HISTOIRE DES JACOBINS

 

LIVRE CINQUIÈME.

 

 

Agitation de Paris pour la question du veto. — Troubles au Palais-Royal. — Mesures arbitraires de Lafayette. — Intrigues de la cour. — Complot divulgué. — Le peuple se prépare à la résistance. — Repas des gardes du corps à Versailles. — La cocarde tricolore foulée aux pieds. — Nuit du 4 octobre. — Journée du 5. — Les femmes envahissent l'Hôtel de ville. — Maillard se met à leur tête et les conduit à Versailles. — Hésitation de Lafayette. — Ordre du maire de Paris. — Lafayette à la tête du peuple se rend à Versailles. —Les femmes devant l'Assemblée, — Maillard expose la situation de Paris. — Attitude hostile du président Mounier. — L'Assemblée décrète que l'on ira chez le roi. — Émotion de Louison Chabry. — Fureur des femmes. — Indécision de la cour. — Attaque du château par le peuple et défense des gardes du corps. — Effroi de la reine. — Le roi prisonnier. — Réconciliation du roi avec son peuple. Retour à Paris. — Nouvelle émigration. — Les biens du clergé. — Nécessité de secourir le peuple.

 

I

La question du veto avait fort agile Paris. Si le veto triomphait, c'était en effet l'anéantissement de la souveraineté du peuple. C'était un impôt, et le plus funeste de tous ; il livrait à la volonté d'un seul, non pas seulement l'argent du peuple, mais son sang et sa vie, dit un historien, qui se faisant l'écho d'un homme du peuple ajoute : Le roi dit ; répands ta soupe, et il faut que tu la répandes. C'était bien cela en effet, et le comte de Virieu ne prévoyait pas qu'un jour le monde, parvenu à l'âge de raison, mettrait fort au-dessus des savants sophistes, partisans du veto, cette vive image, cette saillie à la fois si originale et si profonde du bon sens populaire.

Ce fut surtout au Palais-Royal que la plus grande agitation se produisit. Ce jardin n'était pas alors ce que nous le voyons aujourd'hui. Le duc d'Orléans, en 1788, y avait fait construire une enceinte revêtue d'un treillage, couronnée d'une terrasse et ayant la forme d'un immense bosquet orné de fleurs et rafraîchi par des eaux jaillissantes. C'était dans ce jardin, bordé par des galeries dans lesquelles se pressait une foule compacte et élégante, que les hommes les plus dévoués à la Révolution se réunissaient. Le café de Foy surtout était le rendez-vous des principaux ; c'était là que se retrouvaient Camille Desmoulins, le baron de Tinstot, Loustalot, le marquis de Saint-Huruge.

D'autres groupes se formaient d'un bout à l'autre du jardin, et d'écho en écho les propositions qui étaient faites au Palais-Royal se répandaient bientôt dans tout Paris :

Je sais que la promenade du Palais-Royal est étrangement mêlée, que des filous y usent fréquemment de la liberté de la presse, et que maint zélé patriote a perdu plus d'un mouchoir dans la chaleur de l'émotion, dit Camille Desmoulins dans son discours de la Lanterne. Cela ne m'empêche pas de rendre un témoignage honorable aux promeneurs du lycée et du portique.

C'est du Palais-Royal que sont partis les généreux citoyens qui ont arraché des prisons de l'Abbaye les gardes françaises détenus ou présumés tels pour la bonne cause. C'est du Palais-Royal que sont partis les ordres de fermer les théâtres et de prendre le deuil du 12 juillet. C'est au Palais-Royal que le même jour, on a crié aux armes et pris la cocarde nationale. C'est le Palais-Royal qui, depuis six mois, a inondé la France de toutes ces brochures qui ont rendu tout le monde, et le soldat même, philosophe. C'est au Palais-Royal que les patriotes, dansant en rond avec la cavalerie, les dragons, les chauffeurs, les Suisses, les canonniers, les embrassant, les enivrant, prodiguant l'or pour les faire boire à la santé de la nation, ont gagné toute l'armée, et déjoué les projets infernaux des véritables Catilina.

 

II

C'était le 30 août, un dimanche. La foule envahissait le Palais-Royal, et dans cette foule il fut décidé qu'on irait à Versailles visiter l'Assemblée et lui déclarer que le peuple n'acceptait pas le veto.

Le soir même, quelques centaines d'hommes se mirent en marche, ayant à leur tête le marquis de Saint-Huruge. Malgré son titre de marquis, celui-ci était un ennemi juré de l'ancien régime. Marié à une jolie femme, puissante à la cour, il s'était vu, en 1787, chassé de France, jeté en Angleterre sans forces et sans moyens d'action contre la femme qui le jouait et la cour qui la protégeait. La Révolution lui avait permis de rentrer en France ; mais il y était revenu avec la rage dans le cœur et une haine invétérée contre la noblesse. Homme de peu de portée, il était fait néanmoins pour commander à la foule. Doué d'une force corporelle peu commune et d'une voix de stentor, il avait une tête énorme sur un corps trapu et savait s'imposer et prendre le ton du commandement. Aux Champs-Elysées, des gardes nationaux, envoyés par Lafayette, lui barrèrent le passage et le forcèrent de revenir sur ses pas.

