HISTOIRE DE L'EMPEREUR CHARLES-QUINT

 

CHAPITRE NEUVIÈME.

 

 

François Ier est jaloux de la puissance de l'Empereur. — Alarmes de ce dernier. — Mort de François. — Son caractère. — Sa rivalité avec Charles. — L'Empereur marche contre l'électeur de Saxe. — L'électeur est fait prisonnier. — Siège de Wittemberg. — Traité de Charles avec l'électeur. — Négociations avec le landgrave. — Sévérité de Ferdinand à l'égard de la Bohème. — Diète d'Augsbourg. — Le concile général est transféré de Trente à Bologne. — L'Empereur s'empare de Plaisance. — Il proteste contre le concile de Bologne. — L'Empereur présente un système religieux pour servir de règle de foi en Allemagne. — Il emploie les moyens les plus rigoureux pour faire exécuter l'Intérim. — Voyage de Philippe, fils de Charles, dans les Pays-Bas.

 

1547 — La crainte que l'Empereur avait conçue des dispositions de 'guerre du roi de France n'était pas fondée sur des soupçons imaginaires et frivoles. François Ier avait vu avec douleur les progrès rapides des armes de l'Empereur, et il craignait que son rival n'atteignît à un degré de puissance qui le mettrait en état de donner la loi au reste de l'Europe. Pour combattre l'accroissement du pouvoir de Charles-Quint, le roi de France se lia avec les chefs de la ligue allemande ; il sollicita Soliman de reprendre les hostilités en Hongrie ; il cherchait à effrayer le pape en lui montrant le pouvoir impérial dominant en Italie ; il négocia avec le Danemark et avec les ministres qui gouvernaient l'Angleterre au nom d'Édouard VI. L'Empereur pénétra toutes ces intrigues, et fut vivement alarmé de la ligue redoutable que son infatigable rival semblait sur le point de soulever contre lui ; toutefois il se rassurait en considérant l'affaiblissement progressif de la santé de François.

