Nous allâmes vers eux en très-bon ordre et avec une gaieté de conquérants, écrivait le marquis de Vallavoire[7], d'abord que nous parûmes, l'armée navale, pour augmenter le triomphe de celle de Sa Majesté, commença à gagner à la voile. Comme ces flottes fantastiques, illusion du mirage, cette flotte bien réelle disparut en effet, sans tirer un coup de canon. Les vaisseaux français passèrent l'un après l'autre, écrasant successivement de leur feu la tour du Phare et, sur la hauteur les Capucins, une batterie que les Espagnols se hâtèrent d'abandonner. Quelques heures après, M. de Vallavoire entrait dans le port de Messine. Il était temps qu'il arrivât.

Après le départ du chevalier de Valbelle, au mois d'octobre, les troupes rassemblées à Melazzo par le marquis de Bayonna s'étaient approchées de la cité rebelle, tandis que les vaisseaux et les galères la bloquaient par mer. Une lutte acharnée s'était engagée à plusieurs reprises pour la possession des hauteurs qui commandaient la ville. Toujours les Messinois avaient repoussé l'ennemi, mais au prix de pertes sensibles dont la populace irritée poursuivait la vengeance sur tous ceux qu'elle croyait suspects de connivence avec les Espagnols. Plus de deux cents merli avaient été pendus ou étranglés. Cependant il y avait un autre ennemi contre qui les armes étaient impuissantes ; c'était la famine. Rien n'entrait plus dans Messine bloquée ; rien ne restait plus des approvisionnements laissés par l'escadre française. Des trente-huit jours qui avaient précédé l'arrivée de M. de Vallavoire, les Messinois en avaient passé vingt-cinq à n'avoir chacun que trois onces d'un pain fait en grande partie avec une farine mélangée de pois, de fèves et de graines de lin ; les treize derniers jours, ils étaient demeurés sans aucune sorte de pain, n'ayant par jour que trois onces de chair de cheval ou de mule. Les Espagnols leur montraient du pain tout chaud qu'ils faisaient cuire sous leurs yeux, et les avertissaient charitablement qu'ils n'avaient rien à attendre du roi de France, prince pauvre et hors d'état de leur venir en aide ; mais les assiégés répondaient qu'en attendant ils mangeraient jusqu'à la terre, et que, si le roi de France ne les envoyait pas secourir, ils brûleraient leur ville et se donneraient au Turc et au diable même, plutôt que de se rendre entre les mains des Espagnols[8].

M. de Vallavoire qui apportait à Messine, non pas l'abondance, mais tout au plus le nécessaire, fut accueilli comme un sauveur. Voici le compte qu'il rendait, le 9 janvier, à Louis XIV, de ses premiers actes et de son opinion sur les affaires : Je descendis à terre, le 4 janvier, pour aller au sénat, et j'y présentai la lettre de Votre Majesté et y expliquai ses intentions ; ensuite j'allai à l'église cathédrale où l'on chanta solennellement le Te Deum ; toutes ces cérémonies se passèrent avec des témoignages de joie incroyables. En sortant de l'église, quelques Messinois me régalèrent de plusieurs têtes d'Espagnols qu'ils avaient tués le matin et qu'ils portaient devant moi au bout de leurs piques, en criant : Vive le roi de France ! Le soir, après avoir visité une partie des postes de leur ville, je retournai au sénat avec M. le chevalier de N'affiche. Ces messieurs me firent mille protestations de vouloir vivre et mourir sujets de Votre Majesté. Il est bien vrai qu'il faut quelque argent, si Votre Majesté désire faire du progrès ou de la diversion dans la Sicile ; mais aussi, dans la crainte et la faiblesse où sont les Espagnols, si elle y envoyait présentement deux mille hommes de pied, deux cents chevaux, et de quoi faire subsister deux mille hommes de milice, je me promettrais d'y faire des progrès pour ne pas dire d'en faire la conquête ; au pis aller, Votre Majesté en tirerait, à mon avis, de grands avantages pour la paix et pour la guerre. En un mot, sire, les choses sont ici dans la meilleure disposition du monde, pourvu qu'il plaise à Votre Majesté de nous envoyer promptement du secours ; mais je ne puis m'empêcher encore de lui dire qu'il faut, s'il lui plaît, qu'elle considère qu'à moins de cela, tous les avantages et tous les succès qui ont réussi jusqu'à présent- deviendroient inutiles et périlleux ; et que la même constance avec laquelle les Messinois ont attendu ces secours, les porteroit à des extrémités contraires au service de Votre Majesté, si leurs espérances se trouvoient déçues. J'ai pris ce matin possession du Salvador, ajoutait-il en s'adressant à Louvois, et l'on me donne aussi le bastion Saint-George, Castellazzo et Porte-Reale. Je ne puis m'empêcher de vous dire encore que la disette est extrême ici ; il n'y a que du pain et du vin, encore médiocrement ; et nous courons fortune de commencer le carême de bonne heure et d'être réduits aux mêmes extrémités où les Messinois se sont depuis peu trouvés. Si Sa Majesté n'a la bonté de m'affermir un peu dans ce poste par de prompts secours, je crains que la comédie ne devienne bientôt tragédie.

Le 17 janvier, il écrivait encore à Louvois, mais pour montrer les affaires déjà moins brillantes et pour réclamer des secours deux fois plus considérables que ceux qu'il sollicitait du roi huit jours auparavant. Tout manquait, jusqu'à la paille. Je suis contraint de faire faire des matelas de bourre pour les soldats, n'y ayant pas de paille pour leur faire des paillasses. Vous considérerez, s'il vous plaît, que cette place est assiégée depuis sept mois, qu'il y a dedans près de quatre-vingt mille âmes qui ne subsistent que de ce qui vient de France. Enfin, monseigneur, si Sa Majesté veut maintenir ce poste et y faire des progrès, il est absolument nécessaire qu'elle y envoie trois ou quatre mille hommes de pied et six cents chevaux, avec deux régiments de cinq cents hommes chacun que l'on pourra faire des gentilshommes du pays ; mais pour cela il faut que l'on s'élargisse. De toutes parts, comme de Catane et de Saragousse (Syracuse), on n'attend, pour se déclarer en faveur de Sa Majesté, que la venue de ses troupes. Une partie de la Calabre est dans le même sentiment ; mais, tant que ces peuples ne verront qu'un très-petit secours, ils n'oseront pas se déclarer. Je trouve depuis quelques jours du refroidissement dans les esprits, à cause du manque de payement pour leurs troupes. J'ai donné à don Giacomo Averna une patente de mestre de camp d'infanterie pour un régiment qui doit être de cinq cents hommes. Cela ne peut produire, à mon sens, qu'un très-bon effet sur le peuple qui voudroit fort n'avoir à faire qu'à moi, et qui, lorsque je marche, ne me crie autre chose que : Gran pane, justicia, vita longa, e vivra il re di Francia ! De bonne foi, il y a une grandissime misère pour les vivres, et le sénat a été furieusement volé[9].

Tandis que M. de Vallavoire demandait ainsi que sa petite troupe, qui ne faisait pas le tiers d'un bataillon, devint un corps d'armée de cinq à six mille hommes, tandis qu'il affirmait avec complaisance que la population de Messine ne voulait pas avoir affaire à d'autre qu'à lui-même, on lui donnait à Saint-Germain, non pas un successeur, mais un supérieur, le duc de Vivonne. Il y avait déjà longtemps que M. de Seignelay méditait ce coup hardi. Lié particulièrement avec la marquise de Thianges, sœur de madame de Montespan et du duc de Vivonne, le jeune secrétaire d'État avait imaginé d'opposer à la résistance du conseil l'influence de la favorite, et de confondre ses propres intérêts avec ceux de la maison de Rochechouart.

Il n'y a guère de personnages qui aient été aussi maltraités par leurs contemporains et par l'histoire que le duc de Vivonne, si ce n'est peut-être parmi les anciens Lucullus, à qui on est tenté de le comparer. Le Vivonne historique est, en effet, aussi faux que le proverbial et vulgaire Lucullus, uniquement occupé de ses plaisirs, et parmi ses plaisirs, du plus grossier de tous, du manger et du boire. On sait heureusement que ce masque bestial est la caricature et non le portrait de Lucullus ; il en est ainsi du duc de Vivonne. Sans tomber dans l'excès du parallèle, sans méconnaître la différence des temps et des lieux, ni la supériorité de l'ancien sur le moderne, on peut dire qu'ils se ressemblent en plus d'un point, tous deux grands patriciens, braves, intelligents et probes, tous deux attentifs à leurs soldats, bons et compatissants pour les populations étrangères, tous deux négligés par les gouvernants, jalousés par leurs égaux, trahis par les subalternes, mal soutenus d'en haut, mal servis d'en bas, tous deux supplantés à l'improviste par des généraux fanfarons et bruyants, tous deux enfin livrés aux calomnies et aux rancunes envieuses de l'esprit démocratique[10]. Le premier malheur du duc de Vivonne, c'est d'avoir été frère de madame de Montespan ; le second, c'est d'avoir été général des galères. La même rivalité qui existait entre l'armée de terre et la marine, existait dans la marine même entre le corps des galères et celui des vaisseaux. Longues, basses, étroites, montées, non par de libres et hardis marins, agiles à déployer ou à serrer sur les vergues les grands jeux de voiles, mais par des malfaiteurs ou de misérables esclaves enchaînés à la rame, enfermées dans la Méditerranée comme dans un lac dont elles rasaient sans danger les rivages, les galères étaient méprisées par les grands navires, auxquels appartenaient l'empire et les périls de la haute mer. Quoique beaucoup d'officiers des vaisseaux eussent passé leurs premières années sur les galères, ils rougissaient presque au souvenir de ce temps de noviciat et d'épreuve où ils avaient fait le service des côtes et, pour ainsi dire, le cabotage militaire. Les troupes mêmes que portaient les galères, pour le débarquement plutôt que pour l'abordage, leur donnaient plus d'affinités apparentes avec la terre qu'avec la mer. Ainsi, trop marins pour l'armée, trop militaires pour la marine, les officiers de ce corps souffraient beaucoup de cette situation équivoque et mal définie.

Lieutenant général dans l'armée de terre et vice-amiral du Levant, le duc de Vivonne était avant tout, et pour tous, le général des galères. II eut donc à la fois contre lui et le caustique chevalier de Valbelle et le marquis de Vallavoire, plus réservé, mais aussi mécontent d'avoir perdu le commandement des troupes, que l'autre celui de la marine ; il eut contre lui presque tous les officiers de terre et de mer, et les intendants, et les commissaires, qu'il empêchait de procéder en Sicile comme sur le continent, et de traiter les habitants de Messine en peuple conquis. On peut affirmer que le duc de Vivonne avait plus d'esprit, d'intelligence et de bon sens que ses contradicteurs, mais peut-être, parce qu'il raisonnait davantage, il se décidait moins. Nul ne pouvait douter de son courage qu'il avait fait admirer comme volontaire au passage du Rhin, où il avait été blessé grièvement, et l'année suivante, au siège de Maëstricht ; mais il n'avait pas au même point, sans doute, l'audace dans le commandement, l'énergie de vouloir, d'ordonner et d'être obéi ; comme Louis XIV, il craignait de trop donner au hasard. C'est l'excès d'une qualité militaire, la prudence, que certains historiens ont imaginé de transformer en insouciance et en paresse ; c'est ainsi qu'il leur a plu de représenter, disons mieux, de défigurer le duc de Vivonne sous les traits amollis d'un satrape ou d'un pacha.

D'ordinaire, lorsqu'une entreprise est résolue, c'est de son importance que dépend le choix du chef qui doit la diriger ; ici, ce fut tout le contraire. En faisant donner au duc de Vivonne le commandement et le titre de vice-roi, Seignelay ne doutait pas que le rang et le crédit du généra n'élevassent l'expédition de Sicile aux proportions qu'il souhaitait. Ses calculs ne furent pas tout à fait justifiés. Il est vrai que, le 1er janvier 1675, Louis XIV écrivait au duc de Vivonne qu'en faisant voir autour de la Sicile une aussi belle escadre, neuf vaisseaux qu'il emmenait ajoutés aux six que commandait Valbelle, le plus grand nombre des villes suivraient le parti des Messinois, et qu'il y avait même lieu de croire que le royaume de Naples pourrait bien prendre la même résolution ; mais le 18, Seignelay lui-même était obligé de constater l'échec de ses propres espérances et de celles du duc de Vivonne : Sa Majesté, lui écrivait-il, m'a ordonné de vous répondre que, comme les troupes et le secours qu'elle envoie pour Messine n'est pas à autre intention que de garder les châteaux de la ville et de faire retirer l'armée navale d'Espagne, elle n'estime pas nécessaire de vous envoyer les mortiers ; à l'égard de la cavalerie, Sa Majesté m'ordonne aussi de vous répondre que, comme il n'est pas question d'une guerre de campagne, vous n'en avez pas besoin[11].

L'escadre quitta Toulon vers la fin de janvier ; elle portait trois mille hommes de troupes et servait d'escorte à quelques bâtiments chargés de farine et de grains. Le 11 février, elle rencontra la flotte espagnole, forte de vingt vaisseaux et de seize galères, à l'entrée du Phare. Il y eut, cette fois, quelques bordées échangées ; mais bientôt, à la vue de quatre vaisseaux que le chevalier de Valbelle avait fait sortir du port de Messine, l'amiral espagnol, craignant, malgré la supériorité du nombre, d'être pris entre deux feux, s'éloigna dans la direction de Naples, laissant en arrière un vaisseau de quarante-quatre canons, qui fut pour la marine française le trophée de cette facile victoire. Le duc de Vivonne arrivait au secours de Messine avec plus d'à-propos encore que n'y était arrivé, six semaines auparavant, le marquis de Vallavoire. Les Espagnols avaient reçu du Milanais et du royaume de Naples un renfort considérable de troupes allemandes ; dans la nuit du 16 au 17 janvier, ils avaient tenté, mais sans succès, de brûler, dans le port même de Messine, les six vaisseaux du chevalier de Valbelle ; dans la nuit du 8 au 9 février, ils avaient, avec la connivence d'un canonnier calabrais, essayé de surprendre, par escalade, le Castellazzo ; mais la résistance de quelques soldats français avait donné au marquis de Vallavoire, malade, le temps de se faire porter en chaise sur le rempart, et de diriger une sortie vigoureuse qui repoussa les assaillants[12].

L'ennemi indomptable, comme toujours, c'était la faim. Après l'arrivée de Vallavoire, chaque Messinois avait d'abord eu sept onces de pain par jour, puis  cinq, puis trois, puis, le blé étant épuisé, trois onces  de biscuit pendant trois jours, puis, pendant trois autres jours, trois onces de chair de cheval ou de mule, puis enfin, deux jours avant l'arrivée du duc de Vivonne, quatre onces de cuir bouilli, puis rien[13]. Le 12 février, la ration de pain fut rétablie à dix onces. Profondément touché de cette misère, le duc de Vivonne refusa les fêtes et l'entrée triomphale que lui préparaient les magistrats ; il se donna tout aux affaires sérieuses, distribua les troupes dans les forts et sur les hauteurs qui dominaient la ville, fit construire, à l'entrée du port, un ouvrage qui croisait ses feux avec ceux du Salvador, et que la reconnaissance des Messinois salua du nom de fort Vivonne ; il envoya aussi à Tunis et en Morée quelques bâtiments pour en rapporter des moutons, des poules et des légumes ; enfin il montra pour tous les besoins une telle sollicitude, et dans ses rapports avec les personnes de toute condition, tant d'intelligence et de tact, que M. de Vallavoire lui-même en était surpris : On ne peut voir, écrivait-il à Louvois, le 25 mars, des gens plus contents que les Messinois le sont de M. le duc de Vivonne. Il sait merveilleusement bien s'accommoder à leur humeur, et dans toutes les occasions, ils montrent pour lui tout le respect et toute l'inclination possible.

Mais, tandis que M. de Vivonne affectait à Messine de paraitre satisfait, c'était au ministre prépondérant qui tenait entre ses mains le sort de l'expédition et de fa Sicile entière, c'était à Louvois qu'il découvrait ses véritables sentiments : Afin de vous représenter les choses comme elles sont, lui mandait-il, je ne feindrai point de vous dire qu'il n'y a que deux partis à prendre pour Sa Majesté, ou de se retirer ou d'envoyer incessamment ici six mille hommes d'infanterie, une Uri gade de cavalerie, de l'argent pour payer et entretenir ce petit corps, une gratification de blé pour la ville, suffisante pour la nourrir trois mois,-et en dernier lieu, un intendant et un munitionnaire. Comme je ne demande ni plus ni moins que ce qu'il faut, j'avertis Sa Majesté de cela, et je prends la liberté de lui dire que si elle envoie moins que je ne demande, ce sera faire une dépense dont elle ne retirera ni profit ni honneur, et qu'il vaut mieux abandonner l'entreprise et m'envoyer incessamment des ordres de me retirer d'ici. Je vous prie de faire sur cela une réflexion sérieuse, et de contribuer de tout votre pouvoir à ce que je vous demande ; puisque, si on me donne les trois articles ci-dessus, il y a toutes les apparences du monde que nous nous rendrons maîtres de la Sicile entièrement. Pour vous parler plus clairement sur les bons offices que je vous demande, je vous prie de ne pas regarder ce que vous voulez faire ici comme une diversion seulement, mais comme une véritable attaque. Pardonnez, je vous supplie, à ma liberté ; se flatter en ce rencontre, ce seroit manquer de fidélité et tromper son maître ; ce que je ne ferai jamais. Nous ne débarquons ici que pour deux mois et demi de vivres ; encore n'est-ce qu'à dix onces par tête et par jour.

 Seignelay ne manqua pas d'appuyer énergiquement ces réclamations auprès de Louis XIV ; il fit habilement  valoir le dernier combat de mer et le succès avec lequel le duc de Vivonne avoit relevé par une action aussi éclatante la gloire des forces navales de Sa Majesté, lorsqu'elle n'espéroit pas qu'un avantage aussi complet pût être remporté par un nombre de vaisseaux aussi inégal. Il était lui-même sincèrement et vivement ému de la victoire de son ami, qui était en même temps la sienne[14]. Pour la marine, il obtint facilement du roi la permission de faire un grand armement, trente vaisseaux, dix brûlots, vingt-quatre galères ; il obtint aussi d'envoyer en Sicile un intendant et un munitionnaire, tous deux de son choix ; pour intendant, un de ses cousins, le créateur du port de Rochefort, Colbert de Terron ; pour munitionnaire, un commissaire général de la marine, nommé Courville ; il obtint aussi que le roi fit don à Messine de six mille charges de blé, à condition que Messine lui envoyât en retour un certain nombre d'esclaves turcs pour fortifier la chiourme des galères. Mais la question des troupes ne fut pas aussi victorieusement résolue ; Louvois ne consentit à donner qu'un bataillon de Piémont, un bataillon de Picardie, les régiments de Louvigny et de Crussol, le régiment de cavalerie de Lhéry et les dragons de Tessé ; c'est-à-dire environ trois mille hommes de pied et six cents chevaux, avec lesquels, écrivait-il, le 14 mars, au duc de Vivonne, vous pourrez sans difficulté attaquer l'armée de terre des Espagnols, qui ne tiendront pas la campagne devant vous, puisque vous aurez six fois autant de cavalerie qu'ils en ont, et que la vôtre sera aussi bonne que la leur est misérable. Le roi voulait bien aussi entretenir à ses dépens deux mille hommes de milice messinoise.

C'étaient là les puissants moyens que Louis XIV se félicitait sérieusement de donner au duc de Vivonne pour affermir la ville de Messine dans son obéissance, peut-être aussi pour faire la conquête de toute la Sicile. Ils étaient en vérité si insuffisants, que Louvois lui-même, quelque temps après, ne faisait pas difficulté d'en convenir, et que, pendant le siège de Limbourg, écrivant au duc de Vivonne pour lui faire savoir que le roi entrait volontiers dans ses raisons, mais ne pouvait lui envoyer de nouveaux secours, il ajoutait[15] : Sa Majesté est bien persuadée qu'avec ce que vous devez avoir présentement de troupes, de munitions de guerre et de bouche, vous ne pouvez pas conquérir tout le pays ; mais la principale chose qu'elle désire de vous est de lui conserver Messine. Conserver Messine n'était pas même une tâche aussi facile qu'on se l'imaginait en France ; les troupes que le duc de Vivonne avait amenées étaient épuisées par les fatigues du service et par les privations. Il y a six principales forteresses dans cette ville, écrivait M. de Vivonne[16], dans lesquelles il faut garnison un peu forte ; ce sont les forts San-Salvador, Torre-Victoria, Consagre, Castellazzo, Matagrifone et des Capucins. La moitié de nos soldats sont malades à cause que, durant tout l'hiver, ils ont été mal couchés et sans bois ; en sorte que pour faire cuire leurs vivres, ils ont été obligés de démolir toutes leurs casernes. Il y a longtemps que tout leur manque, si bien que j'ai été obligé d'emprunter de l'argent au denier dix pour faire faire des lits, des matelas et des couvertures à ces pauvres gens ; autrement ils seroient tous morts.

