HISTOIRE DE LOUVOIS

TOME PREMIER

 

CHAPITRE DEUXIÈME.

 

 

L'évêque de Munster. — Guerre entre l'Angleterre et la Hollande. — Intervention de Louis XIV en faveur de la Hollande. — Corps auxiliaire français. — Le marquis de Pradel. — Le marquis de La Vallière. — Rapports des Français et des Hollandais. — Mort de Philippe IV. — Guerre maritime entre la France et l'Angleterre. — Préparatifs militaires. — Revues de Breteuil et de Mouchy. — Effectif de l'armée. — Conférences de Bréda. — Traité des droits de la reine. — Droit de dévolution. — Turenne et Louvois.— Guerre de Dévolution. — Campagne de 1667. — La Flandre envahie.— Prise de Tournai.— Prise de Douai. — Voyage de la reine. — Marche sur Dendermonde. — Prise de Lille. — Combat de cavalerie. — Départ du roi. — Prise d'Alost. — Établissement du quartier d'hiver. — État sanitaire des troupes. — Misère de la garnison de Charleroi. — Colbert et Louvois. — Impositions. — Contributions. — Le marquis de Bellefonds. — Médiation de la Hollande et de l'Angleterre. — Triple alliance. — Préparatifs pour la campagne de 1618. — Le prince de Condé. — Expédition de Franche-Comté. — Capitulation de Besançon et de Salins. — Siège de Dole. — Le comte de Grammont. — Siège de Gray. — Louis XIV et la triple alliance. — Question de la paix et de la guerre. — Les généraux et les ministres. — Armistice. — Louvois en Flandre. — Négociations à Saint-Germain. — Correspondance de Le Tellier et de Louvois. — Traité de Saint-Germain. — Sentiment de Turenne. — Sentiment de Louvois. — Paix d'Aix-la-Chapelle. — Le duc de Luxembourg. — Promotion de maréchaux de France. — Examen du traité d'Aix-la-Chapelle. — Désarmement. — Conservation des cadres.

 

A peine les troupes, qui venaient d'assister avec un égal succès, sinon avec autant de périls et de gloire, les unes l'Électeur de Mayence, les autres l'Empereur, étaient-elles rentrées en France, à peine les ministres impériaux commençaient-ils à respirer après tant d'inquiétudes, qu'un nouvel incident ramenait devant leurs yeux cette redoutable apparition, les Français en Allemagne. C'était, il est vrai, sur l'extrême frontière, et, circonstance plus rassurante, contre un membre même de l'alliance du Rhin ; Louis XIV aidait les Hollandais à repousser l'agression de l'évêque de Munster.

Au treizième siècle, au temps des prélats batailleurs, Bernard von Galen, prince-évêque de Munster, eût déjà fait scandale ; qu'on juge ce qu'il devait être au milieu du dix-septième, débris égaré d'une race monstrueuse et perdue ; on l'étudiait à distance, avec une curiosité mêlée d'horreur. Si cet étrange évêque ne se souciait pas beaucoup d'édifier ses ouailles, il se flattait de les éblouir par ses talents politiques et militaires ; sa petite cour était le rendez-vous de tous les porte-rapières qui cherchaient aventure ; on y tenait conseil de guerre plus souvent que chapitre ; on y faisait des plans de campagne entre deux vins ; car les revenus de l'évêché se consommaient en frais de table autant pour le moins qu'en frais de guerre. Naturellement le prélat avait l'humeur turbulente et l'oreille toujours dressée au moindre bruit de querelle. A point nommé, les hostilités venaient d'éclater derechef entre l'Angleterre et la Hollande.

Sous les formes de gouvernement les plus opposées, sous Charles II comme sous Cromwell, l'Angleterre avait les mêmes intérêts commerciaux et maritimes ; royaliste ou républicaine, elle se rencontrait, sur tous les marchés du monde et sur toutes les mers, avec la Hollande, qui n'y voulait pas souffrir de partage. Dans cette nouvelle lutte, la Hollande réclamait de Louis XIV l'assistance promise par un traité d'alliance défensive et de mutuelle garantie, conclu en 1662 entre la France et les Provinces-Unies. Louis XIV ne méconnaissait pas ses obligations, mais il ne s'empressait pas de les remplir. Comment n'aurait il pas hésité ? Pour l'exécution des plans que Mazarin lui avait légués contre l'Espagne, pour le succès de ses prétentions à l'héritage de Philippe IV, déjà moribond, il avait besoin, sinon de l'alliance active, au moins de la tolérance de l'Angleterre et de la Hollande ; car l'une ou l'autre pouvait, en s'y opposant, ruiner tous ses projets. Que de soins il avait fallu pour les ménager l'une et l'autre, la Hollande soupçonneuse, déjà inquiète de l'acquisition de Dunkerque, l'Angleterre presque universellement hostile, contenue à grand'peine par l'artificieux gouvernement de Charles II ! La guerre entre ces deux puissances, la guerre où il n'était pas permis à la France de rester neutre, rendait tous les ménagements impossibles.

Déjà l'indécision de Louis XIV excitait en Hollande une irritation menaçante, lorsque l'intervention de l'évêque de Munster vint offrir au roi le moyen de sortir d'une situation équivoque et de remplir ses engagements, sans s'exposer encore aux dangers d'une lutte ouverte et directe contre l'Angleterre. Il n'avait pas été difficile au gouvernement anglais de soulever les ressentiments de l'irascible prélat contre ses voisins de Hollande. Des contestations, au sujet de quelques terres et de quelques villages, sur la frontière commune, servirent de prétexte à une agression dont les, subsides anglais étaient la véritable cause. Les bandes éhontées de l'évêque se jetèrent sur les provinces de Dronthe, de Groningue et d'Over-Yssel, qu'elles commencèrent à piller sans merci. Contre un pareil adversaire, Louis XIV n'hésita plus à donner secours aux États-Généraux ; mais il put mesurer, à l'émotion que cette résolution produisit parmi les Anglais, le trésor de haine que ses premiers succès avaient amassé dans le cœur de ses anciens alliés.

En 1665, sept ans après la bataille des Dunes, mais trois ans après le trafic de Dunkerque, voici les sentiments que l'Angleterre professait publiquement à l'égard de la France ; c'était Louvois qui résumait ainsi les nouvelles pour M. de Turenne : A l'ouverture du parlement, lui écrivait-il le 2 novembre[1], le roi d'Angleterre a dit qu'il y avoit beaucoup d'apparence que les François assisteroient les Hollandois ; en même temps il s'est élevé un grand bruit, pour témoigner de la joie qu'avoient les deux chambres de l'espérance qu'on leur donnoit d'entrer en lutte avec nous. Le chancelier d'Angleterre a' dit que la médiation des François n'étoit point pour moyenner la paix, mais pour entretenir la guerre, et le chevalier Domming a ajouté que les artifices des François étoient plus à craindre que leurs armes. Entre l'Angleterre et la Hollande, il n'y avait qu'un conflit d'intérêts ; entre l'Angleterre et la France, il y avait une antipathie passionnée. Pour lutter contre un pareil courant d'opinion, qui n'a cessé de grossir pendant tout son règne, il a fallu à Charles II une habileté qui touche presque au génie. Avec dix fois moins de talents politiques et de ressources d'esprit, en marchant avec son peuple, il aurait pu être un grand roi d'Angleterre ; il a mieux aimé se faire le pensionnaire et l'obligé du roi de France.

Le corps que Louis XIV envoyait au secours des Hollandais, contre l'évêque de Munster, était de quatre mille hommes de pied et de deux mille chevaux ; c'était l'élite de l'armée française ; pour l'infanterie, par exemple, quelques-uns des régiments qui avaient fait la campagne de Hongrie ; pour la cavalerie, un détachement des gardes du corps, les deux compagnies des mousquetaires du roi, les chevau-légers Dauphin. Évidemment le caractère et l'importance de l'ennemi ne justifiaient pas un tel choix ; Louis XIV voulait, à la fois, flatter et étonner les Hollandais[2]. Ces troupes, conduites par le marquis de Pradel, lieutenant général, devaient agir sous le commandement en chef du prince Maurice de Nassau, mais prendre partout la droite sur les troupes des États-Généraux[3]. Rassemblées aux environs de Sedan, elles marchèrent, dans les premiers jours de novembre, à travers l'évêché de Liège, avec l'agrément de l'Électeur de Cologne[4]. Les opérations militaires furent sans importance. Au premier coup de mousquet, les maraudeurs de l'évêque de Munster se dispersèrent comme une bande d'oiseaux pillards ; une poignée d'aventuriers seulement, renfermés dans une bicoque du nom de Lochem, essayèrent de faire quelque résistance ; en trois jours on les força de se rendre. Ils étaient quatre cents hommes de pied et cinquante ou soixante cavaliers, en si méchant état que M. de Pradel, qui les vit défiler, était tout humilié d'avoir tiré l'épée contre de pareils adversaires[5].

Là, comme en Hongrie, ce n'était pas l'ennemi du dehors qui était le plus redoutable. Il serait injuste et faux de comparer aux souffrances héroïques du comte de Coligny les petits déboires du marquis de Pradel ; mais, quelle que soit la différence des proportions, des causes analogues produisent des effets analogues. Il y avait d'abord, au sein même de l'armée, les difficultés intérieures ; les principes de la hiérarchie militaire étaient méconnus et violés.

Parmi les officiers placés sous les ordres de M. de Pradel, le plus considérable était le marquis de La Vallière, qui commandait les chevau-légers Dauphin. L'éclat de son grade dans un corps d'élite, rattaché à la maison du roi, mais surtout la faveur dont le nom qu'il portait jouissait alors[6], avaient exalté son orgueil. A la suite d'une petite expédition que M. de Pradel lui avait confiée, il avait volontairement négligé d'en rendre compte à son chef, sous prétexte de quelque difficulté d'étiquette. M. de Pradel, justement blessé, se plaignit au secrétaire d'État. Louvois avait une vive affection pour le marquis de La Vallière ; c'était un compagnon de jeunesse et de plaisir, un correspondant familier avec lequel il oubliait volontiers les affaires graves, pour lui conter les intrigues ou les petits scandales de la cour[7] ; mais Louvois était avant tout un homme d'État ; il faut lui rendre cette justice que jamais ses inclinations particulières n'étouffèrent le sentiment de ses devoirs publics ; elles en adoucissaient tout au plus la rude expression. Le défaut de subordination parmi les officiers, l'esprit d'indépendance, les sourdes menées ou les révoltes contre l'autorité du chef, étaient les vices les plus dangereux et les plus répandus dans l'armée française ; c'est pour les avoir attaqués avec hardiesse, combattus avec persévérance et détruits, que le nom de Louvois a été le plus maltraité par l'opinion de son temps, complice égarée des officiers de tout grade, depuis le maréchal de France jusqu'au simple cornette, que l'inflexible ministre rangeait impérieusement à leur devoir ; injustice flagrante qui n'aurait pas dû survivre et qui a survécu néanmoins aux passions des contemporains. Il n'y a rien de si important au service de Sa Majesté, disait Louvois[8], que de conserver l'autorité de celui qui commande ; elle est ordinairement enviée par ceux qui sont obligés de la reconnoître, et, comme il n'y a personne sans défaut, les subalternes embrassent avec joie les occasions qu'on leur présente de censurer les actions de celui qu'ils doivent révérer. C'eût été, pour bien d'autres, un embarras, ce fut, pour Louvois, une heureuse fortune de commencer la poursuite d'un abus redoutable contre un seigneur, contre un personnage en faveur, contre un ami. Les difficultés d'étiquette soulevées par M. de La Vallière étaient si misérables que Louvois ne se donna pas la peine de les discuter. Votre conduite, lui écrivit-il, ne peut être approuvée de personne, quand on saura que vous prenez garde à des choses de cette nature, à l'égard d'un homme qui a l'honneur de représenter votre maitre. Et pour vous confirmer encore mieux dans ce que je vous dis, c'est que, si je me rencontrois dans une armée où le roi ne fût pas, je ne trouverois point à redire que M. de Pradel, qui n'est que capitaine aux gardes[9], la commandant en chef, ne me donnât pas la main[10] chez lui pendant le temps que je serois dans son armée. Tout ceci, monsieur, ne sont que des paroles générales que je ne crois pas matière d'appliquer à votre conduite ; je vous les dis seulement comme un fidèle ami[11].

Si la discipline souffrait ainsi dans les hautes régions de l'armée, elle ne devait pas être mieux observée dans les plus basses. Il est triste de voir à quels excès se livrait l'élite des troupes françaises, non pas en pays ennemi, mais en pays allié, pendant le quartier d'hiver : vol, fausse monnaie, viol, meurtre. Les mousquetaires eux-mêmes, ces jeunes gens de bonne maison, cette pépinière d'officiers, donnaient aux soldats l'exemple de la friponnerie et de la débauche. Voilà le tableau ; quant au peintre, il n'est pas suspect, c'est l'intendant même de l'armée[12]. Il y avait un désordre qui blessait encore davantage les populations hollandaises ; c'étaient les insultes à leurs croyances religieuses. Le gouverneur de Rees pour les États-Généraux se plaignait de ce que, le commandant des troupes françaises en garnison dans celte ville, ayant fait porter le Saint-Sacrement chez un malade, les soldats avaient frappé les bourgeois qui n'avaient pas voulu se mettre à genoux. Louvois se hâta d'écrire à M. de Pradel pour blâmer cet excès-de zèle : Sa Majesté désire que vous fassiez une réprimande très-rigoureuse à l'officier qui commande dans ce quartier-là, et que vous lui défendiez de sa part de tenir dorénavant la conduite qu'il a tenue en ce rencontre, laquelle, quoique très-conforme aux sentiments intérieurs de Sa Majesté, est tout à fait contraire à la manière dont elle désire que l'on vive à l'égard d'un peuple extrêmement jaloux de sa religion et encore plus de son autorité, et qui n'est que trop bien informé du désir que Sa Majesté a d'abaisser ceux qui sont de celle qu'ils professent[13].

Les Hollandais, de leur côté, n'usaient pas de bons procédés envers les Français. Comme M. de Montecucculi après Saint-Gothard, les députés des États-Généraux ne parlaient que d'aller aux ennemis ; comme le comte de Coligny, M. de Pradel haussait les épaules à ces propositions aussitôt abandonnées que produites : Je ne consens, disait-il[14], à ces entreprises de fanfare et de vanité que pour leur témoigner que nous ne trouvons rien de difficile pour leur service. D'autres, fois, les États s'ingéraient de donner directement des ordres, aux troupes françaises, sans s'inquiéter beaucoup plus de M. de Pradel que s'il n'eût pas été au monde. Il n'est pas besoin de dire avec quelle énergie Louvois repoussait une prétention si exorbitante : Vous êtes un homme sage, écrivait-il à M. de Pradel, et je me persuade tous les jours de plus en plus que vous êtes bien heureux de l'être au pays où vous êtes[15]. Enfin, au retour de la belle saison, la reprise des hostilités allait tirer les Français d'une oisiveté qui avait été aussi préjudiciable à leur bonne réputation qu'à la sécurité de leurs hôtes, lorsqu'on apprit que l'évêque de Munster, dégoûté par les échecs de la campagne précédente, et menacé d'un autre côté par l'Électeur de Brandebourg, s'était résigné à faire la paix avec les États-Généraux ; elle fut signée le 18 avril 1666. Le 5 juin, le contingent français se séparait des Hollandais, à leur commune satisfaction.

L'intervention de Louis XIV n'avait pas réussi à dissiper les soupçons et les défiances des États, et cependant, dès le 26 janvier, il avait déclaré la guerre au roi d'Angleterre. A quels motifs attribuer cette grave résolution, si longtemps ajournée ? Précisément à ceux qui paraissaient y être le plus décidément contraires. Philippe IV, roi d'Espagne, était mort le 17 septembre 1665 ; il laissait pour héritier un enfant malingre, don Carlos, sous la tutelle de sa mère, Marie-Anne d'Autriche, qui était elle-même gouvernée par un jésuite allemand, le père Nithard, son confesseur. A la première nouvelle de cet événement, Louis XIV avait été tenté de revendiquer aussitôt les droits de la reine Marie-Thérèse, sa femme, et de se mettre, sans plus de retard, en possession des Pays-Bas. Ses mémoires nous ont donné tout au long, sous forme d'arguments contradictoires, ses délibérations personnelles, et sans doute aussi, celles de ses ministres. Quoi qu'il en soit, il prit le parti d'attendre. Il se-contenta de faire une démarche indirecte, qui ne fût ni assez éclatante ni assez offensive pour engager immédiatement la question, mais qui pût avoir le caractère d'une sorte d'acte conservatoire, utile à rappeler, quand le temps serait venu. Pans l'audience que les deux reines, Anne d'Autriche et Marie-Thérèse, donnèrent à l'ambassadeur d'Espagne, à l'occasion de la mort de Philippe IV, elles lui parlèrent, en termes généraux, des droits que cet événement donnait à Louis XIV, et l'engagèrent à les recommander à l'attention de son gouvernement. La lettre de condoléance qu'Anne d'Autriche écrivit, le 17 octobre, à la reine d'Espagne, sa nièce, eut soin, parmi de vagues protestations, d'insister sur l'importance de la conversation qu'elle avait eue avec l'ambassadeur[16]. A cette insinuation, la régente répondit qu'elle ne pouvoit, en aucune manière ni pour quelque considération que ce pût être, entrer dans la discussion de cette affaire, ni rien stipuler ou traiter sur des droits qu'elle savoit être sans fondement[17]. Cette réponse passa sans observation. La conduite de Louis XIV était habile et sage ; une marelle précipitée aurait eu pour résultat infaillible de réunir d'abord contre lui l'Espagne, l'Empereur et l'Angleterre, en attendant que la coalition gagnât toute l'Europe. Prévenir ce danger, empêcher que le duel maritime de l'Angleterre et de la Hollande ne suscitât à l'une ou à l'autre des seconds sur le continent, et, par sa durée, ne devint un conflit général, une mêlée où la France aurait perdu ses coups, tel fut le chef-d'œuvre de la diplomatie française, le triomphe de M. de Lionne.

