HISTOIRE DE LOUVOIS

TOME SECOND

 

CHAPITRE NEUVIÈME.

 

 

Opinion de Vauban sur les conquêtes à faire en 1676. — Le siège de Condé est résolu. — Louvois en Flandre. — Sa correspondance avec Louis XIV et Le Tellier. — Projet pour le siège de Puycerda. — Les compagnies de garnison. — Siège et prise de Condé. — Siège de Bouchain. — Manœuvres du prince d'Oronge. — Le roi se porte à le cense d'Heurtebise. — Conseil de guerre. — Opinion de Louvois et des maréchaux, excepté le maréchal de Lorge, contre la bataille. —  Motifs de l'opinion de Louvois et des trois maréchaux. — Opinion de Vauban et du maréchal de Luxembourg. — Regrets de Louis XIV. — Prise de Bouchain. — Levée du camp sous Valenciennes. — Mort du maréchal de Rochefort. — Départ du roi. — Siège de Maëstricht par le prince d'Orange. — Le siège d'Aire est résolu. — Second voyage de Louvois en Flandre. — Caractère nouveau de sa correspondance avec Louis XIV. — Prise d'Aire et du fort de Linck. — Le maréchal de Schönberg marche au secours de Maëstricht. — Cabale du comte d'Auvergne. — Énergie de Louvois pour soutenir le maréchal. — Défense héroïque du comte de Calvo. — Le prince d'Orange lève le siège de Maëstricht. — Il veut couper la retraite à l'armée française. — Empressement du maréchal de Schönberg à solliciter une récompense. — Le duc de Lorraine. — Échec des projets de Louis XIV sur la Lorraine. — Siège de Philisbourg. — Position prise par le duc de Lorraine. — Indécision du maréchal de Luxembourg. — Il marche à l'ennemi et se retire sans l'attaquer. — Irritation contre le maréchal de Luxembourg. — Ses récriminations. — Capitulation de Philisbourg. — Manœuvre inutile du maréchal de Luxembourg. — Ses motifs. — Lettre sévère de Louvois. — Occupation de Montbéliard et du château de Bouillon. — Le maréchal de Navailles en Roussillon.

 

Il me semble que le roi n'a que trop de places avancées ; s'il en avait moins de cinq ou six que je sais bien, il en serait plus fort de douze à quatorze mille hommes et les ennemis plus faibles au moins de six à sept mille ; et si cela ôtait, on serait en état de les chasser d'Alsace et de les empêcher aisément de rien entreprendre en Flandre. Si nous voulons longtemps durer contre tant d'ennemis, il faut songer à se resserrer ; taus ne le pouvez bien faire mie par la prise de Condé qui nous assurera cette de Bouchain : et l'une et l'autre faciliteront tellement celle de Valenciennes et de Cambrai, qu'il est presque impossible qu'elles en pussent échapper. Si le roi était maitre de ces places, il épargnerait je ne sais combien de garnisons dans ses derrières ; enfin leur prise assurerait vos conquêtes et ferait ce pré carré tant désirable, sans quoi le roi ne pourra jamais rien faire de considérable ni de solide, et que vingt années de guerre ne pourraient pas lui arracher, attendu la liaison que toutes ces places auraient les unes avec les autres, les rivières, le pays et la facilité de les secourir et de rendre inutiles tous les desseins des ennemis. Il n'y aurait que Charleroi et Oudenarde qui seraient un peu écartés ; je suis sûr qu'il n'y a point d'armée qui ose assiéger Oudenarde quand d y aura mille hommes dedans acre la quantité de munitions qui lui sont nécessaires ; qu'un pareil corps mettrait Charleroi en état de ne craindre rien ; moyennant cela, une armée de vingt mille hommes garderait le reste, pendant qu'on en pourrait jeter de grandes en Allemagne, qui est le côté le plus faible et celui par al vous avez le plus à craindre. Enfin, monseigneur, je suis persuadé qu'on ne saurait trop penser à la prise de Condé, et qu'il est de la dernière importance de se mettre en état d'en pouvoir faire le siège à la première occasion favorable qui s'en présentera ; et plût à Dieu qu'au lieu de s'être amusé à toutes ces bicoques de Liège, on eût songé sérieusement à s'accommoder de cette place ; on aurait du lieu de se consoler de la perte de Maëstricht et de ses environs, que je considère comme des pièces qui vous sont plutôt à charge qu'utiles en quoi que en soit. Voilà ce que Vauban écrivait à Louvois le 21 septembre et le 4 octobre 1675[1].

En lisant ces lignes fermes et simples, on a sous les yeux une rue générale et par avance de la campagne de 1676. Les conseils de Vauban furent écoutés, compris et suivis ; ils méritaient de l'être. Ce n'était plus le temps des chimères ni des conquêtes lointaines ; Vauban avait raison ; il fallait songer à se resserrer. Des bords du Zuyderzée, des bouches de la Meuse et du Rhin, la guerre s'était progressivement rapprochée des frontières françaises, non par l'affaiblissement des armes de Louis XIV, mais par la force même d'une politique plus raisonnable. Rien n'avait été abandonné que volontairement et sagement ; l'heure était venue cependant de conquérir pour ne plus abandonner, de faire succéder à des courses rapides et brillantes, à de merveilleuses, mais trop courtes étapes, une prise de possession solide et immuable. Un congrès allait s'ouvrir à Nimègue ; les Espagnols, qui devaient s'attendre à payer les frais de la guerre, ne manqueraient sans doute pas de prendre pour base de négociation le traité d'Aix-la-Chapelle, qui leur avait laissé dans le territoire français de si singulières enclaves, Aire, Saint-Orner, Condé, Bouchain, Valenciennes, Cambrai. Vaincus sur les champs de bataille, ils chercheraient nécessairement à reprendre leur avantage sur le terrain diplomatique, en y multipliant les obstacles, les embuscades, les retards, les propositions d'échange, les compensations, les équivalents, les alternatives. Il fallait couper court à toute cette chicane en détruisant, jusqu'à la dernière, les stipulations d'Aix-la-Chapelle, et plaider, mains garnies, un arrangement nouveau, sur des bases tout à fait nouvelles.

Le siège de Condé fut résolu ; Vauban, sur l'invitation de Louvois, en dressa immédiatement le plan avec tous ses détails[2]. Une grande partie de l'enceinte de la place était couverte par des nuirais qui 'musaient être facilement inondés. Vauban proposait de faire occuper cette inondation par une redoute flottante, des galiotes et des barques adnées ; Louvois entra-da ris ce projet avec ardeur ; et tandis que la flottille était le plus secrètement possible préparée à Oudenarde, Louvois dirigeait lui-même à Versailles la construction de la redoute[3]. Les préparatifs de toute sorte forent pressés avec une activité sans égale ; Louvois voulait entrer en campagne avant l'ennemi et plus fort que l'ennemi.

Dès le 11 février 1676, la distribution des armées et des commandements était arrêtée. Louis XIV se réservait de commander l'armée de Flandre, ayant sous ses ordres Monsieur, duc d'Orléans, son frère, cinq maréchaux de France, Créqui, racheté tout récemment de sa prison, Schönberg, Humières, La Feuillade, le comte de Lorge, qui venait enfin de recevoir le bâton de maréchal, trois lieutenants généraux, sept maréchaux de camp et dix-neuf brigadiers. L'infanterie comptait cinquante-trois bataillons de quinze compagnies chacun, et la cavalerie cent vingt deux escadrons de quatre compagnies ; l'artillerie, commandée par le grand maitre en personne, le duc du Lude, se composait de trois équipages, réunissant ensemble cinquante et une bouches il feu de divers calibres et onze cent vingt-quatre chevaux. Le maréchal de Rochefort, commandait l'armée de la Meuse, forte de quatorze bataillons et de cinquante escadrons ; Louvois lai avait donné pour major général un officier dont il avait distingué le mérite et qu'il avait fait brigadier, quoiqu'il ne fût encore que capitaine aux gardes : c'était Catinat. L'armée d'Allemagne, forte de vingt bataillons et de cent escadrons, avait pour chef le maréchal de Luxembourg ; le maréchal de Navailles remplaçait Schönberg à l'armée de Catalogne, et le maréchal de Vivonne commandait en Sicile où il avait été envoyé dès le commencement de l'année précédente.

Ces dispositions faites[4], Louvois se donna plus spécialement aux apprêts du siège de Condé. Comme il importait avant tout d'en cacher jusqu'au dernier jour le secret aux Espagnols, les mouvements des troupes devaient être calculés avec une extrême précision. Louvois lit d'abord un mémoire général qu'il soumit au roi ; puis, pour les généraux et chefs de corps, des instructions particulières qui traçaient à chacun son rôle avec une exactitude mathématique. Le 21 mars, il partit de Saint-Germain pour la Flandre, accompagné de Chamlay. Un voyage de Louvois sur la frontière était toujours un grand événement ; les généraux, les officiers de tous grades, les intendants, les commissaires, les munitionnaires, les ingénieurs, les entrepreneurs, tous faisaient leur examen de conscience, tous attendaient avec tremblement ce terrible visiteur ; de l'astre dite de la frontière, l'émotion n'était pas moindre ; les courriers se croisaient, les gouverneurs veillaient nuit et jour, étudiant avec inquiétude tous les points de l'horizon, s'imaginant à chaque instant voir surgir la cavalerie chargée de les investir. Pour l'historien, l'intérêt est plus grand encore ; il trouve là, nous l'avons déjà montré, la rare occasion de surprendre entre le ministre et le roi le secret de leurs relations mutuelles. Parmi les voyages de Louvois, celui-ci n'est pas le moins fécond en révélations intéressantes, n'y aurait-il qu'un nouveau témoignage de l'influence exercée par Louvois sur l'esprit et la volonté de Louis XIV.

Le maréchal  de Sautilles faisait en Roussillon de grands projets, comme d'attaquer Puycerda ; l'intendant Camus de Beaulieu, fidèle à l'obligation, que Louvois imposait à tous les intendants, de lui faire tout savoir[5], avait informé le ministre des projets du maréchal. Louvois était déjà parti ; mais la dépêche confidentielle de l'intendant finit par le rejoindre en route, à Tournai. Dans l'intervalle, M. de Navailles avait écrit lui-même pour informer le ministre et demander l'approbation de ses desseins. Sa lettre, qui n'avait pas le male caractère que celle de l'intendant, n'avait point été renvoyée à Louvois ; Le Tellier, l'ayant ouverte, avait pris les ordres de Louis XIV, et le 30 mars il répondait ainsi au maréchal : Le roi a été bien aise de voir le projet que vous faites d'attaquer Puycerda. Par une singulière coïncidence, Louvois, qui ne savait rien de la lettre du maréchal, encore moins de la réponse de Le Tellier, écrivait à celui-ci le même jour, 30 mars : A l'égard du projet que fait M. le duc de Navailles pour attaquer Puycerda, Sa Majesté a toujours témoigné grande répugnance à ce siège, par la facilité qu'un engagement pareil donneroit aux ennemis, quelque foibles qu'ils soient, d'entrer en Roussillon. C'est pourquoi je croirois qu'il seroit bien à propos qu'il plût à Sa Majesté de trouver bon qu'on confirmât à M. le duc de Navailles ce que je lui ai mandé par son ordre, c'est-à-dire que le roi sera fort content quand même il n'entreprendroit rien, pourvu qu'il fasse vivre son armée dans le pays ennemi. Comme il est très-nécessaire que le sieur de Beaulieu continue à être bien dans l'esprit de M. le duc de Navailles, je croirois qu'il faudrait tellement mesurer les termes de cette lettre, qu'il ne pût, en aucune manière que ce fût, soupçonner que le roi eût eu aucune connoissance de sa pensée. A cet égard, tout était sauf, puisque le dur de Navailles venait de donner avis de ses projets ; mais pour ces projets mêmes, pour ce siège de Puycerda, que Louis XIV n'approuvait pas quand Louvois était auprès de sa personne, et qu'il approuvait quand Louvois n'y était pas, que de difficultés allait soulever ce conflit d'opinions. La vérité est qu'il n'y eut ni difficulté ni conflit, puisque l'opinion de Louvois, à peine connue, devint aussitôt, et sans débat, l'opinion de Louis XIV.

La lettre de Louvois était arrivée à Saint-Germain le 1er avril ; le lendemain, Le Tellier lui répondait : Vous aurez appris, par la réponse que j'ai faite à M. le duc de Navailles, dont je vous envoie copie, les sentiments de Sa Majesté touchant l'entreprise qu'il propose ; mais le roi ayant vu ce que vous mandez des inconvénients que cette entreprise pourvoit causer au service de Sa Majesté, elle m'a commandé d'écrire à M. le duc de Navailles, sur le sujet du siège de Puycerda et sur la conduite qu'il doit tenir en Roussillon, au sens marqué dans votre lettre. Il n'y eut que le duc de Navailles qui ne fut pas absolument satisfait, et qui, trouvant quelque contradiction entre les deux dépêches de Le Tellier, venues à trois jours l'une de l'autre, ne tint pas la question pour définitivement réglée. Il insista ; il écrivit, par un courrier exprès, à Le Tellier, qui fut chargé de lui expédier l'arrêt décisif de la volonté royale, ainsi formulé par Louvois : Sa Majesté a loué le zèle de M. le duc de Navailles, mais elle persiste dans la résolution dont sous lui avez fait part et ne désire point qu'il songe, quant à présent, entreprendre sur Puycerda[6].

Louis XIV n'avait pas résisté davantage sur une autre question qui le touchait directement lui-même, puisqu'il s'agissait du détail des troupes, où il se croyait plus entendu que personne. Dans la revue que Louvois faisait des régiments qui allaient composer l'armée royale, il avait trouvé quelques compagnies en mauvais état. Louis XIV proposait, un peu timidement, il est vrai, de les envoyer dans les places, et de faire marcher un pareil nombre des meilleures compagnies de garnison, qu'on pourrait incorporer provisoirement dans les bataillons de campagne[7]. Outre qu'il n'était pas sûr de compter immédiatement pour le service en campagne sur des compagnies de garnison, et que le temps manquait pour les y dresser, elles auraient introduit dans l'armée, eussent-elles été les meilleures du monde, un principe de désordre ut de ruine. Un régiment vaut par l'ensemble, par l'accord des éléments qui le composent, par la confiance mutuelle qu'un continuel commerce et les relations, chaque jour mieux comprises, du commandement et de l'obéissance inspirent à tous, officiers et soldats, en un mot par celle habitude morale qu'on nomme l'esprit de corps. Jeter tout à coup au milieu d'hommes accoutumés entre eux, un certain nombre de nouveau-venus, et les mener tous au danger sans leur donner le temps de se connaitre et de s'apprécier les uns les autres, c'eût été désorganiser les régiments ; autant valait les supprimer tout à fait et revenir au vieux système des compagnies franches. Ces considérations générales, et beaucoup d'autres particulières à cette époque, auraient pu être objectées à Louis XIV ; il y avait tant à dire que Louvois, qui avait mieux à faire, n'essaya pas de raisonner ; il commença par conclure assez laconiquement[8] : Votre Majesté me permettra de lui dire que l'expédient qu'elle propose de changer les compagnies de régiments ne convient pas à son service, pour beaucoup de raisons qui seroient trop longues à lui expliquer par une lettre. Il n'en fut plus parlé. Si la volonté royale cédait sur quelques points, sur d'autres elle prenait gage éclat sa revanche. Ainsi Louvois avait demandé très-humblement au roi s'il n'agréerait pas que, pour accélérer la prise de Condé, l'on travaillât, sans attendre son arrivée, aux batteries de siège. Le roi répond : Je n'approuve pas seulement, mais j'ordonne que l'on travaille à toutes les batteries et logements que Vauban jugera utiles et nécessaires, pour avancer la prise de la place[9].

