LES ERRANTS DE LA GLOIRE

 

II. — MURAT DEVANT LE SPHINX.

 

 

La Révolution française, qui bouleverse et nivelle les classes sociales, favorise les audacieux. A chacun son tour. Voyez nos grands aventuriers, ils traversent l'histoire avec des panaches tricolores, séduisent les femmes, éblouissent les peuples qui sont des enfants. Où vont-ils nous conduire, ces hasardeux ? Le savent-ils eux-mêmes ?

Voici dans un tourbillon de poussière provençale la grosse berline du général en chef, qui roule vers Toulon. Bonaparte, enfermé dans son secret, paraît soucieux. Joséphine à la portière, coiffée d'un petit cabriolet épinard, dit gentiment : Bonjour, madame la cantinière. Bourrienne, Duroc, Lavalette leur font vis-à-vis. Les vétérans les reconnaissent. La berline est passée.

Depuis deux ans, les soldats d'Italie ont pris goût aux voyages, même à pied. Sur les pentes des Alpes, ils ont cueilli la fleur d'oranger qui évoque la payse et le mimosa poudré d'or. Gais maraudeurs, ils grappillent, en passant à travers les vignes, les raisins sucrés. Ne croient-ils pas qu'il suffit de gagner des batailles pour trouver à chaque étape le chianti qui chauffe le cœur des braves et les Milanaises provocantes aux yeux veloutés ? Du vaste monde ils ne connaissent rien que les villages éclaboussés de leur sang, dont les noms sonores chantent dans nos mémoires.

En arrivant à Toulon, le 9 mai 1798, Bonaparte tentateur leur a promis à chacun sept arpents de terre, là-bas, dans un pays inconnu qui les enrichira tous. Alors, vite ils bouclent havresac, cantines, fredonnent Cadet Roussel, — Cadet Roussel a trois habits, Napoléon a une redingote grise — et eux, ils se promènent en uniformes bariolés, traînant leurs sabretaches, la moustache avantageuse, sous les platanes du mail. Quel brouhaha ! Quel tohu-bohu dans les rues de la ville

Bonaparte est descendu à l'hôtel de la Marine ; il s'isole, médite sa proclamation. Joséphine tient sa cour à l'hôtel de l'Intendance. Les hommes sont logés, tassés, cantonnés chez l'habitant, ils débordent sur la place publique et font la soupe. Combien sont-ils ? Bah ! Vingt mille peut-être, et les autres partent de Marseille et de Civita-Vecchia. Murat, avec la cavalerie, s'embarque à Gênes. Fourriers et vaguemestres courent dans toutes les directions. Chasseurs, dragons ont renversé les gamelles. Tant pis, on mangera de la bouillabaisse. Humez-la, les gars ! Elle sent bon, elle parfume tout le quartier du port.

Berthier, mélancolique, donne des ordres en songeant à la belle Visconti. Desaix n'est amoureux que de la gloire. Caffarelli clopine avec sa jambe de bois, plaisante, rassemble ses savants qui baguenaudent à travers la ville. Les voilà attroupés devant la statue de Puget, L'Esclave, qui soutient la porte de l'Hôtel de Ville.

— Regardez, messieurs, dit le poète Perceval, ces muscles, cette souplesse. Quelle expression illumine ce forçat, rameur des galères royales ! Cet esclave n'est-il pas aussi beau que celui de Michel-Ange ?

Et les membres de l'Institut de discourir sur l'esclavage et la liberté, mais ils ne sont plus libres puisqu'ils servent Bonaparte. Dans son admiration, Monge, distrait, a perdu son ombrelle ! Berthollet a égaré les imprimeries arabes, turques et grecques. C'est à perdre son latin ! Mathématiciens, astronomes, naturalistes, dessinateurs, architectes, le musicien Villoteau et le fameux Conté, l'inventeur du crayon, sont là. Bonaparte a pensé à tout.

***

La flotte danse dans le port, il y a treize vaisseaux de ligne, neuf frégates, onze corvettes, deux cent trente-deux flûtes et, à tous les mâts de perroquet, des mousses qui brandissent leurs mouchoirs. L'armée est alignée, les tambours battent. Le général Bonaparte s'arrête :

— Soldats, vous êtes une des ailes de l'armée d'Angleterre. Les légions romaines, que vous avez imitées et non pas égalées, combattaient Carthage tour à tour sur cette même mer et aux plaines de Zama... Le génie de la liberté, qui a rendu dès sa naissance la République l'arbitre de l'Europe, veut qu'elle le soit des mers et des nations les plus lointaines !

Les soldats répondent :

— Vive la République !

Le canon tonne, les musiques jouent l'Hymne des Girondins, les hommes sautent dans les barques. C'est l'heure des adieux.

Joséphine Bonaparte embrasse tendrement son fils Eugène de Beauharnais, pleurniche un peu sur l'épaule de son mari, appelle son chien qui avait suivi Eugène :

Fortuné ! viens, mon amour. Puis, la jolie créole se poudre le nez, rassemble ses mousselines qui s'envolent et s'écrie :

— Quand reviendras-tu, Bonaparte ?

— Dans six mois, dans six ans ou jamais, répond le général.

— N'oublie pas de me rapporter des cachemires, du bois de santal, des parfums à la rose, des dattes et l'obélisque de Louqsor.

Elle sourit, minaude, tandis que la mer emporte le conquérant qui déroule ses rêves...