Cependant le temps avait marché ; les circonstances n'étaient déjà plus les mêmes ; Louis XIV fit, par prudence, un coup d'audace. Après avoir inutilement tenté, par voie d'accommodement, de rétablir la bonne intelligence entre l'Angleterre et la Hollande, il résolut de chercher, dans la guerre, la paix dont il avait besoin. En affectant de porter ses forces navales du côté de la Hollande, il espérait diminuer la durée de la lutte et contraindre l'Angleterre à poser les armes. Mais, en même temps, il continuait d'entretenir de secrets rapports avec Charles Il, et il prenait garde que les hostilités entre les marines de France et d'Angleterre n'empruntassent pas aux ressentiments internationaux un caractère d'acharnement qui aurait pu rendre de longtemps tout rapprochement impossible. Sans entrer dans le détail des événements maritimes, il suffira de dire que le poids de la campagne de 1666 pesa presque entièrement sur les Hollandais, et que les rencontres assez rares, entre les escadres françaises et anglaises, n'eurent généralement lieu que dans de lointains parages. Cependant Louis XIV se préparait aux éventualités d'une guerre continentale et à l'occupation soudaine et opportune des Pays-Bas espagnols.

Dans tous les apprêts de la guerre des Pays-Bas, comme dans la guerre même, c'est le maréchal de Turenne qui a pris la haute direction ; il a été le véritable ministre de la guerre ; Le Tellier et Louvois n'ont agi que sous ses ordres, comme ses premiers commis. Vers la fin de l'année 1665, on avait commencé à faire des levées extraordinaires. Le roi se proposait de passer en revue les nouvelles troupes, au nombre de sept à huit mille hommes de pied et de deux à trois mille chevaux. Cette revue devait avoir lieu, le 19 janvier 1666, dans la plaine de Breteuil, en Picardie. Louvois avait déjà pris les devants, pour qu'à son arrivée le roi trouvât tout en ordre, lorsque la maladie et bientôt la mort de la reine-mère, Anne d'Autriche[18], changèrent toutes les dispositions de la cour. Toutefois Louis XIV ne voulut pas que ce qu'il devait y avoir de sérieux et d'utile dans cette cérémonie militaire fût perdu pour le bien de l'armée. Turenne se rendit à Breteuil au jour marqué ; il examina les hommes, leur équipement, leurs armes ; il les vit manœuvrer et défiler ; tout se passa comme si le roi eût été présent, et peut-être avec plus de profit pour son service. Le contrôle attentif et sévère d'un grand capitaine, habitué aux mille détails de la vie militaire, valait sans doute mieux que le regard majestueux et distrait d'un jeune prince, moins préoccupé de bien voir que de se faire voir. L'œil du maitre, dans une telle circonstance, c'était l'œil de Turenne. Le Tellier, qui ne s'y trompait pas, avait d'avance recommandé son fils à l'indulgence du maréchal : Que si vous ne trouvez pas, lui écrivait-il[19], que les choses répondent à ce que l'on a pu désirer de ses soins, je vous supplie très-humblement, monseigneur, de vouloir bien faire considération sur la difficulté qu'il y a ordinairement de réussir dans une affaire où il faut que tant de gens contribuent. Il est permis de croire que Turenne se montra satisfait ; car, quelques jours après, Louvois écrivait au marquis de La Vallière une lettre dont l'entrain significatif laisse éclater, à travers son impertinente légèreté, l'ardeur d'un jeune homme enivré par le succès : Le bienheureux Marcilly, disait-il en parlant de quelque ami commun, le bienheureux Marcilly, que Dieu a appelé à une meilleure vie depuis quinze jours seulement, m'a chargé de vous faire un chapitre sur vos débordements passés, desquels il dit qu'il a bonne connoissance. Je satisfais à l'ordre de sa béatitude, et, afin que vous ne vous scandalisiez pas, je veux bien vous donner part d'une proposition qu'il m'a faite, qui étoit d'abandonner les affaires de ce bas monde pour ne plus songer qu'à celles de celui qu'on nous promet. Comme mon heure n'étoit pas encore venue, je me suis abstenu de suivre ses bons avis et je me suis résolu de continuer à chercher les occasions de vous rendre mes services, comme j'ai fait par le passé[20].

Deux mois ne s'étaient pas écoulés, depuis la revue de Breteuil, que Louis XIV se donnait la satisfaction de renouveler, avec plus d'éclat, une démonstration flatteuse pour son orgueil, et désagréable pour le gouverneur des Pays-Bas espagnols. Il est important de voir en quels termes Louvois annonçait à M. de Pradel la grande revue que le roi se proposait de passer, le 15 mars, dans la plaine de Mouchy, aux environs de Compiègne : Si les espions de M. le marquis de Castel-Rodrigo[21] font bien leur devoir, ils l'informeront sans doute qu'il y aura là au moins dix-huit mille hommes des plus belles troupes du monde. Il y a encore dix mille hommes de pied et huit mille chevaux épars dans plusieurs villes du royaume où ils ne sont pas nécessaires, sans y comprendre les gardes françoises et suisses, les troupes qui sont sous votre commandement, et plus de vingt-cinq mille hommes de pied qui tiennent garnison dans les places frontières[22]. Cette lettre nous donne l'effectif de l'armée française au 15 mars 1666, soixante-douze mille hommes environ. Louvois n'avait pas tort de croire M. de Castel-Rodrigo très-attentif et bien informé ; le gouverneur des Pays-Bas était inquiet de tous ces armements et s'efforçait de faire partager ses inquiétudes à la cour d'Espagne. Vains efforts, la régente et son ministre étaient du nombre de ces tristes politiques, auxquels il répugne de prévoir un événement fâcheux, et qui ne demandent pas mieux que de se laisser prendre aux douces paroles et aux protestations pacifiques de leurs plus déterminés adversaires.,

L'année 1666 s'écoula ainsi, la lutte maritime se poursuivant furieuse entre l'Angleterre et la Hollande, modérée entre l'Angleterre et la France, la diplomatie française à la fois audacieuse et prudente, impérieuse et familière, étonnant l'Empereur, corrompant l'Allemagne, endormant l'Espagne, trompant la Hollande, et renouant avec l'Angleterre en dépit des hostilités. Après la campagne, le roi de Suède avait offert et réussi il faire accepter sa médiation ; un envoyé de Charles II, le comte de Saint-Albans, était venu passer l'hiver à Paris pour discuter les conditions particulières d'un accommodement entre la France et l'Angleterre. Chaque phase de cette négociation mystérieuse était signalée par une dépêche de M. de Lionne à l'ambassadeur français en Espagne, mais tout au rebours de la vérité. Plus l'entente devenait prochaine, plus le ministre affectait d'en désespérer. Le 20 mars 1667, il annonçait une rupture complète : La paix, disait-il[23], est renvoyée, sinon aux calendes grecques, du moins à la fin de cette campagne, après que nous nous serons un peu mieux battus. Cette nouvelle ne sera pas désagréable à la cour où vous êtes, et elle servira au moins à faire cesser les grandes frayeurs qu'y donne continuellement M. le marquis de Castel-Rodrigo, comme si nous étions prêts à l'engloutir. Cependant, le 17 avril, Louis XIV annonçait à son ambassadeur que le médiateur et les belligérants étaient convenus d'ouvrir, à Bréda, des conférences pour le rétablissement de la paix.

L'impatience de Louis XIV ne pouvait plus se contenir ; non-seulement il n'attendit pas l'issue, il n'attendit même pas l'ouverture des conférences. Rassuré du côté de l'Angleterre, qu'il désarmait par la restitution gratuite des Antilles anglaises, conquises pendant la campagne précédente, il s'inquiétait peu des difficultés que pouvait encore soulever la Hollande. On peut maintenant dire, écrivait-il le 8 mai[24], que la paix est faite et qu'à l'arrivée de tous les plénipotentiaires à Bréda, ils n'auront à se mettre en peine que de rédiger le traité par écrit. Le même jour, il adressait au gouvernement espagnol et, quelques jours après, à tous les gouvernements européens, un gros manifeste intitulé : Traité des droits de la reine Très-Chrétienne sur divers États de la monarchie d'Espagne. C'était l'œuvre d'un juriste, non d'un diplomate ; car, dans toute cette affaire, Louis XIV s'efforçait de réduire le conflit aux modestes proportions d'une question de droit civil. Un mari réclamait, au nom de sa femme, une part dans l'héritage de son beau-père. Quoi de plus naturel et de plus simple ? Il est vrai que la femme avait, en se mariant, renoncé à la succession paternelle ; mais elle était mineure alors ; puis cette renonciation était subordonnée au payement intégral de la dot ; or la dot n'avait pas été payée ; donc la renonciation était nulle, donc la femme rentrait dans ses droits. Quoi de plus juste ? Telles étaient les principales causes de nullité ; il y en avait bien d'autres encore que le jurisconsulte énumérait dans la première partie de son Mémoire. Dans la seconde, il établissait que, bien qu'il existât un héritier mâle dont les droits balançaient ceux de sa cliente, quant à la généralité de la succession, il y avait une certaine portion du patrimoine sur laquelle elle devait exercer une revendication immédiate, comme étant fille du premier lit, tandis que l'héritier actuel n'était issu que d'un second mariage. Il se fondait sur une coutume particulière certaines provinces des Pays-Bas, et connue sous le nom de droit de dévolution, par laquelle les biens patrimoniaux appartenaient aux enfants du premier lit, sans égard aux enfants du second. Au moment même du second mariage, la succession en ôtait dévolue aux enfants nés du mariage précédent. Le père remarié restait seulement usufruitier de l'héritage dont ses enfants devenaient propriétaires, quoiqu'ils ne dussent entrer en possession qu'à sa mort[25]. La consultation avait beau s'exprimer en style de palais plutôt qu'en style de chancellerie ; les procureurs se récusaient et quittaient la place aux diplomates, qui la quittaient à leur tour aux gens de guerre. Ce manifeste sentait la poudre.

Quelle étrange cause que celle où la principale pièce du procès n'était rien de moins que le traité des Pyrénées, où l'un des plaideurs réclamait de l'autre le duché de Brabant avec ses annexes, le marquisat d'Anvers, le duché de Limbourg, la seigneurie de Malines, la Haute-Gueldre, le comté de Namur, le comté d'Artois, le duché de Cambrai, le comté de Hainaut, le tiers du comté de Bourgogne et le quart du duché de Luxembourg ? Où donc était le juge qui pouvait prononcer dans un pareil litige ? Le ciel, disait emphatiquement le manifeste, le ciel n'ayant point établi de tribunal sur la terre à qui les rois de France puissent demander justice, le roi Très-Chrétien ne la peut chercher que dans son cœur où il l'a toujours fait régner, ni l'attendre que de ses armes ; mais il espère de la fidélité de ses anciens peuples qu'ils seront transportés de joie, après une si longue éclipse, de revoir cette lumière qui leur était naturelle. En dépit de vaines subtilités, la force des choses restituait aux prétentions de Louis XIV leur véritable caractère. C'était la revendication politique, et non juridique, par voie de fait, et non par voie de discussion, des Pays-Bas espagnols. A qui d'ailleurs espérait-on donner de change ? Je me contenterai de conclure par ce raisonnement, disait le baron de Lisola répondant au jurisconsulte anonyme : s'ils veulent réduire, contre toute sorte de raison, les traités publics entre les rois, aux formes et subtilités de chicane, ils doivent suivre les mêmes règles dans leur procédé ; s'ils en veulent faire un procès, ils n'en peuvent pas faire une guerre. On n'a jamais vu prétendre des légitimes ou des reliefs, le poignard sur la gorge, ni rescinder des contrats à coups d'épée, ni que les premières citations se fassent avec quarante mille hommes. Ou décidons cette affaire par le droit public, et par la foi d'un traité solennel de couronne à couronne ; ou, si l'on veut la réduire aux formalités du barreau, ne nous écartons point de son style qui ne permet pas que la force entreprenne sur la justice. Mais l'on est bien éloigné de cette pensée ; l'on ne veut point d'autre arbitre que les armes, et, s'ils appellent en apparence la justice à leur secours, ce n'est que pour la faire servir d'instrument à la violente. La France se fait un tribunal de son trône, des avocats de son armée, et des juges de sa propre puissance[26].

Suivant une fiction assez familière aux agresseurs, en même temps qu'il faisait savoir à la régente d'Espagne et à l'Europe entière la résolution qu'il avait prise d'entrer immédiatement en campagne, Louis XIV protestait de sa volonté d'entretenir très-religieusement la paix, n'entendant pas, disait-il expressément[27], que ladite paix soit rompue de notre part par notre entrée dans les Pays-Bas, quoiqu'à main armée, puisque nous n'y marcherons que pour tacher de nous mettre en possession de ce qui nous est usurpé. La régente d'Espagne n'eut pas le temps de se reconnaitre ; elle apprit, presqu'à la fois, la revendication de Louis XIV et l'entrée des troupes françaises sur les territoires revendiqués.

Pendant tout l'hiver, les places de Picardie avaient reçu des approvisionnements considérables en vivres et en munitions de guerre ; cinquante mille hommes, acheminés par détachements, et à petit bruit, étaient rangés sur la ligne de la Somme. Le 10 mai, Turenne prenait le commandement général ; le 16, Louis XIV quittait Saint-Germain ; il venait étudier l'art de la guerre sous le plus grand et le plus complet des maîtres. Louvois y venait aussi, non pour s'initier à la science qui livre et gagne les batailles, mais pour se perfectionner dans cette autre science, presque aussi importante, quoique plus obscure, et sans laquelle la première ne serait qu'une conception vaine, la science qui donne au général ses moyens d'action, ses instruments, ses ressources, les hommes, les chevaux, les munitions, les vivres. Combien de victoires et de défaites dont il faut chercher la cause, non sur les champs de bataille, mais dans les magasins, les fourgons et les bagages ! Toutes les facultés que réclame la science de l'administration militaire, Louvois les trouvait dans sa riche nature ; il les a développées jusqu'au génie ; mais Turenne l'a aidé de ses leçons, de ses conseils, de sa sévérité même. Sur les esprits fiers, les reproches ont plus d'effet que les éloges ; ils produisent une réaction plus vive et plus complète ; malheureusement ils laissent aussi de profonds ressentiments. Il vint un temps où Louvois avait oublié les éloges de Turenne ; il se souvint toujours de ses reproches.

Turenne avait fait trois parts de ses troupes ; le gros de l'armée, fort de trente-cinq mille hommes, devait opérer entre la Lys et la Meuse ; un corps de huit mille hommes, sous le maréchal d'Aumont, lui servait de 'langueur à gauche, entre la Lys et la mer ; à droite, dans les Trois-Evêchés, un autre corps de force à peu près égale, sous les ordres du marquis de Créqui, lieutenant général, était chargé d'observer les mouvements de l'Allemagne. Contre cette masse d'assaillants, le marquis de Castel-Rodrigo avait à peine vingt mille hommes disséminés dans la vaste étendue de son gouvernement. Non-seulement il ne pouvait prendre l'offensive ni même soutenir en campagne le choc des Français ; mais, pour concentrer et prolonger la défense, il était réduit à la dure nécessité de sacrifier quelques-unes de ses places fortes, en ruinant leurs ouvrages. C'était ainsi qu'a la première nouvelle du danger, il avait fait sauter ou démolir les fortifications de la Bassée, de Coudé, d'Armentières, de Saint-Ghislain, de Charleroi et de quelques autres postes moins considérables. La guerre commençait ainsi, pour l'infortuné gouverneur des Pays-Bas, comme se terminent d'ordinaire les campagnes les plus désastreuses. Que penser d'un gouvernement qui réduisait d'abord son plus zélé serviteur aux derniers sacrifices d'une situation désespérée ?

