LES ERRANTS DE LA GLOIRE

 

IV. — L'AIGLON À LA GLORIETTE DE SCHŒNBRUNN.

 

 

Un soir, à la Scala de Milan, le ballet s'achevait parmi les applaudissements et les bravos frénétiques, lorsque je vis entrer dans ma loge un petit homme allègre. Son allure élégante me plut ; il n'était pas jeune, certes, mais, sous le toupet folâtre, une malice que le temps n'avait pas éteinte s'envolait. On me présenta le comte Greppi. A ses manières courtoises et sautillantes, je reconnus aisément un diplomate d'autrefois. Je ne m'étais pas trompée. Après s'être enquis de la santé de mon arrière-grand-père, avec qui il jouait aux barres sur la terrasse des Tuileries, il me dit tout naturellement :

— Que de fois ne suis-je venu dans ce théâtre depuis les jours passés où j'escortais Marie-Louise !

— Quelle Marie-Louise ?

— L'Impératrice, madame, l'épouse de Napoléon Ier, la mère du duc de Reichstadt, ce charmant jeune homme que nous avons tant pleuré. Peut-être ne saviez-vous pas qu'à Parme, mon premier poste, j'étais attaché à cette auguste princesse.

Éberluée, je n'osais compter sur mes doigts les vertes années de mon interlocuteur ; j'évoquais Faust, Cagliostro, Mathusalem, et ma surprise tourna vite à l'indiscrétion :

— Cher comte, oserai-je vous demander votre âge ?

— Cent deux ans, madame, pour vous servir.

J'étais médusée par ce jeune vieillard qui lisait le programme sans lunettes, ne s'appuyait sur aucune badine et avait la mémoire la plus fraîche du monde.

Le spectacle recommençait ; mais peut-on écouter trilles et vocalises lorsqu'on a près de soi celui qui a vu le roi de Rome passer sous les charmilles de Schœnbrunn, si pâlot avec ses yeux bleus de porcelaine, rêvant du prince Eugène et de Napoléon, ses deux modèles favoris ? Pauvre enfant ! Haletante, j'interrogeais Greppi ; ses souvenirs défilaient comme un régiment de la Garde. J'essayerai, si vous me le permettez, de vous raconter la vie écourtée de ce jeune prince qui languit sous le signe de l'Aigle. Tandis que le père avait survolé les plaines batailleuses, le fils, enchaîné à la Gloriette de Schœnbrunn, s'était apprivoisé. On n'apprivoise pas aisément le fils de Napoléon et il fallut que le sang des Habsbourg vînt, comme l'eau du Léthé, verser l'oubli dans ses veines pour que le petit archiduc, en jouant au soldat sur les tapis, détournât sa pensée du petit Caporal qui avait bouleversé le monde pour le lui offrir.

***

Au mois d'octobre 1814, dans les allées sablées de Schœnbrunn, Talleyrand et Metternich se promenaient sous un ciel pommelé, romantique à souhait, qui caressait les tuiles vertes de cette demeure plus champêtre que Versailles, plus rustique aussi, d'où la majesté était bannie, mais d'où la pompe ne l'était pas. L'étiquette y régnait en souliers plats et enjolivait les robes de cour d'un tablier de linon. Talleyrand, le nez rieur, poudré, pomponné, musqué, traînait sa jambe clopinante parmi les feuilles froufrouteuses, envolées des charmilles, qui chambraient encore dans le crépuscule pourpré les passereaux siffleurs.

Metternich, musicien, les écoutait, tandis que Talleyrand, pour attirer son attention, dessinait négligemment sur le sable une carte d'Europe où la France rapetissée se retrouvait chez elle comme une provinciale qui revient de voyage un peu lasse d'avoir couru la pretantaine. Talleyrand avait son sourire narquois des grands jours ; sa bouche dédaigneuse se plissait, mâchonnait une rancune imaginaire ; il était content, il aimait changer de maitre pour demeurer le sien et, comme il tenait volontiers l'assiette au beurre, ces revirements ne lui déplaisaient pas. Au Congrès de Vienne, il cassait ses œufs avec tant d'adresse que ce prestidigitateur fit sortir de son chapeau, acheté à Londres, roitelets d'Allemagne et d'Italie, en escamotant le roi de Rome. Les deux compères, qui cherchaient à s'éblouir, voulaient avoir chacun l'esprit plus pétillant que l'autre ; aussi, se taisaient-ils, lorsqu'un bambin échappé des jupes de sa gouvernante, vint tomber aux pieds de Metternich, qui gentiment le releva.

— Vous le reconnaissez, cher prince ? fit Metternich.

— Je le connais, repartit Talleyrand en fixant le roi de Rome derrière son face-à-main, mais je ne le reconnais point.

Et, pivotant sur son talon, il s'écria :

— Dieu merci ! c'est le portrait de sa mère.

Ce qui n'était pas tout à fait vrai, car les visages enfantins sont des miroirs inachevés où chacun trouve ce qu'il espère. La ressemblance n'est qu'un reflet de l'âme ; mais, de ce duel entre les Napoléon et les Habsbourg, qu'importe ! L'intelligence de l'enfant s'éveillait, elle paraissait précoce, le prince gazouillant en français et, secouant ses boucles, s'obstinait à ne pas parler allemand. Serait-il têtu, on le materait ! La Cour s'inquiète ; les miracles étaient à la mode : le fils de l'Ogre pourrait tout à coup chausser les bottes de sept lieues et rejoindre son père là-bas. L'Europe vivait de surprises, elle tremblait encore par habitude. Pourquoi trembler ? Napoléon était prisonnier et le pauvre gosse n'avait que quatre ans.

