HISTOIRE DES GAULOIS D’ORIENT

 

CHAPITRE PREMIER. — LES CIMMÉRIENS.

Texte numérisé par Marc Szwajcer

 

 

Les faits les plus anciens qui nous montrent la race gauloise en rapport avec les peuples orientaux, ce sont les invasions des Cimmériens dans l’Asie Mineure. Le tableau le ces invasions n’a été tracé en détail par aucun historien, a moins de ceux dont les écrits sont parvenus jusqu’à nous ; aussi n’ai-je ici que deux questions à traiter : la fraternité des Cimmériens avec nos ancêtres et la chronologie de ces invasions. Encore, pour la première, devrai-je plutôt l’indiquer que la développer. Elle a été examinée par M. Amédée Thierry dans l’introduction de son Histoire des Gaulois, et je n’aurai guère ici qu’à rappeler ses arguments.

Outre le langage de Diodore[1], de Strabon[2] et de Plutarque[3], et, si l’on veut,-la racine du mot Κιμμέριοι, c’est-à-dire le nom de Kimris, que les Gallois se donnent encore à eux-mêmes[4], le nom de la Tauride, dont le Bosphore a conservé si longtemps l’épithète de Cimmérien, tandis que Taur, en kimrique comme en gaélique, signifie montagnard et représente ici les habitants du Tchatyr-Dagh, qui s’étend de Sébastopol à Iéni-Kalé ; puis surtout le nom des cavernes que se creusaient ces peuples, sans doute pour se soustraire aux rigueurs d’un hiver de Crimée, et qu’ils désignaient par le mot kimrique d’argel ou argil, sont des indices qui laissent peu de place au doute, si, du moins, on les rapproche les uns des autres[5]. On pourrait douter toutefois que le souvenir des sacrifices humains, auxquels présidait Iphigénie, soit une preuve bien réelle que les Cimmériens de l’Euxin pratiquassent cette affreuse coutume, existant encore, aux temps les plus historiques, chez les Gaulois d’Occident ; peut-être, sans nier le culte sanglant de la Tauride, peut-on croire que les Grecs avaient choisi arbitrairement une région de ce qu’ils appelaient la Scythie, pour faire rejaillir sur la plus douce figure de la famille des Atrides les fatales horreurs de sa maison. Mais cette réserve sur un détail des preuves ne doit pas nous induire à rejeter l’existence de la race gauloise dans l’Europe orientale, à une époque à la fois ancienne et historique. Les témoignages en deviennent, d’ailleurs, de plus en plus nombreux lorsqu’on approche du siècle qui vit s’opérer l’établissement des Galates. J’aborde donc, sans plus de préambule, la question des dates auxquelles on doit rapporter les invasions des Cimmériens dans l’Asie Mineure.

Je dis les invasions, quoique Hérodote, le seul historien qui mentionne ce fait, n’en signale qu’une seule, assez longue, il est vrai. Mais Strabon, dont les textes, sur ce sujet, ont été réunis ou, du moins, indiqués par M. Bach, dans sa savante édition de Callinus, affirme qu’il y en eut plusieurs. Parlant, au troisième chapitre de son premier livre, des migrations de peuples, il assure[6] que les Cimmériens, nommés Trérons, ont plusieurs fois dévasté le pays à droite du Pont-Euxin et les Etats voisins, tantôt la Paphlagonie, tantôt la Phrygie, où ils réduisirent le roi Midas à se tuer. Il avait dit plus haut[7] que les Cimmériens avaient pénétré en Ionie, dès le temps d’Homère ou peu avant lui, et que ce poète connaissait le Bosphore cimmérien, puisqu’il parle de ce peuple. J’avoue que ce raisonnement ne me paraît pas avoir une portée bien grande. Quoi qu’en dise le savant commentateur[8], M. Tiersch a eu raison de ne pas voir des souvenirs historiques fort authentiques dans la mention qu’Homère fait des Cimmériens ; elle montre seulement qu’ils habitaient déjà dans la région de l’Euxin ; mais le souvenir d’incursions de ce peuple en Asie Mineure, à des époques diverses, est tout autrement sérieux.