Le lundi matin, 31 août, un jeune homme, Loustalot, harangua la foule au Palais-Royal ; il démontra que le remède n'était pas d'aller à Versailles, mais de se présenter à l'Hôtel de Ville, d'obtenir la convocation des districts et, dans ces assemblées, de poser ces trois questions :

1° Paris croit-il que le roi ait le droit d'empêcher ?

2° Paris convoque-t-il ou révoque-t-il ses députés ?

3° Si l'on nomme des députés, auront-ils un mandat spécial pour refuser le veto ?

4° Si l'on confirme les anciens, ne peut-on obtenir de l'Assemblée qu'elle ajourne la discussion ?

 

Cette mesure, si révolutionnaire qu'elle pût paraître, répondait si bien aux besoins du moment, qu'un membre de l'Assemblée la reproduisit quelque temps après. Elle n'en fut pas moins très-mal reçue, et la députation du Palais-Royal très-mal accueillie par l'Hôtel de ville. Une lettre, adressée au président et signée Saint-Huruge, compromit celui-ci qui fut arrêté. 11 nia être l'auteur du délit, mais on le garda prisonnier.

L'autorité municipale défendit les réunions du Palais-Royal, et le café de Foy fut fermé.

Lafayette était l'auteur de ces mesures arbitraires : Républicain de cœur, toute sa vie il rêva la république, et servit la royauté, dit Michelet. Une royauté démocratique ou démocratie royale, lui apparaissait comme une transition nécessaire. Pour en revenir, il ne lui fallut pas moins de deux expériences. La cour amusait Necker et l'Assemblée ; elle ne trompait pas Lafayette. Pourtant il la servait, il lui contenait Paris. L'aurore des premières violences populaires, du sang versé, le faisait reculer devant l'idée d'un nouveau 14 juillet. Mais la guerre civile que la cour préparait eût-elle coûté moins de sang ?

La guerre civile n'attendait plus que l'heure d'éclater. On devait mener le roi à Metz, s'emparer de Montargis, faire cerner Paris par dix-huit régiments, lui faire rendre gorge par la famine ; le baron de Vioménil, homme d'exécution, gagné à la cour, devait diriger l'opération ; le baron de Breteuil, de concert avec l'ambassadeur d'Autriche, conduire les mousquetaires et les gendarmes de la maison du roi sur Versailles. Pendant que le peuple faisait des cocardes au Palais-Royal, on voit que la cour ne s'endormait pas. Malheur alors à la réaction ! On mitraillait Paris, on massacrait tous les patriotes, on ramenait le régime féodal dans toute sa barbarie, on voyait reparaître les supplices de l'inquisition, toutes les tortures du moyen âge ; la noblesse, le clergé, le roi, la reine, tous prenaient leur revanche ; le peuple écrasé, mutilé, bâillonné, recommençait, plusieurs siècles peut-être encore, à creuser la terre avec ses ongles et à courber le dos sous le fouet du maître !

 

III

Du 13 au 16, le mystère fut dévoilé ; mais la cour, qui se croyait forte, n'abandonna point pour cela ses projets. Une seule chose l'avait inquiétée d'abord : ce n'était point le peuple, mais l'argent. Elle était rassurée. Un pacte avait été fait avec le clergé, qui s'était engagé à procurer au roi toutes les sommes qui lui seraient nécessaires. La reine avait fait le calcul. Elle pouvait être sûre déjà de quinze cent mille francs par mois. Qu'on songe un instant que le peuple de Paris mourait littéralement de faim, et qu'on ose l'accuser si à une certaine heure il oublia que l'homme est plus grand par la clémence que par de terribles représailles !

M. de Lafayette, qui se croyait fort, trop fort, dit Michelet, voulait d'une part contenir la cour en lui faisant peur de Paris, et d'autre part contenir Paris, en réprimer l'agitation par ses gardes nationales. Il usait, abusait de leur zèle, pour faire taire les colporteurs, imposer silence au Palais-Royal, empêcher les attroupements ; il faisait une petite guerre de police, de vexations, à une foule soulevée par les craintes qu'il avait lui-même ; il connaissait le complot, et il dissipait, arrêtait ceux qui parlaient du complot. Il fit si bien, qu'il créa la plus funeste opposition entre la garde nationale et le peuple. On commença à remarquer que les chefs, les officiers étaient des nobles, des riches, des gens considérables. Les gardes nationaux en général, réduits en nombre, fiers de leurs uniformes, de leurs armes nouvelles pour eux, apparurent au peuple comme une aristocratie. Bourgeois, marchands, ils souffraient beaucoup du trouble, ne recevaient rien de leurs biens ruraux, ne gagnaient rien ; ils étaient chaque jour appelés, fatigués et surmenés ; chaque jour ils voulaient en finir, et ils témoignaient leur impatience par quelque acte de brutalité qui mettait la foule contre eux.

 

Le peuple ne savait plus que penser, il accusait la garde nationale, il accusait Lafayette. Personne n'était réellement coupable que la cour, qui appelait tous les jours à Versailles de nouveaux régiments et une foule d'officiers de tous grades, qui semblaient venir d'avance occuper un poste et se préparer à une bataille.

L'amiral d'Estaing, attaché au roi par les liens du passé, mais comprenant la Révolution, et voulant concilier le sentiment de son cœur avec celui de sa raison, écrivit à Marie-Antoinette qu'il connaissait les projets de la cour et qu'il les condamnait. La reine ne répondit même pas, ou pour réponse, elle fit doubler les gardes du corps et y adjoignit un détachement de dragons et de chasseurs.