***

Entouré de respect, privé de mamours, son petit être se blottissait dans la tendresse de la comtesse de Montesquiou, maman Quiou, comme il l'appelait lorsque, d'un baiser matinal, elle ouvrait ses paupières roses. Avec quelle vigilance, jour et nuit, elle l'avait gardé, près de son alcôve, tout près d'elle, les rideaux de son lit enveloppant jalousement le berceau de leurs ailes. Dans son ravissement, elle l'avait dorloté, réchauffé, aimé, remplaçant, par ordre de l'Empereur, l'impératrice Marie-Louise. On ne plaisantait pas avec l'étiquette et un prince ne devait être embrassé qu'avec la permission de Mme la gouvernante qui, fière de ses prérogatives, évinçait tous les lécheurs, même sa mère.

Aux Tuileries, pour son enfant, Marie-Louise était presque une étrangère. Revenait-elle de voyage, il avait grandi, elle avait grossi ; alors ils ne se reconnaissaient pas. Combien plus heureuses ces jeunes mères, loin des palais, insouciantes des protocoles, qui allaitent leur petit dans ces tête-à-tête exquis, où les nouveau-nés gloutons boivent mystérieusement l'âme maternelle sans qu'une sermonneuse vienne regimber et écourter leurs caresses !

Quatre ans que Mme de Montesquiou avait juré à l'empereur de veiller sur cette vie précieuse ; son serment, elle l'avait tenu ; mais tout s'achève, hélas ! et l'heure était venue de s'éloigner sans dire adieu à l'enfant. La comtesse de Montesquiou, Mme Soufflot, la sous-gouvernante, et sa fille Fanny devaient partir le lendemain pour toujours ; les Autrichiens les congédiaient froidement. Ces Françaises étaient bavardes et les nourrices amoureuses du panache chérissent trop les militaires. Ce soir, silencieuses, elles refoulaient leurs larmes, tandis que Mme Marchand, femme du premier valet de chambre de Napoléon, qui demeurait encore à Vienne, faisait précipitamment les malles. Mme de Montesquiou ne partait pas les mains vides : elle emportait ses trésors, un petit chausson porté par le prince le jour de son ondoiement, le béguin de percale brodé qu'elle noua autour de son menton, tandis que Mgr de Rohan, aumônier de l'impératrice, lui posait un grain de sel sur la langue et que Cambacérès, archichancelier de l'Empire, inscrivait dans le registre doré : Napoléon-François-Joseph-Charles. En Autriche, dans le palais qui ressemble à une tarte à la pistache, on avait biffé Napoléon : ces syllabes tonnantes impressionnaient. Marie-Louise ne les prononçait plus. A travers le décor de sa jeunesse, sa frivolité s'épanouissait et Neipperg, le général borgne, lui faisait déjà de

Hélas ! Mme de Montesquiou savait que, dès que la malle-poste roulerait vers Paris, par un accord tacite, personne ne parlerait de son père au roi de Rome. A cette dernière veillée, l'enfant, pelotonné contre sa gouvernante, secouait le petit hochet qui avait remplacé la croix d'honneur dont le ruban rouge ne barrait plus sa poitrine. Écoutait-il le chuchotement de ces femmes qui s'entretenaient du passé merveilleux, avec l'espoir que le roi de Rome s'en souviendrait ?

***

— Voilà quatre ans déjà, dit la comtesse de Montesquiou à Mme Soufflot, que j'ai cueilli cet enfant sur le tapis ; on le croyait mort, vous souvenez-vous ? Son pouls battait à peine, je lui avais soufflé quelques gouttes d'eau-de-vie dans la bouche, puis nous avons entouré son petit corps tout neuf de serviettes chaudes, et soudain j'entendis son cri d'oiselet qui bouleversa l'Empereur. Vous souvenez-vous lorsque, précautionneux, il le toucha de ses mains impériales si blanches, si fines, comme l'artiste caresse l'œuvre qu'il achève et, fier de son fardeau, porta triomphalement le trophée de son cœur à l'Impératrice endolorie ?

Quel printemps que celui de 1811 ! Aux Champs-Élysées, le marronnier du 20 mars avait pavoisé. Les salves crépitaient. Cent un coups de canon ; au vingt-deuxième, les farandoles commencèrent. On ne s'entendait plus, j'avais mal à la tête. Mon nourrisson, pour la première fois, écoutait hurler, crier, chanter : Vive l'Empereur !

Dans sa joie, savez-vous à qui Napoléon envoya la première estafette pour annoncer la nouvelle ? A Joséphine ! Oui, à sa mascotte chérie ; jamais il ne l'oubliera. Il est heureux, elle doit être heureuse. Pense-t-il un instant au chagrin qu'elle éprouve de ne pas lui avoir donné un fils, ou à sa jalousie de femme ou de grand'mère, puisque la venue de cet enfant éloigne son petit-fils du trône ? Pas une minute ! Et, lorsqu'il lui écrit avec entrain : Mon amie, mon fils est gros et très bien portant. Il a ma poitrine, ma bouche et mes yeux, j'espère qu'il remplira sa destinée, cela lui semble naturel. Ne trouvez-vous pas que les hommes sont étranges ?

