HISTOIRE DES JACOBINS

 

LIVRE SEPTIÈME.

 

 

L'ordre judiciaire est réformé. — Nouvelle organisation militaire. — Le Châtelet et Marat. — Intervention de Danton. — Conspiration de Favras. — Monsieur est compromis. — Sa démarche à l'Hôtel-de-Ville. — Louis XVI à l'Assemblée nationale. — Serment civique. — Négociation de Mirabeau avec la Cour. — Son entrevue avec le roi et la reine. — Son marché. — Bouillé. — Les puissances étrangères et la révolution. — Les émigrés à Turin. — Guerre aux châteaux. — Catholiques et protestants. — Vente des biens ecclésiastiques. — Création des assignats.

 

I

La division administrative de la France venait d'être réglée.

Il s'agissait d'organiser la justice et de la mettre en accord avec les idées nouvelles. les nouveaux besoins et la récente division du royaume.

Les parlements suspendus étaient devenus impossibles ; d'ailleurs l'opinion publique les réprouvait.

Dans les nouvelles distributions de la justice, chaque département eut un tribunal criminel, où le jury fut admis ; chaque district un tribunal civil, et chaque canton un tribunal de paix. Une cour suprême fut en outre établie ; elle fut chargée de veiller à la conservation des formes judiciaires. La base de tout pouvoir était l'élection.

Les juges furent donc élus par le peuple.

La justice s'asseyait sur la confiance publique.

 

II

La révolution s'accomplissait dans toutes les branches de l'administration.

L'armée demandait des réformes radicales.

Son organisation reposait sur l'inégalité des rangs, et le soldat, capable de devenir le plus grand capitaine, ne pouvait franchir le grade de sergent, s'il n'était pas noble.

L'Assemblée admit d'abord le mode de recrutement par enrôlements volontaires, et rendit, le 13 février 1790, un décret qui déclarait les grades et l'avancement indépendants de la cour et des titres de noblesse.

Mais cela ne suffisait pas. Il fallait aussi abolir les privilèges de certains corps de troupes et ramener l'égalité entre les régiments, comme on l'avait décrétée pour tout le peuple.

A. Lameth fit sur la constitution de l'armée un rapport dont plusieurs passages sont remarquables, et dont l'Assemblée adopta en grande partie les généreuses idées.

Vos intentions, messieurs, sont connues, dit-il, et je pense que le pouvoir exécutif aura soin de ne vous présenter que des mesures qui soient compatibles avec les diverses améliorations que vous avez résolu de faire.

Vous avez aboli les privilèges, et vous ne souffrirez pas qu'il en subsiste parmi les corps militaires ; ainsi, les avantages et les préférences accordés jusqu'à ce jour à certains régiments disparaîtront devant les principes de justice et d'égalité qui doivent régner dans toutes les parties de l'organisation sociale.

Des régiments entretenus par la nation et destinés à la défendre ne seront plus la propriété des particuliers, transmise de génération en génération et donnée en dot à leurs filles ; aucun citoyen, fût-il prince du sang, ne pourra prétendre aux grades sans en être reconnu digne par son mérite où l'ancienneté de ses services ; les chefs de régiment ne se feront plus un titre d'honneur d'être affranchis, — pendant la plus grande partie de l'année, du service militaire et de la surveillance des corps qui leur sont confiés ; le temps de leurs services sera le même que celui des autres officiers, et ils acquerront, par le même nombre d'années, la récompense honorable attachée à la valeur et à l'ancienneté.

Une nouvelle organisation de l'armée augmentera sa force réelle en supprimant le luxe des places inutiles, qui, loin d'augmenter son activité, l'embarrasse et la surcharge d'un poids ruineux.

Le même esprit de justice vous portera à assurer leur avancement et à ouvrir devant eux la carrière des .honneurs militaires, et à leur assurer, après de longs services, une retraite honorable. Enfin, messieurs, dans tout ce qui peut intéresser l'organisation de l'armée, vous ne perdrez jamais de vue tout ce que doit une grande nation à cette classe généreuse de citoyens qui lui consacre sa vie et une partie de son indépendance ; mais combien ce sentiment naturel ne sera-t-il pas fortifié par le souvenir de tout ce qu'ont fait dans ces derniers temps ces militaires citoyens, dont nous allons régler la destinée ! Combien nous avons dû à leur patriotisme, et combien tout ce que nous aurons fait pour eux nous sera-t-il rendu en actions de grâces par cette nation qu'ils ont si bien servie ! Ah ! sans doute, elle s'est montrée digne de sa destinée, quand on a vu les peuples de toutes paris s'armer pour la défense de ses représentants, et, pour ainsi dire, des bataillons sortir de la terre aux premières alarmes de la liberté ; mais il est aussi digne d'elle de reconnaître les services de ceux qui l'ont si bien secondée ; et d'accorder cet espoir, ce bien-être et cette dignité qui doivent distinguer les guerriers d'une nation libre des satellites de despotes.

 

Ces questions passionnèrent vivement l'Assemblée et plusieurs orateurs firent applaudir des généreuses motions.

Enfin dans la séance du 28 février l'Assemblée rendit les décrets suivants :

Art. Ier. Le roi est le chef suprême de l'armée.

II. L'armée est essentiellement destinée à combattre les ennemis de la patrie.

III. Il ne peut être introduit dans le royaume, ni admis au service de l'Etat, aucun corps de troupes étrangères, qu'en vertu d'un acte du corps législatif sanctionné par le roi.

IV. Les sommes nécessaires à l'armée seront fixées par les législatures suivantes.

V. Les législatures suivantes ni le pouvoir exécutif ne pourront porter atteinte aux droits qu'a chaque citoyen d'être admissible à tous les emplois et grades militaires.

VI. Aucun militaire ne peut être destitué de son emploi que par un jugement légal.

VII. Tout militaire en activité conservera son domicile, nonobstant les absences nécessitées par son service ; il pourra exercer les fonctions de citoyen actif s'il a d'ailleurs les qualités requises par les décrets de l'Assemblée nationale, et si, au moment des élections, il ne se trouve pas en garnison dans le canton où est situé son domicile.

VIII. Tout militaire qui aura servi pendant seize ans, sans interruption et sans reproche, jouira de la plénitude des droits de citoyen actif, et sera dispensé de la nécessité d'avoir une propriété et de payer la contribution requise pour être éligible.

IX. Le 14 juillet de chaque année, tous les corps militaires prêteront le serment civique.

X. Le ministre de la guerre et autres agents militaires du pouvoir exécutif sont sujets à la responsabilité, dans les cas et de la manière qui sera établie par la Constitution.

L'Assemblée nationale décrète également comme article constitutionnel, qu'il appartient à chaque législature de statuer annuellement : 1° sur les sommes à donner pour la dépense de l'armée ; 2° sur le nombre d'hommes dont l'armée doit être composée ; 3° sur la solde de chaque grade ; 4° sur les régies d'admission et d'avancement de tous les grades ; 5° sur la forme des enrôlements et les conditions des engagements ; 6° sur l'admission des troupes étrangères au service de la nation ; 7° sur les lois relatives aux délits et aux peines militaires.

Décrète en outre, l'Assemblée nationale, que le comité de constitution sera chargé de lui présenter, le plus promptement possible, des projets de lois ; 1° sur l'emploi des forces militaires dans l'intérieur lu royaume et sur leurs rapports soit avec le pouvoir civil, soit avec les gardes nationales ; 2° sur l'organisation des tribunaux et les formes des jugements militaires ; 3° sur les moyens d'augmenter les forces militaires en temps de guerre, Cil supprimant le tirage de la milice,

Décrète, enfin, que le roi sera supplié de faire présenter incessamment à l'Assemblée nationale un plan d'organisation, pour mettre l'Assemblée en état de statuer et délibérer sans retard sur les différent objets qui sont du ressort du pouvoir législatif.

L'Assemblée nationale décrète de plus que la paye de tout soldat français, à dater du 1er avril prochain, sera augmentée de 32 d., en observant les proportions graduelles usitées jusqu'à présent dans les différentes armes et les différents grades. L'emploi et la distribution en seront faits ainsi qu'il sera déterminé par le pouvoir exécutif.

 

III

Tandis que l'Assemblée nationale jetait les bases de la nouvelle Constitution française, les ennemis delà Révolution poursuivaient avec acharnement les défenseurs de la cause populaire.

Nous avons fait connaître l'esprit réactionnaire qui animait le Châtelet.

Marat, rédacteur de l'Ami du Peuple, dénonçait dans son journal les menées des contre-révolutionnaires. La commune et le Châtelet s'appuyèrent sur un prétexte de calomnie pour décréter le journaliste de prise de corps.

Il fallut s'y prendre à deux fois, mettre sur pied une armée pour arrêter ce redoutable défenseur de la Révolution, qui parvint pourtant à échapper aux griffes de ses traqueurs acharnés.

La première tentative d'enlèvement eut lieu le 7 octobre.

Ce jour là le peuple était à Versailles et il ramenait victorieusement le roi à Paris. Le moment était mal choisi.

Marat demeurait alors rue du Vieux-Colombier. Dans la nuit, une nuée d'agents suivis d'une voiture se présentent au domicile du journaliste.

C'en était fait de moi, raconte Marat, s'ils fussent parvenus à forcer la porte qu'on refusait de leur ouvrir. Les ennemis publics me regardaient alors comme le premier moteur de l'insurrection qui venait de sauver la patrie. Ils mirent ma tête à prix el, pour couvrir l'assassinat, ils firent courir le bruit que j'étais dans les cachots du Châtelet. Que je m'acquitte ici d'un devoir cher à mon cœur envers tant de bons citoyens qui vinrent me presser de chercher mon salut dans la fuite. J'avais informé deux districts des dangers que je courais ; l'un fit faire de fréquentes patrouilles devant ma porte, l'autre m'envoya quelques officiers pour me mettre en sûreté. Plusieurs amis, ne se fiant qu'à leur zèle, m'enlevèrent de chez moi et me conduisirent à Versailles. J'adressai mes réclamations à l'Assemblée. Ce serait manquer à la reconnaissance que de passer sous silence les efforts réitérés que fit M. Fréteau, son digne président, pour l'engager à les prendre en considération.

On avait enlevé les presses de Marat. La municipalité les lui rendit et l'Ami du Peuple vint s'installer rue de l'Ancienne-Comédie, n° 30.

La tentative d'arrestation, provoquée contre Marat, avait mis en garde contre les velléités despotiques de la réaction les nombreux amis de la liberté.

L'assemblée du district des Cordeliers, sur la motion de Danton, son président, prit ce célèbre arrêté qui déclarait qu'à l'avenir il serait nommé cinq commissaires, pris dans le sein du district, sans la signature collective desquels, on ne pourrait mettre à exécution aucun ordre dénaturé à priver un citoyen de sa liberté.

La mesure était hardie. Danton, avec son admirable flair révolutionnaire, avait senti qu'il fallait des garanties contre l'arbitraire qui régnait encore.

Voici les principaux considérants de cet arrêté. En les lisant on se rendra immédiatement compte de la situation des esprits et des choses :

Le district des Cordeliers, considérant que, dans ces temps d'orage que produisent nécessairement les efforts du patriotisme luttant contre les ennemis de la Constitution naissante, il est du devoir des bons citoyens et par conséquent de tous les districts de Paris, qui se sont déjà signalés glorieusement dans la Révolution, de veiller à ce qu'aucun individu de la capitale ne soit privé de sa liberté, sans que le décret ou l'ordre en vertu duquel on voudrait se saisir de sa personne n'ait acquis un caractère extraordinaire de vérité, capable d'écarter tout soupçon de vexation ou d'autorité absolue.

Considérant encore, sous quelque rapport que l'on envisage soit les décrets émanés du Chatelet, qui n'a été que provisoirement institué juge des crimes de lèse-nation, soit tous les ordres émanés du pouvoir municipal établi provisoirement dans la ville de Paris, on ne doit qu'applaudir aux districts qui soutiennent que ces décrets ou ordres ne doivent être exécutés qu'après avoir été visés par des commissaires, honorés à cet effet du choix de la véritable commune, jusqu'à ce que le grand œuvre de régénération française soit tellement accompli qu'on n'ait plus à craindre de voir les hommes attachés aux principes de l'ancien régime, -et imbus des préjugés et des fausses maximes de la vieille magistrature à-finance, tenter d'étouffer-la voix des écrivains patriotes dont le zèle, en le supposant même exagéré, ne peut que contribuer au triomphe de la vérité et à l'affermissement d'une constitution qui deviendra supérieure à celle de quelques peuples que nous ne regardions comme véritablement libres que parce que nous étions 1 longés dans le plus honteux esclavage :

A arrêté qu'il serait nommé cinq commissaires conservateurs de la liberté, au nombre desquels le président se trouverait de droit, et que nul décret ou ordre, quel qu'en soit la nature, tendant à priver un citoyen de sa liberté, ne serait mis à exécution dans le territoire du district, sans qu'il n'eut été revêtu du visa des cinq commissaires qui seront convoqués par le président, et dont les noms seront affichés dans le corps de garde.

Et l'Assemblée ayant procédé à l'élection desdits commissaires, son choix est tombé sur MM. Danton, Saintin, Cheftel et Labiée.

L'Assemblée a arrêté en outre que le commandant du bataillon du district et tous les officiers du poste tiendraient la main à l'exécution du présent arrêté qui serait imprime, affiché, envoyé à tous les districts, pour les inviter à y accéder, et en outre communiqué aux mandataires provisoires, à la ville, aux juges du Chatelet, au commandant général de la milice parisienne, et enfin porté par deux commissaires à M. le Président de l'Assemblée nationale.

 

Cet arrêté sauva Marat.

Le Châtelet avait exhumé son premier décret de prise de corps contre le journaliste qui le gênait.

Cette fois, on prit des mesures extraordinaires. La municipalité a prêté main-forte au Chatelet ; Lafayette a pris des dispositions telles qu'on croirait qu'il s'agit d'enlever une place forte.

C'est Montjoie, un écrivain royaliste, qui énumère les forces de l'expédition :

Lafayette, dit-il, fit d'abord marcher contre Marat une armée de six mille hommes et fit pointer à toutes les avenues des rues qui avoisinaient sa maison deux pièces d'artillerie. Cette guerre est si extraordinaire, que si je n'en avais pas été témoin moi-même, je n'y croirais pas. Comment concevoir, en effet, que le héros des deux mondes déployât des forces si formidables contre un nain qui n'avait pour armes que sa plume ?

Le district des Cordeliers avait pris hardiment Marat sous sa sauve garde et mis deux sentinelles à sa porte. Deux huissiers, escortés d'un détachement d'infanterie, se présentent et montrent un mandat d'arrêt. On leur refuse l'entrée. De nombreux rassemblements se forment des figures menaçantes s'amoncèlent autour des troupes prêtes à en venir aux mains.