L'armée royale commença ses opérations, le 24 mai, par l'occupation d'Armentières ; puis, laissant sur sa gauche les grandes places de l'Escaut[28], elle se porta sur la Sambre, entra dans Binche en passant, et prit, le 2 juin, possession de Charleroi, que les Espagnols avaient évacué depuis six jours. Les fourneaux de mine avaient fait d'assez grands dommages à l'enceinte fortifiée ; mais les ouvrages extérieurs étaient intacts, et la situation offensive de la place, entre Mons et Namur, parut d'une telle importance à Turenne, qu'il conseilla au roi de s'y arrêter tout le temps nécessaire pour en relever les défenses. L'armée entière y travailla pendant quinze jours ; elle se remit en marche, le 16 juin, laissant dans Charleroi une garnison de deux mille quatre cents hommes et un excellent gouverneur, le comte de Montai. Turenne avait résolu de se rabattre sur l'Escaut, en passant entre Mons et Bruxelles ; la pointe qu'il venait de pousser vers la Sambre, n'avait eu pour objet que de tromper les Espagnols sur ses véritables desseins qui regardaient la Flandre. Il est vrai que le marquis de Castel-Rodrigo avait si peu de ressources qu'il n'était guère besoin de feindre ; presque tout ce qu'il avait de troupes était concentré dans Bruxelles, et cependant Bruxelles trembla jusqu'à ce que les Français se fussent éloignés vers l'ouest. Ath se rendit aux coureurs de l'avant-garde. Le 21, l'armée s'arrêta devant Tournai ; c'était sous les murs de cette place que Turenne avait assigné rendez-vous au maréchal d'Aumont, qui, de son côté, s'était emparé de Bergues et de Furnes. Après deux jours de canonnade, les bourgeois de Tournai contraignirent le gouverneur à rendre la ville, et, le lendemain, la citadelle capitula. Le 30, au point du jour, ceux de Douai furent tout étonnés de se voir investis. La tranchée fut ouverte le 3 juillet ; le 6, la place et le fort de Scarpe, qui la couvrait au nord, faisaient leur soumission à Louis XIV. Quelques jours de repos furent donnés à l'armée royale. Le 14, le corps du maréchal d'Aumont parut devant Courtrai, dont la garnison capitula, le 16, pour la ville, et le 18, pour la citadelle.

Pendant ce semblant de siège, ni plus ni moins monotone que les précédents, Louis XIV était allé chercher la reine à Compiègne. N'était-ce pas en son nom que se faisaient ces faciles, conquêtes ? N'était-ce pas justice qu'elle se fit voir à ses nouveaux et dociles sujets ? Les Flamands de Douai, d'Orchies, de Tournai, furent bien récompensés ; ils virent le roi, la reine, et mademoiselle de La Vallière, et les dames, et les courtisans, toutes les splendeurs de Saint-Germain et de Versailles. Tout ce que vous avez vu de la magnificence de Salomon et de la grandeur du roi de Perse ; écrivait à Bussy-Rabutin le comte de Coligny[29], n'est pas comparable à la pompe qui accompagne le roi dans son voyage. On ne voit passer par les rues que panaches, qu'habits dorés, que chariots, que mulets superbement harnachés, que chevaux de parade, que housses brodées de fin or. Tous les courtisans, les officiers et les volontaires sont partis avec des équipages somptueux, ajoutait madame du Bouchet ; on compte trente mille chevaux, seulement à ces équipages. Dans la promenade militaire que faisait Louis XIV, ce luxe d'accompagnement n'était qu'un agrément de plus ; c'eût été un grand embarras, si la guerre eut été sérieuse. Turenne et Louvois se rencontrèrent pour démontrer au roi les dangers de la magnificence.

Lorsque le spectacle prit fin, les conquêtes recommencèrent. Oudenarde ne tint que deux jours, du 29 au 31 juillet. Aussitôt, le comte de Duras reçut l'ordre de marcher au nord, avec un gros détachement, pour investir Dendermonde. La prise de cette ville importante, sur le bas Escaut, aurait achevé d'isoler la Flandre ; sa chute entraînait presque infailliblement celle de Gand et de Bruges. Par malheur, la marche du comte de Duras se trouva retardée ; les Espagnols eurent le temps de jeter deux mille cinq cents hommes dans la place et d'ouvrir les écluses. Lorsque Turenne arriva, le 3 août, devant Dendermonde, il chercha vainement un terrain propre à des travaux d'approche ; l'inondation s'étendait au loin, du côté de Bruxelles comme du côté d'Anvers. Un grand général sait prendre son parti des accidents de la fortune ; le 5, malgré les murmures et les sarcasmes des jeunes gens, Turenne leva le siège, sans l'avoir commencé ; l'armée reprit le chemin d'Oudenarde.

Ce petit échec fit grand bruit en Europe ; à Vienne, toute la cour impériale vint, pendant plusieurs jours, faire ses compliments de condoléance à l'ambassadeur de Louis XIV ; on plaignait le, roi Très-Chrétien d'avoir perdu six mille hommes devant Dendermonde. Cette plaisanterie allemande, qui menaçait de ne pas cesser, cessa tout à coup. Lille était investi ! Lille était assiégé ! Les visages s'allongèrent ; cependant on espérait que le roi serait puni de son audace. Lille était bien plus considérable que Dendermonde, le gouverneur énergique, la garnison forte de cinq mille hommes, la bourgeoisie nombreuse et très-hostile à la France ; enfin, on salait que le marquis de Castel-Rodrigo ferait tous ses efforts pour sauver cette grande place. Louis XIV et Turenne n'ignoraient rien de tout cela ; ils firent leurs dispositions, cette fois, pour un siège long et sérieux. Le corps de M. de Créqui fut rappelé de son poste d'observation sur la Moselle, afin de combler, dans l'armée, les vides laissés par les garnisons des places conquises. En attendant son arrivée, les travaux commencèrent sous la direction d'un ingénieur que Louvois avait déjà distingué, Vauban.

Le 10 août, une ligne de 'contrevallation entoura la place, à huit cents pas des glacis, pour arrêter les sorties de la garnison ; le lendemain, une ligne de circonvallation enferma le camp, pour le protéger contre les attaques du dehors. Ces premiers travaux ne furent achevés qu'au bout de huit jours. Le 18, une double tranchée fut ouverte, et poussée, les nuits suivantes, malgré les efforts des assiégés ; Louis XIV venait souvent, par sa présence, encourager les travailleurs. Le 21, la grosse artillerie commença le feu contre les dehors et contre le corps de la place ; le 25, M. de Créqui joignit l'armée de siège. Dans la nuit du 24 au 25, une attaque de vive force mit les assiégeants en possession du chemin couvert ; aussitôt, une batterie fut construite sur la contrescarpe et armée de vingt-deux pièces de vingt-quatre, pour battre en brèche. Cependant deux demi-lunes, occupées encore par les Espagnols, empochaient l'assaut ; elles furent emportées, dam la nuit du 26 au 27, après une lutte opiniâtre, par les mousquetaires, d'un côté, par les gardes françaises, de l'autre. Alors la bourgeoisie, qui avait tenu bon jusque-là, sur la foi des promesses du marquis de Castel-Rodrigo, se voyant sans secours et redoutant le pillage, conséquence de l'assaut, somma le gouverneur de capituler ; sur son refus, le peuple courut aux remparts et fit cesser le feu. Devant cette insurrection générale, le gouverneur céda. Le 27 août au soir, après dix jours de tranchée, Lille ouvrit ses portes à Louis XIV.

Castel Rodrigo n'avait cependant pas manqué tout à fait à sa parole. Un corps espagnol de douze mille hommes environ, tiré, détachement par détachement, de toutes les places des Pays-Bas, s'était rassemblé, le 25, à Ypres, sous les ordres d'un gentilhomme français, le comte de Marcin[30], ancien frondeur, exclu par Mazarin de l'amnistie générale. Lorsqu'il apprit la capitulation de la place, au secours de laquelle il était venu trop tard, Marcin envoya son infanterie dans les villes de la Flandre maritime, et se hâta de se replier avec sa cavalerie vers le nord. Mais déjà Turenne avait fait son plan de lui couper la retraite. Dès le soir du 27, le marquis de Créqui s'était porté rapidement sur Deinse et Gand avec les chevau-légers de son corps ; le lendemain, un autre détachement fut expédié dans la direction de Bruges, sous les ordres du marquis de Bellefonds ; le teille jour, tonte l'armée suivit, et vint camper sur la Lys, auprès de Deinse. Bellefonds et Créqui avaient pris position au delà du canal de Bruges, leurs vedettes en vue les unes des autres. Le 30 au soir, en arrivant à Bruges, Marcin fut averti que les Français étaient dans le voisinage, occupant la route de Gand ; mais il avait huit mille cavaliers ; n'était-ce pas assez pour forcer le passage ? Qu'avait-il devant lui ? quelques coureurs d'avant-garde, une avant-garde tout au plus ; car il était impossible que l'armée royale fût là tout entière. Il avait raison en quelque sorte, si ce n'est que l'avant-garde était plus forte qu'il ne croyait. Le 31, au point du jour, au lieu de sortir de Bruges par la porte de Gand, il reprit le chemin par lequel il était arrivé la veille, fit un assez grand détour sur sa gauche, disposa ses escadrons en trois colonnes et vint passer le canal au-dessus du seul point qu'il supposait gardé par les Français, se félicitant déjà de les avoir trompés et tournés. Il se trouvait, sans s'en douter, entre les deux corps de Bellefonds et de Créqui. Celui-ci, plus rapproché de Gand où marchaient les Espagnols, les chargea brusquement et mit leur première colonne en désordre. Elle essaya de se rallier et de se reformer derrière les maisons d'Un village ; mais assaillie de nouveau, elle se débanda tout à fait et prit la fuite, vivement poursuivie jusque sur le territoire de la Flandre hollandaise. A la vue de cette déroute, Martin se hâta de changer la direction de ses deux autres colonnes et de les ramener à Bruges ; il ne savait pas que le marquis de Bellefonds lui fermait :le retour. La surprise, de ce côté, fut toutefois moins complète, le combat plus honorable et la retraite moins désastreuse. Les escadrons espagnols furent rompus, mais comme ils connaissaient mieux le pays que leurs adversaires, ils réussirent à gagner Bruges, en petits détachements, et par des chemins détournés. Ils laissaient, sur le champ de bataille, cinq cents morts ou blessés, entre les mains des Français, quinze cents prisonniers, plusieurs centaines de chevaux et dix-huit étendards. On s'attendait au siège de Gand ; Turenne ne jugea pas à propos de l'entreprendre, avec des troupes fatiguées par des marches presque continuelles et sous un ciel inclément depuis le siège de Lille, ne cessait de verser des torrents de pluie. Le 1er septembre, les opérations actives étaient closes ; mais l'armée devait vivre encore, pendant deux mois, sur le pays espagnol, avant de regagner ses quartiers d'hiver.

Louis XIV rentrait en France, ayant fait le métier de la guerre en brave et vigoureux soldat ; avait-il appris l'art de la guerre ? Il faut bien le reconnaitre ; malgré l'importance de ses résultats, la promenade triomphale qu'il venait de faire en Flandre, la campagne royale, suivant l'expression magnifique des panégyristes, ne sera jamais un sujet de fécondes études pour ceux qui ont le goût de la science militaire. Cinq villes occupées sans résistance, six places investies et réduites entre trois et cinq jours., un seul siège un peu sérieux, celui de Lille, et, pour toute bataille, un combat de cavalerie, tel est le précis exact de cette expédition, qui n'en porta pas moins Louis XIV au premier rang des monarques guerriers.

Après le départ du roi, Turenne fut obligé de marcher vers Alost, que le marquis de Castel-Rodrigo faisait fortifier pour servir de quartier général aux partis qu'il se proposait de tenir en campagne, pendant l'hiver, afin d'inquiéter et d'affamer, s'il était possible, les garnisons françaises. L'attaque eut lieu de vive force, brusquement, sans travaux d'approche, le 11 septembre : le lendemain, les Espagnols évacuèrent la ville dont Turenne fit aussitôt raser les fortifications. Les assaillants avaient eu cinq à six cents morts ou blessés. Louis XIV en fut surpris ; aucun des sièges qu'il avait vus n'avait coûté si cher. Je suis fâché qu'il y ait eu tant de gens blessés devant un lieu comme celui-là, écrivait-il à Turenne[31]. Si Turenne, qui ne prodiguait pas, d'habitude, le sang de ses soldats, avait risqué, cette fois, une attaque à découvert, c'est qu'il avait jugé indispensable de prendre Alost et de le prendre vite, afin d'éviter les lenteurs, les fatigues, et peut-être l'insuccès d'un siège régulier dans une saison mauvaise. Tout à la fin d'octobre, le marquis de Bellefonds, qui commandait un détachement de l'armée, sur la frontière du Hainaut, surprit et battit la garnison de Mons, qui s'était aventurée en plaine[32]. Ce fut le dernier fait d'armes de l'année 1667.

La campagne terminée, les rôles changent ; l'administrateur, qui se tenait au second rang, passe au premier. Le général n'a plus qu'à séparer l'armée ; à l'administrateur le soin de la loger et de la faire vivre jusqu'à la campagne prochaine. Louvois était en retard avec un de ses correspondants : Il est raisonnable, lui écrit-il[33], que vous compatissiez un peu à mon infirmité et que vous excusiez un homme qui est chargé de l'établissement d'un quartier d'hiver, le plus extraordinaire qui ait jamais été. Toutefois, Louvois n'est pas encore émancipé de la tutelle de Turenne ; il faut qu'il lui rende compte de tout, non-seulement de tout ce qui est de son office, mais de tout ce qui se passe à la cour sur toute nature d'affaires[34]. Et quelle soumission ! quelle timidité ! quelle défiance de lui-même ! Turenne, comme on sait, avait décidé le rasement d'Alost ; Louvois insinue qu'il serait peut-être bon d'en faire autant pour quelques petits postes, plus incommodes que dangereux entre les mains de l'ennemi[35]. Si vous ne pouvez pas faire le tout, écrit-il à Turenne, au moins une partie seroit fort avantageuse. Je vous demande mille pardons de la liberté que je prends de vous dire ainsi mes foibles sentiments, mais vous me l'avez permis et vous connoissez le principe avec lequel je le fais[36]. Il est vrai que c'était là un conseil de militaire ou d'ingénieur ; mais dans les limites mêmes de ses fondions, il ne se croit pas et ne se donne pas plus de liberté. Turenne lui avait dicté, à Douai, un mémoire sur le logement e la subsistance des troupes ; cependant de nouveaux arrangements avaient été pris pour la distribution des quartiers ; des recrues avaient rejoint les corps, d'autres étaient en marche pour les rejoindre ; c'était un mouvement général qui détruisait les combinaisons et les prévisions du mémoire. Louvois ne se croit pas délié de ses obligations vis-à-vis du maréchal ; malgré toutes les difficultés, il restera fidèle à ses instructions ; tout au plus demandera-t-il qu'on lui tienne compte dé ses efforts : Si vous aviez pu voir, écrit-il à Turenne (23 septembre), le travail qu'il m'a fallu faire depuis que je suis ici [à Saint-Germain], pour faire que chaque troupe trouve de quoi subsister dans les lieux où ou la destine, et faire que toutes les mesures, qui étoient prises sur le mémoire que vous me dictâtes à Douai, pussent suffire à ce que l'on projette présentement, je suis assuré que vous me pardonneriez la liberté que je prends de vous en parler.

Qu'on y prenne garde : ce Louvois-là n'est pas le véritable ; c'est un Louvois contraint et dompté, qui ronge son frein ; vienne le temps, viennent les forces, l'expérience et la faveur, il regimbera contre Turenne et le désarçonnera. Ouvrez sa correspondance ; vous avez vu par hasard le disciple soumis et obéissant ; tournez le feuillet, le même jour, à la même date, vous trouverez le maître[37]. Le vrai Louvois, c'est celui qui dicte ses ordres aux intendants et aux commissaires des guerres ; ici, plus de précautions oratoires, ni de formules obséquieuses ; un style, d'affaires, net, précis, impérieux et bref, comme un commandement militaire. Louvois ne se contente pas d'écrire ; une conversation vaut mieux que vingt lettres ; il va lui-même régler les différends ; résoudre les difficultés, exciter ses agents par son apparition soudaine ; il a le don de voir rapidement et sûrement ; tout ce qu'il remarque, décide et prescrit, dans ses rapides voyages, est prodigieux.