Mme Soufflot, qui n'aimait pas philosopher, l'interrompit :

— Que vous étiez belle, madame, à Notre-Dame, le jour du baptême, portant le roi de Rome emmailloté dans une douillette d'or tissée d'argent Je me souviens de votre émotion, votre bras tremblait un peu. Sous le dais soutenu par les chanoines, l'Impératrice avançait, drapée d'hermine. Cette blancheur contrastait avec son teint ; elle était rouge comme une pivoine et manquait de grâce, avouons-le, avec ses bras gringalets dont elle ne savait que faire, tandis que la princesse Pauline Borghèse, couronnée d'émeraudes, glissait sur le tapis ainsi qu'une déesse ; nous partagions avec elle les sourires et, de préférence, les enfants de chœur l'encensaient.

Quel cortège J'entends encore les assistants nommer au passage Joseph, Jérôme, les princes Borghèse et de Neuchâtel. Tout ce beau monde bariolé, redoré, astiqué sous les uniformes ennoblis par la poudre, reluisait. Enfin, l'Empereur !... Lorsqu'il prit place au fond du chœur, le grand chambellan nous fit signe de venir près de lui ; à sa droite, se tenait le parrain, le duc de Wurtzbourg, qui représentait son frère l'empereur d'Autriche ; à sa gauche, la commère, la reine Hortense. La princesse de Neuchâtel tenait le cierge, qui coulait entre ses doigts ; la princesse Aldobrandini, le chrémeau ; la comtesse de Beauvau, la salière. L'aristocratie ne boudait plus.

Soudain, l'Empereur élève l'enfant au-dessus de sa tête, le présente à la foule. Vive le roi de Rome ! Les trompettes claironnent sous les voûtes ogivales, les tambours battent, des violons invisibles soupirent et répondent aux orgues. Dans cette flore de granit, les abeilles ont butiné les lis.

— Oui, reprit Mme de Montesquiou, que tout cela était grand, quelle apothéose !

***

Mais, le croiriez-vous ? Paris soucieux s'interrogeait. Tout cela paraissait trop beau. L'enfant fragile allait-if retenir le conquérant près de son berceau et attendrir la victoire d'une risette ? La France fatiguée avait tant besoin de paix. Oh ! musarder, cultiver son jardin, manger le pain blanc en famille, quelles délices ! Le repos était-il interdit au guerrier voyageur ? Son globe est un boulet rouge qui brûle et qui l'entraîne à Dresde, à Smolensk, à Moscou. Partout, Napoléon réclame des missives de Mme de Montesquiou. Que d'officiers, que d'estafettes sautent les relais, ayant en poche les nouvelles du bambin ! Avec quel empressement ils franchirent huit cents lieues pour offrir à l'Empereur une miniature d'Isabey.

Cette fois, M. de Beausset arrive la veille de la bataille de la Moskowa avec le dernier portrait peint par Gérard. Pour faire une surprise à Sa Majesté, on l'accroche sous la tente où doit passer Napoléon. Lorsqu'il entre, habillé de gris, botté déjà, si simple au milieu de son état-major flambant, M. de Beausset s'avance :

— Un cadeau pour Votre Majesté de la part de l'Impératrice.

— Le roi de Rome, admirable ! dit Napoléon, et ses yeux se voilent.

Qu'il est fier de cet enfant, que l'absence le rend précieux ! Près du visage rose, ô quel contraste ! Comme il paraît jauni, amolli, surmené ; cette lutte contre l'Asie hostile à son étreinte l'épuise. Sent-il obscurément, à travers le ciel moscovite, la neige invisible tisser les linceuls blêmes pour ses soldats errants dans les steppes glacées ? Il se reprend vite.

— Messieurs, si mon fils avait quinze ans, croyez qu'il serait ici.

Et il ordonne qu'on place le portrait devant sa tente, afin que les grognards admirent le fils de l'Empereur. Des clameurs joyeuses saluent le roi de Rome. Napoléon fronce le sourcil et, d'un geste autoritaire :

— Maintenant, ôtez-le, dit-il. C'est encore trop tôt pour lui de voir une bataille.

Malgré ses apparences théâtrales, la tendresse de Napoléon pour son fils était profonde. Mine de Montesquiou ne fut pas seule à surprendre le dialogue muet du père et de l'enfant. Grognards et badauds parisiens ne s'en étonnent pas, car ils sont les devins populaires ; les courtisans restent stupéfaits, ils le croyaient inhumain. Dans ses Mémoires, la duchesse d'Abrantès en parle avec émotion :

Je vois encore l'Empereur aux Tuileries au moment où il allait quitter son fils ; je n'oublierai jamais l'expression de son visage. L'enfant, qui adorait son père, avait ses petits bras passés autour de son cou et paraissait le serrer contre son cœur. Pauvre cher ange, comme il était beau ! Comme son père jouissait de sa beauté ! Il était comme accablé par un bonheur trop grand. L'enfant, un peu las, avait appuyé sa blonde tête sur la poitrine large et puissante. Après quelques douces caresses, il s'était endormi et Napoléon s'assit bien doucement pour ne pas l'éveiller ! Oh ! qui ne l'a pas vu dans cette attitude pleine de charme ne le connaît pas ! Et comme il fut remettre l'enfant dans son berceau avec soin ! Sa nourrice aurait eu la main moins légère ! Cette scène, que je rapporte, n'est rien par elle-même. Un père qui embrasse son fils tandis qu'il dort, qui le regarde dormir, quoi de plus simple, et pourtant quoi de plus grand lorsque c'est Napoléon, le roi du monde !