Ce bonheur singulier, qui a distingué. Charles et sa famille d'une manière si évidente que certains historiens l'ont appelé l'étoile de la maison d'Autriche, ne se démentit pas en cette occasion. François Ier mourut à Rambouillet, le dernier jour du mois de mars, dans la cinquante-troisième année de son âge, et la trente-deuxième de son règne. Pendant vingt-huit ans de ce règne, une animosité déclarée divisa ce prince et l'Empereur, et enveloppa non-seulement leurs propres États, mais encore la plus grande partie de l'Europe ; dans des guerres soutenues avec un acharnement plus violent et plus durable qu'aucune de celles qui s'étaient faites dans les temps antérieurs. Plusieurs causes y contribuaient : la rivalité de ces princes était fondée sur une opposition d'intérêts excitée par la jalousie personnelle et envenimée par des insultes réciproques. En même temps si l'un des deux paraissait avoir quelque avantage propre à lui donner la supériorité, cet avantage se trouvait balancé par quelque circonstance favorable à l'autre. Les domaines de l'Empereur étaient plus étendus ; ceux du roi de France étaient plus concentrés. François gouvernait son royaume avec une autorité absolue ; Charles n'avait qu'un pouvoir limité, mais il y suppléait par son adresse. Les troupes du premier avaient plus d'audace et d'impétuosité ; celles du second étaient plus patientes et mieux disciplinées. Il y avait dans les facultés des deux monarques autant de différence que dans les avantages respectifs dont ils jouissaient, et cette différence ne contribua pas peu à prolonger leurs querelles. François prenait une résolution avec célérité, la soutenait d'abord avec chaleur,-et eh poursuivait l'exécution avec audace et activité ; mais il manquait de la persévérance nécessaire pour surmonter les difficultés, et souvent il abandonnait ses projets ou se relâchait dans l'exécution, soit par impatience, soit par légèreté. Charles délibérait froidement et se décidait avec lenteur ; mais, lorsqu'il avait arrêté un plan, il le suivait avec une obstination inflexible, et ni le danger ni les obstacles ne pouvaient le détourner dans l'exécution. L'influence de leur caractère sur leurs entreprises dut mettre une égale différence dans les succès. François, par son impétueuse activité, déconcerta souvent les plans de l'Empereur les mieux concertés. Charles, en suivant ses vues avec sang-froid, mais avec fermeté, arrêta souvent son rival dans sa carrière rapide, et repoussa ses plus vigoureux efforts. Le premier, à l'ouverture d'une guerre ou d'une campagne, fondait sur son ennemi avec la violence d'un torrent, et entraînait tout ce qui se trouvait devant lui ; le second, attendant pour agir que les forces de son rival commençassent à diminuer, recouvrait à la fin tout ce qu'il avait perdu et faisait souvent de nouvelles acquisitions. Le roi de France forma différents projets de conquêtes ; mais, quelque brillants que fussent les commencements de ses expéditions, la fin en fut rarement heureuse ; plusieurs des tentatives de l'Empereur qu'on jugeait impraticables et désespérées se terminèrent avec le plus grand succès. François se laissait éblouir par l'éclat d'un projet ; Charles n'était séduit que par la perspective des avantages qu'il pouvait en recueillir. Le degré de leur mérite et de leur réputation respective n'a cependant été encore fixé ni par un examen scrupuleux de leurs talents pour le gouvernement, ni par la considération impartiale de la grandeur et du succès de leurs entreprises. François est un de ces princes dont la renommée est au-dessus de leur génie et de leurs actions ; et cette préférence est l'effet de plusieurs circonstances réunies. La supériorité que donna à Charles la victoire de Pavie, et qu'il conserva dès lors jusqu'à la fin dé son règne, était si manifeste, que les efforts de François pour affaiblir la puissance énorme et toujours croissante de son rival furent jugés par la plupart des autres États, non-seulement avec la partialité qu'inspirent naturellement ceux qui soutiennent avec courage mi combat inégal, mais même avec la faveur que méritait celui qui attaquait un ennemi commun, et tâchait de réprimer le pouvoir d'un souverain également formidable à tous les autres. D'ailleurs la réputation des princes, surtout aux yeux de leurs contemporains, dépend autant de leurs qualités personnelles que de leurs talents pour le gouvernement. François commit des fautes graves et multipliées, et dans sa conduite politique, et dans son administration intérieure ; mais il fut humain, bienfaisant, généreux ; il avait de la dignité sans orgueil, de l'affabilité sans bassesse, et de la politesse sans fausseté ; il était aimé et respecté de tous ceux qui approchaient de sa personne, et tout homme de mérite avait accès auprès de lui. Séduits par les qualités de l'homme, ses sujets oublièrent les défauts du monarque ; ils l'admiraient comme le gentilhomme le plus accompli de sou royaume, et ils se soumirent sans murmure à des actes d'administration rigoureuse, qu'ils n'auraient pas pardonnés à un prince moins aimable. Il semblait cependant que cette admiration aurait dû n'être que momentanée et mourir avec les courtisans de ce monarque ; l'illusion qui naissait de ses vertus privées a dû se dissiper, et la postérité devrait juger sa conduite publique avec son impartialité ordinaire ; mais cet effet naturel a été contrebalancé par une autre circonstance, et le nom de François a passé à la postérité avec une gloire dont le temps n'a fait qu'augmenter l'éclat. Avant son règne, les sciences et les arts avaient fait peu de progrès en France ; à peine commençaient-ils à franchir les limites de l'Italie, où ils venaient de renaître et qui avait été jusqu'alors leur unique séjour. François les prit sous sa protection ; il voulut égaler Léon X par l'ardeur et la magnificence avec lesquelles il encouragea les lettres. Il appela les savants à sa cour, il conversa familièrement avec eux, il les employa dans les affaires, il les éleva aux dignités et les honora de sa confiance. Les gens de lettres ne sont pas moins flattés d'être traités avec la distinction qu'ils croient mériter, que disposés à se plaindre lorsqu'on leur refuse les égards qui leur sont dus : ils crurent qu'ils ne pouvaient porter trop loin leur reconnaissance pour un protecteur aussi généreux, et célébrèrent à l'envi ses vertus et ses talents. Les écrivains postérieurs adoptèrent ces éloges, et y ajoutèrent encore. Le titre de Père des lettres, qu'on avait donné à François, a rendu sa mémoire sacrée chez les historiens ; ils semblent avoir regardé comme une sorte d'impiété de relever ses faiblesses et de censurer ses défauts. Ainsi François, avec moins de talents et de succès que Charles, jouit peut-être d'une réputation plus brillante, et les vertus personnelles dont il était doué lui ont mérité plus d'admiration et d'éloges que n'en ont inspiré le vaste génie et les artifices heureux d'un rival plus habile, mais moins aimable.

