HISTOIRE DES JACOBINS

 

LIVRE PREMIER.

 

 

État moral et politique de la France. — Richesse du clergé et puissance de la noblesse. — Lutte des grands et de la royauté. — Actes arbitraires de Louis XIII. — Despotisme de Louis XIV. — Fastes de Versailles. — Vieillesse du roi. — Malheurs qui accompagnent la fin de son règne. — La dette de Louis XIV augmentée par la régence. — Louis XV, et l'état des finances sous ce règne détesté. — Voltaire, J.-J. Rousseau. — Les philosophes. — L'encyclopédie. — Le pacte de famine. — Décadence de la monarchie et situation précaire de la nation au moment de l'avènement de Louis XVI au trône. — Caractère de ce roi. — Marie-Antoinette. — Maurepas. — Necker. — La guerre d'Amérique — Calonne. — Affaire du collier. — De Brienne. — Le parlement. — Le duc d'Orléans. — D'Esprémesnil. — Règne de Louis XVI jusqu'à la convocation des Etats-généraux.

 

I

Guidez-nous, mon Dieu ! protégez-nous, nous régnons trop jeunes.

Tel fut le premier cri que Louis XVI et Marie-Antoinette, tombant à genoux, laissèrent échapper le 11 mai 1774, à la nouvelle de la mort de Louis XV.

Quelle était la situation de la France lors de l'avènement de Louis XVI au trône, quel était l'héritage que dix-huit siècles de monarchie léguaient au nouveau roi ?

C'est ce que nous allons examiner rapidement et succinctement.

La population s'élevait alors environ à vingt-cinq millions d'habitants divisés en trois ordres : le clergé comprenait quatre-vingt mille prêtres et soixante mille religieux, répandus sur toute la surface du territoire ; la noblesse, quatre-vingt-trois mille individus se partageant toutes les charges et les emplois publics ; le tiers état, troisième et dernier ordre, qui comptait jusqu'à vingt-quatre millions huit cent mille personnes.

En 1788, la fortune du clergé, rien qu'en immeubles, s'élevait à quatre milliards ; cette fortune, grossie par d'immenses revenus, des bénéfices arbitraires, les donations, les rapines, les séductions de tout genre sur les âmes faibles et crédules, la dîme qui s'exerçait sans contrôle et produisait annuellement une somme de quatre-vingts millions, et le paiement de tous les actes du ministère de l'église à une époque où le prêtre commandait en maître, cette fortune tendait tellement à s'accroître que, sans la révolution, le clergé posséderait de nos jours la richesse publique.

L'auteur du Château des Tuileries donne la statistique suivante :

Il y avait en France : 18 archevêchés et 111 évêchés rapportant 5.000.000 de livres.

40.000 paroisses, 800 abbayes d'hommes, 320 abbayes ou prieurés de filles, 670 chapitres de chanoines, 24 chapitres de chanoinesses ou filles nobles, 16 maisons chefs-d'ordre, 15.000 couvents ordinaires, 6 grands prieurés de Malte, jouissant d'un revenu de 1.074.996 livres, 4 bailliages, 250 commanderies, 4 couvents de religieuses chevalières, 500.000 ecclésiastiques environ, possédant un revenu de 130.000.000.

Plus que l'Espagne, plus que l'Italie, la France était couverte d'abbayes, de couvents, de monastères. Par la ruse, la violence, les promesses et les menaces, l'or affluait chez le haut clergé. C'était toujours saint Bernard prêchant la charité à l'Eglise et promettant aux fidèles : autant d'arpents de place dans le paradis qu'on lui en donnerait de terre ici-bas.

La noblesse qui, autrefois, s'était distinguée dans la carrière des armes, s'amollissait dans l'inaction et se dégradait dans la dissipation et la débauche. De leurs antiques privilèges qui les plaçaient en tête de la nation et les obligeaient à donner l'exemple de l'honneur et du désintéressement, les nobles n'avaient gardé qu'un orgueil incommensurable ! Cet orgueil leur faisait considérer le reste de leurs concitoyens comme des êtres d'extraction inférieure, appelés sur la terre pour les servir et les honorer. Les droits féodaux existaient dans toute leur force et, depuis des siècles, continuaient à courber le peuple sous un joug odieux.

La noblesse, le clergé, tous les pouvoirs constitués s'entendaient pour maintenir cet état de choses qui permettait à une partie de la nation de vivre aux dépens de l'autre. Les deux premiers ordres ne produisant rien, il fallait nécessairement que le troisième travaillât pour faire suer la terre et multiplier l'industrie. Les rois, trop intéressés à cette grande question de privilège des castes, n'avaient jamais rien tenté pour dégager le peuple de liens si terribles et si humiliants. Dans la guerre qu'ils avaient essayée contre l'aristocratie, ils n'avaient songé qu'à leurs prérogatives. Le peuple faible, ignorant, bâillonné, n'avait jamais inquiété la grandeur royale. Des plaintes parties de si bas pouvaient-elles monter si haut ? La joie bruyante et le fanatisme en délire débordant aux pieds du trône, permettaient-ils au cri d'angoisse d'une population misérable de parvenir jusqu'au cœur du monarque !

De Philippe-Auguste à Louis XI, la royauté impuissante partagea le pouvoir avec les grands, et de quelque côté que le peuple se tournât, il ne rencontra que des maîtres inflexibles et d'autant plus exigeants, qu'ils avaient plus de besoins à satisfaire et plus d'ambition à assouvir !

Louis XI, le premier, essaya d'abattre la puissance rivale des grands, et commença contre la féodalité une guerre de ruses, d'hypocrisie et de sang, qui devait pourtant permettre à la royauté de jeter les bases de l'unité française. Richelieu, aussi implacable, mais plus fort et plus audacieux, poursuivit le même but, abritant de son manteau de cardinal les ordres du premier ministre, et teignant la hache du bourreau du sang de Cinq-Mars, de Chalais et de de Thou. Déjà, alors, la royauté l'emportait. Louis XIV arrive, le pouvoir royal se constitue définitif et absolu, mais sans pour cela qu'en dehors de la royauté, la noblesse perdît quelques-unes de ses prérogatives, et que le pays y gagnât le plus faible avantage.

 

II

Mais quelle puissance était donc instituée pour opposer une digue nécessaire aux empiétements des rois sur les grands et des grands sur le peuple ? Quel était donc le juge suprême dans cette grande question de vie onde mort de toute une nation ? Qui avait le droit de faire entendre le cri de justice dans ce conflit monstrueux du fort contre le faible, de prendre en main sa cause abandonnée et de jeter un calmant sur sa blessure toujours saignante parce qu'elle était toujours agrandie ?... Les États généraux.

C'était un corps composé des trois ordres que nous avons nommés ; mais outre que ces assemblées n'avaient pas une existence régulière, elles étaient dominées par la royauté qui les provoquait, en éliminait les éléments hostiles et enfin les supprimait, selon qu'elles devenaient pour elle une nécessité ou un obstacle. Du reste, votant par ordre, le tiers état était trop faible pour lutter contre les deux autres ordres réunis. En 1614, le tiers état, révolté de l'injustice qui régnait dans la nation, laissa au moins entendre un long cri d'indignation, cri impuissant puisqu'il n'amena rien que la fermeture de la salle des États, mais gros d'orages peur l'avenir ?

Partisans altérés d'une soif excessive qui, au lieu de sucer doucement la viande pour en nourrir et entretenir tout le corps de l'État, la ravissez et retirer à vous... Hommes affamés et insatiables en la cupidité du bien d'autrui, quand serez-vous contents ? Jusqu'à quand continuerez-vous vos infâmes pratiques ? Quand est-ce que vous mettrez fin à vos infâmes persécutions ? Quand cesseront vos monopoles ? vos recherches de nouveaux moyens pour tirer de nouvelles subventions, constitutions et levées ? Quand cesseront les nouveaux sujets de surcharges et de mécontentements que vous donnez à tout le peuple de France ? Pauvre peuple français : dépouillé de les biens, et à qui cet extrême avarice n'a laissé qu'un juste dépit et indignation, quand rompras-tu ce silence qui augmente ta misère ? Quand commenceras-tu à te plaindre ? Quand à mieux espérer ?...

Le pauvre peuple, qui n'a pour partage que le labeur de sa terre, que le salaire du travail de ses bras et la sueur de son front, accablé de la taille, de l'impôt du sel, doublement retaillé par les recherches impitoyables et barbares de mille partisans, en suite de trois années stériles qui ont témoigné l'ire de Dieu en plusieurs provinces, a été vu manger l'herbe au milieu des prés, avec les brutes. D'autres, plus impatients, sont allés par milliers en pays étranger, détestant leur terre natale ingrate de leur avoir dénié la nourriture ; fuyant leurs compatriotes pour avoir impétueusement contribué à leur oppression en tant qu'ils n'ont pu subvenir à leurs misères !.....

 

Louis XIII avait commis cet acte arbitraire qui, d'un trait de plume faisait disparaître tout contrôle. Louis XIV, qui régnait en maître absolu, ne voulut pas entendre parler de ces assemblées ; an parlement, où il se présenta botté et le fouet à la main, il dit : l'État c'est moi ! Cet homme absorbait tout : la gloire de nos armées, l'illustration de nos écrivains, la richesse publique ! Les grands devinrent ses courtisans et ses serviteurs. Le faste qu'il afficha à Versailles mit la France à deux doigts de sa ruine. Le protestantisme contenant dans son sein des germes d'indépendance, fut poursuivi par lui, persécuté, étranglé. Il appela les grands à sa cour qu'il fit si brillante et si pompeuse qu'elle n'eut pas de rivale. La révocation de l'édit de Nantes fut l'acte impitoyable de cette royauté, jalouse de la mémoire exécrée de la Saint-Barthélemy. Devenu vieux, Louis XIV pleurant les écarts de sa jeunesse et ne sachant quel gage de contrition donner au clergé qui l'entourait et à son tour l'absorbait comme, autrefois, il avait absorbé la nation, se jeta entièrement dans les bras de l'Église, à laquelle il eût volontiers sacrifié sa couronne, l'honneur et la fortune de la France.

Avec la jeunesse, tout, du reste, alors l'abandonnait ; la victoire qui, un moment, avait fait son règne si heureux, l'opinion publique, qui bientôt se manifestant résolument à sa mort, insultait son cercueil.

Cette mort, on l'attendait comme on attend la délivrance !