***

Bientôt, cet homme aura perdu sa couronne, sa liberté, sa femme, même les baisers de son fils. Qu'il se hâte ! Ses jours sont comptés, la patrie soupire et la gloire commande son deuil : la popularité vire ainsi qu'une girouette : déjà ses adulateurs, penchés aux fenêtres des Tuileries, interrogent la route de Calais et les mouchoirs blancs sortent des poches. Est-ce pour essuyer leurs larmes de crocodile ou pour faire signe aux serviteurs des Bourbon qui se glissent un peu partout ? M. de Talleyrand prend le vent et, curieux de l'avenir, le vieux renard court chez la tireuse de cartes.

Pourquoi la chance avait-elle si brusquement tourné ? Depuis cet illustre mariage avec une archiduchesse, les malheurs se suivaient à la file. Peut-être la légère Joséphine aurait-elle fléchi le sort en coquetant avec lui ! Elle portait bonheur, la créole, et le dicton ne mentait pas. Napoléon le reconnut trop tard :

Si j'avais épousé une Française de vieille tige, une Montmorency ou une Clisson, si j'avais eu un enfant de Joséphine, tout cela ne serait pas arrivé. Mon mariage m'a perdu, l'Autriche était devenue ma famille, j'ai posé le pied sur un abîme recouvert de fleurs.

Et le héros, prévoyant l'infortune qui manquait à sa renommée, répétait :

Je préférerais qu'on égorgeât mon fils ou qu'il fût noyé dans la Seine plutôt que de le voir jamais élevé à Vienne comme prince autrichien et j'ai assez bonne opinion de l'Impératrice pour être persuadé qu'elle est de cet avis, autant qu'une femme et une mère peuvent l'être. Je n'ai jamais vu représenter Andromaque que je n'aie plaint le sort d'Astyanax survivant à sa maison.

***

Voici Astyanax à Vienne, mais Andromaque a oublié Hector. On remet le fils de Napoléon au comte Maurice Dietrichstein, pour qu'il le transforme en archiduc.

Il me semble, écrit Dietrichstein à Marie-Louise, que le prince dont on m'a fait l'honneur de me confier l'éducation doit être considéré comme un descendant de l'Autriche et élevé à l'allemande. Avant tout, il ne faut pas qu'on lui inculque des idées exagérées sur les qualités d'un peuple auquel il ne doit plus appartenir et que ces idées le poursuivent jusque dans ses années de maturité.

Quelle amertume pour le père, qui n'avait que trop deviné le sort de son enfant ! Que le destin était cruel au prisonnier de Sainte-Hélène ! A chaque élan de son imagination rejetée vers le passé, l'île cernée par les flots indifférents se rétrécissait, telle une peau de chagrin.

Deux choses lui restaient dans sa cage inféconde :

Le portrait d'un enfant et la carte du monde,

Tout son génie et tout son cœur !

La pensée qu'on élevait peut-être son fils pour le méconnaître torturait le père impuissant. Il ne sait rien de lui, ses lettres demeurent sans réponse, les commissaires sont d'impitoyables geôliers et le baron de Stürmer, l'envoyé de l'empereur François, n'a même pas le droit de dire s'il est mort ou vivant.

Se peut-il que l'empereur d'Autriche, dont j'ai épousé la fille, qui a sollicité ce mariage à genoux, auquel j'ai rendu deux fois sa capitale, m'envoie son commissaire sans une seule ligne pour moi, sans un petit bout de bulletin de la santé de mon fils ?

Son orgueil est froissé, il souffre. Quel infâme traitement ils nous ont réservé ! dit-il.

Seule, Mme Marchand, avec cette intelligence du cœur que les Françaises modestes ont si souvent, fait parvenir là-bas, dans l'île maudite, un signe d'amour. Ayant appris qu'un botaniste allait herboriser à Sainte-Hélène, elle échafaude un projet. L'occasion était trop tentante pour la laisser échapper. Au petit jour, notre bonne femme va trouver l'intendant des jardins de Schœnbrunn qui nettoyait ses rosiers. C'était un brave homme de jardinier, elle l'attendrit. Refuse-t-on la lettre d'une femme pour son époux ? Bah ! si Mme Marchand était découverte, elle risquait sa place, mais lui ne risquait rien du tout. Après quelques hésitations, il accepte de transmettre le pli cacheté et promit tout ce qu'elle voulut. A peine arrivé à Sainte-Hélène, le botaniste rejoignit Marchand et lui glissa l'enveloppe.

Je t'envoie de mes cheveux ; si tu as le moyen de te faire peindre, envoie-moi ton portrait.

La lettre était signée : Ta mère, MARCHAND.

Lorsque le valet de chambre de l'Empereur vit la boucle blonde presque filasse, il comprit aussitôt. C'étaient les cheveux du roi de Rome. Avec quel transport Napoléon les reçoit ! Il les porte à ses lèvres et, devant son serviteur, laisse couler ses larmes ; il écrit à Las Cases :

Depuis deux ans, je n'ai aucune nouvelle directe ni indirecte de ma femme et de mon fils. Or, il y a ici, dans ce pays, depuis six mois, un botaniste allemand qui les a vus dans le jardin de Schœnbrunn. Les barbares ont empêché qu'il ne vînt me donner de leurs nouvelles et maintenant on lui fait un procès pour avoir remis à mon valet de chambre des cheveux de mon enfant !

Quel danger ! Quel crime d'État ! Le gouverneur s'en inquiète. Interrogé, le botaniste avoue qu'il ne croyait pas mal faire. Avec fracas, on l'expulse de l'île et le prince de Metternich rappelle M. de Stürmer, qui avait donné inconsciemment un rayon de joie au prisonnier.

