HISTOIRE DES JACOBINS

 

LIVRE TROISIÈME.

 

 

Sombres préoccupations de la cour. — Elle s'entoure de soldats étrangers. — Mandats impératifs. — Agitation dans Paris. — Les troupes fraternisent au Palais-Royal avec le peuple. — Gardes françaises enfermées à la prison de l'Abbaye. — Elles sont délivrées par le peuple. — La famine. — Dispositions de l'armée. — Adresse de Mirabeau pour le renvoi des troupes. — Le roi refuse. — Necker est renvoyé. — Nouveau ministère. — Paris menacé. — La cour espère étouffer la révolution. — Le peuple s'agite. — Camille Desmoulins au Palais-Royal. — Des armes ! — Journée du 14 juillet. — Les prisons et les prisonniers. — La Bastille ! — Elle est attaquée et prise par le peuple. — Les vainqueurs et les vaincus. — Châtiments. — Mort de Delaunay, de Flesselles. — Clémence du peuple. — Louis XVI à l'Assemblée. — Sa présence à Paris.

 

I

La révolution politique de la France paraissait désormais devoir s'accomplir sans obstacles. Tous les ordres réunis devaient travailler au bonheur de la nation ; les simples, les cœurs droits le croyaient du moins. Mais dans les conciliabules de la cour on arrêtait la projet de dissoudre l'Assemblée nationale. De plus en plus on continuait à se défier de Louis XVI et on le laissait à l'écart. Marie-Antoinette et le comte d'Artois se chargeaient à eux seuls de mener les événements. Ils avaient dons le cœur assez de haine contre le peuple, dans leur âme vaine assez d'amour des prérogatives royales, dans leur esprit étroit assez de folles idées pour concevoir un attentat contre Paris, contre la nation.

Ainsi, dès le 23 Juin, une batterie était dressée dans les écuries de la reine, en face de l'Assemblée, prête à foudroyer les représentants du peuple.

Les soldats qui avaient du sang français dans les veines étaient suspects au pouvoir ; et comme on voulait envelopper Paris, dont on craignait l'esprit révolutionnaire, on faisait venir des régiments étrangers, des Suisses, des Allemands, des pandours qui allèrent camper au Champ-de-Mars et dans la plaine Saint-Denis.

La cour comptait sur la fidélité de ces troupes qui offraient le spectacle d'une invasion. Paris, en entendant les noms farouches des régiments qui l'enfermaient dans un cercle de baïonnettes, se demandait si celle qu'on appelait déjà l'Autrichienne avait livré la France aux soldats de son pays !

Trente-cinq mille hommes étaient échelonnés entre Versailles et la capitale ; on en attendait encore vingt mille, A leur arrivée on était sûr d'écraser la révolution.

Il y a des sentinelles sur le pont de Sèvres, dit le Moniteur, il y en a de tous côtés à Saint-Cloud : où n'y en a-t-il pas ?...

Si cependant, dans les circonstances actuelles, il arrivait de ces événements funestes dont la France a été si longtemps le théâtre, à qui la faute ? au ministère. Les précautions que l'on prend insultent à la nation ; elles l'aigrissent. Le roi doit plus compter sur le cœur de ses sujets que sur des troupes mercenaires. Ce rassemblement de troupes, qui se grossit chaque jour, produit une vive sensation dans Paris.

Le Palais-Royal est continuellement rempli d'une foule immense d'hommes qui discutent sur les dangers de la capitale et sur les moyens de les faire cesser ; la fermentation est à son comble.

 

Pendant ce temps, quelques députés de la noblesse, plus orgueilleux que réellement esclaves de leur serment, se réfugiant derrière les prétendues limites de leur mandat, déposèrent à l'Assemblée nationale des protestations contre la réunion des trois ordres et le vote par tête.

Ces députés inventèrent le système du non possumus, tant employé de nos jours, abri commode derrière lequel se retranche honorablement le mauvais vouloir,

 

II

Ces résistances n'étaient pas faites pour calmer Paris qui, le soir même, en apprend la nouvelle. On était au 30 juin. La foule qui se presse au Palais-Royal va faire aussi elle sa protestation. On insulte à la dignité du tiers état ; on soufflette solennellement, en pleine Assemblée, ce peuple qui est l'égal des plus grands, car il renferme tout ce qui fait la grandeur : génie, puissance, vertu !

On dit : Dieu est patient, parce qu'il est éternel.

Le peuple est patient, parce qu'il est fort !

Il a cette bonhomie redoutable du lion qui caresse un frêle compagnon et écrase un ennemi !

Déjà il se dresse, et nous allons le voir à l'œuvre.

Mais, disons-le d'abord : toute la nation sentait le besoin de lutter contre le passé : bourgeois, ouvriers, paysans, soldats, tous souffraient de la détestable organisation de la monarchie.

Tous étaient affiliés aux idées nouvelles.

Les gardes françaises avaient refusé, dans la journée de 23juin, de tirer sur leurs concitoyens. On consigna ces troupes dans leurs casernes ; ce qui ne les empêcha pas de se rendre en nombre, mais sans armes, au Palais-Royal, où elles furent acclamées et saluées par les applaudissements de la foule. On s'empressa de leur apporter des rafraîchissements. Les soldats mêlèrent leurs voix à celles de la multitude et crièrent : Vive le tiers ! Le soir, ils rentrèrent dans leurs quartiers, sans qu'on eût à regretter le moindre désordre.

Le pacte de fraternité est conclu ; tous les jours voient se renouveler ces scènes patriotiques. Toutes les troupes qui passent dans Paris sont conduites au Palais-Royal. On y fête des Suisses, des hussards, des dragons, des artilleurs ; on les presse, on les entoure ; on leur demande s'ils auront jamais le triste courage de tremper leurs mains dans le sang de leurs concitoyens, de leurs amis, de leurs frères !

Les mêmes tyrans qui oppriment la nation ont fait au soldat une barrière de mépris que ni le courage ni le mérite ne sauraient franchir. Il faut qu'il suive une misérable, carrière sous des chefs supérieurs dont la nullité est aussi grande que l'orgueil, ou que, désespéré, il abandonne la profession des armes, comme firent d'abord Kléber, Jourdan.

Qu'étaient les Hoche, les Marceau, avant l'écroulement du régime aristocratique ?

Qu'aurait-on fait de nos sublimes héros ? Que serait devenu le génie militaire de la France ? Où en serait notre gloire, notre histoire nationale ? 0 révolution ! combien tu as fait la France grande et belle !

 

III

Les événements vont tout à coup manifester la communion de sentiments qui existait entre le peuple et le soldat.

Nous en empruntons la relation au Moniteur, que la plupart des historiens n'ont fait que copier :

Le 30 juin, sur les sept heures du soir, un commissionnaire remit au café de Foi une lettre dans laquelle on donnait avis aux citoyens que onze gardes françaises étaient détenues dans les prisons de l'Abbaye-Saint-Germain pour avoir refusé de tourner leurs armes contre leurs concitoyens, et que cette nuit même ils devaient être transférés à Bicêtre, lieu destiné à de vils scélérats et non à de braves gens comme eux.

Un jeune homme sort du café, monte sur une chaise, et lit cette lettre à haute voix ; aussitôt plusieurs jeunes gens se détachent de la foule en criant : A l'Abbaye ! à l'Abbaye ! Beaucoup d'autres répètent le même cri, les joignent, et tous ensemble s'avancent vers le lieu désigné. La troupe grossit chemin faisant ; des ouvriers l'augmentent, vont se munir d'instruments chez un ferrailleur, et à la tête de six mille personnes, se pré sentent devant la prison. A sept heures et demie, la première porte était déjà enfoncée ; les autres éprouvent bientôt le même sort. A huit heures, neuf soldats aux gardes, six soldats de la garde de Paris et quelques officiers, qui se trouvaient enfermés pour divers motifs, en étaient sortis.

Les coups redoublés de haches, de pics, de maillets, déchargés dans l'intérieur, retentissaient au loin, malgré le bruit occasionné par un peuple immense rassemblé dans ce lieu et dans les rues adjacentes.

A huit heures et demie, lorsque l'expédition fut achevée, une compagnie de dragons suivie d'un détachement de hussards, se présente le sabre à la main. Le peuple, sans s'émouvoir, va à leur rencontre, saisit les rênes des chevaux et interpelle amicalement les soldats ; ceux-ci remettent aussitôt leurs sabres dans les fourreaux, plusieurs même ôtent leur casque en signe de paix. On apporte à l'instant du vin, et tous ces braves gens boivent à la santé du roi et de la nation. Les prisonniers délivrés sont conduits en triomphe par leurs libérateurs au Palais-Royal. Ils soupent dans le jardin, et l'on dispose des lits de camp dans la salle des Variétés, où ils couchent sous la sauvegarde des citoyens qui, pendant la nuit, veillent à leur sûreté. On les loge le lendemain à l'hôtel de Genève ? où des paniers, suspendus aux fenêtres par des rubans, reçoivent les offrandes gue les citoyens s'empressent d'apporter à ces guerriers patriotes.

On fit reconduire dans les prisons un soldat prévenu de crime, le peuple ayant déclaré qu'il ne voulait prendre sous sa protection que ceux qui étaient victimes de leur patriotisme.

Le soir, il y eut illumination dans la rue de la prison, qui n'offrait qu'une promenade de citoyens paisibles qui se félicitaient de la délivrance de leurs défenseurs. Les dragons et les hussards prirent part à la joie publique et partagèrent les bravos, les vive la nation ! répétés d'un concert unanime.

 

Le lendemain matin une députation de jeunes gens se présente à l'Assemblée nationale, demandant son intercession en faveur des gardes qu'on avait la veille arrachés à leur prison.

L'Assemblée consacra toute une séance à l'examen de cette proposition. La mesure qu'elle adopta ne fut pas, certes, bien révolutionnaire, et la cour avait grand tort de se défier des représentants de la nation. En effet, on se borna à rédiger une adresse au roi pour invoquer sa clémence. Quelques députés étaient de cœur avec les soldats que le peuple de Paris venait de délivrer. Vous savez, écrivait Robespierre, quelle preuve de patriotisme les gardes françaises ont donnée à la nation, non-seulement en refusant de servir la tyrannie, mais encore en faisant souscrire à d'autres corps militaires l'engagement de ne pas tourner leurs armes contre le peuple.

Une députation de seize membres de l'Assemblée, ayant à leur tête l'archevêque de Paris, se rendit chez le roi. Louis XVI répondit qu'il ferait grâce dès que l'ordre serait rétabli. Les soldats délivrés durent donc être réintégrés à l'Abbaye ; mais le lendemain, ainsi qu'il avait été promis, ils furent rendus à la liberté.

Les troubles auraient dû conseiller à la cour plus de prudence et moins d'orgueil. Ils avaient pu s'accomplir en présence des troupes qui pouvaient les empêcher et qui demeurèrent immobiles. Du reste, l'esprit d'insubordination gagne toute l'armée. Une compagnie des gardes du corps se fait casser à Versailles ; à Béthune, dans une émeute causée par la disette, un régiment pose les armes et refuse de tirer sur les habitants. Aucun lien d'affection ne lie le soldat au chef. Les nobles ont tous les grades ; au peuple le partage de l'héroïsme et de l'humiliation.

Mais la cour était résolue à se porter aux derniers attentats. La reine, le comte d'Artois, les courtisans, la plupart des ministres, une partie de la noblesse qui conspirait chez le duc de Luxembourg, tentaient d'effrayer l'esprit du roi pour le pousser aux résolutions extrêmes.

Déjà des ordres sont donnés ; des camps sont tracés, des points et des éminences sont désignés pour les batteries ; on s'empare de toutes les communications, tous les passages sont interceptés ; les chemins, les ponts, les promenades, deviennent des postes militaires. Ces mouvements de troupes, les ordres multipliés, les contre-ordres précipités, tous ces sinistres préparatifs frappent tous les regards, et enflamment tous les cœurs d'indignation, Cet immense et menaçant attirail de guerre est préparé contre Paris et contre l'Assemblée nationale.

Mirabeau a été le premier à dénoncer les complots de la cour. Il est à la' tribune, il s'écrie :

Ainsi, ce n'était pas assez que le sanctuaire de la liberté eût été troublé par des troupes ! ce n'était pas assez qu'on eût donné le spectacle inouï d'une assemblée nationale Astreinte à des consignes militaires et soumise à une force armée ! ce n'était pas assez qu'on joignît à cet attentat toutes les inconvenances, tous les manques d'égards, et, pour trancher le mot, la grossièreté de la police orientale. Il a fallu] déployer tout l'appareil du despotisme et montrer à la nation, 1er jour où le roi lui-même l'a convoquée pour lui demander des conseils et des secours, plus de soldats menaçants qu'une invasion de l'ennemi n'en rencontrerait peut-être !

 

IV

Le discours de Mirabeau est couvert d'applaudissements. Camus, Sieyès, Le Chapelier, l'abbé Grégoire, approuvent la motion de l'orateur. On vote qu'une adresse sera envoyée au roi pour le prier d'éloigner les troupes et l'attirail militaire qui porte atteinte à la liberté des délibérations.

Mirabeau est chargé de la rédaction de l'adresse, qui est acceptée le lendemain avec enthousiasme.

Le fond ne manquait pas de fermeté ni de hardiesse ; mais il était enveloppé dans une forme d'adulation et d'humilité respectueuse qui ne convenait guère à une assemblée nationale.

Nous reproduisons celte pièce célèbre, qu'on a trop admirée et trop blâmée en même temps.

Nous qui faisons la part du temps et des circonstances, qui savons qu'une révolution ne se dresse pas tout armée, et qu'elle se fait peu à peu dans les esprits et dans les mœurs, qu'elle accélère sa marche en raison de la résistance qu'elle éprouve, nous dirons que si le moment- est proche, la ruine de la royauté n'est encore arrêtée ou prévue que par peu de personnes. On en est encore à rêver le bonheur du peuple et l'amour du monarque. Le .roi et la nation sont liés dans la pensée de l'Assemblée par un trait d'union sentimental qui. fait encore illusion à des hommes comme Pétion, Barère, Buzot, Robespierre, car ils font partie de la députation qui va présenter à Louis XVI l'humble supplique des États-généraux !

Voici cette pièce :

SIRE,

Vous avez invité l'Assemblée nationale à vous témoigner sa confiance, c'était aller au-devant du plus cher de ses vœux.

Nous venons déposer dans le sein de Votre Majesté les plus vives alarmes ; si nous en étions l'objet, si nous avions la faiblesse de craindre pour nous-mêmes, votre bonté daignerait encore nous rassurer, et même, en nous blâmant d'avoir douté de vos intentions, vous accueilleriez nos inquiétudes ; vous en dissiperiez la cause ; vous ne laisseriez point d'incertitude sur la position de l'Assemblée nationale.

Mais, sire, nous n'implorons point votre protection ; ce serait offenser votre justice. Nous avons conçu des craintes, et, nous l'osons dire, elles tiennent au patriotisme le plus pur, à l'intérêt de nos commettants, à la tranquillité publique, au bonheur du monarque chéri qui, en nous aplanissant la route de la félicité, mérite bien d'y marcher lui-même sans obstacle.

Les mouvements de votre cœur, sire, voilà le vrai salut des Français. Lorsque des troupes s'avancent de toutes parts, que des camps se forment autour de nous, que la capitale est investie, nous vous demandons avec étonnement : le roi s'est-il méfié de la fidélité de ses peuples ? S'il avait pu en douter, n'aurait-il pas versé dans notre cœur ses chagrins paternels ? Que veut dire cet appareil menaçant ? Où sont les ennemis de l'État et du roi qu'il faut subjuguer ? les rebelles, les ligueurs qu'il faut réduire ?... Une voix unanime répond dans la capitale et dans l'étendue du royaume : Nous chérissons notre roi ; nous bénissons le ciel du don qu'il nous a fait dans son amour.

Sire, la religion de Votre Majesté ne peut être surprise que sous le prétexte du bien public.

Si ceux qui ont donné ces conseils à notre roi avaient assez de confiance dans leurs principes pour les exposer devant nous, ce moment amènerait le plus beau triomphe de la vérité.

L'État n'a, rien à redouter que des mauvais principes qui osent assiéger le trône même, et ne respectent pas la conscience du plus pur, du plus vertueux des princes. Et comment s'y prend-on, sire, pour vous faire douter de l'attachement et de l'amour de vos sujets ? Avez-vous abusé de la justice ? Le peuple vous impute-t-il ses malheurs ? vous nomme-t-il dans ses calamités. Ont-ils pu vous dire que le peuple est impatient de votre joug, qu'il est las du sceptre des Bourbons ? Non, non, ils ne l'ont pas fait, la calomnie du moins n'est pas absurde, elle va chercher un peu de vraisemblance pour colorer ses noirceurs.

Votre Majesté a vu récemment tout ce qu'elle peut sur son peuple ; la subordination s'est rétablie dans la capitale agitée ; les prisonniers mis en liberté par la multitude, d'eux-mêmes ont repris leurs fers ; et l'ordre public, qui peut-être aurait coûté des torrents de sang si on eût employé la force, un seul mot de votre bouche l'a rétabli. Mais ce mot était un mot de paix ; il était l'expression de votre cœur, et vos sujets se sont fait gloire de n'y résister jamais. Qu'il est beau d'exercer cet empire ! C'est celui de Louis IX, de Louis XII, de Henri IV ; c'est le seul qui soit digne de vous !