 

III

Après le règne de Louis XIV, que les historiens se sont obstinés à appeler le grand roi, et qui ne fut qu'un roi despote et orgueilleux, le parlement releva la tête, et la releva d'autant plus que, depuis soixante ans, il la courbait davantage ! Il cassa le testament du feu roi, s'éleva contre la guerre de sept ans, obtint te contrôle des finances et jura une guerre d'extermination au jésuitisme. La régence essaya en vain de lutter contre cette opposition qui n'avait étendu que le moment de se montrer, et, comme un flot impétueux poussé par une tempête sourde, menaçait de gronder jusqu'au pied du trône. Mais le règne de la régence n'était point fait pour mettre de son côté l'opinion publique, Dans l'espace de sept années, le régent, homme licencieux et peu soucieux de la sécurité de l'État et de l'avenir de la France, à une dette de deux milliards léguée à la nation par Louis XIV, en ajoutait une autre de sept cent cinquante millions. Sous Louis XV, le Parlement gagna encore du terrain, et c'est en vain que celui-ci recourut aux lits de justice et voulut imiter le système de persécutions et d'abolitions de Louis XIV. Cette fois, le parlement eut l'avantage, La coupe débordait, La nation, en quelque sorte tout entière, était d'accord qu'il était urgent d'apporter un prompt remède à la situation. Les derniers jours de la monarchie approchaient, dit un historien ; d'excès en excès, elle en était venue à se lasser elle-même d'un pouvoir qui ne lui appartenait plus, et, comme si elle avait eu le pressentiment de sa fin prochaine, à l'exemple de Rome se couronnant de fleurs à la veille de sa chute, elle attendit l'avenir au sein des plaisirs et des voluptés. On vit alors le roi, au milieu des plus grands désordres, oublier, dans les honteuses délices du Parc-aux-Cerfs, le souvenir de Fontenoy, pendant que les dynasties de maîtresses se disputaient sous ses yeux le sceptre de Saint-Louis ; on vit une cour, digne fille de la régence, continuer le scandale de ses orgies et jeter la substance du peuple à tout un monde d'intrigants parasites, de privilégiés fainéants et de favoris prodigues. Pendant ce temps, la dette publique s'augmentait, l'excédant des dépenses sur le revenu s'élevait à cent millions, et, maigre les ressources des emprunts, les anticipations sur l'avenir n'en avaient pas moins pris un essor effrayant. Mais rien n'était comparable au sort du peuple dans les campagnes. Opprimé par les nobles de terre qui avaient succédé aux seigneurs féodaux, il avait à la fois son maître et le fisc à contenter. Aussi, la gabelle, la taille, les impôts de toute sorte le tourmentaient sans relâche, Comment, sans cela, pouvoir suffire aux menus-plaisir-s du roi, aux dotations des courtisanes et à tout ce luxe effréné qu'on appelait la splendeur du trône ?

Mais il fallait de l'argent pour subvenir à ce luxe, et les caisses de l'État étaient vides. C'est alors qu'il se forma une compagnie composée de riches propriétaires, ministres, nobles, gens de robe qui, sous le patronage du roi, eut pour but d'accaparer les grains, de faciliter leurs exportations et de ne les réimporter qu'avec des bénéfices énormes. — Louis XV, qui signa ce traité infâme qu'on appela : le pacte de famine, se fit la part du lion et se partagea le royaume avec quatre intendants qui se distribuèrent les provinces et les dernières ressources de la nation. Ceux qui se plaignaient, dit Williaumé, étaient plongés dans les cachots. Un arrêt du conseil défendait de rien imprimer de relatif à cette compagnie qui renouvela successivement son bail pendant les règnes de Louis XV et de Louis XVI, et causait douze famines dont quatre sous le règne de ce dernier. Il y périt des milliers de citoyens.

Lorsqu'il ne resta plus de charges à vendre, ni d'impôts à inventer, les besoins du gouvernement croissant sans cesse, on vendit les revenus des années suivantes, ce qu'on appela anticipations. Le moyen épuisé, on retarda le paiement d'une partie des salaires et des intérêts dus par l'État ; mais cet arriéré ne frappait jamais les courtisans dont les énormes pensions étaient exactement payées. Le même individu en touchait souvent plusieurs motivées par des services imaginaires ou sur des fonctions qu'il n'avait pas remplies. Les privilégiés prévoyant que cet état de choses ne pouvait durer, imaginèrent de se faire considérer comme créanciers de l'État. Quand on ouvrait un emprunt, ils se faisaient inscrire sur le livre rouge comme ayant fourni un capital qu'ils ne versaient point, mais dont ils avaient le droit d'exiger le remboursement ou de se faire payer la rente à perpétuité. Ainsi des privilèges sans nombre désolaient la France. Le roi, les nobles, les prêtres, les ouvriers, les paysans servaient sous des lois différentes. Par une vieille habitude féodale, chacun rampait devant son maître pour pouvoir opprimer son inférieur : longue chaîne d'oppression et de misère qui s'était transmise de génération en génération.

 

IV

Jusqu'au XXIIIe siècle, le peuple avait souffert dans l'ignorance, dans la nuit !

A l'époque de la Ligue, il s'était agité pour la religion.

Au temps de la Fronde, il s'était soulevé pour la noblesse.

L'heure est venue où il va s'insurger pour l'idée, pour lui-même !

Tout à coup la lumière va se faire dans les esprits, et éclairer la nation sur le monstrueux état de choses qui l'opprime.

La dissolution des mœurs a introduit dans les âmes le scepticisme et ouvert le champ à la critique.

Voltaire lance contre la religion les traits de son amère ironie. Il se fait l'apôtre de la tolérance et prépare les esprits à la liberté des cultes. Avocat intrépide des victimes du fanatisme, il dénonce les vices et l'iniquité de la législation. Il s'adresse aux nobles instincts et aux passions généreuses. Il flagelle l'hypocrisie et l'injustice, brise les entraves de la pensée. Doué d'une souplesse d'esprit merveilleuse, à la fois ironique et sévère, caustique et éloquent, il devint le type le plus vrai de la nation. Sa popularité est immense, parce que le peuple voit en lui la critique vivante de tous les abus.

On ne peut se faire une idée de l'influence de Voltaire sur son siècle qu'en se rappelant l'ovation dont il fut l'objet lors de son dernier voyage à Paris. Ce jour-là il fut réellement le roi Voltaire, car il affirma la souveraineté de l'idée.

Louis XVI voulut s'opposer à ce voyage et n'osa pas l'empêcher.

Son retour, disent les Mémoires de Ségur, fut, comme sa disgrâce, une preuve de la faiblesse de l'autorité.

L'opinion philosophique l'emportait, tellement alors dans les esprits et intimidait si fort le pouvoir, qu'on le laissa revenir dans son pays sans le lui permettre. La cour refusa de le recevoir, et la ville entière sembla voler au-devant de lui. On ne voulut point lui accorder une légère grâce, et on le laissa jouir d'un triomphe éclatant.

Il faut avoir vu à cette époque la joie publique, l'impatiente curiosité et l'empressement tumultueux d'une foule admiratrice pour entendre, pour envisager et même pour apercevoir ce vieillard célèbre, contemporain de deux siècles, qui avait hérité de l'éclat de l'un et fait la gloire de l'autre ; il faut, dis-je, en avoir été témoin pour s'en faire une juste idée.

C'était l'apothéose d'un demi-dieu encore vivant, il disait au peuple avec autant de raison que d'attendrissement : Vous voulez donc me faire mourir de plaisir ?

On pouvait dire qu'alors il y avait, pendant quelques semaines, deux cours en France ; celle du roi à Versailles, et celle de Voltaire à Paris. Son hôtel était situé sur le quai des Théatins, où, toute la journée, on entendait les cris et les acclamations d'une foule immense et idolâtre, qui venait rendre avec empressement ses hommages au plus grand génie de l'Europe.

Dans sa maison, qu'on eût dit alors transformée en palais par sa présence, assis au milieu d'une sorte de conseil composé des philosophes, des écrivains les plus hardis et les plus célèbres de ce siècle, ses courtisans étaient les hommes les plus marquants de toutes les classes, les étrangers les plus distingués de tous les pays.

Son couronnement eut lieu au palais des Tuileries, dans la salle du Théâtre-Français. On ne peut peindre l'ivresse avec laquelle cet illustre vieillard fut accueilli par un public qui remplissait à flots pressés tous les bancs, toutes les loges, tous les corridors, toutes les issues de cette enceinte. En aucun temps la reconnaissance d'une nation n'éclata avec de plus vifs transports.

Dès que Voltaire reparut, l'acteur Brizard vint poser sur sa tête une couronne de lauriers qu'il voulut promptement ôter, et que les cris du peuple l'invitaient à garder.

Au milieu des plus vives acclamations, on répétait de toutes parts les titres, les noms de tous ses ouvrages.

Longtemps après qu'on eut levé la toile, il fut impossible de commencer la représentation ; tout le monde, dans la salle, était trop occupé à voir, à contempler Voltaire, à lui adresser de bruyants hommages.

 

Les philosophes affirmaient les droits de la raison et soumettaient toute question à son examen.

J.-J. Rousseau attaquait vigoureusement les mœurs ; il rappelait les vrais principes de la religion fondée par l'Évangile et qui enseigne à tous les hommes l'égalité ! la liberté ! Il écrivait le Contrat social et formulait ainsi la Déclaration des droits de l'homme.

Montesquieu compose l'Esprit des lois, et, dès ce moment, se manifestent des préoccupations réformatrices qui entraînent toutes les intelligences dans le champ de la politique.

L'Encyclopédie, rédigée sous les inspirations de Diderot et de d'Alembert, popularisée par les persécutions dont elle fut l'objet, lança les esprits à la recherche de la vérité religieuse et des principes sociaux.

Les philosophes du XVIIIe siècle, dit un historien, succédèrent aux littérateurs du XVIIe siècle. Tout devint l'objet de leurs recherches et de leurs réflexions, et la religion, et les lois, et les abus. Ils découvrirent les droits, exposèrent les besoins, signalèrent les injustices. Il se forma une opinion publique, forte et éclairée, dont le gouvernement subit les atteintes et n'osa pas étouffer la voix. Elle convertit ceux mêmes qu'elle attaqua : les courtisans par bon ton, le pouvoir par nécessité, se soumirent à ses décisions, et le siècle des réformes fut préparé par le siècle des beaux-arts.