***

Cependant, à Schœnbrunn, le prince grandit ; on écarte de lui tout ce qui pouvait rappeler la France ; il est léger, étourdi, indifférent, insensible, prétendent ses maîtres. L'était-il ? De temps en temps, une question qu'il pose surprend 'on entourage. Lorsqu'il voit pour la première fois le prince de Ligne, il demande à Metternich :

— Quel est le grade de ce vieux monsieur ?

— C'est un maréchal.

— Est-il de ceux qui ont abandonné mon père ? Et son visage s'éclaire en apprenant qu'il n'était pas de ceux-là. Le prince de Ligne, qui avait entendu, se rapproche.

— Monseigneur, j'ai été le maréchal de votre arrière grand'mère, l'impératrice Marie-Thérèse, et, puisque vous aimez les soldats, je vous promets bientôt, à l'occasion de mon enterrement, un beau défilé où tout le monde sera fatigué, excepté moi.

Et il s'éloigne, avec une révérence, en chantonnant.

Tantôt réfléchi, tantôt enjoué, le petit prince surprenait toujours ; peu lui importaient les gronderies, son grand-père, qui aimait ses gentillesses et sa conversation spirituelle, lui pardonnait volontiers ses incartades. L'empereur François lui ayant donné un sabre de bois, le prince, ravi, entraîna son petit cousin l'archiduc dans le parc et lui confia ses futurs projets.

— Quand je serai grand, je prendrai mon sabre et j'irai délivrer mon père, qu'ils retiennent en prison.

Et, gesticulant, dans son animation, il sabrait les tendres pâquerettes.

Son précepteur le trouvait bien émancipé. Comment réprimander un enfant qui entre, sort à tout moment du cabinet de l'empereur, qui, pour un oui, pour un non, s'installe près de son bureau, lui raconte ses soucis et l'interroge avec une grâce câline sur tout ce qui galope à travers sa jeune tête :

— Mon grand-papa, est-ce vrai, quand j'étais à Paris, que j'avais des pages ?

— Oui, je crois que vous aviez des pages.

— N'est-il pas vrai aussi qu'on m'appelait le roi de Rome ?

— Mon enfant, répondait l'empereur, quand vous serez plus âgé, je vous expliquerai ce que vous me demandez ; pour le moment, je vous dirai qu'à mon titre d'empereur d'Autriche je joins celui de roi de Jérusalem, sans avoir aucune sorte de pouvoir sur cette ville. Eh bien ! vous étiez roi de Rome comme je suis roi de Jérusalem.

Cette réponse frappa l'enfant, qui, entre ses précepteurs et sa nourrice, le passé, le présent, les aigles, les drapeaux de toutes les couleurs, ne comprenait guère. Pour les Autrichiens, Napoléon était un tyran, un imposteur ; pour la nourrice, c'était un dieu. Quant à son grand-père, il voulait oublier le gendre encombrant qui avait couché dans son lit la veille de Wagram et qui là, tout près, derrière le Danube que voilent les peupliers, avait battu son armée avant de prendre sa fille chérie.

Aussi, certains courtisans, sans doute pour le flatter, engagent-ils l'empereur d'Autriche à faire annuler ce mariage parisien, cette mésalliance. François hoche la tête, il ne veut pas que son petit-fils soit un enfant anonyme. Afin qu'il devienne bien autrichien, il lui confère un titre authentique, reconnu par les cours d'Europe, le duché de Reichstadt, duché bohémien, qui le fait passer à son rang, derrière les archiducs. Le grand-père est généreux !

***

A sept ans, un archiduc doit aller à la chasse ; aussi, Sa Majesté lui a-t-elle donné un petit fusil et un träger pour porter son gibier. C'est un homme maintenant. Bravo ! Il n'a pas peur du feu, la pétarade l'enchante et il trottine derrière son grand-père dans la plaine de Wagram comme un vieux braconnier. Il est adroit, abat un lièvre agonisant, mais manque une compagnie de perdreaux qui s'envole sous ses pieds, juste à l'endroit où Napoléon démolit l'armée autrichienne. Avec quel soin on laisse l'enfant dans l'ignorance de nos victoires ! Comment devinerait-il tout cela ? Les ossements des morts sont sous la terre humide et le petit chapeau ne découpe plus son ombre triangulaire sur la moisson mûre. Aussi, le même soir, dans la narration que son gouverneur lui impose, il écrit :

C'est la première fois que je passais sur cette grande plaine dont j'ai entendu parler à propos de Babensberg et où Rodolphe de Habsbourg a battu Ottokar ; le paysage me parut très ennuyeux, mais la chasse se termina heureusement par un grand combat contre les lièvres.

Il préfère la chasse à l'étude ; Dietrichstein se plaint de sa paresse, de sa distraction, de sa mauvaise volonté ; mais, s'agit-il de danse, il valse à ravir, il est très galant déjà, surtout avec la princesse Louise, et sa politesse est exquise, son aisance émerveille ; il se dégage de lui un charme auquel personne ne peut résister. Sa conversation pleine de finesse pétille et son à-propos interloque. Tandis qu'il s'entretenait avec une vieille coquette, belle jadis, qui essayait par ses apprêts, de dissimuler son âge, le prince, en parlant de la France, lui dit :

— C'est un beau pays, n'est-ce pas ?

— Ce pays était plus beau il y a douze ans, répondit-elle en minaudant.

— Et vous aussi, madame, ajouta le duc de Reichstadt, avec une gentille malice qui fit sourire la Cour et pouffer son grand-papa.