***

L'aventure commence sur un rocher marin. Le 27 prairial an VI, 15 juin 1798, le général de brigade Joachim Murat écrit à son père :

Malte est à nous. Le pavillon tricolore flotte sur les remparts de cette ville. Nous devons partir dans deux ou trois jours, je ne sais pour où, je présume cependant que c'est pour l'Égypte. Ma santé n'est pas des meilleures, ce qui fait que je vais demander une permission pour me rendre auprès de vous. Ce serait le seul moyen de la rétablir. J'ai lieu de croire qu'on me l'accordera. Le pays est très chaud, je ne pourrai le supporter.

Le courrier va partir, je n'ai que le temps de vous embrasser. Assurez ma chère mère de toute ma tendresse et du désir que j'ai de la voir. Adieu, mille choses à tous. La mer ne m'a pas rendu malade.

VOTRE TRÈS ATTACHÉ FILS.

 

Murat bâille, il s'ennuie dans cette île parmi ces chevaliers aristocrates voués au célibat, qui viennent de capituler. Il se croit malade et se regarde dans le miroir du cabaret où il est venu écrire la lettre filiale. Sa physionomie le rassure. Une couche de hâle recouvre déjà son teint de brugnon, ses rouflaquettes et ses frisons noirs comme le jais encadrent son visage si mâle. Moins coquet, il couperait ces diablesses de boucles qui lui chauffent la nuque. Ses yeux sont aussi bleus que la mer qui l'entoure. Il est très beau, très grand, très fort, très doux et sa démarche assurée est celle d'un paladin de Gascogne. Déjà une légende de bravoure le précède. N'a-t-il pas été choisi par Bonaparte pour porter au Directoire vingt et un drapeaux enlevés dans la mitraille à Montenotte, Millesimo, Dego, Mondovi, avec cette citation : Officier toujours en marche contre l'ennemi, a constamment déployé un courage et une audace au-dessus de tout éloge ?

Depuis ce jour, rien ne lui résiste, le dernier asile de la chevalerie s'est ouvert devant notre élégant sabreur malgré le prince Camille de Rohan qui voulait défendre la ville des chevaliers de Saint-Jean-de-Jérusalem. Pauvres chevaliers dépossédés, réduits désormais à prendre femme pour vivre Murat, entraîné vers l'Orient, suivra le sillage tracé par leurs aïeux qui composèrent là-bas leurs blasons, tandis que Napoléon copiera sur les colliers des pharaons ses abeilles impériales.

***

L'escamotage de Malte excita un vif enthousiasme en France et beaucoup de surprise en Europe. Après cet intermède, la flotte poursuivit son voyage.

Bonaparte allait-il réveiller Sparte et Athènes, hisser notre drapeau à la pointe du sérail ou sur le sommet des pyramides ? tendu sur son étroite couchette, dans un demi-sommeil, il bousculait l'Asie, fondait des empires ; puis, lassé de ses conquêtes chimériques, demandait à Bourrienne de lui lire un chapitre de Werther ou encore un passage de La Nouvelle Héloïse, dont il s'inspirait pour écrire ses lettres d'amour. Napoléon n'était pas romanesque ; seulement, à ses heures, il se montrait jaloux. Sa femme savait être si aguichante. Que faisait-elle à Plombières, l'adorable Joséphine ? La gloire était une maîtresse plus fidèle.

Le soir, quand la chaleur moite le chassait de sa cabine, Bonaparte montait sur la passerelle pour humer la brise sous le ciel taché d'étoiles. La savant Laplace lui nomme les constellations et les mouvantes planètes larges comme des nénuphars lactés. Les sceptiques qui l'entourent discutent l'origine des mondes et la formation des atomes.

— Vous avez beau dire, messieurs, qui a fait tout cela ?

Bonaparte est trop personnel pour être athée, il est trop réalisateur pour attendre, malgré sa jeunesse, que les événements viennent à lui. Il a vingt-neuf ans et les campagnes comptent double. Décidé à abattre l'orgueilleuse Angleterre, il n'a pas de temps à perdre. Il a son plan. Les espions, le bec dans l'eau, ne peuvent le deviner. Pour une fois, Nelson est dérouté.

The devil has the luck of a devil. — Ce diable a la chance du diable.

Le galant amiral, malgré sa longue-vue à faire peur aux requins, ne rejoindra pas le héros dans sa course écumeuse.

***

La mer est houleuse. Entre deux vagues, Bonaparte débarque. A peine au rivage, il monte, statue vivante, sur le piédestal de la colonne de Pompée pour reconnaître les alentours. Qu'il est loin de l'Europe, cette taupinière. Le voici enfin en Orient, où se font les grandes révolutions civiles et religieuses. Enfant, dans son île corse, n'avait-il pas rêvé de palmiers sur une plage du Bengale, où, comme un Robinson, il régnerait, tandis que son oncle Fesch s'amuserait à catéchiser les indigènes ?

En avant vers la cité d'Alexandre ! La porte de Rosette est forcée. Une balle traîtresse, tirée à bout portant à travers un moucharabieh, rase la botte de sa jambe gauche. Il ne se détourne même pas. On l'accueillera mieux plus tard. Les défenseurs repoussés, égorgés, massacrés, Bonaparte marche vers.les Pyramides.