Nous vous tromperions, sire, si nous n'ajoutions pas, forcés par les circonstances : cet empire est le seul qu'il soit aujourd'hui possible en France d'exercer. La France ne souffrira pas qu'on abuse le meilleur des rois, et qu'on l'écarté par des vues sinistres du noble plan qu'il a lui même tracé. Vous nous avez appelés pour fixer, de concert avec vous, la constitution, pour opérer la régénération du royaume, L'Assemblée nationale vient vous déclarer solennellement que vos vœux seront accomplis, que vos promesses ne seront point vaines, que les pièges, les difficultés, les terreurs ne retarderont point sa marche, n'intimideront point son courage.

Où donc est le danger des troupes ? affecteront de dire nos ennemis... Que veulent leurs plaintes, puisqu'ils sont inaccessibles au découragement ?

Le danger, sire, est pressant, est universel, est au-delà de tous les calculs de la prudence humaine.

Le danger est pour le peuple des provinces : une fois alarmé sur notre liberté, nous ne connaissons plus de frein qui puisse le retenir. La distance seule grossit tout, exagère tout, double les inquiétudes, les aigrit, les envenime.

Le danger est pour la capitale. De quel œil le peuple, au sein de la disette et tourmenté des angoisses les plus cruelles, se verra-t-il disputer les restes de sa subsistance par des soldas menaçants ? La présence des troupes échauffera, ameutera, produira une fermentation universelle ; et le premier acte de violence ; exercé sous prétexte de police, peut commencer une suite horrible de malheurs.

Le danger est pour les troupes. Des soldats français, approchés du centre des discussions, participant aux passions comme aux intérêts du peuple, peuvent oublier qu'un engagement les a faits soldats, pour se souvenir que la nature les fit hommes.

Le danger, sire, menace les travaux qui sont notre premier devoir, et qui n'auraient un plein succès-, une véritable permanence, qu'autant que les peuples les regarderont comme entièrement libres.

Il est d'ailleurs une contagion dans les mouvements passionnés ; nous ne sommes que des hommes : la défiance de nous-mêmes, la crainte de paraître faibles, peuvent nous entraîner au-delà du but ; nous serons obsédés de conseils violents, démesurés ; et la raison calme, la tranquille sagesse ne rendent pas  leurs oracles au milieu du tumulte, des désordres et des scènes factieuses.

Le danger, sire, est plus terrible encore, et jugez de son étendue par les alarmes qui nous amènent devant vous. De grandes révolutions ont eu des causes bien moins éclatantes ; plus d'une entreprise fatale aux nations et aux rois s'est annoncée d'une manière moins sinistre et moins formidable.

Ne croyez-pas ceux qui vous parlent légèrement de la nation, et qui ne savent que vous la représenter selon leurs vues, tantôt insolente, rebelle, séditieuse ; tantôt soumise, docile au joug, prompte à courber la tête pour le recevoir. Ces deux tableaux sont également infidèles. Toujours prêts à vous obéir, sire, parce que vous commandez au nom des lois, notre fidélité est sans bornes comme sans atteinte.

Prêts à résister à tous les commandements arbitraires de ceux qui abusent de votre nom, parce qu'ils sont ennemis des lois ; notre fidélité même nous ordonne cette résistance, et nous nous honorerons toujours de mériter les reproches que notre fermeté nous attire.

Sire, nous vous en conjurons au nom de la patrie, au nom de votre bonheur et de votre gloire ; renvoyez vos soldats aux postes d'où vos conseillers les ont tirés ; renvoyez cette artillerie, destinée à couvrir nos frontières ; renvoyez surtout les troupes étrangères, ces alliés de la nation que nous payons pour défendre et non pour troubler nos foyers. Votre Majesté n'en a pas besoin.

Eh ! pourquoi un monarque adoré de vingt-cinq millions de Français, ferait-il accourir à grands frais autour du trône quelques milliers d'étrangers ? Sire, au milieu de vos enfants, soyez gardé par leur amour.

Les députés de la nation sont appelés à consacrer avec vous les droits éminents de la royauté sur la base immuable de la liberté du peuple ; mais lorsqu'ils remplissent leur devoir, lorsqu'ils cèdent à leur raison, à leurs sentiments, les exposeriez-vous au soupçon de n'avoir cédé qu'à la crainte ? Ah ! l'autorité que tous les cœurs vous défèrent est la seule pure, la seule inébranlable ; elle est le juste retour de vos bienfaits, et l'immortel apanage des princes dont vous serez le modèle.

 

Comment ce bon roi, ce roi idolâtré, reçut-il cette adresse qui mettait la nation à ses pieds ?

Louis XVI se montra hautain envers la députation. Il fit répondre par le garde des sceaux que les troupes assemblées étaient nécessaires à la sûreté de sa personne et au maintien de l'ordre dans la capitale. Il voulait, disait-il, assurer et protéger même la liberté qui devait régner dans les délibérations des États-généraux.

Si pourtant, ajoutait le roi, la présence nécessaire des troupes dans les environs de Paris causait encore de l'ombrage, je me porterais, sur la demande des États-généraux, à les transférer à Noyon ou à Soissons, et alors je me rendrais moi-même à Compiègne, pour maintenir la communication qui doit avoir lieu entre l'Assemblée et moi.

Des murmures non équivoques accueillirent ce refus.

Toutefois, la protestation que proposa énergiquement Mirabeau ne fut pas appuyée et, dit le Moniteur, la discussion tomba d'elle-même.

L'Assemblée nationale pouvait-elle faire davantage ? Nous ne le croyons pas. La réunion du clergé et de la noblesse avait nécessairement diminué la force révolutionnaire que possédait le tiers état. D'un autre côté, on se trouvait isolé entre une cour hostile et une armée de soldats étrangers. Certainement Paris était là, prêt à appuyer les représentants de la nation ; mais l'Assemblée connaissait-elle bien la force et l'esprit de Paris ? Ne devait-elle pas craindre de compromettre le salut de la révolution par une guerre civile qui aurait alors abouti à la victoire définitive du despotisme ?

L'Assemblée fut digne, ferme, prudente ! Il faut lui en savoir gré ; elle laissa mûrir les événements qui éclatèrent sous l'action du peuple, à qui seul il appartient de faire une révolution durable et profonde.

Chacun, du reste, avait pris son parti.

Affiliés de la cour et partisans du peuple, attendent sans doute du choc des événements le triomphe de leur cause.

 

V

Mais quel était, dans ce vaste rassemblement de troupes, le but de Louis XVI ? La pensée de Marie-Antoinette était mauvaise, chacun le sait ; la reine eût fait volontiers mitrailler Paris et pendre l'Assemblée nationale. Mais ce gros bon roi, sur qui la légende s'est plue à attirer les larmes et la pitié, que voulait-il faire de ces cinquante mille mercenaires qui affamaient Paris, en attendant de le livrer aux flammes et de l'inonder de sang ? Ignorait-il complètement les horribles desseins de son entourage ? On ne nous le fera jamais croire.

 

Tandis que la lutteuse prépare, la famine étend ses ravages. La disette, augmentée par la présence des troupes, allait toujours croissant.

La population ne se procurait qu'avec peine un pain dur, noir, amer, que l'on se disputait littéralement à la porte des boulangers. Ce pain, dévoré avec larmes, était quelquefois arrosé du sang de celui à qui on l'avait arraché.

 

VI

Dans la rédaction de l'adresse dont il avait été chargé, et que nous avons reproduite, Mirabeau avait formulé la demande qu'il fût établi une garde bourgeoise, chargée de maintenir l'ordre et la sécurité dans Paris.

L'Assemblée n'avait pas donné son assentiment à cette partie de l'adresse, qui avait été supprimée.

Mais l'idée avait été trouvée bonne par les électeurs de Paris, et ils se chargèrent d'en obtenir l'application.

Une fois mis en possession de leurs droits, les électeurs avaient senti l'avantage d'en prolonger l'exercice. Ils voulurent demeurer en relation d'idées et de sentiments avec les députés qu'ils avaient choisis ; pour cela il fallait continuer des réunions que le ministère leur interdisait.

Enhardis par l'exemple que l'assemblée des communes avait donné le 23 juin, ils se rendent le 25, rue Dauphine, dans une salle de restaurant, qui venait d'être occupée par une noce. Ce fut leur Jeu de Paume, à eux, dit Michelet.

Ils s'engagent au nom de Paris tout entier, qu'ils représentent, à soutenir les décisions de l'Assemblée nationale. Puis, sur le conseil de Thuriot l'un d'eux, ils se rendent à l'Hôtel de ville, et demandent à établir leurs séances dans la grande salle Saint-Jean. On n'ose pas la leur refuser.

Là, diverses propositions sont immédiatement acceptées. Il fut décidé que l'on demanderait l'organisation d'une garde bourgeoise ; là constitution prochaine d'une vraie commune élective.

De cette délibération date l'origine de la garde nationale et de cette commune de Paris qui exerça une influence si considérable sur la marche des événements.

Mais pendant que la cour conspire, que le peuple effaré, s'émeut et s'agite, que les électeurs veillent, le parti qui fomente l'ambition du duc d'Orléans tient des conciliabules dans lesquels on arrête les mesures à prendre, en prévision des éventualités qui pourraient surgir. Ces réunions, tenues secrètement à Montrouge, sont présidées par Choderlos de Laclos, un des hommes les plus spirituels du XVIIIe siècle ; aimable et de mœurs simples, trop calomnié par ses ennemis, mal apprécié, il traîne attaché à son nom ce fameux roman : les Liaisons dangereuses, le plus profond des livres impurs, dit Louis Blanc. Cet historien, en jouant sur le titre du roman de Choderlos, ajoute : qu'il était pour ses amis la plus dangereuse des liaisons. Mais si le duc d'Orléans eut un moment de popularité, il le dut à l'ardeur, à l'habileté, au talent de ces hommes qui, comme Choderlos, comme Sillery et Latouche, l'entraînèrent vers le parti de la révolution.

Quelques écrivains ont dit sans preuves que Mirabeau, Sieyès, etc., furent mêlés à ces intrigues, qui devaient faire passer la couronne de la tête de Louis XVI sur celle du duc d'Orléans. Mirabeau méprisait trop ce prince, et Sieyès, esprit profond, savait déjà que l'arbre tout entier de la royauté était destiné à être abattu, qu'il n'avait plus ni sève ni racines, et que, dès lors, il ne s'agissait plus de couper une branche pour en faire fleurir une autre.

 

VII

Tandis que s'ourdissent les trames du Palais-Royal, les patriotes veillent au salut de la révolution. Le club breton où se rassemblent toutes les belles intelligences de l'Assemblée nationale, tous- les cœurs ardemment épris de liberté : Robespierre, Buzot, l'abbé Grégoire, etc., s'apprête à renverser les criminels projets de la cour. Il a des partisans partout, auprès de Necker, auprès du roi ; des gens vigilants, des oreilles attentives recueillent les bruits, les gestes, les ordres, les secrètes espérances, les joies imprudentes, manifestés chez la reine ou dans les appartements du comte d'Artois. La révolution est partout. A la cour, les secrétaires dévoués aux idées nouvelles décachètent les lettres, et en prennent une copie qu'ils envoient, soit au comité de Montrouge, soit au club breton. C'est de cette façon que l'on connut les plans de la réaction dont la reine était l'âme et l'inspiratrice.

Ce plan infernal que déjoua le génie protecteur de la France, le voici tout entier, tel que Le révèle le Moniteur :

Cinquante mille hommes, cent pièces de canon, et six princes dirigeant ; leurs coups, allaient renverser sur ses ministres le sanctuaire de la liberté, et bouleverser l'empire français de fond en comble.

L'Assemblée nationale devait être dispersée, ses arrêtés déclarés séditieux, ses membres proscrits, le Palais-Royal et les maisons des patriotes livrés au pillage, les électeurs et les députés aux bourreaux. Tout était prêt pour consommer ce crime. Des brigands armés de haches, de torches et de poignards, attendaient leur proie ; la Bastille et les gibets leurs victimes.

La nuit du 14 au 15 juillet avait été fixée, dit-on, pour l'invasion de Paris. Les invalides devaient faire résistance et s'opposer à l'enlèvement des armes et des canons, en faisant feu sur le peuple. Au même instant, les brigades campées au Champ de Mars, composées des régiments de Salis-Samade, Château-Vieux et Diesbach, Suisses, des hussards de Bercheny, Esterhazy et Royal-Dragons, accourraient au secours des invalides avec l'artillerie, tandis qu'un autre corps de troupes légères attaquant l'Hôtel de ville enlèverait les magistrats et les échevins.

Au premier coup de canon, le prince de Lambesc se serait transporté dans la rue Saint-Honoré avec le régiment Royal-Allemand, et les autres régiments de cavalerie, le sabre à la main, avec ordre de charger tout ce qui se présenterait, et de s'emparer de la place de Grève. Ce coup de canon étant le signal pour toutes les troupes qui investissaient Paris, Provence et Vintimille seraient accourus de Neuilly, Royal-Cravate, Helmstadt et Royal-Pologne, de Sèvres et Meudon, et auraient été suivis de quatre régiments de chasseurs destinés pour la porte Saint-Antoine ; trois régiments allemands avec leurs canons se seraient rendus à la porte d'Enfer ; six mille brigands auraient parcouru la ville, forçant et bouleversant les maisons des bons citoyens, et le pillage du Palais-Royal aurait été la récompense des hussards. L'incendie de l'hôtel de Bretonvilliers et de quelques maisons de la ferme aurait augmenté le désordre. Dans le même temps, les régiments de Besançon et de La Fère auraient foudroyé Paris des hauteurs de Montmartre avec cinquante pièces d'artillerie.

Cette abominable expédition faite, les troupes se seraient retirées à toutes les barrières pour s'en emparer, et des batteries y auraient été dressées pour intercepter toute communication avec les provinces.

Le lendemain matin, le roi se serait transporté à l'Assemblée nationale pour la dissoudre, et les satellites delà tyrannie auraient chargé de fers les défenseurs de la liberté.

 

Deux hommes avaient été choisis par la reine pour faire triompher ses coupables desseins : le baron de Breteuil et le vieux maréchal de Broglie.

Celui-ci arrivait avec un nom illustré par la guerre de Sept-Ans. Tout enivré de ses exploits un peu oubliés pourtant par les jeunes soldats qu'il devait commander, il se croyait sûr de la victoire. Il prenait des poses fanfaronnes et des airs rodomonts qui faisaient sourire ceux qui avaient conscience de la force et de l'énergie du peuple. Un nombreux état-major l'entourait et portait ses ordres multipliés de bataillon en bataillon. C'était un mouvement, un va et vient stérile qui trahissaient plus de zèle que de talent, plus de présomption que de réelle puissance.

La bruyante confiance du maréchal de Broglie n'avait de rivale que dans l'aveugle sécurité du baron de Breteuil. Plein de mépris pour les agitations populaires, le ministre était, du reste, résolu à se porter aux mesures les plus extrêmes. S'il faut brûler Paris, disait-il, on brûlera Paris.

Mais pour s'assurer de la fidélité et exciter l'élan des troupes, il faut de l'argent, du vin ; des caresses. L'or manque ; la reine fait fabriquer des billets ; les dames de la cour parcourent les rangs des soldats, leur prodiguant leurs sourires et faisant distribuer de nombreuses rations.

Tout est prêt ; le signal sera donné bientôt.

 

VIII

Que fait l'Assemblée nationale ? Elle écoute un rapport de Mounier, sur la constitution, et un projet de déclaration des droits de l'homme que lit Lafayette.

Et le peuple ?

Un stratagème que Louis Blanc attribue à Duport, et qui fut inventé par Choderlos de Laclos, prouve soudainement la situation qui se trouve faite contre tout événement. Des émissaires, envoyés dans toute la France, crient de village en village ce mot sinistre : Voici ies brigands ! En quarante-huit heures la France fut debout.

Mais pour que la conspiration de la cour puisse aboutir, il faut des ministres dévoués. Necker est suspect, il sera renvoyé. Déjà on le tient à l'écart ; le roi, qui s'est jeté tout entier dans le parti de la violence, n'a pour le ministre populaire que des paroles dédaigneuses et glacées : Si je ne puis, lui dit Necker, écarter des nuages qui rendent inutile tout ce que je voudrais tenter pour le service de Votre Majesté, j'oserais lui demander une fois encore ma démission. Je me retirerai hors du royaume, et j'aurai soin de dissimuler mon départ de manière que cet événement n'amène point de catastrophe terrible.

Je prends votre parole, se hâta de lui répondre le roi.

Le renvoi du ministre était fixé à la nuit du 14 au 15 juillet. Mais brûlant de hâter les événements, le comte d'Artois et le baron de Breteuil précipitèrent sa disgrâce, et le 11 le roi signa l'ordre de son renvoi. Le roi lui commandait de sortir du royaume dans les vingt-quatre heures, — avec tout le secret et la célérité possibles.