Strabon dit que les Trères en ont fait aussi plusieurs, et il les compte au nombre des peuples gaulois, quoiqu’il les distingue des Trérons. Il raconte (ubi supra) que Kob, chef des Trères, fut expulsé de son pays par Madys, roi des Cimmériens, qu’il appelle, un peu plus haut, Madys, l’habitant de la Scythie (τοΰ Σκυθικοΰ). Et, comme ailleurs[9] il dit aussi que les Trères, qui ruinèrent Magnésie, étaient des Cimmériens, il résulte clairement du rapprochement de ces divers passages que, selon le plus éminent des géographes anciens, les Trérons et les Trères étaient deux tribus cimmériennes ; que les Cimmériens eux-mêmes appartenaient à la race qui a peuplé la Gaule, et que les Trères ont habité la Scythie, ainsi que d’autres Cimmériens. Mais en résulte-t-il que toutes les dévastations opérées dans l’Asie Mineure par les Cimmériens, Trérons ou Trères, à des époques reculées, soient le fait de hordes parties de la Scythie ? Strabon semble le penser, j’en conviens ; les mots à droite du Pont-Euxin, qu’il emploie en parlant de la Paphlagonie et de la Phrygie, indiquent une invasion venue par la Thrace, ou, du moins, allant de l’ouest à l’est. Mais il ne se met pas en peine d’en faire la preuve, et il nous est permis d’en douter.

Rien, en effet, n’empêche de voir, dans ces traditions remontant jusqu’aux temps homériques, le souvenir, confus sans doute, mais persistant, des luttes et des déplacements qui se sont produits dans l’Asie Mineure, à mesure que des migrations successives, arrivant de la haute Asie, venaient heurter des migrations antérieures. Si l’on ne doit pas nier qu’une invasion kimrique ne se soit opérée d’Europe en Asie aux temps purement historiques, ce n’est pas une raison pour soutenir que d’autres Cimmériens n’étaient point arrivés par l’est dans l’Asie Mineure, et plus tard peut-être passés en Europe par l’Hellespont ou le Bosphore. Peut-être même d’autres morceaux de Strabon se rapportent-ils directement à ces fluctuations dé races, signalées par le génie investigateur des d’Eckstein et des Stark.

Il dit[10], en effet, que, selon Callisthène, Sardes fut prise une première fois par les Cimmériens, et, selon les témoignages réunis de Callisthène et de Callinus, une seconde fois par les Trères et les Lyciens. Or il ajoute que Callinus représente l’invasion des Cimmériens comme dirigée contre les Esions, c’est-à-dire contre les Asiens, la Méonie s’appelant jadis Asie ; cette dernière remarque était de Demetrius de Scepsis. Si Callinus se reportait réellement à l’époque où l’Asie c’était la Méonie, à celle où les habitants de la Lydie portaient le nom d’Asiatiques, nous serions ramenés vers les temps où Cariens et Méoniens, Lydiens et Phrygiens, cherchaient encore leur place définitive.

La seconde prise de Sardes, disaient Callinus et Callisthène, comme on le voit dans ce passage, fut l’œuvre des Trères et des Lyciens. Cette alliance entre un peuple kimrique et une nation de l’Asie Mineure fait supposer quelque chose de plus qu’une brutale et rapide incursion de pillards ; on y peut voir soit des vues d’établissement durable, soit même le résultat d’un établissement déjà ancien, prolongé peut-être depuis les grandes migrations dont je parlais tout à l’heure[11].

Si, d’autre part, Etienne de Byzance[12] appelle les Trères un peuple thrace, et cite, en même temps, l’hémistiche de Callinus :

Τρήρεας άνδρας άγων,

cela ne prouve point que Callinus plaçât leur patrie dans ce que nous appelons la Thrace. Lorsque, en effet, l’on entend Hérodote nous dire que les Thraces sont, après les Indiens, la race la plus nombreuse (V, III) ; quand, à son tour, Strabon attribue à la famille des Thraces les Gètes, qui habitaient les deux rives du Danube, les Mysiens, les Bithyniens, les Phrygiens eux-mêmes (VII, III, sub init.), dont nous verrons plus loin le caractère ethnographique ; quand, enfin, Etienne de Byzance s’exprime ainsi, Έσΐς δέ ή Θράκη χώρα, ή Πέρκη λέγετας καί Άρία[13], on a peine à ne pas reconnaître, sous la dénomination de Thraces, le sens primitif de peuples ariens, et à ne pas interpréter le passage d’Etienne comme un souvenir confus d’anciennes migrations des populations ariennes vers l’Asie antérieure.