Pendant cette promenade guerrière, Murat s'expose crânement au milieu des Arabes qui harcèlent nos voltigeurs. Il fait des fantasias à lui tout seul pour éblouir l'ennemi. Éblouir, voilà sa marotte I Vingt fois, ce fou glorieux risque sa peau pour ramener un pur sang après avoir désarçonné le cavalier. Les Arabes s'arrêtent surpris. Quel est ce héros qu'Allah protège ? Au milieu de nos petits fantassins d'aspect malingre, Murat apparaît comme un centaure. Jamais on ne vit homme plus brave ni plus galant : sur la lame de son sabre, n'avait-il pas fait graver ces mots : L'honneur et les dames ? Mais les dames étaient rares sous les dattiers, et celles qu'on apercevait de loin étaient fort peu ragoûtantes.

Le maniement des chevaux, il l'a appris tout gamin lorsqu'il montait à cru les chevaux de l'aubergiste, son père, à la Bastide, dans le Lot, avant qu'un régisseur de M. de Talleyrand payât ses études au séminaire de Toulouse, car à vingt ans il a porté le petit collet. Murat, un abbé I Cela lui allait comme des mitaines à un chat. Cette pieuse expérience dura juste le temps d'écorcher quelques mots de latin ; bientôt, ô scandale, notre séduisant séminariste s'amouracha de la plus jolie Toulousaine. Sans façon, il l'enlève, cinq fois se bat pour la belle et se cache mystérieusement avec l'objet de sa passion. Décidément, malgré son esprit éveillé et sa générosité naturelle, il n'avait pas de dispositions pour la prêtrise.

Et pourtant, il allait encore à matines lorsque le 12e régiment de chasseurs vint à passer. Le beau régiment ! Notre abbé, soudain, découvre une irrésistible et turbulente vocation ; il s'engage. La bonne idée ! Sous l'uniforme fringant, quelle métamorphose ! L'ex-abbé Murat, en un tournemain, est devenu un guerrier, son sabre l'entraîne, Bonaparte le remarquera, la sœur de Napoléon l'épousera ; mais, tout cela est une autre histoire.

***

Sous le soleil de juillet 1798, l'Egypte aride, inhospitalière, sablonneuse, défend à sa manière les tombes de ses rois ; aussi le cafard guette l'armée. Si pénibles furent les souffrances endurées à travers le désert onduleux que Napoléon les évoquait encore à Sainte-Hélène comme un cauchemar : désespérés, deux dragons sortent des rangs et courent se précipiter dans le Nil. Lannes, Murat, dans un mouvement de rage, jettent leurs chapeaux brodés sur le sable et les foulent en présence des soldats. L'empereur expliquait ainsi l'angoisse grandissante :

Cette armée avait rempli sa carrière, ces hommes, gorgés de richesses, de grades, de jouissances et de considération, n'étaient plus propres aux fatigues de l'Egypte.

Sans Bonaparte, de quels excès ne se seraient-ils pas rendus coupables Un jour, on y complota même d'enlever les drapeaux et de les ramener à Alexandrie. Le général en chef se précipita alors vers un groupe d'officiers mécontents et s'adressant à l'un d'eux de la plus haute stature :

— Vous avez tenu des propos séditieux, prenez garde que je ne remplisse mon devoir ; vos cinq pieds six pouces ne vous empêcheraient pas d'être fusillé dans deux heures.

— Que sommes-nous venus faire ici ? grommelaient les soldats. Le Directoire nous a déportés ! C'est de lui dont on voulait se défaire, disaient-ils, en regardant leur chef bivouaquant sur le bord du Nil. Au lieu de nous conduire ici, au premier signal, nous eussions chassé ses ennemis du Palais, comme nous avons chassé les Clichiens.

Ce Nil charrieur d'eau bourbeuse, ces fellahs aussi abrutis que leurs buffles, ce sable qui brûlait leurs pieds les exaspéraient. Le gaillard, il peut assurément nous donner de cette terre à discrétion, nous n'en abuserons pas. Seuls, les savants se frottaient les mains. A la moindre pierre, ils dégringolaient de leur monture ; couchés sur le ventre, un microscope à la main, ils s'écriaient en chœur : Cette pierre est polyédrique, celle-là ellipsoïdale. C'est pyramidal, reprenaient les soldats goguenards, et, les montrant du doigt, ils les traitaient d'ânes fieffés. Ils s'imaginaient dans leur naïveté que ces amoureux de l'antique avaient conseillé l'expédition. Cela les agaçait prodigieusement et, tandis que Caffarelli avec sa jambe de bois toupillait de-ci de-là, encourageant les fouilles et s'exclamant : Admirez la beauté du paysage, un loustic, un grenadier lui cria : Pardi, vous vous moquez de cela, général, vous qui avez un pied en France. Ce mot, répété de bivouac en bivouac remit de la gaieté dans le camp, et, dès lors, leur jeunesse triompha de leurs déboires.

Les trois pyramides bordaient l'horizon du désert. Elles ressemblaient au chapeau de Napoléon. Lorsque je les vis pour la première fois aux portes du Caire barricader l'horizon, une émotion étrange s'empara de moi. J'évoquai Bonaparte allant à leur rencontre et ajoutant à leur gloire vétuste la sienne.

En regardant les Français s'avancer, les Mamelouks invincibles s'écriaient : Voilà des pastèques à couper ! Ils ne savaient pas que les caboches françaises sont solides et que Napoléon ne perd jamais la tête.