Lorsque M. de la Luzerne lui apporta la lettre du roi, Necker était à table. Il s'attendait sans doute à ce message. Il lut la lettre sans laisser paraître sur son visage la moindre émotion. Sans adieu, nous nous reverrons, ce soir, au conseil, dit-il à son collègue ; et il continua à s'entretenir librement avec les convives qui l'entouraient. Vers cinq heures, il prétexta le besoin d'une promenade et sortit avec madame Necker. Ils montèrent en voiture. Dès qu'ils eurent atteint l'extrémité de l'avenue de Saint-Cloud, le ministre ordonna à son cocher d'aller ventre à terre jusqu'à Saint-Ouen, où se trouvait sa maison de campagne. Il y passa la nuit à faire ses préparatifs de départ, et, le lendemain matin, à six heures, il gagna la frontière par la voie la plus courte. Il arriva à Bruxelles, et c'est alors seulement qu'il instruisit de son exil sa fille, madame de Staël, en présence de qui pourtant le ministre avait reçu la lettre du roi.

Il y avait là, de la part de Necker, plus d'habileté que de dévouement. Plus qu'un bruyant départ, cette fuite mystérieuse devait frapper les esprits. Lafayette avait fait dire au ministre : Si l'on vous renvoie, trente mille Parisiens vous ramèneront à Versailles. Mais lui voulait se maintenir possible à la cour, sachant qu'il deviendrait bientôt indispensable.

Quatre autres ministres, ses amis, MM. de Montmorin, de la Luzerne, de Saint-Priest et de Puységur, avaient dû se retirer. Ils furent remplacés par MM. de Breteuil, de Broglie, de la Galaizière, de la Vauguyon, Foulon et de Laporte, tous partisans du pouvoir absolu.

 

IX

Tandis que la royauté s'apprêtait à égorger Paris et la démocratie, que faisaient ces hommes dont la calomnie à si souvent défiguré le caractère ?... Marat prêchait alors la prudence et la modération : Citoyens, décriait-il, les ministres, les aristocrates, soufflent la sédition ; vous déconcerterez leurs perfides manœuvres. Soyez paisibles, tranquilles, soumis au bon ordre, et vous vous jouerez de leur horrible fureur. Si vous ne troublez pas cette précieuse harmonie, la révolution la plus salutaire, la plus importante se consomme irrévocablement, sans qu'il en coûte ni sang A la nation, ni larmes a l'humanité.

Beau rêve impossible !

La royauté, l'aristocratie devaient des expiations ! A la révolution il fallait des martyrs ! Le sang du peuple, le sang de ses ennemis, féconderont le champ de l'avenir !

Paris est dans l'anxiété, Paris est dans l'attente. En ce moment, Paris est au Palais-Royal.

Qu'était-ce que ce lieu d'où doit partir le signal de la résistance ?

Ce magnifique jardin, dit Thiers, entouré des plus magnifiques magasins de l'Europe, et formant une dépendance du palais du duc d'Orléans, était le rendez-vous des étrangers, des débauchés, et surtout des plus grands agitateurs !

Il est mieux que cela !

Le Palais-Royal, écrit Camille Desmoulins dans la Lanterne aux Parisiens, est le foyer du patriotisme, le rendez-vous de l'élite des Français, qui ont quitté leurs provinces pour assister au magnifique spectacle de la révolution de 1789, et n'en être pas spectateurs oisifs. Pour les Parisiens même, il pst plus court d'aller au Palais-Royal. On n'a pas besoin de demander la parole à un président, d'attendre son tour pendant deux heures. On propose sa motion : si elle trouve des partisans, on fait monter l'orateur sur une chaise. S'il est sifflé, il s'en va. Ainsi faisaient les Romains, dont le Forum ne ressemble pas mal à notre Palais-Royal.

Ce lieu de plaisirs est donc transfiguré.

Le Palais-Royal n'était plus le Palais-Royal, écrit à son tour Michelet ; le vice, dans la grandeur d'une passion si sincère, à la flamme de l'enthousiasme, devenait pur un instant. Les plus dégradés relevaient la tête et regardaient dans le ciel. Leur passé, ce mauvais songe, était mort au moins pour un jour. Honnêtes ?... ils ne pouvaient pas l'être, mais ils se sentaient héroïques, au nom des libertés du monde.

Ce changement tenait à ce feu sacré, l'amour de la liberté qui purifie tout ce qu'il traverse.

 

X

Le 12 juillet, la foule encombrait comme d'habitude les allées et les galeries de ce palais dont nous venons d'esquisser la physionomie. Une sombre préoccupation se lisait sur tous les visages. La menace planait dans l'air ; on était dans l'attente de quelque sinistre événement.

Dès le matin, on avait affiché par ordre du roi, au coin des rues, de grands placards pour exhorter la population à rester chez elle, et pour la prévenir que l'arrivée des troupes, dans les environs de Paris et de Versailles, n'était qu'une simple précaution contre les brigands.

Tout Paris était dans les rues ou sur les places publiques, inquiet, anxieux.

Vers midi, un homme arrive de Versailles, se rend au Palais-Royal, et annonce le renvoi de Necker. Le peuple, qui met tout son espoir dans ce ministre, ne veut pas ajouter foi à cette nouvelle ; il croit qu'on le trompe. Mais la fatale nouvelle est confirmée. Tous les fronts se couvrent de pâleur, et les cœurs s'emplissent d'indignation. Il était midi ; le canon du palais retentit soudain ; chacun frissonne, comme si c'était le signal de la lutte qui va s'ouvrir. Ce coup de canon semble sonner l'heure de la famine, de la banqueroute et de la guerre civile. L'époque des grands désastres est arrivée !

Mais le peuple est prêt au combat. Bientôt il va faire explosion ; un mot, suprême étincelle, peut embraser l'indignation qui couve et la faire éclater.

Un jeune homme, peut-être des plus hardis de la révolution, Camille Desmoulins sort du café Foy, s'élance sur une table et s'écrie : Amis, il n'y a pas un instant à perdre, j'arrive de Versailles ; M. Necker est renvoyé. Ce renvoi est le tocsin d'une Saint-Barthélemy de patriotes. Ce soir même, tous les bataillons suisses et allemands sortiront du Champ de Mars pour nous égorger. Il ne nous reste qu'une ressource, c'est de courir aux armes !

A ces paroles, la foule électrisée répond à l'orateur par des acclamations enthousiastes.

Le signal est donné, reprend Camille Desmoulins ; voici les espions et les satellites de la police qui me regardent en face ; je ne tomberai pas du moins vivant entre leurs mains.

Et il tire de sa poche deux pistolets, en ajoutant : Que tous les citoyens m'imitent. Le cri aux armes retentit de toutes parts. Camille a proposé de prendre une cocarde verte comme signe de ralliement. En un instant les arbres sont dépouillés, et leurs feuilles parent tous les chapeaux des couleurs de l'espérance.

Ce 12 juillet était un dimanche. Mais ce jour de fête est devenu jour de deuil ; on fait fermer les théâtres, les salles de danse. Et pour mieux témoigner le sentiment qui l'oppresse, le peuple se rend chez le statuaire Curtius, se fait livrer les bustes de Necker et du duc d'Orléans, les couvre d'un crêpe funèbre, et l'es porte par les rues en signe d'affliction publique. Ce cortège, formé d'hommes armés de bâtons, de haches', de pistolets, gagne le boulevard par la rue Richelieu, descend jusqu'à Ja Halle, par les rues Saint-Denis et Saint-Martin, et se dirige vers la place Vendôme en suivant la rue Saint-Honoré. Il était attendu là par un détachement de dragons. Les soldats, le sabre à la main, fondent sur ces citoyens paisibles, brisent le buste de Necker, blessent plusieurs personnes, et tuent un garde française désarmé, qui n'avait pas voulu fuir.

Cependant Bezenval occupait la place Louis XV, à la tête de forts détachements de dragons, de gardes suisses, et six pièces de canon étaient braquées contre les Champs-Elysées et contre le jardin des Tuileries. C'était l'heure où beaucoup d'habitants de Paris, après avoir passé la plus grande partie de la journée à la campagne, regagnaient paisiblement leurs foyers. A la vue des troupes rangées en bataille, ils s'étonnent, se troublent, et vont encombrer tumultueusement le jardin des Tuileries. Une foule hostile, menaçante, s'amasse autour des soldats de Bezenval. Celui-ci, qui se rappelle sans doute, avec un farouche orgueil, les exploits qu'il a accomplis lors de l'émeute Réveillon, fait barrer toutes les issues et ordonne au prince de Lambesc de pousser la multitude dans le jardin des Tuileries par le seul passage du Pont-Tournant, qu'il a laissé libre. Le colonel du Royal-allemand, prévoyant les suites effroyables de cette' mesure insensée, hésite et n'agit que lorsque l'ordre d'avancer lui a été répété. Alors il se produit un tumulte inexprimable. Les soldats sont accueillis par des huées et par une grêle de pierres. Le prince de Lambesc perd la tête, s'élance dans les Tuileries avec ses cavaliers, renverse des femmes, des enfants, blesse d'un coup de sabre un pauvre vieillard inoffensif. Des coups de fusil sont tirés çà et là ; le canon retentit ; le désordre est à son comble ; on entend les cris de désespoir des mères dont la foule épouvantée étouffe, écrase les enfants. Mais le cri : Aux armes ! aux armes ! s'élève de toutes parts. Des épées brillent ; le tocsin sonne dans toutes les paroisses ; on court à l'Hôtel de ville, on se rassemble, on demande des fusils de la poudre, des piques ; des boutiques d'armuriers sont enfoncées ; des gardes françaises quittent leurs casernes, se mêlent au peuple, régularisent le mouvement et donnent quelque solidité aux bandes populaires. Ils arrivent en force près du dépôt, sur le vieux boulevard, attaquent un détachement du Royal-allemand, et a la première décharge mettent hors de combat trois cavaliers. Les soldats de Lambesc n'osant se mesurer avec ces forces insurrectionnelles, se replient sur la place Louis XV et rejoignent le gros de leurs escadrons. La nuit arrive, enveloppant la ville d'un sombre voile de terreur.

Vers onze heures du soir, les gardes françaises, au nombre d'environ douze cents, se rendent au Palais-Royal, se concertent entre eux, jurent de protéger le peuple et de' venger leurs compagnons, qui ont péri sous le fer étranger. Sans officiers, sans artillerie, appuyés seulement de quelques citoyens mal armés, mais encouragés par ja foule qui encombre les Tuileries, ils se portent sur la place Louis XV, déterminés à en chasser les troupes de Bezenval. Des flambeaux éclairent leur marche et leur prêtent un aspect étrange.

A peine voient-elles paraître les premiers rangs de cette petite armée, que les troupes royales jugent prudent de déloger, et leur exemple est suivi par toutes celles qui occupent la capitale.

Paris est livré à lui-même, dit Lacretelle.

Paris n'avait rien à craindre de lui-même. En ce' moment, le sentiment national envahit tous les cœurs et élève toutes les consciences. Il y a là cent mille hommes en haillons, mourant de faim, qui, durant toute cette nuit d'angoisses, vont parcourir les rues, sans pain, sans discipline, en l'absence de toute police.

Et le lendemain, lorsque les bourgeois effarés, les mères éplorées demanderont en frissonnant le récit de cette nuit d'épouvante, ils apprendront que pas un vol n'a été commis, pas une goutte de sang n'a été versée.

Paris est livré à lui-même !

La réaction criera que des bandits, c'est-à-dire le peuple, ont brûlé les barrières.

Mais peut-on faire un crime de ce stérile incendie à de malheureux ouvriers que le prix exorbitant des denrées a exaspérés, et qui attribuent, non sans raison, une partie de leur misère à l'inique établissement de la ferme.

 

XI

Les conjurés partagèrent d'une autre façon ces terreurs de la bourgeoisie :

Les suppôts de la cour, au contraire, s'applaudissaient de leur victoire, ils se réjouissaient de la consternation et des larmes des bons citoyens ; ils dansaient au bruit d'une musique allemande, et insultaient, dans des chansons lascives et grossières, les amis de la liberté.

Mais leurs chants de triomphe furent bientôt interrompus. Une fausse alerte les fait trembler à leur tour. Les communications avec la capitale sont interrompues ; ni les courriers de la poste, ni les gens de pied, ni les voitures ne peuvent franchir les barrières.

Le chemin de Versailles est aussitôt couvert de troupes, les gardes du corps eux-mêmes passent la nuit en bataille, le pont de Sèvres est gardé avec du canon, et l'ordre est donné de le rompre si l'on ne peut le défendre avec avantage. Un faux avis de l'attaque de ce pont vient encore augmenter l'alarme du parti des conjurés royaux.

Le lendemain, un bruit sourd se répand jusqu'au chef-lieu du complot, de la prochaine arrivée de cent mille citoyens armés, pour saisir les chefs et les complices. Les conjurés éperdus ne savent plus quel parti prendre ni quel ordre donner. L'exil précipité du ministre, l'équipée du prince de Lambesc, l'insurrection de Paris, l'indignation générale, la crainte de la défection des troupes, déconcertent les mesures et arrêtent toutes leurs espérances. Ils s'agitent néanmoins et se livrent avec plus de fureur encore à l'espérance du succès.

 

XII

La préoccupation du peuple, pendant cette journée du 12 juillet, fut de se procurer des armes. L'Hôtel de ville fut envahi par la foule. Elle demande impérieusement de la poudre et des fusils. Les électeurs, instruits de ce tumulte, se hâtent de se rendre dans la grande salle, pour tâcher de calmer l'effervescence des passions ; pendant quelque temps ils parviennent à maintenir le peuple dans l'enceinte réservée au public. Mais de tous côtés s'élèvent des voix retentissantes qui demandent des armes et l'ordre de sonner le tocsin. Sur la place de l'Hôtel de ville, la multitude est compacte et mille cris répondent à ceux du dedans. Une compagnie du guet est désarmée ; la foule abandonne l'enceinte réservée, pousse les électeurs jusque sur leur bureau, et les somme de lui délivrer un ordre en vertu duquel les citoyens soient autorisés à s'armer pour repousser le danger qui menace Paris.

Les électeurs ordonnent au concierge de délivrer les armes qui peuvent se trouver dans l'Hôtel de ville. Cet ordre s'exécute avec lenteur ; sans doute on veut amuser le peuple. Mais lui se hâte, cherche lui-même, finit par découvrir — le dépôt des armes des gardes de la ville. Les portes sont enfoncées, et l'on fait main basse sur tous les instruments de défense que l'on rencontre.

Un instant après, on vit un homme en chemise, pieds nus, le fusil sur l'épaule, monter fièrement la garde à la porte de la salle des électeurs.

Ceux-ci, après avoir donné cette satisfaction au peuple, purent délibérer avec plus de calme. Ils s'établirent en municipalité, nommèrent un comité permanent, confirmèrent la nomination du prévôt des marchands et des échevins, et arrêtèrent que les districts seraient immédiatement convoqués.

 

XIII

Le contre-coup des agitations de Paris s'était produit à Versailles. Le soir, vers sept heures, six cents membres de l'Assemblée nationale étaient réunis dans la salle des séances. En l'absence du président, l'abbé Grégoire, un des secrétaires, occupait le fauteuil. Une foule de spectateurs se pressaient dans les vastes galeries. Sur tous les visages se peignait le reflet des sombres inquiétudes qui agitaient tous les esprits. Grégoire, après avoir fait remarquer que l'Assemblée n'est pas en nombre, que la séance est indiquée pour le lendemain, et que si la délibération se continuait, les ennemis de l'Assemblée ne manqueraient pas de crier à l'illégalité, propose de suspendre tout débat. Du reste, ce n'est pas la peur qui l'inspire, et il sait braver ceux qui conspirent le malheur du peuple. Si fractus illabatur orbis, impavidum ferient ruinœ !

L'Assemblée s'empresse d'approuver les sages conseils de son président et se répare.

Le lendemain, à l'ouverture de la séance, un député se lève pour annoncer l'exil de Necker, la disgrâce des autres ministres, qui avaient mérité la confiance publique. Il peint les troubles qui ont ensanglanté Paris. Il invite l'Assemblée à prendre une résolution sage, mais énergique. Mounier dénonce à son tour les funestes intrigues de la cour et ses horribles projets. Lally-Tollendal, ami de Necker, fait un touchant éloge du ministre disgracié. Il demande à l'Assemblée une solennelle protestation contre le décret qui prive l'État du puissant concours d'hommes aussi éminents par leurs lumières que par leur zèle et leur dévouement à la cause du peuple.

Ce discours est couvert d'applaudissements. En ce moment, des bruits sinistres circulent dans l'Assemblée.

On y raconte, dans tous leurs détails, les événements dont Paris a été le théâtre, tout semble présager les événements les plus affreux.

Quelques députés de la noblesse cherchent à justifier la conduite du roi. Mais l'abbé Grégoire s'élève avec énergie contre les fatales mesures qui ont compromis la sûreté de l'État et flétrit les ennemis de la nation.