Les nobles eux-mêmes, sans en comprendre la force et la portée, s'étaient engoués des idées nouvelles, comme on s'éprend d'une mode.

Riants fraudeurs des modes anciennes, disent les Mémoires du temps, de l'orgueil féodal de nos pères et de leur sévère étiquette, tout ce qui était aclique nous paraissait gênant et ridicule. La gravité des anciennes doctrines nous pesait ; la philosophie riante de Voltaire nous entraînait en nous amusant. Sans approfondir celle des écrivains plus graves, nous l'admirions comme empreinte de courage et de résistance au pouvoir arbitraire.

Telle était la singularité de ce siècle, qu'au moment où l'incrédulité était en vogue, où l'on regardait presque tous les liens comme des chaînes, où la philosophie traitait de préjuges toutes les anciennes croyances, une grande partie de ces jeunes et nouveaux sages s'engouaient les uns de lu marne des illuminés, des doctrines de Swedenborg, de Saint-Martin, de la communication possible entre les hommes et les esprits célestes, tandis que beaucoup d'autres, s'empressant autour du baquet de Mesmer, croyaient à l'efficacité universelle du magnétisme, à l'infaillibilité des oracles du somnambulisme..

Jamais on ne vit de contraste dans les opinions, dans les goûts, dans les mœurs... Jamais il n'y eut à la cour plus de magnificence, de vanité, et moins de pouvoir.

Galanterie, ambition, philosophie, tout était entremêlé et confondu ; les prélats quittaient leurs diocèses pour briguer des ministères, les abbés faisaient des vers et des contes licencieux.

... Enfin on parlait d'indépendance dans les camps, de démocratie chez les nobles, de philosophie dans les bals, de morale dans les boudoirs.

 

Cette fièvre de changements, d'innovations se propagea dans toute l'Europe. La philosophie française trouvait un écho dans tous les cœurs, chez tous Les peuples, dans toutes les universités, dans toutes les académies.

La France elle-même ouvrait toutes grandes ses portes à l'importation des coutumes étrangères. Les mœurs anglaises commencèrent à s'introduire parmi nous et on prit le costume de nos voisins d'Outre-Manche.

On commença aussi à avoir des clubs !

Ces réunions, d'abord toutes d'agrément, prendront plus tard, en se propageant, une importance immense, et pèseront d'un poids irrésistible sur les évènements.

Les clubs ont été souvent la violence de la révolution ; mais ils en ont toujours été la force et l'énergie !

Un état des finances déplorable, un pouvoir sans dignité, un parlement hostile, une opinion publique impérieuse, tel était le triste héritage que recueillait le nouveau roi le 11 mai 1774.

 

V

Louis XVI était le troisième fils de Louis, dauphin, fils unique de Louis XV, et de Marie-Joseph de Saxe, La nature l'avait doué d'une constitution physique vigoureuse, mais il portait une âme faible qui le laissa flotter toute sa vie entre les impressions qui partaient de son cœur et de son esprit, celles que lui avaient prêtées son éducation, et les influences extérieures auxquelles il se soumit plus tard, En politique, dans un chef d'État la faiblesse est plus qu'une faute, et l'incapacité est un crime.

Louis XVI est tout entier dans cet aphorisme, Il explique sa vie et sa fin tragique, Cœur timide, esprit oscillant, âme pleine de scrupules religieux, le nouveau roi n'avait rien de ce qui fait Je souverain. Son gouverneur, le duc de La Vauguyon, homme incapable, au lieu de modifier par l'éducation ces fâcheuses dispositions, n'avait fait que les développer en lui inspirant une piété aveugle. Louis XVI n'avait, du reste, aucun de ces avantages extérieurs qui captivent et charment la foule. La majesté de Louis XIV, la grâce spirituelle de Louis XV, étaient remplacées chez lui par une bonhomie triviale et bourgeoise, sans dignité, qui ne rappelait en rien la franchise chevaleresque de Henri IV, Madame Dubarry l'appelait le gros garçon mal élevé. Ses penchants l'éloignaient des préoccupations du pouvoir ; son unique plaisir, quand il ne se livrait pas à sa passion pour la chasse, consistait à s'enfermer dans la chambre aux enclumes avec le serrurier Gamain ou à s'occuper d'horlogerie et de mécanique. Il avait pourtant cultivé avec succès quelques sciences spéciales, telles que la géographie et l'histoire ; mais il n'excellait, en réalité, que dans les travaux qui ne réclamaient pas l'action de l'intelligence.

La probité, la simplicité étaient ses qualités principales, ternies par l'avarice.

Aucun de ses ancêtres, dit Louis Blanc, dans son Histoire de la Révolution française, Henri IV excepté, ne serait allé comme lui visiter l'indigent dans un réduit obscur, et ne se serait écrié sur le chemin du sacre : Point de tapisseries ! Je ne veux point que l'on empêche le peuple et moi de nous voir. Mais en revanche, aucun d'eux n'aurait, par des menaces brutales, avili ses accès de colère, ou, spectateur d'une course de chevaux, parié un écu et fait descendre jusque-là l'exemple de l'économie.

Louis XVI eut contre lui ses qualités mêmes. Sa faiblesse l'exposait au mépris du peuple ; ce qui lui attira le mépris des grands, ce fut l'honnêteté de ses mœurs. Séparé du peuple par ses fautes et de la noblesse par ses vertus, il resta seul : étranger à la nation sur le trône, étranger à la cour dans un palais, et comme égaré au sommet de l'État.

 

Tel était l'homme chargé de sauver la monarchie des périls extrêmes qui l'environnaient. Le génie et l'audace auraient peut-être pu retarder d'un siècle l'avènement du peuple. Par une de ces admirables combinaisons qui semblent mêler la fatalité aux événements, l'audace et le génie étaient du côté de la révolution. Mais la fatalité stupide n'est pour rien dans la vie des peuples, et les mêmes causes qui firent succomber le faible Louis XVI menèrent à l'échafaud l'énergique et chevaleresque Charles Ier.

Les événements toutefois attendent l'occasion !

Et l'occasion se produisit dans une série de faits qui vint merveilleusement faciliter la marche impétueuse de la révolution.

Cette révolution, trois hommes l'avaient prédite ; trois hommes qui, par des moyens bien différents, concoururent à la faire éclater !

Louis XV, dans un moment d'égoïsme cynique, avait dit : Après nous la fin du monde ; nos successeurs seront bien embarrassés.

En 1760, Rousseau écrivait : Je crois impossible que les grandes monarchies subsistent encore longtemps. Nous approchons de la crise, du siècle de la révolution. Je fonde mon opinion sur des raisons particulières ; mais il ne convient pas de tout dire, et puis tout le monde ne le voit que trop.

Deux ans plus tard, Voltaire écrivait au marquis de Chauvelin : Tout ce que je vois jette les semences d'une révolution qui arrivera immanquablement et dont je n'aurai pas le bonheur d'être témoin. La lumière s'est tellement répandue, qu'à la première occasion il y aura explosion, et alors ce sera un beau gâchis. Heureux les jeunes gens ! que de choses ils verront !

Et quel homme était désigné par le destin pour dominer cette situation ?

Louis XVI, ce pauvre roi !

 

VI

Une femme à qui la faiblesse du souverain laissera prendre sur la marche des affaires une autorité décisive, va être l'Égérie de la monarchie et la poussera rapidement à sa ruine.

Marie-Antoinette épousa le dauphin en 1770.

Les fêtes données à l'occasion de ce mariage coûtèrent vingt millions au trésor déjà si obéré.

Ces fêtes furent signalées par un événement d'un sinistre augure. L'échafaudage d'un feu d'artifice, tiré sur la place Louis XV, prit feu. Il s'ensuivit parmi la foule une panique épouvantable. Les fuyards se précipitèrent dans la Seine ou dans les fossés des Tuileries. Plus de deux cents personnes périrent étouffées ou foulées aux pieds ; il y eut près de douze cents blessés.

Voilà sous quels auspices les deux époux inauguraient leur alliance.

Belle, vive, aimable, spirituelle, mais altière et d'esprit borné, Marie-Antoinette n'avait aucune de ces grandes qualités qui commandent l'admiration ou le respect.

Elle eût fait l'ornement d'un salon ; son incapacité éclata sur le trône. Sa légèreté, ses inconséquences lui attirèrent le blâme et les calomnies. Elle bannit de sa cour la sévérité puérile de l'étiquette, mais elle ne se fit pas défaut de tourner en ridicule les hommes graves qu'elle recommandait ainsi aux mystifications des jeunes courtisans.

Impolitique jusque dans ses goûts, elle se livra au 'caprice des toilettes simples, et, préférant aux soieries les mousselines anglaises, elle ruina les fabriques do Lyon.

Ardente au plaisir, elle se rend sans son mari au bal de l'Opéra ; en route sa voiture se rompt ; elle prend un fiacre, comme une grisette en partie fine. Un autre jour, pour hâter l'heure d'une réunion où Louis XVI ne devait pas se rendre, elle avance l'aiguille de la pendule, et livre ainsi le roi à la risée des courtisans.

Sans doute la reine n'était pas coupable, et il y avait là plus de folle imprudence que de perversité. Mais son amitié absolue pour la princesse de Lamballe, et plus tard son affection passionnée pour la duchesse de Polignac, livrèrent sa réputation à la malignité même des frères du roi. Le comte d'Artois, trouvant la reine dans une situation au moins équivoque, eut contre elle un mot cruel. Le comte de Provence, qui voyait dans le mariage de son frère la ruine de ses rêves ambitieux, minait souterrainement l'honneur de Marie-Antoinette. Tout concourait à élever autour de cette malheureuse femme des hostilités redoutables. Ses prodigalités insensées envers la famille Polignac lui aliénèrent les nobles jaloux et le peuple affamé.

Insouciante et étourdie, elle courait entre ces deux abîmes que lui voilaient les illusions de la jeunesse et les enivrements de ses faciles triomphes.

Elle s'égarait seule quelquefois dans les jardins de Versailles ; une nuit il lui prit fantaisie de voir le lever du soleil, et en rentrant elle subit l'humiliation de trouver les portes du palais fermées. Ce fait fut connu de la ville et de la cour, et les malins propos, les chansons, accusèrent les mœurs de la reine. Des libelles violents, accusateurs, arrivèrent jusqu'aux mains du roi qui en souffrit cruellement.