Louvois cependant parcourait la Picardie, l'Artois et la Flandre, visitant les fortifications, les magasins, les troupes, examinant surtout met : Une attention sévère l'infanterie des places dont Vauban lui avait fait, l'année précédente, lin si désolant tableau. Les hommes, écrivait-il au roi, le 23 mars, ne sont par comme ceux des régiments qui servent en campagne ; mais il n'y a point de ces petits enfants dont la plupart des troupes de garnison étaient remplies dans les années dernières. Quant aux bataillons de guerre, ils étaient, à peu d'exceptions près, excellents. Tout ce que Louis XIV pouvait souhaiter pour l'heureuse issue de ses desseins s'accomplissait, grâce à Louvois, avec la dernière perfection. Rien n'échappait à ce grand accord que ce qui est au-dessus du pouvoir de l'homme ; la saison Malt trop belle, le printemps trop précoce, l'herbe trop abondante ; les blés étaient plus avancés au 5 avril qu'ils ne sont d'habitude au 1er mai. Il seroit fâcheux, disait Louis XIV, que ceux qui n'ont pas de magasins pussent se mettre en campagne peu de temps après moi[10]. Mais les Espagnols étaient en confusion ; le riche pays de Waes était encore une fois envahi par le maréchal d'Humières, et ne tirait des mains de Louvois ses notables, emmenés comme otages, qu'au prix d'une énorme contribution de neuf cent mille florins pour neuf mois[11].

Des mouvements de troupes, des convois d'artillerie bruyamment promenés sur la frontière, de la mer à la Lys et de la Sambre à la Moselle, entretenaient l'agitation dans toutes les places de l'ennemi, sauf précisément dans celles de l'Escaut. Aire, Saint-Omer, Ypres d'un côté, Mons, Charlemont, Namur, Luxembourg et Trèves même de l'autre, se croyaient également menacées[12]. Du côté de la mer, par exemple, Louvois ordonnait à l'intendant de Picardie d'envoyer avec ostentation, le 10 avril, dans les élections d'Amiens, de Montdidier, de Péronne et de Roye, des mandements pour rassembler le l à, à Péronne, deux mille paysans et quatre cents charrettes, en ayant sein de tout contremander le 18. Mais en même temps il donnait d'autres ordres pour faire, avec moins de fracas, réunir, le 13, à Guise, mille travailleurs armés chacun d'un fusil et d'un outil de terrassier, avec promesse de leur donner le pain et cinq sous par jour[13].

De toutes les places espagnoles, c'était Condé certainement qui avait le moins d'inquiétude : le 17 avril, Condé était investi par le maréchal de Créqui. Le 18, huit mille pionniers travaillaient, sous la direction de Vauban, aux lignes de circonvallation ; le 20, l'artillerie commençait à construire les premières batteries de canons et de mortiers ; le 21, enfin, Louis XIV, qui avait quitté Saint-Germain le 16, faisait son entrée dans les lignes ; on l'avait attendu, suivant ses ordres, pour ouvrir la tranchée. Le programme tracé par Louvois s'était exécuté sans le moindre écart. Aussi le maréchal de Luxembourg, du fond de l'Alsace, ne manquait-il pas de l'en féliciter à sa manière : J'ai su, monsieur, par la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire, que vous n'appréhendiez pas que les ennemis allassent attaquer Péronne ; vous étiez trop gai pour cela, et même assez pour me faire juger que sous étiez content de vas préparatifs pour le siège d'une de leurs plus importantes places. La manière dont on s'y est pris devrait pourtant vous faire quelque peine ; car, au lieu de marcher à Condé comme a on duel assigné, et de mander au gouverneur qu'il se tint sur ses gardes, vous avez donné des jalousies de tous côtés, fait atteler le canon pour marcher dans toutes les villes ; cela a été suivi d'une infinité de ruses entassées les unes sur les autres ; et enfin les ennemis disent fort bien en ce pays que voire voyage en Flandre n'a pas été celui d'un homme d'honneur, et que vous n'y avez fait mie des trahisons pour les surprendre. Ma consolation est que le roi n'a point paru dans tout cela, qu'il vous a laissé faire toutes vos menées, et que Sa Majesté en personne n'a voulu avoir part aux choses que quand il y a eu du péril à essuyer et qu'elle a pli y acquérir de la gloire[14].

La gloire fut bien au-dessus du péril. La tranchée avait été ouverte devant Condé le 21 avril au soir : dans la nuit du 25 au 26, tous les dehors, ruinés par le canon, furent enlevés d'assaut, et le gouverneur capitula. Il n'y avait eu pendant tout le siège que seize officiers atteints, dont quatre mortellement, et quatre-vingts soldats environ[15]. A qui devait-on d'avoir fait, à si peu de frais, une conquête de cette importance, si ce n'est à Louvois, dont les menées, pour parler comme le maréchal de Luxembourg, avaient si bien réussi que les Espagnols, quelques jours avant le siège, avaient envoyé à Mons une partie de la garnison de Condé ?

Deux jours après la capitulation, l'armée royale quitta ses lignes et vint prendre position un peu au sud-est, entre Sebourg et Quiévrain, pour couvrir le siège de Bouchain, que Monsieur, assisté du maréchal de Créqui et de Vauban, investit te 2 mai, avec dix-neuf bataillons et cinquante-cinq escadrons. Comme Louis XIV et Louvois l'avaient appréhendé, la précoce abondance des fourrages avait permis au prince d'Orange et au duc de Villa-Hermosa d'entrer en campagne peu de temps après le roi de France ; ils achevaient d'organiser leur armée sous les murs de Mons, quand la chute de Condé vint les surprendre. Laisseraient-ils également tomber Bouchain ? Louvois en doutait ; il écrivait au maréchal de Luxembourg, en lui faisant la description du poste occupé par l'armée royales : Comme la compagnie est nombreuse, le prince d'Orange n'a pas jugé, jusqu'à présent, à propos de sortir de derrière la rivière d'Haisne. Il faut pourtant qu'il prenne bientôt un parti. Il nous reste ici cent quinze escadrons de cavalerie et quarante bataillons d'infanterie, qui font plus de quarante-cinq mille hommes, sans compter plus de quatre mille chevaux que l'on pourrait tirer de l'année de Monsieur, en six heures de temps ; et nous sommes postés dans un lieu où une armée aussi forte au-dessus de celle-ci qu'elle l'est au-dessus de celle du prince d'Orange, ne nous regarderait pas. Il a à choisir d'aller secourir Bouchain à force ouverte ou d'aller attaquer quelque place. Nous apprendrons dans peu de jours le parti qu'il aura pris. — Votre dépêche, répondait Luxembourg, m'apprend si bien le poste que le roi occupe avec son armée, que je crois le connoitre comme si j'avais été dans son camp ; et c'est dans ce rencontre que, pour citer les bons auteurs, on peut dire après Molière, que vous me le faites voir tout aussi fin droit que si je l'avois lu dans un livre ; mais ce qui ne se voit dans aucun, c'est qu'un roi bien moins grand que le nôtre aille se mettre dans un lieu comme celui-là pour son seul plaisir[16].

Le 3 mai, on apprit que les Espagnols rassemblaient des pionniers du côté d'Ypres, comme s'ils voulaient assiéger Courtrai : le roi donna aussitôt des ordres pour faire entrer dans cette place quatre mille cinq cents hommes des troupes de Flandre, et envoya dans l'ile de Saint-Arnaud le maréchal d'Humières avec mille dragons et les deux compagnies des mousquetaires de la garde, pour surveiller les mouvements des alliés, s'ils avaient sérieusement le dessein de marcher de ce côté-là. C'était une feinte. Le prince d'Orange marcha d'abord, en effet, par la rive droite de la Haisne : mais arrivé à la hauteur de Condé, il se rabattit brusquement à gauche sur l'Escaut, pour s'établir sous le canon de Valenciennes, entre Bouchain et le camp de Sebourg. Si Louis XIV n'avait pas eu de bons avis, Monsieur était perdu ; mais avant que le prince d'Orange eût achevé son mouvement, l'armée royale s'était repliée sur Bouchain, avait elle-même passé l'Escaut entre Bouchain et Valenciennes, et pris position à Denain.

Le 10 mai, au point du jour, le maréchal de Schönberg vint éveiller le roi pour lui apprendre que l'ennemi commençait à paraitre du côté de Valenciennes. Louis XIV avait donné parole à son frère de l'avertir aussitôt qu'il verrait quelque apparence d'une bataille. Tandis que le maréchal de Schönberg courait à toute bride vers Bouchain, pour donner avis à Monsieur de l'événement qu'il souhaitait, le roi montait à cheval, faisait prendre les armes à toute farinée, donnait l'ordre de marcher et se portait lui-même en avant, pour reconnaître le terrain, suivi seulement des gardes du corps, des gendarmes et des chevau-légers de la garde. Arrivé à la cense d'Heurtebise, tout près de Valenciennes, à portée de canon, il aperçut d'abord treize escadrons en bataille au pied du glacis ; c'était sans doute la cavalerie de la place. Déjà le maréchal de Lorge proposait de les charger avec les douze escadrons de la maison du roi, lorsqu'on vil des colonnes d'infanterie et de cavalerie se déployer successivement à leur droite et former une ligne continue qui couronna bientôt le mont d'Anzin, et finit par s'étendre jusqu'ail mont Bouillon, dans les bois de Saint-Amand. Il fallait attendre. Les troupes françaises mouraient ; à peine arrivées, le roi les rangeait il mesure sur une ligne parallèle à celle de l'ennemi, la droite à l'Escaut, 5 la hauteur de Fontenelle ; la gauche aux bois, vers l'abbaye de Vigogne. Le maréchal de Schönberg était à huit heures au camp devant Bouchain ; à onze heures, il rejoignait l'armée royale avec Monsieur et le maréchal de Créqui, suivis de vingt escadrons qui entrèrent aussitôt en ligne.

L'armée n'attendait plus que le signal. Lorsqu'on vil les maréchaux et les lieutenants généraux se rassembler autour du roi, tous à cheval, on crut qu'ils prenaient ses derniers ordres pour la babille. Au lieu d'ordonner, le roi demandait conseil. Fallait-il engager la bataille ? Louvois prit le premier la parole ; il exposa la situation, faisant office de rapporteur : l'armée du roi, dit-il, n'avait d'autre mission que de couvrir le siège de Bouchain ; son rôle n'était pas d'attaquer, mais de défendre ; si le prince d'orange voulait être aussi fidèle au sien, c'était à lui de prendre l'offensive. Le roi se taisait ; les maréchaux furent invités à donner leur avis. Créqui, Schönberg, La Feuillade opprimèrent le raisonnement de Louvois ; seul, le maréchal de Large conseilla vivement de livrer bataille ; il fit valoir l'excellence et l'ardeur des troupes, et la supériorité du nombre, que Louvois lui-même ne contestait pas, et la gloire de battre le prince d'orange user autant de certitude qu'on peut en avoir à la guerre. Le roi recueillit les voix, et se rendant, sans autre observation, à la pluralité des suffrages, il ajouta seulement, dit-on : Comme vous avez tous plus d'expérience que moi, je cède, mais à regret. Alors il distribua les postes et se prépara pour la défense.

Louis XIV choisit pour lui-même le commandement de l'aile droite, ayant auprès de lui le maréchal de Créqui ; il donna celui de l'aile gauche à Monsieur, et, sous ses ordres, au duc d'Enghien et au maréchal de Schönberg ; le maréchal de La Feuillade eut le commandement de l'infanterie au centre ; à l'extrême gauche, faisant reloue en arrière, le maréchal de Lorge fut chargé d'occuper, avec trente escadrons et avilie mousquetaires, des bouteras qui voyaient les bois de Saint-Amand. Sur tout le front de l'armée, le duc du Lude disposa des batteries d'artillerie, entre les postes avancés d'infanterie et de dragons qui occupaient une suite de châteaux, de maisons et de masures, depuis l'abbaye de Vigogne jusqu'a la cense d'Heurtebise. Lorsque toutes ces dispositions furent achevées, il était midi. Le roi fit tirer trois coups de canon, comme pour avertir l'ennemi qu'il était prêt le recevoir ; l'ennemi répondit quelque temps après par trois autres coups de canon, mais il ne s'ébranla pas ; au contraire, on le vit travailler en bite à se retrancher. Louis XIV ne voulut pas d'abord qu'on fit, en avant de sa ligne de bataille, le moindre terrassement qui pût empêcher le prince d'Orange de venir librement jusqu'à lui ; l'armée demeura toute la journée et toute la nuit sous les armes, dans ses postes de combat ; ce fut seulement le lendemain malin, à neuf heures, lorsqu'il fut bien constant pour tous que loin de vouloir attaquer, le prince d'Orange se trouvait trop heureux de n'avoir pas été assailli la veille, que le roi permit aux troupes de dresser leurs tentes et de faire, devant le front du camp, quelques travaux de défense[17].

C'est ainsi que Louis XIV a manqué la plus belle occasion qu'il ail jamais eue de gagner une bataille ; il avait pour lui tout ce qui peul fixer la victoire ; il avait toutes les chances, moins toutefois cette chance unique et fatale que la fortune se réserve pour rappeler aux plus fameux capitaines que si la guerre est une grande et noble science, elle n'est pas, malgré tous les calculs de leur génie, une science exacte, parce qu'elle tient toujours du jeu par quelque endroit. C'est cette unique chance qui a fait hésiter Louis XIV ; il a eu peur, non de se battre, mais d'être battu. Ce n'était pas le cœur, chez lui, qui était défiant et timide ; c'était l'orgueil. Louvois connaissait bien cette faiblesse de son caractère ; les maréchaux la connaissaient aussi ; pourquoi le roi leur demandait-il conseil, si ce n'est pour s'en prendre à eux, en cas de mauvaise fortune ? Ils reculèrent devant cette responsabilité ; eurent-ils tort ? Le duc de Saint-Simon, qui défend avec une passion toute légitime l'opinion du maréchal de Large, son beau-père, fait un aveu qui justifie ses contradicteurs : La personne du roi les embarrassoit. Il est vrai, Louis XIV n'ayant du général en chef que le nom, était un embarras dans l'armée. Louvois avait donc raison de dissuader la bataille ; Créqui, La Feuillade, Schönberg avaient donc de sérieux motifs pour partager l'avis de Louvois. Pourquoi les taxer de servilité ? Que dire alors de Vauban qui, le 11 mai, à peine instruit de ce qui s'était passé la veille, écrivait à Louvois, du camp devant Bouchain : Surtout empêchez que le roi ne combattre ? Il y a mieux encore ; nous avons à citer, au bénéfice de Louvois, un témoignage qui tombe avec tant d'à-propos qu'on pourrait le croire, au premier abord, composé à dessein. Il n'en est rien, comme on va voir.

Le 5 mai, Louvois avait écrit au maréchal de Luxembourg pour lui recommander de publier à grand bruit et de façon à donner inquiétude aux Allemands, que le roi se proposait de venir, après le siège de Bouchain, prendre le commandement de son armée d'Allemagne, et il ajoutait : Tenez ceci, s'il vous plait, secret ; pour peu que Sa Majesté voie d'apparence qu'elle y pût réussir, je suis persuadé qu'elle prendroit volontiers ce parti-là vers la fin du mois prochain ou le milieu du suivant. Ne me répondez point, s'il vous plait, sur cet article, dans les lettres que vous m'écrirez, et mandez-moi seulement, par des billets à part, votre sentiment sur ce sujet, et s'il seroit possible que ce qui suit Sa Majesté pût subsister de ces côtés-là, c'est-à-dire s'il n'y aurait point sujet d'appréhender que Sa Majesté allât là ruiner ses troupes, sans pouvoir espérer de rien faire pour sa gloire.