Le ciel, s'écrie-t-il, marquera le terme de leurs scélératesses ; ils pourront éloigner la révolution, mais, certainement, ils ne l'empêcheront pas. Des obstacles nouveaux ne feront qu'irriter notre résistance ; à leurs fureurs nous opposerons la maturité des conseils et le courage le plus intrépide. Apprenons à ce peuple qui nous entoure que la terreur n'est pas faite pour nous.

Oui, Messieurs, nous sauverons la liberté naissante qu'on voudrait étouffer dans son berceau, fallût-il pour cela nous ensevelir sous les débris fumants de cette salle !

 

Il demande, en outre, la nomination d'un comité pour dénoncer tous les ministres coupables, tous les conseillers perfides du roi.

En ce moment, Guillotin annonce qu'il est chargé par les électeurs de Paris de présenter à l'Assemblée nationale l'arrêté qu'ils ont pris le 12, et dont voici la substance :

L'assemblée des électeurs de Paris, sensiblement touchée des émeutes populaires, et voyant avec le plus grand regret que les moyens pris pour rétablir l'ordre sont précisément ceux qui fomentent le désordre, supplie l'Assemblée nationale de concourir, autant qu'il est en elle, à établir une milice bourgeoise.

Tous les cœurs, toutes les espérances se portent déjà vers l'Assemblée ; c'est qu'elle représente la nation, et que le roi, soumis aux influences d'une cour qui veut être tout, et d'une aristocratie qui veut tout conserver, même au prix de l'extermination du peuple, est désormais considéré comme un ennemi public.

Quatre-vingts députés sont nommés, chargés de représenter au roi les dangers de la capitale, la nécessité d'une garde bourgeoise et l'éloignement des troupes.

Je vous ai fait connaître, répondit Louis XVI, mes intentions sur les mesures que les désordres de Paris m'ont forcé de prendre ; c'est à moi seul de juger leur nécessité, et je ne puis, à cet égard, apporter aucun changement.

Cette réponse excite l'indignation de la majorité de l'Assemblée. Une proposition énergique est adoptée sur-le-champ ; elle témoigne de la force, de la fermeté et du patriotisme qui régnaient parmi les députés. En voici les termes ; l'histoire est tenue de les enregistrer :

L'Assemblée, interprète de la nation, déclare que M. Necker, ainsi que les autres ministres qui viennent d'être éloignés, emportent avec eux son estime et ses regrets.

Déclare qu'effrayée des suites funestes que peut entraîner la réponse du roi, elle ne cessera d'insister sur l'éloignement des troupes extraordinairement rassemblées près de Paris et de Versailles, et sur l'établissement des gardes bourgeoises.

Déclare de nouveau qu'il ne peut exister d'intermédiaire entre le roi et l'Assemblée nationale.

Déclare que les ministres et les agents civils et militaires de l'autorité sont responsables de toute entreprise contraire aux droits de la nation et aux décrets de cette Assemblée.

Déclare que les ministres actuels et conseils de Sa Majesté, de quelque sang et état qu'ils puissent être, ou quelques fonctions qu'ils puissent avoir, sont personnellement responsables des malheurs présents et de tous ceux qui peuvent suivre.

Déclare que la dette publique ayant été mise sous la garde de l'honneur et de la loyauté française, et la nation ne se refusant pas d'en payer les intérêts, nul pouvoir n'a le droit de prononcer l'infâme mot de banqueroute, nul pouvoir n'a le droit de manquer à la foi publique sous quelque forme et dénomination que ce puisse être.

Enfin, l'Assemblée nationale déclare qu'elle persiste dans ses précédents arrêtés, et notamment dans ceux du 17, du 20 et du 23 juin dernier.

Et la présente délibération sera remise au roi par le président de l'Assemblée, et publiée par la voie de l'impression.

L'Assemblée arrête de plus que M. le président écrira à M. Necker et aux autres ministres qui ont été éloignés, pour les informer de l'arrêté qui les concerne.

L'Assemblée se déclare en outre en permanence. Une partie des députés est désignée pour passer la nuit, l'autre devra la relever le matin.

 

Lafayette, nommé vice-président à l'unanimité, siégera alternativement avec l'archevêque de Vienne.

L'Assemblée arrête enfin qu'elle reprendra ses travaux préparatoires de la constitution.

 

XIV

Cet acte de vigueur légitimait la résistance du peuple : la cour est désormais hors la loi. Que la défense s'organise et sus aux ennemis de la nation.

Aussi le 13, dès six heures du matin, le tocsin sonne dans toutes les églises, Quelques électeurs accourent à l'Hôtel-de-Ville et trouvent la place déjà envahie par la foule, qui demande la formation de la milice. Une garde dérisoire de douze mille hommes a été organisée. On sent qu'elle est destinée à protéger la bourgeoisie autant contre le peuple que contre la cour.

Enfin le comité permanent dont, le soir, l'assemblée générale de la commune approuva les résolutions, décida que la garde bourgeoise serait de quarante-huit mille hommes, formant seize légions. Chaque district devait nommer ses officiers ; mais la municipalité se réserva le choix des officiers supérieurs : elle se défiait de la démocratie.

La cocarde verte, couleur de l'insurrection, faisait peur aux bourgeois. On adopta les couleurs de la ville, et la milice porta la cocarde bleue et rouge, La garde nationale est fondée.

On proposa au duc d'Aumont le commandement en chef de ces troupes. Comme il hésitait, on l'offrit au marquis de La Salle, esprit libéral, cœur patriotique s il accepta sur-le-champ. Le commandement en second fut donné au chevalier de Saudray,

Mais à cette milice il fallait des armes. La nuit s'est passée à forger des piques, à couler des balles. Mais il faut des fusils pour atteindre des ennemis qui ne se laisseront pas approcher.

Des armes ! des armes !

Ce cri gronde comme un tonnerre autour des électeurs ; on leur demande de livrer celles qui se trouvent à l'Hôtel-de-ville. Ceux-ci répondent que Flesselles, le prévôt des marchands, peut seul en disposer. Qu'il vienne alors ! crie-t-on de toutes parts.

Cependant divers groupes se sont formés et parcourent la ville. Ce généreux peuple de Paris, tout préoccupé de liberté, est désolé par la famine. Des agitateurs, vendus à la cour, espérant tuer la révolution par le désordre et la noyer dans le crime, répandent le bruit que les religieux de Saint-Lazare cachent dans leur couvent de grands amas de grains et de farines.

La foule, indignée, se porte en tumulte vers le couvent, les portes sont enfoncées à coups de hache ; on envahit la maison ; cinquante-deux charrettes sont chargées de la farine qu'on y trouve, et on les dirige immédiatement vers la Halle. Le peuple ne vole rien : du pain et du fer, voilà ce qu'il désire en ce moment. Et pour qu'on ne l'accuse pas, il fait justice des voleurs ; l'un d'eux, pris en flagrant délit, est fusillé ; quelques ivrognes, qui avaient envahi les caves du couvent, sont traînés dans la cour et pendus à des lances que des hommes, potences vivantes, maintiennent sur leurs épaules. Justice expéditive, terrible, mais que font excuser les circonstances et la susceptibilité inflammable de la foule jalouse de son honneur !

D'autres exécutions sommaires s'accomplissent dans d'autres lieux, théâtres de faits semblables.

Partout où passe le peuple, il laisse l'empreinte de son honnêteté, de sa générosité, de sa justice !

La prison de la Force enfermait tout une population de malheureux dont le seul crime était d'être pauvres. L'usure implacable, armée d'une loi barbare qui va enfin, disparaître de notre Code, les tenait là sombres, affamés, désespérés ! Le voleur, le faussaire, subissaient des détentions moins longues, moins amères, que celle des infortunés débiteurs.

Dans la législation criminelle, la torture, système atroce, arrachait des aveux à des innocents soupçonnés de forfaiture.

Dans la législation commerciale, l'emprisonnement, variété de torture, était un moyen d'arracher de l'argent à d'honnêtes pères de famille, victimes du destin, qui souvent n'avaient pas de pain à laisser à leurs enfants.

La foule, qui a d'admirables instincts de réprobation, se porte en masse vers la prison de la Force, enfonce les portes, délivre les prisonniers, auxquels elle prodigue des soins et des secours. Il y avait là un vieillard qui avait blanchi, loin des siens, dans les cachots. Il pleurait de joie, conduit par le peuple, ses frères en souffrance.

Ils sont libres.... Mais reverront-ils ceux qui leur furent chers ? La misère, la douleur les a tués peut-être ! Retrouveront-ils leur jeunesse perdue, leur position détruite ? Aigris, exténués, moroses, ils regardent d'un œil terne l'avenir, cette conquête des cœurs ardents !

Ah ! applaudissons à l'élan de ce peuple qui a conquis nos institutions !

Nos libertés, nos joies, notre dignité, notre grandeur, ont été pétries avec les larmes et le sang de nos pères.

Mais si, pendant cette journée du 12, durant laquelle la foule est souveraine, le peuple brise des arrêts barbares, il fait énergiquement respecter ces lois protectrices de la société qui réfrènent la perversité et punissent le crime.

Des hommes, justement condamnés, veulent profiter des troubles qui agitent Paris, pour franchir les murs qui contiennent leurs mauvaises passions. Le seuil de la prison franchie, ils porteront dans la ville le vol, le pillage et le meurtre. Ils seront ces bandits promis par la réaction ; mais le peuple veille, le peuple protecteur des sages lois et des justes répressions.

Les prisonniers du Châtelet comptaient sur la pitié ou la générosité du peuple. Ils veulent mettre à profit cette journée de troubles ; tout paraît permis. Ils s'insurgent, dépavent les cours, enfoncent les guichets intérieurs ; ils vont être libres. Mais les geôliers appellent au secours une foule de gens armés qui passent. Ceux-ci, indignés, font feu sur les rebelles, les repoussent dans la prison et ne quittent les lieux que quand l'ordre est rétabli.

Tels étaient les vrais sentiments qui guidaient la population parisienne.

Le matin un groupe s'était présenté au garde-meuble de la couronne, avait enlevé les armes, des canons, des armures d'un grand prix ; mais après la victoire du peuple tout fut restitué.

Vers trois heures on découvrit au port Saint-Nicolas un bateau rempli de poudres ; il fut déchargé et mis sous la sauvegarde des bourgeois. Un électeur distribua au peuple ces munitions.

Un secours d'un autre genre arriva aux défenseurs de la liberté. Le soir, un convoi considérable, destiné aux troupes du Champ de Mars, fut arrêté ; il ajouta aux provisions de bouche qui devenaient indispensables.

Les Parisiens, résolus pu combat, s'étaient d'abord soulevés pour se défendre. L'ennemi était à Versailles. Quelques groupes résolurent de marcher contre la cour. Mais l'Assemblée nationale était au pouvoir des ennemis de la nation, bloquée, en quelque sorte, par les mercenaires des conspirateurs. Les députés de la France n'avaient d'autre appui que leur courage, d'autre asile que la salle qu'ils occupaient, Vautre force que leur caractère. Ils n'osaient plus coucher chez eux. Craignant que la cour ne mît la main sur leurs archives, ils les confèrent à Grégoire, l'un des secrétaires. Celui-ci les cacha, sous scellés, dans une maison de Versailles. Ce ne fut pas sana raison que les Parisiens tremblèrent pour la personne des patriotes de l'Assemblée, qui se trouvaient sous le glaive des aristocrates et des perfides conseillers du monarque.

 

XV

Cependant Flesselles avait été mandé à l'Hôtel de ville sur la place de laquelle s'étaient rendus bourgeois, ouvriers, clercs du Châtelet, du Palais, élèves en chirurgie, soldats du guet, gardes françaises, tous offrant leurs services et demandant des armes.

L'insidieux Flesselles en traversant cette foule avait l'air d'en épouser tous les sentiments : Oui ! mes enfants, répondait-il à tous les cris, vous serez satisfaits ; vous savez bien que je suis votre père.

Dévoué à la cour, lié de cœur et d'opinion avec le nouveau ministère, le prévôt des marchands trompait le peuple. Homme de plaisirs, léger, incertain, sans profondeur de vues, sans énergie, il crut être maître de la révolution en temporisant. Il espérait voir bientôt s'affaisser de lassitude le mouvement révolutionnaire qui s'opérait. Il pensait qu'il en est de ces soulèvements populaires comme de ces inondations qui s'écoulent vite lorsque le ciel a épuisé ses cataractes. Mais ici il y avait à épuiser cet océan de haine, de réprobation, de colère, de vengeance, amassé goutte à goutte .pendant des siècles par vingt-cinq millions de misérables serfs, qui enfin se sentaient forts et qui voulaient être libres !

Comme beaucoup d'autres, il s'obstinait à ne voir dans l'effervescence générale, qu'un désordre partiel facile à châtier. Avec le maréchal de Broglie, il espérait que quelques coups de fusil dissiperaient l'insurrection ; tout son espoir reposait sur les troupes du baron de Bezenval. Il servait les intrigues de la cour, et, en attendant que les régiments suisses et Allemands vinssent le délivrer, il affectait le langage d'un démocrate.

Aux voix impérieuses qui réclamaient des armes, le prévôt avait répondu qu'il avait passé un marché avec un armurier inconnu. Le jour même, il promettait douze mille fusils, et trente mille pour les jours suivants. Le soir, des chariots chargés de caisses étiquetées artillerie, paraissent sur la place de Grève. Ce sont les armes promises par de Flesselles. La commune ordonne d'en faire au peuple la distribution. On ouvre les coffres et on les trouve remplis de chiffons ! Furieux, le peuple s'indigne et crie à la trahison. Flesselles, qui espérait voir arriver les soldats de l'absolutisme avant la découverte de son mensonge, jure qu'on l'a trompé et conseille à la foule de se rendre au couvent des Chartreux où sont, dit-il, cachés de grands amas d'armes et de munitions.

Tous ces cœurs droits, inspirés de patriotisme, se laissèrent persuader par l'astucieux magistrat. La foule se rend en tumulte au couvent des Chartreux. Les religieux étonnés on beau protester qu'ils ne possèdent pas une seule arme ; on visite de fond en comble leur maison. On ne trouve rien. Le peuple, indigné, se précipite comme un ouragan vers l'Hôtel de ville.

Les soldats de la tyrannie ne sont pas encore arrivés, et Flesselles est cette fois sérieusement menacé. Son assurance chancelle ; il balbutie qu'on l'a trompé, et pour calmer la tempête qui se forme autour de lui, il ordonne la confection de cinquante mille piques.

Tous les ateliers où l'on façonne le fer sont sur-le-champ transformés en fabriques d'armes. En quelques heures l'ordre du prévôt sera exécuté.

Le prévôt espère encore. De quelle force seront ces piques contre les canons de Bezenval ? La mitraille aura raison de ce fer impuissant. La cour peut massacrer Paris : Flesselles garde soigneusement les clefs des magasins où sont enfermées les armes et les canons de la cité !...

Et le peuple a pardonné sur une stérile promesse.

Mais si le peuple pardonne au coupable Flesselles, ceux pour qui il trahit la plus sainte des causes ne lui pardonneront pas d'être dépositaire de dangereux secrets !

Du reste, en ce moment, toute haine, toute vengeance, se dirige contre la cour, foyer des attentats contre la nation. Au Palais-Royal une liste de proscription circule de main en main. Une récompense est promise à qui apportera au café du Caveau la tête des Polignac, des d'Artois, des Condé, des de Broglie, des Breteuil, des Lambesc, des Berthier, des Foulon, etc.

Terribles représailles dont la responsabilité retombe sur ceux qui les ont justifiées !

La nuit est venue, menaçante comme la veille. Le patriotisme a hérissé Paris de barricades ; on craint une surprise de la part des mercenaires qui cernent la ville. Les hommes les attendent en armes ; les femmes veillent assises sur des monceaux de projectiles entassés dans les appartements : meubles, dalles, pierres, pavés, pleuvant des fenêtres et du bord des toits, écraseront les soldats de la tyrannie, s'ils osent se présenter. Mais cette attitude, pleine d'énergie et d'audace, déconcerta les troupes qui n'osèrent se hasarder hors de leur campement.

Dans les rues, sur les places, la garde bourgeoise veilla, prête à réprimer tout désordre.

 

XVI

Jusqu'à ce moment, le peuple a demandé des armes.

Le quatorze, au matin, il s'éleva un cri immense, unanime : A la Bastille ! à la Bastille !

L'élan du peuple avait désormais un but, une direction ; sa haine se précisait, son enthousiasme allait battre ce sombre tyran de pierre, rempli d'effroyables mystères, enveloppé d'une popularité sinistre, redoutable, et qui s'élevait au milieu du quartier populeux de Saint-Antoine.

C'est la notoriété terrible de la Bastille qui lui a attiré les premières fureurs de la multitude.

Est-ce un sentiment chevaleresque, un élan de générosité, qui ont entraîné les Parisiens vers l'aristocratique prison ? Qu'importe ! Pas de distinction pour qui veut anéantir le despotisme. La Bastille est la prison d'État par excellence. Qu'on la détruise, et on frappe la royauté à la tête. Louis XVI avait une prédilection marquée pour cette forteresse, et il se sentait fort sous son ombre. Il y avait bien Vincennes, Bicêtre, Charenton, Saint-Lazare. Mais ces lieux de torture, de larmes, ces tombeaux funestes n'avaient pas l'affreuse renommée des oubliettes de la prison Saint-Antoine.