Le peuple s'émut tout à fait, il comprit qu'on allait le traquer comme une bête fauve et se prépara à la résistance. L'Assemblée discutait, le roi se taisait, la reine manœuvrait, un cordon de troupes serrait Paris, une journée de plus peut-être, et c'en était fait d'une population courageuse et dévouée : de Paris il ne resterait plus que des maisons, et dans ces maisons des femmes, des enfants, des vieillards, des soldats et des courtisanes. C'est alors que les districts se partagèrent les poudres arrivées d'Essonne, et qu'ils s'emparèrent d'une quantité de fusils déposés au bureau militaire de la ville. Le peuple voulut des canons et les choisit à l'Arsenal ; chaque district prit deux fortes pièces et un grand nombre de petites. Toute cette artillerie fut transportée au bruit des tambours et à travers des flots de citoyens.

Tous les ateliers de la ville, depuis trois semaines, semblaient métamorphosés en autant d'arsenaux ; on n'y forgeait que des glaives ; les armuriers travaillaient tous les fusils, et raccommodaient les armes des citoyens ; les comités]des districts veillaient à la confection de tout ce qui pouvait servir à armer les citoyens.

La capitale offrait déjà une milice de trente mille hommes ; elle devait avoir, dans le courant de ce mois, cent mille fusils pour armer autant de citoyens ; ajoutez à cela au moins trente mille piques ou lances, dont l'aspect seul, étrange et sauvage, pouvait épouvanter les plus intrépides guerriers ; deux cent cinquante bouches à feu, et la justice de notre cause ; car, dans une pareille situation, les forces morales doublent la valeur des forces matérielles.

Cent cavaliers du régiment de Royal-Cravate, un de ceux qui composaient l'armée de Broglie, et qui, depuis le mois d'avril, était cantonné à l'Arsenal, mais qui avait quitté Paris au moment de la révolution, arrivèrent avec armes et bagages, et vinrent offrir leurs services à la nation.

Un détachement de Royal-Bourgogne, que nous avions déjà reçu parmi nous, commençait à former un régiment de cavalerie, qui devait bientôt être uni à la garde nationale, et faire le service à cheval avec quelques dragons qui avaient aussi abandonné leurs drapeaux pour venir défendre la patrie.

Qu'on ne s'étonne pas de voir un peuple veillant à sa propre conservation et organisant lui-même sa défense. Le roi n'était plus alors le chef de la nation, mais un ennemi retranché dans son sein et à la veille de lui déclarer la guerre. Ce roi, qui avait perdu beaucoup à l'émancipation du peuple, montrait par son caractère hostile et les menées souterraines de la cour, qu'il était de nature à vouloir ressaisir ses privilèges et sa puissance évanouis. Il ne pouvait évidemment réussir que par des moyens violents, il était donc tout naturel que la nation prît ses précautions et veillât à son propre salut.

Ce n'était plus un peuple qui se révoltait contre son roi, c'était toute une nation qui se mettait en garde contre les oppresseurs et prenait la résolution de se gouverner elle-même.

 

IV

Ce fut cependant la cour qui donna, cette fois encore, le signal de nouveaux désordres.

Depuis quelques jours la réaction relève une tête plus superbe. On rencontre des cocardes noires et des uniformes dans les rues fréquentées par l'aristocratie. Le régiment de Flandre, nouvellement appelé, est reçu au château, fêté, caressé ; les soldats sont admis au jeu de la reine. Le tu octobre, un grand repas est donné aux officiers du régiment de Flandre, des gardes suisses, de la prévôté, de la maréchaussée, des cent-suisses, de l'état-major, des dragons de Montmorency au nom des gardes du corps. On fait plus : quelques officiers de la garde nationale de Versailles sont invités.

Ce repas de corps pouvait se donner dans l'orangerie ou dans quelque autre salle du château. Le roi fait ouvrir la magnifique salle de théâtre, qui n'avait point été ouverte depuis la visite de l'empereur Joseph II. Une table en fer à cheval, somptueusement servie, réunit plus de trois cents convives. Les tribunes ont été réservées pour la noblesse : des courtisans chamarrés d'or, des femmes couvertes de diamants s'y pressent et applaudissent des mains à la gaieté des officiers. La salle est éclatante de lumières, des fleurs y prodiguent leurs parfums, la musique des gardes et celle du régiment de Flandre y exécutent des morceaux d'opéra et entonnent des hymnes de guerre.

Les peintures, l'or des bas-reliefs, les statues de marbre, les colonnes de porphyre, le luxe des glaces, les brillants uniformes, les femmes splendides de beauté, les fleurs, les milliers de bougies, tout cela n'est rien ; les vins pétillent et coulent à flots dans les coupes de cristal, les visages s'animent, les physionomies parlent, les têtes se perdent : c'est une gaieté folle, c'est de l'ivresse, du délire. tous ces hommes se croient rejetés un siècle en arrière. Un toast est porté au roi, à la reine, à toute la famille royale. Une voix égarée parle d'un toast à la nation. on rit, on raille, et des épées menaçantes sortent du fourreau à ce seul nom évoqué. Il s'agit bien, du reste, d'une nation alors épuisée par la famine ! Ils sont là trois cents officiers qui la mettront demain à la raison. La musique des gardes du corps se fait de nouveau entendre. Le délire n'a plus de bornes. Chaque convive accompagne les airs de Grétry : Ô Richard ! ô mon roi, t'univers t'abandonne ! Cette phrase s'échappe de toutes les lèvres et électrise toute la salle. Les portes s'ouvrent, on fait silence : c'est le roi, c'est la reine. Louis XVI est en habit de chasse ; la reine en robe bleue et or, son visage est rayonnant de joie, elle porte dans ses bras son enfant. Derrière elle suivent madame Élisabeth et Madame royale, depuis duchesse d'Angoulême.