A cette question délicate, M. de Luxembourg répandit, le 15 mai, de Schelestadt, par la lettre suivante, écrite à part et soigneusement chiffrée : Quand il est question au roi de prendre un parti comme celui dont vous me parlez, il y a tant de choses à éplucher qu'il est impossible qu'elles n'embarrassent pas. Il est constant que si les ennemis attaquent Philisbourg, il faut une bataille pour leur en faire lever le siège ; et vous savez mieux que moi, si le roi s'y trouvoit en personne, à quel endroit il faudroit qu'il demeurât. Si c'étoit à une aile, comme il dit lorsqu'il parle de ces sortes de choses, il y courroit trop de hasards, et je pense que vous ne consentiriez pas qu'il s'y mit ; il n'y auroit de poste pour la personne d'un roi que la réserve, à mon gré ; mais il faudroit la faire forte, et cela affoibliroit les ailes, qui n'ont pas besoin d'être amoindries pour combattre les troupes de l'Empereur, qui sont bonnes. Outre cela, je vous ai dépeint les endroits par où il faut passer pour marcher au secours de Philisbourg. Il faut reconnoitre tout cela ; le roi ne peut vouloir y aller en personne, et qui que ce soit n'y consentiroit ; s'il se trouve, quand on verra quelque endroit comme cela, on n'osera pas aller aussi loin qu'on feroit, de peur qu'il ne s'avance ; et s'il ne le fait pas, n'ayant pas vu ce qu'un autre auroit reconnu, il pourrait ne pas consentir qu'on le fit ; et cela serait capable de ruiner la chose, où il faut que celui qui la conduit soit le maitre, pour profiter de moment en moment de ce qui lui paraîtra favorable. Il faut essuyer des coups pour cela ; on peut croire que le roi ne se trouverait pas à une escarmouche ; mais on tire du canon, et on a devant les yeux l'exemple de M. de Turenne ; et parlant franchement, ces choses ne sont pas du métier d'un roi. Tous ces petits obstacles-là surmontés, il faut s'assurer de soir une bataille dans la plaine ; et vous savez s'il faut que le roi s'y trouve[18].

On sait que le maréchal de Luxembourg traitait à fond, mais à titre d'hypothèse, la question qui s'était débattue effectivement, le 10 mai, sous les murs de Valenciennes. Voilà l'opinion sérieuse de l'homme de guerre. Voici le compliment outré du courtisan, quatre jours après, le 10, lorsqu'il eut appris ce qui s'était passé à la cense d'Heurtebise : Je tiens qu'il est beaucoup plus beau à Sa Majesté d'avoir présenté la bataille à ses ennemis, sans qu'ils aient osé l'accepter, que si elle en avait gagné une qu'ils lui auraient offerte, en la pressant assez pour que Sa Majesté n'eût pu s'empêcher de la donner. Je suis ravi à cette heure qu'elle n'ait point voulu, durant tout un jour, que son armée se retranchât ; mais si j'avais été auprès d'elle et que je n'eusse point eu d'outils, je crois que j'y aurais travaillé avec les ongles.

La flatterie, pour cette fois, trouva Louis XIV insensible. Il avait, au fond du cœur, un mortel déplaisir d'avoir laissé échapper cette faveur de la fortune, et contre Louvois un ressentiment qui, sourd et contenu d'abord, apaisé même en apparence, ne fit que s'exaspérer avec le temps, à mesure que la domination de son ministre lui devint plus évidente et plus odieuse. Vingt-trois ans après la journée d'Heurtebise, huit ans après la mort de Louvois, Louis XIV laissait encore éclater ses regrets devant ses courtisans. Le jeudi 16 avril 1699, raconte Dangeau, le roi se promenait l'après-dinée dans ses jardins de Marly ; durant sa promenade, on vint à parler du jour où il campa près de Valenciennes ; il nous dit tout bas que c'étoit le jour de sa vie où il avait fait le plus de fautes ; qu'il n'y pensoit jamais sans une extrême douleur, qu'il y revoit quelquefois la nuit et se réveilloit toujours en colère, parce qu'il avnit manqué une occasion sûre de défaire les ennemis ; il eu rejeta la principale faute sur un homme qu'il nous nomma, et ajouta même que c'était un homme insupportable en ces occasions-là, comme partout ailleurs. Cet homme qu'une prudente réserve, même envers les morts, empêche Dangeau de nommer, c'est Louvois.

Et cependant, n'était la satisfaction personnelle de Louis XIV, tout avait réussi à souhait. Après l'investissement de Bouchain, le à mai, la tranchée avait été ouverte dans la liait du 6 au 7. Le 10 au soir, Monsieur et le maréchal de Créqui étaient revenus du camp d'Heurtebise ; quelques heures après, les dehors, bouleversés en quatre jours par neuf mille coups de canon, étaient emportés de vive force. Le 11, au matin, Vauban envoyait à Louvois le bulletin suivant : Nous sommes absolument maîtres de tous les dehors. De quelque manière que la chose tourne, j'espère, Dieu aidant, qu'avant qu'il soit vingt-quatre heures, Bouchain sera au roi, ou que du moins nous aurons trois on quatre mineurs attachés sur le corps de la place. Réjouissez-vous, monseigneur, puisque tout va le mieux du monde ; et surtout empêchez que le roi ne combatte. J'ai cinq ou six ingénieurs blessés ; ils ont tous fait des merveilles, et il ne se peut rien voir de plus vigoureux que tous ces gens-là. La lassitude et l'abattement où je suis m'empêchent de vous en dire davantage. Le régiment des fusiliers est le plus brase régiment du monde, à compter depuis le dernier soldat jusqu'au premier officier. Le 11 au soir, Bouchain avait capitulé.

Louis XIV ne pouvait songer à s'éloigner de cette place avant que les défenses en eussent été relevées au point de garantir, au moins contre une surprise, les trois mille hommes qu'il avait résolu d'y laisser ; il demeura donc pendant huit jours encore dans son camp, comme le prince d'Orange dans le sien, sans aucun acte d'hostilité de part ni d'autre. Le 15 mai, Louvois écrivait à Le Tellier : Tout est ici dans la même tranquillité que si l'armée ennemie n'étoit point à la portée du canon de nous ; on ne le verra bientôt plus, tant ils élèvent les remparts qu'ils mettent devant eux. Le roi alla hier sur une hauteur qui est delà l'Escaut, d'où l'on voit leur armée comme si l'on était dedans. Il n'y a personne qui ne convienne, à voir les camps, qu'elle est d'un tiers plus foible que celle de Sa Majesté. Le lendemain, le roi fit un détachement de huit mille hommes pour renforcer l'armée du maréchal de Luxembourg ; quatre jours après, enfin, le 20 mai, les réparations les plus urgentes ayant été faites aux fortifications de Bouchain, le camp d'Heurtebise fut levé[19].

Après avoir marché sur Douai, comme s'il se proposait de rentrer en France, le roi remonta tout à coup vers le nord, et vint s'établir, le 27 mai, au camp de Nider-Asselt, près de Ninove ; il était à quatre lieues de Bruxelles, au cœur même des Pays-Bas[20]. Outre qu'il faisait vivre largement ses troupes aux dépens des sujets de l'Espagne, il tenait le prince d'Orange eu respect, et l'empêchait de se porter sur Bouchain ou sur Condé, dont les défenses, mises par de rapides travaux à l'abri d'une linotte, n'étaient pas encore eu état de soutenir l'épreuve d'un siège. Même dans ce rôle d'observation et de surveillance, l'orgueil de Louis XIV trouvait moyen de se montrer satisfait : Je suis ici, écrivait-il à Colbert, dans un lieu où j'ai besoin de patience. Je veux avoir ce mérite de plus à la guerre, et faire voir que je sais embarrasser mes ennemis par ma seule présence ; car je sais qu'ils ne souhaitent rien avec tant d'ardeur que mon retour en France[21].

Ce fut au camp de Nider-Asselt que Louvois apprit la perte soudaine d'un ami qui lui rendait en dévouement le soin que le ministre avait pris de sa fortune ; le marquis de Rochefort était mort à Nancy, le 25 mai, à quarante ans, capitaine des gardes du corps, maréchal de France, commandant en chef l'armée de la Meuse[22]. Sa rapide élévation et l'amitié de Louvois lui avaient fait bien des ennemis, bien des envieux ; ils ne pouvaient nier son courage, ni sa passion pour la guerre, ni le zèle qui le retenait mir les frontières quand les autres lamaient leur service à la cour ; ils ont nié ses talents militaires, ils ont calomnié sa conduite, ils lui ont imputé des fautes qu'il n'a point faites, comme l'affaire de Muiden en 1679, ou comme le perte de Philisbourg, qui n'arriva que trois mois après sa mort[23]. L'historien a toujours le devoir, sinon la puissance, de relever les mémoires injustement frappées. Le maréchal de Créqui eut le commandement de l'armée de la Meuse ; quant à la charge de capitaine des gardes, le roi la donna an Maréchal de Lorge ; c'était la récompense du zèle qu'il avait montré pour la gloire de Louis XIV, dans le débat d'Heurtebise[24].

Dans le repos du camp, sous l'influence d'une belle saison, au milieu d'un gras pays, armée était devenue, au témoignage même de Louvois, plus belle qu'à son entrée en campagne ; son effectif réel s'élevait à plus de cinquante mille hommes[25]. Les ennemis n'osaient l'approcher. Louis XIV, pour se distraire, alla visiter Oudenarde, tandis que Louvois, pour hâter les travaux, s'en allait à Bouchain et à Condé. En rendant compte au roi de l'état où il avait trouvé cette dernière place, il ajoutait, le 12 juin : De tout ce que dessus, Votre Majesté peut compter qu'elle ne peut d'un mois songer à quitter les environs du lieu où elle est, sans exposer Condé ; ce que je ne saurois croire que Votre Majesté veuille faire. Louis XIV quitta cependant les environs de Ninove, mais d'abord pour venir camper sous Condé même, à Quiévrain. Enfin, soit que, par l'effet de sa présence, les travailleurs eussent redoublé d'activité, soit que son impatience ne lui eût pas permis d'attendre le terme que Louvois lui avait indiqué, il partit le 4 juillet pour Versailles, laissant au maréchal de Schönberg le commandement de l'armée affaiblie par un nouveau détachement de sept bataillons et de vingt escadrons envoyé quelques jours auparavant au maréchal de Créqui.

Louis XIV avait dit vrai ; le prince d'Orange n'attendait que son retour en France ; mais, au lieu d'attaquer Bouchain ou Condé, le stathouder se jeta sur Maëstricht, qu'il fit investir le 7 juillet. Les circonstances paraissaient favorables à son entreprise. Louis XIV, docile aux conseils de Vauban, axait fait démolir la citadelle de Liège et le château de Huy, qui servaient auparavant de soutien à Maëstricht ; enfin, le maréchal d'Estrades, qui depuis trois ans avait le gouvernement de cette place, venait d'être subitement envoyé à Nimègue pour prendre la part la plus importante aux négociations du congrès. Mais il avait laissé dans Maëstricht une forte garnison, et, pour la commander, un officier d'une énergie indomptable, le comte de Calvo. Dans cette crise, les idées de Vauban triomphèrent encore sacrifier les places avancées, et faire des conquêtes sur les frontières. Maëstricht fut abandonné à la vigueur de sa propre défense, et le siège d'Aire fut résolu. Louvois en fit donner le soin au maréchal d'Humières, tandis que le maréchal de Schönberg était chargé de contenir et de battre, si l'occasion s'en présentait, la petite armée du dire de Villa-Hermosa ; enfin Louvais lui-même se fit donner l'ordre de retourner sur-le-champ en Flandre[26] pour diriger l'ensemble des opérations et pour prévenir ou apaiser toute mésintelligence entre les deux maréchaux.

Ainsi revêtu d'un pouvoir qui était plutôt celui d'un roi que d'un ministre, au moment de prendre dans l'armée, au-dessus des généraux, une autorité plias efficace même que celle de Louis XIV, on doit s'attendre à le trouver plus arrogant et plus absolu. On le trouvera plus modeste, au contraire, et moins tranchant, au moins dans la forme. Il ne se contentera plus d'écrire négligemment à Le Tellier, comme au temps des apprêts du siège de Condé : Je ne rends point compte au roi de tout ce que je huis pour préparer toutes choses pour l'exécution de ce que Sa Majesté a résolu, parce que les lettres peuvent être prises en chemin, et que je suis persuadé que Sa Majesté ne doute point de mon application sur cette matière[27]. Il écrira directement à Louis XIV et lui donnera les moindres détails. Il est vrai qu'il saura toujours l'amener à son opinion, mais par adresse et non par violente ; il lui soumettra respectueusement ses idées ; il abdiquera même, en termes formels, sa volonté propre ; mais il perdra le roi dans un dédale de vues et de projets contradictoires dont lui seul aura le fil. D'où vient et d'où date ce changement extraordinaire ? De la journée du 10 mai, de la discussion d'Heurtebise. Louvois a deviné le mécontentement du roi ; il veut l'arrêter dans ses progrès, et, s'il est possible, l'éteindre dans son foyer même.

On voit bien, dès les premières lettres qu'il écrit pendant ce nouveau voyage, comme il se préoccupe des regrets de Louis XIV, comme il cherche toutes les occasions de justifier l'opinion qu'il a fait prévaloir, et dont il n'entend pas d'ailleurs désavouer la convenance. Ainsi, le 10 juillet, il écrit à Le Tellier : Un espion dit qu'il arriva hier un courrier du gouverneur de Mons pour avertir M. de Villa-Hermosa que Cambrai était investi ; j'espère qu'il aura eu avis ce matin que Valenciennes fut hier investi, puis qu'on y tira, tandis que nous passions au mont d'Anzin, plus de quarante volées de canon qui ne firent de mal à personne. Je sonhaiterois que le roi eût vu ce poste, pour connoitre que, quand il auroit marché le matin du jour que le prince d'Orange vint audit mont d'Alain, comme Sa Majesté pensa le faire, elle n'auroit fait autre chose que d'obliger la garnison de Valenciennes à se retirer un peu à la hâte derrière le ruisseau du Noir-Mouton, et que l'armée de M. le prince d'Orange, étant au delà du défilé de Bouvrage, auroit pu y demeurer en sûreté et, faisant passer du monde dans Valenciennes par le moyen du pont sur l'Escaut, aurait obligé Sa Majesté à se retirer auprès d'Heurtebise. Ainsi, le 18, il écrit au roi lui même : Je suis arrivé à Condé le 15, un peu avant midi. J'y trouvai M. le maréchal de Schönberg ; lequel j'informai de dessein que Votre Majesté mit formé et de ce qu'elle désiroit qu'il fit, pendant que durera le siège que M. le maréchal d'Humières va faire. Il me parut un peu surprit de la résolution que Votre Majesté avait prise, croyant qu'il aurait mieux valu attaquer Valenciennes avec toute l'armée, pourvu que Votre Majesté n'y fût point ; et il me parut persuadé que quelque avantageuse que fût la prise de Valenciennes, il ne jugeoit pas que cela valût que Votre Majesté s'exposât à attendre l'ennemi dans des lignes.

Celle lettre ne s'arrête pas là ; elle contient ; en abrégé, comme l'argument d'un livre, tout le système de ruses et d'approches nu moyen desquelles Louvois travaille à rentrer dans la complaisance de Louis XIV. C'est le plan d'un siège en règle. Ainsi pour le détail des affaires : J'expédiai l'après-dîner tous les ordres de Votre Majesté nécessaires pour que les pionniers et les chariots qui ont été commandés partout, arrivent devant Aire le même jour que l'infanterie s'y rendra ; et ayant concerté avec M. le maréchal d'Humières la route que les troupes tiendront, et pris les mesures nécessaires pour le pain et les farines, tout cela est réglé de manière que, le même jour que les traies se rendront devant la place, il y arrivera quatre mille sacs de farine, qui peuvent faire subsister l'armée vingt quatre jours, deux cents milliers de poudre, cinquante de plomb, cinquante de mérite, vine mille outils, quinze mille grenades, quinze mille boulets, quatorze cents bombes, trente pièces de 24 et de 33, douze mortiers, vingt plates-formes, cinquante mille sacs à terre et quatre cents boulets creux et...[28] pièces de campagne pour garnir les lignes. Ainsi pour les sentiments de zèle respectueux et d'empressement modeste : J'aurai l'honneur de rendre compte à Votre Majesté, avec beaucoup d'exactitude, de tout ce qui se passera au siège ; j'essaierai de contribuer de quelque chose à la reddition de la place par les soins que j'apporterai à ce qu'il ne manque rien à ceux qui l'attaqueront. Enfin viennent les vues, les propositions humblement soumises à l'examen et à la décision souveraine de Sa Majesté. Aire n'est pas encore pris, pas même assiégé, pas tréma investi, puisqu'il ne doit l'être que dans trois jours ; et déjà Louvois parle de prendre et de détruire le fort de Linck, auprès de Saint-Omer, et d'assiéger Saint-Omer la campagne prochaine, à moins que le roi ne préfère Valenciennes ou Cambrai. Car tout se trouve dans cette lettre du 18 juillet 1676, jusqu'aux projets de guerre pour 1677[29].