Les Français, dit Cantu, qui avaient souffert ou applaudi les maîtresses de leurs rois, se montrèrent impitoyables pour une reine, légère sans doute, mais non dépravée... Si elle déposait les paniers, on la disait lascive.... Les méchancetés des courtisans furent plus tard traduites en accusations publiques, et leurs traits mordants aiguisèrent la hache du bourreau.

Durant les premières années de son mariage, Louis XVI avait montré beaucoup de froideur à Marie-Antoinette. Cet éloignement lui avait été inspiré par son entourage. Les uns, ennemis personnels du duc de Choiseul, auteur de cette alliance de la maison de France avec la maison d'Autriche, les autres, mécontents du changement de direction que l'on donnait à la politique, quelques-uns suivant un plan préconçu d'hostilité ! tous unis dans un même but, glacèrent tout élan dans le cœur du roi. Les bruits répandus sur les penchants de la jeune reine n'étaient pas de nature à faire disparaître ces préventions. Elles n'étaient pas, du reste, la seule cause de l'indifférence qu'il éprouva d'abord pour sa jeune compagne. On sait aujourd'hui, dit Droz dans son Histoire du règne de Louis XVI, qu'il avait une triste infirmité dont l'art des médecins ne triompha que quelques années après son mariage. Ce malheur ajoutait à sa timidité, à son mécontentement de lui-même et des autres.

Mais le charme qu'elle répandait autour d'elle devait bientôt étendre son empire jusque sur le cœur du roi.

 

VII

Le premier acte de Louis XVI fut de congédier la comtesse Dubarry, et de faire sortir du conseil l'abbé Terray, le duc d'Aiguillon et le chancelier Maupeou. Machault devait avoir la direction des affaires. Une intrigue de cour, des scrupules de sacristie, firent préférer le comte de Maurepas, que recommandaient vingt-cinq ans d'exil. Une épigramme lui avait valu la haine de madame de Pompadour, c'était là son principal mérite. Maurepas remerciait le roi de l'avoir nommé premier ministre. Premier ministre, reprit le roi, je n'en veux pas. — Eh bien, répondit-il, ce sera pour apprendre à Votre Majesté à s'en passer. Avec le simple titre de ministre d'État et chef du conseil des finances, Maurepas fut le maître absolu du royaume. Homme de beaucoup d'esprit, mais plein de frivolité, sans conduite, sans idées, s'amusant de bons mots et de petites intrigues, il sut pourtant faire de bonnes choses, et s'adjoindre des hommes capables. Mais il eut le tort de prendre ombrage de leur crédit naissant et de les sacrifier à sa jalousie. Il appela au conseil : Turgot, Malesherbes, les comtes de Vergennes et de Saint-Germain. Le Parisien Jacques Turgot, considéré comme le chef des économistes, eut la direction des finances.

Le budget de l'État se soldait par un déficit considérable et le peuple était écrasé d'impôts.

Et pourtant Turgot avait dit au roi : Point de faillite, point d'accroissement d'impôts, point d'emprunts !

Il s'appliqua à introduire l'économie dans les dépenses, à réformer les abus et à favoriser le développement de la richesse publique. Il rendit un grand nombre d'édits où il proclamait la liberté du commerce et de l'industrie, il diminua les droits qui frappaient le consommateur, cherchant à les réduire à un seul dont ne fussent pas exempts la noblesse ni le clergé. Génie vaste, esprit ferme, énergique. Turgot voulait rajeunir la France sans le secours de la révolution. Ses études avaient eu pour constant objet l'amélioration du sort du peuple. Son système administratif était de ramener l'unité dans le gouvernement et l'égalité dans l'État. Tout le programme que la révolution accomplit plus tard, il se l'était déjà tracé lui-même et il l'aurait peut-être pacifiquement accompli, si Louis XVI avait eu autant de force de volonté qu'il paraissait avoir de bon vouloir.

En 1776 furent abolies les corvées et les corporations. Le préambule de l'édit qui devait fonder l'affranchissement des ouvriers est remarquable et mérite d'être cité :

Dieu, y est-il dit, en donnant des besoins à l'homme et en lui rendant le travail nécessaire, fit du droit de travailler la propriété de tous, propriété qui est la première, la plus sacrée, la plus imprescriptible. En conséquence, nous voulons abattre ces institutions arbitraires qui ne permettent pas aux indigents de vivre du travail de leurs bras ; qui éteignent l'émulation et l'industrie, et, en rendant inutiles les talents de ceux que les circonstances excluent d'une communauté, surchargent l'industrie d'impôts onéreux aux sujets sans être profitables à l'État ; qui enfin, par la facilité donnée aux membres des corporations de se coaliser entre eux, d'obliger les membres pauvres à subir la loi des riches, deviennent un instrument de monopole, et élèvent outre mesure le prix des denrées de première nécessité.

 

En même temps qu'il proposait ces réformes, il essayait, par des institutions de crédit, de soustraire les négociants aux exigences onéreuses de l'usure.

Dans la mission qu'il s'était tracée, Turgot fut secondé par Malesherbes, ministre aux vues généreuses, âme vertueuse, esprit indépendant. Il proposa l'abolition de cette chose honteuse qui, depuis tant de siècles, déshonorait la justice, la torture ! Et de cette institution non moins déplorable, la censure, torture de l'esprit, déshonneur de la pensée !

Mais ces magnifiques innovations échouèrent devant la résistance des positions qu'elles attaquaient, des intérêts particuliers qu'elles froissaient, des privilèges dont elles décrétaient le renversement et la ruine.

Louis XVI avait dû recourir à un lit de justice pour faire enregistrer par le parlement les édits de son ministre, et il s'était écrié : Il n'y a que Turgot et moi qui aimons le peuple.

Peu de temps après, le roi cédant à un nouveau courant d'influence qui s'emparera de lui, fera un crime à Turgot du bien qu'il a fait et du bien qu'il veut faire.

Turgot, écrit le monarque, ne convient plus à la place qu'il occupe ; il est trop entier même dans le bien qu'il croit faire. Le parlement, la noblesse, Maurepas surtout, qui m'aime véritablement, demandent sa retraite, et je viens de la signer.

Les erreurs de l'école à laquelle Turgot appartenait l'empêchaient de reconnaître combien le crédit public peut influer sur la prospérité ; il pensa qu'en réduisant toutes les contributions au seul impôt territorial, il frapperait uniquement le produit net. Les propriétaires s'effrayèrent de cette taxe unique sur les biens-fonds, qui laissait les richesses créées par l'industrie exemptes des charges, ruinait en réalité l'agriculture en voulant lui venir en aide, et privait l'Etat de l'immense revenu des impositions indirectes. Voyant que les entraves à la circulation intérieure des grains amenaient la disette dans les greniers publics, il en déclara le commerce libre ; malheureusement, cette mesure tomba dans des années de disette, et le peuple, l'attribuant aux nouvelles ordonnances, courut en vociférant jusqu'au château de Versailles, en demandant le pain à bon marché. Le parlement donna raison et appui au peuple, et Turgot se vit contraint d'envoyer des troupes pour apaiser le tumulte ; dès ce moment, la bourgeoisie et le peuple s'unirent à l'aristocratie contre le ministre réformateur.

 

Le parlement avait voulu faire acte d'importance !

La noblesse avait fait acte d'égoïsme.

Maurepas redoutait l'influence croissante de Turgot, influence qui s'appuyait moins sur l'affection du roi que sur l'opinion publique, puissance terrible qui s'étend et monte en face de la puissance royale.

Voltaire, écho du sentiment populaire, courut au-devant du ministre disgracié : Que je baise, s'écria-t-il, cette main qui a signé le salut du peuple !

Malesherbes donna sa démission quelques jours après le renvoi de son ami, et le suivit dans la retraite.

Mais en se retirant, ces deux hommes laissaient dans la nation, qui ne les oubliait pas, le ferment des idées qu'ils avaient soulevées. Loin de la cour, ils étaient près du peuple, dans le cœur de qui les principes semés avaient pris profondément racine.

Ces principes sont désormais indestructibles, impérissables.

Le ministère de Turgot fut un beau rêve ; il ne pouvait être que cela.

C'est une illusion de croire qu'une révolution puisse être faite par les mains de ceux-là mêmes dont elle diminue le pouvoir ou détruit les prérogatives.

Depuis dix-huit siècles, la royauté vivait du despotisme, la noblesse des abus, le clergé de l'ignorance. Ils étaient les ennemis nés de tout nouvel ordre de choses.

Ce nouvel ordre de choses ne pouvait être sincèrement établi que par celui à qui il devait profiter : le peuple.

Le peuple seul pouvait faire triompher la révolution.

Dans un moment de suprême embarras, la royauté absolue, trahie par ses complices, demanda secours à la justice, au droit !

Mais la justice évoquée devait juger ces dix-huit siècles d'oppression, et le droit adjuré devait dire impérieusement aux oppresseurs : Où sont vos titres ? Voici ceux de la nation !

 

VIII

Le rêve de Turgot avait fait peur à Maurepas, à la cour, au roi ! On se hâta de renier les idées de bien public, et la crainte qu'inspiraient les hommes de talent et de génie ouvrait désormais les portes du pouvoir aux gens médiocres.

Clugny, intendant de la marine à Bordeaux, succéda à l'honnête Turgot. Son administration fut un essai de réaction générale contre celle du ministre disgracié. Suspendre l'édit sur les corvées, relever l'établissement.des jurandes et des maîtrises, gaspiller les revenus de l'État, recourir, pour se créer des ressources, à l'expédient immoral des loteries ; tels furent les principaux actes du nouveau contrôleur-général, que Marmontel flétrit dans ses Mémoires, en appelant son administration quatre mois de pillage.

Louis XVI laissait faire ; il ignorait, dit-on.

Il n'avait pas la force de résister, croyons-nous. Pourtant il aurait dû se rappeler l'avertissement prophétique de Turgot, qui lui avait écrit, quelques jours avant son renvoi : Le sort des princes faibles doit ressembler à celui de Charles Ier d'Angleterre, ou de Charles IX de France.

Tandis que le gouvernement se dépopularisait par ces brusques changements de politique intérieure, il perdait d'un autre côté son appui le plus naturel, l'armée. Le ministère de la guerre avait été livré à un homme qui prit la désorganisation militaire en système. Une armée forte, dit un historien, donne raison à un despote contre la liberté ; mais cela même manquait à la France.