L’époque de la seconde prise de Sardes est déterminée par M. Bach avec une certaine approximation[14]. En effet, comme il le remarque, et comme Strabon le disait clairement[15], Callinus parlait en contemporain de l’attaque impétueuse des Cimmériens, lorsqu’ils marchaient à la conquête de ce pays avec la furia qui, dans tous les temps, appartient à leur race :

Νύν δ' έπί Κιμμερίων σίρατός έρχεται όβριμοέργων.

Or, Strabon le dit au même passage, cette expédition est antérieure à celle où périt Magnésie (du Méandre)[16], puisque Callinus en parlait comme subsistant encore et victorieuse des Ephésiens ; il écrivait donc avant Archiloque, chez qui les malheurs de Magnésie sont déjà passés comme en proverbe[17]. Or les témoignages unanimes de l’antiquité placent Archiloque au temps de Gygès, dans les premières années du VIIe siècle[18]. En admettant donc même qu’il écrivît peu après la prise de Sardes, cet événement devait se trouver reporté au VIIIe, mais non à une époque plus ancienne ; car, puisqu’on a mis en doute, chez les anciens, si Callinus fut antérieur à Archiloque[19], il est à croire qu’il ne le précéda pas d’un bien grand nombre d’années, et M. Bach n’est pas trop téméraire quand il le place vers l’ère des Olympiades.

La ruine de Magnésie fut opérée, comme la prise de Sardes, par la tribu des Trères : Il arriva jadis que les Magnètes disparurent (άρδην άναιρεθήναι) sous les coups des Trères, peuple cimmérien qui fut longtemps puissant, dit Strabon au même endroit. Mais M. Bach fait observer[20] que l’invasion dont il s’agit ici fut passagère, puisque le géographe ajoute que, l’année suivante, les Milésiens prirent possession de l’emplacement de cette ville. M. Franck, cité par l’auteur allemand, en conclut que cette invasion n’est pas celle dont parle Hérodote. Une autre invasion encore est celle de Lygdamis, qui m’avait d’abord paru devoir être confondue avec celte dernière ; mais que l’on examine de près le passage de Strabon, et on l’en distinguera. C’est, en effet, après avoir parlé des invasions répétées que les Cimmériens-Trérons firent dans l’Asie Mineure et de la catastrophe du roi de Phrygie, Midas, que l’auteur grec ajoute immédiatement : Lygdamis avec sa bande (τούς αύτοΰ άγων) poussa jusqu’en Lydie et en Ionie, et prit Sardes ; mais il fut tué en Cilicie. Les Cimmériens et les Trères firent souvent de semblables invasions ; les Trères et Kob furent enfin expulsés, dit-on, par Madys, roi des Cimmériens[21]. Or, comme l’auteur vient de l’appeler Madys le Scythique, nous verrons tout à l’heure qu’il doit être considéré comme le chef ou l’un des chefs de l’expédition racontée par Hérodote. Qu’on ne s’étonne pas, du reste, si Strabon parle ici d’une prise de Sardes qu’il aurait oubliée dans l’autre passage ; il connaissait assurément l’histoire d’Hérodote, et cependant il omet aussi (voyez liv. XIII) la prise de Sardes mentionnée par ce dernier. C’est ce Lygdamis dont l’invasion aux environs d’Ephèse est mentionnée par Callimaque[22], et que le poète alexandrin regarde comme venu du Bosphore cimmérien, parce que, pour un poète, tous les Cimmériens devaient venir de là. Callimaque assure, du reste, que ses bandes innombrables (ψαμάθω ίσον) furent anéanties par la puissance de Diane.