Une femme du peuple tire un pistolet qu'elle tenait caché sous son jupon et l'agitant en l'air : Mon mari est grenadier, s'écrie-t-elle, s'il arrête Marat, je lui fais sauter la cervelle.

Les huissiers demeuraient interdits, l'étonnement, la frayeur s'étaient 'emparés d'eux. La foule mugissante grondait. Soudain Danton accourt. Il avait dit en pleine assemblée :

Eh bien ! s'il le faut, nous ferons venir le faubourg Saint-Antoine.

Le fougueux patriote s'indigne contre l'attentat qui se prépare : Si tout le monde pensait comme moi, dit-il à la foule qui l'entoure, on sonnerait le tocsin, et, à l'instant, nous aurions vingt mille hommes qui les feraient blanchir.

C'est l'heure des insurrections, et le grand agitateur sait que le peuple ne parviendra à vaincre la tyrannie qu'en descendant dans la rue.

Les huissiers durent se retirer et en référer au Châtelet. Grande fut la colère de ce tribunal ; il délivre un ordre formel de mettre le décret à exécution. Pendant ce temps le district des Cordeliers avait envoyé à l'Assemblée nationale Pari, Testulat et Danton pour réclamer contre les ordres du Châtelet.

L'Assemblée n'avait pas appris sans effroi les attroupements formés autour de la force armée. Aussi, tout en louant le patriotisme du district, elle déclara son zèle excessif et lui enjoignit de laisser arrêter Marat et au besoin de le livrer. La résistance devenait inutile. La maison de l'ami du peuple fut ouverte ; mais le prévenu était parti.

Les huissiers et les soldats ne trouvèrent que des presses, des caractères d'imprimerie, des journaux : tout fut bouleversé, saccagé, souillé, pillé ! Mais Marat était en sûreté ! Marat raconte sa fuite et la déconvenue des agents du Chatelet d'une façon assez plaisante :

Je reposais dans une rue voisine, lorsqu'un jeune homme attaché à mon bureau vint m'annoncer en pleurant que ma maison était enveloppée par plusieurs bataillons.

A l'instant mon hôte et son épouse entrent dans ma chambre d'un air consterné ; ils veulent parler, ils ne purent que gémir.

Paix donc ! m'écriai-je ; ce n'est rien que cela, je demande à être seul. Jamais je ne suis plus de sang-froid qu'au milieu des dangers imminents. Ne voulant pas sortir en désordre de peur d'éveiller les soupçons, je fis toilette. Je passai une redingote, je me couvris d'un chapeau rond, je pris un air riant, et me voilà parti gagnant le Gros-Caillou à travers un détachement de la garde envoyé pour m'enlever. Chemin faisant. j'avais cherché à distraire mon compagnon et je conservai ma bonne humeur jusque vers cinq heures du soir, heure à laquelle j'attendais l'épreuve de la feuille où je rendais compte de la fameuse équipée. Personne ne vint, je pressentis le coup qui me menaçait. Le reste de la journée se passa dans la tristesse. On avait eu vent de la route que j'avais tenue.

Dans la soirée, la maison fut investie par des espions. Je les reconnus à travers une jalousie. On me proposait de me sauver par le toit à l'entrée de la nuit, Je passai au milieu d'eux en plein jour, donnant le bras à une jeune personne et marchant à pas comptés. Lorsque la nuit fut arrivée, je me rendis au grand bassin du Luxembourg ; deux amis m'y attendaient. Ils devaient me conduire chez une dame du voisinage. Nous ne trouvâmes personne au logis. Me voilà sur le pavé. Un de mes compagnons se met à pleurer. Je séchai ses larmes en éclatant de rire. Nous prenons un fiacre et je vais chercher asile au fond du Marais. Arrivé à la Grève, je vois le réverbère que l'on me destinait deux jours auparavant et je passai dessous. Arrivé rue de la Perle, mon nouvel hôte avait compagnie J'y trouvai une personne qui ne m'était pas inconnue. Pour dépayser les envieux il fallut jouer la gaieté ; elle vint réellement.

Après un quart d'heure de conversation, je demandai à mon hôte, lui parlant à l'oreille, s'il était sûr de la personne présente : comme de moi. — Fort bien, et je continuai la conversation. Je soupai et allai me coucher. Au milieu de la nuit une escouade de cavalerie fit halle sous ma fenêtre. J'entr'ouvre les volets, je remarque qu'aucun d'eux n'a mis pied à terre. Je regagne tranquillement mon lit jusqu'au lendemain. Il fallut décaniller.

 

Marat, en effet, se retira à Londres.

Pendant quatre mois sa voix se tut à Paris. Mais, loin de la France, son œil suivait la marche de la Révolution. Bientôt nous le reverrons paraître sur la scène, et il reviendra tenir en éveil le peuple dont il s'est déclaré le défenseur.

La presse a toujours eu l'honneur d'être poursuivie avec acharnement.

La force armée envahit de nuit le domicile du journaliste Marat.

Quelques jours auparavant Bailly avait fait afficher une ordonnance de la commune, dans laquelle il était dit que désormais on ne visiterait plus de nuit la demeure des femmes publiques, afin de ne pas porter atteinte à la liberté des citoyens.

Les hideux plaisirs du lupanar étaient déclarés inviolables !

La noble manifestation de la pensée n'avait ni trêve ni refuge.

A toute heure, en tout lieu, elle était soumise aux coups de l'arbitraire.

On sortait, il est vrai, des ténèbres, du chaos de la féodalité !

Le Chatelet sut mauvais gré à Danton d'avoir voulu s'opposer à l'arrestation de Marat et d'avoir facilité sa fuite.

Il lança contre lui un décret de prise de corps, basé sur les propos que le président du district des cordeliers avait tenus dans cette assemblée. C'était fouler aux pieds le décret de l'Assemblée nationale du 23 août 1789, portant que aucun citoyen ne pouvait être inquiété pour avoir exprimé librement son opinion.

L'Assemblée des Cordeliers s'en plaignit à la commune qui, tout en se lavant les mains, excusa cependant la conduite de Danton.

L'Assemblée nationale donna raison au futur tribun du peuple.

Quelques jours après on lisait sur les murs de Paris :

L'Assemblée générale du district des Cordeliers, calomniée dans ses principes par les ennemis de la chose publique, croit se devoir à elle-même de repousser ces attaques de la manière la plus authentique. En conséquence, fidèle au serment civique qu'elle a prêté solennellement, et qu'elle scellerait même de son sang, elle déclare que son opinion est qu'on doit regarder comme infâme et traitre à la patrie tout citoyen ou toute assemblée de citoyens qui refuse d'obéir aux décrets de l'Assemblée nationale, ou qui se servent de protestations contre un seul de ces décrets.

Arrête en outre que la présente proclamation sera imprimée, affichée et envoyée aux 59 autres districts.

DANTON, président.

 

Le défi était jeté à la réaction par cet acte aussi habile que hardi.

On sent là l'initiative de Danton.

 

IV

Ils avaient raison de veiller à la sûreté des patriotes, ces énergiques défenseurs de la liberté, car dans l'ombre la contre-révolution ourdissait de sinistres projets.

La ténébreuse affaire de Favras va soulever de justes appréhensions. Les conspirations sont à l'ordre du jour ; toutes les ambitions s'agitent en haut. Il ne s'agit pas seulement d'étouffer dans son berceau la démocratie naissante.

L'heure est pleine de troubles et d'incertitudes ; les turpitudes ont beau jeu. Que Louis XVI y prenne garde. Ses plus redoutables ennemis ne sont pas ceux qui l'ont ramené de Versailles à Paris. La trahison s'est glissée dans sa famille.

Il fallait un agent intelligent, hardi, habile, pour préparer l'exécution des plans ambitieux d'un haut personnage. Cet agent se présenta de lui-même.

Thomas de Mahy, marquis de Favras, était doué d'un esprit audacieux et remuant. Sa fortune avait été rapide. Après avoir servi dans les mousquetaires et dans le régiment de Belzunce, il entra comme lieutenant dans les Suisses de la garde de Monsieur, comte de Provence. Il venait d'épouser une princesse d'Anhaldt. En 1787, la Hollande s'insurge. Favras quitte la France et va commander une légion dans les provinces bataves. Il espérait jouer un rôle important, lorsque la pacification de la Hollande l'oblige à revenir à Paris. Il se jette alors avec ardeur dans l'étude des questions financières et fait présenter à Necker des plans de réformes politiques qui eurent un moment de succès. Cette nature aventureuse attira.les regards du comte de Provence qui entra en relation assez intime avec le marquis de Favras et lui fit négocier un emprunt de deux millions. Ces fonds devaient servir, il faut le croire, à organiser une de ces conspirations dont sont souvent menacés, dans leur propre palais, les princes faibles qui ont près d'eux un frère -qui médite Machiavel.

Dénoncé par des complices subalternes, Favras fut arrêté en décembre de l'année 1789. Il fut immédiatement traduit devant le tribunal du Chatelet, sous la prévention d'avoir formé le conr/ot de faire assassiner Bailly, La Fayette et Necker. On disait que douze cents chevaux étaient prêts à Versailles pour enlever Louis XVI, et qu'une armée de Suisses et de Piémontais devait le recevoir.

Les relations que le comte de Provence avaient eues avec le prévenu firent soupçonner le prince de complicité, et dans Paris le peuple l'accusait hautement.

Monsieur, qui devait être plus tard l'astucieux Louis XVIII, veut à tout prix parer le coup qui le menace. Il tente une démarche qui doit immédiatement lui concilier les sympathies de la municipalité.

Il fait prévenir la Commune qu'il désire se justifier dans son sein de la calomnie qui l'atteint et demande une réunion extraordinaire. Bailly, flatté de la démarche du prince, assembla les représentants de la Commune. Le comte de Provence se présente à l'Hôtel-de-Ville où il est reçu avec les plus grands honneurs. Il avait appris un discours préparé d'avance et dont il attendait un effet certain. Mirabeau en avait écrit la plus grande partie.

Il s'agissait de désavouer Favras et d'avoir même l'air de ne pas le connaître.

L'aiderait-on au moins à se tirer de ce terrible pas ?

Bah ! on connaît la reconnaissance des princes !

Favras vivant était du reste un danger.

Messieurs, dit le frère du roi, au conseil assemblé, le désir de repousser une calomnie atroce m'amène au milieu de vous. M. de Favras a été arrêté avant-hier par ordre de votre comité de recherches ; et l'on répand aujourd'hui, avec affectation, que j'ai de grandes liaisons avec lui. J'ai cru devoir, en ma qualité de citoyen de Paris, venir instruire la Commune des seuls rapports sous lesquels je connais M. de Favras. Cependant on distribue avec profusion dans la capitale, un écrit où l'on m'accuse d'être à la tête d'un complot tendant à assassiner le maire et le commandant de la garde nationale, à introduire trente mille hommes dans Paris. Vous n'attendez pas de moi, messieurs, que je m'abaisse jusqu'à vouloir me justifier d'un crime aussi bas ; mais dans un temps où les calomnies les plus absurdes peuvent faire aisément confondre les meilleurs citoyens avec les ennemis de la Révolution, j'ai cru devoir au roi, à vous et à moi-même, d'entrer dans le détail que vous venez d'entendre, afin que l'opinion publique ne puisse rester un seul instant incertaine. Quant à mes opinions personnelles, j'en parlerai avec confiance à mes concitoyens. Depuis le jour où, dans la seconde assemblée des notables, je me déclarai sur la question fondamentale qui divisait encore les esprits, je n'ai pas cessé de croire qu'une grande révolution était prête ; que le roi, par ses intentions, ses vertus, son rang suprême, devrait en être le chef, puisque cette révolution ne pouvait être avantageuse à la nation sans l'être également au monarque ; enfin, que l'autorité devrait être le rempart de la liberté nationale, et la liberté nationale la base de l'autorité royale. Que l'on cite une seule de mes actions, un seul de mes discours qui ait démenti ces principes, et qui ait montré que, dans quelque circonstance où j'aie été, le bonheur du roi, celui du peuple, n'a cessé d'être l'unique objet de mes vœux ; jusque-là, j'ai droit d'être cru sur ma parole, puisque je n'ai jamais changé de sentiments ni de principes.

 

Le prince ne s'était pas trompé en comptant sur l'obséquieuse vanité des représentants de la Commune.

Bailly lui répondit :

C'est une grande satisfaction pour les représentants de la Commune de Paris, de voir parmi eux le frère d'un roi chéri, d'un roi le restaurateur de la liberté française. Monsieur s'est montré le premier citoyen du royaume, en votant pour le tiers-état dans la seconde assemblée des notables. il a été le seul de cet avis, du moins avec un très-petit nombre d'amis du peuple ; il a ajouté la dignité de la raison à tous les autres titres qui lui méritaient le respect de la nation.

Monsieur est donc le premier auteur de l'égalité publique. Il a donné un nouvel exemple aujourd'hui en venant seul parmi les représentants ; il semble ne vouloir être apprécié que par ses sentiments patriotiques. Ces sentiments sont consignés dans l'explication que Monsieur veut bien donner à l'assemblée. Le prince va au devant de l'opinion publique : le citoyen met le prix à l'opinion des concitoyens, et offre à Monsieur, au nom de l'assemblée, le tribut de reconnaissance et de respect qu'elle doit à ses sentiments et à l'honneur de sa présence, et surtout au prix qu'elle attache à l'estime des hommes libres.

 

Le prince avait affirmé qu'il ne connaissait ni Favras ni ses projets. Toute l'assemblée eut l'air de le croire.

Le faible fut sacrifié au puissant.

Monsieur avait à se justifier devant l'Assemblée nationale et devant l'opinion publique.

Il fit un mémoire dans lequel il expliqua que, privé de la jouissance de ses revenus, il avait formé le projet, pour ne pas être à charge au trésor public, de vendre pour deux millions de contrats, somme destinée à satisfaire des engagements qui devaient être remplis en janvier de l'année suivante. M. de La Châtre lui indiqua M. de Favras, comme propre à faire réussir cette négociation. Ces relations fortuites avaient été les seules causes des dénonciations dont le prince était l'objet. A l'appui de cette version, il adressa à l'Assemblée nationale l'état de ses dettes qui devaient, disait-il, être payées sur le produit de l'emprunt.

L'histoire n'a pas accepté cette explication, et Monsieur demeura convaincu d'avoir été l'instigateur de la conspiration dans laquelle périt le malheureux Favras.

Mahy parut devant ses juges avec une contenance fière et digne. Sa taille élégante, sa figure noble et belle lui conquirent toutes les sympathies. Mais il fallait une victime expiatoire, et on ne voulut pas aller la chercher sur les marches du trône.

L'opinion publique, du reste, justement alarmée do la faiblesse que le Chatelet avait montrée à l'égard des ennemis de la Révolution, attendait, menaçante, l'issue du procès Favras.