Aire a été investi le 21 juillet, à l'heure annoncée ; le 22, Louvois écrit à Le Tellier : Comme j'espère que cette place ne durera pas plus de douze ou quinze jours de tranchée cuvelle, et que on pourra l'ouvrir dons trois jours, je vous supplie de savoir du roi ce qui lui plaira que je fasse après sa réduction, et s'il me permettroit de m'en retourner à Versailles. Il n'est pas extraordinaire que j'aie la soumission que je dois ; mais je vous puis dire sur ce sujet que je n'ai pas même de désir, et que, hors l'impatience que j'ai d'être auprès de vous, je me conformerai avec joie à tout ce qu'il plaira à Sa Majesté de décider sur cela. Reportons-nous de huit années en arrière ; n'est-ce pas le Louvois de 1668 ?

Louis XIV ne fit pas une longue défense ; au premier coup, il fut touché ; au second, il se rendit. Votre père, écrivit-il à Louvois, me lut une lettre, par laquelle vous lui dites de me demander ce que vous ferez après la prise d'Aire, et si je ne trouve pas ben que vous veniez, assurant que vous n'avez aucune impatience que celle d'étire auprès de moi ; je le crois, et que vous ferez avec plaisir ce que je jugerai utile pour le bien de mon service. C'est pourquoi, quoique je bisse très-aise de sous voir et que vous prissiez étire utile ici en beaucoup de choses importantes, je ne somalis Vous rien dire de positif sur votre retour, que je ne voie tous les partis qu'on pourra prendre. Il y a tant de grondes choses entreprises de tous côtés, que je regarde avec attention et beaucoup d'inquiétude dans le fond, quoique je paroisse fort tranquille... J'attends des nouvelles du siège avec quelque impatience, mais avec quelque tranquillité, ayant bonne opinion de votre conseil et du courage du maréchal d'Humières et de mes troupes... Faites que tout contribue à faire finir heureusement ce siège. Je vous avoue que si vous n'y étiez pas, j'aurois une grande inquiétude, connoissant, comme je fais, toutes les têtes qui sont avec vous[30].

On va voir si Louis XIV portait, dans les plans que lui soumettait Louvois, beaucoup de lumière et de décision. Aire, même accompagnée de Linck, ne lui semblait pas une suffisante compensation de Maëstricht, il aurait voulu qu'on fit encore quelque chose avant la fin de la campagne ; mais quoi ? Songez à tout ce qui sera possible, écrivait-il à Louvois, le 21 juillet ; mandez-moi votre avis, préparez ce qui pourra être nécessaire, et n'oubliez rien de ce qui se pourra faire, sans hasarder beaucoup. Enfin, je ne dis rien de positif, mais j'ai bien envie que l'on fasse quelque chose avec prudence. Louvois proposerait bien le siège immédiat de Valenciennes ou de Cambrai, si d'un côté, la prudence n'exigeait pas qu'on attendit l'issue des événements engagés autour de Maëstricht et de Philisbourg ; si, de l'autre, les sièges de Condé, de Bouchain et d'Aire n'avaient pas consommé la plus grande partie des munitions de campagne, cinq cents milliers de poudre, trente mille boulets, tout ce qu'il y avait de bombes et de halles à feu ; à peine resterait-il, en dehors des magasins des places qu'il se serait pas sage de dégarnir, deux cents milliers de poudre qui ne suffiraient pas pour l'attaque de Valenciennes ou de Cambrai, mais qui suffiraient bien pour une moindre entreprise, comme l'attaque de Charlemont, par exemple[31]. Louis XIV est bien en peine de rien résoudre. Dans le doute, il ne trouve rien de mieux que de s'en remettre à Louvois, à la seule condition que Louvois le tienne au courant de ce qu'il aura décidé : Continuez, lui écrit-il le 27 juillet, à me mander et à mander de tous côtés ce que vous croirez nécessaire, et m'envoyez, connue vous avez fait, les copies des lettres, pour que je sois très-bien informé de tout, et que je ne dorme point d'ordres qui miment laisser ceux à gui ils s'adresseroient incertains.

Cependant le siège d'Aire tire à sa fin ; les bombes surtout font dans la place un ravage dont Louvois est singulièrement frappé ; désormais il aura la passion du bombardement. Il écrit au roi le 30 juillet : L'artillerie fut si bien servie hier que l'on tira plus de trois mille coups de canon qui démontèrent la plus grande partie des pièces des ennemis et labourèrent fort leurs travaux. On tira cinquante ou soixante bombes dans la journée qui, hors deux ou trois qui crevèrent en l'air, tombèrent toutes dans la ville ou dans les travaux des ennemis, dont une mit le feu au petit magasin à poudre qu'ils avaient dans leur demi-lune, et à plus de trois mille grenades. M. de Vauban assure que Votre Majesté peut compter la prise de cette place abrégée de sept ou huit jours, d'hier et d'aujourd'hui. M. de Vauban a reçu un coup de mousquet sur la main, qui n'a fait que la lui écorcher. L'on a tiré, depuis neuf heures du mir jusqu'à minuit, deux cents bombes, dont plus de cent quatre-vingt-dix ont fait leur effet dans la ville ; il n'y a rien d'égal à l'adresse du capitaine des bombardiers. Comme, il n'y a plus que de grandes villes à attaquer dans les Pays-Bas, je crois que Votre Majesté ne peut mieux faire que d'avoir deux compagnies de bombardiers, parce que, si vingt mortiers pouvoient être servis continuellement, on détruiroit assurément une ville en trois jours, ou on obligeroit une bourgeoisie à se révolter. Le 31 juillet, à cinq heures du soir, le gouverneur d'Aire demandait à capituler.

Le matin même, Louvois avait repris avec le roi le thème des projets ; les difficultés étaient grandes pour Valenciennes et Cambrai, plus grandes encore pour Mons, Bruxelles ou Namur ; restaient Saint-Ghislain, Charlemont et le fort de Linck, qui offraient certainement plus de chances de succès. Pour parler de tant ce qui se pourroit faire, ajoutait-il, je dois encore dire à Votre Majesté que l'on pourroit tenter le secours de Maëstricht, si l'on voit que le siège prenne un air de durer longtemps ; je dis durer longtemps, parce qu'il faut pour le moins vingt jours pour marcher à portée de cette place. Mais, outre qu'il est incertain si la place en donnera le temps, il faut se commettre à une action dans un pays où, si l'on n l'avoit pas eu bon succès, une armée seroit tout à fait ruinée à sauver une place qui, si la guerre dure, sera toujours à charge à Votre Majesté.

Ce qui agit davantage sur l'esprit de Louis XIV, et Louvois le sait bien, ce sont les objections ; elles le subjuguent. Les grands sièges lui plaisent plus que tout le reste ; mais il voit bien qu'il les faut remettre à un autre temps ; le secours de Maëstricht serait d'éclat, mais il ne lui parait pas sûr de s'y engager, non plus qu'an siège de Charlemont, à cause du voisinage du prince d'Orange ; il faut donc s'en tenir au siège de Saint-Ghislain et du fort de Linck. Je ne nomme pas les officiers généraux ni les régiments, écrit-il à Louvois, le 1er août ; nous séparerez les troupes selon que vous croirez pour le mieux, et les officiers généraux aussi. Quand vous verrez toutes choses en train, vous poilerez revenir, et je vous assure que je serai très-aise de vous revoir. Si vous croyez que votre présence ne soit point nécessaire, vous pouvez revenir plus tôt ; je vous en laisse la liberté. Louvois fit donc prendre Linck par le maréchal d'Humières, et seulement Linck, ainsi qu'il l'avait résolu dès le premier jour. Quant au siège de Saint-Ghislain, il y vit tout à la fin des difficultés, et s'écarta de sa propre autorité, comme aussi, d'accord avec le maréchal de Schönberg, il décida tout à coup le secours de Maëstricht, de tous les partis à prendre, écrivait-il au roi, dés le 31 juillet au soir, le plus glorieux et peut-être le moins difficile, pourvu que l'on y marchât avec les précautions nécessaires, c'est-à-dire avec les vivres, et en intention de ne se point approcher à portée de donner on combat forcé.

Lorsque Louvois eut tout ordonné, lorsqu'il mit vii toutes choses en train, il partit pour Versailles, où Louis XIV lui fit le meilleur accueil. M. de Louvois est revenu, écrit le 7 août madame de Sévigné ; il n'est embarrassé que des louanges, des lauriers et des approbations qu'on lui donne. Il trouva une lettre du maréchal de Luxembourg qui lui avait écrit d'Alsace, le croyant de retour depuis quelque temps[32] : Vous voilà arrivé, monsieur, et je ne puis m'empêcher de vous envoyer dire que j'en suis bien aise ; en premier lieu, c'est parce que j'aime mieux que vous vous donniez un peu de repos que de vous tourmenter comme vous faites ; car j'aime votre santé et je m'y intéresse ; et, après cela, c'est que je veux vous parler, non comme à un ministre, mais comme à un officier de guerre qui vient de donner des ordres pour celle de Horaire, et qui est fort capable de m'en donner pour faire ici celle qui sera la plus avantageuse.

Louvois ne s'inquiétait que de la marelle du maréchal de Schönberg. Jamais général n'avait été mieux choisi pour une entreprise qui demandait autant de sang-froid que de talents militaires ; mais il n'avait pas à triompher que du prince d'Orange ; il avait tous les jours à combattre dans sa propre armée. Le maréchal de Schönberg était étranger et protestant, deux démérites, le premier surtout, qu'on lui reprochait amèrement dans son état-major. Les officiers généraux qui tenaient de servir sous Louis XIV s'indignaient ou se dispensaient d'obéir au maréchal à qui cependant Louis XIV avait fait l'honneur de léguer le commandement. Lorsque Louvois l'avait vu à Condé, le 15 juillet, M. de Schönberg n'avait pu s'empêcher de lui faire quelques plaintes des lieutenants généraux qui, depuis le départ du roi, n'étaient point allés, colonie leur devoir les y obligeait, une seule fois au fourrage. Le chef de la cabale était le comte d'Auvergne, un neveu de Turenne, qui prenait des airs de souverain, parce qu'il était de la maison de Bouillon, et de général en chef, parce que le roi, dans la succession militaire de son oncle, lui avait accordé la charge, purement honorifique et lucrative, de colonel général de la cavalerie, tandis qu'il n'était en réalité, par son grade, que maréchal de camp. Louvois avait énergiquement soutenu l'autorité du maréchal contre la mauvaise volonté de son état-major et surtout contre les prétentions du crante d'Auvergne. Le roi, écrivait-il à Le Tellier, le 25 juillet, ordonnera là-dessus ce qu'il lui plaira ; mais il est important qu'il le fasse promptement, parce que ces sortes d'altérations diminuent fort la considération que l'on doit avoir dans l'armée pour M. le maréchal de Schönberg, laquelle est déjà si foible que, quand il monte à cheval, à peine y a-t-il un officier qui le suive[33].

Tant que Louvois fut à l'armée, les difficultés cessèrent ; quand il en fut parti, le désordre recommença. Le 17 août, il écrivit à l'intendant Robert : Dites à M. le comte d'Auvergne que j'ai vu quelques lettres ici qui portoient que M. le maréchal de Schönberg ayant commandé qu'on fit pendre deux cavaliers pour être sortis du camp contre ses ordres, lui, M. le comte d'Auvergne, avait parlé un peu haut contre cette sévérité ; que la profession que je fais d'être son serviteur ni oblige à le faire avertir qu'il feroit très-mal sa cour à Sa Majesté s'il témoignait désapprouver quoi mie cc soit que fora son général ; et que je lui conseille de s'étudier de manière à l'avenir qu'on ne puisse pas mander de pareilles choses. L'avertissement resta sans effet ; quelques jours après, le comte d'Auvergne se trouva blessé, quoique son tour fût venu d'être à l'arrière-garde, que le maréchal l'eût commandé pour marcher à l'escorte des bagages. Il réclama ; Louvois lui donna sort ; alors, plus emporté que jamais, il demanda et reçut aussitôt son congé[34].

La cabale malheureusement ne disparut pas avec lui. Le désordre ne fit que gagner dans les bas grades et menaça tellement la discipline de toute l'armée, que Louvois fut obligé de s'en prendre directement au maréchal de Schönberg et de gourmander sa mollesse : Le roi, lui écrivit-il le 21 septembre, a appris avec beaucoup de surprise ce qui s'est passé lorsque, par votre ordre, l'on a voulu exécuter un gendarme-Dauphin ; et Sa Majesté en a eu encore davantage quand, après une pareille révolte, vous vous êtes contenté d'en faire informer, au lieu Je faire prendre sur-le-champ tout ce qui s'est trouvé dans le camp de cette compagnie, pour les faire tirer au billet et en faire pendre deux ou trois, n'y ayant que ces sortes de punitions subites qui fassent leur effet ; et quoique Sa Majesté ne doute point que sous n'ayez fait une justice sévère du gendarme qui a été pris et de ceux que l'on aura découverts qui auront eu le plus de part à la sédition, néanmoins Sa Majesté, voulant par une démonstration publique faire voir à quel point les officiers se doivent précautionner contre de pareils désordres, elle m'a commandé de vous faire savoir que son intention est que vous fassiez interdire M. le marquis de La Fare[35]. A l'égard des deux capitaines d'infanterie et du lieutenant de cavalerie qui n'out pas fait leur devoir pour empêcher celle sédition, le roi désire que vous les envoyiez prisonniers dans la plus prochaine place de Sa Majesté, et que vous me mandiez leurs noms, afin que Sa Majesté puisse prendre la résolution qu'elle jugera à propos contre eux. Elle a paru un peu surprise que quand vous avez fait donner des ordres aux officiers de la gendarmerie de camper le long de la ligne, et que vous voyez qu'ils ne le font pas, vous ne vous faites pas obéir. Tout cela n'avait pas empêché le maréchal de Schönberg d'exécuter, avec le plus grand succès, les plus habiles manœuvres.

Maëstricht avait été investi le 7 juillet par le prince d'Orange ; mais les travaux préliminaires du siège, comme la ligne de circonvallation qui était fort étendue, retardèrent jusqu'au 10 l'ouverture de la tranchée. L'attaque, dirigée d'abord contre un des ouvrages extérieurs de la place, fut abandonnée au haut de quelque temps et recommencée Contre un autre ; c'était un bastion détaché que le comte de Calvo défendit avec une généreuse opiniâtreté, d'abord par de fréquentes sorties, qui refoulaient les assiégeants et bouleversaient leurs travaux, puis, quand il fut resserré davantage et assailli à son tour, par un feu meurtrier de grenades, enfin par l'extrême ressource des mines. Trois fois les colonnes que le prince d'Orange avait lancées à l'assaut du bastion furent emportées par l'explosion des fourneaux ; les Hollandais s'opiniâtrèrent, mais ils n'occupèrent que des ruines. Par delà ce premier ouvrage, si chèrement payé, il y en avait un second beaucoup plus considérable avant d'arriver au corps même de la place. la défense étant aussi bien conduite que l'attaque l'était mal, il en résulta que le 11 août, après plus d'un mois, les assiégeants n'étaient encore parvenus qu'au fossé de ce second ouvrage, et, chose plus extraordinaire, que depuis ce moment-là, pendant les quinze jours qu'ils demeurèrent encore devant la place, ils ne gagnèrent pas un pouce de terrain.

Cependant le maréchal de Schönberg avançait, chassant devant lui l'armée trop faible du duc de Villa-Hermosa. Parti le 6 août des environs d'Aire, il arrivait le26 aux environs de Tongres ; c'était exactement la marche de vingt jours que Louvois avait annoncée à Louis XIV. Pour signaler son approche au comte de Calvo dont l'héroïque défense avait permis, contre tout espoir en quelque sorte, que cette marche ne fût pas inutile, le maréchal fit tirer à la fois ses trente-deux pièces de canon. Ce fut aussi pour le prince d'Orange le signal d'une attaque désespérée ; en plein jour, contre tout usage, il lança sur la brèche une dernière colonne presque entièrement composée d'officiers ; ils furent repoussés ; presque tous périrent. Le lendemain, 27 août, le prince d'Orange levait le siège. Il avait embarqué sur cinquante grands bateaux, qui devaient descendre la Meuse jusqu'à Grave, toute sa grosse artillerie, ses magasins, ses blessés et ses malades ; les eaux étaient basses ; les bateaux, lourdement chargés, s'engravèrent à Stochem ; tout fut pris par les défenseurs de Maëstricht[36].