Cette répétition si fréquente de faits semblables dans les mêmes contrées, plusieurs fois rappelée par Strabon[23], faits dont, sans doute, nous sommes loin de pouvoir fournir l’énumération complète, nous doit induire à penser que, même à une époque peu reculée, il n’était nullement besoin, pour mettre ces peuples en mouvement, pour exposer la Lydie ou l’Ionie à leurs incursions, d’événements tels que la grande invasion des Scythes, et qu’il y avait des Cimmériens beaucoup plus rapprochés de l’Ionie que ceux de la vallée du Dniester.

Arrivons enfin aux faits racontés par Hérodote. Sous Ardys, fils de Gygès, dit l’historien d’Halicarnasse, des Cimmériens, chassés de leur pays par des Scythes nomades, se jetèrent sur l’Asie et s’emparèrent de Sardes, dont cependant ils n’occupèrent point la citadelle[24]. Les Scythes, dit-il ailleurs[25], pressés eux-mêmes par les Massagètes, avaient passé l’Araxe (le Volga ?)[26] et pénétré dans le pays qu’ils habitèrent depuis, pays qui s’appelait alors Cimmérie. A leur approche, les Cimmériens se divisèrent, les chefs voulant résister et le peuple s’enfuir. On en vint aux mains ; les princes trouvèrent des forces égales à celles de la plèbe[27], et livrèrent une bataille dont les morts furent ensevelis sur les bords du Tyras[28]. Une guerre civile n’est pas une préparation efficace à une résistance acharnée contre des ennemis extérieurs, et il fallut quitter le pays.

Hérodote ajoute que les Cimmériens fugitifs gagnèrent l’Asie par la Chersonèse (Taurique), et, conséquemment, par l’Abasie[29]. Mais, soit qu’ils aient pris ce chemin, soit, ce qui est plus vraisemblable, qu’ils aient reflué vers le midi pour passer le Bosphore de Thrace et non le Bosphore cimmérien[30], toujours est-il qu’il faut, avec l’historien des Gaulois[31], reconnaître, dans ces envahisseurs, non le peuple cimmérien tout entier, mais une bande effarouchée par l’approche des Scythes : Κιμμερίων... ού μέγα γενέσθαι τοΰ ωαντός μόριον, άλλά φυγήν ή σίάσιν τίνα βιασθεΐσαν ύπό Σκυθών, comme le disaient les auteurs lus par Plutarque. Le gros de la nation avait reflué vers l’Europe occidentale et s’avançait graduellement, d’année en année, à travers le continent, c’est-à-dire opérait de l’est à l’ouest, ce que certains auteurs ont cru qu’il avait opéré de l’ouest à l’est[32].

N’osant retourner dans leur pays, les Cimmériens, passés alors dans l’Asie Mineure, y commirent de longs ravages, ou, du moins, de longues pilleries. Ils n’épargnèrent pas même les hommes de leur propre race qui s’y trouvaient établis, s’il est vrai, comme le dit Strabon, qu’ils chassèrent de leurs établissements Kob et ses Trères. Arrivés en Lydie, sous Ardys, ils occupèrent Sardes, à l’exception de la citadelle, et ils demeurèrent la terreur du pays pendant tout le règne de Sadyatte, qui dura douze ans ; ce fut seulement Alyatte qui parvint à les repousser de l’Asie[33]. Il faut croire, du reste, qu’ils ne restèrent pas toujours dans les bassins de l’Hermus et du Méandre, puisque, selon Hérodote lui-même, les six dernières années de Sadyatte et les cinq premières du règne suivant furent occupées par une guerre des Lydiens contre Milet. Où allèrent alors les Cimmériens, et que devinrent ceux qui les avaient précédés dans l’Asie Mineure ? Nul écrivain de l’antiquité ne le fait entendre ; il est à croire que beaucoup périrent, et que le reste gagna la Thrace et les régions du moyen Danube, où nous allons voir de vastes établissements gaulois.