Les Espagnols n'osaient pas faire une attaque de vive force ; mais leurs agents semaient l'inquiétude et l'agitation dans Messine. Vers la fin du mois de mars, un prêtre avait été surpris excitant les gens du peuple contre les Français ; par ses révélations, on avait su qu'un mouvement devait éclater dans la nuit du 4 au 5 avril. Le chef de ce complot était un noble nommé Barna ; le duc de Vivonne le fg arrêter ; il fut jugé suivant les formes de la justice messinoise, condamné à mort et décapité dans la prison, le 3 avril ; le lendemain, son corps fut exposé en public. Le peuple parut extrêmement satisfait de cet exemple, mandait le chevalier de Valbelle ; nous en avions besoin pour rassurer les esprits, que la douceur naturelle à notre nation avoit effrayés, et pour rendre sages ceux qui pourroient avoir songé à de pareilles entreprises.

Du 23 au 25 avril, eut lieu l'élection des six nouveaux jurats qui devaient administrer pendant un an les affaires de la cité. Le 28, dans l'église cathédrale magnifiquement décorée, au bruit du canon et des acclamations populaires, les anciens et les nouveaux sénateurs reconnurent, au nom des citoyens de Messine, la souveraineté de Louis XIV, et prêtèrent le serment d'hommage et de fidélité entre les mains du duc de Vivonne, qui prit solennellement possession de la vice-royauté. Pendant toute cette journée, pendant toute la nuit, dans toute la ville, sur le port étincelant d'illuminations et de feux de joie, la foule ne cessa de s'agiter et de crier : Vive le roi ! Vive notre roi l'invincible Louis Quatorzième ! Vive le plus grand roi qui règne présentement dans l'univers ! Le lendemain, ces mêmes hommes qui, depuis dix mois, soutenaient avec tant d'énergie et de constance héroïque la lutte contre leurs anciens maîtres, parurent avoir subi la plus étrange métamorphose ; depuis la veille qu'ils étaient devenus sujets du roi de France, ils s'imaginaient n'avoir plus à se préoccuper de rien ; c'était au roi de veiller pour eux, de les nourrir, de les défendre ; désormais ils allaient assister comme des spectateurs désintéressés aux combats que se livraient sous leurs murs les soldats du roi de France et ceux du roi d'Espagne.

Les troupes dont Louis XIV, Louvois et Seignelay avaient annoncé, dès le mois de mars, le prochain départ, n'arrivèrent à Messine que le 29 mai, sur les vaisseaux et les galères commandés par Duquesne ; elles furent accueillies sans enthousiasme, pour des raisons que le duc de Vivonne expliquait avec beaucoup de justesse : La vue du secours que nous avons reçu, disait-il, a refroidi un peu les esprits du peuple et de la noblesse de Sicile ; chacun se figuroit voir venir une armée capable de maintenir ceux qui se seroient donnés à elle. Mais depuis que nos troupes se sont montrées et qu'on a vu que ce n'est guère plus que la garnison de Messine, on se contente de montrer de la bonne volonté pour la France ; mais personne ne veut se rendre une victime infructueuse, et se mettre au hasard de périr pour Sa Majesté, sans être assuré de lui être utile. Si quand Votre Majesté m'a envoyé ici, ou peu de temps après, j'avois eu ce que j'ai présentement, j'aurois pu faire quelque chose, parce que les ennemis n'avoient pas eu le temps de se fortifier at d'hommes et autrement ; mais, à présent, les choses ont changé ; il faut un peu davantage si l'on veut conquérir. Et je puis avancer cette parole, que si Votre Majesté avait fait en Sicile l'effort qu'elle a fait en Catalogne, il y a toutes les apparences qu'elle auroit assurément conquis tout ce royaume dans cette campagne, et que celui de Naples auroit fait de grands mouvements. La bonne volonté pour la France, je la tiens toujours sincère dans les cœurs des Siciliens ; mais ils ne se mettent point en état de la montrer par effet, tandis qu'ils ne le pourront faire sans courir le risque de périr. Le prince de Trois-Certagnes à Palerme et autres, le comte de Prades à Taormine, me font demander ce que j'ai de troupes, pour savoir si je suis en état de recevoir ces deux places, et me demandent huit mille hommes ; et je suis contraint de ne leur pas l'aire de réponse. En un mot, il faut que les gens de ce pays-ci voient un corps d'armée qui les persuade qu'ils ont un nouveau maître qui les veut et peut maintenir, ou bien il faut renoncer à la conquête de la Sicile[17].

Le duc de Vivonne avait donné à quelques nobles Messinois des commissions pour lever et entretenir, aux frais du roi, cinq régiments de milice, à huit compagnies chacun. Il faut voir ce que valaient ces milices. Les hommes étaient de bonne mine, bien faits et lestes ; ils portaient une escopette, une dague, un pistolet et une gibecière remplie de cartouches dont ils chargeaient leur escopette avec tant de promptitude, qu'ils tiraient trois fois pendant le temps qu'un soldat français mettait à recharger son mousquet ; mais ils faisaient beaucoup plus de bruit que de mal, parce qu'ils tiraient de trop loin, ayant soin, par prudence, de se tenir toujours hors de portée, et, le coup lâché, de s'enfuir à toutes jambes ; en outre, leur entretien était ruineux, parce qu'ils exigeaient dix sous par jour, le pain fourni, tandis que le soldat français ne recevait que cinq sous au total. Il faut ajouter que la discipline leur était insupportable, et qu'un mois à peine après leur formation, un grand nombre avaient déserté ; enfin l'opinion des Français à leur égard se résumait ainsi : On ne peut se servir de ces gens-là que comme de bandits pour faire des courses dans le pays. Louvois avait souhaité d'en avoir quelques-uns dans les troupes de France ; c'était un souhait aussi chimérique que celui de Colbert au sujet des esclaves turcs. L'intendant de Terron répondait ainsi à l'un et à l'autre : Je ne vois aucune apparence de réussir à une levée de soldats de ce pays pour les faire passer en France. Pour ce qui est des esclaves que j'ai eu ordre de procurer pour les galères, en échange du blé que Sa Majesté fait donner au sénat, il faut savoir que la nécessité qu'il y a eu ici des choses comestibles a fait périr ou écarter la plus grande partie de tous ces esclaves[18].

Aussitôt après l'arrivée des renforts amenés par Duquesne, le duc de Vivonne avait résolu de tenter une attaque sur le quartier général des Espagnols, à Melazzo. Melazzo, à dix lieues environ à l'ouest de Messine, était, après Palerme, le port le plus considérable sur la côte septentrionale de l'ile ; c'était en même temps une place régulièrement fortifiée. En faire le siège, sans matériel, avec une poignée d'hommes, ç'eût été folie ; tout ce qu'on pouvait essayer, c'était de l'emporter par surprise. Mais, pour y réussir, il fallait un rare concours de circonstances heureuses, et la faveur des vents et de la nier encore plus que l'accord des volontés humaines. D'abord tout alla bien ; alarmés par quelques mouvements des troupes françaises vers quelques-uns de leurs postes situés à l'opposite, les Espagnols dégarnirent Melazzo ; il n'y restait plus, disait-on, que six h sept cents soldats, d'origine et de langue diverses. Dans la nuit du 9 au 10 juin, M. de Vallavoire partit de Messine avec deux mille hommes ; il eut à traverser des défilés dans les montagnes, où dix hommes, suivant son témoignage, pouvaient en arrêter dix mille. Le 12 au matin, il parut devant Melazzo ; mais la chance avait tourné. Depuis deux jours, sept cents Allemands, venus de Naples, étaient entrés par mer dans la place ; M. de Valbelle, qui devait leur barrer le passage, avait manqué sa croisière ; d'autres troupes, également par hasard, étaient arrivées de Palerme ; le vent, qui sans doute avait contrarié la manœuvre de M. de Valbelle, retenait aussi dans le port de Messine les vaisseaux qui devaient, de concert avec les troupes de terre, prendre part à l'attaque. Ainsi fut manquée cette entreprise, que Vallavoire lui-même appelait avec raison téméraire, puisqu'elle donnait tout au hasard ; ce ne fut ni l'habileté des Espagnols, ni la maladresse de Vallavoire, de Valbelle ou de Vivonne qui la firent échouer ; ce fut la fortune. Après s'être tenue fièrement cinq jours entiers sous le feu de la place, la petite colonne française fit sa retraite sans être inquiétée ; elle s'empara même, au retour, des postes de Spadafore et de Libisso.

Que M. de Vallavoire rentrât mécontent à Messine et qu'il se plaignit de n'avoir pas été soutenu, que les autres officiers de terre et de mer, mal disposés, comme on sait, pour leur commun général, et de plus aigris par le séjour de Messine, qui était bien loin d'être une Capoue, quoi qu'on ait dit, se laissassent gagner à la critique et à l'impatience, le duc de Vivonne devait s'y attendre. Le 8 juillet, après avoir rendu compte à Louvois de quelques négociations qu'il avait entamées avec des gens de Palerme, de Taormine et de Reggio, il ajoutait : Nonobstant toutes ces dispositions, qui semblent devoir produire un effet prochain, je n'ai pas laissé que de me résoudre à sortir du port avec vingt galères et dix-huit vaisseaux pour contenter l'inquiétude de nos François, qui me persécutent tous les jours de sortir pour aller chercher l'armée d'Espagne ; et j'aurois mis à la voile ce matin, si le temps m'eût voulu servir pour cela ; je le ferai incessamment, quelque chose qui puisse arriver. Il partit le lendemain, 9 juillet, pour aller vers Naples, où il espérait rencontrer la flotte espagnole. Elle y était en effet, mais dans le port, d'où elle n'osa pas sortir ; l'avis unanime des officiers généraux fut qu'il était impossible de l'y aller chercher, sans recevoir plus de dommage qu'on n'aurait chance de lui en faire. Il fallut donc revenir à Messine, avec dix barques et quatre plus gros navires que la fortune jeta sur le passage de la flotte, tous chargés de grains ; pour les Messinois, c'était mieux qu'une victoire.

Pendant l'absence du duc de Vivonne, les Espagnols avaient fait une inutile tentative sur le poste de San-Stefano, au sud de Messine. C'était M. de Vallavoire qui les avait repoussés ; mais il se plaignait à Louvois des souffrances des troupes, et de la désertion, qui en était la conséquence inévitable ; à peine, disait-il, avait-on seize à dix-huit cents hommes à mettre en-campagne, tandis que les Espagnols, réparant tous les jours leurs pertes par des recrues allemandes, pouvaient constamment disposer de sept à huit mille fantassins et d'un millier de chevaux. En cas que Sa Majesté veuille faire quelque progrès considérable en ce pays-ci, disait encore M. de Vallavoire, il faut qu'elle ait la bonté de nous envoyer un peu plus de troupes, et des ordres pressants pour les faire agir, autant à la marine qu'à la terre. Je n'ose point vous écrire d'où vient notre peu de progrès cette campagne ; je vous laisse à y faire réflexion. Il ne tient pas à moi que vous n'ayez plus souvent de nos nouvelles[19].

Cette malveillante insinuation contre le duc de Vivonne n'était pas moins injuste ; car, dans la même lettre, M. de Vallavoire annonçait à Louvois que la veille, en conseil de guerre, une expédition avait été résolue contre le port d'Agosta, qui était, sur la côte orientale, au port de Syracuse, ce qu'au nord Melazzo était à Palerme. Il est vrai que, toujours en crainte d'affaiblir la garnison de Messine, M. de Vivonne avait décidé de n'employer que les troupes spéciales des vaisseaux et des galères à cette expédition toute maritime, dont le principal objet était d'enlever les blés dont regorgeait la ville et de ruiner les défenses du port, de sorte qu'on pût toujours y entrer, sans être obligé de s'y établir[20]. Mais la fortune, qui avait refusé Melazzo à M. de Vallavoire, donna de force, pour ainsi dire, Agosta au duc de Vivonne. Voici, en effet, ce que l'intendant de Terron mandait, le 4 septembre, à Louvois : Le 15 du mois d'août, étant parti de Messine avec les vaisseaux et les galères, en espérance de surprendre Agouste et d'y trouver des blés de la dernière récolte, M. de Vivonne, le samedi 17 au matin, après une assez légère canonnade, se trouva maître de la ville, de la citadelle et des trois forts qui défendent la rade. Les bourgeois, ayant été surpris et intimidés par la présence des forces maritimes de Sa Majesté, communiquèrent leur peur et leur foiblesse aux garnisons des forts, lesquelles n'étoient pas nombreuses ; ainsi ce fut à qui se rendroit le premier et feroit sa composition. Dès que le duc de Vivonne eut considéré la beauté de la rade et du port, et surtout l'état merveilleux des défenses, dont il disait au roi : Si les ennemis avoient connu leurs forces, nous ne les aurions jamais pu prendre ; il changea tout à coup de dessein et résolut de garder une place excellente, qui lui donnait le voisinage de la riche plaine de Catane. Aussitôt il alla chercher à Messine, pour les établir dans Agosta, les régiments de Louvigny et de Crussol avec toute sa cavalerie, qui était réduite à cent cinquante chevaux ; et pour combler, s'il était possible, le vide que le départ de ces troupes avait laissé dans la garnison de Messine, il fut contraint de faire parmi les gens du pays une nouvelle et difficile levée de douze cents miliciens.

Ce fut en ce temps-là qu'on apprit en Sicile la promotion des maréchaux, au nombre desquels était le duc de Vivonne. Cette nouvelle arrivait à propos ; quoique la prise d'Agosta se fùt faite sans difficulté, elle n'en était pas moins le succès le plus important que les Français eussent remporté jusqu'alors en dehors de Messine. L'heureuse fortune du duc de Vivonne avait encore pour lui cet avantage qu'elle relevait son autorité, au-dessus des Français comme des Messinois, et qu'elle donnait à réfléchir aux malveillants. Messine lui fit une réception triomphale ; il remercia Louis XIV ; il remercia Louvois ; mais il se préoccupa surtout de les éclairer sur la situation nouvelle que la prise et l'occupation d'Agosta venaient de lui faire en Sicile. J'aurai l'honneur de vous dire, écrivait-il de Messine à Louvois, le 30 septembre et le 21 octobre, que, depuis que j'ai séparé les troupes de Sa Majesté, partie à Augouste et partie en cette ville, il peut y avoir présentement ici environ quinze cents hommes, la plupart desquels étant malades, il ne s'en trouve ici que sept cents en état de combattre et de servir. Les nouvelles qui nous viennent sont que nous aurons, dans peu de temps, l'armée navale des Hollandois dans ces mers. Je vous prie, monsieur, de considérer ce que nous pouvons faire, si le roi ne nous envoie du monde. Il est absolument nécessaire que nous en ayons. Nous sommes réduits au point qu'il faut que nous avancions, si nous voulons maintenir ce que nous avons. Les peuples de Sicile ne sont pas des gens à souffrir les disgrâces de la guerre ; quand ils ne verront pas la fin de leurs maux prochaine, nous pouvons compter qu'ils nous deviendront tous ennemis, et il ne peut naître à cela qu'une grande confusion et une ruine totale de tout ce que nous avons cherché d'établir en ce pays. Représentez, monsieur, je vous supplie, tout cela fortement à Sa Majesté, afin qu'elle se résolve à faire un effort. Faute de vivres, nous avons renvoyé les galères et vingt vaisseaux ; de sorte qu'il ne nous reste que dix navires, lesquels ne nous peuvent donner aucun secours ou bien peu. Messine n'a présentement de vivres que jusqu'à la fin de novembre ; Messine ne se peut pas toujours maintenir par la mer ; encore faut-il faire une fin et lui ouvrir la plaine de Catane, afin qu'elle en tire sa subsistance ; et pour cela il faut des troupes assurément.

Quand je vous écrirois toutes les semaines, je ne saurois vous dire autre chose ; je vous l'ai répété déjà plusieurs fois, je vous le redirai sa ns cesse de même, jusqu'à ce que vous nous ayez envoyé de quoi nous étendre. Sa Majesté aura toujours des occasions d'entreprendre sur la Catalogne ; mais la conjoncture de conquérir la Sicile ne reviendra jamais ; et, puisqu'on s'est résolu à y venir et à s'y vouloir maintenir, on s'est trop engagé pour abandonner les avantages que la fortune nous y a donnés jusqu'à présent. Je vous supplie, au nom de Dieu, de ne pas nous laisser longtemps dans l'état où nous sommes, travaillant auprès de Sa Majesté, pour qu'elle nous envoie au moins de quoi maintenir ce que nous avons, si elle ne peut faire davantage, ou des ordres précis de ce que nous devons faire. Vous n'ignorez pas le naturel des peuples que nous avons à gouverner ; il n'y a personne qui ne sache de quelle dissimulation ils sont capables ; dont il faut tirer la conséquence que nous devons être dans de perpétuelles craintes, pendant que le peu de forces que nous avons ne nous donnera qu'une autorité précaire en ce pays. C'est line vérité que je vous ai répétée plusieurs fois, et que je ne cesserai jamais de vous écrire, jusqu'à ce que vous m'ayez fait quelque réponse à laquelle je me doive tenir sur ce sujet. Il y a cinq mois que nous n'en avons reçu aucune sur cet article ; cependant il y va du tout, et de l'honneur des armes du roi particulièrement, que nous savons qui fait toute votre passion. Je vous prie, monsieur, si Sa Majesté le trouve à propos, d'envoyer au plus tôt la ratification du serment de fidélité que la ville de Messine fit entre mes mains au mois d'avril dernier ; on s'inquiète ici de ce que cet instrument ne revient point ; vous connoissez les conséquences que cela peut porter.

Si l'acte solennel par lequel les Messinois s'étaient reconnus sujets de Louis XIV n'avait pas encore été ratifié par lui, c'est qu'il hésitait à décider la grave question des rapports mutuels de la France et de la Sicile. A Palerme, à Taormine, dans d'autres villes siciliennes, à Reggio même, et jusqu'à Naples, il y avait bon nombre de gens, surtout parmi les nobles, qui ne demandaient pas mieux que de se débarrasser, par la main des Français, de la domination espagnole ; mais qui ne voulaient, à aucun prix, passer sous la domination française ; ces gens-là souhaitaient avant tout, pour employer une expression de nos jours, garder leur autonomie. Tous réclamaient un roi propre et absolu, qui n'eût avec le roi de France que des relations de vassal à suzerain, tout au plus sous la condition d'un tribut régulier. Les uns auraient accepté un fils naturel de Louis XIV, comme le comte de Vermandois, d'autres jetaient les yeux sur les princes de Conti, parce qu'ils étaient, dans la maison de Bourbon, les plus éloignés de la couronne et de la personne royale ; il y en avait enfin qui proposaient un prince de la maison de Savoie[21]. Le 15 octobre 1675, Louis XIV publia une déclaration générale dans laquelle il promettait aux Siciliens de leur donner pour souverain un prince de son sang ; mais cette déclaration n'amena pas le soulèvement universel sur lequel on avait compté. Il n'en fut plus parlé désormais, quoique le duc d'Estrées, ambassadeur de France à Rome, pressât vivement Louis XIV et ses ministres de donner, ou plutôt de montrer aux Siciliens ce roi qu'ils attendaient, disait-il, avec tant d'impatience ; mais il avait soin de réserver Messine pour le roi de France, afin de tenir en bride le futur souverain de la Sicile et ses indociles sujets[22]. La politique du duc d'Estrées s'ingéniait en pure perte ; le royaume de Sicile passa comme une imagination sans effet, et Louis XIV se décida enfin, le 31 mai 1676, après un an d'hésitation, à ratifier l'acte de soumission de sa bonne ville de Messine[23].

Quoique Louvois, par une exception bien remarquable, n'entretint pas avec le duc de Vivonne une correspondance exacte ni fréquente, il ne lui avait pas fait attendre jusque-là ses nouvelles ; par malheur, elles étaient invariablement les mêmes ; le roi, lui mandait-il le 14 septembre 1675, ne pouvait qu'approuver sa conduite, mais non pas lui envoyer des renforts. Et M. de Vivonne, de son côté, reprenait, le 29 octobre : Il y a longtemps que je vous avertis et M. le marquis de Seignelay ; cependant les réponses que j'ai de vous me sont que le roi ne peut pas nous envoyer de troupes, et de M. de Seignelay, que l'on n'a point de blé à nous envoyer. Eh ! comment puis-je faire, n'ayant ni gens de guerre pour combattre, ni grains pour donner à manger à Messine ? Je ne puis que tenir jusqu'à l'extrémité, et puis me retirer, si la chose est possible ; sinon, m'enterrer en ce pays ; il n'y a point de milieu entre ces deux choses. Je vous avertis de cela, monsieur, du dernier sérieux et avec la dernière sincérité. Cette ville de quatre-vingt mille âmes à nourrir était un grand embarras, dans un temps où Louis XIV pliait déjà sous le poids d'accablantes dépenses[24]. La question des blés était, parmi toutes les préoccupations du duc de Vivonne, la plus sérieuse et la plus irritante ; c'était la préoccupation du pain quotidien.