Mourad bey, flatté de la ressemblance de son nom avec celui que je porte, saisit la bataille avec habileté. Mais la mitraille eut tôt fait, malgré leur magnifique caracolage, de mettre les Mamelouks en déroute. A la nuit, les Arabes se dispersèrent dans le désert.

***

Bonaparte fit son entrée au Caire avec éclat et descendit à la maison d'Effi bey. Dans les harems, les femmes des Mamelouks tremblaient ; maîtresses et servantes se voyaient déjà les esclaves de ces diables blancs et priaient Allah de leur conserver leurs maîtres. Par prudence, épilées dès l'aurore, frottées de musc et de benjoin, elles attendaient, qui, quoi, le savaient-elles ? On voyait les eunuques courir avec de grands gestes, porteurs de gazes transparentes, de mules brodées d'or, de pantalons bouffants et d'écharpes rutilantes d'argent qui ressemblaient à des rayons de lune. Du harem je connais les détours, puisque j'ai vécu chez une princesse égyptienne pendant plus d'une semaine au Caire. Moi aussi, j'ai eu à mon service un eunuque ébène, qui effeuillait respectueusement des roses dans mon bain et, la nuit venue, poussait le loquet à mon insu. Un matin, je voulus sortir et, trouvant porte close, je sautai par la fenêtre au beau milieu d'une corbeille d'héliotropes. Un jardinier, gardien de la vertu de ces dames, veillait. Il me menaça de son râteau. Furieuse, j'eus toutes les peines du monde à lui faire comprendre qu'étrangère au sérail je n'étais qu'une visiteuse parisienne de ce harem égyptien.

— Pauvre sœur de France, me confiaient mes compagnes attendries tandis que je leur racontais la vie de chez nous, que je te plains de rencontrer des hommes barbus toute la journée !

Les recluses de 1798, elles aussi, craignaient plus que le feu de nos balles, les cœurs enflammés de nos soldats. Mais Bonaparte sut calmer leurs frayeurs en dépêchant le capitaine de Beauharnais à Sitti Néfisch, la femme de Mourad bey, que la ville honorait. Les esclaves circassiennes ou nubiennes, aux yeux de gazelles, se précipitèrent sur le passage du joli Français qui venait complimenter la sultane et lui assurer, de la part du général Bonaparte, la propriété de ses villages. Assis sur les tapis de Perse, on but le café sucré dans des tasses minuscules, au son d'une musique indolente et glapissante qui énervait. Sitti Néfisch offrit ensuite à Eugène une bague superbe, et le sérail enthousiasmé s'entretint et rêva, pendant mille et une nuits au moins, du beau capitaine.

Tandis que celui-ci faisait trophée de ses succès, Bonaparte se demandait quelle est la meilleure méthode pour conserver les femmes : les enfermer à double tour ou s'en remettre à leur honneur avec une confiance aveugle ?

— Jamais, dit-il en se tournant vers Junot, il ne m'est venu à l'idée d'exercer une surveillance particulière sur mon épouse ; le tourment des précautions l'emporte sur le danger que l'on veut éviter ; il vaut mieux s'abandonner à la destinée.

Le harem cloîtré est une conséquence de la polygamie qui a toujours existé en Orient jusqu'au grand réformateur le Ghasi Mustapha Kemal. Au dire de Napoléon, elle a sa cause dans le mélange des races et des couleurs. Blancs, noirs, cuivrés, les Orientaux diffèrent autant que le café du riz. Sous peine de les voir s'opprimer éternellement, il a fallu établir entre eux une fraternité consanguine. Mahomet, qui chevauche si près du christianisme, aurait-il toléré la polygamie, si elle ne favorisait pas cette communion des races ?

***

Peuples d'Égypte, je respecte plus que les Mamelouks Dieu, son prophète et le Coran. Les Français sont les amis des Musulmans, proclame Bonaparte le grand politique.

Déiste, il voit dans la religion un moyen de gouverner les hommes : en France, il est croyant comme son curé ; au Caire, musulman comme un hodja. Il flatte le grand muphti, écoute les savants dans cette merveilleuse université de Gama el Azhar fondée par Saladin, où soixante docteurs instruisent la jeunesse et où je perdis mes babouches, à la joie de petites frimousses brunes si gentilles avec leur natte toute menue plantée drôlement sur leur tête ronde, afin que, selon la tradition, à l'heure de la mort, le Prophète les enlève prestement au paradis par cette queue rituelle. En attendant, ils psalmodiaient les stances du Coran, se balançant de gauche à droite afin que le livre saint pénétrât plus facilement dans leur jeune mémoire.

A l'appel de Bonaparte, les sages vieillards arrivent sur les mules harnachées de turquoises. Place, place aux cadis ! A grands coups de matraque les bâtonniers dispersent les moricauds, renversent les chargeurs, bousculent les âniers ; les tendres ânesses braient, les chameaux grognent, les estropiés tendant les mains, gémissent : Ana def Allah nebi. — Je suis l'hôte de Dieu et du Prophète.

Quel tintamarre ! Arrière la canaille ! Les vieillards pénètrent dans la cour d'honneur. Quelques instants après, Bonaparte vient s'asseoir sur le divan au milieu d'eux et capte leur confiance en découvrant son admiration pour le. Prophète. Comme ce Méditerranéen connaissait l'art de s'imposer aux Orientaux, il leur disait :

— Je pourrais demander à chacun de vous compte des sentiments les plus secrets de son cœur, car je sais tout, même ce que vous n'avez confié à personne.