A cette vue l'ivresse redouble : c'est une femme, c'est une mère, c'est une reine ; elle soutient d'une main chancelante un trône qui s'ébranle et porte de l'autre l'avenir de la royauté. Cette femme a pour elle tous les prestiges ; elle le sait et se flatte du triomphe.

Elle tombera un jour, mais sa chute fera d'elle une martyre, et, alors que tout devrait se réunir pour accuser cette fille de Marie-Thérèse, qui complota la ruine de la France, tous les cœurs semblent encore la plaindre, tant est grand, en effet, le prestige de la femme et de la mère !

L'épée nue d'une main, le verre de l'autre, on présente la santé au roi. La reine fait le tour des tables et adresse à chacun un salut protecteur et un sourire complaisant, l'orchestre joue : Peut-on affliger ce qu'on aime. Des larmes d'attendrissement coulent. La cocarde tricolore est foulée aux pieds : les uns arborent la cocarde blanche, celle du-roi ; les autres la cocarde noire, celle de la reine, mais celle aussi de l'Autriche, la plus terrible ennemie de la France, alors, depuis, toujours !

Le roi se retire. On joue la marche des Hullans. On sonne la charge ; les hommes sont ivres, ils sont fous : les loges sont escaladées, c'est un siège qu'ils exécutent dans leur rêve insensé, celui de Paris peut-être !

Bientôt il faut de l'air à ces têtes égarées, la salle est trop petite pour contenir tant d'ivresse, les portes sont ouvertes, l'orgie va s'ébattre au dehors. La cour de marbre est illuminée ; les femmes sont au balcon coupant des rubans de leur robe, les arrachant de leurs cheveux, les distribuant aux soldats : Prenez, disent-elles, cette cocarde, c'est la bonne. Elles exigent de ces nouveaux chevaliers le serment de fidélité ; à ce titre, ceux-ci obtiennent la faveur de leur baiser la main. Jeunes filles innocentes, semant, sans le savoir et d'une main imprudente, le germes de la guerre civile ; et femmes coquettes et perfides, méditant la mort du peuple qu'elles redoutent, mais dont elles ne connaissent ni les amères tendresses, ni les douloureuses mélancolies.

Le lendemain, les mêmes scandales se renouvelèrent, un nouveau déjeuner eut lieu où la reine ne craignit pas de se montrer et de se déclarer satisfaite de la journée de la veille.

Mais la nouvelle de l'orgie se répand à Paris et fait pâlir les citoyens, dit Esquiros ; Marat vole à Versailles, revient comme l'éclair ; fait lui seul autant de bruit que les quatre trompettes du Jugement dernier, et crie : Ô morts, levez-vous ! Danton, de son côté, sonne le tocsin aux Cordeliers, Camille agite la crécelle.

La fermentation s'accroît d'heure en heure. Le bateau qui apportait les farines des moulins de Corbeil, arrivait matin et soir dans le commencement de la Révolution, il n'est arrivé dans la suite qu'une fois par jour, puis il n'arrive plus que du matin au lendemain soir. Ces retards semblent présager le moment où il ne viendra plus du tout, Ne serait-il pas temps de prévenir les projets sinistres de l'ennemi, et de commencer l'attaque ? Dans ces conjonctures difficiles, les femmes (c'est-à-dire l'initiative) se chargent du salut de la patrie. Ève ne délibère pas ; elle cueille !

 

V

Dans la nuit du 4, et malgré les efforts de la garde nationale, des attroupements nombreux s'étaient formés sur tous les points de Paris, Dès le 5, au matin, les femmes se pressaient aux portes des boulangers, Il y avait alors une quantité de femmes dans Paria qui n'avaient pas mangé depuis trente heures. Le fait est irrécusable. Cependant la réponse des boulangers fut celle-ci : Pas de pain ! Des femmes pleurèrent, s'arrachèrent les cheveux de désespoir : Et nos enfants ! s'écrièrent-elles ; qui les nourrira ? La femme, c'est une grande créature quand elle est aux prises avec le besoin : aucune ne pensa pour elle ; mais l'idée que l'enfant qui jeûnait depuis la veille allait encore jeûner cc jour-là, les révolta. Si quelques-unes pleuraient, d'autres s'indignaient : A Versailles ! à Versailles ! crièrent elles. Une jeune fille s'empara d'un tambour et parcourut les rues en battant la générale. Une femme, âgée de trente-six ans, paraissant appartenir plus à la bourgeoisie qu'au peuple, court du quartier Saint-Denis au Palais-Royal, traverse la foule, se fait écouler d'elle et jette l'exaltation dans les cœurs. Bientôt un groupe nombreux se forme et marche sur Versailles. Elles sont cinq cents, elles sont deux mille, elles sont cinq mille, elles arriveront dix mille.