Mais c'est au Luxembourg surtout, c'est autour de Monsieur qu'on redoutait une longue procédure qui pouvait amener de fatales révélations.

Le marquis fut jugé et condamné à la hâte, malgré son assurance et l'habileté de ses réponses, qui embarrassèrent souvent ses juges.

L'infortuné écrivit alors au prince pour lequel il s'était perdu.

Il ne reçut pas de réponse.

Il monta ferme à l'échafaud. Des cris de grâce partaient du sein de la foule.

Ces cris furent couverts par les vociférations d'agents mystérieux qui, dans l'intérêt de Monsieur, hâtèrent l'exécution.

Pas une faiblesse ne vint démentir le courage du conspirateur ; il eut la magnanimité de ne pas révéler le nom de celui qui le laissait ainsi lâchement périr.

En gravissant l'échelle qui le menait au gibet, Favras dut soutenir le prêtre chargé de l'assister à sa dernière heure ; il dut consoler le bourreau, qui versait d'abondantes larmes.

Jeté dans une autre cause, cet homme eût été un héros.

Lorsqu'on rendit son corps à sa famille, il n'était pas encore refroidi. On pratiqua une saignée. L'infortuné rouvrit les yeux, jeta un soupir, et expira.

Il avait dicté son testament de mort, qui ne fut livré au public qu'altéré et défiguré. On en fit de même pour les procès-verbaux des interrogatoires. Les principales pièces du procès furent soustraites du greffe du Chatelet et passèrent dans les mains de Mme du Cayla, qui les rendit plus tard à Louis XVIII. Dès qu'il fut monté sur le trône, ce prince accorda une pension à la veuve de Mahy de Favras, prix du sang.

Voici une lettre trouvée sur le marquis lorsqu'il fut arrêté, et qui prouve surabondamment la complicité de Monsieur :

1er Novembre 1790.

Je ne sais, Monsieur, à quoi vous employez votre temps et l'argent que je vous envoie.

Le mal empire, l'Assemblée détache toujours quelque chose du pouvoir royal ; que restera-t-il si vous différez ? Je vous l'ai dit et écrit souvent. Ce n'est point avec des libelles, des tribunes payées et quelques malheureux groupes soudoyés, que l'on parviendra à écarter Bally et La Fayette. Ils ont excité l'insurrection parmi le peuple ; il faut qu'une insurrection les corrige à n'y plus retomber. Ce plan a, en outre, l'avantage d'intimider la nouvelle cour, et de décider l'enlèvement du Soliveau. Une fois à Metz ou à Péronne, il faudra qu'il s'y résigne. Tout ce que l'on veut est pour son bien. Puisqu'il aime la nation, il sera enchanté de la voir bien gouvernée. Envoyez, au bas de cette lettre, un récépissé de deux cent mille francs.

LOUIS-STANISLAS-XAVIER.

 

V

Le procès de Favras, dans lequel un prince du sang avait failli être impliqué, avait augmenté les défiances qui se formaient dans la nation contre le trône. Louis XVI chancelant, anxieux, éperdu, s'était jusqu'à ce jour laissé emporter par le mouvement libéral sans y prendre part, sans le maîtriser, le redoutant comme un abîme qui se creusait sous ses pas.

Jusqu'à ce jour il avait espéré en quelque événement fortuit qui vînt rasseoir sur sa base la royauté ébranlée.

La royauté penchait tous les jours vers sa chute ; l'événement attendu n'arrivait pas.

Mirabeau avait offert son appui. Mirabeau avait peur en ce moment que la Révolution n'avortât, ou qu'elle ne dépassât le but qu'il lui avait assigné.

Le but est assigné par la logique implacable des idées, et non par les prévisions des hommes. Mirabeau l'oubliait.

Louis XVI voyant les forces et la persistance du mouvement révolutionnaire, se résolut donc, par des conseils secrets, à accepter franchement les institutions nouvelles, espérant y trouver un élément de solidité pour sa couronne.

En conséquence, il fut arrêté que le roi se rendrait à l'Assemblée nationale pour y déclarer ses nouvelles intentions, et pour ménager un effet sûr à cette démarche, on l'enveloppa de mystère et on lui E8§eu9ui un caractère d'imprévu et de spontanéité.

L'Assemblée nationale venait d'entrer en séance, on était au 4 février. Le Président lut la lettre suivante qui lui avait été adressée par le roi :

Je préviens monsieur le Président de l'Assemblée nationale que je compte m'y rendre ce matin vers midi ; je désire être reçu sans cérémonie.

La surprise fut grande à la lecture de celle lettre. Un instant après un huissier annonce le roi. L'Assemblée éclate en applaudissements.

Un profond silence s'établit bientôt. Debout, Louis XVI parle en ces termes à l'Assemblée assise :

Messieurs, la gravité des circonstances où se trouve la France m'attire au milieu de vous. Le relâchement progressif de tous les liens de l'ordre et de la subordination, la suspension ou l'inactivité de la justice, les mécontentements qui sont la suite inévitable des longues dissensions, la situation critique des finances et les incertitudes sur la fortune publique, enfin l'agitation générale des esprits, tout semble se réunir pour entretenir l'inquiétude des véritables amis de la prospérité et du bonheur du royaume. Un grand but se présente à vos regards ; mais il faut y atteindre sans accroissement de trouble et sans nouvelles convulsions. C'était, je dois le dire, d'une manière plus douce et plus tranquille que j'espérais vous y conduire, lorsque je formai le dessein de vous rassembler et de réunir pour la félicité publique les lumières et les volontés des représentants de la nation ; mais mon bonheur et ma gloire ne sont pas moins étroitement liés aux succès de vos travaux.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Je ne dois pas le mettre en doute, en achevant votre ouvrage vous vous occuperez sûrement avec sagesse et avec candeur de l'affermissement du pouvoir exécutif, cette condition sans laquelle il ne saurait exister aucun ordre durable au dedans, ni aucune considération au dehors. Nulle défiance ne peut raisonnablement vous rester ; ainsi, il est de votre devoir, comme citoyens et comme fidèles représentants de la nation, d'assurer au bien de l'État et à la liberté publique cette stabilité qui ne peut dériver que d'une autorité active et tutélaire. Vous aurez sûrement présent à l'esprit que, sans une telle autorité, toutes les parties de votre système de constitution resteraient à la fois sans lien et sans correspondance ; et en vous occupant de la liberté que vous aimez, et que j'aime aussi, vous ne perdrez pas de vue que le désordre, en administration, en amenant la confusion des pouvoirs, dégénère souvent par d'aveugles violences dans la plus dangereuse et la plus alarmante de toutes les tyrannies. Ainsi, non pas pour moi, messieurs, qui ne compte point ce qui m'est personnel près des lois et des institutions qui doivent régler le destin de l'empire, mais pour le bonheur même de notre patrie, pour sa prospérité, pour sa puissance, je vous invite à vous affranchir de toutes les impressions du moment qui pourraient vous détourner de considérer dans son ensemble, ce qu'exige un royaume tel que la France, et par sa vaste étendue et par son immense population et par ses relations inévitables au dehors. Vous ne négligerez point de fixer votre attention sur ce qu'exigent encore des législateurs, les mœurs, le caractère et les habitudes d'une nation devenue trop célèbre en Europe par la nature de son esprit, pour qu'il puisse paraître indifférent d'introduire ou d'altérer en elle les sentiments de douceur, de confiance et de bonté qui lui ont valu tant de renommée.

Donnez-lui l'exemple aussi de cet esprit de justice qui sert de sauvegarde à la propriété, à ce droit respecté de toutes les nations, qui n'est pas l'ouvrage du hasard, qui ne dérive point des privilèges d'opinion, mais qui se lie étroitement aux rapports les plus essentiels de l'ordre public, et aux premières conditions de l'harmonie sociale.

Par quelle fatalité, lorsque le calme commence à renaître, de nouvelles inquiétudes se sont-elles répandues dans les provinces ? Par quelle fatalité s'y livre-t-on à de nouveaux excès ? Joignez-vous à moi pour les arrêter, et empêchons de tous nos efforts que des violences criminelles ne viennent souiller ces jouis où le bonheur de la nation se prépare. Vous qui pouvez influer, par tant de moyens, sur la confiance publique, éclairez sur ses véritables intérêts le peuple qu'on égare, ce bon peuple qui m'est si cher, et dont on m'assure que je suis aimé quand on veut me consoler de mes peines. Ah ! s'il" savait à quel point je suis malheureux à la nouvelle d'un injuste attentat contre les fortunes, ou d'un acte de violence contre les personnes, peut-être il m'épargnerait cette douloureuse amertume

Puisse cette journée, où votre monarque vient s'unir à vous de la manière la plus intime, être une époque mémorable dans l'histoire de cet empire ! Elle le sera, je l'espère, si mes vœux ardents, si mes instantes exhortations peuvent être-un signal de paix et de rapprochement entre vous. Que ceux qui s'éloigneraient encore d'un esprit de concorde devenu si nécessaire me fassent le sacrifice de tous les souvenirs qui les affligent, je les paierai par ma reconnaissance et mon affection. Ne professons tous, à compter de ce jour, ne professons, je vous donne l'exemple, qu'une seule opinion, qu'un seul intérêt, qu'une seule volonté, l'attachement à la Constitution nouvelle et le désir ardent de la paix, du bonheur et de la prospérité de la France.

 

Par cette démarche, par ces paroles, Louis XVI avait immédiatement reconquis l'Assemblée nationale. Le lendemain il avait reconquis la nation.

L'enthousiasme fut immense. Une députation fut nommée chargée de porter au roi les vœux et les sentiments de l'Assemblée.

La reine qui voulait aussi avoir sa part de popularité, adressai celle députation les paroles suivantes :

Je partage tous les sentiments du roi. Voici mon fils, je l'entretiendrai sans cesse des vertus du meilleur des pères. Je lui apprendrai à chérir les libertés publiques, et j'espère qu'il en sera le plus ferme appui.

 

Il n'en fallut pas davantage pour faire disparaître dans le cœur des Français, si prompts à s'éprendre, tous les ressentiments qui s'y trouvaient amassés.

Si la royauté doit tomber plus tard, qu'elle ne s'en prenne qu'à son hypocrisie, qu'à ses fautes.

La nation, elle, va s'enchaîner par un serment civique. C'est l'Assemblée nationale qui, sur la proposition de Goupil de Prefeln, prend l'initiative de cet engagement solennel.

Chaque député, à l'appel de son nom va se lever et lier sa parole par un acte sacré.

Le président réclama l'honneur de prêter le premier le serment civique.

Il monta à la tribune et étendant la main :

Je jure, dit-il, d'être fidèle à la nation, à la loi, au roi, et de maintenir de tout mon pouvoir la Constitution décrétée par l'Assemblée nationale et acceptée par le roi.

Tous prêtèrent le serment. Il y eut des restrictions mentales.

Les tribunes elles-mêmes émues se levèrent par un mouvement spontané, et la foule s'écria : Je Jure !

Quelques députés, toutefois, avaient protesté contre cet engagement ; tels furent Challouié, Bergasse, de Bodreville, de Belbœuf. Le frère de Mirabeau sortit furieux de la séance, et brisant son épée :

Lorsque le roi brise son sceptre, s'écria-t-il, ses serviteurs doivent briser leur épée.

Maury, qui avait juré, ne brisa que son serment.

Le parjure est vertu quand le serment fut crime, disait-il.

On reconnaît là le prêtre et le jésuite.

Le conseil parut bon, et à l'exception de Bergasse, les membres qui s'étaient retirés rentrèrent dans la salle disposés à être parjures !

Le récit de ces scènes mémorables produisit à la municipalité un effet inouï. Bailly propose a l'Assemblée d'imiter le patriotisme des députés en répétant le serment, Tous s'écrient : Je le jure. Danton demande que le public soit admis à jurer à son tour, et de toutes les parties de la salle, du fond des galeries, s'élève ce cri : Je le jure. Bailly et douze membres de la municipalité descendent sur le perron de l'Hôtel-de-Ville, et là au milieu du profond silence de la foule, le maire de Paris formule le serment que tout le peuple répète.

Cette journée fut une des plus remarquables de l'époque de la Révolution. Le soir dans tout Paris l'élan fut immense. Dans tous les districts on prêta le serment ; dans les rues, sur les places publiques, les citoyens engageaient leur foi. La consternation était dans les rangs des ennemis des idées nouvelles. L'enthousiasme avait gagné toutes les classes. Le prince de Conti jura et voulut n'être qu'un citoyen. Le duc de Chartres prêta serment. Le duc d'Orléans envoya le sien de Londres ; tous voulurent s'unir dans une même foi : la liberté, le progrès, la grandeur de la nation.

Splendides promesses qui ne devaient pas être tenues.

Le peuple s'était rendu en foule aux Tuileries et s'était assemblé sous les fenêtres du roi. On voulait voir le monarque et lui exprimer l'amour et l'attachement dont il était en ce moment l'objet.

Louis XVI paraît ; il est salué par des cris de Vive le Roi longtemps prolongés. Le soir tout Paris fut illuminé. Ce fut une fêle unique, étrange. La jeunesse des collèges et des écoles parcourut toutes les rues, toutes les places, répétant à chaque station le serment civique. L'ivresse était dans tous les cœurs ; elle gagna de proche en proche, et, de commune en commune, toute la France répéta ces mots solennels : Je jure !

Désormais on crut la Révolution accomplie, la régénération de la France consommée, la liberté assise, l'égalité consacrée, la prospérité fondée.

Hélas ! il n'y avait là, de la part du peuple, que confiance bien vite évanouie ; De la part de la cour, qu'un élan calculé, qu'une profonde astuce à laquelle le roi ne participa peut-être pas, mais dont fut dupe la nation.

 

VI

Voici une anxieuse question qui se présente : la trahison de Mirabeau.

Mirabeau a-t-il trahi la Révolution ?

A-t-il vendu ses services à la cour ?

Les partis extrêmes ont dénoncé le marché dans lequel l'illustre tribun aurait livré à prix d'or son âme, sa conscience, son génie !

La réaction dit que le remords le livra à la cour.

Le parti radical de la Révolution dit que ce fut la corruption.

Écoutons, d'abord, les accusations diverses formulées contre lui.

Michelet accuse et excuse à la fois l'orateur de la Révolution.

Mirabeau avait voulu voir la reine, et espérait la conquérir à la liberté. Voici comment l'historien que nous venons de nommer raconte cette entrevue politico-sentimentale :

Elle fut surprise de voir que cet homme haï, décrié, cet homme fatal.par qui a parlé la Révolution, ce monstre, enfin, était un homme, qu'il avait un charme particulier de délicatesse qu'une telle énergie semble exclure. Selon toutes les apparences, l'entretien fut vague, nullement concluant. La reine avait sa pensée qu'elle gardait, Mirabeau la sienne, qu'il ne cachait nullement : sauver à la fois le roi et la liberté... Quelle langue commune entre eux ?... Au moment de terminer, Mirabeau, s'adressant à la femme, autant qu'à la reine, par une galanterie à la fois respectueuse et hardie :

Madame, lorsque votre auguste mère admettait un de ses sujets à l'honneur de sa présence, jamais elle ne le congédiait sans lui donner sa main à baiser.