A la fin du mois de septembre, il avait, eu, à Péronne, une entrevue avec les intendants des principaux départements de Flandre ; les intendants n'avaient pas plus tenté de lui donner le change qu'il n'essayait de le donner lui-même à Turenne. L'état sanitaire des troupes était déplorable. La brigade de Champagne qui est demeurée à Lille, aussi bien que la cavalerie, périt au dernier point, à ce que m'a rapporté M. Charuel, écrivait-il à Turenne[38], y ayant jusqu'à quatre cents malades dans un régiment de mille hommes, ce qui provient de ce que-lesdits malades n'ont point été assistés, qu'aussi pas un ne guérit, et que les soldats étant réduits à boire de méchante eau et à manger du pain, le deviennent souvent. Les soldats ont un tel entêtement de ne point aller à l'hôpital que j'en ai vu demeurer à Lille, dans des corps de garde, malades à ne pouvoir se remuer, aimer mieux manger du pain et boire de l'eau que de s'y laisser porter. Lille était une grande ville, pleine de ressources : quelle devait donc être la condition du soldat, dans les quartiers moins importants ? A Charleroi, la misère était si grande qu'il n'avait pas été possible de faire faire des baraques neuves pour les troupes ; ceux des ouvriers qui n'étaient pas morts de faim s'étaient enfuis. Il y a présentement à Charleroi, continuait Louvois, huit cents hommes d'infanterie hors d'état de servir, parce qu'ils sont malades, et depuis qu'un l'est une fois, il n'en relève plus. Si, de bonne heure, l'on avoit pourvu aux choses nécessaires pour les faire soulager, peut-être en auroit-on pu guérir ; mais, présentement, il n'y a plus de remède qu'à les changer d'air, et l'on y va, pour cet effet, envoyer le régiment. de Bretagne pour relever celui de La Ferté. Je tacherois de faire conduire tous ces malades sur des chariots, pour les faire traiter, dans des villes de Champagne, mais vous savez que, pour ces sortes de choses, il faut de l'argent extraordinaire et en quantité, et vous n'ignorez pas aussi quelquefois que je demande toujours de l'argent, ce qui me retient en beaucoup de rencontres, et le ferois encore en celui-ci, n'étoit l'importance que je vois qu'il y a de passer par-dessus toutes choses. Ne songez point que l'on puisse loger d'infanterie à Charleroi, dans les baraques que vous y avez vues ; il y a présentement un demi-pied d'eau dans chacune. On au-mit pu, pendant l'été, les élever un peu, et, avec des cailloutages, leur faire une manière de plancher qui les auroit rendues habitables tout l'hiver, mais l'on dit que, devant être abattues, ç'auroit été une dépense inutile. Cela est bien vrai, mais vous jugez aussi qu'on auroit bien regagné son argent, si l'on veut considérer de quelle importance sont les hommes, que ce que l'on a manqué de faire consommera. Tout ceci sont des propositions que je vous fais, par la liberté que vous avez bien voulu m'en donner, et que je soumets entièrement à ce qu'il vous plaira d'en ordonner. Examinez-les, s'il vous plaît, monseigneur, et faites-moi savoir de bonne heure votre résolution, afin que l'on ait le temps de l'exécuter. Vous me donnerez, s'il vous plait, vos ordres, afin que, si j'ai manqué, je puisse changer ce que j'ai fait, eu la manière que vous prescrirez[39]. On essaya de faire des huttes de paille ; ce fut, non pas un adoucissement, mais une variété dans la misère. Voici le témoignage d'un intendant[40] : Le soldat de Charleroi est logé d'une manière à faire pitié. On met seize soldats, avec quatre lits, dans une petite baraque de paille dans laquelle il est impossible de se chauffer, sans un très-grand danger de mettre le feu, et comme le bas du logement est toujours rempli de boue et qu'il faut que le feu soit modéré, le soldat est toujours dans l'humidité. Les compagnies qui y sont présentement[41] y ont été vingt jours sans avoir un malade, et, depuis peu, il leur en est tombé plus de cent. A ce propos, je suis obligé de vous informer qu'il n'y a, dans la place, ni aumônier ni chirurgien. Le marquis de Bellefonds avait proposé de changer de temps en temps la garnison de Charleroi, pour guérir, disait-il[42], l'imagination des 'soldats qui regardent celte place comme l'enfer ; ils se résoudront plus facilement à y entrer, s'ils ne la considèrent que comme le purgatoire. On suivit son conseil ; mais cela ne suffit pas encore à vaincre la juste horreur des troupes ; il fallut leur assurer, pendant leur temps de purgatoire, un supplément de solde.

Louvois, qui recueillait et coordonnait les éléments de cette sinistre enquête, y était-il donc insensible ? Non sans doute. La pitié, et, à défaut de pitié, le soin de sa réputation, lui inspiraient une ardeur sincère. Comme le soulagement des malades, écrivait-il à Charuel[43], est une affaire que j'ai mise sur mon compte, vous me ferez grand plaisir de vous appliquer à une œuvre qui est, tout ensemble, utile au service du roi et très-charitable. Vous devez vous y appliquer sans perte de temps, et je voudrois bien, pour ma satisfaction, que quand M. de Turenne passera dans les places, en revenant à la cour, il prit voir les choses bien établies à cet égard, afin qu'il demeurât satisfait de nos soins. Le service des hôpitaux, que Louvois déclarait prendre désormais sur son compte, n'était pas jusque-là dans ses attributions exclusives, pas plus que le logement et l'entretien des troupes, pendant le quartier d'hiver. Il déplorait des maux dont il n'était pas responsable. Qui donc pouvait l'être ? Hélas ! c'était une de ces situations fatales, où le mal est comme nécessaire et inévitable, où la responsabilité flotte, indécise, au-dessus de toutes les têtes, sans s'arrêter précisément sur aucune, où l'impuissance générale se traduit par un mol tristement vulgaire : l'argent manque.

L'argent manquait. Indirectement, le dispensateur des finances ; le contrôleur général, Colbert, était mis en cause. C'était lui qui, par une malheureuse confusion de pouvoirs, passait tous les marchés pour le logement, les étapes, les vivres et les hôpitaux. Le secrétaire d'État de la guerre désignait tels ou tels régiments pour tels ou tels quartiers ; mais là se bornait son action directe et personnelle ; l'entretien des soldats dépendait surtout du contrôleur général, qui, pour demeurer-dans l'esprit de son rôle, se préoccupait, avant tout, de la moindre dépense. Si le soldat aimait mieux mourir que de se laisser porter à l'hôpital, c'est que l'hôpital, abandonné plutôt que confié à l'industrie d'un entrepreneur, était adjugé' par le contrôleur général au premier vertu, pourvu qu'il offrit le rabais le plus considérable. Si le premier mouvement d'humanité poussait le secrétaire d'État de la guerre à faire transporter dans quelque ville de Champagne les malades de Charleroi, il hésitait, parce que, pour ces sortes de dépenses, il fallait demander à l'Épargne des crédits extraordinaires. Si les vieilles baraques de Charleroi pourrissaient, sans être d'aucun service, c'était toujours la raison d'économie. Les plaintes de Louvois étaient justes ; étaient-elles aussi bien désintéressées ? n'éprouvait-il pas une satisfaction secrète à mettre Colbert dans son tort ? Elles eurent au moins pour résultat de faire bientôt disparaître cette organisation vicieuse, de laisser au contrôleur général le contrôle, mais d'attribuer, au secrétaire d'État de la guerre seul, l'ordonnancement de toutes les dépenses militaires.

Cependant, l'argent que l'Épargne lui refuse, il faut bien que Louvois se le procure à tout prix. Malheur aux vaincus ! Malheur d'abord aux moines, qui sont les plus riches ! Qu'on se figure la consternation des bons pères, si grassement choyés, pourvus et dotés dans ce bon pays espagnol, et tout à coup envahis, dépouillés, mis à sac par ces libertins français ! Écoutez l'irrespectueux langage du secrétaire d'État au sujet de leurs Révérences : Comme ce sont gens inutiles et, pour la plupart, fort affectionnés à nos ennemis, il faut tirer d'eux tout le plus de choses que vous pourrez, pour, par ce moyen, les faire servir le roi, malgré qu'ils en aient[44]. Ils ont des forêts ; qu'on les coupe. L'intendant de Hainaut s'avise de craindre qu'on ne le recherche un jour pour ces procédés violents : Il y a des occasions, lui écrit Louvois[45], où il ne faut pas voir de si loin, et, en celle-ci, vous avez une trop longue vue, étant inouï qu'un ordonnateur ait jamais été recherché pour quelque chose qui se puisse être, qu'il ait ordonnée suivant l'intention de Sa Majesté.

Après les moines, les laïques. Tout le pays espagnol, à portée des places conquises, doit contribuer. Pour encourager le gouverneur de Charleroi, Louvois l'autorise, au nom de Louis XIV, à s'approprier le douzième des contributions : Vous pouvez désormais, lui dit-il[46], prendre ce droit-là sans nulle difficulté et vous appliquer, autant que vous pourrez, à étendre la contribution et la faire monter à la plus grande somme qu'il vous sera possible ; je vous assure qu'en augmentant votre bénéfice, vous ferez parfaitement bien votre cour auprès de notre maître. Les contributions s'étendirent, mais sans grand profit, à cause de leur exagération. Les populations ne faisaient pas de résistance ouverte ; elles désertaient en masse leurs villages, maudissant les Français. Un seul homme osa prendre leur défense, avec la liberté d'un grand seigneur et d'un ami du roi ; c'était le marquis de Bellefonds, homme d'esprit et de cœur, caractère intègre, préoccupé, jusqu'à l'entêtement, de ce qu'il croyait juste et vrai, marchant droit devant lui jusqu'à la disgrâce, tombant et se relevant avec la même dignité. La lettre qu'il écrivit à Louvois, au sujet des impositions et des contributions, est un modèle d'ironie hautaine : Je vois bien, par votre dépêche, que je devrois comprendre que je n'ai pas raisonné juste, qu'il est utile au service du roi de choquer les Flamands en toutes choses, afin de les étourdir d'abord, et de ne leur laisser aucune ombre de liberté ni nulle espérance de traitement favorable. J'avoue que j'ai l'esprit un peu bouché et que j'aurois suivi des maximes toutes contraires ; ainsi, pour ne point passer d'une extrémité à l'autre, je ne me mêlerai de rien du tout. On n'a point accoutumé de faire les impositions avant que les armées se soient retirées et que les peuples se soient rétablis dans leurs ménages, et il faut vouloir ne tirer aucun argent ni fourrage et ruiner un pays, pour s'y conduire d'une autre manière. Comme je ne suis pas assez habile pour conseiller le sieur Charuel et que ce n'est pas mon métier, je ne lui donnerai plus mes avis, de peur qu'à la fin ils ne se trouvassent mauvais. Je voudrois pouvoir faire un tour à Saint-Germain ; on y voit plus clair de loin que de près, et je sertirois de toutes mes erreurs[47]. Depuis la prise de Lille, on avait interdit aux habitants de cette grande cité de faire le commerce avec les autres villes de la Flandre espagnole. Le marquis de Bellefonds blâmait aussi cette interdiction qui était, disait-il, beaucoup plus incommode aux Lillois qu'aux ennemis. Ce fut le seul point sur lequel il eut gain de cause, et encore parce qu'il se trouva d'accord avec l'intendant. Louvois revint sur sa décision, mais il exigea que les Lillois prissent des passeports qu'on leur fit payer fort cher. Il imposa la même obligation aux habitants des villages espagnols, déjà soumis à la contribution, pour leur permettre d'aller et venir et de transporter leurs denrées sans dommage. Ils se plaignirent ; l'intendant se rit l'écho de leurs plaintes, alléguant la nécessité de ménager un peu des populations qui pouvaient, d'un jour à l'autre, devenir françaises. Loin de convaincre Louvois, cette argumentation lui parut ridicule. Les gens, répondit-il[48], les gens qui discourent sur l'ordre que le roi a donné aux contribuables de prendre des passeports, pour aller trafiquer dans les places ennemies, sont gens mal intentionnés, qui nous croient encore malades d'un mal dont on a été fort entaché pendant les trois ou quatre dernières années ; c'est le qu'en dira-t-on, et l'opinion de gagner la Flandre sans troupes ni canons, en négociant avec des moines et accordant des privilèges. Présentement l'expérience nous a faits sages à nos dépens.

Bon ménager d'ailleurs des deniers de l'État, soit qu'il les tirât péniblement de l'Epargne, soit qu'il les arrachât, sous forme d'impôts et de contributions, aux pays conquis ou à conquérir, Louvois les dispensait avec une mesure, un à-propos, une justesse et, pour tout dire, une économie féconde. Mais aussi que de soins, que de soucis, que d'inventions pour métamorphoser les écus en soldats, en munitions, en équipages de guerre ! Si Louvois lui-même y trouvait tant de difficultés, quelles devaient être les stériles angoisses du gouvernement espagnol ?

Incapable d'efforts, l'Espagne appela l'Europe à son aide : ses diplomates, dont elle était plus riche que de soldats, l'emplirent toutes les cours de leurs clameurs. A Vienne, où les intérêts communs, la parenté, les alliances de famille semblaient leur promettre un appui certain, ils échouèrent. L'Empereur, qui n'était guère mieux, arak que l'Espagne, se laissa de bonne grâce enlacer par la France dans un réseau de négociations habilement ourdies, d'où il sortit enfin, signataire d'un traité de partage, éventuel et secret, de la monarchie espagnole. En attendant, il demeurait neutre. D'autres Etats répondirent un peu mieux aux sollicitations de l'Espagne ; le pape, la Suède, l'Empire, offrirent leur médiation ; l'Angleterre et surtout la Hollande furent plus décidées.

On a vu que Louis XIV avait à peine attendu l'ouverture des conférences de Bréda, pour envahir les Pays-Bas. L'inquiétude et l'émotion qui s'emparèrent, à celle nouvelle, de Londres et d'Amsterdam, influèrent sans aucun doute sur les négociations ; une tentative hardie et heureusement conduite de la flotte hollandaise dans la Tamise, les fit aboutir. La paix de Bréda fut signée, le 31 juillet, entre l'Angleterre, la Hollande et la France. Aussitôt après, Charles II offrit sa médiation entre la France et l'Espagne. La Hollande n'avait pas attendu jusque-là ; dès le mois de mai, le grand pensionnaire, Jean de Witt, avec une fermeté tranquille, et l'ambassadeur des États en France, Van Beuningen, avec une insistance plus irritante, avaient invité Louis XIV à s'expliquer sur l'étendue de ses prétentions récites ; ni l'un ni l'autre n'avaient obtenu de réponse suffisante et catégorique. La paix de Bréda faite et signée, l'invitation prit le caractère d'une sommation, soutenue par des armements extraordinaires. Le roi, contenant à grand'peine le soulèvement de son orgueil, voulut bien faire connaître les conditions qu'il mettait au rétablissement de l'entente avec l'Espagne ; il offrait à la régente le choix, ou d'abandonner purement et simplement à la France les places qu'il venait de conquérir, ou de lui céder, comme équivalent, soit la Franche-Comté, soit le duché de Luxembourg, et, avec l'une ou l'autre, Cambrai, Douai, Saint-Omer, Aire, Bergues et Furnes, l'Espagne s'engageant, en outre, à démanteler Charleroi. Voilà ce qu'on appelait l'alternative.

Pendant ces pourparlers, une nouvelle campagne diplomatique s'était engagée autour du roi d'Angleterre ; la France et la Hollande, alliées de nom, adversaires de fait, se disputaient le concours de leur ennemi de la veille. Pour cette fois, la diplomatie française fut vaincue. Abandonné à son inclination personnelle, Charles II eût volontiers fait alliance avec Louis XIV et recommencé avec joie la guerre contre la Hollande ; jusqu'à la fin d'octobre, la France se flattait de l'emporter ; mais, à la fin d'octobre, le parlement se rassemble, l'opposition se déchaine, le ministère se divise.

Avec le goût du pouvoir absolu, Charles II avait, jusqu'à un certain point, le sentiment du gouvernement constitutionnel, et, par dessus tout, l'instinct de sa propre conservation. Pendant tout son règne, il retient, refoule doucement ou détourne le courant de l'opinion publique ; si, malgré ses efforts, le flot continue de monter et de grossir, s'il atteint la hauteur fatale des marées destructives, le roi cède à propos ; il ouvre une issue par où le torrent se précipite, s'étend et s'affaiblit. Tel était, à la tin de l'année 1667, le soulèvement presque unanime de l'Angleterre contre la France. Telle fut la satisfaction que s'empressa de lui donner Charles II : en quelques jours, l'envoyé anglais prés les États-Généraux, sir William Temple, se mit d'accord avec Jean de Witt, puis avec l'ambassadeur de Suède ; le 23 janvier 1668, le célèbre traité de la Triple Alliance fut signé à La Haye.

En apparence, rien n'était plus favorable à Louis XIV ; les alliés prenaient sur eux d'obliger l'Espagne à faire promptement son choix dans l'alternative ; ils ne demandaient au roi de France que d'accorder trêve aux Pays-Bas jusqu'à la fin de mai. En fait, sans parler d'un article secret par lequel les prétendus médiateurs, prévoyant le cas où la France refuserait de se contenir dans les limites indiquées par elle, s'engageaient à l'y ramener par la guerre, et même, en cas de succès, à la réduire aux conditions du traité des Pyrénées[49] ; la seule prétention de faire, sans la France, les affaires de la France était une assez grosse injure. Louis XIV avait les mains liées, ou, pour revenir au style juridique, il était comme frappé d'interdiction, sous l'autorité d'un conseil judiciaire sans l'aveu duquel il ne pouvait plus agir ; et cela, au moment où les succès qu'il s'attribuait personnellement dans la campagne de Flandre, le poussaient plus que jamais à l'action. Je repasse dans ma tête des desseins que je ne trouve pas impossibles, écrivait-il à Turenne ; qu'ils me paroissent beaux ! J'ai tout dans ma tête, et vas travailler ii l'exécuter, quoi qu'il en coûte. Vous verrez, par ce que vous en écrira Louvois, les troupes que je destine pour servir hors de Flandre, avec de nouvelles que j'y joindrai[50].