Maintenant examinons à quelles dates on doit rapporter ces événements. Ce fut, dit Hérodote, sous le règne d’Ardys, le second des Mermnades, que les Cimmériens pénétrèrent en Asie Mineure. Or Sadyatte, le successeur de ce prince, régna douze ans, Alyatte cinquante-sept, et Crésus quatorze, soit quatre-vingt-trois ans de la mort d’Ardys à la ruine du royaume lydien, rapportée à l’année 544 ou environ dans le Rationarium temporum du père Petau[34]. Ardys, qui régna quarante-neuf ans, occupe donc, par approximation, l’espace chronologique qui s’étend de 676 à 627. C’est là qu’il faudra placer l’invasion des Cimmériens ; le règne d’Alyatte, époque de leur expulsion, s’étend, d’après le même calcul, de 615 à 558 ; mais il ne faut pas songer aux premières années de cet intervalle, puisqu’elles furent occupées par une guerre contre les Grecs. Gela est encore bien vague ; mais, pour le commencement de l’invasion, une date plus précise semble donnée par d’autres textes d’Hérodote. Le siège de Ninive, formé par Cyaxare, fut, selon lui, interrompu par l’invasion de ces mêmes Scythes qui avaient chassé devant eux les Cimmériens et qui les poursuivaient ; puis les Scythes dominèrent vingt-huit ans en Médie ; Cyaxare régna en tout quarante ans, et Astyage trente-cinq, jusqu’à la réunion de cet empire au royaume des Perses[35], événement qui, d’après Hérodote lui-même, appartient à l’année 559, puisque Cyrus, mort en 530, n’a gouverné l’empire que vingt-neuf ans[36]. Le règne de Cyaxare s’étend donc de 636 à 596. C’est en 625 qu’il a ruiné l’empire de Ninive, de concert avec Nabopolassar et ses Chaldéens[37]. Mais la bataille de l’éclipsé, entre les Lydiens et les Mèdes, est du 9 juillet 597, date précise et certaine, déterminée par le calcul astronomique[38], si, du moins, on doit admettre, avec Hérodote, que ce fut une éclipse totale. Or, cette bataille, l’historien dit qu’elle fut livrée entre les armées de Cyaxare et d’Alyatte, après cinq ans d’une guerre causée par le refus de livrer aux Mèdes les Scythes fugitifs, lorsque le gros de la horde eut été massacré par les Mèdes. Ce massacre aurait donc eu lieu vers 602 ou 603, et Hérodote se serait gravement trompé eh le plaçant avant la chute de la puissance ninivite. Il serait même postérieur à la destruction de la ville.

Supposerons-nous une inadvertance d’expression dans les récits résumés par Hérodote ? Auraient-ils parlé d’un brusque dérangement apporté par l’invasion scythique à une guerre mal terminée ? Et reporterons-nous à 625 le commencement des vingt-huit .années ? De 625 à 597 il y a juste vingt-huit ans. Il faudrait donc supprimer le texte sur les cinq ans de guerre contre la Lydie et supposer que l’assujettissement des Mèdes succéda subitement à leur plus éclatant triomphe, enfin supposer que la ruine définitive de la capitale assyrienne eut lieu dans cet intervalle même, puisque nous savons aujourd’hui que la dynastie des Sargonides traîna dix-neuf années encore, mais pas davantage, une existence humiliée. Enfin il n’est pas plus possible de reporter avant 625 une conquête de vingt-huit ans, qui se serait terminée sous le règne de Cyaxare, puisque, en supposant que l’expulsion des Scythes datât seulement de 626, vingt-huit ans de plus nous reporteraient à 654, c’est-à-dire bien avant la campagne des Assyriens contre Phraorte, qui est de 636 ou 635[39] ; assurément ce n’est pas là un épisode de l’histoire de la Médie sujette des Scythes. Et quand même, ce qui est en soi moins vraisemblable, on reporterait la bataille de l’éclipse à l’année 610, où la zone de complète obscurité s’arrête à une ligne tirée de Sardes à Issus[40] ; quand même on admettrait que, sur les bords de l’Halys, elle était assez sensible pour effrayer les deux armées ; que l’on supprimât ou non les cinq années de guerre antérieure, il faudrait encore placer sous la domination des Scythes et la défaite de Phaorte par les Assyriens et les grands succès de Cyaxare contre Ninive, c’est-à-dire que l’on aurait deux impossibilités pour une.