La reine présenta la sienne. Mirabeau s'inclina, puis relevant, la tête, il dit avec un accent plein d'âme et de fierté : Madame, la monarchie est sauvée.

M. de Lamartine, lui, ne voit dans Mirabeau qu'une âme vénale, un génie affaissé, une conscience perdue, un athée pour tout dire en un mot.

Le génie de Mirabeau, dit-il dans l'Histoire des Girondins, avait pâli devant celui de la Révolution ; entraîné à un précipice inévitable par le char même qu'il avait lancé, il se cramponnait en vain à la tribune. Les derniers mémoires qu'il adressait au roi, et que l'armoire de fer nous a livrés avec le secret de sa vénalité, témoignent de l'affaissement et du découragement de son intelligence. On sent qu'il a eu la main forcée par les passions qu'il a soulevées, et que, ne pouvant plus les diriger, il les trahit, mais sans pouvoir les perdre ; le grand agitateur n'est plus qu'un courtisan effrayé qui se réfugie sous le trône et qui balbutiant encore les mots terribles de nation et de liberté qui sont dans son rôle, a déjà contracté dans son âme toute la politesse et toute la vanité des pensées de cour.

Louis Blanc est plus implacable :

La cour, qui connaît ses besoins, ses passions, ses vices, qui le sait ambitieux, entraîné, corruptible, ne néglige rien pour le corrompre ci l'acheter ; on lui offre beaucoup d'or, on lui promet le ministère... et Mirabeau accepte !... Désormais il défendra le pouvoir royal et Louis XVI ! il se gardera bien, sans doute, et la cour aussi, de laisser connaître son infâme marché, son odieuse corruption ; il mettra dans sa trahison toute l'adresse, toute l'habileté, tout le génie dont est capable un homme et même un démon ; les accusations et les soupçons viendront se briser devant l'apparence de son patriotisme et la puissance de son talent ; il sera porté au Panthéon ! Mais il n'en est pas moins un traître, sa trahison n'en sera pas moins découverte un jour ; et ses cendres déshonorées seront arrachées du séjour des grands hommes pour être dispersées dans la boue.

Thiers dit que les relations de Mirabeau avec la cour n'eurent pas le caractère d'un marché. Tout en avouant que la morale n'avait là rien à gagner, il affirme que par cette manœuvre Mirabeau attachait la cour à la Révolution, sans enchaîner celle-ci aux caprices de la cour.

Voici maintenant comment, dans une récente publication populaire, M. Vermorel, qui a écrit cinq volumes sur Mirabeau, explique la conduite du célèbre orateur :

L'espérance déposée par Mirabeau sur Frédéric-Guillaume, Louis XVI en France l'avait réalisée, dans une certaine mesure ; Mirabeau, qui, à l'avènement de Louis XVI au trône, lui avait dédié son Essai sur le despotisme, devait éprouver de la sympathie pour ce roi honnête homme et bien intentionné, qui ne péchait que par indécision el par faiblesse, victime désignée à être immolée sur l'autel de la révolution en holocauste expiatoire des forfaits de la loyauté, acceptant son sort avec résignation. Non moins que vers le peuple Mirabeau avait donc eu sans cesse les yeux tournés vers ce nouveau monarque, et on comprend que, voyant l'action funeste des partis qui se disputaient l'Assemblée, et déposaient d avance des germes de dissolution dans la. Constitution qui devait tout régénérer, il en soit venu à confondre le roi et le peuple dans une solidarité commune, qui, bien comprise et sincèrement acceptée des deux parts, pouvait consacrer la révolution et confondre les factieux.

Ce fut là le principe de ses relations avec la cour ; relations qui, à proprement parler, n'avaient jamais cessé d'exister depuis l'époque où Mirabeau, chargé de la mission que nous avons dite, à Berlin, avait déterminé la convocation de l'assemblée des notables, puis celle des Etats-Généraux. Nous n'avons pas à justifier ici ces relations, mais à les expliquer. Pour qu'elles pussent être incriminées, et pour que l'on pût, à leur occasion, accuser Mirabeau de trahison, il faudrait que, — comme on l'a prétendu d'ailleurs, — s'effrayant de son propre ouvrage, il ait voulu faire rentrer dans son lit le flot révolutionnaire déchaîné par lui, et qu'il ait conclu dans ce but avec la cour une criminelle alliance contre les droits du peuple. Mais si au contraire ce fut toujours au nom de la Révolution et dans l'intérêt du peuple que Mirabeau négocia avec la cour ; s'il ne fit que chercher à gagner auprès du roi la cause révolutionnaire, à l'identifier avec elle, et à asseoir sur des bases plus larges et plus sûres les principes qu'il avait le premier et le plus nettement proclamés ; s'il apporta dans ces relations toutes l'indépendance et toute la fougue de son caractère, — elles ne servent qu'à compléter son rôle et à accentuer plus nettement sa physionomie. Elles ne font ni ombre à sa gloire, ni déshonneur à sa mémoire.

Or, les relations de Mirabeau avec la cour ne furent pas en réalité d'une autre nature.

 

Enfin, voici une lettre trouvée dans l'armoire de fer, et qui donne de curieux détails sur l'entrevue qui eut lieu entre Mirabeau et l'agent de la cour chargé de sonder les dispositions du député d'Aix :

J'ai eu, hier au soir avec M. de M..., la conférence à laquelle j'ai été autorisé par le roi.

Je l'ai ouverte par dire que j'étais persuadé que M. de M..., par ses talents, par la force de son caractère et par ses principes monarchiques, était plus que qui que ce soit, et peut-être [le seul qui pût rendre des services importants au roi et à la monarchie ; que cette persuasion seule m'avait porté à m'écarter de la résolution que j'avais prise de me renfermer dans les détails domestiques pour lesquels Sa Majesté m'avait appelé auprès d'elle et de demander au roi de m'autoriser à voir M. de M... ; que e pensais qu'il était inutile de l'exciter à employer tous ses moyens, mais que je désirais qu'il voulût faire connaître quels ils pouvaient être et en même temps ce qu'il pensait de la conduite du roi.

M. de M..... a péroré fort longtemps, et voici le résumé de ce qu'il me dit :

L'Assemblée nationale est composée de trois classes d'hommes. La première, qui n'est guère que de trente, est de gens forcenés qui, sans avoir de but fixe, opinent et opineront toujours contre l'autorité royale, et le retour de l'ordre.

La seconde est d'environ quatre-vingts personnes ; ceux-ci ont des principes plus monarchiques, mais sont peut-être encore trop imbus du premier système de la révolution.

La troisième classe, de gens qui n'ont pas d'opinion à eux, et qui suivent l'impulsion que leur donnent ceux qu'ils ont pris pour leurs guides, leurs oracles.

On voit, par cette division, que M. de M..... compte pour peu le côté droit, et qu'il n'entend parler que du parti de la majorité.

C'est, dit-il, l'Assemblée qu'il faut travailler ; la circonstance devient favorable par les excès auxquels se porte la première classe.

Trois partis divisent aujourd'hui Paris :

Celui des aristocrates.

Celui de cinq à six Jacobins, qui paraissent aujourd'hui réunis à la faction d'Orl. (Orléans).

Celui de M. de La F. (La Fayette.)

Rien sur le premier.

Le second n'est qu'atroce, et, par son atrocité même, moins dangereux, il se perdra lui-même. Il n'en est pas de même du troisième. Il est marqué par une suite de manœuvres qui prouvent un plan dont on ne s'écarte pas (celle du 28 février est d'une grande profondeur).

Il affiche l'attachement au roi et à la royauté ; ces sentiments masquent le républicanisme.

Enfin, ce parti réunit la fausseté et l'intrigue, aux grands moyens que les circonstances lui donnent.

La position du roi est d'autant plus critique, que Sa Majesté est trahie par les trois cinquièmes des personnes qui l'approchent, Elle exige la dissimulation en grand, qui, ôtant toute prise aux malveillants, peut acquérir au roi et à la reine une grande popularité.

Je saisis cette phrase pour dire que le premier service et le plus grand qu'on pût rendre dans ce moment-ci à Leurs Majestés, était de leur indiquer un plan de conduite. Je l'ai engagé à mettre ses idées sur du papier, et cela m'a été promis. Il a été ensuite question de la nécessité de faire sortir Leurs Majestés de Paris. Tant qu'elles resteront dans celte ville, impossible de rétablir l'ordre. La journée du 28 a reculé de deux mois le succès des mesures que l'on employait pour cela depuis quelque temps. La maladie du roi répare le mal fait le 28 ; il faut saisir habilement cette dernière circonstance.

La conférence a fini par des protestations de dévouement. Je suis porté, a-t-on dit, à servir le roi, par attachement à sa personne, par attachement à la royauté, mais également pour mon propre intérêt. Si je ne sers pas utilement la monarchie, je serai, dans la fin de tout ceci, au nombre de huit ou dix intrigants qui, ayant bouleversé le royaume, en deviendront l'exécration, et auront une fin honteuse, quand ils auront pendant un moment fait ou paru faire une grande fortune. J'ai à réparer des erreurs de jeunesse, une réputation peut-être injuste : je ne puis y parvenir, je ne puis me faire un nom que par de grands services. Il fallait peut-être une grande révolution. Elle est faite. Il faut détruire le mal qui en a été la suite, il faut rétablir l'ordre. La gloire sera grande peut-être pour ceux qui y coopéreront. M. de M*** a ajouté qu'il serait fâcheux que l'Assemblée fût bientôt dissoute, le moment n'est pas encore arrivé, mais il sera important de le saisir.

 

Le pacte conclu, Mirabeau désire avoir une entrevue avec le roi.

Louis XVI promit de le recevoir secrètement dans une des salles basses des Tuileries et lui écrivit à ce sujet la lettre suivante :

J'ai trop de plaisir, Monsieur, à croire aux sentiments que vous m'assurez avoir pour ma personne et pour ma famille, pour ne pas déférer à la demande que vous me faites d'un entretien particulier. M. de La Porte a reçu l'ordre de vous introduire aujourd'hui sur les neuf heures du soir. Je souhaite vivement Monsieur, que vous éprouviez autant de facilité à réparer le mal qui est fait, que je serai empressé de seconder, de tout mon pouvoir, les moyens qui peuvent tendre à ce but.

Mirabeau croyait être maître de l'Assemblée nationale.

Pour assurer la force de la royauté il lui fallait l'armée.

Mirabeau chercha d'abord à se servir le la popularité de La Fayette et lui fit des ouvertures pour une alliance destinée à soutenir la monarchie constitutionnelle.

Soit vanité, soit manque de confiance, le chef de la garde nationale répondit par un refus enveloppé d'une dédaigneuse politesse.

Mirabeau haussa les épaules et jeta les yeux sur un autre chef qui disposait d'une portion de la force publique.

Bouillé, qui commandait les Trois Evêchés, l'Alsace et la Franche-Comté, général ferme et habile, quoique dévoué à la réaction, lui parut l'homme le plus propre à la situation. Après avoir essayé de lui faire adopter franchement les idées nouvelles, il le proposa au roi.

Une occasion se présente, écrivait-il dans ce moment, d'opposer à La Fayette un dangereux rival. M. de Bouillé, s'il voulait être populaire, le serait bientôt plus que lui. Pur de toutes les souillures que l'autre a contractées, plus estimé que lui dans l'armée, plus indépendant, puisqu'il n'est pas soumis exclusivement à l'opinion d'une seule ville, quelle influence n'obtiendrait-il pas, si réprimant la licence dans toute la frontière qu'il occupe, il savait en maintenant l'autorité n'être que l'instrument de la loi ; si des proclamations, habilement rédigées, annonçaient tout à la fois la fermeté du général, et le patriotisme, l'obéissance du citoyen. Le temps presse pour remplir ce but. Le plus sûr moyen de l'obtenir serait d'envoyer des instructions à M. de Bouillé, et surtout un homme de talent, qui plus au courant de notre esprit public, lui laisserait le soin de la tactique militaire, et se chargerait pour lui de la tactique de la popularité.

Voici ce que Madame Campan rapporte dans ses Mémoires, de l'entrevue de la reine avec Mirabeau.

Les communications secrètes qui existaient toujours entre la Cour et Mirabeau, finirent par l'amener à une entrevue avec la reine dans les jardins de Saint-Cloud. Il partit de Paris, à cheval, sous prétexte de se rendre à la campagne, chez un de ses amis, M. de Clavières ; mais il s'arrêta à une porte des jardins de Saint-Cloud, et fut conduit, je ne sais par qui, vers un endroit ou la reine l'attendait seule, dans la partie la plus élevée de ses jardins particuliers. Elle me raconta qu'elle l'avait abordé en lui disant : Auprès d'un ennemi ordinaire, d'un homme qui aurait juré la perte de la monarchie, sans apprécier l'utilité dont elle est pour un grand peuple, je ferais en ce moment la démarche la plus déplacée ; mais quand on parle à un Mirabeau..... Cette pauvre reine était charmée d'avoir trouvé cette manière de le placer au-dessus de tous, et me confiant les détails de cette l'entrevue, elle me disait : Savez-vous que ces mots un Mirabeau, ont paru le flatter infiniment.

 

Sans doute Mirabeau ne se vendit pas, et son traité avec la cour n'eût pas le caractère infâme d'un marché.

L'homme qui vend ses pensées, ses convictions, les sacrifie tout entières pour adopter celles que lyi imposent les conventions stipendiées. Mais si Mirabeau ne sacrifia rien de ses idées, il dut en adoucir la force et l'énergie. Il ne fut plus l'homme de la Révolution, et ne devint pas celui de la cour. Rôle louche, impuissant, coupable : il avait vendu ses forces.

Il avait dit à la reine : Madame, la monarchie est sauvée !

Orgueil insensé !

Il croyait être le flot même de la Révolution, tandis qu'il n'en avait été que le hardi éclusier qui ouvre un passage à son impétuosité.

Rien désormais ne pouvait l'arrêter.

 

VII

L'ébranlement produit en France par la Révolution devait se prolonger à l'extérieur et émouvoir les rois sur leur trône et les peuples dans leur servitude.

Des espérances éclatèrent en bas, et en haut, de sourdes appréhensions.

Les souverains philosophes qui, jusqu'à ce jour, avaient applaudi à l'esprit français, commencèrent à trembler et répudièrent des idées qui menaçaient de quitter le domaine platonique de la spéculation pour se transformer en une énergique réalité.

Quelle était, en 1789, la situation de l'Europe ?