Déjà elles ont essayé d'attaquer l'Hôtel de ville. Un homme énergique s'est placé devant elles et a empêché de nouveaux malheurs. C'est Stanislas Maillard, un des vainqueurs de la Bastille. Elles l'écoutent et l'acceptent pour chef. Beaucoup sont armées ; elles traînent deux pièces de canon ; plusieurs sont à cheval ; d'autres tiennent dans leurs mains fiévreuses des torches allumées. Il y a des femmes de toutes les conditions dans cette foule, et, au milieu de figures hâves, amaigries par la misère, assombries par la douleur, quelques visages enthousiastes, des enfants, des têtes candides de seize ans, rayonnant d'ivresse et respirant la liberté. C'est : Louison Chabry, la jolie bouquetière du Palais-Royal, que les femmes mettent à leur tête ; c'est Rose Lacombe, actrice qui descend des tréteaux dans la rue et veut un rôle dans le grand drame qui se prépare ; c'est Théroigne de Méricourt, assise sur l'affût d'un canon, et qui prophétise la ruine des ennemis de la nation : Le peuple a le bras levé, s'écrié-t-elle, malheur à ceux sur qui tombera sa colère !

C'est de l'exaltation, du délire, du fanatisme, mais c'est aussi de l'enthousiasme ; tout cela a une cause, une raison d'être ; l'orgie de Versailles a semé la terreur dans le cœur du peuple : Les hommes ne vont pas assez vite, disent les femmes, faisons nous-mêmes la besogne, sachons à quoi nous en tenir, voyons le roi.

Dans une halte aux Champs-Elysées, Maillard conseille d'abandonner les armes, et les femmes obéissent. Lafayette arrive trop tard à l'Hôtel de Ville et ne sait quel parti prendre : Menez-nous à Versailles ! lui crient les gardes françaises. Mon général, lui dit l'un d'eux, nous sommes députés vers vous par les six compagnies de grenadiers ; nous ne vous croyons pas un traître, mais il nous semble que le gouvernement trahit la nation. Il est temps que tout ceci finisse ; nous ne pouvons tourner nos baïonnettes contre des femmes qui nous demandent du pain. Le comité des subsistances malverse ou est incapable d'administrer son département ; dans les deux cas, il faut changer. Le peuple est malheureux ; la source du mal est à Versailles, il faut aller chercher le roi et l'amener à Paris ; il faut exterminer le régiment de Flandre et les gardes du corps, qui ont osé fouler aux pieds la cocarde nationale. Si le roi est trop faible pour porter la couronne, qu'il la dépose ; nous couronnerons son fils ; on nommera un conseil de régence, et tout ira mieux.

A ces paroles, Lafayette pâlit ; il n'ose encore prendre un parti et essaye de rentrer à l'Hôtel de ville. On le retient par la bride de son cheval, on lui crie : A Versailles ! Bailly lui-même est environné, conjuré parles uns, menacé par les autres, on veut qu'il ordonne à Lafayette de conduire le peuple à Versailles. Bailly, jugeant alors toute résistance inutile, écrivit : Vu les circonstances et le désir du peuple, et sur la représentation de M. le commandant général, disant qu'il est impossible de s'y refuser, la commune autorise M. le commandant, et même lui ordonne de se rendre à Versailles. Quatre commissaires sont nommés pour accompagner le général. Des cris de joie retentissent ; garde nationale, artisans de toutes les professions se mettent en marche au son du tambour, et Lafayette, faisant bonne contenance, prend la tête de ce nouveau cortège, qu'il semble diriger et dont il subit les lois.

 

VI

Cependant les femmes étaient déjà loin, et aucun pillage n'avait marqué la trace de leur passage. Au Cours, un homme en habit noir est rencontré. Le peuple est devenu défiant, il voit un ennemi partout, des espions dans tous les hommes. Qu'allez-vous faire à Versailles dans un pareil moment ? dit-on à celui-ci. — Je suis député de Bretagne. — Votre nom ?Le Chapelier. A ce nom du député qui avait présidé l'Assemblée nationale dans la nuit du 4 août, des vivats se font entendre. Des hommes se détachent du cortège et montent devant et derrière sa voiture pour l'escorter. Aux portes de Versailles le peuple accourt au-devant des femmes et crie : Vivent les Parisiennes ! Celles-ci entrent dans la ville et se présentent sans armes, ainsi qu'elles en ont fait promesse à leur chef improvisé. Elles arrivent près de l'Assemblée nationale et veulent toutes être introduites. Maillard s'y oppose et n'en laisse pénétrer qu'un certain nombre. Grande fut l'émotion de l'Assemblée à la vue de ce cortège de femmes. Du pain ! du pain ! criaient-elles toutes ensemble. On questionna Maillard, qui raconta alors l'horrible situation de Paris, les convois interceptés et la trahison de la cour.

Un seul député dans cette circonstance osa prendre la parole en faveur du peuple, ce fut Robespierre. Mounier, qui présidait, se montra dur envers les délégués du peuple ; mais voyant bientôt qu'il n'avait rien à gagner à l'attitude qu'il avait prise, il chercha des moyens de conciliation. Cela ne suffit pas, dit Maillard, qui ne bougea pas. Mais, sur la proposition d'un député, l'Assemblée ayant décrété la nécessité d'aller représenter au roi la position malheureuse de Paris, les femmes ne se sentirent plus de joie, environnèrent les députés, les embrassèrent, et Mounier, entouré, étouffé, comblé de caresses qu'il ne savait comment repousser, prit mélancoliquement la route du château :

Nous étions à pied dans la boue, avec une forte pluie, écrit-il dans son exposé justificatif, une foule considérable d'habitants de Versailles bordait de chaque côté l'avenue qui conduit au château. Les femmes de Paris formaient divers attroupements entremêlés d'un certain nombre d'hommes, couverts de haillons pour la plupart, le regard féroce, le geste menaçant, poussant d'affreux hurlements ; ils étaient armés de quelques fusils, de vieilles piques, de haches, de bâtons ferrés ou de grandes gaules, ayant à leur extrémité des lames d'épées ou de couteaux, de petits détachements des gardes du corps faisaient des patrouilles et passaient au grand galop à travers les cris et les huées.