La Bastille, c'était toute la tyrannie. Ces épaisses murailles, ces hautes tours, ces cachots infects dont le passant apercevait les étroites et sombres ouvertures, disaient tous les jours à l'ouvrier des faubourgs les souffrances ensevelies là depuis des siècles, les châtiments immérités, les désespoirs éternisés, ouvrage de l'arbitraire et du bon plaisir. La légende faisait planer des horreurs au-dessus de ce noir monument. Ces murs humides suintaient les larmes. Les bruits lugubres qui s'en exhalaient étaient composés de soupirs, de gémissements, de sanglots ! S'il s'y mêlait un éclat de rire, c'était le rire de la folie.

Que la Bastille s'écroule et s'abîme ! Tel avait été le cri général à la convocation des États généraux.

Le peuple avait imposé ce mandat à ses députés ! Il allait l'accomplir luimême !

C'était une chose affreuse qu'un gouvernement sous lequel un caprice pouvait plonger à jamais un honnête homme dans les fers de la Bastille.

La lettre de cachet, cette pourvoyeuse de l'abominable prison, follement distribuée sous le dernier règne, était encore facilement délivrée sous Louis XVI.

Grands, petits, riches, pauvres, tous sont menacés, s'était écrié Mirabeau, en 1782. Ô mes aveugles compatriotes, il n'est pas plus difficile d'effacer du rôle des citoyens votre nom que le mien, comprenez bien cette effrayante vérité. Malheur ! malheur à la nation où ceux qui ne sont point outragés ne haïssent pas autant, ne poursuivent pas aussi âprement l'oppresseur que l'opprimé lui-même pourrait le faire.

Les lettres de cachet, lisons-nous dans l'excellent ouvrage de M. Ch. L. Chassin, le Génie de la Révolution, les lettres de cachet s'employaient contre tout le monde et à propos de tout..........

Il n'était point de haine privée, de basse convoitise, qui ne pût être assouvie à l'aide d'une lettre de cachet, obtenue par privilège, par intrigue ou à prix d'argent.

Le célèbre mot de Malesherbes était profondément vrai. Aucun homme, en France, ne devait, se croire assez grand pour braver la vengeance d'un ministre, ou assez petit pour se dérobera l'inimitié d'un commis. Le cardinal de Fleury se vantait de n'avoir expédié que quarante mille lettres de cachet. On comptait par cinquantaine de mille celles distribuées durant le ministère de La Vrillière ; sa maîtresse la comtesse de Langeac, en tenait boutique ouverte à Versailles, avec succursale à Paris, au prix de vingt-cinq louis ! Ailleurs, faute de pouvoir s'en procurer assez vite de vraies, on en fabriquait de fausses.

Monsieur, disait Voltaire au lieutenant de police Hérault, que fait-on à ceux qui fabriquent de fausses lettres de cachet ? — On les pend. — C'est toujours bien fait, en attendant qu'on traite de même ceux qui en signent de vraies.

 

Linguet, dans ses Mémoires, avait déjà depuis six ans, dévoilé au monde les iniquités de la Bastille. Écoutons les cris indignés du prisonnier dévoilant les horreurs de cette prison d'État :

Si, dans les relations de ces voyages qu'une effervescence passagère a tant multipliés ces dernières années, nous lisions qu'aux terres australes, dans quelques-unes des îles que la nature semblait y avoir cachées au reste du monde, il existe une nation légère, douce, frivole même par essence, dont le gouvernement n'est point sanguinaire ; où les affaires les plus sérieuses prennent toujours une tournure plaisante, et dans la capitale de laquelle cependant on conserve avec soin un abîme où tous les Citoyens, sans exception, peuvent être, à chaque instant précipités ; où, en effet, on en précipite journellement quelques-uns, sur des ordres dont il n'est possible ni d'éviter le coup, ni d'espérer l'examen, ni souvent de pénétrer le motif ou le prétexte ;

Que l'infortuné ainsi évanoui se trouve alors séparé du monde entier ; plus éloigné de ses parents, de ses amis, et surtout de la justice, que s'il était transféré dans une autre planète ; que ses réclamations sont étouffées sans ressource, ou du moins n'ont qu'un seul canal pour se produire au dehors, et c'est précisément celui qui est toujours intéressé à les supprimer, en raison de ce que leur motif, c'est-à-dire l'oppression qui les nécessite, est plus grave et plus palpable ;

Qu'il est abandonné, sans livres, sans papiers, sans communication avec qui que ce soit, au tourment d'ignorer ee qui se passe au dehors, ce que deviennent sa famille, sa fortune, son honneur, et de quoi on l'a accusé, et de quoi on l'accusera, et quel sort on lui réserve ;

Qu'il n'a d'autre caution de la sûreté de sa vie que la délicatesse de ses gardiens ; gardiens qui, malgré le signe d'honneur attaché à leur vêtement, étant capables, pour de l'argent, de s'avilir jusqu'à se rendre, sur un ordre arbitraire, de lâches satellites, ne répugneraient pas sans doute à se charger d'un ministère plus lâche encore et plus barbare, si on l'exigeait d'eux au même titre ; qu'ainsi, il peut très-raisonnablement voir la mort dans chaque aliment qu'on lui sert ; qu'à chaque fois qu'on ouvre sa porte, le cri lugubre des verrous qui la chargent peut lui paraître le précurseur d'un arrêt de mort et le signal de l'arrivée des muets destinés à l'exécuter, sans que le sentiment de son innocence ou l'équité du prince soient pour lui un motif de tranquillité, puisque la première surprise faite à celle-ci peut être suivie d'une seconde ; puisqu'on a sur sa vie le même droit que sur sa liberté ; puisque les mêmes mains qui se prêtent à l'assassiner moralement mille fois par jour en vertu d'une lettre de cachet, ne se refuseraient pas sans doute à le tuer physiquement une fois, d'après la même autorisation ; et que, dans un lieu où tout est douleur et mystère, il n'y a pas d'attentats qui ne puissent être commis et cachés avec la même facilité ;

Que sa cendre sera privée des derniers tributs payés par la tendresse aux objets qu'elle a perdus ; que sa fin sera peut-être ignorée, que sa femme, ses enfants abusés, feront encore des vœux et des efforts pour sa délivrance, longtemps après que le tombeau où il a été enseveli vivant ne conservera plus que ses ossements décharnés.

Si un pareil tableau se trouvait dans les voyages de Cook ou de l'amiral Anson, quelle impression produirait-il ? Ne prendrions-nous pas le peintre pour un imposteur ? ou bien, en nous applaudissant de vivre dans des contrées exemptes de pareilles servitudes, ne concevrions-nous pas un mépris mêlé d'horreur pour un gouvernement si barbare et une nation si avilie ?

Hélas ! c'est celui de la Bastille, et qu'il est encore au-dessous de la vérité !

Dans les vues de l'instituteur primitif du régime de la Bastille, cette effroyable politique avait un objet : c'était de se défaire sans bruit et sans éclat des hommes pour l'assassinat de qui le bourreau lui aurait refusé son ministère...........

Mais la Bastille, comme la mort, égalise tous ceux qu'elle engloutit : le sacrilège qui a médité la ruine de la patrie, et l'homme courageux qui n'est coupable que d'en avoir défendu les droits avec trop d'ardeur, et le lâche qui a trafiqué des secrets de l'État, et celui qui a dit aux ministres des vérités utiles, mais contraires à leurs intérêts, et celui qu'on enchaîne de peur qu'il né déshonore sa famille par des crimes, et celui dont on ne redoute que les talents, sont tous plongés dans les mêmes ténèbres..........

Toutes les loges des prisonniers sont pratiquées dans des tours dont les murs ont au moins douze pieds d'épaisseur, et dans le bas trente et quarante.

Chacune a un seul soupirail pratiqué dans le mur, mais traversé par trois grilles de fer, l'une en dedans, l'autre au milieu de la muraille, la troisième en dehors.

Il y en a une partie, et la mienne était de ce nombre, qui donnent directement sur le fossé où se dégorge le grand égout de la rue Saint-Antoine ; de sorte que, quand on le nettoie, ou en été dans les jours de chaleur un peu continuée, ou après chaque inondation, accident assez commun au printemps et en automne, dans ces fossés creusés au-dessous du niveau de la rivière, il s'en exhale une infection pestilentielle. Une fois engouffrée dans ces boulins que l'on appelle des chambres, elle ne se dissipe que très-lentement.

 

Plus le prisonnier était innocent, plus on se plaisait à rendre sa détention longue et cruelle.

Ces misérables bastilleurs redoutaient les révélations de leurs victimes. Ils cherchaient à étourdir leurs remords aux cris de rage et de désespoir de ceux qu'ils tourmentaient.

Le plus souvent, froidement impitoyables, ils s'amusaient de leurs souffrances.

Leur devise, dit encore Linguet, est le mot qu'adressait à ses bourreaux Caligula, quand il leur commandait un assassinat : Frappez de façon qu'il se sente mourir.

Mais que sont toutes ces persécutions en présence du tableau navrant qu'on va lire ?

Les trente-cinq ans de torture qu'endura Latude ne forment pas une légende, c'est une histoire lamentable, horrible.

Voici le rapport que fit sur cet infortuné le chirurgien Dejean, chargé de constater son état :

Par vos ordres, j'ai été voir plusieurs fois un prisonnier à la Bastille. Il a été pendant quarante mois les fers aux pieds et aux mains dans un cachot. Dans  de pareilles situations la nature souffre. Il est impossible de pouvoir éviter de pleurer dans de si grands maux. L'hiver de 1756 et 1757 fut extrêmement rude, la Seine fut gelée comme l'hiver dernier ; précisément dans ce temps-là ce prisonnier était au cachot, les fers aux pieds et aux mains, couché sur de la paille, sans couverture ; dans son cachot il y avait deux meurtrières de cinq pouces de large et d'environ cinq pieds de hauteur, sans vitres ni panneaux pour les fermer. Jour et nuit le froid et le vent lui donnaient sur le visage, il n'y a rien de si nuisible à la vue qu'un vent glacé, et surtout quand on dort. Le froid lui fit fendre la lèvre supérieure jusqu'au-dessous du nez, alors ses dents se trouvèrent découvertes, le froid les lui fit fendre toutes ; la racine des poils de sa moustache fut brûlée ; il devint tout chauve. J'ai examiné ces quatre parties avec beaucoup d'attention, elles sont encore aujourd'hui très-visibles.

A la fenêtre de ce prisonnier il y avait quatre grilles de fer : les barreaux sont fort épais, croisés de manière que, quand on veut regarder un seul objet, on en voit trente de même : à la longueur, cela divise tous les rayons visuels, cela fait beaucoup de mal à la vue. Les murs de la Bastille ont neuf à dix pieds d'épaisseur, par conséquent les chambres doivent être fort humides, l'humidité relâche toutes les parties du corps, et amollit tous les esprits vitaux et animaux.

Ce prisonnier, ne pouvant supporter ses maux, résolut de se faire mourir ; pour cet effet, il resta cent trente-trois heures sans boire ni manger : on lui ouvrit la bouche avec des clefs, et on lui fit avaler de la nourriture de force : se voyant rappelé à la vie malgré lui, il prit un morceau de verre et se coupa les quatre veines ; pendant la nuit, il perdit tout son sang, il n'en resta peut-être pas six onces dans tout son corps. Il resta plusieurs jours sans connaissance ; cette grande perte de sang a épuisé toutes ses forces.

Voilà quinze années qu'il souffre sans relâche ; sept ans qu'il est privé du feu, de la lumière, de l'air et du soleil ; en outre, comme j'ai dit ci-dessus, il a été cinquante-huit mois au cachot, et quarante mois les fers aux pieds et aux mains, couché sur de la paille sans couverture.

Ce sont des situations, assurément, où la nature s'épuise à force de pleurer ou de souffrir ; quand ce prisonnier baisse sa tête sur le devant, où qu'il est à lire ou à écrire, il sent des secousses à la partie supérieure du cerveau, comme si on lui donnait de grands coups de poing, et en même temps il perd la vue pendant une ou deux minutes.

Le sang se glace, disent les Mémoires de Latude, au récit de pareils forfaits ; mais quel sentiment nouveau éprouvera-t-on quand on saura que les conseils salutaires de ce chirurgien, la peinture horrible qu'il faisait de ma situation ne firent aucune impression sur l'esprit de mes persécuteurs, et que je restai dans mon cachot.

 

Le Moniteur a fait une effrayante description de tous les maux, de toutes les tortures auxquels étaient soumis les prisonniers ; le cœur se brise à ce récit.

Ah ! si plus tard le peuple, pour vaincre et conserver la victoire, se livra à de sanglants expédients, qu'on n'accuse que le despotisme ; durant dix-huit siècles, la tyrannie lui a appris qu'on n'est fort. que par la terreur !

Toutefois, dit Louis Blanc, parmi les habitants de la Bastille on en comptait qui, non-seulement n'avaient pas été étouffés par elle, mais lui avaient communiqué, au contraire, un grand éclat historique. Aux visiteurs favorisés qui allaient chercher dans cette forteresse maudite des sujets de méditation, des souvenirs, on pouvait montrer la plate-forme réservée aux promenades mélancoliques du cardinal de Rohan ; le cachot où, pour étouffer les hurlements du comte de Lally, Pasquier lui fit mettre un bâillon à la bouche ; la porte par laquelle, après trois ans d'une captivité cruelle, La Bourdonnaie sortit réhabilité, mais inconsolable et mourant. Une des tours avait fait expier au maréchal de Bassompierre la peur qu'il causait à Richelieu ; une autre tour reçu l'homme au masque de fer, enseveli l'épouvantable secret de sa destinée. Les portes d'une troisième s'étaient fermées sur le prévôt de Beaumont, coupable d'avoir connu le pacte sacrilège qui affamait le peuple. Au fond de l'arrière-cour, désignée sous le nom caractéristique de Cour du Puits, le maréchal de Biron avait eu la tête tranchée, et les crocs qui fixèrent au mur son échafaud se voyaient encore.

 

XVII

La Bastille, ce morne sépulcre, était composé de huit grosses tours rondes, reliées par d'épais massifs de maçonnerie. L'entrée se trouvait à droite de l'extrémité de la rue Saint-Antoine. Un fossé large et profond environnait la sombre forteresse, une des plus redoutables de l'Europe. Mais avant d'arriver à ce tombeau où il allait s'ensevelir, pâle et hurlant, le prisonnier avait tant de portes, de corps de garde, de pont-levis, d'obstacles â franchir, qu'il devait renoncer à cette secrète espérance de fuite qui soutient tous les condamnés. En effet, une première porte, au-dessus de laquelle était un grand dépôt d'armes, conduisait dans une première cour extérieure munie de gardes et de sentinelles. Là se trouvaient les casernes des invalides, les écuries et remises du gouverneur. De là on franchissait une nouvelle porte défendue par un corps de garde, un fossé, un pont-levis, qu'on appelait le pont de l'Avenir, et l'on arrivait dans la cour du Gouvernement, où se trouvait l'hôtel de l'administration. Une longue avenue conduisait au grand fossé sur lequel s'abaissait un pont-levis. Au delà, un troisième, corps de garde, puis une grosse grille de fer. On arrivait enfin dans la grande cour intérieure, formée par les tours dites de la Liberté, amère dérision ! de la Bertaudière, de la Baginière, qui devaient leur appellation à deux prisonniers de ce nom, de la Comté, du Trésor et de la Chapelle. Elle était séparée de la cour du Puits par les bâtiments où logeaient les officiers de l'état-major. Cette étroite cour du Puits, dominée par la tour de ce nom et par la tour du Coin, profond étouffoir qui ne laissait voir qu'une petite échappée du ciel, servait de lieu de promenade aux prisonniers ; ils venaient chercher là un peu d'air pur, après avoir respiré pendant vingt-trois heures les abominables émanations du grand égout Saint-Antoine.

Telle était cette formidable citadelle que Condé assiégea vainement pendant vingt-trois jours ; elle allait subir l'assaut d'une population héroïque, qui n'avait que son élan et son enthousiasme pour battre ces inébranlables murailles 1 De Launay s'attendait à voir assaillir la Bastille, et il s'occupait sans relâche de ses préparatifs de défense. Quinze pièces de canon bordaient les tours et menaçaient les quartiers environnants. Dans la grande cour, en face de la porte d'entrée, trois pièces de campagne étaient en batterie, prêtes à écraser les assaillants.

Les munitions ne manquaient pas. Elles se composaient de quatre cents biscaïens, quatorze coffrets de boulets sabotés, trois mille cartouches, de boulets de calibre et de deux cent cinquante barils de poudre que les Suisses de Salis-Samade avaient apportés de l'Arsenal dans la nuit du 12 au 13. Trois jours auparavant, il avait fait monter sur les tours six voitures de pavés, de vieux ferrements et des boulets qui n'étaient pas de calibre, pour défendre les approches du pont dans le cas où les munitions viendraient à manquer et où les assiégeants s'approcheraient assez pour que le canon ne pût les atteindre. Les embrasures des créneaux avaient été taillées dans la nuit d'un pied et demi, on avait pratiqué des meurtrières, réparé tous les ponts-levis, enlevé tous les garde-fous qui pouvaient favoriser le passage du fossé lorsque les ponts seraient levés.-Le logement du gouverneur avait été mis en défense et présentait six ouvertures propres à recevoir le canon d'un fusil. Comme complément de tout ce vaste appareil de guerre, de Launay avait tiré de ses magasins douze fusils de rempart, dits amusettes du comte de Saxe, portant chacun une livre et demie de balles.