Depuis le traité de Westphalie, les rois continuaient entre eux leurs vieilles querelles.

Un ennemi se dressait : le peuple. C'est lui désormais qu'ils auront à combattre.

Toutefois, les divers États de l'Europe, jaloux de l'influence de la France, n'avaient pas vu d'abord sans une secrète joie nos premières convulsions, qu'ils regardaient comme une cause d'affaiblissement. La France impuissante, l'Angleterre pouvait anéantir le parti populaire en Hollande et y rétablir le stathouder ; la Pousse et la Russie pouvaient dépecer la Pologne ; la Turquie demeurait sans appui contre la Russie et l'Autriche, qui avaient juré sa ruine.

La Révolution française avait excité, en Angleterre, des enthousiasmes profonds à côté de bruyantes colères.

Ce fut elle qui donna le premier signal d'alarmes.

Ce signal fut immédiatement entendu par Gustave III, roi de Suède, dont le génie ardent, l'âme aventureuse, étouffaient dans un petit État ; il fut entendu surtout par Léopold II, frère de Marie-Antoinette, et qui venait de succéder, en Autriche, à Joseph II. Ce prince s'appliqua à apaiser immédiatement toutes les rivalités, toutes les querelles en Europe, et à former contre la France cette coalition qui devait exciter parmi nos pères tant d'héroïsme et leur ouvrir les chemins de toutes les capitales.

 

VIII

L'Espagne s'agitait sous un prince faible ; l'Italie était traversée par ce grand, courant qui, depuis des siècles, l'entraînait vers Rome et vers l'unité. Quant aux princes qui en gouvernaient les divers États, ils étaient sollicités par des intérêts différents. La reine de Naples, sœur de Marie-Antoinette, femme énergique et absolue, promettait d'étouffer la Révolution française. Le Piémont avait adopté une politique pivotante. Il avait accueilli pourtant avec faveur les émigrés français, et ceux-ci complotaient ouvertement à Turin. La cour ne cessait pas de correspondre avec l'émigration, et tout en ayant l'air de condamner ses menées, elle les entretenait ouvertement. Le comte d'Artois s'était fait dans la capitale du Piémont une cour dont Calonne était le premier ministre. Sa politique avait pour but de fomenter des troubles en Provence, dans le Languedoc, et de soutenir que le roi n'était pas libre.

Trois moyens furent mis en avant pour attaquer la révolution : l'intervention étrangère, la guerre civile, le fanatisme.

La noblesse de cour appelait l'étranger. Ces aristocrates voltairiens, méprisant les hobereaux de province, riant de la religion, ignorant la patrie, sans courage et sans foi, ne rougissaient pas de livrer leur pays.

Les petits nobles, les riches bourgeois expatriés, ne voulaient pas se souiller par une trahison ; il préféraient les sanglantes horreurs des luttes intestines.

Les prêtres, eux, connaissaient un système qui avait fait couler pendant des siècles des torrents de sang en Espagne, dans le Midi de la France, en Allemagne, qui érigeait les fratricides en héros, les assassins en martyrs, les bourreaux en envoyés de Dieu !

Les deux derniers moyens prévalurent, et on cousut une croix sur le drapeau de la féodalité ! On appela les populations à défendre le trône et l'autel ; traduisez : Les odieux privilèges et les biens mal acquis de la noblesse et du clergé !

Un fanatique, mêlé à ces complots, a laissé un curieux tableau de ces machinations des émigrés de Turin.

Par quel aveuglement, ce roturier méprisé des nobles, met-il tant d'acharnement à les servir ?

C'est Froment, l'agitateur de Nimes, qui parle :

Je me rendis secrètement à Turin auprès des princes français, pour solliciter leur approbation et leur appui. Dans un conseil qui fut tenu à mon arrivée, je leur démontrai que, s'ils voulaient armer les partisans de l'autel et du trône, et faire marcher de pair les intérêts de la religion avec ceux de la royauté, il serait aisé de sauver l'une et l'autre.

Mon plan tendait uniquement à lier un parti et à lui donner, autant qu'il serait en moi, de l'extension et de la consistance. Le véritable argument des révolutionnaires étant la force, je sentais que la véritable réponse était la force : alors, comme à présent, j'étais convaincu de cette grande vérité, qu'on ne peut étouffer une grande passion que par une plus forte encore, et que le zèle religieux pouvait seul étouffer le délire républicain.

Mais, malheureusement, la plupart des personnages qui dirigeaient Louis XVI et les princes de sa maison ne raisonnaient et n'agissaient que sur des principes philosophiques, quoique les philosophes et leurs disciples fussent la cause et les agents de la révolution. Ils auraient cru se couvrir de ridicule et de déshonneur s'ils avaient prononcé le seul mot de religion, s'ils avaient employé les puissants moyens qu'elle présente, et dont les plus grands politiques se sont servis dans tous les temps avec succès. Pendant que l'Assemblée nationale cherchait à égarer le peuple et à se l'attacher par la suppression des droits féodaux, de la dîme, de la gabelle, etc., etc., ils voulaient le ramener à la soumission et à l'obéissance par l'exposé de l'incohérence des nouvelles lois, par le tableau des malheurs du roi, par des écrits au-dessus de son intelligence. Avec ces moyens, ils croyaient faire renaître dans le cœur de tous les Français un amour pur et désintéressé pour leur souverain, ils croyaient que les clameurs des mécontents arrêteraient les entreprises des factieux et permettraient au roi de marcher droit au but qu'il voulait atteindre. La valeur de mes conseils furent taxés vraisemblablement au poids de mon existence, et l'opinion des grands de la cour sur leurs titres et leurs fortunes.

Je voyais avec douleur l'émigration divisée en deux partis, dont l'un ne voulait tenter la contre-révolution que par le secours des puissances étrangères, et l'autre par les royalistes de l'intérieur.

Le premier parti prétendait qu'en cédant quelques provinces aux puissances, elles fourniraient aux princes français des armées assez nombreuses pour réduire les factieux, qu'avec le temps on reconquerrait aisément les concessions qu'on aurait été forcé de faire, et que la cour, en ne contractant d'obligation envers aucun corps de l'État, pourrait dicter des lois à tous les Français. Les courtisans tremblaient que la noblesse des provinces et les royalistes du tiers-état n'eussent l'honneur de remettre sur son séant la monarchie défaillante. Ils sentaient qu'ils ne seraient plus les dispensateurs des grâces et des faveurs, et que leur règne finirait, dès que la noblesse des provinces aurait rétabli au prix de son sang l'autorité royale, et mérité par là les bienfaits et la confiance de son souverain. La crainte de ce nouvel ordre de choses les portait à se réunir, sinon pour détourner les princes d'employer en aucune manière les royalistes de l'intérieur, du moins pour fixer principalement leurs plus grandes espérances sur les secours étrangers. Par une suite de crainte, ils mettraient secrètement en œuvre les moyens les plus efficaces pour ruiner les ressources intérieures, faire échouer les plans proposés entre lesquels plusieurs pouvaient amener le rétablissement de l'ordre, s'ils eussent été sagement dirigés et réellement soutenus. C'est ce dont j'ai été moi-même le témoin : c'est ce que je démontrerai un jour par des faits et des témoignages authentiques ; mais le moment n'est pas encore venu. Dans une conférence qui eut lieu à peu près à cette époque au sujet du parti qu'on pourrait tirer des dispositions favorables des Lyonnais et des Francs-Comtois, j'exposai sans détour les moyens qu'on devait employer en même temps, pour assurer le triomphe des royalistes du Gévaudan, des Cévennes, du Vivarais, du Comtat-Venaisin, du Languedoc et de la Provence. Pendant la chaleur de la discussion, M. le marquis d'Autichamp, maréchal-de-camp, grand partisan des puissances, me dit : Mais les opprimés et les parents des victimes ne chercheront-ils pas à se venger ?... — Eh ! qu'importe ? lui dis-je, pourvu que nous arrivions à notre but. — Voyez-vous, s'écria-t-il, comme je lui ai fait avouer qu'on exercerait des vengeances particulières ! Plus qu'étonné de cette observation, je dis à M. le marquis de la Rouzière, mon voisin : Je ne croyais pas qu'une guerre civile dût ressembler à une mission de capucins. C'est ainsi qu'en inspirant aux princes la crainte de se rendre odieux à leurs plus cruels ennemis, les courtisans les portaient à n'employer que des demi-mesures, suffisantes sans doute pour provoquer le zèle des royalistes de l'intérieur, mais très-insuffisantes pour, après les avoir compromis, les garantir de la fureur des factieux. Depuis lors, il m'est revenu que pendant le séjour de l'armée des princes en Champagne, M. de la Porté, aide-de-camp du marquis d'Autichamp, avait fait prisonnier un républicain, crut, d'après le système de son général, qu'il le ramènerait à son devoir par une exhortation pathétique, et en lui rendant ses armes et la liberté ; mais à peine le républicain eut fait quelques pas qu'il étendit par terre son vainqueur. M. le marquis d'Autichamp, oubliant alors la modération qu'il avait manifestée à Turin, incendia plusieurs villages pour venger la mort de son missionnaire imprudent.

Le second parti soutenait que, puisque les puissances avaient pris plusieurs fois les armes pour humilier les Bourbons, et surtout pour empêcher que cette famille ne régnât en Espagne, bien loin de les rappeler à notre aide, il fallait au contraire ranimer le zèle du clergé, le dévouement de la noblesse, l'amour du peuple pour le roi, et se hâter d'étouffer une querelle de famille dont les étrangers seraient peut-être testés de profiter. C'est à cette funeste division parmi les chefs de l'émigration et à l'impéritie ou à la perfidie des ministres de Louis XVI que les révolutionnaires doivent leurs premiers succès. Je vais plus loin, et je soutiens que ce n'est point l'Assemblée nationale qui a fait la révolution, mais bien les entours du roi et des princes ; je soutiens que les ministres ont livré Louis XVI aux ennemis de la royauté, comme certains faiseurs ont livré les princes et Louis XVIII aux ennemis de la France ; je soutiens que la plupart des courtisans qui entouraient Louis XVI, Louis XVIII et les princes de leur maison étaient et sont des charlatans, de vrais eunuques politiques, que c'est à leur inertie, à leur lâcheté ou à leur trahison que l'on doit imputer tous les maux que la France a soufferts et ceux qui menacent encore le monde entier.

 

Froment partit de Turin le 28 mars, avec mission de soulever le Languedoc.

Le 20 avril, il réunissait à Nimes une troupe de contre-révolutionnaires et leur gisait signer une protestation contre les actes de l'Assemblée nationale.

Nous verrons bientôt ces bandes fanatiques, dites Compagnie de la Croix, établir la terreur dans le Midi de la France et y organiser des émeutes sanglantes.

 

IX

Cette année de 1790 s'ouvrait sous de sinistres auspices.

Tandis que la réaction cherchait à effrayer les consciences, elle jetait la peur parmi les intérêts.

Tout à coup retentit ce mot terrible : les châteaux brûlent.

Des brigands, armés de fusils et de torches, parcouraient la France, pillant, tuant, incendiant.

Deux causes à ces troubles.

Les partisans de l'ancien ordre de choses espéraient noyer la Révolution dans de sanglants excès : ils donnèrent le signal.

Les paysans avaient à se venger de l'oppression dans laquelle les avaient tenus tous ces anciens droits féodaux, qui s'écroulaient en ce moment.

Toutes les tyrannies, toutes les vexations, les spoliations les plus abominables, voila ce qu'ils avaient subi depuis dix-huit siècles.

L'Église leur enlevait la meilleure part de leurs récoltes, le seigneur les pressurait, les pillait, les harcelait ; la gabelle, la maltôte, les dépouillaient, les ruinaient et les jetaient nus et sans pain par les routes.

Bandes d'affamés et de désespérés parmi lesquelles des' mains mystérieuses jetaient l'or et les eut rainaient au meurtre, à l'incendie, au pillage.

Affreuses représailles enfantées par tant de misères et de souffrances, que l'historien, tout en les déplorant, n'ose pas les condamner !

 

X

A côté de la guerre sociale, la guerre religieuse.

Des abus monstrueux avaient introduit parmi le clergé des différences de position qui faisaient de certains membres de l'Église de vrais satrapes, tandis que d'autres mouraient littéralement de faim.

L'Assemblée nationale, pour remédier à cette injustice, décréta diverses réformes qui firent jeter les hauts cris au haut clergé. Bien qu'insuffisantes, elles auraient pu produire d'excellents effets, si le fanatisme n'était venu en dénaturer l'esprit et la portée. On cria à l'irréligion ; on déclara l'Assemblée nationale atteinte d'athéisme ! Les évêques, du haut des chaires, tonnèrent contre les sages mesures qui brisaient d'iniques privilèges.

De quoi s'agissait-il, cependant ? L'Assemblée avait établi un siège épiscopal par département, une seule paroisse par commune. Pour être éligible à un évêché, il fallait pendant quinze ans avoir exercé dans le diocèse des fonctions sacerdotales. On avait supprimé les chapitres métropolitains et remplacé les chanoines par des vicaires. L'entretien du culte et de ses ministres était largement assuré ; il ne s'agissait là que d'une plus juste distribution des circonscriptions et des attributions ecclésiastiques. Les dogmes de la morale n'étaient menacés. Le clergé, ni frappé dans certains de ses intérêts matériels, cria à l'hérésie, à la persécution. Et les fanatiques de s'émouvoir, de s'irriter, de s'insurger.

Des prières publiques furent ordonnées comme aux jours des grandes calamités. A Nîmes, à Montpellier, à Toulouse, à Perpignan, le fanatisme s'enflamma et prépara ses fureurs. Les protestants furent naturellement les premiers désignés à la colère religieuse des catholiques. A Montauban, ceux-ci courent aux armes, arborent la cocarde blanche, massacrent quatre dragons nationaux, désarment les protestants et les jettent dans les prisons de la ville. Quinze cents hommes venus de Bordeaux pour remettre ces rebelles firent capituler la ville et surent, par la clémence, prévenir les horreurs d'une lutte fratricide.

A Nîmes, les catholiques avaient aussi arboré la cocarde blanche, que leur arrachèrent quelques soldats du régiment de Guyenne. Une rixe sanglante s'ensuivit, et la municipalité ne sut pas la prévenir. Le maire de Nîmes fut mandé à la barre de l'Assemblée nationale. Mais les troubles recommencèrent bientôt, et le 14 juin, catholiques et protestants se trouvèrent en présence. Ceux-ci, après une lutte meurtrière, repoussèrent leurs ennemis, qui se réfugièrent dans une tour. L'assaut en est tenté immédiatement, et bientôt les catholiques sont passés au fil de l'épée.

Affreuses luttes, suscitées par les partis ! Les soldats de la Croix sont vaincus ; mais bientôt arrivera le jour des fatales revanches, et le sang des protestants inondera ce sol teint du sang des catholiques.