Une partie des hommes armés de piques, de haches et de bâtons, s'approchent de nous pour escorter la députation. L'étrange et ambitieux cortège dont les députés étaient assaillis est pris pour un attroupement. Des gardes du corps courent au travers : nous nous dispersons dans la boue ; et l'on sent bien quel excès de rage durent éprouver nos compagnons, qui pensaient qu'avec nous ils avaient plus de droit de se présenter. Nous nous rallions et nous avançons ainsi vers le château. Nous nous trouvons rangés sur la place des gardes du corps, le détachement de dragons, le régiment de Flandre, les gardes suisses, les invalides et la milice bourgeoise de Versailles. Nous sommes reconnus, reçus avec honneur ; nous traversons les lignes, et l'on eût beaucoup de peine à empêcher la foule qui nous suivait de s'introduire avec nous. Au lieu de six femmes auxquelles j'avais promis l'entrée du château, il faite en introduire douze.

 

Quand ces femmes sortirent du Château, elles étaient gagnées, sinon à la royauté, du moins au roi. Ce qui s'était passé était bien simple : Louis XVI revenait de la chasse ; des femmes étaient accourues à lui et lui avaient demandé du pain. Mais l'émotion de l'une d'elles avait été si forte qu'elle s'était évanouie. Le roi l'avait fait secourir, l'avait relevée avec bonté et l'avait embrassée. Près du cœur d'une femme il n'en fallait pas plus pour gagner la plus mauvaise des causes. Les autres femmes, qui attendaient au dehors et qui n'avaient pas assisté à cette scène paternelle, ne devinrent que plus furieuses et accusèrent Louison Chabry de s'être fait payer. Celle-ci se défend comme elle peut, et est délivrée par d'autres femmes et deux gardes du corps, d'un groupe trop nombreux qui voulait lui faire un mauvais parti.

Cependant grand était le tumulte dans l'intérieur du château. Necker voulait que Louis XVI se rendît aux vœux du peuple et annonçât son départ pour Paris. M. de Saint-Priest demandait que la reine partît pour Rambouillet et que le roi repoussât l'émeute par la force. Le roi ne savait à quoi se décider ; il ajourna le conseil et consulta la reine. Elle était pour le départ ; des ordres furent donnés ; mais déjà il était trop tard, le roi était prisonnier.

Dans la soirée, Lafayette arrive à la tête de la milice bourgeoise. Le commandant de la place, l'amiral d'Estaing, donne l'ordre aux gardes du corps de se retirer. La nuit est noire et pluvieuse. Les troupes s'éloignent, mais dans les ténèbres quelques coups de feu sont tirés et l'irritation gagne tous les partis. Fatiguée, épuisée, trempée jusqu'aux os, les pieds dans la boue, toute cette multitude campe au hasard, attendant les premières lueurs du jour pour se plaindre au roi.

Dès la pointe du jour, en effet, le peuple se répand dans les rues. Un garde du corps est aperçu à une des fenêtres de l'aile droite du château ; on le provoque, il répond par un coup de fusil. La foule, ivre de colère, se précipite, escalade la grille et envahit le château. L'attaque a lieu, la défense s'organise. Un Parisien reçoit un coup de couteau d'un garde du corps ; le garde du corps est tué. Des coups de feu se font entendre du côté de l'appartement de la reine. Celle-ci a peur, passe un jupon et veut aller chez le roi, mais la porte est fermée au verrou. Un coup de pistolet part, puis un coup de fusil : Mes amis, mes chers amis, crie-t-elle, fondant en larmes, sauvez-moi et mes enfants. La porte s'ouvre et sa fuite est protégée.

Mais les gardes du corps, refoulés, s'étaient barricadés dans l'Œil de bœuf ; ils avaient entassé meubles sur meubles ; mais les portes éclataient, ils allaient tomber dans les mains de leurs ennemis : Ouvrez ! dit une voix du dehors. Les gardes du corps ne bougent : Ouvrez donc, répète la voix, messieurs les gardes du corps ; nous n'avons pas oublié que les vôtres nous sauvèrent à Fontenoy, nous autres gardes françaises. Celui qui parlait ainsi était un tout jeune sergent-major aux gardes françaises ; c'était le futur général Hoche, dont le nom retentira plus tard avec tant d'éclat dans les guerres de la République. Les gardes françaises, c'est la garde nationale, la garde nationale c'est le peuple ; le peuple sauve la noblesse ; l'émeute est terminée.

Dans l'intérieur du château il ne restait plus que les pillards et les voleurs. Ceux-là se fourrent partout ; aucun parti n'en est responsable. Les grenadiers en tuèrent quelques-uns, chassèrent les autres, et Lafayette arrivant, le calme parut s'établir.