La mort du roi de France produisit un changement considérable dans l'état de l'Europe. L'Empereur, vieilli dans l'art du gouvernement, n'avait plus pour rivaux que de jeunes monarques peu dignes d'entrer en lice avec celui qui avait lutté si longtemps, et presque toujours heureusement, avec des princes tels que Henri VIII et François Ier. Cette mort délivra Charles de toute inquiétude, et il se trouva heureux de pouvoir commencer avec succès contre l'électeur de Saxe les opérations qu'il avait été obligé de suspendre jusqu'alors. Il savait que les talents de Henri II, qui venait de monter sur le trône de France, étaient bien inférieurs à ceux de son père ; il prévit que ce nouveau monarque serait, pendant quelque temps, trop occupé à renvoyer les anciens ministres qu'il haïssait, et à satisfaire les désirs ambitieux de ses propres favoris, pour qu'on eût quelque chose à craindre, soit de ses efforts personnels, soit de quelque confédération formée par ce prince sans expérience.

Comme il était difficile de prévoir combien durerait cet intervalle de sécurité, Charles se détermina à en profiter sur-le-champ : dès qu'il eut appris la mort de François, il se mit en marche d'Egra, sur les frontières de Bohème ; mais le départ des troupes du pape, joint à la retraite des Flamands, avait tellement affaibli son armée, qu'il ne put rassembler que seize mille hommes. Ce fut avec des forces si peu considérables qu'il commença une expédition dont l'événement devait fixer le degré d'autorité dont il jouirait dorénavant en Allemagne. L'électeur avait d'ailleurs perdu l'avantage du nombre, en divisant ses troupes et en les cantonnant en différentes villes de la Saxe.

L'Empereur entra en Saxe par la frontière méridionale, et attaqua Altorf sur l'Elster. On vit bientôt combien la manœuvre de l'électeur était insensée ; car les troupes qui se trouvaient dans cette ville se rendirent sans résistance, et celles qu'on avait envoyées dans les autres places, entre Altorf et l'Elbe, suivirent cet exemple ou s'enfuirent à l'approche des Impériaux. Charles ne laissa pas aux Saxons le temps de se remettre de la terreur panique dont ils paraissaient être frappés, et il marcha en avant sans perdre un seul moment. L'électeur, qui avait établi son quartier général à Meissen, flottait dans l'état d'indécision et d'incertitude qui lui était naturel ; il se montrait même plus indécis à proportion que le danger paraissait plus urgent et exigeait des résolutions plus promptes. Quelquefois il semblait déterminé à défendre les bords de l'Elbe et à tenter le sort d'une bataille dès que les détachements qu'il avait appelés à lui seraient à portée de le joindre. D'autres fois, regardant ce parti comme téméraire et trop périlleux, il paraissait adopter les avis plus prudents de ceux qui lui conseillaient de tâcher de traîner la guerre en longueur, en se retirant sous les fortifications de Wittenberg, où les Impériaux ne pourraient l'attaquer sans un désavantage sensible, tandis qu'il y attendrait en sûreté les secours qui devaient lui arriver de Mecklembourg, de la Poméranie et des villes protestantes de la Baltique. Sans s'arrêter avec décision à l'un ou à l'autre de ces deux plans, il rompit le pont de Meissen, et marcha, le long de la ligne orientale de l'Elbe, jusqu'à Mühlberg. Là il délibéra de nouveau, et, après avoir hésité longtemps, il s'en tint à un de ces petits moyens qui sont toujours agréables aux âmes faibles et incapables de résolution et de fermeté. Il laissa un détachement à Mühlberg pour s'opposer aux Impériaux, s'ils tentaient de passer la rivière en cet endroit ; et s'avançant à quelques milles de là avec son armée, il y campa en attendant l'événement sur lequel il se proposait de régler ses démarches ultérieures.