Depuis qu'il avait été fait maréchal de France, son autorité militaire avait gagné d'être moins contestée ; mais la politique et l'administration du vice-roi n'en étaient que plus contredites. A la tête des contradicteurs se faisait remarquer l'intendant Colbert de Ter-mn. Le pouvoir d'un intendant, comme il s'exerçait en France, était déjà chose nouvelle en Sicile ; M. de Terron l'avait rendu plus odieux encore, en faisant ajouter dans sa commission cette clause extraordinaire, qu'il était envoyé pour prendre connoissance des affaires de Messine et remédier aux désordres et aux abus qui s'y pourroient commettre[25]. A chaque pas, il heurtait quelque privilège ou quelque magistrature indigène, et, dans les conflits de juridiction, il ne pouvait compter sur le maréchal de Vivonne, dont la politique était invariablement favorable aux usages du pays. Aussi. M. de Terron se plaignait-il amèrement à Louvois ; et comme il n'osait entrer directement en lutte avec le maréchal, il s'attaquait à ses agents, surtout à son secrétaire nommé Dautiège, L'état des affaires, disait-il, ne permet pas que je puisse à présent me prévaloir de cette commission ; il faut un peu de patience et qu'il plaise à M. le maréchal de se donner plus d'autorité avec le sénat. Cependant son secrétaire a pris toute la direction de la douane, et fait-pourvoir aux charges qui servent à la régie, comme il juge à propos. Vous voyez par là qu'il se présente diverses difficultés pour me mettre en possession de toute l'autorité que je pourrai avoir et prendre dans un temps plus paisible. Je me crois obligé de vous faire savoir, écrivait-il encore, que je n'ai ici aucune des fonctions pour lesquelles j'ai cru principalement avoir été envoyé ; je ne saurois entrer dans la connoissance des affaires de police et de commerce, sans ruiner les intérêts de bourse des sénateurs. Le temps n'a pas encore été jugé propre pour se commettre avec eux sur ces matières. Il n'y a pas moyen de prendre une résolution dont l'exécution puisse être nette[26].

On sait que le commerce des grains n'était pas libre à Messine, mais qu'il passait exclusivement par les mains des jurats et de certains marchands privilégiés„ Louis XIV, Colbert, Pomponne et Louvois n'avaient pas cessé de s'élever contre ce monopole, auquel ils attribuaient la rareté des approvisionnements et le prix élevé du pain. M. de Vivonne était loin de contester ou d'excuser ce qu'il regardait lui-même comme un grave abus ; mais il croyait dangereux d'y toucher dans la condition précaire où le réduisait la faiblesse de ses ressources militaires Donnez-moi des troupes, disait-il ; et je vous donnerai la liberté du commerce. Cependant, à force de caresses et d'instances, il avait amené les jurats à renoncer à leur privilège, lorsque tous ses plans furent renversés par une catastrophe inattendue. Ce Courville, que Seignelay avait envoyé en Sicile comme munitionnaire de la marine et de l'armée, avait traité avec les jurats pour la fourniture des grains jusqu'à la fin du mois d'avril 1676 ; il se prétendit lésé par les nouveaux arrangements qui permettaient aux marchands de s'approvisionner comme ils voulaient ; après bien des contestations, il s'enfuit, laissant les généraux et les magistrats dans la plus grande inquiétude pour la subsistance de l'armée, de la marine et de la population messinoise[27]. Il fallut au plus vite rétablir le monopole, qui augmentait sans doute le prix du pain, mais qui imposait aux jurats l'obligation d'assurer à chaque citoyen sa part, tandis qu'au milieu du désordre causé par la fuite de Courville, et par la liberté même qui était une révolution dans les habitudes du commerce, il était à craindre que les riches ne s'emparassent des grains à tout prix et qu'il n'en restât plus pour les pauvres ; de sorte, ajoutait péremptoirement le maréchal de Vivonne, qu'afin que tout le monde en ait, il est d'une absolue nécessité de continuer cette méthode jusqu'à l'arrivée des troupes que Sa Majesté nous promet. C'est mon sentiment et je n'en ai jamais eu d'autre, et je suis persuadé que, si l'on fait autrement, le service du roi en souffrira ici notablement. Pour ce qui est d'ôter les gabelles qui sont sur le blé, afin que les marchands le puissent donner à meilleur marché, c'est encore une chose qui n'est pas praticable présentement dans cette ville. Je ne sais qui peut avoir mandé ces sortes d'avis à Sa Majesté ; mais ils sont assurément bien mal fondés. Ce n'est pas que je ne sois prêt d'appuyer de mon autorité tout ce qu'on me pourra demander sur ce sujet ; mais ce n'est qu'après vous avoir fait ma déclaration que je ne réponds plus de Messine après cela. Je suis persuadé que ce changement nous mettra l'épée à la main avec les bourgeois et la noblesse ; car de vouloir ôter ces gabelles dont il s'agit, c'est comme qui voudroit ôter aux bourgeois de Paris les rentes sur l'Hôtel de Ville, et, ce qui est pis, les ôter dans le temps qu'ils n'auroient que cela pour vivre, tous leurs autres biens étant entre les mains des ennemis.

Le marquis de Vallavoire soutenait énergiquement sur cette importante question l'avis du maréchal de Vivonne[28] ; et cet accord était d'autant plus significatif qu'il était plus rare ; car M. de Vallavoire avait associé ses rancunes à celles de l'intendant contre le maréchal. Il avait sollicité et obtenu de Louvois une commission spéciale pour commander dans Messine en l'absence du maréchal. Je n'aurois pas cru cette commission nécessaire après les ordres que Sa Majesté m'avoit déjà donnés, écrivait-il au ministre, le 1er janvier 1676, si M. le maréchal de Vivonne était toujours demeuré à Messine, et qu'en son absence son secrétaire n'eût pas voulu faire les mêmes choses que s'il eût été présent ; mais, comme j'ai vu prétendoit y être maître de toutes les affaires, et que même M. le maréchal, sur les plaintes que je lui en fis, me témoigna qu'il le désiroit absolument, je crus qu'il valoit mieux, pour me conserver un droit qui m'appartenoit, que j'eusse recours à l'autorité de la cour que de m'amuser ici à des contestations qui ne pouvoient être que préjudiciables aux affaires. Que si je ne vous ai point dit d'abord toutes ces raisons, c'est que, de bonne foi, il est de certaines choses dont on n'ose point parler et encore moins écrire ; et vous seriez à savoir celle-ci, si M. le maréchal n'en agissoit à présent d'une manière à me faire croire que je n'aurai pas besoin à l'avenir de prendre ces sortes de précautions. Ce pouvoir me tiendra lieu de celui de stradico, qui est ordinairement ici le second poste des personnes d'épée ; je joins ici une copie des patentes du dernier stradico, afin que vous ayez la bonté de m'en faire expédier de semblables. Le maréchal, au contraire, montra si peu de mauvais vouloir pour son lieutenant, quoique au fond du cœur il tilt blessé de son procédé, qu'il appuya lui-même auprès de Louvois ses prétentions à la qualité de stradico ; mais Louvois lui répondit qu'avant de disposer d'un semblable titre, le roi serait bien aise de voir les affaires mieux affermies à Messine[29].

 Ce fut à l'occasion des charges et des magistratures vacantes, pour lesquelles M. de Vivonne avait un droit de nomination ou de présentation, qu'il laissa éclater son ressentiment de certaines insinuations sourdes qui incriminaient sa vigilance, sinon sa probité même. Mon opinion, écrivait-il à Louvois, est qu'il faudroit traîner pour les grandes charges, et, pour les petites, ou les donner ou les taxer à quelque chose de médiocre, pour employer à la réparation de la ville ou des forts. J'attends sur cela les ordres de Sa Majesté, et la grâce que d'autres que moi rie se mêleront pas de ses affaires, pouvant répondre à Sa Majesté, sans offenser personne, que mes mains sont pour le moins aussi nettes que celles des autres. J'avais résolu de ne répondre aucune chose à tout ce que j'ai appris de la cour que l'on y a dit contre moi, me fondant sur une maxime que j'ai de tout temps observée, que je devois songer seulement à bien faire et ne me mettre du reste en aucune peine. Mais, ayant fait réflexion que mon silence me pouvoit être nuisible, je n'ai pu résister à l'impulsion que j'ai ressentie de vous écrire pour vous éclaircir l'esprit sur cet excès de médisance qui s'est, dit-on, répandue à la cour, au retour des vaisseaux et des galères en Provence. En effet, monsieur, il me paroit que je serois coupable d'une trop grande négligence, si je ne me mettois en devoir de faire connoitre la vérité enveloppée sous de si épais nuages. Je commencerai donc par l'endroit qui m'a le plus surpris et qui vous aura surpris aussi sans doute davantage ; c'est par ce qu'on m'impose que je me suis laissé corrompre par de vilains intérêts, et que, ayant eu toujours les mains extrêmement nettes, je les avois salies depuis que je suis à Messine, par le moyen de ceux dont je me sers en ce pays pour travailler dans mes affaires. Ceux qui ont écrit que les charges des juges et d'autres ont été vendues, pourront peut-être administrer la preuve de ce qu'ils ont avancé. En ce cas, malheur à qui se trouvera coupable et j'abandonnerai à la justice volontiers, et de tout mon cœur, ceux sur qui le sort tombera, fussent-ils même de mes domestiques. Ce pays, monsieur, est un lieu où l'envie tient son siège principal, et l'on peut dire que c'est ici la source de toutes les autres envies que l'on voit régner dans le reste du monde. Quelque mérite qu'ait un homme, on ne peut le voir gratifier de la moindre grâce ; de sorte que ce qui animeroit les gens à bien faire dans un autre pays, est ce qui fait ici précipiter le service.

Et comme Louvois lui répondait qu'on ne l'avait pas accusé lui-même, mais bien quelqu'un de ses domestiques, le maréchal reprenait, avec une nouvelle vivacité[30] : A l'égard de ce que vous me dites, que l'on n'a rien écrit contre moi, mais seulement contre quelqu'un de mes domestiques, je puis vous assurer que ça été une pure calomnie que ce que l'on a écrit contre mes gens. On s'imagine facilement, dans le monde, que je ne m'applique pas trop aux affaires, et que mes confiances sur ce sujet sont un peu aveugles. Mais ceux qui croient cela sont trompés assurément. J'ouvre les yeux sur mes domestiques bien plus que sur les autres ; et s'il y avoit eu un mot de vérité dans tout ce qu'on a dit, j'aurois fait une si rigoureuse justice des personnes qu'on a accusées que le roi en auroit eu satisfaction. Il y a des gens qui sont ou qui se croient plus clairvoyants que moi, qui n'oseroient en dire autant peut-être. Quoi qu'il en soit, ayant fait toutes les perquisitions qui ont été en mon pouvoir, pour pénétrer si les bruits qui ont si fort couru avoient du fondement, je dois cette justice aux accusés, que je n'ai non-seulement rien trouvé de tout ce qu'on a publié, mais que j'ai trouvé tout le contraire. Que si, nonobstant toutes mes perquisitions, il y avoit quelque chose que je n'eusse pu découvrir, je répète ce que j'ai déjà dit, que je vous aurai une sensible obligeance de m'en donner avis, afin que j'y remédie. Et vous m'avouerez, monsieur, qu'il est bien rude de passer les nuits et les jours dans un travail le plus épineux du monde, et, au bout de tout cela, de rie recueillir que des calomnies.

Le maréchal de Vivonne était, en effet, dans la situation la plus critique où chef d'expédition se soit jamais trouvé. Tout était plein de rumeurs alarmantes ; on disait partout que les Espagnols, assistés des Hollandais, allaient revenir avec des forces accablantes pour exterminer les Français et tous leurs partisans. Déjà, le 24 octobre 1675, quinze vaisseaux et neuf galères d'Espagne étaient ventis mouiller sur la côte die Calabre, en face de Messine ; mais le lendemain, les dix vaisseaux français, commandés par M. d'Almeiras, étant sortis du port par ordre du duc de Vivonne, la flotte espagnole n'avait pas attendu le combat qu'elle semblait provoquer ; elle s'était hâtée de lever l'ancre et de sortir du Phare, chassée jusqu'à Melazzo par l'escadre française[31]. Cependant la grande guerre, les menaces de combats acharnés et sanglants, commençaient à se montrer à l'horizon, enveloppées dans les plis du pavillon hollandais.

Retenu plusieurs mois à Cadix par les querelles de la régente et de don Juan, Ruyter s'était à la fin dégagé de ces misérables intrigues ; sa présence était signalée dans les derniers jours de décembre, au nord de la Sicile ; c'était là qu'il attendait, au passage, les vingt vaisseaux que Duquesne avait ordre de conduire de Toulon à Messine. Le 8 janvier 1676, les deux flottes se rencontrèrent à l'ouest des îles Lipari ; elles étaient à peu près égales en nombre, les Espagnols, toujours en retard, n'ayant pas encore joint Ruyter. La bataille s'engagea vers onze heures du matin et dura tout le jour, énergiquement soutenue de part et d'autre, sans victoire ni défaite ; les Hollandais se retirèrent avec un vaisseau coulant bas ; les Français perdirent trois brûlots ; mais Ruyter leur abandonnait en quelque sorte le champ de bataille pour s'éloigner vers Palerme, tandis que Duquesne, rallié deux jours après par d'Almeiras, qui était sorti de Messine à sa rencontre, poursuivait librement sa route. Cependant les Espagnols firent des réjouissances comme pour un grand succès ; il fallait tromper les peuples.

Sur terre, d'ailleurs, ils se croyaient certains de triompher. Toute l'infanterie française, répartie dans les divers postes qu'elle occupait en Sicile, ne s'élevait pas à deux mille huit cents hommes en état de combattre[32] ; et ces hommes étaient mal vêtus, mal logés, mal nourris. Louvois mandait au duc de Vivonne, le 31 janvier 1676, que le roi, prenant en pitié leur misère, donnait des ordres à l'intendant pour leur faire distribuer, à ses dépens, des justaucorps, et pour augmenter d'un sou leur solde quotidienne. Un sou d'augmentation ! lorsque l'intendant écrivait : La viande est extraordinairement chère, à huit et dix sols la livre, et le bois à brûler encore davantage ; de sorte que le cavalier et le soldat ne peuvent manger un peu de soupe aux choux et à l'huile, que le feu ne coûte autant que ce qu'ils mangent ; lorsque le maréchal de Vivonne écrivait : Les officiers même ne sont pas sans chagrin, la plupart n'ayant pas mangé de viande depuis six mois, à cause qu'elle est fort chère[33].

Dans la nuit du 1er au janvier 1676, les Espagnols, introduits par un capitaine sicilien, surprirent sans combat le fort de Libisso, qui était gardé par cinq cents Messinois ; c'était le seul poste important qui couvrit Messine du côté de Melazzo. Dans les premiers jours de février, une conspiration fut découverte dans la ville même d'Agosta, dont la citadelle devait être livrée aux Espagnols ; l'audace et la persévérance des conspirateurs étaient telles, qu'ils avaient fait offrir, un mois auparavant, cent mille écus au commandant même des troupes françaises, s'il voulait seulement laisser surprendre la ville, et se retirer dans le château[34]. Cependant qu'était ce complot, au prix de celui qui se tramait à Messine même, parmi les personnages les plus obligés à la France ?

Lorsque le duc de Vivonne avait été envoyé à Messine, il avait trouvé à Toulon deux frères, du nom de Lipari, tous deux prêtres, hommes d'esprit et d'intrigue, qui paraissaient fort affectionnés à la France, et fort au courant des affaires de la Sicile. Il les avait emmenés, et s'était servi d'eux avec succès dans ses premiers rapports avec les Messinois ; il avait même donné à l'un d'eux, l'abbé Lipari, un logement au palais. L'autre, fra Tomaso, qui était un religieux dominicain, fut bientôt pourvu par le duc de Vivonne, d'accord avec le sénat, de la plus grande charge de judicature ecclésiastique, celle de Juge de la Monarchie, dont les fonctions étaient de juger les procès des membres du clergé entre eux ou avec les séculiers. Mais le duc de Vivonne ne tarda pas à s'apercevoir que ces deux frères, à qui, malgré l'obscurité de leur naissance, il avait fait une si haute fortune, étaient fort avides et montraient plus de zèle pour leurs propres intérêts que pour ceux de la France. Il retira peu à peu sa confiance à l'abbé Lipari, qui parut très-touché de sa disgrâce et demanda de lui- même à se retirer à Rome. Là, tout en affectant de s'attacher au duc d'Estrées, il noua de secrètes relations avec les cardinaux et les prélats de la faction espagnole. Dès le mois de décembre 1675, le duc de Vivonne avait cru devoir envoyer ces détails à Louvois, afin de lui faire connaître le personnage, qui, pour mieux cacher son jeu, se disait alors disposé à passer en France[35].

Au lieu de passer en France, l'abbé Lipari revint à Messine à la fin de janvier 1676, avec un Romain nommé Francesco Marchesi. Ils se réunissaient, la nuit, avec le Juge de la Monarchie, dans une maison attenante aux remparts et dont le propriétaire était un certain Silvestro Scuderi ; c'était par cette maison que les Espagnols devaient s'introduire dans la ville, tandis que deux mille merli feraient main basse sur les Français et les nobles, sans toucher aux gens du peuple. Parmi les autres principaux conjurés se trouvait l'un des chefs de la révolution qui avait chassé les Espagnols : c'était un noble appelé don Giuseppe Marchisio, pour qui le duc de Vivonne avait demandé la charge de grand prévôt de Sicile ; il devait livrer aux Espagnols le bastion de Landria, dont il avait le commandement. Mais, au dernier moment, une vive discussion s'éleva entre Marchisio et Scuderi ; chacun d'eux prétendait à diriger, comme chef d'action, le complot dont la direction politique appartenait aux deux Lipari ; Scuderi, voyant son compétiteur, qui lui était supérieur en tous points, près de l'emporter, alla tout révéler au duc de Vivonne, qui tenait en partie déjà le fil de l'intrigue. Il n'y avait plus à hésiter ; le 21 février, à deux heures de la nuit, les frères Lipari furent surpris avec quelques autres conjurés dans la maison de Scuderi ; Marchisio n'y était pas ; mais il fut arrêté quelques jours après[36].

Le procès fut instruit avec une grande activité ; lors qu'il fallut dégrader les deux Lipari, qui étaient prêtres, l'archevêque de Messine s'y refusa : Cela m'a un peu chagriné contre ce bonhomme, écrivait à Louvois le duc de Vivonne, voyant qu'il est toujours Espagnol, et que, quelque bon traitement qu'on lui fasse, il ne change point de sentiment. On passa outre. Le 10 mars, les deux Lipari furent mis à mort avec deux conjurés subalternes ; le lendemain, leurs corps furent exposés en divers endroits de la ville. Tous les jours on découvrait de nouveaux complices parmi les gens de marque ; mais on n'osait pas les poursuivre, parce qu'on ne se sentait pas en force ; ce fut par le même motif qu'on ne poussa pas le procès à l'égard de Marchisio, qui fut seulement envoyé en France[37].

Les Espagnols avaient à craindre que la découverte de leurs intrigues et le châtiment des frères Lipari n'effrayassent leurs partisans ; ils résolurent de les raffermir par une grande attaque à main armée sur Messine même. Le 25 mars, don Gaspar Borgia, gouverneur de Libisso, vint assaillir avec mille hommes de troupes régulières et cinq cents paysans la redoute des Capucins ; déjà les échelles atteignaient le rempart lorsque deux capitaines du régiment de Vivonne -les renversèrent ; les ennemis revinrent encore une fois à l'assaut ; une poignée de soldats français les culbuta jusqu'au pied de la hauteur. Le 27, la flotte d'Espagne et de Hollande vint mouiller en face du port ; le 28, les troupes allemandes et espagnoles, qui s'étaient coulées le long de la montagne, surprirent, tout près de Messine et sur le bord de la mer, un couvent appelé le Salvador des Grecs. Pendant toute la nuit suivante, aidés de mille paysans, ils travaillèrent à s'y retrancher. Pendant la même nuit, le maréchal de Vivonne rassemblait sa petite armée ; il avait d'abord rait débarquer les troupes des vaisseaux ; mais les capitaines, espérant que le vent allait devenir favorable pour appareiller, réclamèrent leurs hommes qu'il fallut leur rendre. Au point du jour, le 29 mars, jour des Rameaux, on marcha à l'ennemi. Les Messinois faisaient l'avant-garde, sans ordre, sans discipline ; le premier feu les étonna ; ils reculèrent. Mais leurs officiers, qui étaient des jeunes gens de la meilleure noblesse, se reconnurent bientôt et les ramenèrent en avant. Entraînés par M. de La Villedieu, soutenus par un demi-bataillon français, ils se lancèrent à corps perdu dans le fossé, escaladèrent les retranchements, tombèrent sur les Allemands avec une telle furie, que les Allemands se renversèrent sur les Espagnols, et que les uns et les autres furent rejetés hors de l'église et du couvent. Le comte de Bucquoy, général des troupes allemandes, s'efforçait de les rallier, lorsqu'il fut abattu d'un coup d'escopette par un Messinois qui lui coupa aussitôt la tête ; dès lors le désordre fut sans remède ; les officiers, malgré leur résistance, furent emportés dans la déroute, qui devint, en peu d'instants, universelle. Les Messinois bondissaient dans les montagnes à la poursuite des fuyards ; c'était une chasse terrible, sauvage, impitoyable. Les blessés, comme les morts, étaient décapités ; il y eut des têtes d'hommes rapportées par centaines[38].