En 1667, la France n'avait eu qu'une armée ; elle en devait avoir trois, en 1668 : l'année royale dans les Pays-Bas, une armée de Catalogne ou même sous les ordres de Monsieur, frère du roi ; enfin, comme on n'était pas encore assuré de la neutralité de l'Empereur, une armée d'Allemagne, sous le commandement du prince de Condé[51]. Le prince de Condé ! Quelle mêlée de faits contradictoires, quel tumulte de souvenirs glorieux et déplorables soulevait le nom de ce fameux capitaine ! Sa dernière victoire avait hâté la paix de Westphalie ; le traité des Pyrénées avait suivi sa dernière défaite. Après tant d'années, comment reparaissait-il à la tête d'une armée française ? Qui donc l'y ramenait ? Depuis neuf ans qu'il était rentré en France, amnistié, mais non pardonné, M. le Prince errait, comme un courtisan malheureux, autour de la faveur royale. Depuis neuf ans, au contraire, l'influence de Turenne n'avait cessé de grandir : le roi le consultait sur toute sorte d'affaires, et le plus souvent suivait son avis. Ce premier ministre en dehors du conseil inquiétait les autres ; ils formèrent contre lui une ligue secrète dont Le Tellier fut le principal artisan. Le confident du cardinal Mazarin n'était pas suspect de partialité pour M. le Prince ; ils avaient, l'un contre l'autre, d'anciens et sérieux griefs, qui devaient les rendre irréconciliables. Cette situation si connue fit la fortune de l'intrigue. En insinuant au roi que le génie de Turenne, si grand qu'il fût, ne pouvait plus suffire aux développements de la guerre, et que, pour l'exécution de ses vastes projets, Louis XIV avait besoin de plus d'un lieutenant, en lui proposant enfin d'employer les talents militaires du prince de Condé, Le Tellier parut agir comme un bon serviteur qui n'a d'autre intérêt que l'intérêt de son maître, d'autre passion que sa gloire. Louis XIV se laissa persuader ; il crut faire un acte magnanime en donnant à l'ancien chef de la Fronde l'occasion de réparer ses fautes. Il accepta ses services comme une expiation ; c'était ainsi que les lui offrait M. le Prince, avec plus d'humilité peut-être qu'il ne convenait à la dignité de son caractère : Je supplie très-humblement Votre Majesté, écrivait-il au roi[52], de croire que je n'envisagerai jamais rien que sa gloire en toutes choses, et que mes intérêts ne me seront jamais rien, au prix de son service et de la fidélité que je lui dois. Ma naissance m'y engage plus que tous les autres, mais les bontés et la confiance qu'elle daigne prendre en moi, après l'avoir si peu mérité, m'y engagent encore bien plus que ma naissance. Faites-moi donc l'honneur de croire, sire, que je n'ai ni bien ni vie que je ne sacrifie de bon cœur pour votre gloire et pour la conservation de votre personne, qui m'est mille fors plus chère que toutes les choses du monde. Voilà le langage qui plaisait à Louis XIV. Cet acte de contrition et d'amour le toucha profondément ; il y répondit aussitôt : Il ne se peut rien ajouter à la satisfaction que j'ai de la manière dont vous en usez, ni à l'estime el à l'amitié que j'ai pour votre personne'[53]. Toutefois, la docilité de l'Empereur éloignant de plus en plus les chances d'une guerre en Allemagne, la bonne volonté du roi pour M. le Prince aurait pu rester sans effet ; une occasion s'offrit tout à coup qui tira d'inquiétude les ministres et leur protégé.

La Triple Alliance n'était pas encore signée ; mais les pourparlers qui s'échangeaient entre Amsterdam et Londres n'étaient un secret ni à Paris, ni à Madrid. Les Espagnols reprenaient confiance ; à la proposition d'une suspension d'armes pendant l'hiver, le gouverneur général des Pays-Bas avait répondu que la rigueur de la saison expliquait facilement la modération du roi de France et la rendait parfaitement inutile. Châtier le marquis de Castel-Rodrigo, le convaincre d'erreur, troubler par un coup d'éclat son insolente sécurité, étonner, sans les provoquer, les malveillants d'Angleterre et de Hollande, en portant la guerre sur un terrain que leur médiation ne couvrait pas, une brusque attaque sur la Franche-Comté donnait à la fois tous ces avantages. Le prince de Condé, gouverneur de Bourgogne, était naturellement désigné pour préparer sans bruit l'entreprise. Il quitta la cour, dans les premiers jours de décembre, comme pour aller tenir les États de la province ; une correspondance active s'engagea dés lors entre Louvois et lui[54]. Le Tellier, qui, pour cette affaire, avait donné l'exclusion à Turenne, se la donna volontairement à lui-même ; il voulait que son fils et le prince de Condé seuls en eussent tout le mérite auprès du roi. Le secret dans les préparatifs et la promptitude dans l'exécution, telles étaient les premières Conditions du problème ; il importait, et pour l'effet à produire, et pour les projets ultérieurs de Louis XIV, que la Franche-Comté fût conquise avant la fin de février[55].

A peine arrivé en Bourgogne, M. le Prince visita, sans affectation, les villes de son gouvernement les plus voisines de la Comté ; d'habiles espions l'eurent bientôt renseigné sur les moyens de défense des Espagnols. Ce qui leur manquait, ce n'étaient pas les fortifications, c'étaient les hommes ; il n'y avait dans toute la province, c'est le prince de Condé qui l'atteste, qu'une seule compagnie de cavalerie ; la plus forte place, Dôle, avait seize cavaliers ; l'infanterie régulière ne comptait pas deux mille hommes, auxquels il fallait ajouter, pour la forme, cinq à six mille miliciens, la plupart gens de métier, vivant de leur salaire et fort peu soucieux d'être enlevés à leurs travaux[56]. Cette incurie des Espagnols n'était pas chose nouvelle. Dans les guerres précédentes, la Franche-Comté avait toujours payé à la France, argent comptant, la rançon de sa neutralité, garantie d'ailleurs par la surveillance jalouse des cantons suisses. Cette fois encore, des négociations s'étaient ouvertes, à Soleure, entre le résident français et les députés comtois, pour le renouvellement de la neutralité ; après bien des conférences inutiles, le résident, s'étant déclaré sans pouvoirs pour conclure, avait renvoyé les députés à M. le Prince. M. le Prince, à son tour, feignit d'ignorer absolument ce qui s'était passé à Soleure ; les Comtois offraient trois cent mille livres, il en demanda cinq cent mille. Sous prétexte de s'éclairer sur les préliminaires de la négociation, il lit partir pour la Suisse un des plus intelligents officiers de son état-major, le comte de Chamilly, qui, passant et repassant à travers la Comté, sut voir et noter beaucoup de détails importants à connaître.

Toutes ces allées et venues faisaient gagner un temps précieux pour les préparatifs que pressait Louvois, avec une activité silencieuse. Pour l'artillerie, les munitions et le matériel de siège, l'arsenal d'Auxonne offrait des ressources presque suffisantes ; ce qui manquait encore fut expédié de Paris et de Metz, sous l'apparence vulgaire et pacifique de ballots de marchandises. Des quinze mille hommes qui devaient former l'armée d'invasion, les uns avaient leurs quartiers en Bourgogne ou sur la frontière de Champagne ; les autres étaient acheminés vers Dijon, par détachements destinés, suivant le bruit public, à l'armée de Catalogne. Quant aux vivres, comme il était dangereux de faire à l'avance de gros magasins, M. le Prince et Louvois s'assurèrent qu'on trouverait, dans les villages de la Comté même, assez de fourrage, de grains, de moulins et de fours pour subvenir aux premiers besoins et donner aux munitionnaires le temps d'organiser librement leur service.

Dans les premiers jours du mois de janvier 1668, tout le monde était prêt, sauf le roi, qui était cependant, plus que personne, impatient d'entrer en campagne ; mais les soins du gouvernement devaient le retenir encore à Saint-Germain, pendant quinze jours on trois semaines. Louvois écrivait au prince de Condé (9 janvier 1668) : Il est à désirer que Votre Altesse trouve des moyens d'allonger la tenue des États de Bourgogne, de manière que le séjour de Votre Altesse y paroisse naturel. Ils ne vous manqueront pas, non plus que ceux de traîner la négociation avec les députés de la Comté. Je ne pense pas qu'ils aient des pouvoirs de M. le marquis de Castel-Rodrigo, et comme il est leur gouverneur général, et que, sans sa participation, rien ne se peut conclure, Votre Altesse peut faire difficulté de traiter avec le marquis d'Yenne, qui n'est qu'un gouverneur particulier et qui pourroit être dédit par le marquis de Castel-Rodrigo, sans que l'on eût aucun sujet de se plaindre.

Fidèle à ces instructions, le prince de Condé multiplia les chicanes ; mais, bien loin d'ouvrir les yeux aux Comtois et même aux Suisses, elles ne tirent qu'augmenter leur sécurité ; ils se persuadèrent, les uns et les autres, que l'unique et secret dessein du roi de France étant de se faire donner, pour la neutralité, le plus d'argent possible, le comble de l'habileté ne pouvait être que de prolonger la discussion et de marchander au plus bas. Leur aveuglement était d'autant moins excusable qu'il leur arrivait, de Paris surtout, des avertissements sérieux et des détails explicites. Supprimer le danger des révélations en supprimant les correspondances, tel fut le procédé très-simple imaginé par M. le Prince, exécuté sans la moindre hésitation par Louvois. Le 27 janvier, M. le Prince lui écrivait : Je crois qu'il ne seroit pas mal à propos que le premier courrier fût volé et qu'il ne vint point ici des lettres de Paris, car elles commencent à être fort concluantes. Mais déjà, le même jour, Louvois mandait à M. le Prince : L'ordinaire de Dijon, qui partit hier de Paris, a été volé, par mon ordre, auprès de Villeneuve-Saint-Georges. Les paquets dont était chargé le courrier seront rapportés, la nuit de mardi à mercredi prochain, dans la boite de la grande poste par un homme inconnu. De cette sorte, les lettres de Dijon n'arriveront qu'après le départ de Votre Altesse, et le public n'en souffrira pas, puisque les lettres de change et les autres pièces originales et importantes, qui pourroient être dans la malle du courrier, seront conservées. Pour ce qui est du courrier de Bourgogne, qui devoit partir samedi, à midi au plus tard, je le ferai arrêter jusqu'à dimanche matin, et le maitre du bureau adressera à Lyon le paquet pour Dijon, Besançon et Dôle, et à Dijon le paquet pour Lyon, et par cette méprise simulée, l'on gagnera beaucoup de temps. Voilà tout ce qui m'a été possible de faire en exécution des ordres de Votre Altesse[57].

On gagne ainsi le 2 février ; ce jour-là, Louis XIV quitte brusquement Saint-Germain. Suivi, cette fois, d'un fort léger bagage, après avoir fait à cheval, par des chemins détournés et détestables, quatre-vingts lieues en cinq jours, il arrive, le 7, à Dijon. Les opérations militaires étaient commencées depuis quatre jours. Le 3, le prince de Condé, suivant à la lettre les instructions de Louvois, avait fait déclarer aux députés comtois, par le comte de Chamilly, que le roi n'entendait pas se laisser amuser en négociations pour gagner le temps de l'arrivée des troupes de l'Empereur, et que, puisqu'ils n'avaient pas voulu le satisfaire, il donnait ordre à M. le Prince d'entrer immédiatement en Franche-Comté[58]. Aussitôt cette déclaration faite, et laissant les députés ébahis, M. de Chamilly part d'Auxonne avec une avant-garde de cavalerie, fait occuper Pesme par un détachement, et s'établit, le 4, à Rochefort sur le Doubs. S'il redoute quelque retard dans l'exécution des ordres, qui sont avant tout d'aller vite, ce n'est pas la rigueur de la saison ni la difficulté des chemins qu'il déplore, encore moins la pénurie des ressources ; c'.est leur excès au contraire et la richesse du pays : Tous les villages sont pleins de toutes choses, écrit-il au prince de Condé (4 février) : il y a surtout une si grande abondance de vin que l'on ne peut empêcher les soldats de s'en donner, en sorte que l'on a bien de la peine à les mener dans l'état où ils se mettent. Cela, et la viande qu'ils trouvent, leur t'ait néanmoins oublier toutes leurs peines. Le 5, M. le Prince arrive à Rochefort ; le lendemain il est devant Besançon, qu'il somme aussitôt de se rendre. En vain Besançon exhume de ses archives ses vieux titres de ville impériale ; M. le Prince n'est pas là pour discuter une question d'histoire ; ses soldats ont devant eux une place espagnole : ils s'impatientent, ils demandent l'assaut ; Besançon se soumet. Le même jour, Salins se rend au duc de Luxembourg, après lui avoir tiré quelques coups de canon. Louvois, qui avait pris les devants sur Louis XIV, se hâte de lui porter, à Dijon, les capitulations de Besançon et de Salins[59]. Le 8, les troupes se rabattent de part et d'autre sur Dôle, investi déjà par le détachement laissé à Rochefort.

Louis XIV arrive au camp, le 9. Pendant deux jours on parlemente sans succès ; mais ce temps n'a pas été perdu ; Louis XIV, assisté de Vauban, a reconnu les abords de la place, qui est forte. On se décide, comme a fait Turenne pour Alost. à tenter sur les dehors une attaque directe, sans travaux d'approche ; si la tentative échoue, on rentrera dans la règle, on ouvrira la tranchée. Dans la nuit du 10 au 11, le signal est donné : trois colonnes s'élancent ; le régiment des gardes s'empare du chemin couvert et d'une demi-lune, s'y loge et s'y maintient contre les retours offensifs de l'ennemi dont la résistance est vigoureuse. Le succès du siège est certain, mars il peut être retardé. Le 12, un courtisan, un fou spirituel, le comte de Gramont, s'offre à Louis XIV pour prendre Dôle avec des mots. Louis XIV sourit et consent. Le comte s'approche d'une porte ; on lui crie de s'éloigner ; il s'éloigne un instant et revient ; un soldat le couche en joue ; il répond à la menace par une plaisanterie ; le soldat relève son arme ; il lui répugne de tirer sur un homme si singulièrement brave ; quelques-uns de ses camarades arrivent ; ils trouvent le spectacle et l'homme amusants ; pendant quatre heures, ils font assaut de quolibets ; l'homme leur tient tête à tous ; il a soif ; il récompense magnifiquement celui qui lui donne à boire ; enfin un tambour lui ouvre la porte ; il se fait mener aux principaux bourgeois ; il les embrasse comme de vieilles connaissances ; il se nomme ; il exalte la puissance du roi, ses vertus magnanimes et sa redoutable colère ; il peint les horreurs de l'assaut et ses suites : N'est-ce pas, s'écrie-t-il, une épouvantable opération que d'être passé tout vif au fil de l'épée ? Et comme Besançon se réjouira de la prise, de la ruine de Dôle ! Le comte s'arrête ; il a touché juste ; les Dôlois ont quelque courage, mais ils ont, avant tout, la haine de Besançon. L'idée de voir transférer à cette rivale odieuse leurs privilèges et leur parlement, les émeut ; ils demandent à délibérer ; le lendemain, ils capitulent. Le comte de Gramont a tenu sa promesse.

N'était l'originalité du principal personnage, cette scène de comédie n'aurait rien de remarquable, car elle se jouait partout, dans toute la province. Elle s'était jouée à Besançon et à Salins, elle se jouait au fort de Joux, que le marquis d'Yenne, gouverneur de la Franche-Comté, rendait, sans hasarder un coup de mousquet, à cent vingt hommes ; elle se jouait au fort Sainte-Anne, dont le commandant s'engageait à suivre le sort du fort de Joux ; elle allait enfin se jouer à Gray. Le 16, Louis XIV arrive en vue de cette place, investie depuis la veille ; on parlemente, inutilement d'abord, comme à Dôle ; quelques coups de canon sont même tirés sur l'armée royale ; mais, le 18, la bourgeoisie, soulevée par deux nobles Francs-Comtois, l'abbé de Vatteville el le marquis d'Yenne lui-même, qui se sont introduits dans la ville, paralyse l'action du commandant militaire sur sa faible garnison, et capitule. Enfin cette épidémie de capitulation cessa, n'ayant plus où se prendre ; en quinze jours, la Franche-Comté tout entière était soumise.

Le 19 février, Louis XIV quitta l'armée pour retourner à Saint-Germain, laissant à M. le Prince le soin de séparer les troupes, à Louvois celui de pourvoir aux besoins des places et de régler l'administration de la province. Voilà, disait Le Tellier[60], une expédition très-considérable pour la gloire du roi et pour l'avantage de l'État, et dont les circonstances jetteront de l'étonnement dans l'esprit de tous ceux qui en entendront parler. En effet, l'Europe était stupéfaite, et moins irritée peut-être contre la France que contre l'Espagne, qui se laissait si honteusement dépouiller. Louis XIV n'épargnait pas les sarcasmes à cette puissance déchue : Je me persuadai, disait-il dans une lettre adressée aux gouverneurs et aux évêques, je me persuadai qu'allant en personne dans le comté de Bourgogne, avec partie de mes troupes et la noblesse la plus qualifiée de mon royaume qui me suit ordinairement, je pourrois peut-être réveiller mes ennemis de la léthargie où il semble qu'ils étoient tombés pour ce qui regarde la paix, et les faire repentir, possible, par d'insignes marques, d'avoir refusé une suspension qui auroit mis en pleine sûreté leurs plus importantes places pendant l'hiver[61].

Ce qui était un opprobre pour l'Espagne, fut en quelque sorte un malheur pour Louis XIV. Qu'était-ce que la campagne de Flandre, qu'était-ce que la campagne de Franche-Comté, moins sérieuse encore, sinon des promenades militaires, où il y avait eu tout juste assez de boulets échangés et de poudre brûlée pour leur donner quelque apparence de guerre et les distinguer des simples manœuvres de parade ? II est vrai que leurs résultats furent poussés jusqu'au prodige. Louis XIV en revint ébloui ; parce qu'il recueillait tant de conquêtes et tant de gloire, il se crut un grand général, comme il se croyait un grand politique. Il s'imaginait avoir fait la grande guerre et il la trouvait facile, n'ayant vu que des attaques de places, et point de batailles. Il y prit le goût de la guerre de siège, et la jugea supérieure à la guerre de campagne ; mais surtout il en remporta, singulièrement accru, le mépris le plus profond pour ses adversaires et la confiance la plus absolue en lui-même, sentiment bien dangereux quand il n'a d'autre fondement que l'inexpérience.