A l'abri de ces épaisses murailles de la Bastille, il suffisait de quelques défenseurs pour tenir en échec une armée entière. La garnison se composait de quatre-vingts soldats invalides, deux canonniers, et trente-deux Suisses du régiment de Salis-Samade commandés par M. Louis de Flue, lieutenant de grenadiers. Ces troupes, faibles en apparence, pouvaient impunément mitrailler d'innombrables assaillants.

Toutefois, s'ils n'avaient pas à craindre les coups du dehors, ces soldats pouvaient redouter la famine, car le gouverneur avait négligé les provisions de bouche.

Mais le siège ne pouvait être long. Si la Bastille résistait au premier élan des Parisiens, de Launay était sûr d'être bientôt secouru par les troupes de la cour. Comme déjà il savourait la joie de voir toute- cette multitude qui le menaçait, prise entre la mitraille de la forteresse et la fusillade des régiments étrangers.

Qu'on nous permette ces détails sur cette grande journée qui vit la première bataille du peuple et sa première victoire !

 

XVIII

Le 14 juillet, Paris offrait un singulier spectacle. Le Moniteur nous a conservé la physionomie terrible que la capitale présentait ce jour-là :

Des batteries sont dressées dans les postes les plus exposés à l'attaque et les plus favorables à la défense, des faux tranchantes, des lames acérées sont fixées au bout de longues perches ; des haches pesantes, de lourdes massues arment des bras nerveux ; dans les rues, dans les promenades et sur les places publiques, des guerriers de tous âges, des machines de mort de toutes formes ; l'ardeur impétueuse de la jeunesse, les clameurs menaçantes du peuple, une foule de citoyens se portant avec une curiosité inquiète des districts à l'Hôtel de ville, de l'Hôtel de ville aux districts ; dans toutes les assemblées, le tumulte, la méfiance, l'agitation et l'incertitude ; au Palais-Royal, les motions les plus violentes se succédant avec une effrayante rapidité, les orateurs les plus véhéments, montés sur des tables, enflammant l'imagination de leurs auditeurs qui se pressent autour d'eux et se répandent ensuite dans la ville comme la lave brûlante d'un volcan ; dans l'intérieur des maisons, l'affliction des épouses, la douleur des mères, les pleurs des enfants ; au milieu de cette confusion universelle- le tocsin sonnant sans interruption dans la cathédrale, au Palais et dans toutes les paroisses, des tambours battant la générale dans tous les quartiers, de fausses alertes, des cris répétés : Aux armes ! aux armes ! Partout l'appareil de la guerre, la désolation, des mouvements convulsifs et le sombre courage du désespoir : tel est l'horrible tableau que Paris offrait le 4 juillet.

 

Toute la nuit, l'abbé Lefèvre avait fait, au péril de sa vie, la distribution de la poudre déposée à l'Hôtel de ville.

A chaque instant des députations, avides de combattre, accouraient demander qu'on distribuât les armes qui se trouvaient dans les dépôts publics.

Plusieurs citoyens, sortis du Palais-Royal, font entendre le cri :

Aux Invalides ! aux Invalides !

On venait d'apprendre qu'il y avait dans cet édifice un vaste dépôt d'armes. Plus de trente mille hommes s'y rendent sous la conduite d'Éthis de Corny, procureur de la ville. L'abbé Fauchet, curé de Saint-Étienne-du-Mont, conduit l'avant-garde formée de ses paroissiens.

M. de Sombreuil, gouverneur des Invalides, refuse de recevoir la foule qui se présente et de livrer les armes confiées à sa garde.

Le peuple force la grille ; d'autres groupes franchissent les fossés. Bientôt l'hôtel est envahi, par la multitude. Les armes ont été la veille mises en lieu sûr. On cherche, et l'on finit par découvrir le dépôt principal. On se précipite avec ardeur dans le souterrain qui les recèle ; on se presse, on étouffe, on s'écrase. Mais on a enlevé vingt-huit mille fusils, des sabres, des pistolets, vingt pièces de canon.

Le peuple est armé !

La veille, une voix s'était écriée : Il n'y aura jamais de liberté tant que la Bastille sera debout.

Cette parole fut comme une traînée de poudre. Le lendemain, tous les cœurs enflammés brûlèrent de se mesurer avec l'infâme citadelle.

Un des premiers, Camille Desmoulins avait signalé aux coups du peuple ce repaire de la tyrannie. Lui aussi s'était armé aux Invalides. Nous sommes libres ! s'était écrié le valeureux jeune homme en frappant la terre de la crosse de son fusil. Il a entraîné ses amis du Palais-Royal, et avec leur concours il a excité la foule contre la Bastille.

M. de Launay avait fait prendre les armes à la garnison le lundi 13, à deux heures du matin, et l'avait fait rentrer dans l'intérieur. Il établit des factionnaires à tous les postes, et douze hommes furent chargés d'observer du haut des tours ce qui se passait au dehors.

Une grande partie de l'état-major était d'avis de céder au peuple ; mais excité par les conseils du commandant des Suisses, par les promesses de de Flesselles, par les ordres de Bezenval, le gouverneur résolut d'opposer la violence.

Toutefois, quelques députations s'étant présentées, dès le matin, pour demander des armes, avaient été assez bien reçues. Mais la direction des canons placés sur les tours jeta l'alarme dans tout Paris.

Le comité de l'Hôtel de ville fait parvenir de sévères observations au gouverneur. D'un autre côté, Thuriot de la Rozière, délégué du district Saint-Louis-dela-Culture, vient sommer de Launay, au nom de la patrie, de faire descendre les canons.

Le député s'adresse aussi aux officiers et aux soldats, et les engage à se rendre. Tous jurent de ne pas faire usage de leurs armes si on ne les attaque pas. Thuriot monte ensuite sur les tours avec le gouverneur pour s'assurer de la position des canons. Parvenus au sommet de celle qui dominait l'Arsenal, ils découvrent une foule immense accourant de toutes parts, et le faubourg Saint-Antoine qui s'avançait comme une avalanche. De Launay pâlit, et saisissant Thuriot par le bras : Qu'avez-vous fait, Monsieur ? Vous avez abusé d'un titre sacré pour me trahir !Et vous, Monsieur, répond le député, si vous continuez sur le même ton, je vous déclare que l'un de nous va bientôt rouler dans le fossé ! Le gouverneur se tut.

Avant de descendre, le député démasquait les canons et faisait observer que, bien qu'on les eût retirés de quatre pieds des embrasures, leur direction était la même.

Au bas, la foule grondait et se préparait à attaquer la forteresse. Une sentinelle supplie Thuriot de se montrer ; celui-ci s'avance sur le rebord de la tour. Le peuple applaudit ; il croit sans doute que la Bastille va se rendre. Le député descend avec le gouverneur, revient auprès des troupes rangées en bataille. Je vais faire mon rapport, dit Thuriot aux soldats, j'espère que le peuple ne se refusera pas à fournir une garde bourgeoise qui garde là Bastille avec vous.

Puis il se montre à une fenêtre du Gouvernement, et de là, haranguant le peuple, il cherche à calmer ses emportements.

Thuriot trahissait-il le peuple ? Espérait-il obtenir la forteresse par une sorte de capitulation, en introduisant dans ses murs les soldats de la bourgeoisie ? La foule, furieuse, cria à la trahison, et Louis Blanc accuse les intentions de cet homme en qui flamboient deux dates terribles : le 14 juillet et le 9 thermidor ? Faut-il, avec Michelet, admirer son audace, son énergie, son sang-froid, et lui faire honneur de la destruction de la Bastille ? Nous ne croyons pas aux hommes événements. Et si Thuriot ne fut pas un traître, il ne faut pas lui attribuer l'inspiration qui demanda la ruine de l'exécrable prison. La haine était dans tous les cœurs, et d'une voix unanime le peuple s'écria : Plus de Bastille ! qu'elle disparaisse à jamais !

Au moment où Thuriot sortait de la Bastille, une foule inoffensive s'était élancée sur le pont-levis baissé, demandant des armes. De Launay avait fait immédiatement relever le pont et avait dirigé un feu meurtrier contre ces citoyens qui ne peuvent ni fuir ni se défendre. Un immense cri de fureur s'élève du sein des assiégeants. On accuse de trahison le gouverneur et ses soldats ; on demande vengeance. Les plus timides courages s'exaltent ; hommes, femmes, enfants, tous seront des héros !

 

XIX

Pendant ce temps, l'Hôtel de ville, inspiré par le traître de Flesselles, tendait de plus en plus à paralyser l'action des assiégeants.

Les deux députations, dit un historien, envoyées au gouverneur de la Bastille, l'une par le comité permanent, l'autre par le district de Saint-Louis-de-laCulture, se rendirent à l'Hôtel de ville avec beaucoup de difficulté, à travers la foule et les voitures qui encombraient la place de Grève, et la multitude turbulente qui embarrassait les salles de l'Hôtel. Ce ne fut qu'après deux heures d'attente que ces citoyens purent être entendus. Ils firent tour à tour l'exposé de leur conduite auprès du gouverneur de la Bastille, et transmirent sa promesse de ne point faire feu à moins qu'il ne fût attaqué.

Aussitôt le comité arrête qu'il sera fait une proclamation dans la place de Grève, portant que le gouverneur de la Bastille avait promis de ne point tirer si on ne l'attaquait pas.

En conséquence, Éthis de Corny, procureur de la ville, Boucher, électeur, et Thuriot, descendirent sur le perron de l'Hôtel de ville pour exécuter l'arrêté. La trompette allait réveiller l'attention publique, lorsqu'un coup de forte artillerie, parti du côté de la Bastille, suspendit le son de l'instrument, consterna la multitude et empêcha la proclamation.

Bientôt une foule immense se précipite sur la place de Grève, en criant à la trahison, à la perfidie, et amenant un homme blessé au bras par un coup de fusil tiré à la Bastille. On porte sur un brancard un soldat aux gardes françaises près d'expirer.

On annonce que quinze à vingt blessés étaient déposés dans des maisons de la rue de la Cerisaie.

On accuse le gouverneur de Launay d'avoir fait baisser le premier pont de la forteresse pour engager le peuple à entrer dans la première cour ; que la foule, étant entrée avec confiance, avait essuyé aussitôt une décharge de toute la mousqueterie de la forteresse.

 

Du sein de la foule qui pressait l'inexpugnable prison s'élevait un cri sans cesse répété : Nous voulons la Bastille !

Déjà le peuple avait commencé le siège ; deux hardis citoyens, Dessain et Davanne, avaient pu gagner le toit du premier corps de garde et ensuite la cour qui se trouvait au delà du premier pont-levis. Ils sont suivis par deux anciens soldats, Aubin Bonnemer et Louis Tournay. Alors ces quatre hommes intrépides se mettent à frapper à coups de hache les chaînes qui retenaient le pont. Celui-ci tombe bientôt avec fracas, et dans sa chute écrase un homme et en meurtrit un autre. Le peuple s'élance dans la cour du Gouvernement par la voie qui vient de lui être ouverte et arrive en tumulte au second pont-levis. Là il reçoit une furieuse décharge de mousqueterie qui le force à reculer le long de l'avenue, après avoir laissé nombre des siens sur la place.

La confusion est telle, que la plupart ignorent l'acte audacieux des quatre citoyens qui ont coupé les chaînes du premier pont. On croit que de Launay a livré lui-même passage pour attirer le peuple dans un guet-apens. On crie à la trahison, et des bandes indignées en vont répandre la nouvelle par toute la ville.

En même temps les assaillants ripostent au feu de la Bastille ; mais leurs projectiles viennent s'aplatir contre les murs épais de la forteresse. Elle est protégée par un corps de bâtiments ; le peuple y met le feu, tandis que des habitations voisines une vive fusillade balaie les plates-formes.

Pour arrêter l'effusion de sang, l'Hôtel de ville envoie plusieurs députations au gouverneur de la Bastille. Elles ne peuvent se frayer un passage à travers les combattants, ou sont accueillies par le feu de la forteresse. Tout à coup Éthis de Corny s'avance, précédé d'un tambour, et arbore un pavillon blanc. Il est aperçu par le gouverneur et le feu cesse de part et d'autre. Des pourparlers s'engagent.

Un drapeau blanc paraît sur la Bastille ; les soldats renversent leurs fusils, le canon en bas, la crosse en haut ; les chapeaux sont agités en signe de paix. Soudain les envoyés de l'Hôtel de ville voient pointer sur la tour de l'Orme une pièce d'artillerie. Au même moment, une décharge de mousqueterie étend à leurs pieds trois combattants qui avaient déposé les armes.

Cette nouvelle trahison exalte la fureur du peuple ; désormais toute capitulation est impossible ; les assaillants ne quitteront le monstre de pierre qui se dresse devant eux que lorsqu'ils l'auront abattu.

On amène trois voitures de paille, on incendie le Gouvernement, le corps de garde avancé, les cantines. Les Suisses, demeurés dans la cour, font contre les assaillants un feu nourri, avec les fusils de rempart, qui portent le ravage et la mort dans les rangs du peuple.

De nouveaux combattants arrivent, ceux-ci pleins de courage, ceux-là-animes d'une sombre exaltation. Un garde des impositions royales s'élance à cheval : Venez, mes amis, dit-il à la foule qui encombre la place de Grève, nous allons sauver Paris ! Voici les gardes françaises, les grenadiers de la compagnie de Ruffeville, les soldats de la compagnie de Lubersac ; les sergents Wargnier et Labarte sont à leur tête. L'intrépide Hullin, directeur de la buanderie de la reine, s'avance à la tête de deux mille hommes. Deux canons, pris sur la place de Grève, roulent devant lui : Je vous ramènerai victorieux ou vous me ramènerez mort ! a-t-il dit à ses compagnons.

Journée d'héroïsme ! tous sont admirables.

Les tourbillons de fumée qui s'élevaient de la paille enflammée et des bâtiments incendiés avaient été quelque temps favorables aux assaillants qu'ils dérobaient à la vue de leurs ennemis. Mais les trois charrettes dont nous avons parlé obstruaient l'entrée de la seconde cour et coupaient le passage aux assiégeants. Élie, officier de fortune au régiment de la reine, suivi de trois pu quatre autres citoyens, s'avance hardiment au milieu du feu et parvient à en écarter une ; la seconde résiste à tous les efforts. Le courageux Réole, marchand mercier près de Saint-Paul, retire lui seul cette voiture brûlante, après avoir vu tomber morts à ses côtés deux de ses braves camarades. Deux canons sont aussitôt braqués en face du grand pont et l'attaque recommence avec une nouvelle furie. L'hôtel de la régie des poudres et des salpêtres vient d'être enfoncé. Les munitions ne manqueront pas. Clouet, le régisseur, est arrêté ; son uniforme le fait prendre pour de Launay ; il va être massacré. Un citoyen, M. Cholet, le sauve au péril de ses jours ; on l'entraîne à l'Mel de ville, où il ne doit encore la vie qu'au dévouement de M. de Sandray. Un autre épisode vient s'ajouter aux faits émouvants de ce grand jour. Des combattants s'emparent d'une jeune personne d'une grande beauté ; on croit que c'est la fille du gouverneur : Qu'il rende la place, s'écrient des voix furieuses, ou qu'il voie sa fille expirer dans les flammes. Une paillasse va lui servir de bûcher ; on y met le feu ; l'infortunée s'évanouit. M. de Montigny, le père de celle que les flammes menacent, voit du haut des tours sa fille prête à être brûlée vivante. Mais les dévouements ne firent pas défaut, durant cette journée de valeureuses actions. Aubin Bonnemer, ce grand cœur, à la vue de l'odieux attentat qui se prépare, quitte son poste, enlève la victime, la met en lieu sûr, et revole au combat.

En 1790, un sabre d'honneur sera la récompense de ce beau dévouement, et mademoiselle de Montigny posera elle-même la couronne civique sur le front de son sauveur. La gloire de cet immortel 14 juillet ne sera pas souillée. Il y aura des erreurs sanglantes, des vengeances terribles, mais pas d'infamie !

Cependant le découragement était général dans la forteresse. Les Suisses veulent combattre encore ; mais l'état-major et les bas officiers excitent le gouverneur à rendre la place. Les vivres manquent ; les assaillants avaient amené leurs canons en face du second pont ; la Bastille ne pouvait donc tarder d'être réduite soit par la force, soit par la famine. Les secours promis par Bezenval et par Flesselles n'arrivaient pas. Incertain, flottant entre la crainte et l'espérance, de Launay ne savait quel parti prendre et laissait écouler le temps de ces résolutions énergiques qui peuvent sauver une position.