Pendant le combat, les vaisseaux français étaient sortis du port ; mais, avant qu'ils se fussent mis en bataille, la flotte ennemie, informée du désastre des Espagnols à l'attaque de terre, s'éloigna vers le sud. Le maréchal de Vivonne avait résolu d'aller la chercher lui-même et de la combattre ; cependant les soins du gouvernement et les soucis de la politique le retinrent encore. Les difficultés, les intrigues, la malveillance, les conspirations, étaient bien plus menaçantes que lorsque sept mois auparavant, le 4 septembre 1675, il écrivait à Louis XIV : Votre Majesté m'ordonne de monter sur l'amiral lorsque j'apprendrai que Ruyter sera entré dans ces mers, et elle peut compter que je n'ai pas une plus grande joie que d'obéir à ses ordres ; mais, néanmoins, il me parait que Messine s'épouvante si fort lorsqu'elle me voit embarquer, et les malintentionnés que les Espagnols y entretiennent encore savent si bien dire que je m'en retourne en France, que, si l'armée ennemie venoit, pendant que je serois dehors, se présenter à Messine, je ne fais nul doute qu'il n'y survint un très-grand désordre qui donneroit moyen aux Espagnols d'y entrer. Le maréchal se crut donc obligé de laisser à Duquesne la glorieuse fortune d'une nouvelle rencontre avec Ruyter.

Cette rencontre eut lieu le 22 avril, à la hauteur de Catane. Dès le commencement de l'action, d'Almeiras fut tué ; c'était une grande perte pour la marine française ; la marine hollandaise fut bien plus cruellement frappée ; Ruyter tomba, les deux jambes fracassées par un boulet. Duquesne gagna la bataille ; les galères d'Espagne sauvèrent, en les remorquant jusqu'à Syracuse, cinq vaisseaux hollandais désemparés qui, sans leur secours, seraient tombés aux mains des vainqueurs. Après avoir réparé à la hâte ses avaries les plus graves, Duquesne se présenta le 29 avril, devant le port de Syracuse, offrant de nouveau le combat aux ennemis ; mais ils refusèrent de l'accepter. Ruyter succombait, ce jour-là même. aux blessures mortelles qu'il avait reçues à la bataille de Catane.

Le 25, les Espagnols s'étaient décidés à renouveler par terre leurs tentatives contre Messine. Les Messinois avaient, du côté de San-Stefano, leur promenade favorite qu'ils appelaient le Drome ; elle s'étendait sur le rivage, bordée de magnifiques maisons de plaisance, d'où l'on avait l'admirable vue du détroit et de la côte de Calabre ; à l'extrémité se trouvait, au pied d'une hauteur, le petit village de Callispira. C'était ce village que les Espagnols avaient occupé. Le 25 au matin, cinq cents Messinois, tout fiers de leur bonne conduite au Salvador-des- Grecs, s'avancèrent, pleins de confiance, pour déloger l'ennemi ; ils couraient, comme toujours, en désordre, sans souci de leurs officiers ; tout à coup, accueillis de front par le feu de l'infanterie retranchée, ils entendent derrière eux un bruit de chevaux et des clameurs étranges : c'étaient des cuirassiers allemands, embusqués dans les jardins du Drome, qui chargeaient sur eux en poussant des hourras ; si la réserve, composée de troupes françaises, ne s'était pas élancée à son tour pour couper la retraite à ces cavaliers, les Messinois eussent été taillés en pièces. Mais ils ne se remirent pas de leur émoi, comme au Salvador ; à peine la route fut-elle dégagée, qu'ils se précipitèrent à l'envi du côté de Messine ; rien ne put les retenir ; rien ne put les ramener au combat ; la vue de ces cavaliers aux armures de fer les avait frappés d'une invincible terreur : Ces sortes de troupes sont d'un grand effet dans ce pays-ci, disait le maréchal de Vivonne. Les Français, heureusement, ne firent que s'égayer de cette panique ; et les fantassins espagnols, comme les cuirassiers allemands, qui criaient déjà victoire, furent, après un court engagement, chassés de leur poste et forcés de battre en retraite[39].

Cette échauffourée, en portant un coup fatal à la confiance des Messinois, n'était pas faite pour calmer les inquiétudes de M. de Vivonne. Les moindres difficultés devenaient tout de suite de gros embarras. Il n'y avait pas d'autres ressources, pour convertir en farine les blés apportés à Messine, qu'un certain nombre de moulins à eau situés en dehors de la ville, et dont la conservation, menacée constamment par les Espagnols, dépendait de la vigilance des troupes françaises. M. de Vivonne avait imaginé de faire construire des moulins à vent dans Messine même ; mais les sénateurs s'y étaient opposés avec l'énergie du désespoir ; les propriétaires des moulins à eau leur faisaient peur[40]. Et c'était sur de pareilles misères qu'il fallait que le maréchal réglât sa politique ! Il n'avait reçu de France, depuis huit mois, ni blé, ni troupes, ni argent[41]. On lui envoyait des troupes, disait-on ; mais combien ? Onze à douze cents hommes, tout au plus, au lieu des huit mille fantassins et cavaliers qu'il réclamait. Était-ce bien aux Espagnols qu'il songeait lorsqu'il disait à Louvois, le 5 mai : Je considérois ce matin, à part moi, que les Espagnols, depuis la perte de cette ville, ont fait passer en Sicile plus de trente mille hommes, et n'ont rien fait par eux, parce qu'ils les ont fait venir chiquet à chiquet ; au lieu que si, tout d'un coup, ils en eussent envoyé le tiers, ils remettoient sans contredit Messine sous leur obéissance en peu de jours.

Le 21 mai, vingt-cinq galères entrèrent dans le port, venant de Toulon ; elles amenaient le régiment d'infanterie de Schönberg, dont l'effectif était de huit cents hommes médiocres, tandis qu'il aurait dû être de mille, et trois cents dragons non montés ; on avait eu seulement le soin de leur faire emporter tous les objets de harnachement qu'ils auraient eu trop de peine à se procurer en Sicile. Colbert n'avait pas envoyé d'argent ; M. de Vivonne fut obligé d'emprunter, comme il avait déjà fait, et d'avancer de sa bourse dix mille écus entre les mains de l'intendant[42].

L'intendant était un nouveau-venu, M. d'Oppède, président au parlement de Provence ; Colbert de Terron avait demandé son rappel sous prétexte de santé[43]. On verra bientôt si le maréchal de Vivonne devait mieux s'entendre avec M. d'Oppède qu'avec M. de Terron. Dans le premier moment, il se préoccupa beaucoup moins du nouvel intendant que de l'arrivée des galères et des troupes qu'elles apportaient. Si peu considérable qu'il fût, c'était un secours ; il ne fallait donner ni aux Messinois ni aux Espagnols le loisir d'en reconnaître la faiblesse ; un grand coup, peut-être décisif, pouvait d'ailleurs être frappé sur mer. Le 28 mai, le maréchal de Vivonne, assisté de Duquesne, mit à la voile, avec vingt-huit vaisseaux, vingt-cinq galères et neuf brûlots ; le 1er juin, il reconnut l'armée navale des Hollandais et des Espagnols, rangée sur une seule ligne devant Palerme[44] ; le lendemain, il l'attaqua. L'ordre était donné de ne tirer le canon qu'à portée de mousquet ; à la vue de ces grands vaisseaux arrivant sur eux en silence, malgré le feu que les alliés faisaient de toutes leurs pièces, la plupart des capitaines ennemis coupèrent leurs câbles et se jetèrent à la côte ; cette manœuvre désespérée ne les sauva pas ; les brûlots s'attachèrent aux flancs de leurs navires, et l'incendie se communiquant de proche en proche, des explosions successives lancèrent leurs débris enflammés jusque dans la ville. Ce fut une grande et complète victoire. Le 3 juin, Vivonne écrivait à Louvois[45] : Nous avons eu hier le bonheur de brûler ou couler à fond douze vaisseaux et six galères des ennemis sous Palerme. C'est une bonne nouvelle que je me donne l'honneur de vous apprendre avec bien du plaisir, parce que je sais qu'elle vous en donnera ; car je crois même qu'outre la raison du service du roi, vous en aurez de la joie pour l'amour de moi. Et j'espère que ceci vous poussera encore davantage à solliciter Sa Majesté de nous envoyer de quoi pousser pair terre la prospérité de ses armes, au moins quand le fort sera passé de la campagne en Flandre, et lors, monsieur, que la nécessité des autres affaires ne s'y opposera point. Le 5 juin, le maréchal rentrait à Messine, qu'il trouvait avec douleur moins touchée de son éclatante victoire que des entreprises du nouvel intendant.

M. d'Oppède s'annonçait comme un homme qui vouloit tout faire, et qui vouloit renverser toutes les coutumes et tous les privilèges de Messine[46]. Tandis que le maréchal de Vivonne était allé combattre et vaincre les flottes unies d'Espagne et de Hollande, M. d'Oppède avait profité de son absence pour entrer en lutte avec les jurats. C'était une maladresse vis-à-vis d'eux, et vis-à-vis du maréchal une inconvenance. A son retour, M. de Vivonne eut beaucoup de peine à calmer l'agitation ; mais ensuite il se crut obligé d'écrire au roi pour lui rappeler que c'étaient les attaques des derniers stradicos contre les privilèges de Messine qui avaient causé la chute de la domination espagnole, et qu'en tous cas les réformes n'étaient pas opportunes : Que si, disait-il, quand Votre Majesté aura conquis le royaume, elle juge à propos de changer ses lois, elle pourra alors les faire telles qu'il lui plaira et y introduire la forme qu'elle estimera la meilleure. Cependant il ne me paroit pas qu'on doive toucher cette corde ni montrer qu'on soit pour y toucher jamais, afin que tout le monde nous soit favorable. J'en parle, parce que, depuis que je suis en ce pays, je vois que ces peuples sont extrêmement amoureux de leurs usages et de leur gouvernement, et qu'ils sont sensibles au dernier point au moindre changement qu'on y veut faire. Je supplie Votre Majesté de croire que mon intérêt n'est pas ce qui me fait agir dans ce rencontre ; l'obéissance que j'ai rendue sur-le-champ aux ordres de Votre Majesté touchant l'amirauté[47] lui fera voir le contraire, si toute ma vie passée ne l'en avoit pas convaincue. Ce que je fais donc ici n'est que pour représenter à Votre Majesté ce qui est de son service sur une matière délicate et qui peut causer ici de la brouillerie ; à quoi je me suis vu obligé d'autant plus que Votre Majesté m'a ordonné elle-même et m'a fait ordonner de sa part de lui conserver Messine avec grand soin ; à quoi je ne vois rien de plus contraire que la division qui commence à prendre naissance entre M. l'intendant et le sénat, et le mécontentement général que témoigne le peuple de sa puissance et de son autorité. Ces peuples-ci ne sont pas des François qui n'ont qu'une chaleur qui passe ; ce sont des hommes qui couvent les ressentiments et qui savent fort bien prendre leur temps pour les faire éclore. Je ne crois pas qu'il faille leur donner lieu de se repentir de ce qu'ils ont fait, ou, si l'on a à le leur donner, je crois qu'il faut attendre que nous soyons en état de ne les pas craindre. Je ne sais si Votre Majesté approuvera ma pensée ; mais, comme Messine doit servir à lui faire conquérir le royaume de Sicile, il faudra que le royaume conquis serve à mettre Messine sur le pied qui conviendra le mieux. J'ai tout fait pour moi, sire, quand j'ai averti Votre Majesté de fie qui peut arriver contre son service ; le reste doit dépendre de sa volonté ; mais je serois criminel envers elle si je lui cachois que les prétentions de M. l'intendant sur les Messinois ne peuvent assurément pas subsister dans la conjoncture où nous sommes, et que ces gens-là croiront ne devoir plus garder de parole avec nous, quand ils verront qu'on ratifie leurs privilèges d'une main, et que de l'autre on leur envoie un ministre avec des pouvoirs qui les détruisent entièrement[48].

M. d'Oppède fut obligé de retirer ses prétentions, et le calme se rétablit dans les esprits ; mais il en était de cette victoire politique du maréchal comme de celles qu'il remportait sur les ennemis du dehors, et dont il ne pouvait atteindre toutes les conséquences, à cause de la pénurie de ses ressources. Les troupes, malgré le dernier secours, étaient notoirement insuffisantes ; le blé allait manquer ; l'argent manquait absolument. Depuis le mois d'août 1675, époque où M. de Terron avait reçu deux cent cinquante mille livres, il n'était plus rien venu à Messine ; et cependant la dépense était de cent mille livres par mois ; plusieurs lettres de change avaient été protestées ; le maréchal avait été forcé d'engager sa propre signature ; car, disait-il au roi, on ne trouveroit pas présentement, pour le service de Votre Majesté, cent pistoles à emprunter en cette ville[49].

Le vainqueur de Palerme croyait avoir gagné le droit de se faire écouter. Le Tellier lui écrivit qu'on allait faire passer sur-le-champ en Sicile six bataillons et quatre escadrons, avec un fonds de cinq cent cinquante mille livres ; mais ce que Le Tellier négligeait d'ajouter, c'est que ces troupes étaient tirées de l'armée de Roussillon qui était déjà une armée sacrifiée ; c'est que tous, officiers et soldats, qui se considéraient comme en disgrâce parce qu'ils servaient en Catalogne, s'abandonnèrent à tout leur chagrin quand ils apprirent qu'on les envoyait en Sicile. Ni l'autorité du comte de Grignan, lieutenant général en Provence, ni celle de l'intendant Rouillé, ne purent les contenir dans la discipline, tandis qu'on les embarquait à Toulon. Les soldats mettaient le feu à leurs baraques, pour s'échapper à la faveur du désordre ; les officiers eux-mêmes déclaraient hautement qu'ils se soucioient peu d'être cassés. Était-ce un événement propre à relever les cœurs à Messine, que l'arrivée de ces trois ou quatre mille mécontents ? Par une étrange fatalité, le capitaine de la tartane qui portait les dépêches de la cour, s'étant vu sur le point d'être attaqué, les avait jetées à la mer, de sorte que le maréchal de Vivonne, qui depuis six mois attendait des ordres, n'en reçut aucun. Enfin, au lieu des cinq cent cinquante mille livres annoncées, il ne s'en trouva que cent cinq mille en argent comptant et deux cent mille en lettres de change[50]. Ainsi ni Louvois ni Colbert lui-même n'avaient tenu leurs promesses.

Abandonné par les ministres, le cœur ulcéré, M. de Vivonne laissa éclater son ressentiment dans une lettre confidentielle adressée à sa sœur, madame de Montespan, et destinée à être mise par elle sous les yeux de Louis XIV. Je me confie, disait-il[51], en l'application de Sa Majesté, laquelle n'a pas envoyé des troupes pour les laisser périr avec la réputation de ses armes, et pour perdre, dans le temps que l'on doit le plus espérer, ce qu'il y a de conquis en Sicile. Voilà, ma chère sœur, la fâcheuse situation où je me trouve. Je -ne veux point déplaire aux ministres que le roi aime, et qui le servent si bien en d'autres occasions ; mais aussi, comme bon et fidèle sujet, je ne veux pas manquer à mon devoir en faisant savoir à Sa Majesté ce que de petites haines ou de petits intérêts particuliers pourroient produire contre le service. C'est pourquoi je vous supplie de montrer ceci au roi seul, afin qu'il soit averti de la répugnance qu'a. M. de Louvois pour la conquête de la Sicile, puisqu'il nous laisse absolument manquer de tout argent, et qu'il ne nous envoie jamais les troupes que le plus tard qu'il peut, les choisissant les plus nouvelles et les envoyant en si petit nombre qu'il faut ou se résoudre à ne rien faire ou, si on fait quelque chose, se résoudre à perdre le fruit des conquêtes n'ayant ni de quoi les soutenir, ni de quoi les faire valoir. Il vaudroit mieux que Sa Majesté se résolût à renoncer de borine heure à ses justes prétentions que de s'exposer à perdre honteusement des choses qui sont, pour ainsi dire, dans sa main, si elle le veut ; et pour l'acquisition desquelles il faudroit si peu de chose au delà de ce qu'elle fait.

Quelque ménagement que M. de Vivonne voulût garder envers Louvois, la froideur affectée du ministre, qui se bornait en général à lui accuser réception de ses dépêches, tandis qu'il écrivait en détail à M. de Vallavoire, à M. de La Villedieu, à M. de Mornas, finit par pousser à bout sa patience. Le maréchal avait plusieurs fois demandé un équipage de vivres et un train d'artillerie ; il avait plusieurs fois réclamé des commissions pour les officiers de son régiment ; outré de n'avoir de réponse sur aucun de ces sujets, sur le dernier particulièrement, qui lui était tout personnel, il écrivit à Louvois[52] : Je m'étois flatté jusqu'à présent que vous aviez quelque bonté pour moi ; mais vous voulez bien me permettre de vous dire, avec la liberté qu'une amitié sincère et respectueuse autorise, que je commence presque à douter de cette vérité avec toute l'armée ; car un chacun s'aperçoit qu'il y a en cela quelque chose d'extraordinaire, d'autant plus que votre silence ne s'arrête pas sur ce sujet seulement, mais qu'il continue encore sur le sujet des aides de camp que je vous ai pareillement demandés. Si ces airs de froideur ou de disgrâce apparente de votre part, monsieur, se pouvoient cacher, je ne vous importunerois pas de ces lignes, et je souffrirois avec patience la distinction onéreuse que l'on fait dans ce rencontre de M. de Vallavoire à moi ; mais ces mortifications ne se pouvant cacher, je ne puis aussi me taire ni m'empêcher de vous demander encore avec instance de prendre soin de moi dans ce rencontre. La qualité que j'ai de maréchal de France, et le commandement actuel que j'ai à terre, ne me doit pas rendre de pire condition que M. de Mornas. Cependant, malgré tous ces dégoûts, le maréchal ne laissa pas de faire son devoir ; il semblait même que l'irritation si légitime qu'il éprouvait réagît sur sa volonté comme un aiguillon.

Après avoir habilement attiré les principales forces des Espagnols à Melazzo, il essaya de se porter sur Syracuse ; mais deux fois le vent contraria ses projets. Alors il concentra tous ses desseins sur Taormine. Tandis que M. de Vallavoire était chargé de garder Messine avec douze cents hommes, et que M. de Mornas s'emparait du poste de Merilli auprès d'Agosta, M. de La Villedieu débarquait avec deux mille hommes aux environs de Taormine, et s'en rendait maître après une assez vive résistance. Les espions annonçaient un retour offensif des ennemis ; mais déjà le maréchal avait envoyé contre eux M. de Vallavoire ; un violent combat s'engagea dans la montagne ; les Espagnols vigoureusement abordés, se retirèrent en désordre ; le prince Cicinelli, qui les commandait, fut blessé et pris. En quelques jours, le maréchal reçut la soumission du château de La Môle, de Saint-Alexis, de La Force, de Savoca, de Fiume-de-Nisi. Le 25 octobre, il fit investir par terre et par mer Scaletta, qui était défendue par douze cents hommes ; après quinze jours de siège, la place capitula, le 9 novembre. Le contre-coup de ces rapides succès sur la côte orientale de la Sicile se fit sentir sur la côte septentrionale ; les Espagnols abandonnèrent d'eux-mêmes Libisso et la tour de San-Rizzo. Le roi est maitre en Sicile de soixante milles de côtes, écrivait le maréchal de Vivonne[53]. Mais ces conquêtes avaient aussi leurs inconvénients ; il fallait, pour les garder et les soutenir, plus d'hommes, plus d'argent et plus de blé. Le témoignage de M. d'Oppède n'était pas suspect ; voici ce qu'il mandait à Louvois : Tous les lieux nouvellement conquis sont fertiles en huile, en soie, en vins et en pâturages ; mais il n'y croît presque point de blé, de sorte qu'au lieu d'en retirer pour Messine, il faut que nous pensions à leur en envoyer : et en effet, pas un de ces lieux n'a demandé une capitulation qu'il n'ait en même temps demandé du blé. Sans compter la subsistance des troupes, il faudra plus de deux cents salmes par jour au lieu de cent dix qui suffisoient[54]. Ainsi, dans cet étrange pays, les idées reçues n'étaient plus applicables ; le vainqueur défrayait le vaincu ; la conquête ruinait le conquérant[55].