Mais il faut lui faire oublier la France, qui envoûte les cœurs, et effacer l'image paternelle. Y pense-t-il encore ? Peut-être. Sa mère arrive, ô surprise ! Il demande à son entourage :

— Qui est donc mon père ?

Personne ne répond.

Là-bas, tandis qu'un orage terrible s'abat sur l'île de Sainte-Hélène, brise les saules pleureurs, balaye les gommiers, que les vagues écumeuses frappent la falaise, Napoléon rend à l'histoire son dernier soupir. A la même heure, son fils, assis près de sa mère dans la quiétude ouatée du palais de Schœnbrunn, se distrayait à des jeux puérils. Marie-Louise lui apprenait à former des lettres avec des fleurs de myosotis et, pensant sans doute au général Neipperg, dont elle était déjà la fiancée morganatique, elle traça avec des corolles bleues sur une table de marbre un N gigantesque ; ensuite ils dessinèrent le mot Général, et c'est encore à l'Autrichien que Marie-Louise pensa, à l'homme dont Chateaubriand écrivait qu'il osa déposer ses œufs dans le nid de l'aigle.

Une femme amoureuse vit dans le présent ; elle a un don merveilleux pour abolir le passé, et, lorsque Mn" de Scarampi, la grande maîtresse, arrive tout émue :

— Napoléon est mort.

— Ah ! vraiment, je m'en doutais, répond Marie-Louise. J'ai envie de faire une promenade à cheval. Croyez-vous qu'il fasse assez beau pour se risquer ?

Et c'est tout. Cette veuve joyeuse, que Napoléon avait épousée pour avoir un héritier, songeait aux enfants de Neipperg à qui elle avait déjà donné le jour. Le précepteur du prince, connaissant sa sensibilité, attendit l'heure paisible du soir pour l'informer de son malheur. Le duc de Reichstadt dévore ses larmes, enferme sa douleur à triple tour : il sait, pauvre orphelin, que dans ce palais hypocrite il est seul cette nuit à pleurer.

***

Le duc de Reichstadt pousse trop vite au gré de ses maîtres, qui pensent à l'avenir et s'agitent de le voir toujours rôder autour des casernes. Les soldats le fascinent. A-t-il un instant, il s'échappe jusqu'aux cuisines, vole pain et friandises qu'il partage avec les hommes de garde. Des officiers sont-ils conviés au souper impérial, malgré les signes de son grand-père, il abandonne sa place :

— Je vois ici des généraux, dit-il, ils doivent tous passer avant moi, — et il va s'asseoir modestement au bout de la table.

Ces généraux exaltent à l'envi le maréchal de Schwarzenberg. Pour lui faire partager leur admiration, ils l'invitent à écrire la biographie de l'adversaire de son père. Le prince, dans un style ampoulé, loue le stratège autrichien. Sous sa plume, achetée à Vienne, les Français, hélas ! deviennent l'ennemi. Influencé par ses éducateurs, costumé en Tyrolien, épié par les mouchards, l'enfant domestiqué a changé de camp : il appelle Napoléon Buonaparte et parle sans rougir de son cœur impitoyable. Obéit-il de son plein gré ? Je n'ose le croire. Est-il sournois, comme Hamlet ? Veut-il plaire à ses maîtres ? Metternich prétendait qu'il était comédien. Peut-il ne pas l'être, pauvre enfant ? Hélas ! la dissimulation est la seule défense laissée au prince débile par le diplomate arrogant. Sait-il seulement, ce jeune archiduc, qu'il a été Napoléon II et que, sans le mauvais vouloir de M. de Metternich, il aurait pu régner sur la France ?

Bientôt, il va l'apprendre. Le Mémorial de Sainte-Hélène se trouve mystérieusement déposé sur sa table de travail avec un bouquet de violettes. Il s'est réfugié au fond du parc, dans son pavillon isolé des curieux. Que personne ne le dérange L'enfant découvre enfin son père, le vrai, pas celui que les Autrichiens ont voulu lui montrer comme un despote sanguinaire, mais celui qui faisait trembler l'univers et dont l'intelligence ne se reposait jamais.

Avec quelle avidité il dévore la vie prodigieuse de ce père surhumain qui ensorcelle la jeunesse, qui livra cinquante batailles presque toutes gagnées, à qui la postérité fera justice ! Cet homme écrivait :

A vingt-cinq ans, j'ai prévu ce que je pouvais devenir : je voyais déjà le monde fuir sous moi comme si j'étais emporté dans les airs... Fussé-je mort à Moscou, ma renommée serait celle du plus grand conquérant qu'on ait connu. Mais les sourires de la Fortune étaient à leur fin.

Les larmes de Reichstadt coulent. Qu'elle est terne, cette existence de Schœnbrunn, que les allées ratissées sont monotones autour de cette Gloriette, unique décor de sa vie ! Et qu'il est peu de chose, lui, l'enfant de ce géant, maintenant qu'il entend le bruit des victoires paternelles ! Wagram n'est plus un rendez-vous de chasser c'est l'enclos où son père a terrassé son aïeul, cette ganache, comme disait Napoléon. L'étrangeté de cela Aujourd'hui, il n'est plus seul, il sait que Napoléon n'était pas un malfaiteur, mais le prisonnier de sa gloire que les rois ne lui pardonnaient pas.