Crimes déplorables ! Mais, qu'on se rassure, ces convulsions annoncent l'agonie du passé.

 

XI

Toutes les intrigues, toutes les violences du clergé prenaient leur source dans le décret du 19 décembre 1789 qui avait ordonné la vente de 400 millions de biens ecclésiastiques.

On était en avril 1790 et cette vente n'avait pas encore eu lieu. Une difficulté se présentait. Aliéner une masse de propriétés pour une valeur si forte, c'était les déprécier.

D'un autre côté, les particuliers voudraient-ils se rendre acquéreurs de biens qui, depuis des siècles, étaient entre les mains d'un corps puissant, redouté ; la superstition, la susceptibilité de certaines consciences devaient éloigner les acheteurs.

Il fallait pourtant trouver de l'argent. Necker était venu faire à l'Assemblée un rapport qui montrait le vide immense du trésor et les exigences de la situation.

Le clergé était tellement aveuglé par la passion, tellement dominé par le sentiment des intérêts matériels, qu'il eût le courage de discuter la valeur des créances réclamées à l'Etat. La banqueroute, le déshonneur de la France lui paraissaient moins à craindre que l'aliénation de ses biens que Jésus leur apprit pourtant à mépriser. Vaines tentatives. La commune de Paris trancha toute difficulté en facilitant la vente de ces biens tant regrettés par le côté droit de l'Assemblée.

Ils n'étaient pas à plaindre pourtant ces prêtres, disciples d'un Dieu de pauvreté, à qui la nation offrait un traitement de plus de cent millions.

Le 10 mars, Bailly se présenta à la barre de l'Assemblée nationale, et au nom de la municipalité de Paris proposa des mesures qui favorisèrent à l'Etat sa libération et assurèrent à la révolution, son salut.

La municipalité, dit Bailly, croit devoir vous proposer ses vues sur les moyens d'opérer cette vente avec avantage et promptitude. — La concurrence des objets peut diminuer celle des acquéreurs ; d'un autre côté, l'Etat ne saurait être assez tôt secouru. Il est un moyen à prendre entre ces deux considérations : c'est que l'Assemblée fasse sortir des mains du clergé et de celles de la nation ces propriétés en les faisant acheter par les municipalités, les plus considérables : ainsi on substituerait au crédit public un crédit intermédiaire, et les objets de garantie seraient mieux déterminés. — L'Assemblée nationale a décrété la vente des biens ecclésiastiques en valeur de 400 millions ; elle a créé en même temps des assignats sur cette vente ; mais ces assignats ne paraissent pas obtenir la faveur dont on avait besoin. L'hypothèque ne peut venir se placer que sur des biens vendus, et non sur une promesse dont on peut craindre que des événements n'empêchent l'effet. Il faut donc vendre ces biens en masse, parce qu'alors sortis des mains du clergé et de celles de l'Assemblée nationale, et le décret sanctionné par l'exécution, la seconde vente assurera la première et appellera l'hypothèque. — Voici quelles sont les conditions qui semblent pouvoir être mises à cette opération ; la municipalité en fait l'application à la ville de Paris.

La ville de Paris acquerrerait les maisons religieuses qui seraient supprimées dans l'enceinte de ses murs : 1° elle remettrait sur le champ les trois quarts du prix de la vente en quinze obligations qui sont supposées de 10 millions chacune, et qui seraient payables dans l'espace de quinze ans, d'année en année ; 2° la ville de Paris serait autorisée à ouvrir un emprunt jusqu'à la concurrence du tiers du prix de la vente : il ne lui serait pas difficile de présenter les soumissions d'un grand nombre de capitalistes. Les autres remboursements se feraient par le produit de la vente ; 3° les officiers municipaux seraient chargés de la conduite et de la gestion ; ils rendraient compte de clerc à maître à la nation même, c'est-à-dire aux législatures. Après avoir défalqué les frais, la municipalité remettrait les trois quarts du prix de la vente, et retiendrait l'autre quart pour le prix de son crédit. Ce quart serait employé à des objets d'embellissements et d'utilité publics, dont le premier serait la construction d'un palais pour l'Assemblée nationale ; ho chaque obligation serait coupée par sommes de 1.000 liv., 500 liv., 400 liv., 300 liv. et 200 liv.

Les 200 autres millions seraient distribués aux villes principales des différents départements qui suivraient le même régime. Les coupons des obligations s'appelleraient effets municipaux. Peut-être n'est-ce pas se flatter que de croire qu'appartenant aux municipalités les plus considérables, ils auraient cours dans tout le royaume. Ces nouveaux billets porteraient h pour 100 d'intérêt. — Il est instant de suppléer à la stagnation du numéraire ; tout ici meurt de faim, parce que tout manque d'argent. — Ce n'est pas tout que de donner à ces billets une hypothèque assurée et des intérêts fixes ; on pourrait encore y attacher l'intérêt éventuel d'un bénéfice moins certain et plus fort. (M. Bailly développe ici la forme du tirage des primes.) — 150 millions seraient délivrés à la caisse d'escompte, pour ce que le gouvernement lui doit : elle pourrait payer à bureau ouvert avec les effets municipaux, que sans doute on préférerait à des billets dont l'hypothèque est moins sûre, qui ne portent pas d'intérêts et qui ne -présentent point le même appât. Aussitôt cet échange consommé, la caisse d'escompte ne conserverait que peu de billets, se restreindrait à des opérations de commerce, serait dégagée de tout rapport avec le gouvernement et rapprochée de l'époque plus désirée que certains de ses paiements libres.

Je ne sais si le zèle nous aveugle et nous fait embrasser une chimère pour flatter nos espérances ; mais nous croyons ces idées avantageuses à la ville de Paris et au royaume.

L'Assemblée nationale sait qu'elle ne peut sauver la chose publique qu'en donnant de la valeur aux assignats. L'Assemblée aura, dans les officiers municipaux, des agents qui sont dès citoyens intéressés à la chose publique, qu'ils ont déjà sauvée une fois ; elle assurera en effet, et pour jamais, la dette de la nation... Si ces moyens généraux vous paraissent utiles, mes collègues et moi, fiers de votre aveu, nous nous retirerons près de nos commettants, pour leur dire de faire les offres qu'ils croiront convenables, et pour demander leur autorisation.

M. Thiers trouve ce projet parfaitement conçu et Michelet ne lui refuse aucun éloge.

On simplifia cette proposition et au lieu de créer des effets municipaux on décréta des billets d'Etat.

 

XII

Mais cette création donna lieu à des débats qu'il est utile de connaître.

Il s'agit du reste de ressusciter ici ce grand procès des assignats qui ne nous paraît pas encore jugé.

Suivons d'abord les débats qui précédèrent cette institution.

M. de La Blache présenta le 16 mars, au nom du comité des iinances, un rapport sur le projet de la municipalité de Paris.

Quel était le but cherché ?

Rétablir le crédit et la confiance ; faire reparaître le numéraire dont la disparition causait toutes les inquiétudes de l'Assemblée, et donner de la vie aux assignats.

La situation exigeait un remède prompt, énergique. La pénurie d'espèces était effrayante, dit un historien, la caisse d'escompte en avait à peine ce qui lui était absolument indispensable ; la' caisse de Poissy, qui en avait le plus pressant besoin, avait dû dépenser une somme énorme pour en tirer du dehors ; les payeurs des rentes étaient obligés de s'en procurer par toute sorte de voies ; à la Monnaie, il ne restait plus des dix ou onze millions frappés avec la vaisselle, que trente mille livres.

Les députés de la droite demandaient l'ajournement de la discussion. Ils espéraient enterrer ce projet.

Pétion demanda que les biens ecclésiastiques fussent vendus non aux communes, mais par leur intermédiaire. Il repoussait les obligations que les municipalités devaient souscrire et demandait que la nation créât directement des assignats à qui personne ne refuserait sa confiance.

C'était simplifier l'opération et on adopta plus tard ce projet.

Thouret fit triompher le projet de Bailly.

Quelles ressources vous reste-t-il ? l'émission des assignats, et c'est la seule, dit-il à l'assemblée. Il faut donc imprimer à ces assignats toute l'activité que donnent le crédit et la confiance. La confiance dans les assignats ne dépend pas seulement des hypothèques, mais de la certitude de la vente des objets dont ils sont représentatifs. Il faut donc réaliser ces objets : s'il était possible de les réaliser incontinent, faudrait-il le faire ? Non, car ii résulterait de cette réalisation précipitée un gaspillage effroyable, et qu'il est intéressant d'éviter. D'ailleurs, où sont en ce moment les acheteurs ? Personne ne voudra succéder immédiatement au domaine ou au clergé. Je craindrais, messieurs, que cet instant ne fut l'écueil fatal de toutes nos opérations et le triomphe de l'anti-patriotisme, si je n'étais rassuré par les dispositions du plan qui vous est présenté ; car si vous affichez les ventes, et que vous ne trouviez pas d'acheteurs, votre crédit est perdu. Si l'état de stagnation dans lequel sont vos finances subsiste seulement pendant trois mois, votre crédit est encore perdu ; et n'oubliez pas qu'ainsi que la confiance appelle la confiance, de même la défiance amène le discrédit. — On vous propose beaucoup moins de décréter la vente des biens ecclésiastiques aux municipalités, que de constater votre vœu de vendre aux municipalités. La seule manière de faire valoir vos assignats, est de leur donner une base solide. Pour parvenir à donner cette base, il faut vendre en masse ; à qui ? à des municipalités, qui revendront à des acquéreurs. Il résultera de cette opération plusieurs effets salutaires ; le premier sera l'expropriation des possesseurs actuels, la mutation des propriétés, et sans doute un grand exemple pour les aliénations futures ; le second effet sera d'appeler et d'affermir la confiance des particuliers ; le troisième d'opérer l'accélération des ventes particulières ; le quatrième enfin, d'établir le fondement le plus solide d'un nouveau papier qui fera disparaître celui de la caisse d'escompte. Tous ces effets seront heureux et rapides. Mais on conteste la capacité des municipalités pour acquérir. Je pense, messieurs, que si vous écartez les municipalités, vous serez obligés d'entrer vous-mêmes dans des détails, qui, dans mon opinion, ne doivent pas occuper un instant l'Assemblée constituante et législative. Je pense encore que vous devez accorder aux municipalités un intérêt combiné dans les négociations dont vous les chargez, parce qu'ainsi vous les associerez honorablement à vos travaux, et que vous leur rendrez, pour ainsi dire, plus sacrés des devoirs que la raison et le patriotisme leur ordonnent de remplir. Je ne réfuterai pas les motifs de défiance que l'on a osé vous présenter contre les corps municipaux, contre des corps dont l'estime publique aura choisi les membres. Avec de semblables terreurs, vraies ou feintes, les difficultés naitront à chaque pas, et la défiance augmentera avec l'impossibilité de la faire évanouir.

 

L'Assemblée, malgré l'opposition de la droite, décréta la vente des biens ecclésiastiques à la municipalité de Paris, jusqu'à la concurrence d'une valeur de deux cents millions, et pour une valeur égale aux municipalités de province qui en feraient la demande.

Une commission fut nommée chargée de fixer les garanties que devaient fournir les communes soumissionnaires pour le paiement de leurs obligations qui devaient être le gage des assignats décrétés.

Après le vote d'un décret qui déterminait la nature de ces garanties, Anson ouvrit la discussion sur les assignats, au nom du comité des finances, par un rapport dans lequel il exposait la situation financière de la France, en constatant l'absence du numéraire et la nécessité de le remplacer par une valeur de circulation solide, facile à créer et aisément négociable.

Le plus simple moyen d'obtenir ce résultat était de donner le caractère de la monnaie aux assignats créés par décret des 19 et 21 décembre 1789.

Décréter le cours forcé des assignats, c'était rendre immédiatement possible et effective la vente des biens ecclésiastiques. Que l'acceptation en fut facultative, et le clergé était sûr d'avance, par ses menées et ses intrigues, d'en paralyser la circulation, et de rendre ainsi impossible l'aliénation de ses immenses richesses.

Mais avec la mesure proposée, c'en était fait désormais ; il fallait renoncer à ces biens auxquels il tenait d'autant plus, que Dieu, que leur caractère, que leur serment, leur ordonnaient de les mépriser davantage.

Il combattit le projet, la rage dans le cœur.

On a proscrit le nom de banqueroute, s'écria l'archevêque d'Aix ; je croyais que vous aviez proscrit le papier-monnaie. Puis, entrant dans le fond du débat, il combat tous les avantages attachés aux assignats ; il ne serait pas fâché sans doute — de leur faire perdre tous les caractères qui peuvent en assurer la circulation. C'est une manœuvre convenue d'avance par tout le côté droit.

L'abbé Maury égara à son tour la discussion. Il cria au vol, en disant qu'on voulait spolier les créanciers de l'Église. Il rappela en suite les désastres des billets de Law, auxquels ii assimila les assignats. Larochefoucauld avait déjà prévu cette objection et l'avait réfutée. Casalès eut recours à la violence pour battre en brèche le projet du comité des finances. L'orateur réactionnaire se lança, sur le papier-monnaie, dans de sombres prédications, que les ennemis de la Révolution s'efforcèrent plus tard de faire réaliser ; car, nous le disons carrément dès aujourd'hui, les fautes, les excès, les erreurs de la Révolution eurent constamment pour agents instigateurs ses ennemis acharnés, irréconciliables, prêtres et nobles, qui la combattirent sans relâche, au grand jour et dans l'ombre, par le fer, par la trahison, par la perfidie !

Qu'on remarque ce passage du discours de Casalès :

Si je considérais 400 millions de papier-monnaie comme une augmentation de numéraire, it me serait aisé de prouver que ce papier nécessitera une augmentation dans le prix des denrées, et, dans ce moment, toute augmentation de cette nature est un malheur certain. Si je l'envisageais dans ses rapports avec l'étranger, je démontrerais que c'est la plus désastreuse des opérations ; dans ses rapports avec l'intérieur du royaume, que la création d'un papier-monnaie est une véritable banqueroute, qu'elle est de toutes les banqueroutes la plus odieuse ; qu'elle corrompra la masse entière de la nation, et y portera une immoralité qui rendra le peuple français le plus vil des peuples du monde. Le créancier de l'État, obligé de recevoir du papier-monnaie à la place du titre de sa créance, ne pourra l'employer que pour la valeur que ce papier aura dans l'opinion ; il éprouvera une perte égale à la différence qui se trouvera entre ces deux valeurs.

L'État fait banqueroute à celui qu'il paie avec du papier qui perd : de papier en papier, de banqueroute en banqueroute, le papier tombera sur celui qui ne s'est point enrichi avec l'État. Il résulte de là que la plus odieuse des manières de faire banqueroute est celle du papier-monnaie. Cette loi, qui forcerait les Français d'être tous banqueroutiers les uns envers les autres, qui ferait des Français le rebut de toutes les autres nations, ne serait rachetée par aucun avantage réel.