Et pourtant l'effectif des troupes était assez fort pour rassurer la royauté, La maison du roi comprenait des gardes du corps, des gardes de la porte, des chevau-légers, des gendarmes, des cent-suisses, des gardes de la prévôté, des gardes françaises, des gardes suisses, des gendarmes de France. L'armée comprenait cent-trois régiments d'infanterie de ligne, soixante-sept de cavalerie, sept d'artillerie, un corps du génie, sept compagnies de mineurs et ouvriers, douze régiments de Suisses, trois d'Irlandais, un de Suédois. Ces forces étaient sous le commandement de dix-huit maréchaux, deux cent cinquante lieutenants-généraux, cinq cent soixante maréchaux de camp, trois cents brigadiers d'infanterie, et près de deux cents de cavalerie.

Cette base formidable croula sous les pieds du monarque.

C'est que le soldat avait appris à mépriser et à haïr ses chefs. : à les mépriser, car plus qu'eux il avait le courage qui accomplit les grandes choses ; il l'avait déjà montré, et il le prouva plus tard surabondamment dans la sublime épopée militaire de la République et de l'Empire.

Les guerres de ce siècle, dit un historien italien, qui en trois lignes flétrit toute une caste, achevèrent de discréditer la noblesse, car les soldats s'y montraient en héros, et les officiers, tous nobles, étaient sans cesse battus ; lorsque dans les relations publiées, on parlait du sang noble qui avait coulé, on demandait avec raison si celui des soldats était de l'eau.

Ce mépris s'augmentait de la haine que fait naître l'injustice.

Les grades n'étaient pas le prix de la valeur, du talent, des services rendus ; pour être sous-lieutenant, il fallait, à l'aide de documents héraldiques, prouver que l'on était noble.

Le comte de Saint-Germain crut être novateur, et ne parvint qu'à bouleverser ce désordre. Il avait été jésuite avant d'être soldat. Ses réformes eurent le double caractère religieux et militaire. Les mesures qu'il prit, dont quelques-unes se trouvèrent par hasard utiles, ne tendirent en général qu'à avilir le soldat et à en faire un instrument sans pensée, sans courage, sans honneur, car on le conduisait au champ de bataille comme au champ de parade, à coups de bâton !

Cet étrange personnage, dit Louis Blanc, est saisi de vertige, son imagination s'égare. A ses souvenirs de garnison viennent se mêler confusément dans son cerveau troublé les inspirations du moine, et de ce mélange imprévu sortent mille projets monstrueux ou puérils : il sera défendu aux capitaines de donner des bals dans les garnisons, défendu aux généraux de réunir à leur table au delà de vingt-quatre officiers, il faudra que les soldats se rendent processionnellement à la messe, des bénédictins seront chargés de former les élèves de l'École militaire, etc. Il y eut explosion de mécontentements ; des brochures véhémentes furent lancées. Le jour de la dispersion des invalides, un des chariots qui les transportaient s'était arrêté sur la place des Victoires, et l'on avait vu les pauvres vieillards descendre, s'agenouiller autour de la statue de Louis XIV, et se lamentant de ce qu'ils avaient perdu leur père. L'ordonnance relative aux coups de plat de sabre provoqua des scènes d'un effet plus puissant encore. Pour n'avoir pas à appliquer une peine contre laquelle se révoltaient tous les sentiments de l'honneur, des caporaux descendirent au rang de simple soldat.. Un officier subalterne, contraint de frapper un de ses inférieurs de vingt-cinq coups, s'arrêta au vingt-quatrième, disant : Quant au dernier, je me le suis réservé pour moi-même ! Et il s'enfonça le fer dans le corps. Les Français, avait dit un grenadier, n'aiment du sabre que le tranchant ; et ce mot héroïque, l'armée entière le répétait avec une sombre exaltation.

 

Le comte de Saint-Germain fut congédié quelque temps avant la mort de Clugny.

 

IX

Taboureau des Réaux, qui succéda à ce dernier ministre, suivit les mêmes errements financiers, et les coffres de l'Etat restèrent vides.

Il fallait de l'argent ; les impôts n'en rendaient plus ; il fallait recourir au crédit. On crut gagner la confiance des banquiers en prenant dans leurs rangs un contrôleur général des finances. Necker, banquier protestant de Genève, enrichi par le commerce, s'était distingué par quelques écrits qui annonçaient une intelligence habile aux grandes combinaisons financières et un esprit hostile aux théories de Turgot. Ces deux titres lui valurent la confiance du roi et la faveur de la cour.

Dans son Éloge de Colbert, couronné par l'Académie, dans son écrit sur la Législation des farines, Necker avait montré une profondeur de vues et un esprit critique que la pratique vint déconcerter. Il ne sut trouver que des palliatifs au lieu des remèdes qu'on attendait, et tous ses moyens financiers se réduisirent à des expédients.

Faire manœuvrer habilement les chiffres pour prouver la prospérité de l'État et inspirer la confiance ; contracter des emprunts en promettant 1 économie, ce fut là tout son système.

Mais ce système, il l'appliqua avec une habileté surprenante. Ses emprunts — furent couverts avec un empressement qui rappela l'engouement dont les billets de la banque de Law avaient jadis été l'objet.

Le déficit s'élargissait ; des événements survinrent qui devaient amener un immense accroissement de dépenses : la guerre d'Amérique. Le contrôleur général des finances déclara qu'il saurait trouver les frais de la lutte sans augmenter les impôts, sans les étendre, sans attaquer les privilèges établis.

 

X

Quelques mots sur cette glorieuse intervention de la France en faveur des États-Unis.

Tout concourt, à la fin du XVIIIe siècle, à donner l'impulsion aux idées d'indépendance et de liberté.

La guerre de Sept-Ans avait miné l'Angleterre. Pour alimenter son trésor épuisé, celle-ci voulut appliquer son régime fiscal à ses colonies de l'Amérique septentrionale. La révolte éclata à Boston, et bientôt devint universelle. Les provinces se coalisent et forcent un comité central sous le nom de Convention, qui prend en main le pouvoir. Vingt-cinq mille Américains s'organisent militairement et opposent aux Anglais une force armée régulière. La convention, constituée en puissance libre et indépendante, envoie en Europe des agents diplomatiques, organiser des appuis et chercher des secours. Benjamin Franklin et Arthur Lée viennent à Paris, négocier l'alliance de la France.

La présence à Paris de ces deux mandataires de la jeune république fit une Impression profonde. La France, qui se sentait opprimée, s'unissait d'aspiration avec le peuple américain qui secouait la tyrannie. Il s'agissait là d'une cause qui était la sienne, et que tout le XVIIIe siècle avait en quelque sorte préparée : le droit d'exister comme nation et le droit d'être libre !

Ces idées généreuses avaient séduit jusqu'aux membres enthousiastes de la noblesse. Déjà Lafayette était parti et était allé mettre sa bravoure et ses talents au service des Américains soulevés. La France avait là un glorieux représentant à qui Washington s'empressait d'accorder sa confiance et son amitié.

Lafayette était jeune alors, ardent, audacieux, tout entier aux idées de régénération dont il devait plus tard, en France, compromettre si piteusement le triomphe.

Après de longues tergiversations, Louis XVI, entraîné par l'élan de l'opinion publique, se décida à se mêler au conflit. Il envoya à New-York une flotte de douze vaisseaux de ligne, commandée par le comte d'Estaing. Des succès importants sont obtenus. L'Espagne se déclare à son tour contre l'Angleterre ; soixante vaisseaux de ligne, espagnols et français, vont croiser dans l'Océan ; quarante mille hommes, rassemblés sur les côtes de Bretagne et de Normandie, menacent l'Angleterre d'un débarquement ; elle ne doit qu'aux vents son salut ! Toute l'Europe prend une attitude menaçante, résolue à détruire la tyrannie intolérable que la marine anglaise exerce sur toutes les mers.

Il fallut céder.

L'indépendance de l'Union américaine est reconnue ; et la paix est signée à Paris, le 3 septembre 1784.

Lorsqu'ils revinrent des plages où ils avaient constitué un État libre, les jeunes défenseurs de l'indépendance américaine furent l'objet d'enthousiastes ovations. Mais avec la gloire ils apportaient à leur pays les principes de la constitution américaine. Ils exaltaient, dans toutes les réunions, les vertus d'un peuple libre et critiquaient amèrement l'asservissement dans lequel la monarchie et les corps privilégiés tenaient en France vingt-cinq millions d'habitants, qui pouvaient devenir la plus grande nation du monde.

Terrible comparaison que le peuple répétait tout bas dans son âme ; qui creusait plus profondément ses haines, ses ressentiments, agrandissait ses désirs, ouvrant des horizons nouveaux à ses aspirations !

 

XI

Tandis que s'accomplissaient les événements que nous venons d'esquisser, Necker poursuivait l'application de son système.

En dehors des nombreux expédients qu'il essaya pour mettre les dépenses au niveau des revenus, il s'appliquait à lancer le gouvernement dans une bienfaisante initiative en faveur du peuple ; il imposait à l'État le soin de procurer au pauvre du pain et du travail.

Necker connaissait le mal qui rongeait la royauté. Il prévoyait que, tôt ou tard, les sources qui alimentaient le trésor seraient taries, et que devant les résistances égoïstes de la noblesse et du clergé, il faudrait, pour sauver l'État, avoir recours à la convocation des Etats-généraux. Pour habituer le roi et là nation à cette sorte de représentation nationale, le ministre persuada à Louis XVI d'établir dans quelques contrées des assemblées provinciales. Ces assemblées avaient la moitié de leurs membres pris parmi le tiers état. Elles votaient par tête et à la pluralité des suffrages. Chargées de répartir l'impôt, d'entretenir les routes et de proposer les mesures d'ordre public, elles prirent de sages mesures et réparèrent quelques-uns des maux créés par la tyrannique administration des intendants de province. Ces quelques améliorations disaient assez au peuple quels seraient les immenses avantages d'une représentation nationale.

Les États-généraux ! c'était là un port de refuge pour tout le monde.

La nation épuisée, la royauté mourante, attendaient la vie du même remède : celle-ci, anxieuse, effarée ; celle-là, avide et confiante !