Le stathouder avait le courage froid et opiniâtre ; tandis qu'on le croyait en pleine retraite sur à Hollande, c'était lui qui manœuvrait pour couper la retraite à l'armée française. Deux fois le maréchal de Schönberg le rencontra sur sa route, au défilé des Cinq-Étoiles sur la Mehaigne, et en avant de Gembloux ; deux fois il sut lui échapper par feinte ou le gagner de vitesse au meilleur poste. La première fois, lui opposant sa droite, comme s'il voulait s'ouvrir un chemin de vive force, il faisait rapidement jeter des ponts sur la Mehaigne, dérobait le passage de son centre et de sa gauche, et, contenant l'ennemi par le feu incessant de son artillerie déployée sur l'autre rive, il rappelait enfin à lui sa droite, sans précipitation, sans désordre, repliait ses ponts et poursuivait sa marche. Il n'y eut ale combat sérieux qu'à Gembloux, où la cavalerie d'avant-garde, sous lus ordres du comte de Montai, déblaya, par une charge vigoureuse, la route que les hollandais avaient déjà occupée. Dès lors le prince d'Orange désespéra de prendre en faute un adversaire si intelligent et si résolu ; il laissa au comte de Waldeck le soin de ramener ses troupes épuisées de fatigue, et regagna tristement la Hollande salis avoir aucune satisfaction à toi donner pour les désastres de sa marine et pour la perle irréparable de Ruyter[37].

Le maréchal de Schönberg rentrait à Charleroi couvert de gloire ; mais il mil trop d'empressement à réclamer le prix doses services. Il y aurait eu plus de délicatesse et d'habileté même à laisser au roi l'initiative des grâces qu'on ne lui marchanda pas d'ailleurs. Il avait demandé quatre pièces de canon pour décorer son château de Coubert, acquis l'année précédente des deniers du roi ; on les lui donna. Il avait demandé les biens confisqués en France sur le rhingrave, lieutenant du prince d'orange, mort de ses blessures au siège de Maëstricht ; on les lui donna. Il avait même demandé le gouvernement de Guyenne, vacant par la mort du maréchal d'Albret ; mais Louvois lui répondit à ce sujet, le 16 septembre : J'ai lu au roi la lettre que sous m'avez fait l'honneur de m'écrire le 10 de ce mois, sur vos affaires particulières ; à quoi Sa Majesté m'a commandé de sous dire qu'elle a disposé, il y a déjà quelques jours, du gouvernement de Guyenne en faveur de M. de Roquelaure ; mais que, quand il ne seroit pas encore donné, vous savez bien qu'il y a des raisons invincibles pour lesquelles, quelque considération qu'elle ait pour vous, elle n'en pourrait pas disposer en votre faveur. Il y avait trop de religionnaires dans une province encore émue d'une sédition récente, pour que Louis XIV y eût mis un gouverneur protestant.

Le défenseur de Maëstricht, Calvo, fut fait lieutenant général ; le roi lui donna le gouvernement d'Aire et vingt mille livres de pension. Tous les officiers, tous les soldats, ses compagnons de fatigues et de gloire, eurent aussi leurs récompenses[38]. Louvois en préparait d'autres pour les braves qui soutenaient dans Philisbourg un singe encore plus acharné que celui de Maëstricht.

L'Empereur avait donné le commandement de son armée au nouveau duc de Lorraine, Charles V, qu'en France on continuait de nommer, comme auparavant, le prince Charles. Ce choix devait d'autant mains plaire à Louis XIV, que, l'année précédente, l'influence du prince avait empêché le roi de se faire élire due de Lorraine par le suffrage des principaux du pays. C'était le maréchal de Rochefort qui avait eu la première idée de ce projet, vivement accueilli par Louis XIV et par Louvois ; on lui avait envoyé la copie du traité de 1662, en vertu duquel la souveraineté de la province était dévolue au roi après la mort de Charles IV. Mais, le vieux duc ayant depuis protesté contre cet arrangement et déclaré son neveu seul et légitime héritier de ses droits, tous les efforts du maréchal de Rochefort, afin de porter les Lorrains à reconnaître Louis XIV pour leur souverain, échouèrent contre leur silencieuse inertie[39]. Le prince n'avait pas paru disposé davantage a renoncera ses prétentions ni à ses alliances. Il avait envoyé à Nancy, au mois d'octobre 1675, un de ses gentilshommes, M. de Rizaucourt, sous prétexte de s'entendre avec l'intendant Charuel sur le renouvellement des traités relatifs à l'exemption des contributions pour la Lorraine et le Barrois ; mais, en effet, pour connaitre les intentions et ruiner les projets de Louis XIV. Charuel ne manqua pas de rendre compte à Louvois des demi-confidences que lui faisait l'envoyé du prince, à la fois sur le désir qu'avait son maitre de rentrer dans ses États par la grâce du roi, et sur les engagements auxquels il se croyait tenu cependant envers les alliés, comme héritier de son oncle.

Cette contradiction choquait naturellement Louvois : Puisque M. le prince Charles, disait-il, connoît qu'il ne peut y avoir de fortune solide pour lui que dans les bonnes grâces du roi, il devrait prendre le chemin de les mériter ; et si la manière dont monsieur son oncle Va traité l'a obligé à aller servir dans des pays étrangers qui n'avoient pas en ce temps-là ennemis du roi, il devroit depuis la mail de son oncle avoir déjà fait parler au roi. Rien n'est plus prudent à lui que de ne se pas marier dans un pays ennemi de la France, parce que, si une fois il l'avait fait, comme le roi ne pourrait plus prendre confiance en lui, il ne pourroit plus compter de rentrer jamais dans ses bonnes grâces. Au surplus, le roi est bien informé que les traités que feu M. le duc de Lorraine avoit faits avec les puissances qui sont en guerre avec le roi n'étoient point pour ses successeurs, de quoi Sa Majesté est d'autant plus assurée que ceux qui veulent perpétuer cette guerre.ci sollicitent les Hollandois de faire avec M. le prince Charles le même traité qu'ils avoient avec son oncle. Il est inutile, ajoutait Louvois quelques jours après, d'entrer [en pourparlers] avec M. le prince Charles sur les partis qu'il pourroit trouver en France, puisqu'il n'est pas disposé à suivre présentement son véritable intérêt qui serait de rentrer dans les bonnes grâces du roi, de lui amener ses troupes et de remettre tous ses intérêts entre les mains de Sa Majesté ; et ledit sieur prince peut bien juger que, s'il avoit les bonnes grâces de Sa Majesté, il y a des partis en France qui l'accommoderoienf mieux que ne pourrait faire la reine de Pologne, qui, si elle se résolvoit à l'épouser, se souviendroit toujours avec chagrin qu'il lui auroit fait perdre son rang[40]. Le prince Charles ne montra pas plus d'empressement que n'en avait montré en pareille occasion le prince d'Orange à comprendre qu'il ne tiendrait qu'à lui de devenir gendre de Louis XIV ; et comme pour achever le rapprochement, de même que le prince d'Orange commandait l'armée de Hollande, le duc de Lorraine s'en alla commander l'armée de l'Empereur.

Toutefois il y avait entre eux cette différence que le prince d'Orange, déjà vieil adversaire de Louis XIV, avait gagné qu'on ne parlât de lui, au moins publiquement, qu'avec une certaine considération, tandis qu'à l'égard du prince Charles, nouveau, dans le commandement, on se donnait plus de liberté. Aussi Louvois ne se contraignait-il pas de le plaisanter en compagnie du maréchal de Luxembourg : Plusieurs lettres que j'ai vues de Vienne, écrivait-il au maréchal, portent que M. de Montecucculi ne juge pas a propos de servir cette année, et qu'ayant su que les incommodités de monseigneur le Prince l'empêchoient de commander l'armée d'Allemagne, il avait assuré l'Empereur que M. le prince Charles en saurait assez pour vous tenir tête ; que Sa Majesté Impériale avoit approuvé la proposition de M. de Montecucculi, à condition que l'on donneroit un conseil à M. le prince Charles pour le conduire. Comme je ne doute pas que Sa Majesté ne veuille faire la même chose à votre égard, je vous supplie de me mander diligemment qui vous aimeriez mieux que Sa Majesté vous envoyât, et si vous ne seriez pas bien aise qu'elle jette les yeux sur M. Boucherat, M. Poncet, M. Pussort ou M. Hotman[41].

M. de Luxembourg n'ôtait pas d'esprit ni de caractère à manquer une si belle occasion de faire sa cour au ministre : Comme c'est un homme d'église, lui répondit-il[42], que M. le prince Charles a pour conseil, je pense qu'il sera plus à propos que le roi en envoie un, pour faire les mêmes fonctions auprès de moi, que s'il n'étoit simplement que de robe. Je n'en vois point qui y soit plus propre qu'un évêque grec qui étoit à Saint-Germain lorsque j'en partis ; s'il n'a les autres choses nécessaires, il portoit du moins un bonnet à la dragonne. Au défaut de celui-là, je ne serois pas fâché de voir le bonhomme Poncet marcher armé comme les officiers de cavalerie à la tête de l'armée ; mais si son lige se trouvait incompatible avec une pareille fatigue, je crois qu'il suffira que vous m'écriviez. Le roi donne ses ordres assez clairement, et quelquefois par hasard vous vous faites bien entendre ; vos lettres me vaudront bien un conseiller : mais, pour m'éclairer, il faudra souvent m'en écrire et m'expliquer bien nettement la volonté du roi sur ce que je ferai à l'égard de Philisbourg, en cas qu'il soit assiégé ou qu'il ne soit que bloqué.

En fait, le blocus de Philisbourg avait commencé dés la lin de la précédente campagne, lorsque, sous les yeux mêmes de M. le Prince, Montecucculi avait fait fortifier Lauterbourg et occuper d'autres postes à distance de la place. Cependant, pour être devenues moins faciles, les communications n'étaient pas interrompues avec la France, et la garnison avait ses mouvements si libres au dehors, que l'Électeur Palatin, moins inexorable, avait enfin permis à ses agents de traiter pour la contribution du Palatinat tout entier. Un juif de Manheim, nommé Samuel, autorisé pour cette négociation, et le commissaire La Goupillière, qui faisait les fonctions d'intendant à Philisbourg, étaient tombés d'accord et sur la somme à payer et sur le mode de payement, qui consistait principalement en fournitures de blé, de farine et d'avoine ; de plus, il était expressément stipulé que l'Électeur ne s'opposerait plus à l'approvisionnement de la ville ni même au passage des partis pour les pays au delà du Palatinat[43]. Ainsi la garnison de Philisbourg était plutôt observée que resserrée, dans mie place bien munie, incessamment ravitaillée, où elle avait d'autant moins à craindre de mourir de faim, que son commandant, Dufay, était tout prêt in se conduire suivant la maxime enseignée par Louvois à tous les gouverneurs de places : Dès qu'une ville est assiégée, il faut se servir de tout ce qui est chez le bourgeois pour la subsistance de la garnison[44].

Les opérations de guerre commencèrent dans le mois d'avril. Tandis que le maréchal de Luxembourg rassemblait ses troupes au camp de Schelestadt, le duc de Lorraine entrait dans la basse Alsace, et s'avançait jusqu'à Brumpt, à quelques lieues de Strasbourg. Ce mouvement avait pour but d'attirer l'attention et les inquiétudes du maréchal sur Saverne et Haguenau, de masquer les détachements que le duc faisait marcher derrière lui pour bloquer plus étroitement Philisbourg, et surtout de protéger l'embarquement d'un énorme matériel de siège, auquel il avait fait travailler à Strasbourg pendant tout l'hiver. Lorsque le convoi de bateaux eut descendu le Rhin, le duc de Lorraine se replia derrière la Lauter, entre Lauterbourg et Weissembourg, couvert par une ligne de retranchements auxquels la rivière servait de fossé.

Philisbourg était situé sur la rive droite du Rhin ; une bande de terrain étroite et souvent inondée par les crues du fleuve l'en séparait à peine ; le reste de l'enceinte était presque partout environné de marais. Sur la rive gauche s'élevait un fort qui couvrait un pont destiné à relier cette pièce aux ouvrages de l'autre rive. Le prince de Bade, chargé, du siège sous les ordres du duc de Lorraine, ouvrit d'abord, le 10 mai, la tranchée devant le fort. Après neuf jours d'attaque, les parapets étant ruinés pur le canon, les défenseurs capitulèrent et se retirèrent dans la place. Ce premier succès obtenu, les assiégeants détruisirent le pont dont le feu de la rive droite leur interdisait l'usage, et s'occupèrent d'en établir un autre, hors de la portée du canon. Cette opération, la difficulté d'asseoir les premiers travaux du siège au-dessus et au-dessous de la place sur un terrain limité, la lutte qu'il fallait soutenir et contre l'envahissement des eaux et contre les fréquentes sorties habilement dirigées par Dufay, toutes ces causes retardèrent de plus d'un mois, jusqu'au 22 juin, l'ouverture régulière de la tranchée.

Que faisait cependant le maréchal de Luxembourg ? Il écrivait au roi, il écrivait à Lainais, pour demander ce qu'il fallait faire. En dépit de son audace accoutumée, la nouveauté d'un grand commandement du côté de l'Allemagne, l'importance et la difficulté de secourir Philisbourg, lui donnaient une hésitation qui se traduisait en consultations verbeuses et peu décisives. Jamais il n'a plus écrit et moins agi que pendant cette campagne ; aussi madame de Sévigné disait-elle : M. de Luxembourg accointe de courriers. Hélas ! ce pauvre M. de Turenne n'en envoyait jamais ; il gagnait une bataille, et on l'apprenait par la poste[45]. M. de Luxembourg se désespérait, sérieusement cette fois, de ce que le ministre ne lui envoyait pas d'ordre formel. Rien n'est plus de conséquence que de conserver Philisbourg, lui écrivait Louvois le 25 mai, et Sa Majesté trouve bon que, fortifié de toutes les troupes qu'elle met à votre disposition, vous en tentiez le secours ; mais elle nie commande de vous faire toujours observer que la perte d'un combat ruinerait les affaires beaucoup plus que le gain d'une bataille ne les pourroit accommoder, et qu'elle s'attend que vous n'entreprendrez rien qu'avec poids et mesure, et on vous n'ayez lieu de croire que vous puissiez réussir[46].

Louis XIV avait détaché, le 16 mai, de l'armée de Flandre pour l'armée d'Allemagne, un corps de huit mille hommes. Ce fut pour marcher au devant de ce corps, qui devait arriver en Alsace par Phalsbourg et Saverne, que le maréchal de Luxembourg se décida enfin à quitter Schelestadt sers la fin du mois de mal. Il se plaignait, comme l'année précédente en Flandre, de la désertion, qu'au lieu de prévenir par iule discipline ferme et régulière, il s'avisait trop tard de réprimer par dm coups de force[47]. Au demeurant, il comptait sur son armée pour un four de bataille ; son infanterie valait mieux que l'infanterie allemande ; la cavalerie seulement lui paraissait un peu jeune pour lutter contre les vieux escadrons de l'Empereur. L'arrivée prochaine de ces huit mille hommes qui venaient de vivre plus de six semaines en campagne sous Vieil sévère de Louvois, allait d'ailleurs apporter dans l'armée du maréchal de Luxembourg non-seulement un surcroit de nombre, mais encore et surtout un surcroit de force morale.