Quand j'étais tout-puissant, écrivait Napoléon, ils briguèrent ma protection et l'honneur de mon alliance, ils léchèrent la poussière dessous mes pieds ; maintenant, dans mon vieil âge, ils m'oppriment et m'enlèvent ma femme et mon fils.

Au détour d'une allée, passent, amoureusement enlacés, Marie-Louise et le général Neipperg. Le duc de Reichstadt cache le livre en rougissant, son cour bat la chamade. Peut-il lire sans sangloter les vers d'Andromaque que Napoléon réclama un soir qu'il était désespéré :

— Voici Racine, docteur, vous êtes sur la scène ; allons, j'écoute Andromaque, c'est la pièce des pères malheureux.

Je passais jusqu'aux lieux où l'on garde mon fils,

Puisqu'une fois le jour vous souffrez que je voie

Le seul bien qui me reste et d'Hector et de Troie.

J'allais, seigneur, pleurer un moment avec

Je ne l'ai point encore embrassé d'aujourd'hui.

Soudain, le duc de Reichstadt entrevit sur la terrasse des Tuileries sa petite voiture traînée par les moutons blancs égayés de grelots, que dirigeait son père dans l'apothéose féerique des jours fortunés. Désormais, le Prince charmant, l'archiduc pâle accepte l'héritage paternel, une redingote, un chapeau, une épée. Succession qui invite à la vengeance Mais, pour venger Napoléon, sa poitrine est étroite et son visage diaphane.

***

Un aventurier conquiert plus facilement un trône qu'un archiduc, fils et petit-fils d'empereur. Les marches de marbre sont glissantes, elles empêchent de grimper au sommet. Nous sommes loin du tortillon noir et crasseux que gravissait en courant le lieutenant Bonaparte. L'étiquette invite aux parades. A quoi s'amusent les princes ? A compter les boutons sur l'habit de leurs soldats et à caracoler.

— Le roi de Prusse, disait Napoléon, changeait de mode chaque jour. Je lui appris que se battre était autre chose que de porter de jolis uniformes. Si l'armée française avait été commandée par un tailleur, le roi de Prusse aurait certainement gagné la bataille d'Iéna.

L'homme de génie saisit l'occasion où il la trouve : la première manœuvre de Bonaparte a été à Saint-Roch, au coin d'une rue.

— Je n'ai pas usurpé la couronne, disait-il, je l'ai trouvée dans le ruisseau, le peuple l'a placée sur ma tête.

Aussi, Metternich, malgré le faste, le sacre, les ors et l'alliance autrichienne, a-t-il toujours regardé l'empereur Napoléon comme la Révolution incarnée. C'est elle qu'il combattait dans l'Aiglon.

Jusqu'en 183o, Metternich avait traité le duc de Reichstadt en prince négligeable. Après les journées de Juillet, l'otage de Schœnbrunn est un atout dans son jeu. C'est le roi de cœur, qu'il peut abattre à sa guise. Certes, il aurait préféré voir le petit-fils de son empereur aux Tuileries à la place du gros Louis-Philippe, qu'il n'aimait guère ; mais, à ce moment, la révolution bouillonne, en Italie et le roi de Rome symbolise l'idée nationale d'un pays que Metternich avait découpé dans sa cuisine pour engraisser l'Autriche. Les cousins Bonaparte, de graine révolutionnaire, cabalaient avec les carbonari, luttaient, mouraient dans les marches romaines pour l'indépendance de l'Italie.

Désormais, le duc de Reichstadt s'efforce d'imiter son père, il recherche la popularité.

Chacun reconnaît déjà en lui, écrit le marquis de Caraman, ambassadeur à Vienne, des germes d'ambition qu'il ne serait que trop aisé de faire fructifier et qui rendraient sa position très embarrassante.

La lecture du Mémorial a transformé le prince. Que lui importent les rebuffades !

— On peut toujours ce que l'on veut ! dit-il.

Son père est devenu son modèle, il l'admire, il l'aime : avec quel soin il reproduit ses gestes ! Est-ce atavisme ou cherche-t-il, d'après les portraits, les gravures, les médailles, à le copier fidèlement ? Il se tient les bras croisés, avance le pied de la même façon et, à force de serrer ses lèvres, la lippe autrichienne disparaît sous l'arc napoléonien.

Et voici que cette admiration, maintenant partagée par un officier autrichien, le chevalier de Prokesch-Osten, lui donne un confident dont la tendresse adoucit ses dernières années. C'était le 21 juin 1830, — le hasard fait toujours bien les choses si nous savons deviner les amis qu'il choisit pour nous, — à la table de l'empereur François, Prokesch fut son voisin. Il revenait d'Orient, de Grèce, des pays où les dieux ont des ailes et d'où s'envolait déjà la légende impériale. Ils parlèrent de Lui avec dévotion : l'officier avait écrit un mémoire pour défendre l'honneur de Napoléon après Waterloo ; le prince, reconnaissant, l'avait traduit en italien, en français. A la première parole échangée, une sympathie profonde les unit.

— Vous m'êtes connu et je vous aime depuis longtemps, dit le duc de Reichstadt, qui épanche son cœur.

Enfin, il peut parler sans détour. Il l'interroge :

— Ai-je quelque mérite ? Suis-je appelé à un grand avenir ? Que pensez-vous, qu'espérez-vous de moi ? Qu'en sera-t-il du fils du grand Empereur ?... Ah ! si la France m'appelait, j'accourrais, et, si l'Europe essayait de me chasser du trône de mon père, je tirerais l'épée contre l'Europe entière.