L'une des plus tenaces prétentions de Louvois et de d'Oppède, c'était que, la guerre devant nourrir la guerre, il fallait au moins exiger la contribution des pays encore soumis aux Espagnols. M. de Vivonne y contredisait de toutes ses forces dans une dépêche qui, parmi ses réclamations habituelles, contenait des renseignements très- curieux sur le caractère et les mœurs des Siciliens. Il me paroit, disait-il, que ce royaume se peut conquérir, pourvu que les secours d'Espagne ne préviennent pas ceux de Sa Majesté, parce que rien n'est plus léger que les peuples de ce pays ; le plus fort ou celui qui en a l'apparence est toujours le maître ; et ils aiment mieux se soumettre que d'exposer leurs biens et leur vie au hasard. Lorsque j'ai pris la liberté de vous parler dans mes précédentes de gagner l'affection des peuples de Sicile, je vous supplie très-humblement de croire que ce que je vous en ai dit n'a pas été seulement une raison de bienséance pour avancer dans le pays ; ce que j'en ai fait a été pour donner à entendre à Sa Majesté que les contributions y sont impraticables. Les Espagnols, qui les savent faire payer aussi bien que nous en Flandre, ne les exigent point en Sicile des lieux que les troupes du roi ont conquis. Lorsqu'ils les veulent châtier, ils font faire des courses dans les villages et les font brûler ; mais ils ne leur font point demander d'argent, parce qu'ils commissent l'humeur du Sicilien, qui ne peut nullement se rendre capable de ce traitement. Si j'envoyois demander la contribution aux villages non rendus, outre que je ferois de leurs habitants autant de soldats contre le roi, ils sont gens à prendre plutôt le parti de cacher tous leurs biens meubles sous terre, et abandonner leurs maisons, que celui de payer une taxe comme celle-là. Ils ne se plaignent des Espagnols qu'en ce qu'ils leur ont mis des impositions, et ne veulent les François que pour faire ôter ces mêmes impositions ; de sorte que, n'ayant pas une bonne armée pour les forcer à prendre le pli qu'on voudra, il n'y a que la douceur au monde qui les puisse attirer ou qui les puisse faire tenir en repos et, pour ainsi dire, dans la neutralité. Il n'y a qu'à parler seulement de la contribution ; il est certain que tout le paysan désertera, et que l'on trouvera les villages dépourvus de tous biens. Encore que les Espagnols aient été les maîtres de ce pays-ci pendant quatre cents ans, ils n'ont pu néanmoins gagner en aucun temps la confiance des Siciliens au point de savoir où ils cachent leurs blés, leurs huiles et autres denrées. Ils font des caches dans les plaines et dans les montagnes, et sèment par-dessus ou plantent des arbres ; et souvent le père meurt sans le découvrir à ses enfants, comme en Turquie. Ce sont des gens d'humeur méfiante et fainéante ; ils ont toujours peur de mourir de faim, et cependant ne veulent rien faire ; ce qui est cause que le commerce y est médiocre, et qu'avec la plus grande abondance du monde ils trouvent le secret d'être mis à la nécessité pour un léger accident, n'osant sortir leurs denrées de dessous terre qu'avec de grandes précautions, de crainte qu'on ne sache qu'ils les ont. En France, en Flandre et en Allemagne, les pays sont plus mauvais et les habitants beaucoup plus riches, à cause de l'industrie et du trafic qui leur donnent moyen de porter toutes sortes de dépenses ; mais le Sicilien ne veut rien de tout cela, et n'est susceptible d'aucune discipline. Il s'irrite à l'excès pour la moindre chose, et un simple mouvement de colère le porte à tuer avec une vitesse incroyable, de sorte qu'on ne toit que meurtres parmi eux. Ce qu'il est nécessaire de faire, c'est de les conquérir et soumettre ; et puis, ayant la force à la main, on leur pourroit imposer ce qu'on voudroit ; mais, quand on le fera, il faudra s'attendre à tout ce que le ressentiment et la rébellion pourra produire de cruauté[56].

En montrant avec cette franchise un tel pays et un tel peuple, d'une conquête si difficile et d'un gouvernement plus difficile encore, le duc de Vivonne ne pouvait se dissimuler qu'il donnait contre lui-même des armes à Louvois ; cependant il ne désespérait pas de le toucher et de le convaincre. Avant ses derniers succès, il avait obtenu la promesse que, s'il pouvait faire quelque chose avec les faibles ressources dont il disposait, et s'il était assez heureux pour réussir, le roi lui enverrait des renforts. L'épreuve était faite, l'avantage considérable, et les renforts ne venaient point. Le 14 janvier 1677, le maréchal écrivit au ministre pour lui rappeler sa promesse par de nouvelles instances[57] : Je vous supplie de tout mon cœur, lui disait-il, et je vous conjure même par ce zèle si ardent que vous avez au service du roi, et dont toute l'Europe est convaincue, de vouloir bien nous en départir quelque portion en ce pays, puisqu'il n'y auroit rien de plus fâcheux, pour ne pas dire davantage, qu'après tout ce qui s'est fait depuis deux ans et par terre et par mer, un ouvrage aussi considérable, et qui fait tant de bruit et d'effet dans toute l'Italie, vînt à tomber et à se perdre tout à fait, faute d'une prévoyance comme celle que je demande.

Louvois n'avait pas oublié sa promesse. Après avoir affecté, pendant deux ans, de se tenir à l'écart d'une expédition dont il avait blâmé, sinon le principe, du moins la direction et le développement, il y entrait tout à coup avec cette résolution qui décidait le succès des grandes affaires ; il était ou il semblait converti, comme par miracle, à la conquête de la Sicile. Peut-être était-ce l'influence de madame de Montespan qui avait opéré ce prodige. Quoi qu'il en soit, voici ce que Louvois annonçait, le 12 janvier 1677, au maréchal de Vivonne[58] : Celle-ci sera seulement pour vous informer des résolutions qu'il a plu au roi de prendre touchant la Sicile, lesquelles ayant passé mes espérances, je ne puis m'empêchez de vous en faire compliment et de vous assurer que, présentement que Sa Majesté a résolu les moyens de vous secourir, j'y donnerai non-seulement l'application que je dois au service de Sa Majesté, mais encore, s'il est possible, j'y ajouterai quelque chose. Je le ferai avec le plus grand plaisir du monde, quand je ferai réflexion que je contribuerai en quelque manière à votre satisfaction particulière et à vous donner les moyens d'acquérir de nouveaux mérites auprès de Sa Majesté. Pour le passé, n'y ayant rien de réglé pour la Sicile, je n'ai pu que vous envoyer l'argent à mesure que l'on en faisoit les fonds, et que faire marcher les troupes qu'il plaisoit à Sa Majesté de résoudre qui y passassent, sans que l'on pût pourvoir à rien .par avance, soit à cause du manque d'informations ou à cause de l'état des affaires générales. Présentement que les conquêtes que vous avez faites ont mis Sa Majesté en état de pouvoir espérer des avantages réels des dépenses et des efforts qu'elle feroit pour vous secourir, elle a pris la résolution de faire une véritable guerre en Sicile, en a résolu les moyens, et m'a chargé de prendre les mêmes soins pour cet emploi que mon devoir et mon inclination m'obligent de prendre à la guerre qui se fait ailleurs. J'ai cru devoir vous dire ce que dessus, afin de vous mieux faire comprendre quelle est la résolution de Sa Majesté et l'application avec laquelle elle sera exécutée dorénavant. A l'égard des troupes, Sa Majesté a résolu de vous envoyer six bataillons d'infanterie, savoir : deux qui seront composés d'un régiment suisse de huit compagnies de deux cents hommes chacune, qui sera commandé en qualité de colonel par le sieur Stoupe (Stoppa), frère de M. Stoupe, maréchal de camp, lequel est un très bon officier. Les compagnies dudit régiment sont remplies toutes de vieux soldats, et sont commandées par des officiers fort capables, en sorte que vous pouvez compter que ces deux bataillons embarqueront plus de dix-sept cents vieux soldats et officiers. Pour ce qui est des quatre autres bataillons, il y en a trois de nouvelles troupes, et l'autre est sur pied depuis deux ou trois ans. Vous en garderez ce que vous trouverez de bonnes compagnies, et l'intention du roi est que le surplus soit réformé et incorporé dans les bataillons qui sont présentement en Sicile pour les rendre complets. Sa Majesté a résolu de faire passer aussi un régiment composé de huit vieilles compagnies de cavalerie, avec lequel, et vos dragons remontés, Sa Majesté suppose que le corps de cavalerie qui est à vos ordres sera suffisant pour être supérieur, non-seulement à celui que les ennemis ont présentement, mais encore à celui qu'ils pourront avoir ci-après. Malheureusement la question d'argent n'était pas réglée d'une manière aussi satisfaisante ; Louvois persistait à vouloir que la Sicile fournit aux dépenses de la guerre[59].

En attendant l'arrivée des nouvelles troupes qui ne pouvaient être embarquées qu'au mois d'avril, le duc de Vivonne avait fort à faire de veiller à la sûreté de ses postes et de contenir, dans de justes bornes, l'antagonisme du sénat de Messine et de l'intendant d'Oppède. La guerre faillit éclater entre eux ouvertement au sujet d'un vaisseau rempli de blé dont l'intendant voulait prendre le chargement pour la subsistance des troupes, quoiqu'il eût été retenu d'avance par le sénat pour nourrir, suivant l'usage, la population de Messine pendant les fêtes de Pâques. L'altercation fut si vive que le duc de Vivonne se vit obligé d'intervenir : J'apaisai cette affaire, écrivait-il à Louvois[60], mais je ne dois pas me flatter d'avoir ôté du cœur de ces messieurs de part et d'autre beaucoup de haine et beaucoup de colère.

L'escadre et le convoi, commandés par le chevalier de Valbelle, arrivèrent à Messine le 26 avril 1677 ; le lendemain, les troupes débarquèrent, au bruit des acclamations et des fanfares ; les Messinois ne se lassaient pas d'admirer la prestance et la belle tenue des hommes, surtout dans le régiment de Stoppa. Tout le monde s'attendait, en Sicile, en Italie, en Espagne, en France, à l'ouverture prochaine d'une campagne plus brillante encore que celle de l'année précédente. Il faut bien le reconnaître, le maréchal de Vivonne ne se préoccupa pas assez tôt de satisfaire cette attente universelle. Ce fut une faute grave, surtout par rapport à Louvois, dont la conversion toute récente avait besoin d'être affermie par de prompts et solides arguments. Il en était du duc de Vivonne comme de ces pauvres gens à qui vient subitement la fortune, et qui ont peine à se débarrasser de leurs habitudes de resserrement et d'épargne ; ils ne savent pas se mettre au large. A lui aussi, deux années de misère dans le commandement avaient donné des habitudes, nécessaires alors, de circonspection et de prudence ; mais, l'abondance venue, l'audace, la prodigalité même, étaient de mise ; le caractère sicilien exigeait cette soudaine métamorphose ; il ne trouva qu'un riche honteux. Ce n'est pas que le duc de Vivonne n'eût la meilleure volonté d'agir ; mais c'est d'agir et de frapper vite qu'il importait.

Le maréchal réunit en conseil de guerre les officiers généraux à peine débarqués ; ils ne pouvaient avoir d'autre avis que le sien, n'ayant aucune connaissance du pays. Le marquis de Vallavoire, malade de corps et d'esprit, était retourné en France, La Villedieu commandait à Taormine, Mornas dans Agosta. Louvois avait proposé de détruire tous les postes secondaires, pour épargner les garnisons ; le maréchal lui opposa l'opinion du conseil. Les officiers généraux, lui écrivait-il deux jours après le débarquement, sont tombés d'accord qu'il est impossible de faire ici, avec succès, plusieurs choses qui se pratiquent utilement en France et ailleurs. Il leur a paru, comme à moi, qu'on ne pouvoit ruiner quelques postes forts de situation sans nous affoiblir, ayant jugé que ces lieux sont essentiellement nécessaires à maintenir les armes de Sa Majesté ici, et la sûreté des terres qui lui obéissent.

Voici quelle était la distribution des troupes : la majeure partie de l'infanterie, c'est-à-dire six à sept mille hommes, formait quinze bataillons de douze compagnies chacun, qui devaient servir en campagne avec un régiment de dragons et quatre régiments de cavalerie ; le service des garnisons, réduit au plus strict nécessaire, occupait quatre-vingts compagnies d'infanterie. Il est probable que si toutes ces troupes eussent été envoyées du premier coup en Sicile, la conquête en eût été facilement faite, mais sans aucune assurance de s'y maintenir. Était-il temps encore ? M. de La Villedieu ne le pensait pas. Il ne faut plus se flatter, écrivait-il à Louvois[61], que la conquête entière de la Sicile soit aisée. Les peuples, soit par un esprit de légèreté, soit qu'ils supportassent avec peine la domination des Espagnols, dans le commencement de la révolte de Messine, sembloient vouloir suivre son exemple ; tout le royaume étoit ébranlé. Mais les Espagnols, et par les troupes qu'ils y ont fait passer depuis ce temps-là, s'en sont rendus les maîtres, et par ce qu'ils leur ont fait croire, se sont si bien raffermis que nous trouverons plus de résistance dans les gens du pays que dans les troupes réglées. On leur a persuadé que le roi ne pensoit point à la conquête de ce royaume ; que ce que Sa Majesté en faisoit n'étoit que pour faire une diversion, ou tout au plus pour y prendre quelques places pour les échanger ensuite dans un traité de paix contre d'autres que Sa Majesté prenoit d'un autre côté. Ainsi ce peuple, persuadé de retourner sous la domination des Espagnols, quand même nous les aurions conquis, fait de son mieux pour se les concilier et pour s'acquérir du mérite auprès d'eux. Si les Espagnols n'avaient pas de grands généraux, ils avaient encore, on le voit, d'assez bons agents politiques ; leurs raisonnements, pour agir sur l'esprit des peuples de Sicile, étaient simples et très-vraisemblables ; ils étaient plus près de la vérité qu'ils ne le croyaient peut-être eux-mêmes.

Le duc de Vivonne avait fait un grand projet d'attaque par mer contre Syracuse ; mais il n'avait voulu le communiquer à personne, n'ayant éprouvé que trop souvent, disait-il avec amertume, que dès qu'il s'était ouvert de quelque pensée, on affectait de la rendre publique à toute l'armée et à toute la ville. Tout était réglé d'avance, l'ordre de bataille pour les vaisseaux, les manœuvres des galères, la désignation précise d'un point où la muraille du port n'avait que peu d'épaisseur et pas de terrassement ; enfin, les dispositions pour le débarquement et l'attaque. Le 27 mai, le régiment de Stoppa et la cavalerie marchèrent à Taormine comme pour menacer Catane ; le 30, les galères sortirent du port ; mais, pendant huit jours, le vent, constamment contraire, ne permit pas aux vaisseaux d'appareiller. Le maréchal fut obligé de renoncer à son projet, sans désespérer toutefois de le reprendre dans un temps plus favorable[62].

C'était pour le maréchal de Vivonne une fâcheuse affaire que ses desseins sur Syracuse n'eussent pas pu s'accomplir au mois de mai ; jusqu'en septembre, le soleil de Sicile rendait impossible toute grande opération militaire. Louvois le savait bien, puisqu'en Roussillon, où la chaleur n'était pas aussi forte, l'habitude était de mettre, pendant ces trois mois, les troupes en quartiers de rafraîchissement ; cependant Louvois s'irritait, non sans raison, de ces retardements et de l'inaction forcée de ces troupes qu'il aurait si utilement employées ailleurs ; il sentait diminuer son bon vouloir et renaître ses méfiances contre l'expédition de Sicile. Le roi a vu avec surprise et avec douleur, écrivait-il à M. de Vivonne au mois de septembre[63], qu'après tous les efforts que Sa Majesté a faits pour envoyer des troupes à Messine, des sommes très-considérables pour les faire subsister, et toutes les autres choses qu'elle a cru qui pourroient vous aider à faire quelque conquête considérable en Sicile, l'on y trouvoit les choses plus difficiles alors que l'année passée, dans le temps que vous manquiez de tout. Toutefois, Sa Majesté veut espérer qu'après que les excessives chaleurs seront passées, vous vous serez mis en campagne pour faire quelque entreprise qui puisse répondre à l'attente et aux efforts de Sa Majesté et convenir à votre réputation. Il est inutile de répondre à ce vous marquez de la force des troupes ennemies, parce que le roi vous a envoyé toutes celles qu'il pouvoit faire passer en Sicile, dans l'état présent des affaires ; et si, avec un corps si nombreux, il n'est pas possible d'y faire des progrès, il seront bon que vous prissiez la peine de le mander au roi, afin que Sa Majesté prît ses mesures, étant certain qu'il vaudroit beaucoup mieux qu'elle prît le parti de la défensive et de maintenir seulement ce qu'elle occupe présentement, que d'entretenir inutilement en Sicile un corps aussi nombreux que celui que vous avez.

Le maréchal de Vivonne venait d'être encore une fois trahi par la fortune, pour subir ensuite l'une des plus douloureuses épreuves qui puissent frapper un chef d'armée. Il avait repris, dés le mois d'août, ses projets sur Syracuse ; le 19, toute la cavalerie et la plus grande partie de l'infanterie avaient marché du côté de Melazzo, le but de cette démonstration étant d'attirer dans cette place les principales forces des Espagnols. le maréchal fit embarquer à bord des vaisseaux et des galères, quinze cents hommes d'élite choisis dans tous les bataillons ; le même jour, la flotte sortit du port. Arrivé à la hauteur de Scaletta, le duc de Vivonne réunit à son bord les officiers généraux de la marine, auxquels il communiqua le plan des opérations qu'il avait jusque-là terra secret. La discussion fut très-vive ; elle dura plusieurs jours, le plus grand nombre alléguant l'état de la mer, qui, par une fatalité nouvelle, était en effet devenue très-mauvaise. Cependant le maréchal voulut passer outre ; il avait résolu, si le vent ne permettait pas aux vaisseaux de canonner les défenses extérieures du port de Syracuse, de les faire remorquer par les galères, et d'entrer de vive force dans le port même, lorsque l'intendant survint à l'improviste, apportant des lettres de Colbert qui rappelaient la flotte à Messine. Les Hollandais, disait-on, se préparaient à rentrer dans la Méditerranée ; le roi voulait que ses vaisseaux, aussitôt les dépêches reçues, fissent toutes leurs dispositions et leurs approvisionnements pour se tenir prêts à partir et à combattre au premier ordre. Ainsi l'attaque de Syracuse fut manquée pour la troisième fois[64]. Quelques jours après, toutes les troupes d'infanterie et de cavalerie campaient ensemble dans la plaine de Mascari ; tout à coup, officiers et soldats tombèrent en foule, atteints tous à la fois par un ennemi invisible et invincible, par un mal inconnu, foudroyant, cruel. Après quelques heures d'horribles souffrances, la plupart mouraient ; ceux qui ne mouraient pas restaient incapables de se mouvoir. Lorsque le maréchal voulut arracher les survivants aux miasmes empestés de cette plaine pour les ranimer par un air plus salubre, sur cent vingt officiers de cavalerie, il s'en trouva neuf en état de monter à cheval ; quand ils arrivèrent à Messine, ils n'étaient plus que trois. Ce mal affreux les poursuivit dans leur retraite ; au mois d'octobre, à Messine même, il mourut encore en deux jours quatre capitaines d'infanterie et deux de cavalerie[65].

Après le fléau de la maladie, le fléau de la désertion ; quoi d'étonnant ? parmi des hommes qui n'avaient pas la distraction du combat pour rompre la monotonie de la misère. Il est à craindre, écrivait M. de La Villedieu, que nous ne perdions beaucoup de monde de désertion. Les cavaliers et les soldats, qui avoient espéré une meilleure subsistance en faisant la guerre, sont au désespoir de se voir réduits tout de nouveau à leur pain de munition et à quelques herbes ; à peine peuvent-ils avoir un morceau de fromage. On ne trouveroit pas une vache ni un mouton à acheter dans toute l'étendue du pays que nous possédons. Par-dessus tout cela, les soldats et cavaliers sont sans matelas ni couvertures ; on ne veut point qu'ils logent dans les maisons avec les habitants des lieux où ils sont ; et, dans le fond, on auroit peine à l'établir dans ce pays-ci, de l'humeur dont sont les Italiens[66]. Lorsqu'au mois de novembre, le maréchal fit la revue de l'infanterie française, sur deux cent vingt et une compagnies, il en fallut réformer entièrement quatre-vingt-trois pour rendre les autres complètes à cinquante hommes ; des cent trente-huit compagnies ainsi conservées, soixante-dix-huit étaient réclamées pour le service des garnisons, en dehors de Messine ; il ne restait, pour garder cette grande ville et pour servir en campagne, que soixante compagnies, c'est-à-dire trois mille hommes de troupes françaises, et douze cents Suisses environ. N'était-il pas besoin d'un renfort considérable pour réparer les ruines de la désertion et des maladies ?[67]

Le troisième et dernier échec des projets du duc de Vivonne sur Syracuse avait si peu disposé Louvois à faire passer de nouvelles troupes en Sicile, qu'il songeait au contraire à retirer une partie de celles qui s'y trouvaient. Sa Majesté, écrivait-il au maréchal, le 31 octobre 1677, ne peut voir qu'avec un déplaisir sensible qu'une dépense et des efforts aussi extraordinaires que ceux qu'elle a faits soient demeurés inutiles ; et comme, vu l'état présent de ses affaires, Sa Majesté ne vous peut point envoyer plus de troupes que vous en avez présentement, et que tout ce qu'elle peut faire est de leur faire passer des recrues, elle m'a commandé de vous demander votre avis sur la continuation de la guerre de Sicile, c'est-à- dire si les forces des ennemis et la difficulté du pays continuant à vous empêcher de rien entreprendre avec le corps que vous avez, Sa Majesté ne pourroit pas disposer de la plus grande partie des troupes qui le composent pour l'employer contre la Catalogne ou contre le Milanois, dont elle peut espérer plus de fruit. En ce cas-là, Sa Majesté désire que vous lui mandiez le nombre des compagnies de cavalerie, d'infanterie et de dragons dont vous croirez avoir besoin pour maintenir les postes que vous jugerez à propos de garder en Sicile, et de quel nombre de troupes Sa Majesté pourroit disposer pour les employer ailleurs. C'est sur quoi Sa Majesté attendra de vos nouvelles avec beaucoup d'impatience.