Cependant l'activité, le génie, le crédit de Necker faisaient face à tous les besoins. Ébloui par son succès, épris de popularité, le financier genevois ne se contentait plus des faveurs du roi et des applaudissements de la cour. Il lui fallait les bravos du peuple, les acclamations de l'opinion publique. Dans un compte rendu devenu célèbre, il expose publiquement la situation qu'il avait créée. Le roi crut que son ministre avait pour but de consolider la base du crédit et d'étendre la confiance. Mais devant cet appel au peuple, la royauté disparaissait, et l'opinion publique était désormais établie souveraine.

Ce fut là une innovation grande et belle, et dont la portée démocratique fait excuser presque le peu de sincérité que le ministre apporta dans le groupement des chiffres, afin d'établir un excédant de recettes.

Ce document, dit l'Histoire universelle, fit voir comment on avait remédié, en quatre années, au déficit annuel de 27 millions et obtenu un excédant de 10 millions sans nouveaux impôts, mais à l'aide d'emprunts habiles et de petites économies.

Les chiffres disent ce que l'on veut ; beaucoup d'erreurs se glissèrent dans ce travail à côté d'un grand nombre d'omissions, et un air de candeur et de conscience y suppléait au peu de clarté. Le public resta frappé de cette communication inusitée, en voyant associées, pour la première fois, la moralité aux calculs, les chiffres aux nobles pensées, les comptes des dépenses et des revenus aux réflexions philosophiques, et les mystères de l'État, les éléments de la force et de la faiblesse d'un gouvernement exposés au grand jour. Le compte rendu fut lu dans les salons, dans le silence du cabinet, et les finances, la législation devinrent l'objet de toutes les discussions.

 

L'effet produit par le compte rendu fut immense. L'enthousiasme était au comble parmi le peuple.

Necker, enivré de son triomphe, se crut indispensable.

Maurepas, jaloux, blessé de l'importance de son collègue, fit attaquer le contrôleur des finances par le parlement, en même temps qu'il appelait sur ses plans de réforme la défiance du conseil, dont sa qualité de protestant lui interdisait l'entrée. Necker veut se défendre ; il demande son admission au conseil et le titre de ministre d'État. On refuse ; il envoie au roi sa démission, qui est acceptée.

Il clôt la liste des ministres réformateurs.

 

XII

Voici venir le règne des courtisans et s'établir l'influence absolue de Marie-Antoinette.

 

Huit années de luttes continuelles, entre cette princesse et son mari, n'avaient point affaibli sa passion pour la maison d'Autriche, d'où elle sortait.

La monarchie est désormais saisie dans l'engrenage des événements qui vont la broyer avec une vertigineuse rapidité.

Que peuvent faire pour elle des ministres tels que Joly de Fleury et d'Ormesson ? Ils ne font que passer.

Voici un homme qui va lui porter le coup de grâce. Il a de l'esprit, il est habile, il est sans principes. Il s'est déjà distingué par un faux témoignage dans l'affaire de La Chalotais. Il est vif, il est léger, il sourit à tout le monde, jl offre à tous des pensions ; il paie les dettes du comte d'Artois et du comte de Provence. Treize millions pour celui-ci ; quatorze millions pour le premier. Allons ! que l'on puise dans le trésor ; il est vide ? Il est plein ! Les emprunts se succèdent, de nouveaux impôts sont établis. Cela ne suffit pas ? On anticipe, on rend des édits bursaux, on prolonge les vingtièmes, on impose des sous additionnels. Le peuple crie, le parlement refuse d'enregistrer les édits : le roi ordonne. Mais tout va admirablement. Les fêtes se succèdent. Calonne prodigue l'argent à la reine ; comment serait-il malvenu ? Il donne à pleines mains des gratifications à ses protégés. Que disaient donc Turgot et Necker, qu'il fallait faire des économies ? Allons donc ! Le trésor est inépuisable. Il paie les dettes de l'État, il acquitte l'arriéré ; il achète Rambouillet pour la reine et Saint-Cloud pour le roi ! Si ce que Votre Majesté désire est possible, dit Calonne à Marie-Antoinette, c'est fait ; si cela est impossible, cela se fera.

Mais voilà vraiment un ministre adorable.

Tout à coup il tombe, et la dette publique se trouve accrue de seize cent millions ! Le précipice était ouvert.

Qui trompait-on ? qui était coupable ? Tout le monde voulait fermer les yeux. Mais Calonne avait une idée ! Il espérait arracher par l'effroi du péril ce que Turgot et Necker n'avaient pu obtenir par la persuasion.

Il se hâta donc de convoquer les notables et de leur exposer la situation. Son intention était de demander à cette assemblée l'égale répartition des impôts, l'anéantissement des privilèges d'État, l'abolition des corvées et de la gabelle.

Cette demi-mesure n'obtint l'approbation d'aucun parti.

Le peuple sentait que tous ces palliatifs ne changeraient pas sa douloureuse, position. De tous ses vœux il appelait la convocation des états généraux.

La noblesse, travaillée par les nombreux ennemis du ministre, prévenue contre ses premières opérations, le parlement ouvertement hostile, la reine, le comte d'Artois, la cour, qui voyaient épuisée la source des prodigalités, tout abandonna Calonne ou conjura sa chute. C'est en vain qu'il parvient à faire disgracier le garde des sceaux Miromesnil, son ennemi le plus acharné. Il faut qu'il tombe et qu'il expie par l'exil les folies de son administration.

 

XIII

Tandis que s'écroule la vieille institution de la monarchie, une affaire scandaleuse vient livrer à la malignité publique la réputation de la reine. Il ne faut pas que la femme de César puisse être soupçonnée, et voilà que le nom de Marie-Antoinette se trouve mêlé dans une déplorable affaire.

Nous voulons parler de celle du collier :

Louis de Rohan, grand aumônier de France, qui, comblé de dignités et de richesses, traînait un grand nom déshonoré. Débauché, vaniteux, léger, il avait été ambassadeur à Vienne, où il n'entretenait les gens de sa maison qu'en leur faisant faire la contrebande. Criblé de dettes, engagé dans d'ignobles intrigues et perdu de réputation, il n'en fut pas moins fait cardinal, attendu qu'il était d'une maison princière. Il ne savait pas, disait-il, comment un honnête homme pouvait vivre à moins de douze mille livres de rente. Comme il entendait parler d'une énorme faillite : Il n'est permis, s'écria-t-il, d'en faire de pareilles qu'au roi et aux Rohan !

Son ambition d'homme à bonnes fortunes et de grand seigneur s'irritait de n'avoir pu se concilier les bonnes grâces de Marie-Antoinette, d'autant plus qu'il la considérait comme un obstacle à son élévation au poste de premier ministre. Cagliostro lui persuada qu'il était en son pouvoir, au moyen de procédés occultes, d'inspirer pour lui à la reine une violente passion, et il ourdit sa trame avec la comtesse de La Motte, descendante des Valois, qui, pauvre et séduisante, était corrompue jusqu'au fond de l'âme. Louis XV avait commandé à Bœhmer, joaillier de la cour, un magnifique collier de la valeur de deux millions pour la Dubarry ; mais le vieux roi étant mort peu de temps après, Bœhmer offrit cette parure à Marie-Antoinette pour 1 million 600 mille livres. Louis XVI s'effraya de la dépense, et eut le courage de se refuser à cette acquisition ; mais Marie-Antoinette n'eut pas celui d'y renoncer.

Madame de La Motte alla trouver le cardinal de Rohan pour le prier, de la part de la reine, disait-elle, de rendre un grand service à Sa Majesté, lui promettant en retour toute sa faveur : il s'agissait d'acheter le collier désiré, qu'elle se réservait ensuite de payer à sa commodité, et l'intrigante lui remit, comme preuve de sa mission, un prétendu billet de la reine. Le prélat se trouva flatté dans sa vanité et ses espérances.

Le cardinal était livré à une sorte de délire. Dès les premiers mois de l'année 1784-, madame de La Motte lui faisait croire qu'elle amènerait une réconciliation avec la reine.

Il se passa alors une scène à peine croyable et qui déroute l'historien.

L'intrigante avait promis au cardinal de Rohan une entrevue nocturne avec Marie-Antoinette. En effet, au mois d'août de cette même année, le prince fut prévenu que la reine le recevrait la nuit dans le parc de Versailles, il s'y rendit ; que demoiselle d'Oliva, qui ressemblait beaucoup à la reine, surtout par la tournure et la taille, s'approcha du cardinal et lui dit rapidement à demi-voix que le passé était oublié. Le cardinal se jeta à ses pieds. La comtesse de La Motte survint précipitamment et annonça que Madame et la comtesse d'Artois se promenaient de ce côté. Des bruits de pas se firent entendre. La prétendue reine s'enfuit en laissant tomber dans la main du prince de Rohan une rose, comme gage de réconciliation.

On a dit plus tard que les pas qu'on venait d'entendre étaient ceux de la reine. D'après les Mémoires de madame de La Motte, Marie-Antoinette aurait voulu assister invisible à cette scène romanesque.

Quoi qu'il en soit, le cardinal était ravi. Il négocia l'affaire du collier, reçut les diamants et les porta chez la comtesse de La Motte. Là ils furent remis en sa présence à un homme qui se fit annoncer de la part de la reine.

On doit supposer, dit Louis Blanc, que le cardinal le connaissait, puisqu'il lui remit sans hésitation, sans information prise, sans reçu exigé, une boîte qui ne contenait pas moins d'un million six cent mille livres.

La reine devait payer par à-comptes, avait dit l'intrigante. Le premier terme approchait ; et pourtant les meneurs de cette affaire paraissent être dans la plus grande sécurité. Bœhmer avait écrit à Marie-Antoinette, et celle-ci s'était contentée de brûler la lettre. L'échéance arriva ; madame de La Motte annonça un retard et n'apporta qu'une faible somme. Bœhmer, effrayé, s'adressa à madame Campan, qui lui fit obtenir une audience de la reine, à qui il exposa sa situation. Marie-Antoinette manifesta une vive indignation et dénonça au roi l'outrage dont elle était l'objet.

Le prince de Rohan était grand aumônier. Il fut arrêté le 15 août 1785, à Versailles, au moment où il allait officier et tout revêtu de ses habits sacerdotaux.

Ce fut là un acte d'imprudence inouï. Ce même coup flétrissait à la fois la reine et un prince de l'Église. Marie-Antoinette savait qu'elle n'était pas au-dessus du soupçon ; Louis XVI aurait dû le comprendre ; il allait remuer autour du trône de ces turpitudes qui laissent des taches indélébiles aux réputations qu'elles ont touchées.