Le duc de Lorraine s'en émut ; il voulut prévenir cette jonction, quitta précipitamment ses retranchements de la Lauter et se porta sur les défilés de Saverne, pour s'opposer au passage ales troupes qui venaient de Flandre. Les défilés étaient déjà gardés par le maréchal de Luxembourg ; il y eut là un engagement qui coûta la vie au comte d'Hamilton, maréchal de camp dans l'armée française, mais où les Impériaux furent repoussés. Se trouvant désormais trop faible pour tenir la campagne contre un adversaire qui allait avoir plus de quarante mille hommes, le duc de Lorraine se relira sur la Lauter ; bientôt même, après avoir évacué les magasins de Lauterbourg et de Weissembourg, il se replia d'abord sur Landau, puis enfin sur Philisbourg même. Il y avait sur la rive gauche du Rhin, près du fort dont les Impériaux s'étaient emparés dès le commencement du siège, une plaine appelée la Petite Hollande, autour de laquelle le fleuve décrivait une courbe régulière en forme de demi-cercle. Ce fut là que s'établit définitivement le due de Lorraine, ayant derrière lui le pont établi par le marquis de Bade, ses deux ailes appuyées aux deux extrémités de l'arc formé par le Rhin, et devant lui, comme la corde de cet arc, une ligne de retranchements coupés de distance en distance par des intervalles égaux qui pouvaient chacun donner passage à six escadrons de front.

Pendant ce temps-là, le maréchal de Luxembourg écrivait à Louvois qu'il allait s'approcher de la Lauter, qu'il pensait pouvoir emporter Lauterbourg, mais que Weissembourg lui paraissait inattaquable, et qu'enfin il espérait pouvoir secourir Philisbourg, quoiqu'il y eût de grandes difficultés. Louvois lui répondit, le 16 juin, du camp de Nider-Asselt, par une longue dépêche qui se terminait ainsi[48] : Vous conclurez de tout ce que dessus, monsieur, que le roi estime qu'il est de son service que vous secouriez Philisbourg ; s'il y a apparence d'y réussir ; que vous preniez Lauterbourg, si cela est faisable ; et que, si cela ne se pouvait, vous teniez d'assez prés les ennemis pour que la prise de Philisbourg leur coûte la perle de leur armée ; que vous donni2z avis au commandant de Philisbourg que vous n'oublierez rien pour le secourir, et lui dé fendiez de faire aucune capitulation avec les ennemis qu'a la dernière extrémité. Si le roi vous rendoit responsable de ce que Philisbourg sera pris saris que vous le secouriez, les difficultés que vous prévoyez vous devroient embarrasser ; mais comme Sa Majesté ne vous prescrit rien que ce que sous trouverez de faisable, et qu'elle vous ordonne seulement de faire que l'ennemi soit obligé de ruiner son armée en prenant Philisbourg, vous pouvez avec l'armée que vous avez y réussir facilement, puisque Sa Majesté sera persuadée que ce que vous n'aurez Pas fait aura été impossible.

Le maréchal de Luxembourg était difficile à satisfaire et lent à se décider ; ce ne fut que le 19 juillet qu'il parut avoir pris son parti de livrer bataille, si toutefois il en fallait juger par la lettre qu'il écrivait à Louvois ce jour-là : Je pèse bien les choses que vous me mandez ; mais, après les avoir considérées, je trouve que Philisbourg sera pris tût ou tard sans un combat, et que le gain d'une bataille le sauve. Il est donc certain que, en ne faisant rien, on perdra Philisbourg ; et, quoique l'événement d'une bataille soit douteux, on croit la gagner quand on la donne. Le 25, il parlait encore dans le même sens, mais avec moins de résolution. Que n'aurait-il pas donné pour savoir qui tenait le plus au cœur du roi, ou Philisbourg nu son armée ? Le roi le savait-il lui-même ? Vous voulez bien que je vous die, écrivait l'anxieux maréchal, que j'aurais à désirer que vous m'eussiez marqué sur ces deus points si importants, lequel des deux est le plus utile pour le service du roi et le plus pressant ; car je ne le décide pas bien dans ma tête, et il faudroit que le roi, qui connoit ce qui est le plus utile pour son service, voulût bien en ordonner. Si Sa Majesté le fait, elle sera obéie ; et si elle ne le fait pas et qu'elle laisse une seconde fois la chose dans l'incertitude, je me disposerai à attaquer les ennemis, à moins d'y voir une impossibilité tout entière.

Ce fut Le Tellier qui ouvrit ces deux lettres en l'absence de Louvois, occupé au siège d'Aire. Quelle fut sa stupéfaction lorsque, trois jours après, il reçut du maréchal, non point la muselle de cette bataille, qu'on attendait avec trémeur, — c'est le mot de madame de Sévigné, — mais la proposition d'assiéger Strasbourg ! hait-ce bien M. de Luxembourg qui écrivait ainsi : Si j'osois vous dire mon avis, j'aimerois mieux prendre ce parti que celui d'attaquer les ennemis, parce que j'aimerois mieux que le roi eût Strasbourg que Philisbourg, et que ce que nous pourrons teiller pour le secours de Philisbourg est douteux[49]. Le Tellier se hâta de lui renvoyer son courrier avec cette réponse[50] : Le roi me commande de vous faire savoir que le change de Strasbourg avec Philisbourg seroit très-bon, mais qu'il auroit fallu s'appliquer de meilleure heure à cette entreprise-là, et à préparer dés cet hiver toutes les choses qui sont nécessaires pour en faciliter la conquête ; ainsi les préparatifs manquant, et le siège de Philisbourg étant aussi avancé qu'il est, Sa Majesté n'estime pas qu'il y ail lieu de tenter cette diversion. Louvois n'était pas moins surpris : Si Sa Majesté, écrivait-il le 31 juillet, vouloit se faire relire les lettres que j'ai reçues de M. de Luxembourg pendant que le roi a été auprès de Ninove, Sa Majesté verroit que tout ce qu'il trouve de difficile présentement étoit ce qui ne lui faisoit pas de peine en ce temps-là, et qu'il n'y avoit que le poste de Weissembourg qu'il trouvoit inattaquable.

Le sort en est jeté ; le maréchal, décidé à combattre, a recouvré son entrain ; son langage est bref et résolu ; c'est le style d'action : Cependant un chacun se prépare pour l'occasion que nous ne croyons pas éloignée ; toute l'infanterie accommode ses armes, et la cavalerie met ordre à tout ce qu'elle a à faire. Jamais je n'ai vu tant de bonne volonté dans une armée ; j'espère que nous ne serons pas longtemps sans la mettre en usage, et que le 6 ou le 7 du mois ne se passeront pas sans que les armées du roi remportent un grand avantage. C'était le 1er août que M. de Luxembourg écrivait ainsi, non pas à Louvois seulement, mais encore à l'archevêque de fichus et à toute la cour. Qu'on se figure l'état des esprits irrités par tous ces soubresauts, l'émotion, l'attente maladive si bien rendue par ce mot de madame de Sévigné : C'est brûler à petit feu, ce me semble, que de savourer ainsi dix ou douze jours une violente inquiétude !

Une dépêche arrive, datée du camp de Landau, le 12 : Je n'ai point secouru Philisbourg ni par un grand ni par un petit effort. J'espère que Sa Majesté ne trouvera pas qu'il y ait de ma faute, si vous voulez bien lui rendre compte de la conduite que j'y ai tenue, dont je vous sas informer. Suit une longue explication, en quinze pages. Des bateaux chargés d'artifices avaient été lancés sur le Rhin, 'une espèce de machine infernale avait été construite et dirigée contre le pont des Impériaux ; mais il s'était trouvé dans le fleuve une forte estacade que le due de Lorraine avait fait établir sans qu'on en soupçonnât l'existence ; et les artifices et la machine infernale avaient fait explosion en pure perte. On avait marché à l'ennemi croyant bien connaitre sa situation par les rapports et par les cartes ; mais les uns elles autres étaient si peu justes, que, lorsqu'on était arrivé en vue du camp, on s'était trouvé masqué sur la droite par un bois dont personne n'avait ouï parler et qui, si l'on avait avancé davantage, rompait tout l'ordre de bataille. On était resté deux jours à délibérer comment on pourrait tourner ce bais ; mais, de l'aveu de tous les officiers généraux, c'était une entreprise à recevoir inévitablement un échec. On s'était retiré.

La résistance de Philisbourg n'était plus que de l'héroïsme sans espoir, une glorieuse agonie. Louis XIV paraissait en prendre son parti ; mais les courtisans eux-mêmes, si façonnés qu'ils fussent à composer leur visage sur celui du maitre, ne gardaient pas aussi bien leur sang-froid ; ils ne se résignaient pas aussi facilement à voir retourner aux mains des Allemands une ville française depuis trente-deux ans, une des premières conquêtes du règne. Il faut rappeler, à l'honneur de cette patriotique douleur ; l'anecdote racontée par madame de Sévigné[51] : Le roi disoit un de ces matins : En vérité, je crois que nous ne pourrons pas secourir Philisbourg ; mais enfin je n'en serai pas moins roi de France. M. de Montausier lui dit : Il est vrai, Sire, que vous seriez encore fort bien roi de France, quand on vous auroit repris Metz, Toul et Verdun, et la Comté, et plusieurs autres provinces dont vos prédécesseurs se sont bien passés. Chacun se mit à serrer les lèvres. Ce que M. de Montausier avait seul le courage ou la liberté de dire, tous le pensaient. C'est encore madame de Sévigné qu'il faut lire pour savoir comment on parlait du maréchal de Luxembourg : Au reste, écrivait-elle, le 19 août, à sa fille, vous savez déjà comme cette montagne d'Allemagne est accouchée d'une souris, sans mal ni douleur. Un de nos amis me mande qu'il ne sait comment ménager mon esprit ni le vôtre en cette rencontre ; qu'il s'est trouvé un diable de bois, inconnu sur la carte, qui nous a tenus en bride de telle sorte que, ne pouvant nous ranger en bataille qu'à la vue des ennemis, nous avons été obligés de nous retirer le 10, et d'abandonner Phalsbourg à la brutalité des Allemands. Jamais M. de Turenne rient prévu ce bois ; ainsi l'on doit se consoler de plus en plus de sa perle.

Aussi bien, n'avons-nous pas sur les dispositions de l'opinion le témoignage de M. de Luxembourg lui-même, une récrimination en treize pages, adressée à Louvois ? J'apprends, monsieur, qu'on me daube étrangement sur ce sujet ; et il y a des gens de celle armée qui ne sont ni bien ni mal avec moi qui out écrit à de leurs amis, disant du bien de moi sur le parti que j'ai pris ; la réponse qu'on leur fait, c'est qu'on est disposé à les croire, mais que la plupart du monde n'est pas de même. L'on mande à un qui écrit de cette armée à un de ses amis, que s'il mande à M. de La Feuillade les mêmes choses qu'a lui dans une lettre que cet ami est chargé de lui rendre, qu'il se moquera fort de lui. Il me revient d'ailleurs qu'on me condamne sur deux choses l'une, c'est qu'on dit que, dés que les ennemis quittèrent Weissembourg et Lauterbourg, je devois les suivre sur leurs pas ; l'autre reproche que l'on m'a fait, c'est que j'ai écrit à M. de Rheims que je croyois battre les ennemis et que je me suis vanté mal propos. A cela il est aisé de répondre : si j'avois cru être battu, je ne me vernis point avancé pour chose du monde. Tout ce que je dirois là-dessus d'un autre, c'est qu'il voulait et croyait battre les ennemis, jusqu'au moment qu'étant à leur vue, il aurait trouvé des obstacles insurmontables. Mais je n'ai point mandé à M. de Rheims que je forcerais les ennemis postés comme ils étoient, ainsi qu'on feroit cinquante hommes dans une redoute ; et je lui ai écrit que je marchais dans une grande confiance sur la vigueur des troupes. L'on peut parler comme cela à un de ses amis ; et quand la canaille y trouve à redire, cela ne marque autre chose que l'envie qu'elle a contre moi. Il me reste à vous dire, monsieur, que le sieur Jacquier[52] m'a mandé que le roi lui avait dit que j'avais mieux aimé le bien de son service que ma gloire ; sur quoi j'ai à répondre que l'un et l'autre en ce rencontre-ci m'ont paru inséparables[53].

Cependant c'était le temps où, le maréchal de Schönberg ayant résolument marché, le prince d'Orange livrait son dernier assaut et levait le siège de Maëstricht. Ce grand coup de théâtre, auquel on ne s'attendait pas, acheva d'accabler le maréchal de Luxembourg. Mais aussi la délivrance de Maëstricht rendit encore plus douloureuse la perte de Philisbourg. Dufay, moins heureux que Calvo, hélait encore, après avoir vu disparaître l'armée qui colportait avec elle sa dernière chance de salut ; il luttait encore, après avoir eu du roi l'ordre de rendre la place. Enfin, le 9 septembre, il capitula, après trois mois de siège ; mais il exigea des assiégeants huit jours d'attente, comme s'il espérait encore du secours. Il sortit le 17, à la tête des héroïques débris de sa garnison, tambour battant, mèche allumée, enseignes déployées, avec huit pièces de canon, un mortier, quatre positons de cuivre, ayant fait pour sa part ce que n'avait pas fait le maréchal de Luxembourg, ayant ruiné le corps d'armée qui l'assiégeait, et ne lui laissant que des ruines. Il n'était que brigadier ; le roi le fit maréchal de camp et lui donna une grosse pension ; tous ses compagnons de gloire furent récompensés comme Voyaient été ceux de Maëstricht.

Le maréchal de Luxembourg s'était retiré d'abord sur Schelestadt, puis il marcha vers Brisach, où il passa le Ilion, dans l'espoir de surprendre Fribourg ; mais les Impériaux avaient cula prévoyance d'y mettre une forte garnison. Bientôt le duc de Lorraine s'avança lui-même jusqu'à Offenbourg, et, feignant de menacer la haute Alsace, il força le maréchal d'évacuer le Brisgan pour se mettre en défense sur la rive gauche du Rhin. Pourquoi Luxembourg avait-il hasardé ce mouvement qui laissait si bien l'Alsace à découvert que l'ennemi en avait profité pour brûler Sainte-Marie-aux-Mines[54] ? C'est qu'il avait craint qu'on ne lui donnât un successeur, ou plutôt qu'en lui laissant une fraction de son armée, on n'en confiât la plus grande partie à un autre, au maréchal de Créqui sans doute. Il est certain qu'aussitôt après sa déconvenue de Philisbourg, Louvois lui avait écrit que l'intention du roi était de faire un détachement de ses troupes, et lui avait même demandé quel nombre de bataillons et d'escadrons il croyait nécessaire pour tenir les places en sécurité. Mais Luxembourg, avait feint de ne pas comprendre ; et, se gardant bien de répondre directement à la question que loi posait le ministre, il avait demandé à son tour quelle était entreprise que le roi projetait de faire exécuter, afin de proportionner l'importance du détachement à l'importance de l'entre. prise. Les pourparlers engages de la sorte se croisèrent sans se rencontrer, comme dans une négociation diplomatique, et le temps s'écoula sans que le ministre et le maréchal fussent parvenus à s'entendre.

Enfin Louvois, à bout de patience et las de ménagements, écrivit le 23 septembre à M. de Luxembourg : Si le roi avait voulu régler ce qu'il vous avait ordonné de détacher de troupes de l'armée que vous commandez par ce qu'il voulait entreprendre, il ne vous auroit pas consulté si souvent sur ce détachement ; mais, voulant régler ce qu'il pouvait faire par le nombre de troupes dont vous lui manderiez que vous n'auriez pas besoin, vous avez si bien fait, qu'en répondant toujours en termes généraux, le temps s'est écoulé durant lequel on aurait pu faire quelque chose ; et, quoique je vous eusse assez clairement donné lieu de pouvoir prévenir ce reproche, vous vous êtes mis en état que Sa Majesté vous pourra justement reprocher que, pendant toute la campagne, vous lui Inra tenu la plus belle armée françoise qui ail jamais été en Allemagne entièrement inutile ; car, quant à la facilité que vous me dites que vos lettres ont fait voir pour un détachement, ce n'est point de cette facilité dont il était question, mais bien d'expliquer à Sa Majesté avec combien de troupes vous pouviez garder le reste des places d'Alsace[55].