 

Tous les efforts de la réaction tendront désormais à précipiter les assignats vers ces résultats désastreux !

Cette prédiction était une menace !

Pétion ferma la discussion par un discours qui réfutait victorieusement toutes les objections présentées, et qui rendait aux assignats leur véritable caractère.

Depuis qu'il est question, dit-il, d'assignats pour suppléer à la rareté du numéraire, on les demande de toutes parts ; ils doivent être forcés. Destinés à remplacer la monnaie, il faut qu'ils en aient les attributs. Le vœu parait général ; mais cela ne suffit point : examinons si les assignats forcés répondent au mal que vous voulez guérir. Les monnaies ne valent que par ce qu'elles représentent ; ce sont des valeurs de convention : si le papier-monnaie est indispensable, il n'est point immoral, ou bien le salut du peuple n'est pas la suprême loi. On attaque les assignats par une théorie fondée sur l'expérience. Consultons aussi l'expérience. Le papier-monnaie n'a jamais été que représentatif d'une propriété générale, sans représenter jamais une propriété déterminée, sans avoir une hypothèque positive, sans avoir une époque de paiement toujours prévue. En Espagne, à Venise, une longue expérience prouve la bonté de notre théorie. Il faut convenir que les billets de Law eussent sauvé l'État, si l'émission n'eût été excessive ; cependant ces billets et tous autres existants ne ressemblent pas du tout aux assignats. L'or a-t-il une valeur plus réelle que des biens mis en vente et des assignats sur la vente de ces biens ? Si les assignats restent libres, la cupidité les menace d'une dépréciation considérable ; si leur cours est forcé, ils seront dispersés dans une foule de mains où ils trouveront des défenseurs : le bienfait des assignats sera d'assurer la révolution, de rehausser le prix des ventes, en multipliant les acquéreurs, de ranimer le commerce et les manufactures, en ravivant une circulation devenue languissante par la privation de ses agents : ces avantages peuvent-ils être balancés par l'immoralité prétendue des assignats forcés ?... La loi forcera à prendre une valeur pour ce qu'elle vaut réellement ; est-ce une chose odieuse que de partager entre ses créanciers des prés, des terres, des vignes ? est-ce une chose odieuse, que cette manipulation nécessaire pour assurer ce partage ? est-ce autre chose qu'un lingot d'or divisé en pièces de monnaie ? est-ce autre chose qu'une lettre de change, dont l'échéance est à la volonté du porteur ? qu'un billet portant intérêt, et dont le porteur retardera à volonté l'échéance ou le remboursement ?

Quel intérêt sera attaché au papier-monnaie ? Ce serait une grande faute que de n'y en point attacher du tout. Le meilleur papier, quand il ne rapporte rien, n'est préférable à l'espèce que pour sa commodité. Le papier qui porte intérêt est, au contraire, préférable sous beaucoup d'autres rapports ; il appelle forcément l'argent au lieu de l'éloigner ; s'il n'avait pas d'avantage sur l'espèce, l'argent continuerait à se cacher dans les coffres ; si l'intérêt était trop fort, il serait à craindre que les assignats ne fussent de même enfouis. Le point également éloigné des deux extrêmes est donc celui auquel vous devez vous fixer. Je proposerais de donner aux assignats 3 ou 3 et demi au plus. Quant à la quotité de l'émission, les uns demandent 800 millions, d'autres se bornent à 400 : je crois qu'il faut ajouter à la somme décrétée une quantité d'assignats égale aux dettes ecclésiastiques. J'attache aussi un grand prix à l'idée de créer les assignats à ordre.

Je demande donc : 1° une émission de 400 millions ; plus, la somme nécessaire pour acquitter les dettes du clergé ; 2° le cours forcé des assignats ; 3° l'intérêt à 3 pour 100 ; 4° une émission très-prochaine ; 5° que les assignats soient à ordre.

Ce discours fut couvert d'applaudissements. —

 

Après un court débat des divers articles et l'adoption de quelques amendements, l'Assemblée accepta, sauf quelques modifications, l'ensemble du projet de décret présenté par le Comité des finances.

Ce décret est trop important, il eut une influence trop grande sur la marche des événements, pour que nous n'en donnions pas ici les principales dispositions.

Le voici presqu'en entier :

ART Ier. A compter de la présente année, les dettes du clergé sont réputées nationales : le trésor public sera chargé d'en acquitter les intérêts et les capitaux.

La nation déclare qu'elle regarde comme créanciers de l'Etat tous ceux qui justifieront avoir légalement contracté avec le clergé, et qui seront porteurs de contrats de rentes assignés sur lui : elle leur affecte et hypothèque, en conséquence, toutes les propriétés et revenus dont elle peut disposer, ainsi qu'elle le fait pour toutes ses autres dettes.

II. Les biens ecclésiastiques qui seront vendus et aliénés, en vertu des décrets des 19 décembre 1780 et 19 mars dernier, sont affranchis et libérés de toute hypothèque de la dette légale du clergé, dont ils étaient ci-devant grevés, et aucune opposition à la vente de ces biens ne pourra être admise de la part desdits créanciers.

III. Les assignats créés par les décrets des 19 et 21 décembre 1789, auront cours de monnaie entre toutes les personnes du royaume, et seront reçues comme espèces sonnantes dans toutes les caisses publiques et particulières.

IV. Au lieu de cinq pour cent d'intérêt par chaque année, qui leur étaient attribués, il ne leur sera plus alloué que trois pour cent, à compter du 15 avril de l'année présente, et les remboursements, au lieu d'être différés jusqu'aux époques mentionnées dans lesdits décret auront lieu successivement par la voie du sort, aussitôt qu'il y aura une somme d'un million réalisée en argent, sur les obligations données par les municipalités pour les biens qu'elles auront acquis, et en proportion des rentrées de la contribution patriotique des années 179 L et 1792. Si les paiements avaient été faits en assignats, ces assignats seraient brûlés publiquement, ainsi qu'il sera dit ci-après, et l'on tiendra seulement registre de leurs numéros.

V. Les assignats seront depuis 1.000 jusqu'à 200 liv. L'intérêt se comptera par jours : l'assignat de 1.000 liv. vaudra un sou huit deniers par chaque jour ; celui de 300 liv., 6 deniers ; celui de 200 liv., h deniers. Chaque mois comptera pour 30 jours.

VI. L'assignat vaudra chaque jour son principal, plus l'intérêt acquis, et on le prendra pour cette somme. Le dernier porteur recevra au bout de l'année le montant de l'intérêt qui sera payable à jour fixe par la caisse de l'extraordinaire, tant à Paris que dans les différentes villes du royaume.

VII. Pour éviter toute discussion dans les paiements, le débiteur sera toujours obligé de faire l'appoint, et par conséquent de se procurer le numéraire d'argent nécessaire pour solder exactement la somme dont il sera redevable.

VIII. Les assignats seront numérotés ; il sera fait mention en marge de l'intérêt journalier, et leur forme sera réglée de la manière la plus commode et la plus sûre pour la circulation, ainsi qu'il sera ordonné par l'Assemblée nationale.

IX. En attendant que la vente des biens domaniaux et ecclésiastiques, qui seront désignés, soit effectuée, leurs revenus seront versés sans délai dans la caisse de l'extraordinaire, pour être employés d'autant, et, déduction faite des charges, aux paiements des intérêts des assignats ; les obligations des municipalités pour les objets acquis y seront déposées également, et à mesure des rentrées des deniers, par les ventes que feront lesdites municipalités des susdits biens : ces deniers seront versés sans retard et sans exceptions, leur produit et celui des emprunts qu'elles devront faire, d'après les engagements qu'elles auront pris avec l'Assemblée nationale, ne pouvant être employés, sous aucun prétexte, qu'à l'acquittement des intérêts desdits assignats et à leur remboursement.

X. Les assignats emporteront avec eux hypothèque, privilège et délégation spéciale, tant sur le revenu que sur le prix desdits biens ; de sorte que l'acquéreur qui achètera des municipalités aura le droit d'exiger qu'il lui soit légalement prouvé que son paiement sert à diminuer d'autant les obligations municipales et à rembourser une somme égale d'assignats ; à cet effet les paiements seront versés à la caisse de l'extraordinaire, qui en donnera son reçu à valoir sur l'obligation de telle ou telle municipalité.

XI. Les 400 millions d'assignats seront employés, premièrement à l'échange des billets de la caisse d'escompte, jusqu'à concurrence des sommes qui lui sont dues par la nation, pour le montant des billets qu'elle a remis au trésor public, en vertu des décrets de l'Assemblée nationale.

Le surplus sera versé successivement au trésor public, tant pour éteindre les anticipations à leur échéance, que pour rapprocher d'un semestre les intérêts arriérés de la dette publique.

XII. Tous les porteurs de billets de la caisse d'escompte feront échanger ces billets contre des assignats de même somme, à la caisse de l'extraordinaire, avant le 15 juin prochain ; et à quelque époque qu'ils se présentent dans cet intervalle, l'assignat qu'ils recevront portera toujours intérêt à leur profit, à compter du 15 avril. Mais s'ils le présentaient après l'époque du 15 juin, il leur sera fait le décompte de leur intérêt à partir du 15 avril, jusqu'au jour où ils le présenteront.

XIII. L'intérêt attribué à la caisse d'escompte sur la totalité des assignats qui devaient lui être délivrés, cessera, à compter de ladite époque du 15 avril, et l'Etat se libérera totalement avec elle, par la simple restitution successive qui lui sera faite de ses billets jusqu'à concurrence de la somme fournie en ces billets.

XIV. Les assignats à cinq pour cent que la caisse d'escompte justifiera avoir négociés avant la date du présent décret n'auront pas cours de monnaie, mais seront acquittés exactement aux échéances. Quant à ceux qui se trouveront entre les mains des administrateurs de la caisse d'escompte, ils seront remis à la caisse de l'extraordinaire, pour être brûlés en présence des commissaires qui seront nommés par l'Assemblée nationale.

XV. Le renouvellement des anticipations sur les revenus ordinaires cessera entièrement du jour ou les assignats leur seront substitués ; et ceux-ci seront donnés en paiements aux porteurs desdites anticipations, à leur échéance.

XVI. Il sera présenté incessamment à l'Assemblée nationale, par le comité des finances, un plan de régime et d'administration de la caisse de l'extraordinaire, pour accélérer le présent décret.

 

Suivent quelques dispositions de moindre importance.

Révolution dans les idées, dans les mœurs, révolution dans les institutions, révolution dans la propriété, tout se tient, tout s'enchaîne : logique implacable !

Les assignats, écrit M. Mignet, qui étaient un moyen d'acquittement pour l'Etat, devinrent un gage pour les créanciers. Ceux-ci, en les recevant, n'étaient point tenus de se payer en terre de ce qu'ils avaient fourni en numéraire. Mais, tôt ou tard, les assignats devaient parvenir à des hommes disposés à les réaliser, et alors ils devaient être détruits en même temps que leur gage cessait. Afin qu'ils remplissent leur but, on exigea leur circulation forcée, afin qu'ils fussent solides ; on en limita la quantité à la valeur des biens qu'on mit en vente ; afin qu'ils ne tombassent point par un change trop subit, on leur fit porter intérêt ; l'Assemblée voulut leur donner, dès l'instant même de leur émission, toute la consistance d'une monnaie. Elle espère que le numéraire, enfoui par la dépense, reparaîtrait aussitôt, et que les assignats entreraient en concurrence avec lui. L'hypothèque les rendait aussi assurés et l'intérêt plus avantageux. Mais cet intérêt, qui avait de grands inconvénients, disparut à la seconde émission.

Les meilleures lois ne sont pas à l'abri de l'abus qu'on en peut faire.

Les assignats subirent dans la suite une dépréciation qui prit le caractère d'un désastre.

Mais cette dépréciation ne trouva pas une cause dans les défauts que présente, selon certains économiste, Je système du papier-monnaie.

Un papier représentant un gage certain, émis, dans la stricte limite de la valeur des biens qui le garantissent, pouvant défier toute contrefaçon, ayant un cours légal et forcé, offrirait certainement un avantage sur la monnaie d'or ou d'argent. Autant que ces métaux, l'assignat était signe et gage à la fois, et gage plus solide puisqu'il représentait un bienfonds, un bien indispensable.

Et puis n'était-ce pas une grande chose de mobiliser, de jeter dans la circulation une richesse immobilisée depuis des siècles. C'était doublement enrichir la nation que de diviser des biens laissés depuis si longtemps en une seule main, et d'en faciliter la vente en créant la valeur représentative des ces biens.

Les économistes ennemis du papier-monnaie n'ont pas assez présent à l'esprit cette idée qu'il faut qu'une nation soit deux fois riche pour avoir à la fois des valeurs métalliques représentatives, qui ne servent qu'à l'échange, et des valeurs réelles, marchandises ou biens fonds qui servent aux nécessités et au bien-être de la vie.

L'assignat émis dans des conditions normales est une monnaie supérieure à l'ot et à l'argent.

Il n'est pas plus responsable dés faux ou d'une émission exagérée que l'or n'est responsable du faux monnayage ou de l'altération de son titre.

Emettre du papier-monnaie au-delà de la valeur qui en assure le gage, c'est tout simplement faire de la fausse monnaie. Le système économique des assignats ne doit pas être accusé de ce fait !

Les abus sont du domaine de la puissance qui peut les commettre de toutes les façons ; ils sont surtout du domaine de la nécessité qui les rend quelquefois inévitables.

La masse de faux assignats que l'Angleterre jeta en France, l'émission exagérée qu'amenèrent les besoins du Trésor, par suite et du déficit laissé par la monarchie, et de celui ouvert par nos guerres contre l'Europe, tuèrent le papier-monnaie de la République. Mais toutes ces causes de dépréciation, produit d'une situation inouïe, sans exemple, ne sont pas la condamnation d'un système qui n'a pas encore été sérieusement expérimenté.

On a voulu assimiler les assignats aux bons de la banque de Law. Mais ceux-ci reposaient sur une valeur hypothétique, sur des mines à découvrir, et non sur une propriété positive, existante au moment de leur émission.

Un écrivain français a osé dire qu'il préférait aux assignats les écus rognés, la fausse monnaie du moyen-âge, qu'il eut mieux valu que la France fit banqueroute.

Honte et barbarie, voilà ce qu'il met au-dessus de cette mesure merveilleuse, de cette découverte inespérée qui permit en 1790 à l'Assemblée nationale de sauver la Révolution, et plus tard à la République de sauver notre territoire envahi par l'Europe coalisée.

Sous la Constituante, elle mit de l'or dans nos caisses vides.

Sous la Convention, elle mit le fer libérateur aux mains de nos soldats !