Cependant Charles, qui marchait toujours sans s'arrêter, arriva, le 23 avril au soir, sur les bords de l'Elbe, vis-à-vis de Mühlberg. La rivière avait, en cet endroit, trente pas de largeur et plus de quatre pieds de profondeur ; son courant était rapide, et le bord que les Saxons occupaient était plus élevé que celui où il se trouvait. Ces obstacles, cependant, n'arrêtèrent point l'Empereur ; il assembla ses officiers généraux, et, sans demander leur avis, il leur communiqua la résolution où il était de tenter, le lendemain matin, le passage de la rivière, et d'attaquer l'ennemi partout où il pourrait le rencontrer. Tous ses généraux ne purent s'empêcher de témoigner l'étonnement que leur inspirait une résolution si hardie ; le duc d'Albe, naturellement audacieux et bouillant, et Maurice de Saxe, impatient d'accabler l'électeur son rival, firent eux-mêmes des représentations très-vives contre ce parti ; mais Charles, se fiant davantage à son propre jugement ou à sa fortune, n'eut point égard à leurs raisons et donna les ordres nécessaires pour l'exécution de son plan.

Dès le point du jour, un corps d'infanterie espagnole et italienne marcha vers la rivière, et commence à faire un feu continuel sur l'ennemi. Les longs et pesants mousquets dont on se servait alors faisaient beaucoup de ravage sur la rive opposée ; plusieurs soldats impériaux, emportés par une ardeur guerrière, et voulant s'approcher plus près de l'ennemi, entrèrent dans la rivière, et, s'y avançant jusqu'à la hauteur de la poitrine, tiraient avec une direction plus sûre et avec plus d'effet. Sous la protection de ce feu de mousqueterie, on commença à établir un pont de bateaux pour l'infanterie. Un paysan ayant proposé de faire passer la cavalerie par un gué qu'il connaissait, elle se mit aussi en mouvement ; les Saxons, qui étaient postés à Mühlberg, tâchèrent de troubler ces opérations par le feu assez vif d'une batterie qu'ils avaient élevée ; mais comme les terrains bas des bords de l'Elbe étaient couverts d'un brouillard épais, ils ne pouvaient pas diriger leurs coups avec beaucoup de justesse, et ils ne firent pas beaucoup de mal aux Impériaux. Les Saxons, au contraire, fort maltraités par le feu des Espagnols et des Italiens, brûlèrent quelques bateaux qui avaient été rassemblés près du village, et se préparèrent à faire retraite. Les Impériaux s'étant aperçus de ce dessein, dix soldats espagnols se dépouillèrent sur-le-champ, et, prenant leurs épées entre les dents, se jetèrent à la nage, traversèrent la rivière, mirent en fuite quelques Saxons qui voulurent les arrêter, et sauvèrent des flammes autant de bateaux qu'il leur en fallait pour achever le pont ; cette action si hardie et si heureuse ranima le courage de leurs compagnons et jeta l'épouvante parmi les ennemis.