Louvois n'obtenait pas que Luxembourg le satisfit davantage sur une autre question de la plus grande importance ; car il s'agissait de savoir s'il valait mieux conserver ou détruire les fortifications de Saverne et de Haguenau : Vous répondez, lui disait-il[56], assez à la manière des oracles sur le rasement d'Haguenau ; à l'égard de Saverne, nous vous expliquez encore moins décisivement. Ne serait-ce pas en manière de représailles que Luxembourg affectait ainsi le style ambigu, pour se venger de l'incertitude où Louis XIV et Louvois l'avaient si longtemps laissé au sujet de Philisbourg[57] ?

Enfin, pour clore sa triste campagne, le maréchal de Luxembourg reçut ordre de s'emparer de la ville et du château de Montbéliard, qui, appartenant à un prince allemand de la maison de Wurtemberg, pouvaient devenir un jour ou l'autre, entre les mains des Impériaux, ont poste inquiétant pour la sécurité de la Haute-Alsace et de la Franche-Comté[58]. Il se trouvait que le prince de Montbéliard était un cousin du maréchal de Luxembourg ; mais le maréchal, loin de se récuser, se trouva trop heureux de faire cette exécution sur son parent, et de l'offrir en sacrifice pour apaiser le ressentiment du ministre. Ce fut entre eux une occasion de reprendre leur correspondance sur le ton agréable. L'intention de Sa Majesté, lui écrivait Louvois le 8 octobre, est que vous marchiez à Montbéliard avec les troupes que vous estimerez nécessaires pour en dépouiller M. votre cousin, dont vous devez prendre garde que la bonne mine et votre grand esprit ne viennent à vous persuader de manquer à l'exécution des ordres de Se Majesté. — Nous sommes en négociation, répondait Luxembourg, pour que messieurs de Montbéliard se mettent à la raison ; d'y mettre le prince, ce seroit une chose trop difficile, aussi bien que la princesse sa femme ; car ils en ont fort peu l'un et l'autre[59]. Que pouvait faire le prince de Montbéliard ? II n'y avait pas de résistance à tenter, pas de secours à attendre dans ce moment-là ; il protesta contre la spoliation dont il était victime et se retira[60]. Tel fut l'unique exploit du maréchal de Luxembourg, pendant la campagne de 1676.

La tâche du maréchal de Créqui s'était aussi réduite à une mission du même genre ; il est vrai qu'il n'avait pas eu Philisbourg à secourir. Après être resté, depuis le mois de juin, en observation sur les frontières de la Lorraine et des Trois-Évêchés, pour surveiller les mouvements des troupes de Zell et de Munster dont Trèves était le quartier général, le maréchal fut chargé de s'emparer, ou plutôt de prendre possession du dit-tenu de Bouillon, qui dépendait de l'évêché de Liège ; il n'eut qu'à se présenter devant la place qui lui fut aussitôt livrée par le gouverneur. Il y avait longtemps que ce gouverneur et sa femme, le comte et la comtesse de Poitiers, étaient gagnés par Louvois ; mais ils avaient exigé une démonstration militaire, pour mettre autant que possible, sinon leur conscience en repos, au moins leur réputation à couvert[61].

Sur la frontière de Catalogne, le maréchal de Navailles eut encore moins à faire que le maréchal de Créqui. Louvois lui ayant interdit le siège de Puycerda, et sa petite armée se trouvant affaiblie par les détachements qu'on en avait tirés pour les envoyer en Sicile aux ordres du due de Vivonne, il n'eut qu'a mener le reste de ses troupes vivre pendant quelques mois dans le Lampourdan aux dépens des Espagnols qui, préoccupés aussi de se fortifier en Sicile, n'avaient plus personne à lui opposer. Dans ses loisirs forcés, le maréchal de Navailles avait eu la belle imagination qu'on pourrait employer à fortifier les places du Roussillon les fonds destinés aux travaux du canal du Languedoc. Louvois se donna vis-à-vis de Colbert le facile mérite de repousser énergiquement l'étrange proposition du maréchal[62].

Telle a été la campagne de 1676, une campagne toute de sièges, glorieuse pour Vauban qui l'a inspirée et conduite en partie, glorieuse pour Louvois, pour le maréchal de Schönberg, pour Calvo, pour Dufay ; la justice veut qu'on ajoute, glorieuse aussi pour le duc de Lorraine.

 

 

 



[1] D. G. 452.

[2] Louvois à Vauban, 9 octobre 1675. — Vauban à Louvois, 25 octobre. D. G. 452.

[3] Le 15 novembre, Louvois écrivait à Vauban, avec toute la joie d'un jeune ingénieur à son premier succès : Ce mot est pour vous dire que j'ai vu hier l'épreuve de la redoute flottante. Elle n'avoit que douze pieds de large sur vingt de long ; il y avoit cinq pièces de canon dessus, sur des affûts marins, dont trois de deux livres et deux d'une livre, et pour le moins quarante-cinq hommes, sans qu'elle pris plus de cinq pouces d'eau ; il en restoit encore quatre hors de l'eau ; et toute cette machine ne pesoit point plus de seize cents livres ; c'est-à-dire qu'il n'y a pas de charrette qui ne la voiture partout, et, pour la mettre à l'eau et en état de porter le canon, à ne faut pas plus de temps que pour écrire ce billet. J'y ajouterai une autre petite perfection ; c'est qu'un coup de canon qui la percerait tout au travers ne la feroit pas couler à fond. Devinez, s'il vous plaît, après cela, si vous pouvez, comme quoi elle est faite. Je crois vous pouvoir encore assurer qu'avec cette même machine nous ferons un pont de deux cents toises de long sur quatre pieds de large, que vingt-cinq chariots porteront partout. D. G. 435.

[4] Louvois à Rochefort, 21 février 1676. D. G. 482.

[5] Votre premier devoir est de mander tout ce qui se dit, ce qui se projette et ce qui se fait dans l'armée. Louvois à Beaulieu, 27 avril 1678. D. G. 534.

[6] Louvois à Le Tellier, 29 avril. — Cette correspondance se trouve au Dépôt de la guerre, 482-483.

[7] Le roi à Louvois, 2 avril 1676 : Remédiez, autant que vous le pourrez, aux compagnies qui sont en mauvais état ; il seroit fâcheux qu'il y en eût qua entrassent méchantes en campagne ; car, quoique l'on dise, elles ne s'y remettent jamais. Voyez si on pourroit les mettre dans les régiments de garnisons et en tirer d'autres à leur place que l'on incorporeroit dans les régiments qui doivent servir. Cela donnera moyen à ceux à qui on les donneroit, de les remettre plus aisément. Vous le ferez si cela est possible, et me ferez savoir quel parti vous aurez pris. J'y vois bien quelques inconvénients, mais celui d'entrer mauvaises en campagne est le pire de tous. D. G. 483.

[8] 6 avril. D. G. 483.

[9] Louvois au roi, 12 avril. — Le roi à Louvois, 14 avril. — Il y a dans cette correspondance entre Louis XIV, Le Tellier et Louvois, une pièce d'un intérêt capital et d'un caractère exceptionnel ; c'est un procès-verbal, un compte-rendu envoyé par Le Tellier à Louvois, le 15 avril, d'une délibération prise par Louis XIV en conseil des ministres, sur une proposition d'alliance faite à la France par la Turquie contre l'Empereur. Voir cette pièce : Le roi entendit hier après la lecture d'une lettre de M. de Nointel, ambassadeur à Constantinople, contenant que le Grand Seigneur lui avoit fait proposer que si le roi vouloit promettre au Grand Seigneur de ne point faire la paix avec l'Empereur sans son contentement, il entreroit en Hongrie la campagne où nous allons entrer ; que lui, Nointel, avoit répondu qu'il n'avoit charge suffisante pour y répondre et qu'il dépêcheroit au premier jour son secrétaire pour venir ici les ordres du roi sur ce sujet. Sa Majesté résolut qu'il seroit écrit en son nom à M. de Nointel, par laquelle lettre le roi lui donnerait pouvoir, attendant l'arrivée de son secrétaire, d'assurer le grand vizir que Sa Majesté ne donneroit point de secours à l'Empereur contre le Grand Seigneur, même après que le roi auroit fait la paix avec l'Empereur ; que M. de Pomponne écriroit à M. Nointel, en lui adressant cette lettre, que le roi n'entendoit pas de faire un traité par écrit avec la Porte, mais que le roi vouloit bien lui tenir la parole que lui. Nointel, donneroit au grand vizir de sa part, et que pour cela, Sa Majesté trouvait bon qu'il fit voir la lettre du roi que M. de Pomponne lui adressoit, afin que le grand vizir connût qu'il parloit avec fondement. M. de Pomponne eut aussi ordre d'ajouter que le roi désiroit que M. de Nointel s'employât incessamment, suivant les mémoires qui lui ont été envoyés par l'évêque de Marseille [Forbin Janson, ambassadeur du roi en Pologne], pour procurer la paix entre la Porte et le Pologne. M. de Pomponne fit tout ce qu'il put pour porter l'esprit du roi à ne rien résoudre jusqu'à l'arrivée du secrétaire de M. de Nointel, ne pouvant souffrir que Sa Majesté promit de ne point donner de secours à l'Empereur contre le Grand Seigneur, sous prétexte que s'il attaquait la Hongrie, l'Empereur pourroit accorder des conditions fort avantageuses pour la paix, à condition que le roi le secourroit, et qu'il y auroit inconvénient que le roi se privât de l'avantage qu'il pouvoit tirer par celle voie-là. M. Colbert et moi nem trouvâmes dans un même sentiment, qui est que le roi pouvoit faire toutes choses pour décharger la Pologne de la guerre du Turc et la faire passer dans les états de l'Empereur, qui s'est élevé contre le roi, au préjudice de ce qu'il lui avoit promit par un traité solennel ; que d'attirer le Turc en chrétienté, c'étoit une chose qui ne pouvoit être approuvée, mais qu'il étoit bon et raisonnable de s'employer pour décharger de cette guerre au royaume catholique possédé par un des alliés du roi, pour la faire passer dans un autre royaume possédé par ses ennemis. L'on ajouta que, les nouvelles que nous avons, l'Empereur nous apprenoit comment il falloit se conduire en cette matière, faisant toutes choses possibles pour empêcher la paix d'entre la Porte et la Pologne, par appréhension que le Grand Seigneur étant libre ne fit la guerre à ses États ; et que, par identité, le roi pouvoit procurer la paix entre la Pologne et la Porte, pour décharger la Pologne du faix de cette guerre-là et en charger les Etats de l'Empereur. M. de Pomponne eut beaucoup de peine à voir prendre cette résolution. Il est question de savoir comment il l'exécutera ; le roi lui a ordonné de lui faire voir la lettre qu'il écrira au nom de Sa Majesté à M. de Nointel, mais comme je présume qu'il y satisfera dans le voyage, il faudra que vous observiez ce que le roi en dira. Le roi, en le levant, finit en disant qu'il connoissoit un homme qui seroit bien sise de voir le Turc en Hongrie, et puis il dit que c'étoit vous. D. G. 483. — Il faut préciser les faits. Le Grand Seigneur, au début de la campagne de 1676, proposait à Louis XIV une alliance formelle ; il offrait, malgré qu'il fût lui-même en guerre avec la Pologne, d'intervenir sur-le-champ en Hongrie contre l'ennemi du roi, pourvu que de son côté le roi s'engageât à ne point faire la paix avec l'Empereur sans le consentement de son allié. Louis XIV ne voulait ni d'alliance directe avec le Grand Seigneur ni d'engagement écrit qui pût l'empêcher de traiter, quand il voudrait et comme il voudrait, avec l'Empereur ; il promettait seulement, sans autre garantie que la parole de son ambassadeur, de ne point aider l'Empereur contre les Turcs, même la paix faite. On voit combien peu s'accordaient les deux propositions. Cependant cette promesse de neutralité, de non-intervention, comme on dirait aujourd'hui, n'était pas sans valeur, venant d'un souverain qui avait naguère soutenu l'Empereur contre les Turcs en 1664, et donné quelques secours aux Vénitiens à Candie en 1669. Et déjà même Louis XIV montrait sa bonne volonté pour le Grand Seigneur, en contribuant à rétablir la paix entre la Porte et la Pologne. La paix, en effet, fut négociée et conclue, à Zurnow, le 16 octobre 1676 ; et si les Turcs n'entrèrent pas en Hongrie pendant une compagne, on les vit soutenir en 1677 l'insurrection des Hongrois. Voilà certes des faits diplomatiques de la plus grande importance. Plus importante encore, ce nous semble, est la discussion qu'ils soulevèrent entre les ministres de Louis XIV. Leur caractère, leur génie, leurs sentiments, leurs frivolités, tout est résumé, tout est rendu dans cette inestimable scène. Déjà l'on y pressent la chute de M. de Pomponne, affaibli par l'indifférence du roi, condamné par l'alliance inattendue de Le Tellier et de Colbert. Comment pourrait-il se défendre contre l'intrigue, l'homme honnête, simple, timide même, qui redoute les difficultés et qui use inutilement ses fortes pour en retarder le solution, le ministre chez qui l'intérêt religieux prime l'intérêt politique, pour qui c'est affaire de conscience d'appeler le Turc en pays chrétien, et qui, forcé dans ses retranchements, imagine, en désespoir de cause, que l'Empereur, après l'expérience de Saint-Gothard, pourrait bien faire au roi les conditions plus belles pour obtenir sen concours et lui donner l'occasion d'un nouveau triomphe ? Quelle souplesse au contraire, quelle aisance et quelle vigueur en même temps dans l'argumentation de Le Tellier ! Car c'est évidemment Le Tellier qui mène la charge ; Colbert ne vient qu'en réserve. Attirer le Turc en pays chrétien ! Quelle abominable pensée ! Qui peut y songer sans horreur ? Mais si le Turc est déjà, par malheur, en pays chrétien, l'attirer d'un point où l'on a plus de sympathie sur un autre moins intéressant, n'est-ce pas tout autre chose, n'est-ce pas au contraire charité chrétienne, surtout quand il s'agit de délivrer un royaume catholique, un royaume allié, cette Pologne enfin, si chère au cœur de Colbert ? Et n'est-il pas juste de faire retomber le mal sur un ennemi, sur un parjure, qui s'efforce tout le premier d'entretenir, par égoïsme et par crainte, la guerre du Turc dans la Pologne chrétienne ? Non-seulement Pomponne est battu, battu sur son propre terrain, mais encore il est forcé de dresser lui-même l'acte qui sanctionne sa défaite, et de subir l'injurieuse défiance que ses adversaires ont eu l'art de communiquer au roi lui-même. Et pour comble de disgrâce, en même temps que Louis XIV accable de ses soupçons la loyauté de Pomponne, il affecte d'évoquer le souvenir triomphant de Louvois. L'influente de Louvois avait évidemment plané sur le conseil ; mais peut-être, s'il eût été présent, le discussion aurait-elle pris un caractère plus décidé ; peut-être, au lieu de cette espèce de transaction ambiguë, si conforme au génie de Le Tellier qui l'avait fait prévaloir, Pomponne aurait-il eu la douleur de signer le traité d'alliance avec la Porte et d'appeler le Turc en Hongrie. Le langage de Louis XIV autorise du moins cette conjecture.

[10] Le roi à Louvois, 2 avril. — Louvois à Le Tellier, 5 avril. D. G. 483.

[11] Louvois au roi, 15 avril. — Traité pour la contribution, 26 avril.

[12] A Paris, on se perdait en conjectures. Voir les lettres de madame de Sévigné à sa fille. Du 15 avril : On croit que le siège de Cambrai va se faire. Le même jour, de Corbinelli à la même : On a dessein de donner des jalousies et de tenir les confédérés dans l'incertitude, afin de les empêcher de faire un gros corps d'armée d'une partie de leurs garnisons ; on veut amuser le tapis. Ce que l'on trouve ici de plus beau, c'est d'envoyer un secrétaire d'Etat assembler les troupes et porter les ordres partout. De madame de Sévigné, 17 avril : Le roi partit hier, on ne sait point précisément le siège qu'on va faire.

[13] Louvois à Breteuil, 2 avril ; à Machault, 3 avril.