Ainsi le chiffre de vingt-huit ans est, dans tous les cas, inadmissible, et ne peut nous servir à déterminer l’époque de l’invasion cimmérienne. Tout au plus pourrait-on en tirer le chiffre de huit ans (ou peut-être de dix-huit), qui ne nous exposeraient pas aux mêmes contradictions ; seulement, si Cyaxare prit part à l’assaut de Ninive, en 607, et si la guerre de Lydie a commencé en 602, il faut supposer que le roi des Mèdes a attendu quelque temps pour présenter ses réclamations ou pour y donner suite. Si l’on, préfère, pour la bataille de l’éclipsé, la date de 610, l’invasion des Scythes serait reportée à quatorze ans plus haut environ[41], et pourrait fort bien, selon le récit d’Hérodote, avoir interrompu la première guerre contre Ninive, celle qui ruina l’empire assyrien en laissant subsister la ville. Cyaxare serait revenu contre celle-ci après l’expulsion des Scythes et la guerre contre les Lydiens. Mais la guerre en Asie Mineure, de 615 à 610, devrait alors coïncider avec les premières années d’Alyatte, c’est-à-dire avec a guerre de celui-ci contre les Grecs ioniens, et aussi avec a présence des Cimmériens dans la presqu’île. Mieux vaut donc accepter la tradition de l’éclipse totale, la guerre de Lydie en 602, et penser qu’entre la fin de sa guerre d’Ionie et cette date le roi de Lydie s’était débarrassé des Cimmériens, peut-être avec l’aide des Scythes fugitifs de Médie. Plaçons l’arrivée de ceux-ci en Asie Mineure en 608 ou 609, peu avant la destruction de Ninive ; ils auront pu se jeter sur la Médie, vers 617, ou, si l’on veut, commencer, en 626, par la Bactriane et l’Hyrcanie, une invasion qui, l’année suivante, aurait arrêté la politique triomphante de Cyaxare ; les Cimmériens devaient déjà être en Lydie à une date antérieure de quelques années à celle-là. Renonçons donc à l’hypothèse d’Hérodote, peu d’accord d’ailleurs avec la géographie, que les Scythes venus en Médie étaient ceux qui avaient chassé les Cimmériens ; renonçons à leur faire franchir le Bosphore cimmérien et à supposer que, se trompant de route dans leur poursuite, ils laissèrent le Caucase à droite et arrivèrent, par le Daghestan, aux portes Caspiennes. Bornons-nous à admettre deux invasions scythiques, l’une en Europe, en franchissant le Volga (le faux Araxe d’Hérodote), l’autre en Asie, en franchissant l’Iaxarte, c’est-à-dire le véritable Araxe ; reconnaissons-les pour indépendantes l’une de l’autre, et, par conséquent, la chronologie des Mèdes pour incompétente à rien décider touchant les dates de l’invasion cimmérienne, à l’exception de la bataille de l’éclipsé, qui, comme je le disais tout à l’heure, peut fournir une limite inférieure à l’expulsion des Cimmériens ; la limite supérieure est donnée par la fin de la guerre entre Alyatte et les Ioniens, et l’expulsion se trouve ainsi placée entre 610 et 602.

 

 

 



[1] Liv. V, ch. XXXII.

[2] Voyez le second fragment de Callinus, dans l’édition de Bach (cf. Strabon, VII, II).

[3] Vie de Marius, ch. XI.

[4] Il est vrai que Fréret (Mémoire sur les Cimmériens, 2e article, Académie des inscriptions et belles-lettres, t XIX, p. 592-593) regarde ce nom comme dérivé du breton kimmar associés, et pris par les Bretons insulaires pour exprimer leur ligue formée contre les envahisseurs saxons. Mais cette hypothèse, fût-elle vraie, laisserait encore au nom des Cimmériens une racine gauloise ; et c’est dans la langue gauloise aussi que Posidonius et Festus cherchaient et croyaient trouver l’étymologie de ce nom, ainsi qu’il résulte des citations de Fréret lui-même, au même en droit (p.591). — M. de Courson m’assure que le nom de Kimri ne se trouve chez les Bretons que vers le XIIe siècle.