Le cardinal, qui ne perdait pas la tête, avait eu le temps de faire brûler sa correspondance. La nouvelle de son arrestation alla frapper comme un coup de foudre madame de La Motte, qui paraissait être à mille lieues de cet événement. Elle brûla aussi tous les documents qui pouvaient se rapporter à cette affaire. Et désormais la nuit, le mystère, le doute, vont envelopper ce procès que toutes les parties intéressées se sont plu à obscurcir.

Madame de La Motte pouvait fuir ; elle se laissa arrêter le 18 août. Comptait-elle sur une puissante intervention ? Son mari se retira tranquillement en Angleterre. On s'empara de la personne de Cagliostro, fameux aventurier que ses relations suspectes avec le cardinal de Rohan avaient compromis. L'affaire est déférée au Parlement qui, pendant six mois, entretient par ses lenteurs le scandale de ce procès. Il y avait des signatures de la reine dont on ne savait à qui faire prendre la responsabilité. Il était reconnu qu'elles n'étaient pas de l'écriture de madame de La Motte. Un repris de justice, Reteaux de Villette, les mit à son propre compte, se déclara faussaire, et obtint d'être simplement banni. Le cardinal et sa coaccusée ne donnèrent que des explications vagues, pleines de réticences et de tergiversations. Leur préoccupation, dirent-ils plus tard, était de ne pas compromettre la reine. Le Parlement ne vit là qu'une affaire d'escroquerie. Le cardinal de Rohan fut acquitté ; la d'Oliva fut mise hors de cour ; Cagliostro fut aussi acquitté.

Quant à madame de La Motte, qui attendait la fin des débats avec confiance, elle fut comme foudroyée lorsqu'elle entendit l'arrêt qui la condamnait à être fouettée et marquée par le bourreau sur les épaules, et à être enfermée à l'hôpital pour le reste de ses jours ; elle entra dans un accès de rage délirante. Mais ses emportements furent bien autrement terribles lorsqu'il fallut lui appliquer la peine à laquelle elle était condamnée. Bâillonnée, elle se tordait désespérée, sanglante, entre les mains du bourreau, et le fer chaud qui devait la flétrir sur l'épaule la marqua sur le sein.

Après quelques mois de détention, madame de La Motte put s'échapper de sa prison. L'histoire se demande qui avait ménagé cette fuite. Était-ce la pitié ? Etait-ce le remords ?

La cour fut atterrée du jugement qui innocentait le cardinal, celui qu'elle regardait comme le plus grand coupable.

Marie-Antoinette était-elle entièrement étrangère à toute cette intrigue du collier ?

L'histoire a sa pudeur, dit Lamartine, nous ne la violerons pas.

L'histoire est chaste et elle est nue.

Ne lui demandons pas des complaisances qui en feraient une prostituée.

Et puisque toutes les parties engagées dans ce procès ont pris à tâche de l'obscurcir, c'est que toutes redoutaient la lumière.

Le doute seul demeure, et le doute est toujours une flétrissure !

 

XIV

D'autres causes vont ébranler le trône, car tout se réunit pour le saper.

Loménie de Brienne, archevêque de Toulouse, était arrivé aux affaires et avait remplacé Calonne, grâce à des manœuvres auxquelles la reine n'était pas restée étrangère. De Brienne, esprit médiocre, administrateur sans vues politiques, cachait un grand égoïsme sous une apparence de zèle patriotique. Les notables, qu'il avait séduits par son indignation contre les plans de Calonne, lui accordèrent à peu près tout ce qu'ils avaient refusé à son prédécesseur. Enivré de la confiance qu'on lui témoignait, il crut pouvoir surmonter les terribles difficultés dans lesquelles se trouvait la monarchie. Mais son administration ne fut qu'une suite de faiblesses et d'imprévoyance. Il promettait des prodiges, et ne sut que reprendre — sans énergie les plans de Calonne ; suffisant, habile diseur, obstiné, sans idées, dur et avare, tel était ce ministre qui depuis son enfance rêvait le pouvoir. On lui avait cru de l'énergie, dit Bertrand de Molleville, parce qu'il était violent ; de l'instruction parce qu'il était affirmatif ; du génie parce qu'il avait de la facilité ; enfin le talent de gouverner, parce qu'il avait sans cesse critiqué l'administration. Mélange d'effronterie, de médiocrité et de corruption, il mécontenta tout le monde et ne fit que ses propres affaires, car il n'oublia jamais son ambition ni ses intérêts.

Le ministre fit d'abord enregistrer sans trop d'opposition les édits sur le commerce des grains, sur la corvée et sur les assemblées provinciales. Mais les édits sur les subventions territoriales et le timbre provoquèrent de la part du parlement de violentes remontrances, et de Brienne ne parvint à vaincre cette opposition que par un lit de justice. Cette mesure produisit le plus mauvais effet. L'irritation était au comble dans les esprits. L'opinion fermentait, et déjà on entendait ces sourds grondements souterrains, précurseurs des bouleversements. Le parlement renouvelle énergiquement ses protestations. Le gouvernement casse ses arrêts, l'envoie en exil à Troyes, où la popularité l'accompagne. La nation est partout où est la résistance !

Cependant de Brienne, pour renforcer sa position, se fit nommer principal ministre et obtint pour son frère, le comte de Brienne, le portefeuille de la guerre. Mais cet accroissement de pouvoir ne lui donnait pas de l'argent. Le vide du trésor le força à se rapprocher du parlement, à qui il offrit de retirer les deux édits du 6 août, s'il voulait proroger, pour deux ans, le second vingtième. Le succès de cette transaction enhardit le ministre. Il demanda l'enregistrement en un seul édit d'un emprunt de 420 millions, et pour satisfaire l'opinion des parlementaires, il rendit aux protestants les droits civils et politiques. On procéda par les menaces et les concessions, moyens ordinaires de l'impudence unie à la faiblesse.

Cette séance, à laquelle assistait le roi, eut un caractère mémorable. Le parlement sentait que toutes les mesures que l'on prenait ne faisaient qu'empirer le mal dont souffrait l'État. La nation seule pouvait assurer son propre salut. Toutes les voix des magistrats suppliaient le roi de convoquer les États-généraux. D'Esprémesnil parla de la nécessité de les réunir, avec une telle énergie, avec des raisons si puissantes, une éloquence si convaincue, que Louis XVI parut ébranlé.

Je le vois, ce mot désiré — États-généraux —, prêt à s'échapper de vos lèvres, s'écriait le magistrat, prononcez-le, sire, et le parlement souscrit à vos édits.

Vaines instances !

On n'était encore qu'au 19 novembre 1787 !...

Le roi refusa, et, après sept heures d'hésitation, ordonna l'enregistrement des édits.

Le duc d'Orléans, qui avait à venger la défaveur que lui marquait le roi et surtout la reine, encouragé par son entourage, se leva et demanda au roi si la séance était un lit de justice ou une délibération libre : Une séance royale, répondit le roi. — Elle est illégale, dit le prince, et je demande qu'il soit mentionné que l'enregistrement est fait du très-exprès commandement de Sa Majesté.

Surpris, troublé, le roi ne sut que balbutier ces mots : Cela m'est bien égal, vous êtes bien le maître... Si, c’est légal, parce que je le veux.

C'est légal, parce que je le veux !

Ainsi, au déclin de la royauté, le roi affirmait le despotisme, comme autrefois Louis XIV l'avait proclamé.

Dans cette spirale étrange que suivent les peuples à travers les siècles, la situation se reproduisait, mais dans des conditions bien différentes.

Mais là c'était une voix puissante qui parlait.

Ici, ce n'est plus qu'un écho !

La monarchie sénile n'a que des armes sans portée et sans force : Telum imbelle sine ictu, comme le javelot du vieillard troyen !

La lutte est désormais engagée.

Les édits sont enregistrés ; les états généraux sont renvoyés à cinq ans.

Mais le parlement proteste.

Les conseillers Fréteau de Saint-Just et Sabatier de Castres, qui avaient appuyé la motion du duc d'Orléans, sont arrêtés et envoyés aux îles d'Hyères. Le duc d'Orléans est exilé à Villers-Cotterêts. Cette disgrâce ne fit qu'accroître la popularité du prince.

Louis-Philippe-Joseph d'Orléans, petit-fils du régent, connu plus tard sous le nom de Philippe-Egalité, et père du duc de Chartres, qui fut plus tard le roi Louis-Philippe, alliait à un vif penchant pour le plaisir un entraînement inné vers tout ce qui était nouveau. Plus frondeur que révolutionnaire, il effraya la cour par l'opposition qu'il montra dans toutes les circonstances. L'antipathie qu'éprouvait pour lui Marie-Antoinette encouragea la diffamation, et le duc d'Orléans se trouva en butte aux attaques de tous les libellistes dévoués au gouvernement ; il fut ainsi, de gré ou de force, rejeté dans le camp des ennemis de la monarchie. Insouciant, sans dignité, turbulent plus que tribun, avide de popularité plus que de pouvoir, il n'eut que l'ambition de ceux qui le poussaient en avant. Privé de la constance, de l'énergie et de l'audace nécessaires à un conspirateur, il fut meilleur et plus médiocre que ne l'ont peint les divers partis.

Les circonstances étaient excellentes pour un ambitieux. Le duc d'Orléans s'ennuya bientôt de n'avoir, à Villers-Cotterêts, que la chasse pour tout passetemps. Il compromit sa popularité en descendant, auprès du roi et de la reine, son ennemie personnelle, aux plus vives sollicitations. Il reparut dans Paris, le 23 juillet 1788, et quelques jours après, à la cour.

 

XV

Mais les événements se précipitent. En janvier 1788, le parlement enregistre l'édit sur les protestants et réclame des garanties pour la liberté individuelle. Le roi fait biffer cet arrêté ; les magistrats rédigent de nouvelles remontrances. De Brienne, pris entre la résistance des parlements du royaume, qui se joignent à celui de Paris, et les difficultés que lui crée le mauvais état des finances, avait besoin de toute son autorité, de toutes ses forces ; il tombe malade. Mais il se concerte avec Lamoignon, et il se décide au renversement du pouvoir politique du parlement. Ce corps sera remplacé par une autre magistrature dévouée au gouvernement. D'Esprémesnil est averti à temps, et on peut prévenir le coup. On raconte, dit Montjoie, qu'un des ouvriers de l'imprimerie royale avait mis dans une boule de terre glaise une épreuve des nouveaux édits que préparaient les ministres, et avait ensuite jeté cette boule par la fenêtre.