A la fête de l'hégire, il fit illuminer la ville. Palais, bazars, mosquées étaient décorés de ces lampes fragiles, bleues et vertes, volées par nos croisés et qui ont inspiré les verriers de nos cathédrales gothiques. Ce soir-là, une montgolfière, lancée par Conté, voltigea pour la .première fois dans ces parages, s'éleva, ô surprise, au-dessus des pyramides, encercla le sphinx impassible, s'envola vers le désert de Libye et disparut. Comme le ballon était pavoisé de strophes arabes à. la louange du Prophète, les Musulmans, la main sur leur cœur, s'écrièrent :

— Nous savons que c'est un moyen de correspondance de votre Bonaparte avec Mahomet.

Et ils respectèrent le général français qu'ils nommaient Sultan Kabir, c'est-à-dire le Sultan du Feu.

***

Au cours de vos voyages ou à l'Exposition coloniale, êtes-vous jamais montés sur un chameau ? Cela donnait des nausées à Bonaparte, à moi aussi. Tandis que je m'acheminais vers le sphinx, la bête bossue sur laquelle je tanguais s'emballa avec ses longues jambes qui tricotaient l'espace. On l'appelait Sarah Bernhardt, je l'appris plus tard, et, comme je ne savais quel nom d'amitié lui donner pour calmer son impétuosité, je lui tapai gentiment le museau avec une longue gaule en lui disant : Arrête-toi, chameau ! Sans doute la bête avait l'habitude de ces galopades, car bientôt elle ralentit et s'agenouilla dévotement aux pieds du sphinx. Allégrement, je descendis devant ce monument qui nargue la poussière des siècles.

Plus de cent ans avaient passé et pourtant, en souvenir de Napoléon et de son beau-frère, pachas et chameliers me firent grand accueil. Ils me parlèrent avec enthousiasme de Joachim Murat.

La légende napoléonienne, au lieu de s'effacer sur le sable, se perpétuait sous les tentes des nomades comme un chant de l'Iliade. Mais, tandis que les vaisseaux des Grecs furent épargnés sur les rivages d'Ilion, les nôtres brûlèrent à Aboukir. Nelson fit sauter la flotte. Hélas ! désormais le conquérant était prisonnier de sa conquête.

— Il faudra mourir ici, dit Napoléon en apprenant la tragique nouvelle, ou en sortir grands comme les anciens.

Bonaparte, Lannes, Caffarelli, Kléber et Murat étaient venus consulter le sphinx comme les pharaons avant la bataille. Ils interrogeaient ce chiromancien géant, les mains tendues vers ses griffes. Dans ses prunelles caves d'homme ou de fauve passent le dédain oriental, la méfiance de l'Asiatique, la patience de l'Africain et leur mépris du temps. Sa coiffure est royale, il a vu tant de sarcophages glisser sur le Nil au son des crotales de cuivre, tant de pèlerins illustres : Alexandre, César, Auguste ; et voici Napoléon.

Je m'imaginais, écrit l'empereur à Sainte-Hélène, je m'imaginais sur le chemin de l'Asie, parti sur un éléphant blanc, le turban sur la tête, attaquant la puissance anglaise dans les Indes et renouant par cette conquête mes relations avec la vieille Europe... Bah ! il n'y a pas plus loin du Caire à l'Indus que de Bayonne à Moscou.

 

Le sphinx ricane ! N'est-il pas le symbole de l'Égypte ? Ce démiurge ailé, où l'ignorant ne voit que fantaisie, découvre aux initiés qui rôdent autour de ses flancs le mystère hermétique des sciences occultes. De cette union de l'humanité et de la bestialité, dont il est l'image, naquirent sans doute la vision rouge d'Ezéchiel et bien d'autres prophéties dont les religions héritèrent.

Cette sentinelle, posée entre deux mondes pour en défendre l'entrée aux hommes d'Occident, connaît le livre des morts qu'on glissait sous la tête des momies pour apitoyer le divin juge. A ses yeux, les hommes ne sont que des momies parlantes. II sait que Napoléon ne franchira pas l'Euphrate, que Kléber sera assassiné, que Caffarelli laissera ses os à Saint-Jean-d'Acre, que Lannes périra, un soir de bataille, dans les bras de son maître et que le roi Murat tombera sous les balles de ses sujets en disant : Épargnez le visage ! Les cendres d'un ambitieux ne pèsent pas plus lourd que celles d'un aigle mort.

***

A Paris, courait le bruit du décès de Bonaparte. Reviendra-t-il jamais, sa flotte est détruite, ses communications sont coupées et Joséphine n'a pas reçu de lettres depuis sept mois ; elle s'en console avec un jeune Charles Hippolyte, que Bonaparte a chassé d'Italie. Par malice, sur une demande de Joséphine, Barras l'a associé aux fournisseurs de l'armée. Et il a fait fortune. L'épousera-t-elle, ce freluquet qui jette l'argent par les fenêtres du Palais-Royal ? En attendant, elle valse à la Malmaison avec le bellâtre qui vend les nouvelles aux agioteurs du Perron et pirouette autour d'elle en habit jaune serin. Celui-ci a de l'esprit, il ne prend rien au sérieux, même l'amour, et puis il lui tient gentiment compagnie. Si Bonaparte revient, elle saura bien, la chatte, se faire absoudre. Amoureux, il pardonnera comme tous les hommes.