Le ministre s'expliquait ensuite au sujet d'un conflit ou plutôt d'un embarras causé par l'arrivée de quelques officiers venus de France, avec des commissions royales, pour occuper certains emplois auxquels le maréchal de Vivonne avait déjà pourvu : Quant à ce que vous dites que, depuis que vous avez rempli les charges vacantes dans la cavalerie qui est à Messine, il s'est présenté des gens avec des brevets du roi pour y être reçus, je dois vous dire qu'il est sans doute que ceux pourvus par Sa Majesté doivent être préférés aux autres, et je vous supplie de trouver bon que je vous dise qu'il est nécessaire qu'il vous plaise de VOUS abstenir de nommer aux places qui pourront vaquer dans les troupes, jusqu'à ce que Sa Majesté vous en ait donné le pouvoir[68]. Évidemment, sur ce dernier grief, Louvois faisait au maréchal une mauvaise chicane, ou tout au moins il avait la mémoire bien courte ; car le duc de Vivonne avait entre les mains des armes dont il aurait pu se servir avec moins de modération et de bon goût : Lorsque j'ai nommé aux charges vacantes dans les troupes, répondit-il, vous m'avez témoigné, monsieur, que Sa Majesté l'avoit agréable, et même par le dernier article d'une de vos lettres du 27 septembre 1676, vous avez la bonté de parler sur ce sujet en ces termes : Le roi approuve qu'à mesure qu'il viendra à vaquer des charges, vous les remplissiez de ceux que vous en jugerez les plus capables, et, sur les mémoires que vous m'enverrez des promotions que vous aurez faites, je vous en adresserai les provisions de Sa Majesté ; ce qui vous doit faire voir, monsieur, que je n'ai rien entrepris de moi-même. Mais comme j'ai su obéir d'une façon, je saurai si bien obéir de l'autre, que vous n'aurez plus occasion de me faire un semblable reproche.

Si le duc de Vivonne écartait avec cette courtoisie une attaque mal fondée qui n'atteignait que sa personne, il repoussait avec une tout autre énergie un projet qui lui paraissait menacer les intérêts du roi, le projet renouvelé de la défensive et de l'occupation restreinte en Sicile : Vous désirez, monsieur, savoir de moi si le roi ne pourroit point tirer des troupes d'ici pour envoyer en Catalogne ou ailleurs, estimant que nous en avons plus qu'il n'en faut pour être sur la défensive. Mais, monsieur, vous voulez bien que je vous die deux choses avec tout respect : l'une, que les deux grandes réformes qui nous ont été ordonnées, les désertions, les maladies et les accidents de la guerre, ont réduit les troupes à un nombre si médiocre, qu'il n'en reste seulement que pour la garde des postes ; et l'autre, que Sa Majesté ne doit plus compter sur la conservation de ce pays sous son obéissance, dès qu'elle y aura fait connoître qu'elle n'y veut être que sur la simple défensive. Je ne sais quelle fatalité il y a sur moi que je n'aie jamais pu trouver créance sur tout ce que j'ai représenté touchant la Sicile. D'autres gens, qui n'étoient pas chargés du gros des affaires, cherchant à se rendre agréables aux dépens du service du roi, ont fait sans doute les choses plus aisées qu'elles ne sont. Je sais que c'est le secret pour ruiner à coup sûr les affaires ; mais je serois au désespoir que ma peur eût lieu, qui est que les lettres de ces gens-là coûteront cher à Sa Majesté. Je vous prie, monsieur, d'ajouter une fois créance à ce que iions écrit un des plus zélés sujets du roi, et soyez, s'il vous plaît, persuadé que qui n'avancera pas en ce pays-ci y reculera notablement et d'une manière qui ne peut donner que du déplaisir à Sa Majesté. J'ai toujours parlé dans ce sens-là dans toutes mes lettres, et croyez, je vous prie, que, comme le bonheur de mes commencements ne m'en a point fait imaginer les suites faciles comme à d'autres, une situation contraire ne me fait point grossir les objets au delà de leur juste grandeur. Si j'ai fait des progrès l'année passée, c'est parce que je n'avois qu'un seul lieu à garder ; mais depuis que j'ai eu le bonheur de m'étendre, ce qui étoit une armée n'a plus été que des garnisons. Si vous me voulez faire un peu de justice — comme je ne puis pas croire que vous ne me la fassiez —, vous m'avouerez que tous ceux qui ont l'honneur de commander les armées du roi présentement, hors de la Sicile, ont un corps de troupes qui est distinct et séparé des garnisons des places ; il n'y a qu'à moi qu'on compte les garnisons fixes pour troupes de campagne. Après cela, Sa Majesté non-seulement ne peut pas songer à nous rien ôter ; mais, si elle n'envoie de quoi faire quelque chose dans le temps el dans la saison, ma fidélité m'oblige de l'avertir que toutes, les apparences sont que ses affaires ne se soutiendront pas longtemps en cc pays ; dans d'autres, on n'a à combattre que les ennemis du roi ; mais ici on a, outre ceux-là, les gens du pays qui songent à une révolte, dès qu'il y a la moindre ombre de disgrâce[69].

Le duc de Vivonne adressait à Louvois cette protestation, le 10 janvier 1678 ; cette date est importante à noter. Mais déjà Louvois n'insistait plus ; une dépêche qu'il écrivait au maréchal, le 18 décembre 1677, semblait même indiquer un nouveau revirement dans ses opinions ; il ne s'opposait plus à la guerre de conquête[70]. En même temps, il informait l'intendant d'Oppède des ordres que le roi venait de donner pour assurer la subsistance des troupes et de la population de Messine. La ville allait recevoir de grands approvisionnements de blé par les soins de M. de Seignelay ; l'armée, par les soins du munitionnaire général Berthelot ; en outre, Colbert venait de traiter avec deux compagnies de gens d'affaires qui se chargeaient d'acheter et de transporter des grains en Sicile. Sur le produit de la vente de ces grains, l'intendant devait recevoir immédiatement cent mille livres pour subvenir aux premières dépenses de l'année 1678. Afin d'améliorer la condition des troupes, Louvois se proposait d'expédier à Messine des couvertures, des draps de lit, et plus de matelas que de paillasses, puisque la paille y étoit presque aussi chère que la laine en France. Ordre était donné l'intendant de Provence de laisser sortir en franchise et de faire transporter gratuitement par les vaisseaux du roi, des viandes salées, des légumes et du vin ; c'était l'affaire de M. de Seignelay. Louvois, de son côté, s'était entendu avec un marchand de Paris pour faire acheter en Irlande et passer à Messine deux cent mille livres de bœuf salé ; tous ces vivres, destinés aux troupes, leur devaient être délivrés par les soins de M. d'Oppède, au prix coûtant[71].

Malheureusement, cette sollicitude, lors même qu'elle eût été sincère, avait trop tardé à se produire. La misère a le triste effet de ruiner les âmes autant que les corps. Parmi les troupes découragées et affaiblies, il ne restait plus aucune trace de leurs vertus militaires ; le sentiment du devoir et de l'honneur, le courage et l'énergie, tout avait disparu. La garnison de La Môle, qui était de quatre compagnies, se laissa surprendre pendant la nuit du 18 au 19 décembre, non par les troupes régulières des Espagnols, mais par les habitants mêmes du village, aidés de quelques paysans des environs qui entrèrent par les brèches. Le commandant du poste s'était retiré dans son logis après avoir fait deux rondes ; il y fut assailli par les insurgés une heure avant le jour ; atteint de cinq ou six blessures, il réussit à s'échapper ; mais il ne put parvenir à réunir ses soldats qui étaient dispersés, et qui furent presque tous égorgés par leurs hôtes. Une compagnie entière était dans le château ; elle aurait pu non-seulement s'y défendre, mais encore chasser par son feu les insurgés du village : le capitaine perdit la tète, et se rendit au bout de vingt-quatre heures à des paysans mal armés. Des deux cents hommes qui étaient la veille à La Môle, il en restait quatre-vingts à peine. Comme ce poste dominait entièrement Taormine, il fallut porter de deux bataillons à cinq la garnison de cette ville, dont les terrassements mêmes, pour comble de malheur, s'effondrèrent tout à coup, minés par les pluies[72]. L'affaire de La Môle fit sur les troupes et sur les peuples une impression funeste ; elle augmenta la défiance des unes et l'hostilité des autres. Le bataillon de Champagne, qui était à Libisso, perdit par la désertion, en dix jours, soixante-cinq soldats qui ne s'y croyaient plus en sûreté. Le maréchal de Vivonne était navré : J'aurois voulu de bon cœur, écrivait-il à Louvois, et je voudrois bien encore vous donner de meilleures nouvelles que celles que vous avez eues par le passé et celles que j'ai à vous dire aujourd'hui ; mais les événements ne dépendent pas des hommes ; on fait de son mieux, et les succès ensuite ne sont pas entre nos mains. Cependant il ne perdait pas courage. Nous avons eu nouvelles, écrivait-il encore, que les ennemis se sont retirés dans leurs quartiers. Si cela est, et que M. Duquesne revienne bientôt, nous ne sommes pas sans espérance de rétablir les affaires comme elles étoffent.

Cette lettre était du 14 janvier 1678 ; quelques jours après, M. de Vivonne recevait une dépêche de Louvois qui le frappait comme d'un coup de foudre ; il était rappelé. Louvois lui écrivait, du 2 janvier, sans préambule, sans préparation[73] : Comme le désir que le roi a que vous arriviez promptement près de lui est extrême, Sa Majesté m'a commandé de vous adresser, par la voie d'une tartane qu'elle fait dépêcher exprès, le double des lettres que M. le duc de La Feuillade, qui va vous relever, doit vous porter, afin que, suivant ce que vous verrez des intentions de Sa Majesté par ces dépêches, vous disposiez les choses de telle manière pour votre départ que vous ne perdiez pas un moment de temps à vous mettre en mer pour repasser dans le royaume, lorsque M. de La Feuillade sera arrivé à Messine. Pour des raisons de politique et de convenance, le bruit officiel et partout accrédité se répandit que le duc de Vivonne, après trois années de commandement, avait lui-même et depuis longtemps demandé son rappel ; c'est ainsi que les auteurs de mémoires et les historiens, et Louis XIV lui-même, en ont parlé ; pour des raisons de convenance, le duc de Vivonne laissa dire et ne démentit rien ; la vérité est que la soudaineté, disons mieux, la brutalité de la mesure le surprit au moment où il s'y attendait le moins. Mais pourquoi lui donner à peine le temps de se reconnaître ? Quel était cet extrême désir qui agitait Louis XIV ? Était-ce bien, comme disait Louvois, de le voir arriver promptement auprès de lui ? N'était-ce pas plutôt, avec une légère variante, de le voir promptement hors de Messine ? On craignait que sa présence ne contrariât le dénouement de l'affaire de Sicile.

Tous ces grands préparatifs d'armement et de ravitaillement, dont on faisait tant de bruit, n'étaient qu'une feinte. L'évacuation de la Sicile était résolue ; Louvois y avait décidé Louis XIV. Que dans l'opposition que Louvois n'avait presque jamais cessé de faire à cette expédition, il entrât pour une certaine part quelque sentiment de jalousie contre Colbert et Seignelay, il est permis de le croire ; mais que ce sentiment tout seul ait inspiré la conduite du ministre de la guerre, on ne saurait le prétendre sans injustice. Il faut voir plus loin que la Sicile ; il faut voir les affaires générales Louis XIV luttant contre une coalition, Louvois s'épuisant à recruter ses armées, s'attachant avec Vauban aux conquêtes prochaines, répudiant les lointaines, et concentrant les forces de la France. Réduite à l'occupation de Messine avec un petit nombre de soldats, l'expédition de Sicile rentrait dans son plan ; elle avait été ce qu'elle avait dû être, une diversion bonne et utile pour donner jalousie à l'Espagne et la contraindre à détourner de ce côté-là une grande partie de ses ressources ; au delà de ces proportions, elle devenait une guerre ruineuse, et, quoi qu'on ait dit, sans avenir. La Sicile était ingouvernable.

En 1676, les Hollandais et les Espagnols avaient fait de vaines tentatives pour en chasser les Français ; pour la campagne de 1678, les Hollandais préparaient un nouvel effort, et les Anglais allaient se joindre à eux. On sait que l'un des principaux griefs de l'Angleterre contre la France, c'était la présence des Français en Sicile, au moins autant que leurs progrès en Flandre. Il fallait évacuer la Sicile avant d'y être enfermé ; mais, dans une pareille entreprise, où la mer est la seule voie de communication, c'est le retour qui est l'affaire sérieuse. Elle était aussi sérieuse en 1678 et en Sicile qu'elle puisse jamais l'être en aucun temps et en aucun lieu. Il n'y avoit pas d'apparence qu'une ville comme Messine, peuplée de plus de quatre-vingt mille personnes, où les bourgeois et les paysans des villages circonvoisins alloient au marché l'escopette sur l'épaule, et les jours de fête à la messe dans le même équipage, laissassent embarquer les François tranquillement, pour être le moment d'après à la discrétion des Espagnols. Outre cet intérêt qui touchoit les Malvizzes, il y avoit encore celui de ceux que l'on nommoit Merles ; les derniers eussent volontiers couronné leur fidélité par de secondes Vêpres siciliennes. Le peuple de Messine est très-spirituel, très-méfiant, fort glorieux, et surtout bien persuadé que Messine est la capitale du monde. Les deux tiers des bourgeois et de la noblesse ont pour occupation de s'assembler sur la place du Change, deux ou trois fois le jour, pour raisonner sur ce qu'ils savent et sur ce qu'ils s'imaginent. Toutes ces circonstances rendoient l'affaire difficile ; mais, ce qui paroissoit insurmontable, c'étoit la brièveté du temps ; car il fallait finir en cinq semaines, ou se trouver les Hollandois, les Anglois et Espagnols sur les bras. Chacun croira aisément qu'il étoit dangereux que les ennemis eussent connoissance du dessein ; mais, ce qui étoit bizarre, c'est que trois années à Messine avoient donné à la plupart des François des maitresses ou des amis intimes, ou un mélange d'intérêt par te commerce, ce qui demandoit un redoublement d'application pour les éloigner de la pensée d'une retraite. Le roi, pour mieux faire croire qu'il y envoyoit un grand secours, commanda des troupes et des vaisseaux pour y passer dans les premiers jours de février[74]. Tel est le début d'une relation de l'évacuation de Messine, due sans doute à la plume cavalière du duc de La Feuillade.

On n'avait pu mieux choisir, pour tromper tout le monde, que ce maréchal de France, audacieux et fanfaron ; sauf la bravoure, il était tout l'opposé du duc de Vivonne. Aussi les Messinois disaient-ils : Vivonne, prudent, bon politique plus que soldat ; La Feuillade, bouillant, plus soldat que politique[75]. Il partit de Toulon le 26 janvier 1678 ; le 3 février, il arrivait à Messine. Le duc de Vivonne s'embarqua le 10, regretté par le peuple, qui redoutait instinctivement la fougue de son successeur. Un des lieutenants du vice-roi déchu, M. de Montauban, avait fait de lui, chose rare dans ce temps de passions envieuses, un bel et juste éloge : M. de Vivonne a rendu des services considérables en ce pays ; jamais gouverneur ne fut plus doux ni plus judicieux parmi des peuples capables de mettre à bout tout le flegme et toute l'habileté des plus grands hommes. Le duc de La Feuillade avait eu le bon goût de laisser à son prédécesseur tous les honneurs et toute l'autorité du commandement jusqu'à son départ ; le 13 février, il prit solennellement possession de la vice-royauté. Il ne parlait que guerre et conquête ; on lui proposait de reprendre La Môle : La Môle ! une bicoque ! un beau début pour un si grand capitaine ! C'était à Catane, à Carlentine ou à Syracuse qu'il voulait marcher. Agosta devait être le quartier général. Le 16, on commença d'embarquer pour Agosta la cavalerie, et les convalescents, et les magasins, et le matériel de l'armée. Les Messinois voyaient partir tout cela, étourdis du langage belliqueux et des façons bruyantes du nouveau vice-roi ; à peine restait-il quelques centaines de soldats français à Messine.

Le 21 février, le duc de La Feuillade écrivit à Louvois une lettre qui pouvait tomber en toutes mains, sans danger pour le secret de ses desseins véritables. Augouste, disait-il[76], me servira proprement de place d'armes pour faire la guerre du côté de Catane, Carlentine et Syracuse, et Messine servira pour la guerre du côté de Mélasse et Palerme. Je laisse dans le Salvador cent cinquante hommes et dans Matagrifon cinquante, qui sont en sûreté comme dans mes vaisseaux. Pour les autres forts royaux qui sont hors la ville, j'en fais descendre le canon et j'en fais ôter les munitions de guerre et de bouche, et de plus rompre les citernes de manière qu'il faudroit plus de six semaines pour les raccommoder. Le sénat y fera faire garde par quatre soldats qui se relèveront tous les jours et y porteront de quoi boire et manger. Cette manière de garder les forts a surpris les François et les Messinois ; mais comme je leur ai fait connaître mes raisons, chacun en a paru satisfait. J'ai fait lever mille Messinois pour mettre à Libisso, pour avoir toutes mes troupes en campagne, et le sénat a fait cinq cents hommes pour garder le château de Taormine, ceux de Saint-Alexis, Savoca, Laforce, Lescalette et autres. Les assassinats sont ici fort fréquents, et, depuis que Messine est au roi, on n'y a pas fait justice en public ; ce qui les rend fort familiers. Aujourd'hui je prends la liberté d'en faire pendre un en place publique, qui a assassiné sa sœur ; je ne doute pas que le tout ne se passe sans bruit, quoique l'on ait cru jusqu'à présent que le privilège de la ville est de n'y faire mourir personne en public. J'ai trouvé ici le port des armes établi de jour et de nuit, de manière qu'à sept heures sonnées on ne sauroit marcher sans courre risque de la vie. J'ai défendu le port des armes de nuit, et, pour remédier à l'abus de laisser entrer les paysans avec des fusils, j'ai ordonné que l'on les laissât dans les faubourgs ou à la porte. Les jurats voulurent protester, les juges faire des remontrances ; le duc de La Feuillade les reçut si mal, qu'ils ne jugèrent pas à propos d'y revenir.

Avec de pareils procédés, et les Messinois une fois revenus de leur stupeur, une insurrection contre les Français était inévitable ; mais le maréchal espérait bien gagner ainsi quinze jours ou trois semaines ; c'était tout le temps qui lui était nécessaire. En attendant, l'agitation redoublait dans toute la Sicile et dans le royaume de Naples ; les Espagnols étaient aux abois ; à Naples, pour contenir le peuple, ils faisaient courir le bruit que quatre-vingt mille Anglais étaient en marche pour assiéger Paris[77]. Cependant l'embarquement de tout ce qui appartenait à la France était poussé activement dans le port de Messine ; bien des rumeurs circulaient, bien des soupçons s'éveillaient ; mais le maréchal de La Feuillade continuait de parler avec une assurance si imperturbable de ses projets d'attaque contre les Espagnols que, même dans les troupes françaises, on traitait de fables tous les bruits de retraite. Ce fut seulement dans les derniers jours que le maréchal fit confidence de son secret à l'intendant et aux officiers généraux. Les marchands et les résidents français, avertis par quelques mots mystérieux, se hâtèrent de prendre passage sur les felouques et les tartanes qui se trouvaient dans le port.

Enfin, le 13 mars, le duc de La Feuillade écrivit à Louvois : Vous pouvez compter qu'à Messine il ne reste pas dix malades qui sont absolument hors d'état de pouvoir être transportés. Toute votre infanterie est embarquée ; vous pouvez faire état qu'il ne restera pas un soldat à Messine. Je sors d'ici si agréablement à l'égard des Messinois, et ils sont si persuadés que je vais à quelque expédition, que, quoiqu'il soit public parmi les François que nous retournons en France, ce matin on a béni, à la Grande Église, un étendard de la madonna della lettera, que l'on m'a apporté, et où est l'inscription que je vous envoie[78] ; je l'ai été recevoir à la porte de mon logis, et suis allé à la Grande Église remercier la Vierge de m'avoir aidé à exécuter si heureusement les ordres du roi. Cette petite visite à l'église a fortifié encore les peuples dans la pensée que je n'allois pas en France. Cet étendard n'a jamais été donné qu'à M. don Juan d'Autriche, vice-roi de Sicile, qui battit les ennemis à Lépante. Souffrez ces petites circonstances qui vous marquent comme tout ceci s'est fait doucement et honnêtement de part et d'autre. Ce qui est de bien positif, c'est qu'ils ne se sont aperçus de mon dessein que lorsque j'ai été nécessité de le communiquer ; ce qui n'a été qu'après avoir mis les choses en état que j'aurois pu embarquer quatre mille François devant dix mille Espagnols, sans courre aucun risque. Ainsi les plus habiles, bien et mal intentionnés, n'ont pas pu trouver de meilleur parti que de faire semblant de ne rien voir, puisque ce qu'ils auroient pu faire n'alloit qu'à faire piller leur ville, sans pouvoir m'empêcher d'exécuter mon dessein. Pour Augouste, comme il n'y a point d'ennemis, et qu'il n'y a qu'à embarquer huit cents Suisses et mille cavaliers, je compte cela comme une affaire sans difficulté. Je conduis avec moi plusieurs prisonniers de guerre, entre autres le prince Chinchinelli, et quelques autres de conséquence, qui nous répondront de ceux que nous avons entre les mains des ennemis[79].