La Triple Alliance, officiellement connue, fit d'abord sur l'orgueil de Louis XIV l'effet d'une goutte d'eau sur un foyer ardent ; elle l'exaspéra. Turenne, Condé, Louvois[62], lui conseillaient de briser celte faible barrière et de passer outre ; Colbert et de Lionne étaient d'avis de s'arrêter ; toutefois leurs observations théoriques en faveur d'une politique modérée n'auraient eu qu'une médiocre valeur, s'ils n'y avaient ajouté cet argument de fait, que rien n'était suffisant, ni les préparatifs militaires, ni l'argent, ni les alliances, pour affronter une guerre générale. Ministre et du parti des ministres par ses idées personnelles, Le Tellier tenait au parti des généraux par les idées et les intérêts de son fils ; il évitait de se prononcer. Louis XIV subissait tour à tour l'influence des opinions contradictoires qui se disputaient sa volonté, le flux de la guerre et le reflux de la paix. Ainsi, lorsque l'ambassadeur hollandais, Van Beuningen, et le chevalier Trevor, envoyé de Charles. Ils le pressaient de traiter sur les bases qu'il avait lui-même indiquées, il désignait, pour négocier avec eux, de Lionne, Colbert et Le Tellier : c'était la paix ; mais, lorsqu'on lui demandait un armistice jusqu'à la fin du mois de mai, il s'y refusait d'abord absolument et ne consentait enfin .à l'accorder que jusqu'à la fin de mars, avec des restrictions qui le rendaient à peu près illusoire : c'était la guerre.

Le 11 mars, Louvois écrivait aux intendants du Nord : Sur les pressantes instances que les députés du roi d'Angleterre et de messieurs les États de Hollande ont faites au roi d'accorder une cessation d'armes jusqu'à la fin du mois de mai, Sa Majesté, après bien de la difficulté, a seulement consenti qu'il y auroit une suspension de toutes entreprises sur les places des Espagnols jusqu'à la fin de ce mois [de mars], à condition qu'à l'égard des troupes de l'un et de l'autre parti qui seroient rencontrées en campagne, elles se traiteroient toujours comme ennemies[63].

Cent mille hommes se préparaient à rentrer dans les Pays-Bas au mois d'avril ; afin d'y concentrer toutes ses forces, Louis XIV avait renoncé à porter la guerre en Catalogne. Trois armées, commandées par le roi, toujours assisté de Turenne, par Monsieur, assisté du marquis de Créqui, et par le prince de Condé, avaient ordre de se former rapidement entre la mer et la Moselle. Le 7 mars, Louvois, écrivant au marquis de Bellefonds, pour lui donner avis de la suspension d'entreprises contre les places espagnoles jusqu'à la fin du mois, ajoutait[64] : Avertissez de bonne heure tous ceux qui commandent les troupes qu'assurément, le 15 du mois prochain, ils verront le roi à leur tête en bonne compagnie. Vous aurez su que Sa Majesté n'envoie plus Monsieur en Catalogne, et qu'elle a donné ses ordres pour faire venir en Flandre toutes les troupes qu'elle avoit destinées pour servir de ce côté-là. Si les trois armées ont occasion de se joindre, l'on y verra soixante-dix mille hommes de pied et trente-cinq mille chevaux ; je crois qu'il y a longtemps que pareil nombre de troupes ne sera entré en Flandre pour l'attaquer. Quelques jours après, il écrivait à l'intendant Charuel : L'opinion que l'on a de la paix en France est une maladie qui commence à se répandre bien fort ; mais nous en guérirons bientôt, puisque voici le temps qui approche de mettre en campagne. Cependant vous devez publier partout que, quelque disposition que le roi ait à la paix, il est certain que les Espagnols ne la veulent point, et que ce qu'ils publient n'étant qu'un artifice pour empêcher ou retarder les diligences que nous faisons pour nous mettre en état de faire des progrès, le roi a résolu de mettre de bonne heure en campagne et de paroitre à la tête de son armée plus tôt qu'on ne pense. L'armée du roi s'assemblera dans les villages depuis Mortagne jusqu'à Tournay en deçà de l'Escaut ; celle de Monsieur depuis Menin jusqu'à Courtray delà la Lys, et une autre grande partie de l'armée de Sa Majesté vers la Sambre, pour se rejoindre toute à Ath. Je crois qu'il se pourra assembler sur l'Escaut vingt mille hommes de pied et sept mille chevaux, et sur la Lys dix mille hommes de pied et quatre mille chevaux[65].

Cet armement sans exemple, et les magasins, el les munitions, et les équipages qu'il exigeait, coll. laient fort cher. Vous savez, disait Louvois, la peine que l'on a à tirer l'argent des finances, quand l'on n'y est pas pour le solliciter. Il demandait à Charuel son avis sur un projet délicat et non sans péril pour lui-même, car il s'agissait de réduire la solde des officiers et des troupes, en leur fournissant le pain et le fourrage : Mandez-moi, continuait-il[66], si j'ai bien ou mal pensé, et si mon projet se peut exécuter ; ne vous ouvrez, s'il vous plaît, à personne de ce que je vous écris à cet égard, et donnez-vous bien de garde de leur laisser penser que c'est moi qui propose ces retranchements. Mais dans une guerre aussi grande que celle-ci, quand l'on fait des dépenses aussi fortes que celles qui se font, et que l'on reçoit si peu d'argent de l'Epargne, il faut un peu rogner sur tout, pour gagner la fin d'octobre auquel expire le traité qui s'est fait. Louvois parlait d'un de ces traités, passés, en dehors de l'administration de la guerre, entre le contrôleur général et les receveurs généraux des finances, pour la fourniture des étapes et des vivres.

Dans les communications précédentes, il ne s'agissait que de l'armée royale et de celle de Monsieur ; l'armée de M. le Prince devait s'assembler à Thionville, pour assiéger la forte place de Luxembourg ; des ordres étaient donnés pour faire transporter au plus vite, de Philisbourg à Metz, un équipage de pont. Cependant on essayait de donner le change aux Espagnols, en faisant courir le bruit que cette troisième armée allait rejoindre les deux autres en Flandre[67].

Plus les partisans. de la guerre se flattaient d'avoir cause gagnée, plus se resserrait l'étroite limite que le temps opposait encore à l'impatience des généraux, plus les amis de la paix redoublaient d'efforts. A Madrid, l'Angleterre et la Hollande secouaient vigoureusement la torpeur du gouvernement espagnol ; mais la régente, incapable de prendre un parti, renvoyait à Bruxelles la solution du problème ; c'était sur le marquis de Castel-Rodrigo qu'elle se déchargeait d'une responsabilité accablante ; à lui de décider s'il fallait continuer la guerre sans ressources, ou de choisir parmi les sacrifices exigés pour le rétablissement de la paix. Hors d'état de soutenir plus longtemps la lutte, irrité contre son gouvernement, irrité contre les médiateurs qui le pressaient avec menaces, Castel-Rodrigo perdit la tête, ou bien il voulut se venger par un acte de désespoir ; entre les deux alternatives, il choisit celle qui devait être la plus désagréable à l'Angleterre et à la Hollande ; il consentit à laisser à Louis XIV tout ce qu'il avait conquis dans les Pays-Bas pendant la campagne de 1667. Aussitôt un congrès s'ouvrit à Aix-la-Chapelle, sous la médiation nominale du pape Clément IX. Un nonce fut envoyé à ce congrès pour être un fantôme, d'arbitre entre des fantômes de plénipotentiaires[68]. En effet, tout se traitait à Saint-Germain ; mais, quoiqu'on y fût d'accord, en apparence, sur les bases de la négociation, on était loin de s'entendre sur les détails. Si le gouvernement espagnol désavouait le marquis de Castel-Rodrigo ; si, le traité conclu, la ratification était refusée, ou seulement se faisait trop attendre, quels seraient, contre l'Espagne, et jusqu'où seraient poussés les moyens de contrainte ? Questions délicates et grosses des plus graves périls ; car la Triple Alliance, en voulant à tout prix exclure des Pays-Bas les armes de Louis XIV, heurtait plus malheureusement que jamais son orgueil. Ainsi, de ces conférences mêmes, la guerre était toujours prête à sortir, et Le Tellier toujours prêt à lui ouvrir la porte.

On était au mois d'avril ; le roi se préparait à partir ; Louvois était déjà parti. Mais, en arrivant à Tournai, il reconnut lui-même avec peine que les opérations militaires ne pouvaient commencer aussi tôt qu'on le croyait à Saint-Germain ; les intendants l'en avaient bien averti ; l'hiver ayant été long et rude, là végétation se trouvait retardée ; les herbes n'étaient pas encore assez hautes pour que la cavalerie pût aller au fourrage ; il fallait attendre. Le 14 avril, Louvois écrivit à Le Tellier qu'il était inutile que le roi se mit en route avant le 25[69]. Cette lettre arriva le 13 ; la paix était faite, ou tout près d'être faite ; le départ même de Louvois l'avait halée. Acculés à l'extrême limite du terrain diplomatique, les envoyés d'Angleterre et de Hollande avaient tranché d'un coup toutes les difficultés, et accepté toutes les conditions que leur imposait le roi de France.

Le 14, Le Tellier adressait à Louvois une dépêche officielle et une lettre intime, toutes deux également importantes. Votre lettre du 11, lui disait-il dans la première, m'a été rendue le 13 au matin. J'informai le roi de vos sentiments sur la subsistance de la cavalerie, en présence de Monsieur, de monseigneur le Prince et de M. de Turenne. Vous futes estimé homme de bonne foi, de ce que vous disiez aussi loyalement ce que vous connoissiez pouvoir empêcher l'assemblée des armées, quoiqu'on soit persuadé que vous désiriez la guerre fortement. Il faut que vous sachiez qu'en même temps que votre lettre du 11 me fut rendue, M. de Lionne me fit convier de me rendre avec M. Colbert, en sa chambre, où nous trouvâmes MM. de Van Beuningen et Trevor qui nous dirent qu'ils avoient ordre de leurs malins de convenir de tout ce que le roi avoit désiré d'eux, après le dernier jour du mois de mai prochain, au cas que la paix ne fût pas faite sur le pied de l'alternative choisie par M. de Castel-Rodrigo, et que la ratification d'Espagne ne fût pas délivrée au roi dans ce temps-là ; c'est-à-dire que le roi entrera avec toutes ses forces en Flandre, et les ligués avec leurs armées en même temps, pour obliger les Espagnols à la paix ; et que s'ils vouloient la faire dans les mois de juin et de juillet prochain, chacune des alternatives seroit augmentée, savoir : celle des conquêtes, de la Franche-Comté, Cambrai et Cambresis ; et l'équivalent, du duché de Luxembourg, ou de Lille et Tournai au lieu dudit duché, au choix des Espagnols ; et que, le mois de juillet expiré, le roi fera un autre traité avec l'Angleterre et la Hollande, pour d'autres conditions de paix. Nous en donnâmes sur-le-champ compte au roi qui assembla Monsieur, monseigneur le Prince et M. de Turenne, et, après les avoir entendus, Sa Majesté nous ordonna de travailler incessamment au traité avec les Anglois et les Hollandois, promettant en son nom une suspension d'entreprises sur les places fortes occupées par les Espagnols, jusqu'à la fin du mois de mai prochain ; à quoi nous nous employâmes hier, depuis trois heures de l'après-midi jusqu'à la nuit, sans le pouvoir achever, ce que nous ferons, Dieu aidant, pour tout ce jour-ci, au cas que les Anglois et les Hollandois se rendent en ce lieu, comme ils nous ont assuré. Le roi résolut ensuite, le matin, qu'il n'iroit point à l'armée durant le temps de la suspension, que Monsieur, monseigneur le Prince et M. de Turenne en useroient de même ; et, parce qu'il fut jugé que, dans cette saison, les armées ne pouvoient pas demeurer ensemble, Sa Majesté ordonna que celle qu'elle doit commander en personne seroit séparée en trois corps, dont l'un seroit posté à Alost, sous le commandement de M. de Duras[70], que l'autre seroit logé sous Ath, commandé par M. de Roquelaure, et le dernier du côté de l'ile de Saint-Amand[71], sous la charge de M de Roannois[72]. On doit former deux corps de l'armée de Monsieur ; l'un sera posté à la tête de Gand, sous la charge de M. le marquis de Créqui, et l'autre proche d'Ypres, commandé par M. d'Humières ; M. de Bellefonds demeurera entre Sambre et Meuse. Quant à l'armée de monseigneur le Prince, le corps qui doit aller sur la rivière de Sarre, demeurera sous la charge de M. d'Espense, et M. le duc de Luxembourg ira prendre le commandement de celui de M. de Chamilly et s'avancera sur la rivière de Semoy, et l'y fera vivre aux dépens des Espagnols. Addition, du 15 au matin : Le traité n'ayant pu être signé, à cause de quelques difficultés en l'expression des conventions, la conclusion en a été remise à ce malin ; je ne puis douter qu'il ne se signe dans ce jour-ci assurément. La difficulté avec les ligués consiste en ce qu'ils désirent un article secret qui porte que, si la ratification n'est rendue au roi qu'au 15 juin, par quelques accidents imprévus, sans la faute des Espagnols, Sa Majesté, en ce cas, se contentera de l'alternative acceptée, sans augmentation. Nous avons ordre d'accorder jusqu'au 8 juin, et ainsi le reste ne peut pas rompre une affaire de cette nature-là. Il écrit enfin, le 16 : Le traité avec les Anglois et Hollandois a été signé, le roi ayant trouvé bon de se tenir à l'alternative, en cas que la ratification d'Espagne lui soit délivrée, à Saint-Germain, dans le 8 juin prochain.

La lettre particulière, du 14, contient, au sujet des véritables sentiments de Turenne, un renseignement piquant et significatif : M. de Turenne ayant entendus hier matin, ce que le roi dit des propositions des Anglois et Hollandois, parut comme un homme qui auroit reçu un coup de massue. Il dit que dans douze jours, quand don Juan arriveroit, les affaires changeroient, que cependant il falloit aller uniment, ce qu'il répéta plus de douze fois, meule en se retirant, dont monseigneur le Prince s'est fort diverti. Il m'a dit, ce matin, qu'il vous écriroit un mot sur ces affaires-là, et qu'il estimoit que, dans douze jours, les choses pourroient changer. Je lui ai reparti que, pourvu que la ligue ne changeât point de sentiment, il seroit avantageux au roi que le roi d'Espagne voulût différer de faire la paix[73].

Le coup de massue dont Turenne était tout étourdi n'avait pais encre atteint Louvois ; le 15, il ne s'occupait que d'assurer la subsistance des troupes, compromise par le retard même des opérations militaires. Provoquée par la réduction de la solde, encouragée par les discours et les promesses de certains émissaires hollandais, la désertion avait fait, en quinze jours, de rapides progrès ; il était grand temps que Louvois y mit ordre et rendit aux soldats, avec la sécurité du pain quotidien, le sentiment du devoir. Ces considérations, jointes à la cherté de toutes sortes de vivres, écrivait-il au roi[74], m'ont fait consentir à ce que l'on donnât trois sols et le pain à chacun fantassin, et à chaque cavalier quatre sols et double ration de pain. Elles me font espérer, en même temps, que Votre Majesté me pardonnera si, sans avoir reçu ses ordres, j'ai consenti à une dépense de cette nature qui, en quinze jours, fera consommer le fonds que Votre Majesté a fait pour six semaines. En revanche, et pour coin-penser ce surcroît de dépenses, il proposait de faire passer une partie de l'armée au delà du canal de Bruges, une autre au delà du Grand-Escaut, afin d'y faire vivre les troupes aux dépens des Espagnols, et de mettre à contribution le riche pays de Vaës ; mais le roi, sur l'avis de M. le Prince, n'accueillit pas cette dernière proposition, parce que, dans le pays de Ires, les terres des Hollandais étaient tellement mêlées aux terres des Espagnols, qu'il était trop difficile d'en faire la différence, et trop dangereux de ne la point faire. Pour tout le reste, ajoutait Le Tellier[75], Sa Majesté a fort approuvé ce que vous avez fait. Enfin Louvois connut la signature du traité de Saint-Germain ; aussi violemment frappé que Turenne, il semble toutefois qu'il ait mieux supporté le choc de la paix. Le 18, il écrit en confidence à Le Tellier : Celui que vous dites qui répéta plus de douze fois qu'il falloit aller cependant uniment, m'a écrit comme un homme qui n'est pas persuadé que la paix soit encore faite. Pour moi, je crois voir clairement qu'elle se fera dans la fin de mai, ou que le pays[76] se partageant entre le roi, les Anglois et les Hollandois, la guerre finira peu de mois après. Ainsi je me dispose l'esprit à voir arriver la chose du monde que je souhaitois le moins, et à chercher des expédients de plaire au roi autant en paix que j'ai eu dessein de le faire pendant la guerre[77].