La malignité publique ayant mis en éveil Lucien et Joseph Bonaparte, ceux-ci apprirent ces trahisons et résolurent de prévenir leur frère. Joseph, plus prudent, voulait temporiser, mais Lucien, qui détestait sa belle-sœur, décida d'écrire à Napoléon les fredaines de cette créole qui n'en faisait qu'à sa fantaisie. Jaloux inconscient de la gloire de son frère, il se réjouissait peut-être de lui faire saigner le cœur.

Le courrier de France arrive. Bonaparte lit la lettre accusatrice. Comme il est sombre : la bile lui est montée au visage, il est tout vert, ses cheveux sont collés sur son front et ses pieds rageurs frappent le sol. Il marche, son ombre l'accompagne. Il est seul avec son désespoir. S'il osait, il gémirait. Joséphine, sa Joséphine, à qui il écrivait naguère : Je te serrerai dans mes bras et te couvrirai d'un million de baisers brûlants comme sous l'Équateur.

Les nouvelles qu'il reçoit sont-elles vraies ? Joséphine a toujours été coquette, mais il l'a toujours reconquise. Pourtant, si elle lui préférait l'autre ? Il interroge Junot qui ne sait pas mentir.

— Mes frères m'ont écrit que Joséphine s'affiche avec un officier que j'ai chassé d'Italie. Je suis décidé à la répudier. Je demande le divorce, un divorce éclatant. Si Joséphine est légère, il faut que le divorce m'en sépare à jamais. Je ne veux pas être la risée de tous les inutiles de Paris. Réponds-moi, Junot. En Italie, Joséphine était-elle fidèle ?

Junot baisse la tête. Hélas ! la voilà la vérité ! Alors vite, qu'on lui apporte son écritoire de campagne. Napoléon répond à son frère : Mon ami, fais préparer la procédure pour que mon divorce soit publié dès mon arrivée. Ma résolution est irrévocable... Je suis parfois bien malheureux, les grandeurs m'ennuient, le sentiment est desséché, la gloire est fade. A vingt-neuf ans, j'ai tout épuisé.

***

Dans ce pays des morts, il faut tuer ses souvenirs. Qui l'aidera à chasser Joséphine de sa pensée ? Une jolie modiste, Mme Founes, femme d'un de ses officiers. Travestie en tambour, elle a osé se glisser sur une corvette pour les suivre. Elle est blonde, ses yeux ont la couleur du Nil lorsque l'azur s'y plonge, elle ne ressemble pas à cette traîtresse de Joséphine. Grisée, cette grisette respire les hommages adressés au conquérant dans le pays le plus voluptueux du monde lorsqu'elle accompagne Bonaparte aux tombeaux des califes, au mihrab en stuc de la mosquée El Goyouchy, ou encore quand ils galopent ensemble vers Rosette pour voir de près la fameuse table de granit, gravée en égyptien et en grec, qui servit d'A B C aux savants et de clé aux hiéroglyphes.

La petite dame se croit Cléopâtre. Un peu plus, elle se coifferait d'une perruque 'bleue et tiendrait en laisse un serpent. Mais si elle avait des perles, elle ne les ferait pas fondre dans du vinaigre comme la reine fantasque qui désaltérait ainsi son perroquet. Folie Elle est pratique et conservatrice comme toutes les Françaises. Napoléon voulait-il l'épouser ? Il y pensa cinq minutes en se promenant dans la vallée des rois. César avait bien donné un fils à Cléopâtre. Napoléon songeait déjà à un héritier. La petite sotte ne lui en donna point. Alors, plus tard, pour consolider son empire, il se rabattit sur la fille des Césars, mais, en attendant, le nez de la blondinette, long ou court, ne changeait ni la face du monde ni les idées antiféministes de Napoléon.

Sans être misogyne, il n'aimait guère la société des femmes, excepté celle de Joséphine, oiseau des îles dont il écoutait volontiers les babillages, car il était amoureux de ses plumes. Les femmes, il les considérait comme des urnes à fabriquer des soldats.

Prétendre à l'égalité des sexes, quelle insanité ! disait-il. La femme est notre propriété, nous ne sommes pas la sienne, car elle nous donne des enfants et l'homme ne lui en donne pas. Elle est donc sa propriété comme l'arbre à fruit est celle du jardinier. Les femmes nous gouvernent par nos travers d'esprit. Pour une qui nous inspire quelque chose de bien, il y en a cent qui nous feront faire des sottises.

Et il applaudissait aux maximes de l'Islam.

***

L'Orient, qui engourdit les faibles, exalte les âmes fortes, leur insuffle une vigueur nouvelle. Bonaparte trouvait à chaque pas un stimulant à son génie. Il est universel. Son dromadaire le conduit, son imagination trotte. Il découvre la source de Moïse, fait sonder la mer Rouge qu'il veut unir par des écluses à la Méditerranée. Il prévoyait ainsi le canal de Suez. D'après ses calculs, ce travail devait durer deux ans et coûter dix-huit millions.