Et Prokesch, pour calmer son âme ardente, lui répond :

— Quand on porte un nom si illustre, quand, dès l'enfance, on se sait appelé à de si hautes destinées, c'est qu'on est désigné pour de grandes choses.

***

La Grèce est libre, elle réclame un prince avec un nom éclatant. Pourquoi le duc de Reichstadt ne régnerait-il pas sous les oliviers Prokesch s'enflamme et enflamme son jeune ami, qui se voit déjà sur l'Acropole, acclamé par les Athéniens. Mais Metternich est hostile ; la Belgique, la Pologne, la Grèce, iront chercher des rois ailleurs. L'Aiglon a les ailes rognées, le duc de Reichstadt restera dans l'ombre de son père. Le chancelier décrète : Une fois pour toutes, exclu de tous les trônes.

Cette formule est lapidaire. Au prince, il ne reste plus que les femmes, la chasse, les parades. On lui permet de faire toupiller son régiment sur un champ de manœuvre, de dresser les chevaux rétifs pour dompter son ambition, de galoper dans le vent qui passe, jusqu'à ce qu'il revienne, harassé, épuisé, fourbu, se jeter tout botté dans sa chambre laquée de noir, où les fantômes l'appellent. Ce soir, il défend qu'on allume sa lampe ; il respire mal, l'air humide l'oppresse, il tousse, il étouffe ; Prokesch est parti. Metternich l'a renvoyé. A eux deux, ils forgeaient des chimères.

Marie-Louise, à Parme, se distrait avec le comte de Bombelles, qu'elle épousera bientôt. Cette archiduchesse butine d'un mari à l'autre, toujours avec le même enthousiasme : elle a l'oubli facile. Elle ne pense plus à Neipperg à peine refroidi, ne se souvient pas que Napoléon, par testament, lui a légué son cœur.

— Si Joséphine avait été ma mère, murmure le duc de Reichstadt à son confident, moi, je ne languirais pas à Vienne. Ma mère est bonne, mais elle est sans force. Elle n'était pas la femme que mon père méritait.

Les Viennoises sont prêtes à ouvrir leurs bras potelés au Prince charmant dont la langueur poétique les fait soupirer. Passe-t-il au Prater, à l'ombre des tilleuls, on admire sa douceur et sa mélancolie, sa taille longue et flexible. Boit-il un café à la crème dans le Pavillon Chinois avec la comtesse Caroly, les hommes sont jaloux et les femmes aussi. Va-t-il à l'Opéra rêvasser, dans la loge impériale, près de l'archiduchesse Sophie, les dames de la cour provoquent son regard bleu. La danseuse Fanny Essler lui dédie ses entrechats et ses pirouettes, mais elle préférerait s'abandonner au son d'une valse légère que le prince avait lui-même composée.

Depuis quelques mois, il maigrit étrangement ; une fièvre lente le mine et le consume peu à peu. Les médecins l'auscultent, il surprend des airs consternés :.

— Tout espoir est-il donc perdu ? Faut-il mourir si jeune et sans renommée ? dit-il en soupirant.

Alors, pour mieux respirer, il se fait porter près de la fontaine dont l'eau cristalline l'apaise ; sa figure émaciée est plus pâle que les lis du jardin, sa poitrine frileuse est enveloppée dans une robe de chambre à raies blanches et rouges. Il grelotte.

— Je suis si faible ; éloignez ces curieux, qu'on ne puisse pas me voir dans ma misère !

Près de lui, le prélat qui l'exhorte n'ose pas lui dire que, demain peut-être, il faudra quitter ce parc familier avec ses boulingrins et ses sapins noirs. Qui donc aura le courage de le préparer aux derniers sacrements ? C'est l'archiduchesse Sophie, sa tendre cousine. Elle trouve un moyen ingénieux pour l'engager à faire ses dévotions. Comme elle allait accoucher prochainement, elle le pria de communier avec elle. Dans la chapelle du palais, soutenu par la jeune femme, il se traîna jusqu'à la table sainte, tandis que des larmes furtives mouillaient tous les yeux.

Le duc de Reichstadt attend sa mère ; il se sent perdu. Elle arrive enfin, apportant dans ses bagages le berceau aux ailes éployées, offert par la ville de Paris, qu'il voulait revoir encore une fois.

— Ma tombe et mon berceau seront bien rapprochés l'un de l'autre... Ma naissance et ma mort, voilà donc toute mon histoire.

Le 22 juillet 1832 un orage éclate, la foudre renverse un des aigles qui ornent le château, le prince étouffe.

— Ah ! la mort, la mort ; rien que la mort peut me guérir !

Et, dans son délire, s'accrochant à sa mère :

— Qu'on mette les chevaux ! Il faut que j'aille au-devant de mon père ! Il faut que je l'embrasse encore une fois.

Puis, revenant à lui, se dressant sur son chevet, il cria :

Mutter, ich gehe unter ! Ma mère, ma mère, au secours, je descends dans l'abîme ! Marie-Louise tomba à genoux : il était mort.

***

J'ai visité à Vienne le caveau des Capucins, où demeurent les Habsbourg défunts, rangés côte à côte dans leurs cercueils de cuivre. Un moine, chargé de veiller sur les cendres augustes, m'éclairait d'un flambeau, lorsque je vis soudain une jeune fille blonde, romance de cette crypte funèbre, poser, les joues rougissantes, un bouquet de violettes sur la palme de bronze qui couvre l'Aiglon endormi. Je m'éloignai le cœur moins lourd, songeant qu'un siècle après sa mort le roi de Rome avait la chance inouïe d'être encore aimé.