A cette lettre intime était jointe une autre dépêche touchant certains arrangements militaires et financiers que Louvois se proposait de recommander à l'attention du roi : Je vous dirai, mandait-il à son père, que je suis bien trompé si, avec ce que l'on tireroit de ce pays-ci et ce que les finances ont fourni pendant l'année 1666, l'on n'entretient au roi toutes les troupes qu'une paix comme celle-ci lui peut faire désirer de conserver sur pied, et si on ne les loge en deçà de la Somme. Mais il faut, pour cela, ne pas suivre ce que l'on a fait depuis la dernière paix à l'égard de l'Artois, c'est-à-dire qu'il ne faut pas aller prêcher de ville en ville, comme l'on a fait par le passé, et qu'il faut, en faisant garder une très-grande discipline aux troupes, tirer de ce pays-ci une très-grande quantité de denrées et peu d'argent, et, de celui que fournira l'Epargne, payer aux troupes ce que le roi jugera à propos de leur donner en argent. Il est encore très-certain qu'il ne faut pas songer à tirer de ce pays tout autant que l'on y a levé d'argent pendant ce quartier d'hiver. Du temps des Espagnols, l'on ne levoit quasi rien en ce pays-ci, mais l'on y pilloit tout, et vous savez bien que, dans les plus fortes années de la paix, le marquis de Castel-Rodrigo, en s'enivrant avec les officiers des Quatre-Membres[78], n'a jamais pu tirer qu'un million de florins ; et de cette somme, la châtellenie d'Alost seule en portoit les trois quarts de ce que le pays, qui sera cédé au roi, en payoit. Je rapporterai de tout cela des mémoires bien exacts que je crois qui satisferont Sa Majesté[79]. Louvois n'avait pas abandonné ses desseins sur le pays de Yods ; mais Le Tellier lui répéta qu'il n'y fallait pas songer davantage.

Après les confidences du fils, voici les confidences du père : Le roi ayant entendu la lecture de tout, M. de Turenne présent, a fort loué votre jugement, votre application et la manière de vous exprimer. Sa Majesté ne veut pas que l'on permette à aucunes troupes de passer le canal de Bruges ni le Grand-Escaut, ni même qu'on fasse un pont sur ledit Grand-Escaut, sous prétexte de tirer des contributions du pays de Vaës. Le roi a trouvé bon que l'on expédiât une ordonnance pour obliger tous les officiers de se rendre à louis charges, à peine d'âtre mis à la Bastille. Les mestres-de-camp galants seront exceptés de cette rigueur, in mente du maitre qui n'a pas estimé raisonnable de donner occasion aux dames de pleurer parleur séparation qui, pendant la suspension, ne donneroit aucun avantage à son service. Prenez toutes les instructions que vous pourrez de la manière dont les Espagnols tiroient de l'argent dans le pays cédé au roi et des sommes qui leur en revenoient, puis faites un projet de ce que vous croyez que l'on pourroit en tirer, tant en argent qu'en denrées, et ne vous ouvrez de cela à qui que ce soit, que nous n'ayons conféré ensemble. Le roi fait état d'aller visiter ses conquêtes, supposé que la paix se fasse ; je présume que ce pourra être après les couches de la reine, vers les mois d'août et de septembre[80]. — J'exécuterai, répond Louvois, ce que le roi commande, sur la proposition que j'avois faite de faire passer le canal de Bruges et le Grand-Escaut, quoique j'aie bien du regret de voir ainsi perdre cent mille écus qui eussent fort aidé à mettre en leur perfection les fortifications entreprises en ce pays-ci.

Il y a une autre chose qui n'excite pas moins la mauvaise humeur de Louvois, c'est que Louis XIV se soucie plus des dames et de la galanterie que des soldats et de la discipline : La résolution que Sa Majesté a prise, dit-il sèchement, de faire rendre tous les officiers à leurs charges sera fort avantageuse pour la conservation des troupes ; elle l'auroit été encore bien davantage, si Sa Majesté avoir bien voulu n'en excepter personne. Mais la dernière nouvelle que lui a communiquée son père, a bientôt apaisé ses secrets ressentiments : Ce qu'il vous plait me mander du dessein que le roi a de visiter ses conquêtes me donne la dernière joie, étant impossible, quand Sa Majesté verra ce qu'on y a fait en cinq mois, qu'elle n'en soit surprise et contente du soin que j'ai pris d'exécuter ses ordres[81].

Il ne manquait plus à Louvois que de forcer l'estime et l'admiration de Colbert, au point de faire contresigner en quelque sorte, par le contrôleur général, le témoignage de la satisfaction du roi. Le 15 avril, Louvois avait écrit à Colbert[82] : Je ne vous répète point, monsieur, ce que je mande au roi, de crainte de vous donner une peine inutile, parce que je suis fort persuadé que le roi vous montrent nies lettres. Je vous dirai seulement que je fais ce que je puis pour ne vous point retomber sur les bras, pour les dépenses que la pure et absolue nécessité du service oblige de faire. Le 18, Colbert répond à Louvois : Je vous remercie de tout mon cœur de l'avis que vous avez bien voulu me donner de votre arrivée à Tournay. J'ai vu, par votre lettre au roi, tout ce que vous y avez fait pour le bon ménage de ses finances dont je suis obligé de vous remercier. Sa Majesté a témoigné beaucoup de satisfaction de tout ce que vous avez fait en ce pays-là. Vous aurez appris, par les lettres de M. Le Tellier, le détail de ce qui s'est passé avec les sieurs Van Beuningen et Trevor, ce qui nous donnera bientôt la satisfaction de vous revoir[83].

Le 2 mai, les plénipotentiaires de parade, rassemblés à Aix-la-Chapelle, sortirent enfin de leur embarrassante et ridicule oisiveté ; ils reçurent, recopièrent et signèrent, sans y rien changer d'essentiel, le traité conclu, le 15 avril, à Saint-Germain[84]. L'Angleterre et la Hollande, qui avaient pressé la paix, pressèrent, avec non moins de zèle, l'échange des ratifications ; aussitôt que cette dernière formalité fut accomplie, Louvois envoya aux troupes l'ordre de se replier sans délai sur les terres du roi, si ce n'est qu'il fit une légère exception pour le corps qui avait été chargé de mettre à contribution le Luxembourg, le Limbourg et la Gueldre espagnole. Comme il pourroit être, écrivait-il au commandant de ce corps[85], qu'il ne vous faudroit plus qu'un jour ou deux pour conclure quelque affaire considérable dans le pays, je ne dois pas manquer de vous faire observer qu'en ce cas, vous devez ne pas publier que vous avez l'ordre dont ce porteur est chargé[86], et ne vous en déclarer que lorsque vous aurez fini, pourvu que, comme je vous le viens de marquer, il ne s'agisse que d'un jour ou deux au plus. Une ruse de guerre après la guerre, employons le mot juste, un tour d'industrie, voilà le fond de cette singulière dépêche ; la forme vaut le fond. Louvois va droit au fait, sans ambages, sans précautions oratoires ; il est évident qu'il connaît bien le personnage auquel il s'adresse ; il est évident que ce personnage ne doit pas être quelque homme à scrupules, comme serait le marquis de Bellefonds, par exemple. Ce familier, ce complice à tout faire, c'est le duc de Luxembourg.

Le duc de Luxembourg tient de si prés à Louvois, il est tellement mêlé à son histoire, leurs relations sont si fréquentes, si intimes, si complexes, que l'on ne connaîtrait pas assez Louvois, si l'on ne connaissait un peu le duc de Luxembourg. Tout le monde sait qu'il était un homme de guerre de premier ordre, le meilleur élève du prince de Condé ; il avait, comme lui, l'instinct des batailles, l'inspiration soudaine, l'audace ; non pas la méconnaissance, mais le mépris du danger, la bravoure, la brusquerie du commandement, la verve militaire, l'entrain en un mot, cette qualité qui résume toutes les autres et qui donne au soldat la confiance absolue, l'irrésistible élan. C'était, par malheur, l'un des hommes les plus corrompus de son temps, sans mœurs, sans principes, sans vergogne ; non pas cruel, mais impitoyable ; prêt à tout pour satisfaire une ambition sans mesure ; portant plus haut que personne au Inonde l'orgueil de son rang et de sa naissance, et cependant s'abaissant, avec tous les gens en faveur, ministres, maîtresses, valets du roi, aux derniers excès de la familiarité, familiarité de grand seigneur, à vrai dire, spirituelle, impertinente, pleine de dédain au fond, et, dans l'occasion, se relevant, par un vigoureux coup d'aile, aux derniers excès de l'emportement et de l'insolence ; à tout prendre, le type du courtisan sans respect, sans scrupule et sans foi. Après avoir partagé la mauvaise fortune du prince de Condé, le duc de Luxembourg s'était, comme lui, tiré d'affaire par l'entremise de Louvois. Il avait de bonne heure apprécié le crédit du jeune secrétaire d'État, et s'était bientôt fait place parmi son entourage le plus proche. Tous deux s'étaient liés, beaucoup plus par intérêt que par sympathie ou rapport d'âge[87], ayant besoin l'un de l'autre, Luxembourg pour regagner le temps perdu dans la disgrâce, Louvois pour fortifier sa position contre l'inimitié de Turenne. Mais, sous l'intimité appareille el, s'il est permis d'employer une expression trop moderne, la camaraderie de leurs rapports, on devine, en lisant leur correspondance, une rivalité d'orgueil, un sentiment de mépris réciproque, une sourde haine qui se trahit de temps à autre par quelque raillerie amère, jusqu'au jour où, l'alliance ayant produit tous ses résultats, la dissimulation devient inutile, les ressentiments éclatent, et la lutte s'engage, où l'un des deux doit succomber.

Ils étaient, en 1668, au début de l'intrigue ; c'était, entre eux, un échange de bons procédés. Louvois avait fait en sorte que le duc de Luxembourg fût employé comme lieutenant général dans l'expédition de Franche-Comté ; puis il lui avait fait donner le commandement d'un corps séparé sur la Moselle ; mais M. de Luxembourg était insatiable. Le 5 mai, il écrivait à Louvois, de son style le plus impertinent et le plus familier : Quand la paix sera arrivée, comme nous n'aurons rien à faire, je vous la laisserai après que vous me l'aurez donnée, et, me servant des paroles de l'Écriture, je vous manderai une fois pour toutes : Pacem relinquo vobis, et je m'en irai dans un hermitage où vous n'entendrez plus parler de moi. Pourtant une chose qui me retireroit de mon hermitage et qui me feroit attendre plus patiemment une autre guerre, ce seroit si je me voyois domestique de mon roi[88] ; je me ruinerois de bon cœur pour l'être, et je vendrois, comme le baron de La Crasse[89], mon dernier arpent de terre[90].

Voilà l'homme que Louvois associait à l'honneur d'exécuter, aux dépens du roi d'Espagne et de ses sujets, son stratagème financier. M. de Luxembourg s'y donna tout entier, et réussit au delà de toute espérance ; il lit une rafle de plus de cinq cent mille livres. Lorsque Louvois eut reçu de l'intendant Cartier ces chiffres éloquents[91], il s'empressa de féliciter son ami : Quoique le roi, lui écrivit-il[92], soit fort persuadé que vous l'avez bien volé dans le pays d'où vous revenez, Sa Majesté a été si satisfaite de l'état que lui a envoyé M. Cartier, et de ce que vous lui avez laissé, qu'elle a trouvé bon de vous donner deux mille écus. Si vous avez la bonté d'ordonner à quelqu'un de. MM. vos intendants de recevoir cette somme, je la lui ferai compter aussitôt. Ne l'affectez point au payement d'aucun de vos créanciers, car je connois quatre ou cinq personnes qui prétendent la manger, cet hiver, dans de certains petits plats que vous avez. Deux mille écus et les amabilités de Louvois, c'était bien peu pour apaiser l'ambition déçue de M. de Luxembourg ; s'il souhaitait ardemment d'être capitaine des gardes, il ne souhaitait pas moins d'être maréchal de France. Le 8 juillet, Louis XIV créait trois maréchaux, les marquis de Bellefonds, de Créqui et d'Humières ; ils avaient fait la campagne de Flandre, et M. de Luxembourg ne l'avait point faite. Ce fut pour lui, qui se croyait bien supérieur à ces favoris de la fortune, un surcroit d'affliction, par-dessus l'affliction de la paix.

Il eut cependant une lueur d'espoir ; cette paix maudite, impopulaire, faillit être emportée comme elle était venue ; des difficultés surgirent pour l'exécution du traité d'Aix-la-Chapelle, des contestations sur l'étendue des territoires cédés à la France. Vauban, qui regrettait que le roi n'eût pas pris Condé pendant la guerre, pressait Louvois de profiter de cette bonne occasion pour s'en rendre maitre : Pour Condé, lui disait-il, je le connois pour y avoir fait travailler huit mois, pendant que j'étois diacre de M. de Clerville[93]. Prenons Condé sans faire tant de cérémonies ; quinze jours de temps en feront l'affaire, et après cela, vous plaiderez mains garnies. Il n'y a point de juge plus équilibre que les canons ; ceux-là vont droit au but et ne sont point corruptibles ; faites que le roi les prenne pour arbitres, s'il veut avoir bonne et briève justice de ses justes prétentions. Dans l'état où il est, tous autres juges lui doivent être suspects. En tout cas, si vous souhaitez que je fasse une promenade par là, vous n'avez qu'à ordonner et vous serez bien obéi[94]. Mais les médiateurs s'étaient hâtés d'intervenir ; ils firent encore une fois œuvre de médiation.

La paix fut donc maintenue ; pour combien de temps ? Tout autant qu'il conviendrait au roi de France ou au roi d'Espagne ; pour Louis XIV, le temps de dissoudre la Triple Alliance ; pour l'Espagne, le temps de se refaire, s'il était possible. En vérité, dans ce traité, disons mieux, dans cette trêve d'Aix-la-Chapelle, tout est prétexte à rupture. Qu'on veuille bien jeter les yeux sur la carte ; quel enchevêtrement de villes et de territoires ! On ne voit point où est la frontière ; on voit seulement où elle n'est pas. Bergues, Furnes, Armentières, Lille, Douai, Tournai, sont dans des conditions raisonnables ; les deux premières se relient à Dunkerque ; les autres, bien groupées, se prêtent un mutuel appui ; mais que dire de Courtrai, d'Oudenarde, d'Ath, de Binche, de Charleroi, qui font pointe au cœur des Pays-Bas, si on ne les considère comme autant d'avant-postes, d'ouvrages avancés pour une invasion prochaine ? Que dire aussi des places espagnoles, les unes, enclavées, noyées au milieu des populations de l'Artois, comme Aire et Saint-Omer ; les autres, comme Cambrai, Bouchain, Valenciennes et Condé, commandant le cours de l'Escaut et coupant en deux le territoire français ? Évidemment, l'Espagne veut recouvrer tout ce qu'elle a perdu, de même que Louis XIV veut achever la conquête qu'il n'a pu faire tout d'un coup. Très-claire est la pensée de la France et de l'Espagne, très-logique leur détermination ; pour elles, on ne saurait trop le redire, la paix n'est qu'une trêve, et la guerre de 1672 sera la suite naturelle et nécessaire de la guerre de 1667. Est-ce là aussi la pensée des médiateurs ? Non, sans doute ; ils ont voulu une paix certaine et durable ; mais pour s'être trop hâtés de conclure, ils ont fait une faute énorme, et, les signatures à peine données, ils s'en sont aperçus et repentis ; réflexion tardive, repentir inutile. Dés le 18 avril, Le Tellier écrit à Louvois : Quant au choix de l'alternative, je suis très persuadé que le roi est en meilleure condition que s'il avoit Cambray, Aire, Saint-Omer, et la Franche-Comté démolie[95]. Les médiateurs le connoissent bien et se consolent par l'espérance de pouvoir porter le roi à quelque échange, après que la paix aura été publiée. Louis XIV se garda bien de faire aucun échange ; il maintint et fortifia ses positions offensives ; il attaqua la Triple Alliance, d'abord par la diplomatie, se réservant d'attaquer par les armes celle des puissances qui ferait trop longtemps obstacle à ses projets interrompus, non pas abandonnés, contre les Pays-Bas espagnols.

Par un désarmement habilement combiné, Louvois trouva le moyen d'entretenir au roi toutes les troupes qu'une paix comme celle-ci, disait-il[96], lui pouvoit faire désirer de conserver sur pied. Le 7 mai, Louvois écrivait au marquis de Rochefort : Nonobstant tous les licenciements, le roi entretiendra plus de soixante mille hommes de pied et dix mille chevaux. Tous les officiers des compagnies licenciées seront entretenus, et par l'expédient que le roi a pris, il y aura la moitié plus d'officiers à proportion, dans chaque compagnie, qu'il n'y en a présentement. Ne parlez à personne de tout ce détail, mais assurez seulement un chacun que, quoique vous ne sachiez pas comment, vous êtes assuré que tout le monde sera content ou du moins aura lieu de l'être[97]. L'expédient, on le voit, était bien simple ; il consistait à conserver les cadres d'officiers, en renvoyant les soldats. Le nombre même des compagnies supprimées fut calculé pour faire illusion, au dehors, sur l'étendue réelle de la réforme, puisque l'effectif des compagnies conservées fut porté au double, c'est-à-dire de cinquante à cent hommes ; il est vrai qu'au mois de novembre, cet effectif fut réduit à quatre-vingts. Cette nouvelle mesure, d'apparence pacifique, et faite pour les besoins de la diplomatie et des finances, ne porta pas une sérieuse atteinte à la force de l'armée ; elle la resserra, au contraire, par l'élimination des parties défectueuses. Vous jugez bien, mandait Louvois aux commissaires chargés de la réforme, vous jugez bien que ceux que vous renverrez chez eux ne doivent être que les malingres, et qu'il faut que tous les meilleurs soldats demeurent dans les troupes[98]. C'étaient les éléments vigoureux d'une armée nouvelle que Louvois se proposait de reconstruire et de façonner au gré de son génie organisateur.