[14] Ce que j'ai encore parfaitement connu par votre lettre, c'est que vous n'étiez point prisonnier, comme le bruit en courait sur une lettre de M. de Mazarin à M. de Gondreville auquel écrivoit que vous aviez été pris par un parti des ennemis, et qu'un autre des troupes de Sa Majesté vous avoir tiré d'affaire. J'ai ajouté peu de foi à cette nouvelle, parce que j'ai bien compris que votre intrépidité pouvoit vous porter à marcher avec une très-petite escorte, le bon sens vous engageroit aussi à ne pas exposer une personne autant nécessaire au service du roi que vous êtes ; et cette réflexion a fait que j'ai plus compté sur votre raison que sur votre courage, sachant que vous la tenez si bien en réserve pour les grandes actions que vous ne le trouver pas toujours dans les petites ; par exemple, il me souvient qu'à Gray vous ne vouliez pas venir diner chez moi, à cause du canon, et que vous eûtes à Versailles quelque légère appréhension de faire naufrage, un jour que vous trouvâtes le roi fort méchant pilote, parce que sur le raout il fit trop brusquement aborder son vaisseau. Luxembourg à Louvois, 1er mai 1670. D. G. 508.

[15] Louvois à Le Tellier, 27 avril.

[16] Louvois à Luxembourg, 2 et 4 mai. — Luxembourg à Louvois, 15 mai. D. G. 483-508.

[17] Louvois à Rochefort, 13 mai ; à Le Tellier, 14 mai. — À la suite, un mémoire concernant les mouvements qui ont été faits par l'armée du roi. D. G. 483.

[18] Luxembourg à Louvois, 15 mai 1676. D. G. 508 ; n° 44.

[19] Courtin, l'ami de Louvois, venait d'arriver à Londres comme ambassadeur de Louis XIV ; Louvois s'empressa de renouer correspondance avec lui par un récit moitié sérieux, moitié plaisant du départ de l'armée. Le décampement d'auprès de Valencienne, se passa à peu près comme je vous avois mandé qu'il se feroit : c'est-à-dire le dès la pointe du jour, toutes nos vedettes dirent à celles de l'ennemi que l'on s'en alloit, et les tambours et les trompettes firent un si grand bruit que je crois qu'on l'entende à dix lieues à la ronde. Comme il faisoit un peu de brouillard, au point du jour, le roi voulut attendre qu'il fût entièrement levé, et ne commença à marcher qu'un grand quart d'heure après sept heures. Nos vedettes firent la révérence à celles de ennemis qui la leur rendirent fort humblement, et rejoignirent leurs petits corps de garde, dont un, composé de vingt maîtres, se trouvant lanterné d'une cinquantaine de volontaires qui tiroient, retourna l'épée à la main, et les remena jusqu'à leur terrain ; après quoi il s'en revint au petit pas sans qu'un seul homme le suivit. Les bagages ayant dès la pointe du jour, la troisième ligne commença à s'ébranler à l'heure que je vous ai marquée ci-dessus, et la première et la deuxième un quart d'heure après, marchant toutes en bataille comme elles étoient campées. Les dragons et les fusiliers formoient la quatrième ligne entre la première et la deuxième, avec vingt pièces de canon, et six troupes de quatre-vingt chevaux chacune marchoient à la queue de tout. Une autre ligne qui avoit fait front au bois pendant le temps que nous avons demeuré en ce camp-là, marcha en colonne tout le long du bois pour couvrir les ailes de l'armée qui marcha en cet ordre jusqu'à une lieue de là, que le roi fit marcher l'infanterie et l'artillerie droit au camp sur quatre colonnes ; et après avoir dîné sur une petite hauteur d'où on voyait le camp que nous avions quitté, l'on continua marcher au camp près Bouchain, où l'on arriva environ sur les deux heures, sans qu'il ait été tiré un coup. Les ennemis envoyés reconnoitre notre camp environ vers le midi, et ayant appris qu'il n'y avoit personne caché dans un fond qui était derrière nous, M. le prince d'Orange vint visiter le camp avec soixante encadrons, et fut bien surpris qu'après avoir envoyé huit mille hommes en Allemagne, quatre jours devant que de partir, et en avoir laissé trois sous Bouchain, le roi eût encore une armée si nombreuse. Quelques grenades qui étoient restées dans le camp des régiments, réjouirent un peu la compagnie en prenant feu ; et ils n'approchèrent d'une maison, qui étoit au milieu du camp qu'avec des précautions à faire rire ceux qui les votoient. Louvois à Courtin, 31 mai. — Louvois à Luxembourg, 25 mai. D. G. 483.

[20] Nous sommes à quatre de Bruxelles, où M. de Villa-Hermosa renvoyant son médecin ces derniers jours, un parti d'Ath, à un quart de lieue de Bruxelles, détela les chevaux de Son Excellence et laissa fort indiscrètement le carrosse et le docteur au milieu des champs. Louvois à Courtin, 7 juin.

[21] 2 juin. Œuvres de Louis XIV, t. IV, p. 85.

[22] C'est un beau sujet de méditation que la mort du maréchal de Rochefort ; un ambitieux dont l'ambition est satisfaite, mourir à quarante ans, c'est quelque chose de bien déplorable ! Madame de Sévigné à sa fille, 1er juin.

[23] V. les Mémoires de la Fare.

[24] Le maréchal de Duras, son frère, avait depuis longtemps une charge pareille. Ainsi disait madame de Sévigné, les deux frères devenoient jumeaux.

[25] L'on fit hier la revue de l'armée, qui est plus belle que l'on est entré en campagne ; il y a assurément 32.000 hommes de pied, sans compter les officiers, et plus de 16.000 chevaux et 1.000 dragons. Louvois à Courtin, 7 juin, D. G. 483.

[26] Arrivé le 10 août avec Louis XIV à Versailles, il était déjà le 13 à Bapaume, et le 15 à Condé.

[27] 5 avril. D. G. 483.

[28] Le nombre n'est pas indiqué dans la minute.

[29] Louvois au roi, 18 juillet. D. G. 484.

[30] Le roi à Louvois, 25, 27, 29 juillet. D. G. 484.

[31] Louvois au roi, 23 juillet.

[32] 27 juillet. D. G. 508.

[33] Comme Le Tellier, scrupuleux observateur de l'étiquette, ne savait quelles formes employer à l'égard du comte d'Auvergne, Louvois, qui n'y faisait pas tant de façons, lui répondit : J'ai toujours écrit à M. le comte d'Auvergne par billet et n'ai jamais mis monseigneur dans le corps dudit billet ; je ne trois pas qu'il puisse raisonnablement désirer que vous le traitiez de monseigneur, et suis persuadé que le seul de la maison qui puisse raisonnablement désirer que l'on le traite ainsi, est le cardinal de Bouillon.

[34] Louvois à Robert, 1er et 7 septembre.

[35] Le marquis de La Fare était sous-lieutenant de la compagnie, et la commandait en l'absence du marquis de La Trousse, capitaine-lieutenant. N'aurions-nous pas trouvé la cause de la mortelle rancune de l'auteur des Mémoires contre Louvois ? Il se garde bien de raconter cet incident.

[36] Louvois à Luxembourg, 20 août. — Louvois à d'Estrades, 31 août.

[37] Voir l'expédition de Sicile, ch. XI.

[38] Si le maréchal de Schönberg devait en partie sa gloire au comte de Calvo, qui lui avait donné, par son héroïsme, le temps d'arriver, le comte de Calvo devait en partie la sienne à l'ingénieur hollandais, qui lui avait donné, par sa maladresse, le temps d'attendre. Louvois écrivait à Vauban le 7 septembre : J'ai vu le plan des attaques que M. le prince d'Orange avoit fait faire à Maëstricht, qui ont été conduites par un ingénieur hollandois nommé Yvois, qui a fortifié Genève. Il n'y a point d'écolier qui ait étudié un mois les mathématiques qui ni de pareilles âneries à celles que l'on a faites à la conduite de ces travaux, par lesquels on voit clairement que celui qui les conduisoit avoit une assez grande peur pour lui faire perdre le jugement. En un mot, il a voulu prendre l'ouvrage à corue en n'embrassant qu'un angle saillant de sa contrescarpe, et, pour éviter de prendre une redoute de brique qui étoit un peu sur la gauche de l'attaque, il s'est jeté dans un angle rentrant de la place où il fallait s'épauler de tous côtés ; aussi y a-t-il perdu douze mille hommes, sans que depuis le 11 du mois d'août, qu'il se logea sur la contrescarpe, il y ait plus avancé un pas. J'ai cru que vous ne seriez pas fâché de voir cette petite description de la conduite de l'ingénieur général de Hollande. D. G. 484. — Et Vauban lui répondait, le 14 : Je vous suis très-obligé, monseigneur, de la description qu'il vous a plu me faire des attaques de Maëstricht et de la capacité de l'ingénieur général d'Hollande. Cette conduite me fait beaucoup d'honneur et ne contribue pas peu à vous faire connoitre le cas et l'estime que vous devez faire de ceux qui ne font pas les mêmes fautes. D. G. 515.

[39] Rochefort à Louvois, 2 octobre 1675. — Louvois à Rochefort, 25 et 26 septembre, 10 octobre 1676. D. G. 434.

[40] Charuel à Louvois, 20 octobre 1675. — Louvois à Charuel, 25 octobre et 4 novembre. D. G. 434-435.

[41] C'étaient de vieux conseillers d'État. —15 août 1676. D. G. 483.

[42] 1er mai. D. G. 508.

[43] La Goupillière à Louvois, 4 et 15 septembre 1675. D. G. 466. — Louvois à Dufay, 6 janvier 1676. D. G. 482.

[44] Louvois à Dumonceau, 4 janvier 1675. D. G. 432.

[45] Lettre du 11 août 1676. — La correspondance du maréchal s'ouvre, au mois d'avril, par une lettre en douze feuilles sur les fortifications de Haguenau. —Luxembourg à Le Tellier, 6 avril. D. G. 507. — Louvois se trouvait alors en Flandre pour apprêts du siège Condé. J'ai reçu, lui écrivit Le Tellier le 13 avril, une grande lettre de M. de Luxembourg, qui contient la situation de la place de Haguenau. Comme il faudroit du temps pour la chiffrer, étant une espèce de bible, du temps pour vous l'envoyer et du temps encore pour être déchiffrée, j'ai cru que tout cela ne seroit fait avant que vous eussiez joint le roi. D. G. 483.

[46] D. G. 483. — Voir aussi une lettre du 10 mai dans le même sens.

[47] Luxembourg à Louvois, 19 mai : La désertion des troupes qui étoient en Lorraine et en Franche-Comté est furieuse ; le régiment royal des dragons en a perdu cinquante-deux. — 20 mai : La désertion continue, quatre-vingt Anglois s'en sont allés la nuit passée se rendre à Bitche. L'on nous ramène beaucoup de déserteurs françois : ils comptent tous de mourir, et je ne vois point que ces exemples les corrigent, je m'en vais essayer d'un qu'on croit qui fera plus d'effet ; c'est de faire couper le nez à quelqu'un et leur faire mettre la fleur de lys à la joue ; cela fera peut-être mieux ; je le souhaite, car nous en avons besoin. D. G. 508.

[48] D. G. 483.

[49] Luxembourg à Louvois, 26 juillet. D. G. 508.

[50] 28 juillet. D. G. 484.

[51] Lettre du 5 août 1676.

[52] Le fameux munitionnaire.

[53] Luxembourg à Louvois, 25 août. D. G. 508.

[54] Louvois à Luxembourg, 9 septembre.

[55] Sa Majesté a vu avec une très-grande peine que vous avez pris la résolution d'aller camper sous Brisach, ce qui ne donnera pas de réputation aux armes de Sa Majesté en Allemagne. Louvois à Luxembourg, 23 septembre. — Voir aussi Luxembourg à Louvois, 30 septembre, et Louvois à Luxembourg, 5 octobre. D. G. 509.

[56] 8 octobre. D. G. 484.

[57] Il faut sans doute encore voir dans la lettre suivante, datée du 16 octobre, un trait de la mauvaise humeur de Louvois à l'adresse du maréchal de Luxembourg lui-même autant qu'à celle de l'officier général qui semble être l'unique sujet des observations du ministre : J'ai lu avec quelque surprise ce que vous me mandez de la situation de l'esprit de M. de Le Motte, puisque je ne connois guère d'officier qui ait plus lieu d'être satisfait que lui du chemin qu'il a fait, et quant à l'élévation, et quant à l'estime de Sa Majesté : mais je m'aperçois il y a déjà longtemps que depuis que les gens sont un peu longtemps hors de ce pays, il n'y en a guère dont le bon esprit ne soit altéré, et quoique je croie ce que je vais vous dire fort hors de propos par la bonne opinion que j'ai de M. de La Motte, il faut qu'un homme qui est propre servir le roi dans la conjoncture présente, et qui, par bizarrerie, se veut retirer chez lui, s'attende à faire un séjour de deux ou trois ans à la Bastille ; ce que je suis persuadé que sa sagesse lui fera assurément éviter.

[58] C'est une place, disait Vauban, dont on n'aura jamais besoin qu'en reculant ; mais, en ce cas, elle sera de le dernière conséquence, d'autant que c'est la porte du Comté, et qu'à deux ou trois lieues aux environs passent les routes de Suisse et d'Alsaco, qu'il y a deux ou trois lieux à camper de part en d'autre qui sont merveilleux et où une armée de douze à quinze mille hommes fera tête à une de quarante-cinq mille et lui en fermera tous chemins, qui sont très-aisés à barrer. 5 février 1677. D. G. 568.

[59] 17 novembre. D. G. 509.

[60] L'année précédente, Louvois, avait fait de vains efforts pour engager le prince à recevoir une garnison française dans son château.

[61] Les négociations avec le gouverneur de Bouillon avaient commencé dès l'année 1674. Le 1er janvier 1675, Louvois écrivait à Servigny, lieutenant de roi au château de Sedan : L'intention du roi est que vous continuiez autant que vous le pourrez à entretenir commerce avec M. le gouverneur de Bouillon ; et comme sa femme a, à ce que l'on publie, beaucoup de pouvoir sur lui, il faut que vous essayez de lui faire envisager que, si elle portoit son mari à prendre la résolution de recevoir garnison françoise dans la place, Sa Majesté lui feroit une gratification de cinq à six mille écus. Enfin Sa Majesté vous laisse la liberté de la tenter par tout ce que vous croirez qui le pourra persuader le plus. Le roi veut bien que vous engagiez Sa Majesté à lui donner un gouvernement en France, s'il venoit à perdre celui de Bouillon à cause qu'il auroit reçu garnison francoise dans sa place. D. G. 432. — On trouve dans le t. 433, à la date du 3 avril 1675, un pouvoir au sieur de Servigny pour traiter avec le sieur comte de Poitiers, touchant le château de Bouillon. — Sous la date du 2 janvier 1656 (t. 482), Louvois écrit au maréchal de Rochefort pour surseoir à l'affaire du château de Bouillon. Le maréchal de Rochefort, par lettre du 4 janvier, informe Louvois que le comte et la comtesse de Poitiers exigent, pour se rendre, un siège réglé, se faisant l'un et l'autre un point d'honneur sur cela. Du reste, ils agissent avec affection, ayant soin de tenir la place en désordre, sans munitions et sans vivre. Le comte de Poitiers est pauvre et demande au roi quelque gratification pour subsister. — Vauban fut chargé de voir quel parti le roi pourrait tirer de sa nouvelle acquisition ; voici le compte qu'il en rendit à Louvois, le 21 décembre 1676 : J'ai employé le jour que je devois séjourner à Sedan à aller voir Bouillon, qui est une grosse et vieille gentilhommière des siècles passés, qui sont assez sa petite souveraineté ; son apparence et ridicule et méprisable à ceux qui ne font que la découvrir de loin ; mais c'est en effet une très-bonne situation sur laquelle, à peu de frais, on peut faire une excellente place. Cent cinquante hommes de pied et cinquante dragons seront capables de garder cette place, de la défendre un fort long temps et de faire tourner la tête aux plus habiles gens du monde ; au surplus, ce poste-là me paroit d'autant plus considérable qu'il met en quelque façon Sedan à couvert, occupe les avenues principales des Ardennes, et qu'en un mot il peut faire nombre parmi nos meilleure places, à moindres frais que pas une autre. D. G. 515.

[62] Louvois à Navailles, 14 juin 1676. D. G. 485.