 

VII

Brisé, harassé, Lafayette, la veille au soir, voyant tout tranquille et les postes occupés, s'était dirigé vers l'hôtel de Noailles et s'était jeté sur un lit. La fatigue Pavait vaincu et il avait dormi. Le matin, ce fut l'émeute qui le réveilla ; il arriva quand tout était terminé. Il y avait encore quelque chose à faire cependant qu'il fit : la réconciliation de la cour avec le peuple. Ce dernier avait salué le roi et demandé la reine à grands cris. La reine ne brillait pas alors comme dans le fameux banquet des gardes du corps. Elle s'effaçait, craignant les regards de la foule irritée. Lafayette la prend par la main, s'avance avec elle sur le balcon et lui baise la main devant le peuple. L'attendrissement gagna les cœurs : on applaudit et on oublia ; cette reine est une femme, cette reine est une mère : elle avait son fils et sa fille à côté d'elle. Marie-Antoinette connut une heure de popularité. Ne ferez-vous rien pour les gardes ? dit le roi à Lafayette. — Volontiers, dit celui-ci, qui en amena un sur le balcon, lui fit prêter serment, lui attacha la couarde nationale au chapeau et l'embrassa : Vivent les gardes du corps ! cria je peuple.

 

VIII

Le roi avait confirmé les décrets de l'Assemblée ; on ne lui demandait plus que de quitter Versailles et de venir habiter Paris. Cette décision coûtait beaucoup à Louis XVI, encore plus à la reine ; mais il n'y avait plus moyen de résister : le roi n'était plus le roi ; il devait obéissance au peuple devenu souverain.

Il se décida enfin ; et quand la foule, qui criait : Le roi à Paris ! le roi à Paris ! le vit se résoudre à venir habiter la capitale, elle cria : Vive le roi ! Le cortège s'ébranla. Étrange cortège ! les hommes, les femmes, les enfants, couraient devant, derrière, entourant sa voiture. Les femmes de la halle surtout se montraient joyeuses : Nous avons le bon papa avec nous ! criaient-elles. Il semblait que, le roi à Paris, elles étaient assurées contre la famine. Elles avaient confiance dans le bonhomme-roi : C'est sa femme qui lui a tourné la tête, disaient-elles, mais nous veillerons sur lui. Ailleurs, elles criaient : Faites place, nous ramenons à Paris le boulanger, la boulangère et le petit mitron. Les femmes riaient, les hommes chantaient ; au son du tambour se mêlaient quelques coups de fusil déchargés dans l'air. Toute cette foule tumultueuse s'en revenait à Paris à pied, à cheval, en carrosse, en fiacre, sur des charrettes, d'autres couchés sur l'affût d'un canon. Mais on avançait lentement, tant la route était mauvaise. Il pleuvait depuis la veille ; il pleuvait alors à torrents. Le roi et la reine étaient sombres ; le visage de cette dernière surtout respirait l'injustice et l'aigreur : Arriverons-nous ? demanda-t-elle à Lafayette. — Oui, Madame, répondit le général, qui lui-même n'était pas très-rassuré.

Il n'y avait aucun danger cependant. Le roi, mal conseillé, avait seul amené par ses réticences le mouvement populaire du 6 octobre. De sa conduite désormais allait dépendre sa destinée et celle de la France. Le peuple ne voulait alors ni sa mort ni celle de la reine ; il voulait tout simplement du pain, l'anéantissement des privilèges et une constitution libérale.

 

IX

Marat avait eu sa part dans cette expédition d'octobre, qui mit la Révolution entre les mains de Paris, et la concentra dans ce foyer fécondant qui pouvait seul lui faire porter des fruits : Marat vole à Versailles, écrit Camille Desmoulins, revient comme l'éclair, fuit lui seul autant de bruit que toutes les trompettes du Jugement dernier et nous crie : Ô morts, levez-vous !

En effet, tout Paris fut debout !

Le lendemain, 7 octobre, il fut fêté par le peuple de Paris ; il fallut qu'il se montrât au balcon, qu'il descendît au jardin, qu'on le vît de près, tant on était avide de lui montrer de l'amour et du dévouement. Le roi éloigné de Versailles, on croyait plus en lui. Ce qu'on détestait dans la royauté ce n'était pas le roi, mais les courtisans ; on eût pardonné à la reine si elle eût su répudier son entourage.

Les courtisans comprirent cette haine du peuple, car une grande quantité prirent la fuite. Nous avons cité les noms des premiers émigrés, il faudrait y ajouter une liste formidable. Plus de cent cinquante députés, oubliant le plus sacré des devoirs et méconnaissant leur mandat, abandonnèrent leur poste ; Mounier et Lally-Tollendal furent du nombre.

Vous avez appris, sans doute, écrit à son père Camille Desmoulins, la grande révolution qui s'est faite : Consummatum est. Le roi, la reine, le dauphin, sont à Paris. Cinquante mille hommes, dix mille femmes ont été les chercher avec vingt-deux pièces de canon. Il y a eu sept gardes du corps tués, six gardes nationaux, une femme et six bourgeois. A l'arrivée de la famille royale, j'ai cru voir six familles de Perses derrière le char de Paul-Émile. Le roi et la reine devaient fondre en larmes. Ils ne sont entrés que la nuit. On criait : Nous amenons le boulanger, la boulangère et le petit mitron.