Profitant de la marée basse, un beau matin, il traverse la mer Rouge à pied sec et gagne la rive arabique. En Orient, grâce à un sortilège, les nouvelles se répandent plus vite que par la T. S. F. Est-ce parce que les pigeons, que les anciens appelaient les anges des rois, en sont les ambassadeurs ailés ? Enfin, à peine Bonaparte a-t-il atteint la rive d'Asie que les Cénobites, prévenus mystérieusement, accourent du mont Sinaï pour implorer sa protection. Ils lui demandent d'inscrire son nom sur le registre à la suite d'Ali, gendre du Prophète, et de Saladin, le jouteur de Richard Cœur de Lion.

Lorsqu'il revint de son excursion, voilà que la nuit le surprit. Vous savez peut-être qu'en Orient la nuit succède au jour sans crépuscule avec une rapidité foudroyante. Après un feu d'artifice coloré, le soleil, sans préambule, se couche plus vite qu'un saint ermite. Aussi, Napoléon, saisi par la marée montante, entouré de vagues, luttant contre les flots bouillonnants, faillit se noyer juste de la même manière que le pharaon poursuivant Moïse, ce qui n'eût manqué, disait-il, de fournir à tous les prédicateurs de la chrétienté un texte magnifique contre moi.

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Après la bataille des Pyramides, Murat ne reste pas inactif : cherchez-le, il se trouve où se trouve le danger. Costumé en Arabe, les bottes rouges, le burnous flottant, il pourchasse Ibrahim bey. Debout sur ses étriers d'argent, il repart toujours au galop pour Damiette, se battre sur la montagne. Le Nil a débordé, tant pis, il nagera avec ses pistolets et son cimeterre ; la poudre, il la met à l'abri sur sa chéchia coquelicot. Gare aux crocodiles qui bâillent entre les lotus ! Son nom est si redouté que les Arabes n'osent plus approcher de ses bivouacs. Une renommée panique l'environne.

Les nouvelles de France ont traversé les mers, elles sont mauvaises. La destruction de notre flotte a changé l'équilibre oriental. Le sultan déclare la guerre à la France. Son général Achmed pacha arrive avec ses janissaires par la Syrie. Napoléon n'a pas l'habitude d'attendre l'ennemi :

— Je vais au-devant des Turcs, dit-il, je reviendrai par Vienne.

A l'avant-garde, il franchit soixante-dix kilomètres par étape, sous le soleil qui fait scintiller le sel gemme comme la neige. La neige, hélas ! est un mythe ; pas une lampée d'eau pour désaltérer les lèvres gercées par la chaleur. La soif est ardente, les outres sont vides, on aperçoit à l'horizon, ô délices, quelques palmiers qui se balancent près d'un puits où, sans doute, la Vierge Marie se reposa ; voici des minarets où brille le croissant, des coupoles en forme de melon qui font rêver au jus délectable. A l'approche, par enchantement, l'oasis disparaît, les minarets s'évanouissent dans le bleu cruel. C'était un mirage et la torture recommence. On évoque des sorbets qui ont goût de citron sur la piazza de Vérone, on entend les cascades écumeuses, on voit le ruisselet du village où les mères proprettes battent le linge des enfants.

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Quel désespoir ! Vont-ils périr de soif ? Mais non, voici une source fangeuse, Napoléon la partagera avec ses soldats. Leur montrant la source :

— Etait-ce une raison de se lamenter et de manquer de courage ? Apprenez, mes enfants, à mourir avec honneur.

Napoléon, lui aussi, suffoque de chaleur sous les ruines de Peluse, il a ouvert son uniforme, ses soldats attendris lui cèdent un débris de temple pour qu'il puisse un instant abriter sa tête.

— On me faisait là, disait-il, une immense concession.

A ses pieds, ce remueur du passé, cet architecte du présent, avec une badine bouleversa quelques pierres, et voici que, sous ses yeux ravis, émerge un superbe camée. De quel homme est ce profil qui ressemble si étrangement au sien ? Même nez aquilin, même menton autoritaire, lèvres orgueilleuses, regard lointain : c'est l'empereur Auguste. Est-ce un présage ? Bonaparte, plus tard, donnera cette effigie à Joséphine.

Je suis venu ici pour fixer l'attention et rapporter l'intérêt de l'Europe sur le centre de l'ancien monde.

Pour cela, il fallait vaincre, toujours vaincre, et les muphtis avaient beau s'incliner sournoisement en disant : Que les anges de la victoire balayent la poussière sur ton chemin et te couvrent de leurs ailes, on n'avait pas pu s'emparer de Saint-Jean-d'Acre.

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Qu'importe que l'armée campe en Terre Sainte, que Napoléon couche à Nazareth en lisant les écritures avant de s'endormir, tandis que son esclave Roustan chasse les moustiques gloutons, que Kléber passe le Jourdain et que Murat, au milieu d'une giboulée de balles sifflantes, escalade le mont Thabor en pain de sucre ! Nos soldats peuvent célébrer sur place le miracle des noces de Cana avec d'autant plus de ferveur que leurs bidons sont vides de pinard. Mais la peste rôdeuse a choisi ses victimes. Décidément, dans ce pays, il pousse moins de lauriers que de palmes pour saint Louis. Après soixante-deux jours de siège, le château d'Acre reste imprenable. Cet échec bouleverse les plans du général en chef et livre ses destinées à d'autres combinaisons.