Trompé dans son attente, dit la Gazette nationale, effrayé des efforts incroyables et de l'acharnement de la multitude, tourmenté de remords, il ne prend plus conseil que de son désespoir, et au moment où un porte-clefs distribuait du vin aux soldats, de Launay saisit la mèche d'une des pièces de canon de la cour intérieure, et va droit à la sainte-barbe pour y mettre le feu. Un bas-officier, M. Ferrand, lui présente sa baïonnette et le repousse. Il descend alors à la tour de la Liberté, où l'on avait mis en dépôt une partie des poudres qu'il avait fait venir dans la nuit du 12 au 13 ; mais M. Béquard, autre bas-officier, l'oblige de se retirer, en prévenant un acte de démence qui aurait coûté la vie à des milliers de citoyens, fait sauter, la Bastille, les maisons voisines et une partie du faubourg Saint-Antoine.

Le gouverneur hors de lui-même, supplie qu'on lui accorde un seul baril de poudre. Enfin, il s'adresse à la garnison, et lui demande s'il ne vaut pas mieux se faire sauter que de s'exposer à être égorgés par le peuple à la fureur duquel on ne pouvait plus espérer échapper. Remontons, dit-il, sur les tours, et, s'il faut mourir, rendons notre mort funeste à nos ennemis, écrasons-les sous les débris de la Bastille.

Mais les soldats lui répondent qu'ils aiment mieux mourir que de faire périr un si grand nombre de leurs concitoyens, et qu'une plus longue résistance étant désormais impossible, il faut faire monter, le tambour sur la plate-forme pour rappeler, arborer un drapeau blanc et capituler. On bat donc la chamade, et on arbore le drapeau blanc sur la tour de la Bazinière. C'était trop tard. Le peuple, irrité de la lâche trahison du gouverneur qui avait fait tirer sur ses députés, ne voit qu'un nouveau piège dans ces démonstrations de paix, et s'avance toujours, faisant des décharges, jusqu'au pont de l'intérieur.

 

L'officier suisse, adressant la parole aux assaillants à travers une espèce de créneau qui se trouvait auprès du pont-levis, leur demande à sortir avec les honneurs de la guerre. — Non, non ! lui crie-t-on. Il fait passer alors par la même ouverture un papier que l'éloignement empêchait de lire, en criant que l'on voulait bien se rendre, si on promettait de ne pas massacrer la troupe.

Un combattant court chercher une planche, on la pose sur le parapet, plusieurs personnes se mettent dessus pour faire le contrepoids ; le brave inconnu s'avance ; il est prêt à saisir le papier, mais il tombe dans le fossé, frappé, selon quelques-uns, d'un coup de fusil, et meurt victime de son zèle. M. Maillard, fils d'un huissier au Châtelet, sans s'effrayer de la mort du premier, s'avance courageusement sur cette planche longue et étroite, prend le papier et le remet entre les mains de M. Hullin, qui le lut à haute voix. En voici le contenu : Nous avons vingt milliers de poudre, nous ferons sauter la garnison et tout le quartier, si vous n'acceptez pas la capitulation. — Foi d'officier, nous l'acceptons, dit M. Hullin ; baissez vos ponts. Mais le peuple furieux se récrie au seul mot de capitulation, et fait avancer trois pièces de canon.

On allait tirer, déjà les rangs s'ouvraient pour laisser passer les boulets, lorsque l'ennemi, voyant que l'on voulait abattre le grand pont, fait baisser le petit pont-levis de passage qui est sur la gauche de l'entrée de la forteresse. Malgré le nouveau danger qui naissait de cette manœuvre, MM. Élie, Hullin, Maillard, Reole, Humbert, Tournay, François, Louis Morin et plusieurs autres le remplissent à l'instant, après l'avoir fixé en fermant les verrous.

Les gardes françaises, conservant leur sang-froid au sein du péril, forment une barrière de l'autre côté du pont pour empêcher que la foule des assiégeants ne s'y porte ; acte de prudence qui sauva la vie à des milliers de personnes qui se seraient précipitées dans les fossés.

Les vainqueurs font à l'instant baisser le grand pont ; il n'était point encore à son repos, que le brave Arné s'y élance au risque de se briser les jambes, pour faire contre-poids et empêcher qu'on ne le relevât.

Les invalides étaient rangés à la droite et les Suisses à la gauche ; leurs armes étaient déposées le long du mur. Ils ôtèrent leurs chapeaux, battirent des mains et crièrent bravo aux assiégeants qui accouraient en foule dans le fort. Les premiers entrés abordent les vaincus avec humanité, sautent au cou des officiers de l'état-major en signe de paix et de réconciliation, et prennent possession de la place comme rendue par capitulation. Mais ceux qui les suivent, ne respirant que carnage et vengeance, la traitent comme prise d'assaut.

Quelques soldats placés sur les plates-formes, ignorant leur défaite, ayant en ce moment fait quelques décharges, le peuple transporté de fureur se jette sur les invalides et les accable de mauvais traitements. Un d'entre eux est massacré ; le malheureux Béquart, ce brave officier qui avait si bien mérité de la ville de Paris en arrêtant le bras du gouverneur lorsqu'il voulait faire sauter la Bastille, et qui n'avait pas même tiré une seule fois dans cette journée, est percé de deux coups d'épée et frappé d'un coup de sabre qui lui abat le, poignet.

On porte en triomphe, dans toutes les rues de la ville, cette même main à qui tant de citoyens doivent leur salut ; lui- même est arraché du fort et traîné à la Grève. La multitude aveuglé, qui le prend pour un canonnier, l'attache à un gibet, où il expire avec le nommé Asselin, victime comme lui de cette fatale méprise.

On fait prisonniers tous les officiers de l'état-major, on se jette en foule dans leur logement, on en brise les meubles, les portes, les croisées. Dans ce désordre général, ceux qui étaient dans la cour tirent sur ceux qui sont dans les appartements et sur les plates-formes ; plusieurs même sont tués. Le vaillant Humbert reçoit un coup de fusil sur la plate-forme : un de ses amis est tué dans ses bras. Alors le brave Arné, élevant sur sa baïonnette son bonnet de grenadier, se présente au bord du parapet, et s'expose lui-même à recevoir la mort pour faire cesser le feu.

 

Qu'on n'accuse pas trop ce premier élan de vengeance. Durant l'assaut, les assiégés, abrités derrière les murs de la forteresse, n'avaient eu qu'un seul homme mis hors de combat. Le peuple, exposé à la fusillade et à la mitraille, avait eu quatre-vingt-dix-huit morts et soixante-treize blessés.

Il y avait là les pères, les frères, les enfants, les amis, les épouses de ces malheureux, couchés sur le pavé sanglant. La mort appelle la mort. Une fureur aveugle éclatait dans bien des cœurs désespérés.

 

XX

Le gouverneur de la Bastille, de Launay, l'auteur de tous ces meurtres inutiles, l'atroce geôlier dont l'avarice sordide avait été si longtemps le tourment des prisonniers, le fou furieux qui voulait détruire un tiers de Paris et s'ensevelir sous des monceaux de ruines et de cadavres, a-t-il mérité le châtiment dû aux grands misérables ?

Il est reconnu, il est pris. Maillard, Cholet, Arné et plusieurs autres des vainqueurs se disputent l'honneur de l'avoir arrêté. Il n'était point en uniforme ; il portait un frac gris orné d'un ruban ponceau. Il était armé d'une canne à épée, dont il voulait se traverser la poitrine. Arné la lui arracha. Hullin, Élie et quelques autres le prirent sous leur garde et parvinrent à le faire sortir de la Bastille. Autour d'eux grondait la foule qui voulait la mort du traître et du geôlier.

L'escorte prit le chemin de l'Hôtel de ville. La multitude suivait. Élie, en uniforme, ouvrait la marche, portant la capitulation à la pointe de son épée. Après lui venaient Legris, garde aux impositions royales, un des héros de la journée, Maillard portant le drapeau, le gouverneur tenu par Hullin et Arné. La marche était fermé par de l'Épine et Morin, deux valeureux combattants.

Les violences, les outrages pleuvent autour du cortège. En vain Élie et Hullin font des efforts désespérés pour sauver de Launay. Le malheureux, pâle, défait, après avoir vu s'épuiser les forces dé ses protecteurs, tombé enfin sous les coups des vengeurs qui le poursuivent. Sa tête, horrible trophée, est mise au bout d'une pique ! affreuse justice du peuple ! De Launay était coupable !

Mais d'autres sur qui tomba la colère de la foule méritaient la pitié ou le respect. Person, Miray, l'infortuné de Losne furent victimes de l'égarement de la multitude.

Mais parmi les éclairs de ces jours de tumulte, de fracas et de tempêté, faut-il s'étonner que la justice se trompe ? Ici c'était la haine qui jugeait, et la haine est aveugle !

Non, ces meurtres isolés n'ont pas souillé la victoire du peuple. D'ailleurs, le voilà revenu à ses vrais sentiments humains. Grâce pour les enfants ! s'est-on écrié. Et tous les cœurs s'émeuvent. Les ennemis sont frères ; vainqueurs et vaincus sont dans les bras les uns des autres. Tout est pardonné.

 

Tout est pardonné ! Et pourtant il y a encore un traître à punir.

Une lettre écrite par le prévôt des marchands, de Flesselles, a été trouvée sur de Launay. Cette lettre disait au gouverneur de la Bastille : J'amuse les Parisiens avec des promesses et des cocardes ; tenez bon jusqu'au soir, vous aurez du renfort.

A la vue de cette lettre, les électeurs Francatay, de La Poëze et Jozon-Coulon s'indignent et adressent à de Flesselles les plus vifs reproches. Le prévôt pâlit, balbutie. Puis, descendant de son estrade : Messieurs, dit-il, puisque je suis suspect, je me retire. Quelques personnes voulurent se saisir de lui et le garder comme otage, d'autres l'écrouer au Châtelet ; mais la plupart s'écrièrent qu'il fallait le conduire au Palais-Royal pour l'y faire juger. Eh bien ! Messieurs, reprit vivement de Flesselles, allons au Palais-Royal. Messieurs, ajouta-t-il dans l'escalier, vous verrez chez moi quelles ont été mes raisons ; quand vous serez à la maison je vous expliquerai tout cela. La multitude le pressait, mais il put gagner la place sans être l'objet d'aucune violence. Comme on arrivait au quai Pelletier, un jeune homme demeuré inconnu s'élance vers lui : Traître, s'écria-t-il, tu n'iras pas plus loin ! Et il l'abattit d'un coup de pistolet. La foule se jeta sur son cadavre, le traîna dans la boue, le mutila. Sa tête, comme celle de de Launay, fut promenée au bout d'une pique au Palais-Royal et dans les rues adjacentes.

A qui imputer ce meurtre, qui, du reste, fut une expiation ?

La foule laissait passer le coupable. La vengeance l'épargnait !

Il est des secrets qui tuent. Flesselles pouvait faire bien des révélations. Le peuple, ce vainqueur, paraissait redoutable à ses ennemis cachés.

Qui pourrait dire que le coup qui frappa Flesselles ne lui vint pas de ses complices ?

 

XXI

Mais les vainqueurs de la Bastille eurent d'autres préoccupations que celles de punir les traîtres ou de protéger les vaincus.

Dans la sombre prison, il y avait enchaînées, pleurantes, les victimes de l'arbitraire. Il faut se hâter de briser les chaînes de ces malheureux qui désespèrent de la liberté.

On se précipite dans les cachots, on enfonce les portes, on brise les chaînes, on arrache à leurs fers les prisonniers, que l'on traîne à la liberté. Les infortunés croyaient marcher à la mort. Ils prenaient leurs libérateurs pour des bourreaux.

Pour quelques-uns la délivrance vint trop tard.

L'esclavage les quittait, la folie les prit.

Un autre était depuis si longtemps enfoui dans ce sépulcre de la Bastille, qu'il ne retrouva ni famille, ni fortune, ni amis.

Quel était son crime ? On n'en savait rien.

La nuit vint enfin couvrir tout ce tumulte, toutes ces agitations ; mais le calme et le repos ne descendirent pas sur la ville. Les mercenaires qui entouraient Paris pouvaient à chaque instant venir arracher au peuple sa victoire et lui faire payer cher de l'avoir un instant possédée.

Mais le patriotisme des citoyens veillait.

Dans cette nuit d'angoisses, voici paraître Marat, cet œil soupçonneux de la Révolution constamment ouvert !

A l'entrée de la nuit du 14 juillet, il fit avorter le projet de surprendre Paris, où l'on devait introduire plusieurs régiments de dragons et de cavalerie allemande.

Un nombreux détachement, dit Marat, y était déjà reçu aux acclamations ; il venait de reconnaître le quartier Saint-Germain, lorsque je le rencontrai sur le Pont Neuf, où il fit halte, pour permettre à l'officier qui était à sa tête de haranguer la foule.

Le ton de l'orateur me parut suspect. Il annonça comme une bonne nouvelle la prompte arrivée des dragons, de tous les hussards et du royal-allemand cavalerie, qui devraient se réunir aux citoyens pour combattre avec eux. Un piège aussi grossier n'était pas fait pour réussir. Et quoique l'orateur se fût attiré les acclamations d'une foule immense dans tous les quartiers où il avait débité sa nouvelle, je ne balançai pas un instant à le regarder comme Un perfide. Je m'élançai du trottoir, fendis la feule jusqu'à la tête des chevaux ; j'arrêtai sa marche triomphale, le sommai de faire mettre pied à terre à sa troupe, et de rendre les armes pour les recevoir ensuite des mains de la patrie. Son silence ne me laissa plus de doute ; je pressai le commandant de lai garde bourgeoise qui conduisait ces cavaliers de s'assurer d'eux, Il me traita de visionnaire, je le traitai d'imbécile, §t ne voyant plus d'autre moyen de faire avorter leur projet, je les dénonçai au public comme traîtres qui venaient pour nous égorger dans la nuit. L'alarme que je répandis à grands cris imposa au commandant ; la menace que je fis d'aller le dénoncer lui-même le détermina. Il fit faire volte-face aux cavaliers et les présenta à la Ville, où on leur proposa de mettre bas les armes ; ils refusèrent ; on les renvoya à leur camp sous bonne escorte.

 

XXII

Le soir de ce même jour qui avait vu le triomphe du peuple, la nouvelle de la prise de la Bastille arriva à Versailles. La cour refusait d'y croire. Mais dans la nuit, lorsqu'on apprit tous les détails des événements de la journée, un sombre découragement s'empara de tous les conspirateurs.

Voici venir l'heure des défaillances et des lâchetés.

Bientôt les terribles conseillers qui ont poussé le monarque à la violence vont déserter la cour, leur cause, abandonner leur souverain, qui n'était pour eux qu'un instrument.

Louis XVI ignorait tout.

Le duc de Larochefoucauld-Liancourt, grâce à sa charge de grand maître de la garde-robe, approchait le roi à toute heure. Il se décida à l'éclairer sur les dangers qui entouraient sa personne, sa famille, son trône. Il lui raconta les événements de ce jour si plein de choses, la formation d'une garde civique de cent cinquante mille hommes, la fraternisation des troupes avec le peuple, la prise de la Bastille, de cette Bastille qu'aimait Louis XVI et derrière laquelle il semblait s'abriter.

— Mais c'est donc une émeute ! s'écria le roi.

— Sire, c'est une révolution ! lui répondit le duc.

L'Assemblée nationale, établie en permanence, délibérait avec calme entre la révolution qui éclatait à Paris et la terrible réaction que préparait la cour.

Le vicomte de Noailles arrive dans la salle des députés et raconte la bataille qui vient de se livrer dans la capitale. Deux députés de l'Hôtel de ville viennent confirmer cette nouvelle et font un effrayant tableau de la situation de Paris.

L'Assemblée a envoyé au roi plusieurs députations et n'a rien pu obtenir. On veut de nouveau le supplier. Non, dit Clermont-Tonnerre ; laissons-lui la nuit pour conseil ; il faut que les rois, ainsi que les autres hommes, achètent l'expérience.

Le 15, dès le matin, une cinquième députation, comptée de vingt-quatre membres, est chargée d'aller exposer à Louis XVI les calamités qu'entraînerait un plus long refus.

Mirabeau se lève et adresse à la députation cette terrible apostrophe :

Eh bien, dites au roi que les hordes étrangères dont nous sommes investis ont reçu hier la visite des princes, des princesses, des favoris, des favorites, et leurs caresses, et leurs exhortations, et leurs présents ; dites-lui que toute la nuit ces satellites étrangers, gorgés d'or et de vin, ont prédit dans leurs chants impies l'asservissement de la France, et que leurs vœux brutaux invoquaient la destruction de l'Assemblée nationale ; dites-lui que, dans son palais même, des .courtisans ont mêlé leurs danses aux sons de cette musique barbare, et que telle fut l'avant-scène de la Saint-Barthélemy.

Dites-lui que ce Henri, dont l'univers bénit la mémoire, celui de ses aïeux qu'il voulait prendre pour modèle, faisait passer des vivres dans Paris révolté qu'il assiégeait en personne, et que ses conseillers féroces font rebrousser chemin les farines que le commerce apporte dans Paris fidèle et affamé !