Le lendemain, le maréchal de La Feuillade, qui s'était embarqué sut une galère, fit venir à son bord les jurats de Messine ; il leur dit que l'Angleterre et la Hollande ayant résolu de joindre leurs armées navales à celle de l'Espagne dans la Méditerranée, le roi lui avait donné l'ordre de retirer pour un temps ses troupes de Sicile ; mais que, si la fortune des combats était favorable à la flotte française, l'intention du roi était de renvoyer à Messine, dans un délai de deux mois, des forces plus considérables que par le passé ; que c'était aux jurats de voir s'ils pouvaient se maintenir pendant ce temps-là contre les Espagnols, qu'autrement le roi les déliait de leurs serments et les laissait libres de s'accommoder avec leurs anciens maîtres. Les jurats s'attendaient à ce discours ; ils l'écoutèrent sans complaisance, mais sans récriminations inutiles ; le temps pressait. Ils demandèrent seulement au maréchal qu'il voulût bien retarder son départ jusqu'au 16 ; il y consentit. Au dernier moment, il fit enlever militairement et transporter à son bord deux portraits de Louis XIV qui étaient dans le palais et dans la salle du sénat ; c'était le signe évident que la protection de la France se retirait de Messine[80]. Le peuple, qui avait refusé jusque-là de croire à cette retraite, aurait volontiers égorgé les rares Français qui se trouvaient encore dans la ville, et porté leurs têtes aux Espagnols ; mais la terreur que lui inspiraient l'énergie du maréchal et les canons de la flotte le contint heureusement dans une attitude d'observation malveillante.

Pendant les deux nuits du 14 au 15 et du 15 au 16, les jurais, la plupart des nobles et beaucoup de riches bourgeois se réfugièrent avec ce qu'ils purent emporter de leur fortune mobilière sur les bâtiments de commerce qui furent bientôt encombrés ; enfin, le 16 mars, à dix heures du matin, le maréchal de La Feuillade donna le signal du départ. Ce fut pour la populace le signal du pillage ; elle se jeta sur les palais et sur les maisons des fugitifs qu'elle saccagea, tandis que les principaux des merli couraient à Melazzo porter la bonne nouvelle.

Il faut rendre cette justice aux Espagnols que la réaction ne fut pas aussi violente qu'on pouvait le craindre ; une amnistie fut proclamée, dont le bénéfice était même étendu aux émigrés, pourvu qu'ils revinssent à Messine dans un certain délai ; il n'y eut d'exceptés que les personnages les plus compromis. Ce fut seulement après trois mois que, des rixes ayant éclaté entre la populace et les soldats, et des projets de complot ayant été découverts, entre autres, dit-on, celui d'appeler les Turcs à Messine, le gouvernement espagnol fit prononcer vingt condamnations à mort, soixante aux galères, quarante au bannissement, la confiscation des biens des fugitifs et la restriction des privilèges de la ville[81].

Cependant, des navires qui portaient les émigrés, les uns avaient fait voile immédiatement pour Marseille, tandis que les autres suivaient la flotte française. Après quelques jours passés à Agosta pour achever l'embarquement des troupes qui restaient dans cette place, la flotte et le convoi firent, par le sud, le tour de la Sicile, et mouillèrent, le 7 avril, dans la rade de Toulon. Lorsque les commissaires délégués par Louvois firent la revue des troupes, à mesure qu'elles débarquaient, ils constatèrent la présence de six mille cinq cent quatre-vingt-un hommes, sans compter les officiers ; la France en avait envoyé successivement seize mille en Sicile ; il en manquait donc dix mille à peu près ; c'était le contingent de la désertion et de la mort[82]. Mais de combien d'autres victimes, siciliennes, espagnoles ou allemandes, l'Espagne n'avait-elle pas à demander compte à la Sicile !

En résumé, quelques défauts de conduite qu'on puisse reprendre dans une expédition soumise comme celle-ci à des influences contradictoires, elle avait produit son effet ; le duc de Vivonne avait utilement secondé en Sicile les efforts de Louis XIV sur le continent, et l'on ne peut méconnaître que l'évacuation de Messine, heureusement faite par le maréchal de La Feuillade, n'ait dérangé les plans des puissances maritimes, et contribué, pour une part notable, au rétablissement de la paix générale. Il est vrai que les intérêts de Messine ont dû être sacrifiés à ceux de la France, nécessité douloureuse qui a soulevé des regrets autour de Louis XIV et dans l'âme attristée du monarque. Ce n'est ni volontairement, ni de gaieté de cœur, ni avec la légèreté impertinente du maréchal de La Feuillade, que Louis XIV a délaissé les Messinois.

Tant qu'il a pu stipuler en leur faveur, fait ; lors même qu'il n'avait plus le droit de le faire légale- ment, en quelque sorte, il se sentait encore lié envers eux par une obligation morale. Le 4 janvier 1678, parmi les offres d'accommodement qu'il proposait à la médiation du roi d'Angleterre, il s'engageait à évacuer la Sicile à condition qu'on pourvoirait à la sûreté des habitants de Messine, et qu'on garantirait leurs privilèges[83].  L'intérêt de la France ayant exigé que Messine fût évacuée, Louis XIV n'avait plus aucun titre pour parler au nom de la cité qui était rentrée sous la souveraineté du roi d'Espagne ; mais il se croyait tenu de parler pour les particuliers qui s'étaient compromis au service de la France ; au mois d'août encore, il demandait, par un article exprès, que les exilés de Messine fussent rétablis dans leur patrie, leurs biens, leurs droits et leurs charges[84]. Ce ne fut qu'au mois de septembre, six mois après l'évacuation de la Sicile, à ce moment critique où les traités récemment conclus allaient être déchirés, les hostilités reprises entre la France et l'Espagne, et la guerre générale de nouveau déchaînée, que Louis XIV se vit contraint de céder à la résistance des Espagnols sur la difficulté des Messinois : J'aurois désiré, écrivait-il à ses ambassadeurs[85], que ces exilés eussent profité de ma protection pour leur rétablissement dans leur patrie ; mais comme l'intérêt général de toute l'Europe ne doit pas être assujetti à celui de quelques particuliers, je vous permets encore de réduire ce point aux termes les moins désavantageux, ou de vous en désister tout à fait lorsque vous ne pourrez rien obtenir en leur faveur. La protection de Louis XIV ne manqua jamais ceux qui s'étaient retirés dans son royaume ; ils furent toujours traités, non comme des étrangers, mais comme les hôtes de la France, mieux, encore, comme des Français.

 

 

 



[1] Llevando por maxima que fueron primero Messineses que Christianos. Historia de las reboluciones de Messina. Bibl. imp. mss. 10236-3. Colbert.

[2] Tous ces détails sont extraits d'un mémoire conservé aux archives des Affaires Étrangères ; quelques-uns de ceux qui suivent se trouvent aussi dans le manuscrit espagnol cité plus haut.

[3] Voici cette lettre, telle qu'elle se trouve rapportée dans une relation manuscrite de la révolte de Messine, Bibl. imp., 514, H, Saint-Germain : Maria Virgo Joachim filia, Dei humillima Christi Jesu crucifixi mater, ex tribu Juda, stirpe David, Messanensibus omnibus salutem et Dei patris omnipotentis benedictionem. Vos omnes fide magna legatos ac nuncios per publicum docurnentum ad nos misisse constat ; filium nostrum Dei unigenitum Deum et hominem esse fatemini, et in cœlum post suam resurrectionem ascendisse, Pauli apostoli prœdicatione mediante, viam veritatis agnoscentes, ob quod vos et ipsam civitatem benedicimus, cujus perpetuarn protectionem nos esse volumus.

[4] Seignelay à Vivonne, novembre 1614. Bibl. imp., mss. suppl. fr. 887-1.

[5] Le Tellier à Turenne, 9 novembre. D. G. 382.

[6] D. G. 382.

[7] Vallavoire à Louvois, 9 janvier 1675. D. G. 463.

[8] Dupuy à Louvois, 15 juin. D. G. 463.

[9] D. G. 463.

[10] Nous ne parlerions pas de l'Histoire de la marine française, de M. Eugène Sue, mélange singulier de roman et d'histoire, si les documents que ce livre renferme n'avaient égaré des historiens sérieux. M. Sue est le principal ennemi du duc de Vivonne ; il a contre lui une de ces haines acharnées et aveugles qui troublent profondément l'esprit et le caractère. Non-seulement M. Sue a négligé, relativement à la partie militaire de l'expédition de Sicile, les documents principaux qui se trouvent au Dépôt de la Guerre, mais il a, plus d'une fois, mal cité les pièces qu'il a eues sous les yeux. Nous avons reconnu et noté, sur quelques-uns des documents empruntés à la Bibliothèque impériale, des altérations qui eu faussent absolument le sens.

[11] Bibl. imp., mss. suppl. fr. 887-1.

[12] Vallavoire à Louvois, 17 janvier, 19 février. D. G. 463.

[13] Dupuy à Louvois, 15 juin.

[14] C'est, lui écrivait-il, un plaisir bien complet pour moi qui joins à la qualité de votre serviteur particulier une amitié et une tendresse que vous avez avouée et que vous trouverez toujours égale dans mon cœur. Nous parlons souvent, madame de Thianges et moi, de ce qui vous regarde, et nous y trouvons notre compte par la conformité de nos sentiments ; car je suis persuadé que vous auriez de la peine à trouver un tiers qui vous aimât autant que nous vous aimons tous deux. 15 mars. Bibl. imp., manuscrit déjà cité.

[15] Le roi à Vivonne, 11 avril. — Louvois à Vivonne, 20 juin.

[16] Vivonne à Louvois, 7 mai. D. G. 463.

[17] Vivonne au roi, 6 juillet. D. G. 463. — C'était l'avis unanime parmi les Français ; voici ce qu'un simple commissaire des guerres écrivait à Louvois : S'il arrivait que l'on se vît renfermer à Mes-. sine et que les besoins de l'État ne permissent pas d'envoyer ici un corps de nul a dix mille hommes d'infanterie et de deux ou trois de cavalerie, je crois, monseigneur, qu'il n'y aurait rien de plus expédient, pour ne pas perdre toutes choses, que de s'en revenir au plus tôt. Dupuy à Louvois, 15 juin.

[18] Terron à Louvois, 30 juin ; Duruy à Louvois, 15 juin ; Pâris à Louvois, 5 juillet. D. G. 463.

[19] Vallavoire à Louvois, 31 juillet et 14 août.

[20] Vallavoire à Louvois, 14 août : On ne jugea pas à propos de mettre sur les vaisseaux des troupes de terre pour attaquer les forts d'Aguste. appréhendant que si l'on les prenait, on ne fût obligé d'y laisser une partie de nos troupes qui nous sont nécessaires pour garder Messine.

[21] Vivonne à Louvois, 8 juillet et 4 septembre, avec une lettre du comte de Prades à Vallavoire. Vallavoire à Louvois, 18 août. D. G. 463. — Advis donnés à Sa Majesté par l'abbé Laudati Caraffa, Napolitain. Onze mémoires en italien et en français, Bibl. imp. suppl. fr. 10359-5.

[22] Il y a sans doute beaucoup de fondement à en excepter Messine, écrivait-il au duc de Vivonne ; son ancienne jalousie avec Palerme et l'indépendance qu'elle sembleroit désirer pourroient ne lui pas rendre ce don agréable ; mais à cela près, on pourrait trouver des tempéraments pour le lui faire goûter ; et Sa Majesté la retenant sous sa protection, comme un gage de la foi du nouveau prince et de ses successeurs, on éviteroit l'inconvénient de cette jalousie, et l'on se conserveroit une clef de ce nouveau royaume utile à mille choses. Je ne voudrois pas non plus, dans l'état où sont les conquêtes, que le prince vint en qualité de roi tout fait, mais de roi à faire, c'est-à-dire comme le sujet destiné par Sa Majesté à être acclamé par les villes et par le royaume, auquel Sa Majesté serait toute prête en ce cas de remettre ce qu'elle y possède déjà et les droits si justes qu'elle a d'ailleurs pour le reste. 11 février 1676. Bibl. imp., S. fr., 887-2.

[23] Par suite de nouveaux retards, cette ratification n'arriva même à Messine qu'à la fin de septembre. Vivonne à Louvois, 30 septembre. D. G. 511.

[24] Pendant l'année 1675, la somme des fonds avancés par le roi pour l'entretien de Messine fut de 1.115.951 livres 10 sous. — Janvier 1676 : État des fonds portés en Sicile : 3 janvier 1675, 24.730 livres ; 25 mai. 480.000 ; 1er novembre, 250.000. Lettres de change, 120.000 et 81.902 liv. 10 sols. Emprunté, 50.000 ; 9.300 ; 50.000. Vente du blé du vaisseau génois, 66.999. D. G. 510, n° 27.

[25] 14 septembre 1675, n° 231. D. G. 636.

[26] Terron à Louvois, 2 novembre, 11 et 29 décembre. D. G. 463.

[27] Vivonne au roi, 10 décembre ; Terron à Louvois, 29 décembre 1675, D G. 463. — Vallavoire à Louvois, 9 février 1676. D. G. 510.

[28] Vivonne à Louvois, 29 janvier 1676 ; Vallavoire à Louvois, 30 janvier. D. G. 510.

[29] Vivonne à Louvois, 27 janvier. — Louvois à Vivonne, 22 mars.

[30] Vivonne à Louvois, 27 janvier, 10 février, 5 mai.

[31] Vivonne à Louvois, 29 octobre : Toute la Calabre et toute la Sicile furent spectateurs de cette fuite ; cela nous étoit nécessaire dans cette conjoncture ; car, comme c'étoient les merles qui avoient fait venir les ennemis pour atterrer les malvizzes, il s'est trouvé, par ce moyen, que leur précaution est tournés à leur confusion. D. G. 463.

[32] État de l'infanterie en Sicile au 30 décembre 1675 : Bataillon de Picardie, 420 hommes ; bataillon de Piémont, 420 : ces deux premiers bataillons sont composés d'assez bons soldats, mais ils ont besoin d'être vêtus pour le printemps prochain. — Bataillon de Crussol, 550 ; fort bon, mais il aura besoin d'être habillé au plus tôt. — Idem pour le bataillon de Louvigny, 580 — Bataillon de Provence, 400 ; ne vaut rien. — Bataillon de Vivonne, 550, en sept compagnies assez bonnes. Envoyé à Louvois par M. de La Villedieu, brigadier d'infanterie. D. G. 465.

[33] Terron à Louvois, 25 février ; Vivonne à Louvois, 1er mars. D. G. 510.

[34] Mornas à Vivonne, 4 janvier, Bibl. Imp., sup. fr. 887-2. — Gaffard à Louvois, 16 février. D. G. 510.

[35] Je ne suis pas plus content de son frère que de lui, ajoutait le duc ; car je l'ai trouvé homme qui se mêle de trop de choses et qui va plus loin qu'il ne faut. Mais, comme nous sommes ici dans un état de faiblesse, j'aime mieux souffrir et dissimuler que de me porter à toucher à un homme qui a grand manège dans la ville et dehors, et qui, étant plein d'une ambition excessive, pourroit aisément, pour se venger, avoir recours aux ennemis. Ayant ces jours passés intercepté quelques-unes de ses lettres, dans lesquelles, écrivant à son frère à Rouie, il se vantoit à son tour que Ferrandine [vice-roi de Palerme] lui avait écrit, comme l'autre se vante à Rome que le vice-roi de Naples avoit fait la même démarche à son égard, j'avois envie de le renvoyer en France ; mais, par la raison que je vous ai dite, j'ai suspendu toute résolution. Cela vous fait voir, monsieur, que, si nous n'avons bientôt des troupes ici, il nous y arrivera du déplaisir. Vivonne à Louvois, 11 décembre 1675. D. G. 463.

[36] Vivonne à Louvois, 25 février ; 18 mai. D. G. 510. — Ceux que nous tenons, écrivait à Louvois M. de La Villedieu, le 25 février, sont des premiers de la ville, non-seulement ceux à qui le roi a fait le plus de bien, mais même ceux qui ont été les premiers dans la révolte contre les Espagnols, et qui nous avoient paru les plus acharnés à faire du mal à ceux qu'on soupçonnoit rester encore de cette faction. Outre le péril où l'on sera tous les mois de l'année à Messine de mourir de faim, on y sera toujours exposé aux conjurations et à la légèreté du peuple du monde le plus scélérat et le plus infidèle.

[37] Voici les observations que ce dangereux événement suggérait au duc de Vivonne : La ville de Messine a montré beaucoup de surprise dans cette rencontre, et je n'ai pas lieu de me plaindre de son zèle ; mais s'en faut beaucoup qu'il ait été accompagné de cette ardeur primitive qui subsistoit encore du temps de la conjuration de Barna. Le monde se refroidit, et nous voyons qu'en diverses maisons on cherche à attirer nos soldats pour les corrompre ; par ce moyen, les soldats françois diminuent tous les jours, et d'ailleurs leur chagrin nugmente.si fort à cause de leur misère, que leur passion n'est que de déserter. On n'ose laisser sortir un soldat à cause de cela, et on verroit les ennemis qu'on n'entreprendroit pas d'aller à eux, pour ainsi dire, de crainte de tout perdre. Il vaut bien mieux se résoudre à une dépense tout d'un coup pour en être quitte en une fois et produire un effet durable et glorieux, que d'en continuer une dont l'effet ne pourra être que de peu de durée, et par conséquent désavantageux, et enfin honteux. Vivonne à Louvois, 25 février, 1er mars. — En deux mois, du 1er janvier au 1er mars, la garnison française de Messine se trouvait réduite de seize cents hommes à treize cents ; les huit régiments de milice ne présentaient pas tous ensemble un effectif plus considérable. Pâris à Louvois, 2 mars 1676.

[38] Il faut entendre M. de Vallavoire : Ce fut dans ce désordre des ennemis que nos Messinois, dispersés et par pelotons dans Les montagnes, eurent occasion de couper des têtes ; et, à dire le vrai, ils ne s'y épargnèrent pas aussi ; ils en apportèrent un nombre très-honnête, et celle même du comte de Bucquoy y fut apportée en triomphe et présentée à M. le maréchal. Quelque rage qu'ils eussent pourtant contre les ennemis, ils ne laissèrent pas de l'accompagner souvent de quelques actes de charité ; et l'on dit qu'il y eut un prêtre qui se trouva au combat, qui ne voulut jamais souffrir qu'on coupât la tête d'un Espagnol qu'auparavant il ne l'eût confessé. Au reste leur zèle pour la France ne parut pas moins que leur bravoure. Ils faisaient porter à leurs prisonniers des mouchoirs en guise de bannières ; il fallut qu'ils criassent : Vive Maria et le roi de France ! Et quiconque ne le faisait pas ou le différoit d'un moment, étoit exposé aux plus rudes châtiments. Enfin, il y eut plusieurs de ces pauvres prisonniers qui furent tellement troublés de ce qu'Us voyaient et de ce qu'on leur disait, que de bonne foi ils ne se crurent en vie que lorsqu'ils se virent entre nos mains. Les Messinois prirent deux drapeaux et pillèrent tout le bagage des ennemis avec dix ou douze mille livres d'argent ; tout cela avec tarit de bonheur, qu'ils n'y perdirent pas un seul homme et n'en eurent que deux ou trois de blessés. Je ne vous dis point toutes les réjouissances des Messinois lorsque nous entrâmes dans la ville ; c'étoit le dimanche des Rameaux, et l'on peut dire de bonne foi que c'en fut véritablement la fête par les acclamations et les cris de : Vive le roi ! avec lesquels ils nous accompagnèrent jusqu'à l'église. Vallavoire à Louvois, 13 avril ; Vivonne à Louvois, 1er avril ; La Villedieu à Louvois, 11 avril.

[39] Vallavoire à Louvois, 30 avril ; La Villedieu à Louvois, 3 mai ; Vivonne à Louvois, 5 mai.

[40] Vallavoire à Louvois, 30 avril ; Vivonne à Louvois, 5 mai.

[41] Vivonne à Louvois, 11 avril.

[42] Vallavoire à Louvois, 25 mai.

[43] L'opposition que M. de Terron faisait au maréchal de Vivonne, il l'éprouvait lui-même d'un de ses subalternes, le commissaire Gaffard, qui était l'homme de confiance de Louvois en Sicile ; celui-ci blâmait son chef, comme l'intendant blâmait le maréchal ; mais si M. de Terron s'irritait des objections d'un commissaire des guerres, il ne s'abaissait pas jusqu'à les discuter : Je ne sais, écrivait-il à Louvois le 4 mai, où M. Gaffard a pris ce qu'il vous a écrit. C'est une petite tête qui a les organes de l'entendement fort bouchés et sans avenue, et il ne peut y avoir dans cette tête que des espèces fort confuses.

[44] Elle comptait vingt-sept vaisseaux, dix-neuf galères et quatre brulots.

[45] D. G. 511.