[5] Histoire des Gaulois, introduction. p. LVI-LVII.

[6] Liv. I, c. III, p. 97 du Ier vol. dans l’éd. Tauchnitz ; Leipzig,1899.

[7] Liv. I, c. III, p. 9 du Ier vol. dans l’éd. Tauchnitz ; Leipzig ,1899.

[8] Callini Ephesii, Tyrtœi Aphidnei, Asii Samii carminum quœ supersunt. (Disposuit, emendavit, illustravit Nic. Bachius ; Lips. 1831, note des pages 8-9.)

[9] Callini Ephesii, etc. p. XIV, 1 (2e fragment de Callinus).

[10] XIII, IV. — Voyez le 5e fragment de Callinus de Bach ; Strabon, livre XIII, chapitre IV, au troisième volume, page 154 de l’édition Tauchnitz.

[11] Cette alliance avait frappé Fréret (ubi supra, p. 603) ; mais comme Strabon place les Trères (d’Asie) dans la Dictylitis, canton de l’Asie, dont Homère nomme les habitants Lyciens, le savant écrivain pense que les Lyciens, qui se joignirent alors aux Trères cimmériens, étaient les Trères voisins de la ville d’Antendros ou ceux de la Lycie troyenne. Quand cette conjecture serait vraie, elle se rapporterait encore à un établissement durable formé, en Asie Mineure, par un peuple kimrique, établissement dont l’origine n’est point indiquée et qui devait remonter loin déjà, puisque ces Trères y avaient perdu leur véritable nom.

[12] Au mot Τρήρος. — Voyez troisième fragment de Callinus, dans Bach.

[13] Au mot Θράκη. M. d’Eckstein (Questions relatives aux peuples sémitiques, § 11, sub finem) insiste sur le caractère arien des populations phrygiennes et méoniennes. Il sera question de celui des Phrygiens quand nous aurons vu rétablissement des Galates parmi eux.

[14] Voyez p. 6 à 17 de l’édition de Callinus, par M. Bach.

[15] Voyez le deuxième fragment de Callinus, ibid. p. 31-32. On ne sait si le grand fragment de Callinus se rapporte ou non à la guerre des Cimmériens ; aussi n’ai-je point osé en faire usage.

[16] L. XIV, c. 1, éd. Tauchn. I. III, p. 186-187.

[17] Strabon devait avoir sous les yeux les morceaux entiers de ces poètes. — Voyez aussi (p. 7-8 de Bach) quelques mots de Clément d’Alexandrie sur ce sujet.

[18] Voyez Bach, p. 6.

[19] Voyez Bach, p. 13-14.

[20] Edit. de Callinus, p. 14.

[21] Strabon, I, III, éd. Tauch., t. I, p.97. — L’auteur dit encore (XII, VIII) que la Phrygie subit les invasions des Trères et celles des Cimmériens.

[22] Voyez dans Bach la citation de l’Hymne à Diane, au sujet du 3e fragment de Callinus.

[23] Fréret, quoique très persuadé du long séjour des Cimmériens en Asie Mineure (p. 602, 603, 606), perd de vue la succession des faits, quand il prétend, contrairement à ce que nous venons de voir, que Strabon place à la même époque la prise de Sardes et celle de Magnésie. Il suit lui-même cette opinion erronée, et joint à ces faits la catastrophe de Midas, concluant de là qu’il faut rejeter, pour cette dernière, la date d’Eusèbe (697), quatrième année de Gygès. En effet, dit-il, comme, selon Strabon, les Cimmériens restèrent maîtres des plaines du Caystre ou de la Lydie, pendant un temps considérable après la destruction de Magnésie et le pillage de Sardes..... Gygès n’aurait pas été en état de s’engager dans des guerres contre les villes grecques (600-601). Strabon, nous l’avons vu, rapporte aux Trérons le malheur de Midas, et aux Trères la prise de Magnésie ; et le règne de Gygès peut avoir été postérieur d’une ou deux générations à la prise de Sardes. Je dirai plus : je n’ai point retrouvé le passage relatif au séjour des Cimmérient sur le Caystre ; mais on ne voit pas pourquoi, même après un échec, un roi de Lydie n’aurait pu tourner les armes d’aventuriers pillards contre ses voisins d’Ionie. Dans l’invasion du VIIIe siècle, les Cimmériens avaient dû combattre les deux peuples ; c’est un poète ionien qui parle de la campagne de Sardes. Si Fréret dit que Gygès aida les Milésiens à coloniser Abydos, ce fut apparemment après la guerre d’Ionie, qui put se terminer par la prise de Magnésie et être alors transportée ailleurs par les Cimmériens, car rien ne prouve qu’ils n’aient pas emporté cette ville comme alliés ou mercenaires des Lydiens. La concession de l’emplacement de Magnésie aux Milésiens serait le premier effort de Gygès pour regagner l’alliance de cette puissante cité. Hérodote fait entendre (livre I, chapitre XIV) que sa guerre contre Milet et Smyrne est du commencement de son règne.