 

XIII

La discussion sur léchions ecclésiastiques fut marquée par un accident qui souleva dans l'Assemblée et au dehors di violents orages.

Un moine mystique, ardent patriote notant que fervent catholique, ce même religieux que le peintre David a mis au premier plan de son fameux tableau du serment du Jeu de Paume, voyait avec regret, les accusations que la droite portait contre les membres avancés de l'Assemblée nationale.

Pourtant, il voulut donner au peuple une preuve éclatante du respect et du dévouement que professait, selon lui, la gauche pour la religion catholique.

Le 12 avril, au milieu de débats que les prêtres et les nobles envenimaient pour effrayer les consciences, dom Gerle se leva ! On vous a dit qu'il y avait un parti pris dans les comités, exprimait-il, j'affirme que dans le comité ecclésiastique on n'en a pris aucun ; pour fermer la bouche à ceux qui calomnient l'Assemblée, en disant qu'elle ne veut pas de religion, et, pour tranquilliser ceux qui craignent qu'elle n'admette toutes les religions en France, il faut décréter que la religion catholique, apostolique et romaine est et demeurera la religion de la Nation, et que son culte sera le seul autorisé.

Motion imprudente.

Dom Gerle ne voyait pas que si elle était acceptée, elle tuait la Révolution.

La droite le comprit, aussi se jeta-t-elle sur cette motion comme sur une proie.

Ce n'était pas, du reste, la première fois que surgissait cette question pleine de tempêtes.

Charles Lameth mesura d'un coup d'œil la portée du coup qui menaçait la liberté. Le premier il s'élança à la tribune pour le parer. Il supplia l'Assemblée de ne pas quitter une question de finance pour une question de théologie. L'Assemblée, ajouta-t-il, qui prend toujours pour règle, dans ses décrets, la justice, la morale et les préceptes de l'Evangile, ne craindra pas d'être accusée de vouloir attaquer la religion.

L'évêque de Clermont, qui craint de voir enterrer l'incident dans la proclamation de l'ordre du jour, cherche immédiatement à passionner le débat en fanatisant la partie droite de l'Assemblée qui se lève et acclame la motion de dom Gerle.

Charles Lameth remonte à la tribune. Il voit la révolution en face d'un danger. A tout prix, il veut écarter le péril. Les paroles qu'il prononça sont remarquables, les voici :

A Dieu ne plaise que je vienne combattre une opinion et un sentiment qui sont dans le cœur de tous les membres de cette Assemblée. Je viens seulement proposer quelques réflexions sur les circonstances qu'on pourrait tirer de la motion qui a été proposée. Lorsque l'Assemblée s'occupe d'assurer le culte public, est-ce le moment de présenter une motion qui peut faire douter de ses sentiments religieux ? Ne les a-t-elle pas manifestés quand elle a pris pour base de tous ses décrets la morale de la religion ? Qu'a fait l'Assemblée nationale ? Elle a fondé la Constitution sur cette consolante égalité, si recommandée par l'Évangile ; elle a fondé la Constitution sur la fraternité et sur l'amour des hommes ; elle a, pour me servir des termes de l'Écriture, humilié les superbes ; elle a mis sous sa protection les faibles et le peuple, dont les droits étaient méconnus ; elle a enfin réalisé, pour le bonheur des hommes, ces paroles de Jésus-Christ lui-même, quand il dit : Les premiers deviendront les derniers, les derniers deviendront les premiers. Elle les a réalisées ; car certainement les personnes qui occupaient le premier rang dans la société, qui possédaient les premiers emplois, ne les posséderont plus. Vous verrez, dans les assemblées populaires, si l'opulence obtiendra les suffrages du peuple.

Je me croyais obligé de développer ces idées, pour vous prouver que la motion est inutile par rapport au peuple ; mais je voudrais que ceux qui montrent tant de zèle pour la religion en montrassent autant pour arrêter ce débordement de livres impies, où l'on attaque tout à la fois la religion sainte et la liberté sacrée. On a publié, dans la quinzaine de Pâques, un libelle infâme que j'ose à peine nommer ; il est intitulé : La Passion de Louis XVI. La motion proposée était dangereuse. Dans ce moment, on nous instruit de toutes parts des efforts des ennemis publics. On nous apprend qu'à Lille les soldats sont armés contre les citoyens ; que dans quelques provinces on veut armer les citoyens contre les protestants. Vous savez combien on a abusé de vos décrets, en les altérant ; et vous ne craindriez pas que dans les provinces, que dans le Languedoc notamment, où on a tenté une guerre de religion, l'on renouvelât cet abus funeste ? N'est-il donc pas dangereux de décréter quelque chose sur cette motion ? Alors on paraîtrait s'autoriser, même de l'Assemblée nationale et au lieu de porter la lumière à nos frères, nous porterions le glaive dans leur sein, au nom et de la part de Dieu. Craignons de voir la religion invoquée par le fanatisme, et trahie par ceux qui la professent ; je vous supplie de ne pas rendre un décret qui peut la compromettre, au lieu de propager ses succès dans tout l'univers, comme vos décrets propagent ceux de la liberté. En ajournant, vous déjouerez les ennemis qui attendent le décret, pour s'en servir contre le peuple et contre la religion même. Pour vous convaincre du danger d'adopter cette motion dans les circonstances actuelles, je ne dirai plus qu'un mot ; c'est dans un moment pareil qu'elle a déjà été faite ; c'est quand l'opinion se formait sur une matière qui intéressait les ecclésiastiques que le clergé en corps a appelé le fanatisme à la défense des abus.

 

Mirabeau veut, à son tour, entrer en lice. Les membres fanatiques de l'Assemblée couvrent sa parole par leurs cris tumultueux.

Vingt orateurs sont inscrits pour prendre part au débat.

Tous les partis sentent qu'ils ont besoin de préparer la victoire.

La discussion est renvoyée au lendemain.

La nuit va s'ouvrir sur les menées, sur les intrigues, sur les complots de la noblesse et du clergé !

La Révolution ne s'endormait pas non plus.

Louis Blanc a tracé un curieux tableau de cet entr'acte politique.

La nuit appartient tout entière, écrit-il, aux allées et aux venues, aux intrigues, aux préparatifs de la bataille pour le lendemain. Les patriotes, assemblés aux Jacobins, grondèrent dom Gerle de sa motion irréfléchie et lui firent promettre de la retirer ; de leurs côtés les évêques et les nobles se réunirent encouragés, excités, enivrés de colère par l'abbé Maury. Quoique la séance du 12 avril n'eût pas tourné au gré de ses désirs, il affectait une confiance arrogante. On assurait qu'en sortant de l'Assemblée ; il avait dit sur la terrasse des Tuileries : Cette fois, ils ne peuvent nous échapper ; cette motion de dom Gerle, est une mèche allumée sur un baril de poudre. Quoiqu'il en soit, ne renonçant pas à la victoire et dirigés par Maury, par Cazalès, par Montlosier, parle vicomte de Mirabeau, que charmait cette occasion d'être en délire, les évêques et les nobles allèrent tenir séance aux Capucins de la rue Saint-Honoré. Là il fut convenu que si la motion de dom Gerle était rejetée, ils sortiraient au même instant de la salle, traverseraient en corps les Tuileries et porteraient au Roi une protestation. Il était facile de prévoir que, devant un tel éclat, le pauvre Louis XVI reculerait épouvanté. Maury, dont l'audace se plaisait à cette supposition même, déclara que dans cette hypothèse, on écrirait aux provinces par quel faible prince la France était gouvernée ; et, pour donner à la démarche projetée plus d'importance, une importance sinistre, on décida qu'on se rendrait à la séance en habit noir, l'épée au côté. Mais les patriotes, par quatre d'entre eux, qu'un capucin avait introduit secrètement dans le corps ennemi, ne tardèrent pas à être informés de tout.

Le lendemain, la Chronique de Paris sonna l'alarme et cette provocante nouvelle : Assemblée des aristocrates, complot découvert, se répandit, grâce aux colporteurs, d'un bout de la ville à l'autre. Les cafés du Palais-Royal se remplirent alors d'une foule menaçante, et les faubourgs s'agitèrent. La délibération ne sera-t-elle pas troublée ? N'insultera-t-on pas certains membres ?... c'est ce que croyaient ceux de la commune. Lafayette fit doubler tous les postes et entourer la salle de soldats. On devine combien devait être frémissante la curiosité du public. Les galériens ployaient sous le poids des spectateurs.

 

Telle était la situation des esprits lorsque la discussion se rouvrit le 13.

Bouchotte est le premier à la tribune et déclare que voter la motion de dom Gale, c'est anéantir la plupart des propositions libérales décrétées par l'Assemblée, relativement aux ecclésiastiques.

Menou, à son tour, discute la question de la liberté de conscience, et fait envisager à l'Assemblée tous les maux renfermés dans le décret qu'on lui veut faire rendre.

Ma conscience et mon opinion, dit-il, appartiennent à moi seul, je n'en dois compte à personne ; je ne dois troubler les opinions religieuses de personne ; personne ne doit troubler les miennes. Pourquoi donc ferais-je de mes opinions des opinions dominantes ? Un autre ne pourrait-il pas me dire alors, je veux aussi que les miennes soient dominantes ; et si tous deux nous mettions la même opiniâtreté à défendre notre manière de penser, n'en résulterait-il pas la mort de l'un de nous deux, peut-être celle de tous deux ? Ici, messieurs, je vous prie d'observer que les querelles des individus peuvent devenir des querelles nationales, et vous sentez les conséquences terribles de ces querelles privées. Il ne peut donc y avoir de religion dominante. Ouvrez les annales, vous verrez de quels malheurs les guerres de religion ont été la source ; ou plutôt jetez un voile sur cette partie déshonorante de votre histoire. Voudriez-vous que l'Assemblée nationale devînt l'instrument des malheurs du peuple ? Ministres de la religion, rendus à vous-mêmes, à vos fonctions, cherchez, par vos exemples, à faire chérir une loi pour la gloire de laquelle toutes les lois humaines ne peuvent rien. Dieu lui-même n'a-t-il pas dit que la religion embrasserait toutes les parties du monde ; que les portes de l'enfer ne pourraient rien contre elle ? Eh ! vous croiriez, par un misérable décret, confirmer ces paroles du créateur du monde. Votre respect pour la religion est prouvé par le zèle que vous mettez à régler, à pourvoir aux dépenses de son culte. N'allez donc pas mettre les armes dans la main de Dieu. Si l'Assemblée nationale rendait le décret qu'on sollicite d'elle, et auquel j'adhérerais, parce que la loi de la majorité fait ma loi ; mais je rends ceux qui auraient voté pour ce décret responsables de tous les malheurs qu'il pourrait occasionner.

Menou termine son discours en proposant l'ordre du jour.

Ces paroles couvertes par les applaudissements de la majorité de l'Assemblée, excitent les fureurs de la partie fanatique.

Dom Gerle qui s'aperçoit enfin du pas de clerc qu'on lui a fait faire, retire sa motion et déclare se ranger à l'avis du baron de Menou.

Mais cette déclaration ne fait pas l'affaire du clergé.

Il crie, il pleure, il menace ; stériles fureurs ; l'Assemblée refuse d'écouter les orateurs passionnés de la droite.

Le duc de Larochefoucault modifie la proposition du baron de Menou, et l'Assemblée paraît vouloir l'adopter. Mais la droite ne désespère pas encore de la victoire ; elle se cramponne à la lutte. Maury, Foucault, Montlosier, le vicomte de Mirabeau font des efforts inouïs pour prolonger la discussion. D'Esprémesnil accuse l'Assemblée d'hypocrisie et la compare aux Juifs qui saluaient roi Jésus-Christ au moment où ils vouaient le crucifier.

L'évêque de Clermont s'oublie jusqu'à menacer Mirabeau.

Il lui apprendra, dit-il, en le désignant du geste, le respect qu'il doit aux membres de l'Assemblée.

On le rappelle à l'ordre ; il s'en réjouit. Impudence et délire ! ces prêtres se croyaient tout permis.

Ils épuiseront tous les moyens pour triompher. D'Estourmel invoque l'histoire et somme l'Assemblée de respecter les traités signés par Louis XIV.

Parler du roi des dragonnades au milieu d'un débat religieux ! La citation était au moins imprudente.

Il n'y a aucun doute, s'écrie Mirabeau, que sous un règne signalé par la révocation de l'édit de Nantes, et que je ne qualifierai pas, on ait consacré toutes sortes d'intolérances ; mais puisqu'on se permet des citations historiques dans cette matière, je vous supplierai de ne pas oublier que d'ici, de cette tribune où je vous parle, on aperçoit la fenêtre d'où la main d'un monarque français, armée contre ses sujets par d'exécrables factieux qui mêlaient des intérêts temporels aux intérêts sacrés de la religion, tira l'arquebuse qui fut le signal.de la Saint-Barthélemy. Je n'en dis pas davantage : il n'y a pas lieu à délibérer.

Le coup de grâce était porté.

C'est en vain que l'abbé Maury essaiera de parer ce coup. Il faut abandonner la victoire. Il s'attache avec acharnement à la tribune. L'Assemblée ne l'écoute plus, et l'amendement suivant du duc de Larochefoucault est adopté à une grande majorité :

L'Assemblée nationale, considérant qu'elle n'a, ni ne peut avoir aucun pouvoir à exercer sur les consciences et sur les opinions religieuses ; que la majesté de la religion et le respect profond qui lui est dû ne permettent pas qu'elle devienne l'objet d'une délibération ; considérant que l'attachement de l'Assemblée nationale au culte catholique, apostolique et romain, ne saurait être mis en doute dans le moment même où ce culte seul va être mis par elle à la première classe des dépenses publiques, et où, par un mouvement unanime, elle a prouvé son respect de la seule manière qui pouvait convenir au caractère de l'Assemblée nationale, a décrété et décrète qu'elle ne peut ni ne doit délibérer sur la motion proposée, et qu'elle va reprendre l'ordre du jour sur les biens ecclésiastiques.

 

Cette défaite du parti réactionnaire fut saluée au dehors par des cris enthousiastes. Mais si les députés de la gauche, si Lafayette furent accueillis à l'issue de la séance, par les ovations de la foule, les membres de la droite, Maury, Cazalès, le vicomte de Mirabeau furent poursuivis de sifflets et de huées.

Ce dernier dut se faire jour à travers la multitude, l'épée à la main et faillit être massacré pour avoir blessé un homme du peuple.

L'abbé Maury poursuivi par le cri : à la lanterne ! dut endosser l'uniforme d'un garde national et put, grâce à ce déguisement, échapper au ressentiment de la foule.

La réaction n'épargnait pas les violences ; le peuple naissait à la liberté, à la vie publique ; ne nous étonnons pas de ces explosions tumultueuses qui ont toutes leur cause dans la nouveauté de la situation et dans les excitations des adversaires de la foule.