Le parlement s'assemble et, par un arrêté du 3 mai, il demande à l'unanimité la convocation des États-généraux !

Brienne, que la divulgation de ses desseins a déconcerté, a recours à la violence.

Il donne l'ordre d'arrêter deux conseillers : Duval d'Esprémesnil et Goislard de Montsabert.

A cette nouvelle les conseillers vont s'abriter au parlement, où les suivent les applaudissements de la foule. Le régiment des gardes, commandé par le marquis d'Agoust, investit le palais.

Les pairs et les magistrats sont déclarés prisonniers. D'Agoust s'avance au milieu d'eux, et dit : Le roi m'ordonne d'arrêter MM. d'Esprémesnil et de Montsabert ; je n'ai pas l'honneur de les connaître, mais je les invite à se conformer aux ordres de Sa Majesté. Tous les magistrats se lèvent ; tous sont Montsabert et d'Esprémesnil, car tous ont signé les mêmes protestations, et ils en réclament la solidarité.

L'officier demeure interdit. Les conseillers désignés se nomment enfin ; mais comme le peuple gronde en dehors contre ce coup d'État, on les emmène par des issues secrètes pour les soustraire aux ovations de la foule.

Le surlendemain, le roi mande le parlement à Versailles, et là, dans un lit de justice, au milieu d'un silence morne, il ordonne l'enregistrement de six-édits, qui réduisaient le nombre des membres du parlement à soixante-sept, répartissaient une partie de ses attributions entre quarante-sept grands bailliages, les faisaient entrer immédiatement en vacation, enlevaient au parlement l'enregistrement des lois, pour le confier à une cour plénière composée du chancelier, des princes du sang, d'autres personnages de dignité nommés parle roi et irrévocables, et d'un certain nombre de magistrats appelés, tour à tour, des autres parlements du royaume.

C'était une dépossession.

L'opposition est universelle ; toute la magistrature est en alarmes. La France est pleine de frémissements. Le sang coule en Bretagne, Paris s'insurge ; le Dauphiné menace de se séparer de la France. L'explosion se fait à la fois parmi le peuple, parmi la noblesse et parmi le clergé.

Partout on demande les États-généraux.

Ce mot revient sans cesse frapper la monarchie, comme les coups successivement répétés du boulet de siège ébranlent sans relâche les murailles d'une vieille citadelle.

Le gouvernement, assailli de toutes parts, se décide alors à donner satisfaction à l'opinion publique.

Un arrêt du 8 août suspend l'établissement de la cour plénière, et annonce que les États-généraux s'assemblèrent le 27 avril 1789.

 

XVI

Que le peuple retienne cette date ! c'est celle da son avènement

Mais cette mesure suprême, prise au moment où l'État menacé de faire banqueroute, ne peut sauver la position du ministre ; de Brienne, à bout d'expédients, tombe devant la réprobation générale, et il se relire en Italie, gorgé d'honneurs, les mains pleines, laissant un vide effroyable dans le trésor.

Necker parut comme un sauveur ! Mais il n'y avait pas de salut possible pour l'ancien ordre de choses.

La joie fut immense partout, à Paris, dans les provinces. Si le nom du nouveau ministre était salué par des acclamations enthousiastes, des manifestations tumultueuses chargeaient d'anathèmes l'homme qui se retirait emportant une richesse scandaleuse, lorsque la famine désolait la France, lorsque la ruine de l'État avait été si profondément creusée.

De Brienne s'était retiré le 25 août 1788 ; le garde des sceaux Lamoignon, le complice de sa mauvaise administration, dut aussi résigner ses fonctions deux jours après.

Alors la joie à Paris se changea en délire ; on brûla un mannequin représentant le cardinal. La force armée se hâta de dissiper les rassemblements. La place Dauphine, la rue Saint-Dominique, la rue Meslay, devinrent le théâtre d'un massacre horrible. La Seine emporta les cadavres !

Mais Necker vint rassurer les esprits, la confiance reparut. D'un autre côté, la révocation des édits du 8 mai, le rappel des exilés, la mise en liberté des prisonniers de la Bastille, firent diversion à ces sombres funérailles.

Le parlement avait reconquis son pouvoir politique, mais le rôle de ce grand corps est près d'expirer, et nous allons voir sa popularité tomber tout à coup.

La fin de 1788 approchait ; le gouvernement avait fait appel à tous les esprits éclairés, à toutes les sociétés savantes, à tous les corps du royaume, afin de connaître leur avis sur la manière la plus convenable de composer les États-généraux.

Quel serait le nombre des députés du tiers état ?

De quelle façon aurait lieu le vote ?

Telles étaient les questions à résoudre qu'un publiciste savant, énergique, trancha dans une brochure célèbre.

Qu'est-ce que le tiers état ? se demandait-il. — Tout !

Qu'est-ce qu'il a été jusqu'à présent ? — Rien.

Que demande-t-il ? — A devenir quelque chose.

D'autres écrivains, dont la plupart joueront un rôle important dans les événements qui vont se dérouler, mirent aussi leurs lumières et leur talent an service du peuple et s'empressèrent de l'éclairer sur ses droits. Tels furent : Condorcet, Target, Clavières, Mirabeau, Brissot, Thouret, Servan, Antonnelle, etc.

Dans un Mémoire sur les États-généraux, le comte d'Antraigues proclamait le droit populaire ; il avait pris pour devise l'énergique déclaration des cortès aragonais : Nous qui valons chacun autant que vous, et qui tous ensemble sommes plus puissants que vous, nous promettons d'obéir à votre gouvernement si vous maintenez nos droits et nos privilèges ; sinon, non.

Le parlement émit une opinion qui nous fait voir combien peu il existait de tendances vraiment libérales dans ce grand corps que ses récents démêlés avec la cour avaient rendu populaire. Il déclara, en effet, que les États-généraux seraient assemblés selon la forme observée en 1614, c'est-à-dire que les trois ordres formeraient trois votes collectifs, et que chaque ordre aurait le même nombre de députés.

Quel mobile faisait agir le parlement ? Après avoir appelé à grands cris la convocation des États-généraux, pourquoi voulait-il paralyser l'action de la future assemblée ?

C'est qu'il voyait se dresser un pouvoir redoutable, celui de la nation représentée par le tiers état, et il pressentait que cette force nouvelle annulerait la sienne, si on lui permettait de prendre toute l'expansion dont elle était susceptible.

Cette décision, en indignant le peuple, trahit toutes les mesquines préoccupations du parlement.

Dès ce jour, son influence s'efface.

Détesté par la cour, méprisé par le peuple, il n'est plus qu'un rouage inutile, car il ne s'appuie sur rien et ne sert personne.

Assembler des États-généraux comme en 1614, c'était vouloir resserrer les nœuds de tous les liens tyranniques qui enchaînaient la nation !

Les princes du sang, de leur côté, appuyèrent cette initiative, en protestant contre le doublement du tiers. Cet acte produisit une certaine émotion ; mais on remarqua que Monsieur, frère du roi, et le duc d'Orléans, n'avaient pas pris part à la protestation.

La cour ne voyait pas sans une secrète joie les deux premiers ordres de l'État se dépopulariser. Elle espéra se faire un appui du peuple en les forçant à s'engager plus avant dans la réaction. Elle réunit en conséquence une deuxième assemblée des notables à Versailles, le 6 novembre 1788. Cette assemblée était appelée à délibérer sur la composition des États-généraux, sur la forme des convocations, sur l'ordre des élections, sur la manière de régler la tenue des diverses assemblées qui devaient donner les instructions aux députés des États-généraux.

Necker savait d'avance que la noblesse et le clergé repousseraient la question du vote par tête, aussi le roi se réserva-t-il de se prononcer en faveur du tiers état.

Le gouvernement devait nécessairement désirer le doublement du tiers, afin de lui assurer une influence prépondérante. Il connaissait les intentions égoïstes de la noblesse et du clergé. Les notables, lors de leur première assemblée, n'avaient voulu rien faire pour le salut de la monarchie. Il s'agissait donc de leur faire contre-poids en étendant la puissance du tiers.

C'était une sorte d'alliance entre le roi et le peuple.

La cour espérait sans doute, comme dans la fable du Renard et du Bouc, se tirer seule d'affaire. Mais, ici, ce fut le renard qui fut joué.

Le compère de la royauté se transfigura tout à coup, car il devint lion !

La première partie toutefois des prévisions de la cour se réalisa ; l'assemblée des notables, à l'exception du bureau présidé par le comte de Provence, repoussa le doublement du tiers.

Le 27 du même mois, le roi fit connaître sa décision.

Il déclara que les députés aux États-généraux seraient au moins au nombre de mille.

Que les députés du tiers état seraient égaux en nombre à ceux de la noblesse et du clergé réunis.

 

XVII

Tandis que s'agitent les destinées du peuple, voici venir un ennemi redoutable le terrible hiver de 1789 !

Le froid, la faim viennent s'asseoir au foyer du pauvre, tandis que luit à peine l'aube de la liberté.

Que de victimes va faire la famine ! Déjà la récolte a été très-mauvaise ; la sécheresse et la grêle ont ruiné les campagnes ; et voici qu'une température horrible vient augmenter ces malheurs. Le thermomètre Réaumur descend au-dessous de 17 degrés ; la Seine a suspendu son cours, glacée sous les souffles du Nord. Le peuple, sans feu, sans pain, hâve, en haillons, expire dans les rues ; l'immense charité ne peut conjurer ce désastre, c'est que l'État social tout entier est malade.

Pour qu'une nation résiste à de tels fléaux, il faut qu'elle soit riche et par conséquent libre, forte, et par conséquent maîtresse d'elle-même.

L'esquisse que nous avons tracée du passé moral de la monarchie, le précis qu'on vient de lire des premières années du règne de Louis XVI, sont le préambule nécessaire de notre récit.

On ne peut comprendre la mission des Jacobins qu'en remontant aux sources de la Révolution.

Ils vinrent à leur heure, poussés par la logique des événements !

Nous allons bientôt voir dans l'arène ces terribles lutteurs.

Déjà, au premier tocsin, ils ont fait le sacrifice de leur vie. Comme les gladiateurs antiques, ils peuvent s'écrier : Liberté ! patrie ! ceux qui vont mourir vous saluent !