Désormais, il ne joue plus avec l'Orient, ses rêves asiatiques sont roulés dans les papyrus qu'il rapportera dans ses bagages avec les dessins des meubles que la mode va imposer demain. Plus de bergères et de bonheur-du-jour où les coquettes poudrées faisaient des grâces, mais des fauteuils d'or inconfortables, à tête de sphinx, où nos grandes parvenues se tiendront bien droites de crainte de perdre leur couronne ! En attendant que le style soit bouleversé, son génie imaginatif se retourne vers l'Occident où il faut batailler, non plus contre les éléments et le sort, mais avec les hommes et les cerveaux.

La renommée de Napoléon exige qu'Aboukir venge Aboukir, que la défaite de notre flotte se transforme en victoire éclatante, décisive. Il le faut pour fasciner les Parisiens, liseurs de gazettes, défaitistes professionnels depuis son départ et qui réclament à grands cris arcs de triomphe et héros. Patience On leur en donnera un à la toise d'Alexandre, qui fera babiller les merveilleuses et pleurer les empereurs

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L'armé des Osmanlis débarque précisément à Aboukir. Mustapha, le pacha à trois queues, plante ses tentes de pourpre sur le monticule du Vizir. Aussitôt, nos détachements se replient pour se concentrer. Mourad bey, accouru de la Haute-Égypte, rejoint l'armée du pacha. Celui-ci l'accoste par ces mots :

— Eh bien ! les Français tant redoutés, dont tu n'as pas pu soutenir la présence, je me montre, les voilà qui fuient devant moi !

— Pacha, répondit Mourad offensé, rends grâces au Prophète qu'il convienne à ces Français de se retirer, car s'ils se retournaient un instant, tu disparaîtrais comme la poussière devant l'aquilon.

Il avait aperçu Murat qui s'avançait avec deux colonnes de cavalerie.

Murat, au petit galop, charge, sabre au clair, culbute les janissaires valeureux, qui dégringolent en hurlant vers la mer où ils se noient. Murat s'élance sur la redoute, les cheveux hérissés ; son panache de plumes bleu, blanc, rouge, rejeté en arrière, se balance sur son bicorne extravagant ; d'un bond son cheval saute sur le parapet. Enfoncer, foudroyer l'ennemi, quelle griserie Notre cavalier bouscule les eunuques épouvantés qui piaillent, pénètre jusqu'au pacha et le somme de se tendre. Mustapha, qui n'a pas peur, abaisse son long pistolet, vise les boucles d'oreille scintillantes et atteint Murat juste au-dessous de la mâchoire. Le sang éclabousse les ors de son uniforme. Les chevaux se cabrent. Mais le cadet de Gascogne, d'un moulinet adroit de son sabre, fait voler en l'air les doigts du pacha. Ce combat singulier termina la bataille.

On apercevait sur les flots des milliers de turbans et de châles dont la mer se débarrasse sur le rivage. Les trois queues du pacha, cent drapeaux, trente-deux pièces d'artillerie de campagne, toutes les tentes, quatre cents chevaux sont à nous. La victoire est complète. Tandis qu'on emmaillote avec égards la main du général turc, Murat, transporté à Alexandrie, écrit à son père :

Vous apprendrez sans doute, mon cher père, nos brillants succès sur l'armée ottomane ; vous apprendrez en même temps que j'ai été cruellement blessé à la sanglante bataille d'Aboukir. Que cette seconde nouvelle n'empoisonne pas la joie qu'aura dû vous procurer la première, je suis absolument hors de danger. Si, en Europe, quelque belle pouvait, après un an d'absence, avoir conservé encore son cœur sensible pour moi, la nature de ma blessure doit porter une terrible atteinte à sa constance. N'allez pas vous alarmer, je conserve encore tous mes membres : vous saurez qu'un Turc m'a fait la gentillesse de me traverser la mâchoire d'un coup de pistolet. C'est vraiment un coup unique et extrêmement heureux, car la balle n'a offensé ni mâchoire, ni langue, ni cassé aucune dent. On m'assure que je ne serai nullement défiguré. Ainsi, dites donc à ces belles, s'il en existe, que Murat, pour ne plus être aussi beau, n'en sera pas moins brave en amour. On me fait espérer que dans quinze jours je serai parfaitement en état de reparaître en campagne.

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Des beaux parleurs perdent la France, dit Napoléon apprenant que nos frontières sont menacées. Alors, il quitte l'Égypte, franchit les mers, insouciant de leurs vaisseaux et de leurs abîmes.

Tout était guéable pour ce géant, événements et flots, écrivait Chateaubriand, son contemporain.

L'expédition qui devait frapper l'Angleterre au cœur est abandonnée. Les anciens rêves se sont évanouis, d'autres vont naître. Bonaparte s'esquive au crépuscule d'août sans armée, sans autre escorte que Murat, Lannes, Marmont, sur la frégate La-Carère.

Il ne sait pas comment il sera accueilli. O surprise ! la renommée merveilleuse qu'on tisse en Orient l'a devancé. Son

colloque avec le sphinx n'a pas été vain. Le fugitif est reçu en sauveur et Murat, enthousiasmé, jure de ne remettre son épée au fourreau qu'après avoir placé son général vainqueur à la tête de la République.

Comme une frise égyptienne, l'épopée des grognards, après avoir ébloui le siècle, s'immobilise dans l'histoire. Ceux des Pyramides, ceux d'Aboukir tendent leurs mains chargées de lauriers à nos frères de Verdun, à nos fils de l'épopée bleu horizon. La bravoure en France est éternelle.