Ainsi commençait cette période trompeuse de la paix ; tout se préparait pour la guerre ; de Lionne, Colbert, Louvois, luttaient d'activité pour donner au plus tôt à Louis XIV, de Lionne des alliés, Colbert de l'argent, Louvois des soldats.

 

 

 



[1] D. G. 196.

[2] Louvois à Carlier, 20 novembre 1665 : Vos lettres m'apprennent que les troupes ont paru belles et en bon état aux commissaires de Messieurs les États, lesquels les ont vues en bataille, dans une plaine proche de Maëstricht, et défiler sur le pont de la même ville. Ils ont assurément raison, et il y a peu d'apparence qu'ils en aient jamais vu de telles en leur pays. D. G. 198.

[3] Instruction pour M. de Pradel, 21 octobre 1665. D. G. 198.

[4] L'Électeur de Cologne était en même temps prince-évêque de Liège.

[5] Carlier à Louvois, 10 déc. — Pradel à Louvois, 15 déc.

[6] Il était frère de mademoiselle de La Vallière.

[7] Voici quelques preuves de ces relations familières. — Louvois au marquis de la Vallière, 25 décembre 1665 : Si votre subsistance dépend de votre fusil, MM. les Dauphins feront fort mauvaise chère à votre table ; ils seront réduits au plus au bœuf et au mouton. La plaine Saint-Denis est toujours fort remplie de gibier ; mes occupations, qui ont triplé, m'ont ôté le temps d'aller à la chasse ; les lièvres et les perdrix attendent les gens avec effronterie. D. G. 196. — 23 avril 1666 : Les dames, qui aiment plus la paix que la guerre, ont paru pourtant alarmées du bruit qui s'est répandu ici de l'accommodement entre messieurs les États et M. l'évêque de Munster. Elles appréhendent que les lauriers que vous avez cueillis en pays étranger ne vous rendent insolent dans le pays natal et que votre langue ne leur soit plus dangereuse que votre plume. Je leur ai assuré que les héros des siècles passés avoient autant de douceur pour les demoiselles que de fureur pour les ennemis, que vous marchiez sur leurs pas, que vous êtes un gentilhomme d'honneur et que j'étois votre caution. Elles se sont un peu rassurées et nous verrons la conduite que vous tiendrez à votre retour. D. G. 200. — 13 octobre 1667 : Je n'ai pas beaucoup de peine à croire que votre bourse est souvent fort vide ; vous travaillez avec application et avec succès à un si bon effet. Votre ordonnance a été expédiée et envoyée à M. Colbert, afin qu'il lui plût de la faire viser du roi et acquitter. Saint-Pouenges en sera le solliciteur, et, si vous me faites l'honneur de me donner vos commandements, je le seconderai volontiers. D. G. 206.

[8] Louvois à Nacart, 30 août 1666. D. G. 202.

[9] M. de Pradel, lieutenant général dans l'armée, était en même temps capitaine d'une compagnie dans le régiment des gardes, dont il fut, quelque temps après, lieutenant-colonel.

[10] C'est-à-dire la droite, le pas, les honneurs.

[11] 4 mars 1666. D. G. 200.

[12] Carlier à Louvois, 26 décembre 1665. D. G. 198.

[13] 19 février 1666. D. G. 198.

[14] Pradel à Louvois, 17 décembre 1665. D. G. 198.

[15] 28 janvier 1666. — Louvois à d'Estrades, 19 février. D. G. 198.

[16] Voir, pour tout cet imbroglio diplomatique, les grands et beaux travaux de M. Mignet.

[17] Voir la lettre de Louis XIV à la reine d'Espagne, 8 mai 160. Mignet, t. II, p. 59.

[18] Anne d'Autriche mourut le 20 janvier 1666. A la nouvelle de cet événement, le marquis de Pradel, qui commandait le corps auxiliaire envoyé par Louis XIV en Hollande, crut de son devoir de prendre aussitôt le deuil ; le 5 mars, Louvoie lui écrivit : Le roi a appris que vous avez pris le deuil de la reine mare, et Sa Majesté m'a commandé de vous faire savoir que, d'abord que vous vous mettrez en campagne, vous le quittiez, se persuadant que cet habillement, dans la guerre, entrante souvent quelque chose de funeste après soi. D. G. 198.

[19] 17 janvier 1609. D. G. 199.

[20] 12 février. D. G. 199.

[21] Gouverneur général des Pays-Bas.

[22] 5 mars. D. G. 198.

[23] Mignet, t. Ier, p. 522.

[24] Mignet, t. II, p. 58.

[25] Mignet, t. Ier, p. 150, 160. Voici l'article de la coutume de Brabant, tel qu'il est cité dans le Traité des droits : Si un homme ou une femme ont des enfants, et que l'un des deux vienne à mourir, par la séparation du mariage la propriété des fiefs venus du côté du plus vivant passe à l'enfant ou aux enfants nés du même mariage, et le plus vivant n'a plus aux mêmes fiefs qu'un usufruit héréditaire.

[26] Bouclier d'État et de Justice, édit. de 1667, p. 105 et 207.

[27] Louis XIV à la reine d'Espagne, 8 mai 1667. Mignet, t. II, p. 60.

[28] Cambrai, Bouchain, Valenciennes, Condé.

[29] Mémoires de Coligny, p. 123, 124.

[30] Marcin avait pris de bonne heure du service en France, et il avait fait, sous les auspices du prince de Condé, sa fortune militaire ; mais il était originaire du pays de Liège.

[31] 20 septembre, Œuvres de Louis XIV, t. III, p. 84.

[32] Bellefonds à Louvois, 28 octobre. — Il envoie M. de Calvo rendre compte d'une action qui s'est passée, le 26, à Mignant, près Mons ; avec mille chevaux, il a battu quatorze cents fantassins et cinq cents cavaliers. D. G. 209.

[33] Louvois à Montpezat, 10 oct. D. G. 208.

[34] Louvois à Turenne, 25 septembre. — Il lui écrivait, le 15 juillet précèdent : Lorsque je vous rends compte de ce qui se passe, je ne prétends pas vous donner l'incommodité de me faire de réponse, mais seulement satisfaire à mon devoir ; et comme le roi me fait le plus souvent lire vos lettres, je vous supplie très-humblement, monseigneur, de ne vous plus donner aucune peine. Je ne puis finir sans vous témoigner la part sensible que je prends au présent que le roi a fait, ce soir à monseigneur le cardinal de Bouillon, votre neveu, de l'abbaye de Saint-Ouen de Rouen, vous protestant que personne ne s'intéresse plus sincèrement que moi à tous les avantages qui vous pourront arriver, et n'y contribueroit avec plus de joie, si j'étois assez heureux pour en avoir occasion.

[35] Lessines, Gramont, Nmove, Enghien, Braine-le-Comte, Nivelle.

[36] 20 septembre. — Turenne lui répond le 23 : Vous me faites beaucoup de plaisir de ma dire tous vos sentiments ; faites-moi la grâce du continuer ; j'en userai de même. Si vous continuez à faire des compliments, je n'en userai plus si librement que je fais.

[37] Comparer, à la date du 23 septembre, la lettre à Turenne et les lettres à l'intendant Charuel. D. G. 208.

[38] Louvois à Turenne, 1er octobre 1667. D. G. 208.

[39] Idem.

[40] Camus-Destouches à Louvois, 7 déc. D. G. 210.

[41] Il y avait alors trente-deux compagnies d'infanterie et trois de cavalerie.

[42] Bellefonds à Louvois, 24 oct. D. G. 209.

[43] 8 oct. D. G. 208.

[44] Louvois à Charuel, 23 sept. D. G. 208.

[45] Louvois à Camus-Destouches, 27 sept. D. G. 208.

[46] Louvois à Montal, 6 oct. D. G. 206.

[47] 27 septembre. D. G. 209.

[48] Louvois à Charuel, 25 novembre. D. G. 208.

[49] Voir les traités de la Triple Alliance, dans Mignet, t. II, p. 549 et suivantes.

[50] 13 et 20 septembre 1667. Œuvres de Louis XIV, t. III. p. 83-85.

[51] Louvois à Turenne, 6 octobre. D. G. 208.

[52] 20 décembre 1667. D. G. 211.

[53] 25 décembre 1667. Œuvres de Louis XIV, t. III, p. 111.

[54] Cette correspondance remplit entièrement le tome 211.

[55] Louvois à Condé, 11 décembre 1667 : Il est nécessaire que le roi soit de retour le dernier février au plus tard. Je vous fais celte remarque afin que Votre Altesse liche de faire cadrer le temps auquel elle proposera au roi de se mettre en marche pour cette entreprise, à celui-là auquel Sa Majesté ne peut rien changer, par quelque considération que ce soit.

[56] Condé à Louvois, 15 décembre.

[57] N'était cette dernière phrase, on serait tenté d'attribuer à Louvois l'invention comme l'exécution de ce tour d'escamotage ; le 25 janvier, il écrivait au prince de Condé : Je verrai si on ne pourrait pas faire voler les ordinaires â quatre ou cinq lieues de Paris. Je crois que je prendrai cet expédient pour l'ordinaire de jeudi, et, pour celui de samedi, je le ferai tarder jusqu'à minuit et ferai donner ordre au courrier d'être douze ou quinze heures en chemin plus qu'il n'a accoutumé. La lettre du 27 ne laisse aucun doute : Louvois ne faisait qu'exécuter les ordres du prince de Condé. Il faut ajouter tout de suite que son habileté à plier le service des postes aux nécessités de la politique et de la guerre, eut sa récompense. Le 24 décembre 1668, Louvois ajoutait à ses fonctions la charge importante de surintendant général des postes.

[58] Louvois à Condé, 31 janvier 1668.

[59] Louvois à Condé, 8 février.

[60] Le Tellier à Bellefonds, 24 février. D. G. 222.

[61] Lettre du roi aux gouverneurs, évêques, etc., 28 février. D. G. 212.

[62] Louvois était de retour à Saint-Germain le 2 mars.

[63] D. G. 213.

[64] D. G. 222.

[65] Ces chiffres ne se rapportent qu'aux troupes qui devaient s'assembler dans le département de Charuel, intendant de Lille. Voici le contrôle de l'armée du roi, à la date du 9 avril : Gardes françoises, 28 compagnies ; gardes suisses, 19 ; régiment du roi, 48 ; dauphin, 48 ; royal, 48 ; six autres régiments à 24 compagnies ; le régiment lorrain de Vaudemont (le nombre des compagnies n'est pas indiqué). Dragons, régiment colonel-général, 6 compagnies. Cavalerie : gardes du corps, 4 compagnies ; mousquetaires, 2 ; maison du roi, 9 ; huit régiments à 9 compagnies ; dix à 6 ; un à 5 ; dix-neuf à 4 ; plus, 3 compagnies lorraines. D. G. 222.

[66] 12 mars. D. G. 222.

[67] Voici deux lettres de Louvois à l'intendant Carlier, l'une ostensible, l'autre confidentielle : 1° 24 mars. La grande quantité de troupes que le roi a appris qui est dans la ville de Luxembourg faisant croire à Sa Majesté que difficilement monseigneur le Prince en pourroit faire le siège, a fait résoudre le roi à employer Son Altesse avec son armée du côté de Flandre. — 2° 26 mars. Quoique, par ma lettre d'avant-hier, je vous marque que le roi ne pense point à la conquête de Luxembourg, la vérité est que Sa Majesté a toujours dessein d'en faire le siège, et pour le mieux couvrir, il faut que vous donniez part de ce que je vous monde à ceux que vous croirez qui seront les plus propres à le débiter et à le faire parer à la convoi : sauce des ennemis. Vous n'omettrez aucune démonstration qui puisse persuader à tout le monde que l'on veut être sur la défensive en Luxembourg, et que l'on craint pour les places et le pays qui sont de ce côté-là. D. G. 222.

[68] Voltaire, Siècle de Louis XIV, ch. IX.

[69] Le 15, Louvois écrit au roi : Votre Majesté peut différer son départ de Paris jusqu'au 27 de ce mais, et être assurée qu'il ne sera pas praticable de mettre des troupes ensemble pour les faire vivre des fruits de la terre, avant le 4 ou le 5 du mois prochain.

[70] M. de Duras, qui allait épouser mademoiselle de Ventadour, fut dispensé d'aller en Flandre. M. de Roannois prit son commandement, et laissa le sien à M. de Pradel.

[71] Sur la Scarpe, au nord-ouest de Valenciennes, à l'ouest de Condé.

[72] Le comte de La Feuillade avait pris le titre de duc de Roannois.

[73] Cette lettre particulière de Le Tellier à Louvois, commence ainsi : Il n'y a rien ici de nouveau depuis que vous êtes parti. Le roi nous a dit que M. de Bellefonds a encore pressé sa promotion, essayant de lui faire marquer le jour qu'elle se feroit, à quoi le roi dit qu'il n'a pas voulu entendre ; que M. de Peguilain (Lauzun) s'étoit déclaré qu'il avait intention de suivre le roi sans faire fonction de maréchal de camp, pas même de lieutenant général, quand le roi lui en accorderoit la patente. On lit à la fin : Vous remarquerez que Van Buningen nous a dit que les députés des États de Hollande out vu ès mains de Castel-Rodrigo les mêmes choses, tant pour l'alternative que pour Aix-la-Chapelle, que nous avons sues d'ailleurs, et ainsi, hors qu'on soit devin, l'on ne peut douter de la paix. Cette lettre et les dépêches officielles se trouvent dans le tome 212. D. G.

[74] Louvois au roi, 15 avril.

[75] Le Tellier à Louvois, 18 avril.

[76] Les Pays-Bas espagnols.

[77] D. G. 215.

[78] Les quatre cantons de la Flandre.

[79] 18 avril. D. G. 222.

[80] Le Tellier à Louvois, 21 avril

[81] Louvois à Le Tellier, 24 avril.

[82] D. G. 215.

[83] D. G. 215. Louvois était de retour à Saint-Germain, le 5 mai.

[84] Le Tellier à Louvois, 18 avril : Ils ont envoyé, à Aix-la-Chapelle, le traité de paix projeté ici avec eux, et, en même temps, ils ont dépêché un courrier à Madrid, qui a porté le même projet, avec ordre aux ambassadeurs de presser la reine d'envoyer à M. de Castel-Rodrigo la ratification de ce projet, comme signé à Aix-la-Chapelle, et même une ratification où la copie d'un autre traité puisse être insérée, si tant était qu'il eût été changé quelque chose audit projet, observant que la date de ces deux ratifications soit laissée en blanc. — Le Tellier ajoute, dans une lettre du 21, que la reine d'Espagne a donné ordre de signer le traité, avec la seule recommandation d'empêcher qu'il me soit dit que les places soient cédées au roi pour les droits de la reine, afin qu'on ne pût pas inférer que la renonciation de la reine ait été, à Madrid, jugée invalide, mais qu'il soit seulement dit que cette cession se fait pour le bien de la paix. D. G. 222.

[85] Louvois au duc de Luxembourg, 27 mai. D. G. 214.

[86] L'ordre de se retirer à Thionville.

[87] Le duc de Luxembourg, né en 1625, avait treize ans de plus que Louvois.

[88] Il voulait être capitaine des gardes du corps.

[89] Personnage d'une comédie de Poisson.

[90] D. G. 226.

[91] Carlier à Louvois, 29 juin. — État de recette des impositions Limbourg par suite de l'expédition de M. de Luxembourg, 210, 246 l. 16 s. ; pour le Luxembourg, 61,374 l. ; les États de Gueldre paieront, le 7 septembre, 250.000 l. D. G. 227.

[92] 7 juillet. D. G. 216.

[93] Le premier ingénieur de cette époque, avant Vauban.

[94] Vauban à Louvois, 13 août. D. G. 228.

[95] Avant que la Franche-Comté fût rendue à l'Espagne, Louvois eut soin de faire raser les fortifications de Dole et de Gray.

[96] Louvois à Le Tellier, 18 avril. D. G. 222.

[97] D. G. 222.

[98] Louvois aux commissaires, 25 novembre 1668 : Vous verrez, par l'ordonnance que je tous adresse, la résolution que le roi e prise de réduire à quatre-vingts hommes toutes les compagnies d'infanterie françoise qui sont entretenues sur le pied de cent. comme il est fort important que l'intention de Sa Majesté s'exécute dans chaque garnison auparavant que les capitaines, en ayant connoissance, puissent donner congé à leurs soldats supernuméraires ou leur ôter leurs armes et leurs habits, il faut que, aussitôt que vous recevrez ma lettre, vous vous rendiez dans la garnison la plus considérable de votre département, afin que vous fassiez la revue des compagnies qui y sont logées et la réduction sur le pied de quatre-vingts hommes ; que, s'il se trouve quelques compagnies qui soient au-dessous de ce sombre, vous y fassiez entrer les supernuméraires des autres dont elles auront besoin, qu'ensuite vous fumez commandement de la part du roi à ceux qui resteront, de vous suivre sans vous quitter, sur peine de la vie, et leur donniez cinq sols par jour pour leur subsistance, et passiez avec eux dans les autres places de votre département pour en user de même, et, après cela, s'il vous reste de ces soldats supernuméraires, vous pourrez les licencier et donner à chaque soldat un certificat portant qu'il a été réformé et qu'il est libre de sa personne, afin qu'il ne puisse point être inquiété sous prétexte de désertion. Je vous prie de n'envoyer un procès-verbal de la réformation de chaque garnison à mesure que vous l'aurez faite. D. G. 220.