 

Les membres de la députation se disposaient à sortir, lorsque M. de Liancourt dit qu'il est autorisé à annoncer à l'Assemblée nationale que le roi, de son propre mouvement, s'est déterminé à venir au milieu des représentants de la nation.

A ces mots, la salle retentit de cris de joie et d'applaudissements. Mais Mirabeau fait observer qu'il ne faut pas s'abandonner à des espérances prématurées. Attendons, dit-il, que Sa Majesté nous fasse connaître les bonnes dispositions qu'on nous annonce de sa part. Le sang de nos frères a coulé à Paris. Qu'un morne respect soit le premier accueil fait au monarque par les représentants d'un peuple malheureux : le silence du peuple est la leçon des rois.

L'Assemblée reprend son attitude calme et silencieuse.

Le roi entre avec ses deux frères ; il n'a ni gardes, ni escorte ; il fait quelques pas dans la salle. Debout, en face de l'Assemblée, il prononce le discours suivant :

Messieurs, je vous ai assemblés pour vous consulter sur les affaires les plus importantes de l'Etat. Il n'en est pas de plus instante et qui affecte plus sensiblement mon cœur que les désordres affreux qui règnent dans la capitale.

Le chef de la nation vient avec confiance au milieu de ses représentants, leur témoigner sa peine, et les inviter à trouver les moyens de ramener l'ordre et le calme. Je sais qu'on a donné d'injustes préventions ; je sais qu'on a osé publier que vos personnes n'étaient pas en sûreté. Serait-il donc nécessaire de vous rassurer sur des bruits aussi coupables, démentis d'avance par mon caractère connu ? Eh bien ! c'est moi, qui ne suis qu'un avec ma nation, c'est moi qui me fie à vous ! Aidez-moi, dans cette circonstance, a assurer le salut de l'État ; je l'attends de l'Assemblée nationale ; le zèle des représentants de mon peuple, réunis pour le salut commun, m'en est un sûr garant ; et comptant sur la fidélité de mes sujets, j'ai donné ordre aux troupes de s'éloigner de Paris et de Versailles. Je vous autorise, et je vous invite même à faire connaître mes dispositions à la capitale.

 

Ces paroles sont couvertes d'applaudissements.

Une simple démarche du monarque lui avait regagné tous ces cœurs.

L'enthousiasme est universel. Les députés se lèvent en masse pour accompagner Louis XVI jusqu'à son château. Les acclamations du peuple de Versailles se joignent à celles de l'Assemblée ; la reine et le dauphin paraissent au balcon ; ils reçoivent leur part des vivats. C'est un jour de grande réconciliation.

Mais les perfides conseillers de la cour sauront bientôt briser cette entente.

 

XXIII

Cependant l'Assemblée envoie une députation à la municipalité de Paris pour lui porter les promesses du roi, et lui apprendre l'heureuse réconciliation qui vient de s'opérer. Bailly, Lafayette, Lally-Tollendal, sont à la tête. Robespierre est aussi désigné. La joie fut immense à Paris, et la sécurité succéda tout à coup à la crainte.

La marche de cette députation ressemble à un triomphe.

Les commissaires nommés par l'Assemblée nationale, dit Mounier, pour contribuer au rétablissement du calme dans la ville de Paris, sont partis hier de Versailles à trois heures après midi. Dans le lieu même de leur départies acclamations, les applaudissements commencèrent, et dès ce moment ils ne cessèrent plus.

Pendant toute la route, le peuple se rendait en foule sur leur passage, les comblait 'de bénédictions et se livrait à tous les transports de la plus vive allégresse. Les militaires partageaient les mêmes sentiments. Officiers et soldats, étrangers et Français, tous paraissaient animés du même esprit. Tous les regards exprimaient l'attendrissement, toutes les bouches le patriotisme et l'humanité. Nous marchions au milieu d'une foule immense, mais nous ne pouvions y avoir que des amis et des frères.

Arrivés à la place Louis XV, nous descendons de nos voitures. Une garde nombreuse nous escorte : un peuple innombrable s'offre de tous côtés à nos regards. Les bourgeois et les soldats armés sont rangés en haie sur notre passage. Les spectateurs tâchent de donner essor au sentiment qui les oppresse, par tous les signes de la plus vive affection. C'est pour eux une vive jouissance que de serrer les mains d'un des membres de l'Assemblée nationale. L'air est incessamment frappé des applaudissements, des cris de joie auxquels se joint le bruit des tambours et des instruments de musique. Les citoyens se félicitent, s'embrassent réciproquement. Tous les yeux sont mouillés de larmes ; partout se montre l'ivresse du sentiment. De toutes parts on s'écrie : Vive le roi ! vive la nation ! vivent les députés !

Jamais fête publique ne fut aussi belle, aussi touchante ; jamais on ne vit des milliers de citoyens se presser ainsi sur les pas de leurs représentants, pour contempler, dans cette marche auguste et solennelle, l'image de la liberté. L'histoire n'offre point de pareil exemple. L'histoire ne parviendra jamais à retracer ce que nous avons vu et surtout ce que nous avons senti.

Arrivés à l'Hôtel de ville, quel beau spectacle se présente ! La place est couverte d'une foule prodigieuse de citoyens armés et non armés. Les mêmes acclamations que nous avions entendues sur notre passage sont sans cesse répétées. Entrés dans la salle principale, la foule est si nombreuse, elle est si transportée de joie, que le silence s'obtient avec peine. Enfin, M. le marquis de Lafayette annonce que le roi est venu au milieu de l'Assemblée nationale, sans pompe, sans appareil. Il leur fait lecture du discours que le roi a prononcé.

On répond par de nombreux applaudissements et des cris de vive le voit Ensuite M. le comte de Lally-Tollendal prend la parole. Après avoir donné au patriotisme, à la fermeté des Parisiens, un juste tribut d'éloges ; après avoir exprimé la douleur qu'avaient éprouvée les représentants de la nation en apprenant les malheurs de la capitale ; après avoir décrit les scènes touchantes de Versailles, il parle de la liberté et de la patrie ; il parle du roi, de ses vertus, des devoirs des Fronçais, avec un ton si noble, si propre à émouvoir, avec une éloquence si persuasive, que la foule des auditeurs est entraînée, que l'ivresse est au comble. L'amour de la patrie, l'amour du roi exaltent toutes les âmes. L'orateur est pressé dans les bras de ceux qui l'entourent : une couronne de fleurs lui est offerte ; sa modestie la repousse ; il en fait hommage à l'Assemblée nationale. Malgré ses efforts, elle est placée sur sa tête. On veut ensuite le présenter au peuple assemblé sur la place. Il résiste en vain ; il est porté vers une fenêtre, d'où il reçoit les applaudissements du peuple.

 

Dans ce jour de confiance et d'abandon, où le peuple abdiquait après la victoire, il était dû pourtant une garantie à la cause de la liberté.

Lafayette, le héros de la guerre d'Amérique, était l'homme de la situation. D'un vœu unanime il fut appelé à commander la garde bourgeoise, à laquelle il donna le nom de garde nationale.

La mort de Flesselles avait laissé vacant l'emploi de chef de la municipalité. Bailly est désigné par tous les suffrages. Mais ce n'est pas un prévôt des marchands qu'il faut désormais, c'est un maire de Paris. Bailly prend ce titre, mais n'accepte pas sans une secrète mélancolie la charge qu'on lui offre.

Gouverner Paris, conduire et modérer la révolution, rude tâche !

Doux, simple, ferme, tel était Bailly.

Fort d'une immense popularité, courageux, dévoué, mais sans audace et sans génie, voilà Lafayette.

Le torrent des événements emporta ces deux hommes : l'un sera épave et l'autre naufragé !

Une cérémonie religieuse vint clore les fêtes de cette journée.

Une autre fête se préparait. Louis XYI avait promis de se rendre à Paris, au milieu de son peuple.

Il partit, le 19 juillet, de son palais de Versailles ; malgré les craintes, les larmes et les supplications de la reine.

La conscience de Marie-Antoinette n'était pas tellement tranquille qu'elle n'eût à craindre quelque révélation ou un mauvais retour du peuple !

 

XXIV

Robespierre a écrit la relation du voyage du roi à Paris, nous la reproduisons d'après l'histoire du célèbre tribun par M. E. Hamel :

Le roi était monté dans une voiture très-simple où se trouvaient avec lui le duc de Villeroi et de Villequier. Elle s'avançait lentement au milieu de deux files de députés, escortée seulement par un détachement de la garde bourgeoise de Versailles. A Sèvres, le cortège s'accrut d'une masse considérable de citoyens venus à sa rencontre et faisant partie de la garde nationale — c'était le nom nouveau consacré désormais, dont avait été baptisée la milice parisienne —. Arrivé à la porte de la Conférence (barrière de Passy), le roi fut reçu par Lafayette et par Bailly, lequel, en lui remettant les clefs de la ville, commença sa harangue par cette phrase restée célèbre : Ce sont les mêmes qui ont été présentées à Henri IV. Il avait reconquis son peuple ; ici c'est le peuple qui a reconquis son roi.

L'affluence des citoyens armés et non armés, amoncelés sur tous les points, couvrant les faîtes des maisons, les moindres éminences, les arbres même, et surtout ces femmes qui décoraient les fenêtres des édifices, et dont les battements de mains et les transports patriotiques ajoutaient autant de douceur que d'éclat à cette fête nationale, impressionnèrent singulièrement Robespierre. Il ne peut se défendre d'une profonde émotion en rencontrant des moines revêtus des couleurs nationales, et en voyant sur le portail des églises les prêtres en costume portant sur leurs étoles la cocarde tricolore.

Mais ce qui émerveillait le député d'Arras devait moins plaire à Louis XVI, et pour le roi la première partie de ce voyage fut assez triste ; car, si les acclamations de l'innombrable foule étaient vives, elles n'avaient rien de sympathique à sa personne ; et la scène, pour être grandiose, n'était pas de nature à offrir beaucoup d'attraits à un cœur habitué aux adulations des courtisans. Il est impossible, écrit Robespierre, d'imaginer un spectacle aussi auguste et aussi sublime, et encore plus les sensations qu'il excitait dans les âmes capables de sentir. Figurez-vous un roi au nom duquel on faisait trembler, la veille, toute la capitale et toute la nation, traversant, dans l'espace de deux lieues, une nuée de citoyens rangés sur trois files dans toute l'étendue de cette route, parmi lesquels il pouvait reconnaître ses soldats, entendant partout le peuple criant : Vive la nation ! vive la liberté ! cri qui frappait pour la première fois ses oreilles.

Lorsqu'à la porte de l'Hôtel de ville le roi descendit de voiture, le nouveau prévôt des marchands, M. Bailly, à qui ses concitoyens venaient de déférer cette charge, à laquelle le gouvernement nommait auparavant, continue Robespierre, lui adressa encore quelques mots en lui offrant la cocarde tricolore, que Louis XVI s'empressa d'attacher à son chapeau. Alors les cœurs semblèrent s'ouvrir pour lui et de bruyantes acclamations éclatèrent. Ému et rassuré, il monta, toujours accompagné de la députation de l'Assemblée nationale, et sous un berceau d'épées entrelacées, l'escalier de l'Hôtel de ville. Dans la grande salle l'attendait le corps électoral dont le président, Moreau de Saint-Merry, lui adressa ces paroles libres dans un discours flatteur : Vous deviez votre couronne à la naissance, vous ne la devez plus qu'à vos vertus et à la fidélité de vos sujets.

D'unanimes applaudissements retentirent alors, et Louis XVI devint l'objet des démonstrations les plus expressives de joie et de tendresse. Timide de son naturel, trop émotionné pour parler, il pria le maire de répondre en son nom, il ajouta seulement ces mots : Vous pouvez toujours compter sur mon amour. En revenant, il trouva sur son passage la population beaucoup mieux disposée ; la cocarde nationale lui tint lieu de talisman. En le voyant décoré de ce signe de la liberté, le peuple cria à son retour : Vive le roi et la nation !

Grande était l'inquiétude à Versailles. Aussi, quand, vers neuf heures du soir, Louis XVI arriva au château, la reine, à qui ses méfiances inspirèrent tant de déplorables résolutions, le serra-t-elle avec emportement dans ses bras, comme s'il venait d'échapper à de terribles dangers.

 

La révolution eût été alors accomplie, sans la haine des grands et la résistance de la cour. Mais à peine eurent-ils entendu le canon de la Bastille, que les uns parlèrent d'émigrer et les autres de se venger. Je ne croyais pas avoir épousé un roturier, avait dit Marie-Antoinette apercevant la cocarde révolutionnaire au chapeau du roi. Elle voulait bien être reine de France, cette femme, reine des grands seigneurs, elle rte voulait point l'être de la bourgeoisie ni du peuple.

L'émigration commença : le duc et la duchesse de Polignac, la duchesse de Guiche, leur fille, le duc de Bourbon, le duc d'Enghien, le prince de Conti, le prince de Condé, et enfin le frère même de Louis XVI, le comte d'Artois, quittèrent subitement la France et coururent aux frontières former le noyau de la trahison.

Louis XVI, isolé de ses amis, qui l'abandonnaient après l'avoir compromis, se trouva sans force, sans énergie, sans intelligence et sans courage en face des nouveaux obstacles qui surgissaient autour de lui. Roi malheureux et sans valeur, il en vint à espérer dans les secours de l'étranger. Les concessions qu'il fit ouvertement, il les condamna dans son cœur ; il espérait lasser la patience du peuple et enter la pitié des cours étrangères ; il attendit donc avec confiance pensant bien qu'un jour viendrait, où, impuissant à se faire justice lui-même, il verrait les rois ses alliés mettre son peuple à la raison et lui rendre tout le pouvoir et tout le prestige du trône.

Les cours étrangères, dit un historien, à la nouvelle du trône de France n'avaient pourtant pas encore formé le vaste complot dont la révolution fit la matière de ses triomphes, mais comme on écoute le bruit lointain d'un orage qui ne sera pas évité, les rois écoutaient déjà du fond de leurs palais, le bruit de notre grande querelle. Ils semblaient pressentir que, désormais, la France allait être définitivement chargée des affaires générales de l'humanité. Pressentiment glorieux pour nous, et que n'a point trompé la fortune ! Car, aujourd'hui même, tel est l'ascendant souverain de la France, qu'en se remuant elle ébranle l'Europe, et qu'elle l'inquiète encore, rien qu'en se tenant immobile.

Le roi parut donc se soumettre, il renvoya ses nouveaux ministres, ordonna le retour de Necker, et M. de Liancourt, ami de ce ministre, fut élu président de l'Assemblée.

Le peuple, qui avait pris la Bastille, était plus malheureux que le roi, et ne s'en tirait pas avec une concession. Il avait perdu beaucoup de monde dans la lutte et ceux qui restaient se trouvaient sous le coup d'une affreuse misère. L'ouvrage manquait, les subsistances n'arrivaient pas à destination. Les farines même étaient arrêtées par les troupes à Saint-Denis et à Sèvres.

Il fallait bien pourrir l'armée, disaient les royalistes ; sans doute, mais le peuple, qui le nourrirait, lui ? L'histoire est là qui prouve qu'à cette époque il mourait littéralement de faim. Qu'on ose donc encore l'accuser de haine contre la royauté, quand cette royauté le combattit par les armes, par la trahison et par la famine.

 

Depuis plusieurs mois le pain de quatre livres était à quinze sous ; l'assemblée des électeurs le réduit à douze sous. Bienfait dérisoire, dit Louis Blanc, la question était de pouvoir se procurer du pain à ce prix, et les pauvres ne le pouvaient pas, parce qu'on leur masquait d'une main barbare les sources de la vie ; parce que des accapareurs, que nul n'avait le courage de dénoncer, manœuvraient à l'aise dans leur infamie et épuisaient le crime de leur conspiration d'assassins. Or, à ces maux trop réels, des bruits, faussement répandus, ajoutaient l'émotion de périls imaginaires. On crut que l'abbesse de Montmartre avait consenti à faire de son couvent un arsenal mystérieux ; on crut que le complot avait été formé d'empoisonner les gardes françaises de la caserne de l'Oursine, en mêlant à leur nourriture des drogues nuisibles. De sorte que le peuple se voyait, se sentait entouré d'ennemis.

Mais l'ennemi le plus terrible c'était toujours la famine ; dans un gouvernement c'est une science, un grand art ; par la famine on fait rendre gorge aux plus malheureux, parla famine on arrête le progrès de l'humanité, on repousse un grand peuple qui marche dans l'avenir et on le rejette dans l'abîme.

Ce peuple, qui avait faim, comprit qu'on travaillait encore à augmenter sa misère ; il jeta les yeux autour de lui pour découvrir des coupables, et son regard les rencontra.

Nous verrons, au livre suivant, comment manœuvra la cour et comment se conduisit le peuple.

Il y eut de grands torts des deux côtés.

L'histoire doit un compte impartial à la postérité. Nous sommes placés assez loin des événements pour oser les rapporter avec sincérité. Entre un peuple opprimé, menacé, poussé parla famine, et une classe riche, opulente, puissante et fière, orgueilleuse et insolente, les petits-fils de 89 jugeront en dernier ressort.