[24] Voyez Hérodote, livre 1er, chapitre XV.

[25] Liv. IV, ch. XI.

[26] C’est ainsi qu’Hérodote appelle l’Iaxarte, dans son Histoire de Cyrus ; mais il n’en peut pas être ici question.

[27] Soutenus, sans doute, par cette clientèle qui joue un grand rôle dans l’histoire des Gaulois.

[28] C’est-à-dire du Dniester. (Voyez, à ce sujet, Strabon, livre VII, chapitre III.)

[29] Hérodote, II, XII. — Les difficultés de ce détail engagent Fréret (p. 606, 609 à 611) à nier que cette invasion vint réellement du dehors ; c’est trop de rigueur.

[30] Si toutefois ceux-là n’étaient pas des Cimmériens de la Chersonèse, comme M. Thierry incline à le croire. (Introd. p. LIX.)

[31] Introd. p. LIX-LXI.

[32] Plutarque, Vie de Marius, XI ; cf. Amédée Thierry, introduction. — Plutarque donne au chef suprême de ceux qui pénétrèrent alors en Asie-Mineure le nom de Lygdamis, soit par erreur, soit que ce nom se reproduise dans l’histoire des Cimmériens.

[33] Hérodote, I, XVI. — Polyen (VII, 11) raconte qu’il avait conduit à cette guerre des chiens vigoureux, qui se jetèrent sur les Cimmériens et les mirent en fuite.

[34] IIe partie, p. 167. — Il s’en réfère à un passage de Diogène Laërce, mais ne donne pas comme rigoureux le résultat auquel il arrive. La prise de Babylone est de 538.

[35] Liv. I, ch. CIII, CVI, CXXX.

[36] Hérodote, I, CCXIV.

[37] L’empire, et non la ville encore, M. Oppert ayant fait connaître, en 1862, qu’après le désastre du roi, vaincu, en 625, par Nabopolassar et les Mèdes, Ninive subsista encore quelques années. (Voyez Annales des Sargonides, § 5.)

[38] Voyez de Saulcy, Recherches sur la chronologie de Ninive, de Babylone et d’Ecbatane (sub fine).

[39] Voyez De Saulcy, ubi supra (§ 5), et Oppert, Tableau chronologique, publié à la suite de son rapport au ministre, en 1856.

[40] Ces détails astronomiques, que je ne connaissais pas en 1862, se trouvent dans le quinzième volume du Zeitschrift der d. m. G., p. 521-522.

[41] Cinq ans de guerre en Asie-Mineure et huit ans de conquête scythique. Le chiffre de vingt-huit ans des manuscrits me parait facile à expliquer. Hérodote aura écrit Έπί μέν νυν ή έτεα ήρχον. Un copiste, au lieu de νυν ή aura écrit νυκή, et un autre, choqué de ne pas trouver le ν euphonique devant le mot όκτώ, aura copié νυν όκτώ καί εΐκοσι, comme on l’imprime aujourd’hui. Si l’on adopte le chiffre de dix-huit ans, ce serait plus simple encore : κη’ au lieu de ιη’ ; une simple moucheture a pu transformer l’ι en κ.