Hier, aux Tuileries, la reine s'est montrée à la fenêtre ; elle a causé avec les poissardes, elle en a invité à dîner ; il s'est tenu à la croisée des espèces de conférences entre les dames de la cour et les dames de la halle. La reine a demandé grâce pour le comte d'Artois et le prince de Condé. Les dames de la halle ont accordé la grâce, scène infiniment ridicule. Aujourd'hui, elles sont allées chercher l'Assemblée nationale, qui vient aussi à Paris.

 

En attendant, l'Ami du peuple prévenait Paris contre tout entraînement inconsidéré qui eût pu lui faire perdre le fruit de sa victoire.

Le roi, la reine et le petit dauphin, disait-il, sont arrivés, dans la capitale, vers les sept heures du soir. C'est une fête pour les bons Parisiens de posséder leur roi. Sa présence va faire bien promptement changer les choses de face, le pauvre peuple ne mourra plus de faim. Mais ce bonheur s'évanouirait bientôt comme un songe, si nous ne fixions au milieu de nous la famille royale jusqu'à ce que la constitution soit complètement consacrée. L'Ami du peuple partage la joie de ses chers concitoyens, mais il ne se livrera pas au sommeil.

 

X

Cependant des questions redoutables s'agitaient alors. La misère continuait terrible et implacable, la population mourait de faim. Des plaintes nombreuses s'élevèrent ; des larmes coulèrent, des supplications se firent entendre ; c'était à l'Assemblée nationale à prendre un parti décisif.

Mais que faire ? les biens du clergé ? N'était-ce pas une honte, à une époque où la France épuisée dépérissait par la famine, de voir la richesse de l'Église, richesse insolente, insultante dont elle jouissait seule, ne songeant pas à en distraire une obole pour le pauvre.

La royauté avait été trouver le clergé ; des millions avaient été promis à un roi coupable ; et le peuple n'avait aucun espoir à fonder sur cette immense fortune dont la source ne venait que de lui.

Cependant, il ne faut pas que le peuple meure, dit Michelet. Il a une ressource, après tout, un patrimoine en réserve, auquel il ne touche pas. C'est pour lui, pour le pourrir, que nos charitables aïeux s'épuisèrent en fondations pieuses, fêtèrent du meilleur de leurs biens les dispensateurs de la charité, les ecclésiastiques. Ceux-ci ont si bien gardé, augmenté le bien des pauvres, qu'il a fini par comprendre le cinquième des terres du royaume, cinquième estimé quatre milliards.

Le peuple, ce pauvre si riche, vient aujourd'hui frapper à la porte de l'Eglise, sa propre maison, demander part dans un bien qui lui appartient tout entier. Panem ! propter Deum !... Il serait dur de laisser ce propriétaire, ce fils de la maison, cet héritier légitime, mourir de faim sur le seuil.

Si vous êtes chrétiens, donnez ; les pauvres sont les membres du Christ. Si vous êtes citoyens, donnez ; le peuple c'est la patrie vivante. Si vous êtes honnêtes gens, rendez ; car ce bien n'est qu'un dépôt.

Rendez... et la nation va vous donner davantage. Il ne s'agit pas de vous jeter dans l'abîme, pour le combler ; on ne vous demande pas que, nouveaux martyrs, vous vous immoliez pour le peuple : il s'agit tout au contraire de venir à votre secours, de vous sauver vous-mêmes.

Pour comprendre ceci, il faut savoir que le corps du clergé, monstrueux de richesse par rapport à la nation, était un monstre en soi, d'injustice, d'inégalité. Ce corps énorme, à la tête crevant dé graisse et de sang, était, dans ses membres inférieurs, maigre, sec et famélique. Ici, le prêtre avait un million de rente, et là deux cents francs.

Dans le projet de l'Assemblée, qui ne parut qu'au printemps, tout cela était retourné. Les curés et les vicaires de campagne devaient recevoir de l'État environ soixante millions, les évêques, rois seulement. De là la religion perdue, Jésus en colère, la Vierge pleurant dans les églises du Midi, de la Vendée, toute la fantasmagorie nécessaire pour pousser les paysans à la révolte, aux massacres.

L'Assemblée voulait encore donner trente-trois millions de pension aux moines et religieuses, douze millions de pension aux ecclésiastiques isolés ; etc. Elle eût porté le traitement général du clergé à la somme énorme de cent trente et trois millions ! qui, par les extinctions, fut réduite à la moitié ; c'était faire largement les choses. Le moindre curé devait avoir (sans compter les logements, presbytères, jardins) au moins douze cents livres par an. Pour dire vrai, tout le clergé (moins quelques centaines d'hommes) eût passé de la misère à l'aisance, en sorte que ce qu'on appela la spoliation du clergé en était l'enrichissement.

Les prélats firent une belle défense, héroïque. Il fallut s'y reprendre à trois fois, livrer trois batailles (octobre, décembre, avril) pour tirer d'eux ce qui n'était que justice et restitution. On peut voir parfaitement où ces hommes de Dieu avaient leur vie et leur cœur : la propriété ! Ils la défendirent comme les premiers chrétiens avaient défendu la foi !

 

Avec leur propriété ils défendirent leurs odieux privilèges. Le clergé avait encore des serfs. Ils défendirent les couvents, leurs cloîtres où se passaient des scènes atroces, où la jalousie jet la haine enfantaient les plus noires vengeances. On parlait du roi ; mais le pouvoir ecclésiastique avait des cachots plus profonds ; des in puce plus ténébreux que les oubliettes de la Bastille.

Le 8 octobre, commença la discussion sur les biens ecclésiastiques.