[46] Cependant la première lettre qu'il écrivait à Louvois, le 28 mat, huit jours après son arrivée, le montrait encore comme en observation et en suspens : Je n'ai pas manqué, monsieur, de presser, comme vous me l'aviez ordonné, M. le duc de Vivonne de consentir à l'établissement que le roi souhaite si fort de la liberté dans la vente du blé ; mais il est persuadé que ce seroit la perte de Messine, soit parce que la ration journalière que le sénat a accoutumé de faire délivrer à chacun ne pourrait pas être distribuée par ceux qui achèteraient les blés, soit parce que les Espagnols en pourraient faire faire de grands amas et réduire par ce moyen la ville dans l'extrémité où elle s'est vue. Il appréhende encore de dégoûter les jurais qui font un profit considérable sur ce commerce, et de réduire ceux qui ont des rentes sur la gabelle à la dernière misère ; il est encore persuadé qu'il faut laisser les moyens aux sénateurs de soutenir leur faste cl de donner des spectacles publics, les jours de leurs fêtes, pour amuser le 'peuple qui a accoutumé d'en voir. Je ne cannois pas encore assez la situation des esprits et des affaires de cette ville pour vous pouvoir éclaircir sur tous les inconvénients que M. le duc de Vivonne trouve dans l'établissement que le roi recommande si fort. Tout ce que je vois dans cette ville, c'est une misère universelle que la cherté du blé entretient. D. G. 510. — Cette dernière assertion était certainement contestable, puisque, environ trois semaines auparavant, le 4 mai, M. de Terron mandait à Louvois que le prix du blé était moins élevé d'un sixième à Messine qu'à Marseille : Sur ce que M. Colbert m'écrit du prix des blés de France à dix-sept et dix-huit livres la Charge, je vois de l'impossibilité d'en retirer l'argent ; les blés ne valent ici que dix écus la saline, qui fait deux charges de Provence. Quelques mois après, M. d'Oppède reconnaissait lui-même non-seulement que le blé de France était trop cher, mais encore que cette liberté du commerce, encore une fois obtenue des jurats par les efforts conciliants du maréchal, n'était rien moins que la panacée de la misère publique : Il est impossible, disait l'intendant, que Messine puisse subsister sans de très-grandes précautions. La liberté qui a été établie dans la vente du blé attire véritablement beaucoup de marchands ; mais c'est un peu trop vivre sur la Providence que de s'abandonner entièrement au cours du commerce qui peut être détourné par mille contretemps, outre qu'il n'est pas assez grand pour fournir tout le blé nécessaire. Celui qui vient de France est trop cher. Mémoire de M. d'Oppède, 9 novembre. D. G. 511.

[47] Il s'agit de certains droits et revenus qu'il touchait, suivant de vieux usages, comme vice-amiral.

[48] 15 juin et 31 juillet. —Voir aussi Oppède à Louvois, 15 juin, et le mémoire du sénat intitulé : Motivi da considerarsi sopra la patente del signor intendentce, n° 27. D. G. 514.

[49] Je conjure Votre Majesté, ajoutait M. de Vivonne, de se vouloir souvenir de tout cela ; autrement je crois, à lui parler librement et en fidèle serviteur, que Messine périra entre mes mains sans que je le puisse empêcher. Nous n'avons pas sitôt évité une extrémité, que nous tombons dans une plus grande ; et s'il ne nous arrive des miracles, pour ainsi dire, à point nommé, nous nous voyons réduits ou à nous rendre ou à nous embarquer. Que puis-je l'aire au milieu de tant de maux que de périr ? Je ne peux pas me promettre autre chose ni faire espérer autre chose à Votre Majesté. — Tout ce que j'ai l'honneur de mander au roi, ajoutait-il en s'adressant à Louvois, est vrai au pied de la lettre, et il n'y a aucune exagération dans mon fait. Nous sommes réduits à l'extrémité la plus fâcheuse où des gens éloignés se puissent trouver. Nous n'avons ni argent, ni crédit, ni blé, ni munitions ; quels moyens après cela de rien entreprendre, même de se maintenir ? Je vous supplie, au nom de Dieu, d'y faire réflexion et de ne nous pas délaisser dans des temps où il semble-que le ciel nous veut ouvrir la porte à faire des avances pour la conquête au moins d'une partie de ce royaume. Nos soldats sont dégoûtés et au désespoir ; les Messinois sont à bout de -tout. Les trois cent mille livres qui sont à Toulon sont déjà consommées par avance ; ainsi les armées de terre et de mer se trouveront à Messine sans avoir le premier sol pour les faire subsister. Y a-t-il, monsieur, un plus grand accablement ? Vivonne au roi et à Louvois, 18 juin. — L'amour même causait des embarras au maréchal. Il écrivait à Louvois le 16 juillet, de Messine : J'ai été obligé de faire arrêter prisonnier le sieur de Vincheguerre, major de cette ville, parce qu'il étoit devenu extrêmement amoureux d'une religieuse de l'ordre de Saint-Benoît, fille d'un nommé Borgia, Espagnol, et qui se trouve commandant pour les ennemis à Libisso. Comme sa fréquentation étoit continuelle avec cette Espagnole, j'ai cru que sa passion pourroit nuire au service de Sa Majesté ; jusqu'à présent je n'ai pas trouvé matière de procéder contre lui. Il ajoute qu'il a surpris une lettre de la religieuse à son père, que cette lettre l'a mis sur la trace d'un complot, qu'il a fait arrêter plusieurs personnes et que deux ont été pendues.

[50] Vivonne à Louvois, 25 août, 1er septembre.

[51] 24 août. Bibl. imp., sup fr., 887-2.

[52] 30 septembre. D. G. 511.

[53] Vivonne à Louvois, 30 septembre, 14 octobre ; Vallavoire à Louvois, 25 septembre, 17 octobre.

[54] Je ne prétends point dire que l'on souhaite dans ce royaume la domination françoise plus qu'une autre, car je suis persuadé que nous ne sommes pas plus aimés que les Espagnols ; mais comme l'inconstance est habituelle à ces peuples, et qu'ils désirent toujours ce qu'ils n'ont pas le changement de domination ne leur fera jamais peine. Oppède à Louvois, 9 novembre et 30 décembre 1676.

[55] C'était ce renversement des lois et des traditions de la guerre que le maréchal de Vivonne s'efforçait de faire comprendre à Louvois : Ayant fait la revue de ce qui reste à Messine, lui écrivait-il le 22 novembre, les postes fournis partout où il est nécessaire, je ne me trouve pas un petit bataillon à pouvoir mener en campagne. Si l'on pouvoit avoir une connoissance de la Sicile comme on l'a du reste de l'Europe où. l'on fait la guerre, je pourrois peut-être me mieux conduire suivant les règles que je vois observer à Sa Majesté et à ses plus habiles généraux ; mais je ne saurois me régler que sur ce que j'ai pu voir cette campagne du bord de la mer, car il n'y a personne à Messine qui ait jamais voyagé en Sicile par terre ; ou la plupart ne sont jamais sortis de la -ville, ou ils en sont sortis par mer, soit à cause de la commodité de la voiture, soit pour la crainte des bandits, qui ont toujours inondé ce royaume par la mauvaise justice et sale administration des Espagnols, dont la politique a été et est encore de laisser les crimes impunis, pour en tirer de l'argent et pour complaire au génie des peuples, qui est extrêmement amoureux de la vengeance et enclin au vol. De ce principe s'ensuit que personne ne me sait pas dire ni comment le pays est fait, ni où il y a une montagne ou une plaine, une rivière ou une fontaine, un chemin pour passer ou un précipice, si un poste avancé se peut maintenir ou non ; et si par hasard quelque bandit ou une autre personne me tombé, entre les mains et que je l'interroge, il nie donne de fausses lumières et sur lesquelles je ne puis faire de fondement, parce que, ou ne sachant rien de la guerre, ou ne l'ayant faite qu'en voleur et en petit nombre de personnes, il ne me peut rien dire qui soit proportionné avec un campement, ni une marche d'armée, ni avec aucune idée que se puisse former un homme qui a l'honneur de commander un corps considérable de troupes. — Ce qui passe ici pour plaine, disait aussi M. d'Oppède, passeroit partout ailleurs pour un pays impraticable.

[56] Ce qui causa les Vêpres siciliennes fut les impositions des gens d'affaires, et, quoique les Siciliens eussent leur roi voisin dans le royaume de Naples, et extrêmement puissant en troupes et favorisé du pape, ils tramèrent si finement leur révolte, que le roi ni ses ministres n'en surent jamais rien et ne purent être à temps de l'empêcher. Je pourrois encore alléguer la situation des villes et des villages de cette contrée ; elles sont si fortes et extraordinaires qu'on n'y peut entrer que par des sièges ou par la bonne volonté des habitants ; et s'ils voulaient se défendre autant qu'ils le pourroient faire, et qu'une certaine espérance qu'ils ont d'améliorer leur condition dans leur changement ne leur fit ouvrir les portes, il nous auroit fallu d'autres forces que celles que nous avons eues pour conquérir le peu que nous avons pris cette année. Encore une fois, monsieur, les situations de ce pays-ci ne se comprennent point que par ceux qui le voient. 23 décembre. D. G. 514. — Pour compléter cette esquisse, si intelligente et si vraie, il faut ajouter un détail de mœurs qui n'est pas moins nettement dessiné par Dautiége : le crayon de domestique vaut presque celui du maitre. Le secrétaire du duc de Vivonne écrivait à l'abbé Huet, secrétaire de l'ambassade française à Rome : Nous avons ici, monsieur, un grand embarras dans le gouvernement, dont je vous veux entretenir. Outre une infinité de privilèges qu'à la ville de Messine qui lient le plus souvent les mains à ceux qui : commandent pour faire la justice, il y a une immunité ecclésiastique qui met au désespoir. La ville est si tort pleine d'églises et de chapelles, que vous ne sauriez faire quatre pas sans en trouver une. Les places publiques en ont une à chaque coin ; ainsi ceux qui veulent assassiner trouvent par tonte la ville un asile si proche, qu'il est impossible de pouvoir faire le châtiment d'aucun crime. Et de là vient qu'on assassine tous les jours des François et des Messinois impunément ; car le bras ecclésiastique ne se connoît point à faire aucun châtiment. L'Église est une bonne mère qui pardonne tout à ses enfants meurtriers, et elle a pris dans les bulles des papes une si grande précaution pour aller au-devant de ces punitions, qu'elle a fait des définitions exprès pour diminuer l'espèce et le nombre des crimes ; de manière que de tuer ici un homme par derrière ou étant dix contre un, ce n'est, pas un assassinat, c'est un cas fortuit pardonnable. L'assassinat est seulement quand on donne de l'argent à une ou plusieurs personnes pour en aller tuer une autre, et s'il n'y a point d'argent donné, ce n'est pas un assassinat. En bonne vérité, cela ne vous fait-il pas compassion ? Or, monsieur, ayant discouru sur cette matière avec le vicaire général sede vacante, je l'ai trouvé si fart conforme à nos mœurs, qu'il m'a dit qu'il ne souhaitois rien tant que de voir ôter cette immunité ecclésiastique à la plupart des églises de Messine, confessant lui-même avec gémissement était la cause d'une infinité de meurtres dans toute la Sicile. Pour cet, effet, dans la dernière conversation que j'ai eue avec lui, il me dit qu'il falloit écrire à Rome pour obtenir du pape qu'il n'y eut que trois églises à Messine qui jouissent de cette immunité, à savoir l'église principale, qu'ils appellent, la Madre Chiesa, et l'église des Jésuites et celle des Théatins, et que toutes les autres généralement, dedans et dehors la ville, fussent dépouillées de ce cruel privilège. Il a choisi les Jésuites et les Théatins parce que déjà ces deux corps de religieux ne reçoivent point chez eux de meurtriers quand ils s'y veulent réfugier, Ainsi en apparence la grâce s'accorderoit à trois églises, et dans le fond à une seule, qui est l'église métropolitaine. 16 janvier 1677. Bibl. imp., sup. fr., 887-3.

[57] Nous sommes dans une situation de souffrance qui nous oblige, pour ainsi dire, de nous plaindre malgré que nous en ayons. Je vous dirai donc, monsieur, que je passe ma vie dans les plus cruelles appréhensions du monde, lorsque je songe que ni le roi ni la ville n'ont aucuns magasins de blé pour la subsistance du peuple et de l'armée ; ainsi un grand accident peut arriver le plus facilement du monde, qui est que la ville, lei conquêtes et l'armée se trouvent sans pain, sans savoir où en prendre. Il faut que ceux qui ont l'honneur d'être chargés des affaires du roi en ce pays puissent une bonne fois ôter de devant leurs yeux les fâcheuses images dont ils sont travaillés depuis deux ans, en voyant leur administration toujours prête à tomber, et touchant continuellement du doigt aux plus grandes extrémités du monde. Je suis persuadé que, si on ne prend quelque expédient prompt et solide, il m'est du tout impossible que je puisse promettre à Sa Majesté de soutenir ici les affaires, ni que je lui réponde en façon quelconque qu'il n'y arrive point quelque révolution dans le temps qu'elle y pensera le moins. Nos places conquises sont toutes ouvertes comme des marchés publics ; lorsque je vous prie, 'monsieur, d'envoyer de l'argent pour les réparer, je vous prie de ne vous en point effaroucher, car il ne s'agit pas d'une grande somme ; si nous avions présentement cinq mille écus, nous mettrions tous les postes que le roi a en ce pays en état de défense : je parle de ceux qui sont nus environs de Messine, depuis Taormine. D. G. 610.

[58] D. G. 517.

[59] Le roi, écrivait-il encore au duc de Vivonne le 18 janvier, le roi a paru très-satisfait du succès de votre campagne, ne doutant point que les postes que vous avez occupés ne vous donnent moyen de faire d'assez grands progrès la campagne prochaine pour décharger Sa Majesté de la dépense trop considérable que lui cause la guerre de Sicile- e la faisant porter au pays ; et quoique par mes précédentes lettres je vous aie bien expliqué les intentions de Sa Majesté à cet égard, néanmoins elle m'a commandé encore de vous les confirmer et d'y ajouter qu'il n'y a point de raisons politiques (quand même ce seroit l'espérance prochaine que le pays achèveroit de se soulever) qui ne doivent céder à ce que la nécessité et le bien de ses affaires l'obligent de vous ordonner sur cela ; et pourvu que l'on règle la subsistance que les troupes devront tirer, de manière qu'elle ne soit point excessive, il n'y a point à appréhender que lesdites charges fassent haïr aux peuples loi domination françoise et songer à retourner sous celle des Espagnols.

[60] 12 avril. Bibl. imp., S. fr., 887-5.

[61] 30 juin, D. G. 610.

[62] Vivonne à Louvois, 17 juin.

[63] 22 et 30 septembre. D. G. 527.

[64] Vivonne à Louvois, 15 et 18 septembre ; Dumonceau de Nollant à Louvois, 15 septembre. D. G. 610.

[65] Vivonne à Louvois, 25 et 26 septembre ; Casaux à Louvois, 5 octobre ; La Villedieu à Louvois, 9 octobre.

[66] La Villedieu à Louvois, 9 octobre. — Casaux à Louvois, 5 octobre. : L'infortune la plus grande du monde est arrivée à l'armée ; elle a été attaquée par un air pestilentiel. Il y a eu et sont encore des régiments de cavalerie commandés par un cornette, et d'autres par des maréchaux des logis. Il y a un grand nombre de cavaliers et de soldats qui n'ont pas mangé un morceau de viande ni bu du vin depuis plus de deux ans, la livre de viande se vendant ordinairement huit sols, le vin fort cher ; leur solde ne suffit que pour acheter un peu d'huile pour faire de la soupe. Toutes les troupes des garnisons de ce pays, depuis qu'elles y sont, à la réserve de Messine qui a eu quelques matelas et quelques paillasses, tout le reste couche sur la terre ; je crois que c'est en partie ce qui cause la désertion. D. G. 610.

[67] Vivonne à Louvois, 16 novembre.

[68] Louvois à Vivonne, 31 octobre. D. G. 528.

[69] Vivonne à Louvois, 10 janvier 1678. D. G. 610.

[70] Voici en effet ce qu'il mandait au sujet des sollicitations importunes dont le duc de Vivonne était assailli par les innombrables candidats aux charges du royaume de Sicile : Le roi a vu vos avis sur les personnes qui pourraient être pourvues des charges vacantes. Sa Majesté a toujours eu beaucoup de répugnance à en disposer, dans la connaissance qu'elle a que, n'y en ayant pas assez pour gratifier tous les prétendants, ceux qui n'en auroient point deviendraient ennemis de la nation françoise : c'est ce qui lui a fait croire qu'il serait bon de suspendre la disposition de ces charges jusqu'à ce que, les armes de Sa Majesté faisant des progrès considérables en Sicile, il y ait moins de lieu d'appréhender le ressentiment de ceux qui seroient mécontents, ou plus de matière de les gratifier. D. G. 530.

[71] Si l'âme du due de Vivonne avait été de ces âmes vulgaires qui se consolent de leurs propres disgrâces par l'infortune d'autrui, les consolations ne lui auraient pas manqué. On sait contre quelles attaques M. de Vivonne s'était vu réduit à défendre sa probité personnelle et celle de ses domestiques ; les intendants n'y avaient pas échappé à leur tour, aussi peu justement sans doute. Déjà, au mois de janvier 1676, Colbert de Terron était accusé d'avoir fait tort au roi de huit cent quatre-vingt-treize mille deux cents livres. (Voir un mémoire anonyme qui paraît être d'un sieur Delacroix, ancien munitionnaire. N° 21. D. G. 510.) Au mois de décembre 1677, M. d'Oppède recevait de Louvois cette désagréable communication : Par diverses lettres qui ont été écrites ici de Messine„ le roi a vu qu'un nommé, Giavella et quelques autres marchands qui ont habitude chez vous, et sont d'intelligence avec vos domestiques, sous prétexte de la franchise qu'ont les denrées qui se consomment par les troupes et pour l'hôpital, font passer en franchise toutes sortes de victuailles et de boissons qu'ils vendent ensuite à leur profit particulier bien chèrement ; et cela préjudicie si fort aux peuples de Messine et aux marchands forains, que le commerce de ladite ville en est presque tout perdu, personne ne s'en mêlant plus que ces gens-là. Sa Majesté n'a pu donner créance à des avis de cette qualité, puisque, s'ils étoient véritables, ils seroient d'un préjudice infini à son service, et que rien au monde ne serait plus capable de faire haïr la domination françoise, une pareille conduite des Espagnols ayant excité les présents mouvements. Louvois à d'Oppède, 18 décembre. D. G. 530. Un homme comme le président d'Oppède doit être au-dessus du soupçon en si basse matière ; mais si sa vigilance n'était pas apparemment en défaut sur ce point, elle l'était sur d'autres qui intéressaient plus directement le service du roi. Dans la crainte sans doute d'exaspérer le chagrin des officiers qui n'étaient guère moins misérables que leurs soldats, il fermait les yeux sur les abus que les commissaires constataient dans les revues : les capitaines, pour grossir l'effectif, faisaient entrer dans les rangs leurs valets, et jusqu'à des femmes ! Joly à Louvois, 8 avril 1678, Toulon : Il semble que l'en fasse toutes choses au monde pour persuader que l'on a repassé beaucoup de troupes de Messine. Les officiers, trouvant avec les derniers chagrins que leur faisois injustice de rebuter les valets et les p.... des rangs, ils m'ont dit que M. d'Oppède les faisoit passer aux commissaires à Messine. Je leur ai demandé si cela étoit vrai, et ils n'en sont pas disconvenus Ceci est un chaos, et on prend encore des soins de le couvrir et de brouiller. D. G. 610.

[72] Morton à Louvois, 3 janvier ; Nollant à Louvois, 12 janvier ; Vivonne à Louvois, 10 et 14 janvier 1678, D. G. 610.

[73] D. G. 570.

[74] Relation, n° 109. D. G. 610.

[75] Los delineavan los genios, a Buibona la calificacion por prudente, y buen politico mas que soldado, a Follada por furioso, y mas soldado que politico. Historia de las reboluciones de Messina. Bibl. irnp., mss. 10236-3. Coll.

[76] D. G. 610.

[77] Nouvelles de Naples, 26 février. D. G. 615.

[78] Voici cette inscription : Maria Virgo, Ancilla Dei humillima, Christi Jesu crucifixi Mater, Messanensium protectrix, tibi Francisco de Albuconio de La Feuillade, pugnaturisque omnibus, salutem, Dei patris omnipotentis benedictionem, nostram pro tectionem, certissimam de hoste victoriam, et ex eâ Messanæ urbi, totius Siciliæ capiti, felicitatem ; perge, vince, sospes, triumphaturus huc revertere.

[79] Lettre achevée à Agosta, le 18 mars. D. G. 610.

[80] Le duc de La Feuillade crut du respect dû à Sa Majesté de rapporter ses portraits, crainte que les merles n'en usassent pour eux comme les malvisses avoient fait [en 1674] pour celui du roi d'Espagne, qu'ils embarquèrent dans une chaloupe cl l'abandonnèrent à la ruer après beaucoup d'indignités. Relation. D. G. 610.

[81] Cotolendi à Louvois, 6 mai. D. G. 610. — Nouvelles de Naples, Milan, Venise, avril à juin. D. G. 615.

[82] Compte des troupes envoyées de France en Sicile : janvier 1675, deux cent cinquante ; février, trois mille ; mai, trois mille six cents ; mai 1676, onze cents ; août, trois mille cinq cents ; avril 1677, quatre mille cinq cents. Total, quinze mille neuf cent cinquante Le compte de l'effectif au retour se trouve dans deux lettres du commissaire Joly à Louvois, du 8 et du 12 avril 1678. On lit dans la dernière le détail suivant, curieux à noter pour les rapports habituels de Louvois et de La Feuillade : Une personne, voyant M. de La Feuillade fort inquiet de ce qu'il n'avait point trouvé de vos lettres ici, lui demanda comme il étoit avec vous ; il lui répondit : Il ne se leveroit pas de son lit pour me servir. D. G. 610.

[83] Mignet, t. IV, p. 527.

[84] Mignet, t. IV, p. 645.

[85] Lettre du 9 septembre ; Mignet, t. IV, p. 652.