En même temps chaque cavalier, prenant en croupe un fantassin, tous commencèrent à entrer dans la rivière ; la cavalerie légère marchait à la tète, suivie par les gendarmes, que l'Empereur conduisait en personne, monté sur un beau cheval, vêtu d'un habit superbe, et tenant une javeline à la main. Ce corps nombreux de cavaliers s'agitant à travers une grande rivière, où, suivant la direction de son guide, il était obligé de faire différents détours, marchant quelquefois sur un terrain solide, et quelquefois se mettant à la nage, présentait au reste de l'armée qu'il laissait sur le rivage un spectacle également intéressant et magnifique. Le courage de cette troupe surmonta à la fin tous les obstacles : personne n'osait montrer un sentiment de crainte, lorsque l'Empereur partageait tous les dangers avec le dernier de ses soldats. Dès que Charles eut atteint la rive opposée, sans attendre le reste de son infanterie, il marcha aux Saxons à la tête des troupes qui avaient passé la rivière avec lui ; celles-ci, encouragées encore par le succès de leur entreprise, et méprisant un ennemi qui n'avait osé les attaquer lorsqu'il pouvait le faire avec tant d'avantage, ne tinrent aucun compte de la supériorité du nombre et marchèrent au combat comme à une victoire certaine.

Pendant toutes ces opérations, qui nécessairement durent consumer beaucoup de temps, l'électeur resta dans son camp, sans faire aucun mouvement ; il ne voulait pas même croire que l'Empereur eût passé la rivière et pût être si près de lui : aveuglement si extraordinaire, que les historiens les mieux instruits l'imputent à la perfidie de ses généraux, qui l'avaient trompé par de faux avis. Lorsque les témoignages réunis de plusieurs témoins oculaires l'eurent enfin convaincu de sa fatale méprise, il donna ses ordres pour se retirer vers Wittemberg ; mais une armée allemande, embarrassée, comme de coutume, par ses bagages et son artillerie, ne pouvait se mettre en mouvement avec beaucoup de célérité. A peine avait-elle commencé sa marche, que les troupes légères de l'ennemi se firent apercevoir ; et l'électeur vit qu'il ne pouvait éviter une bataille. Comme il avait autant de bravoure dans l'action que d'indécision dans le conseil, il fit ses dispositions pour le combat avec la plus grande présence d'esprit et beaucoup de prudence ; il profita d'une grande forêt pour couvrir ses ailes, de manière à ne pas craindre d'être enveloppé par la cavalerie ennemie, beaucoup plus nombreuse que la sienne, l'Empereur, de son côté, rangeait ses troupes en bataille à mesure qu'elles avançaient, et parcourant les rangs à cheval, il exhortait ses soldats en peu de mots, mais en termes énergiques, à faire leur devoir. Les deux armées étaient animées par des sentiments bien différents. Le ciel, qui jusqu'à ce moment avait été sombre et couvert de nuages, s'était éclairci tout à coup ; cette circonstance fit sur les deux partis opposés une impression analogue à la disposition des esprits. Les Saxons, surpris et découragés, se virent avec peine exposés aux regards de leurs ennemis ; les Impériaux, assurés que les troupes protestantes ne pouvaient plus leur échapper, se réjouirent du retour du soleil comme d'un présage certain de la victoire. Le combat n'aurait été ni long ni douteux si le courage des Saxons n'eût été ranimé et soutenu par la bravoure personnelle de l'électeur, et par l'activité qu'il déploya dès le moment que l'approche de l'ennemi lui eut fait regarder comme inévitable un engagement général. Ils repoussèrent d'abord la cavalerie hongroise, qui commença l'attaque, et reçurent avec beaucoup de vigueur les gendarmes qui s'avancèrent ensuite à la charge ; mais ceux-ci étaient la fleur de l'armée impériale, ils combattaient sous les yeux de l'Empereur, les Saxons furent donc obligés de plier ; les troupes légères des Impériaux se ralliant en même temps et tombant sur leurs flancs, la déroute devint bientôt générale. Un petit corps de soldats choisis, que l'électeur commandait en personne, continuait encore de se défendre, et tâchait de sauver son souverain en se retirant dans la forêt. Mais cette troupe ayant été enveloppée de tous côtés, l'électeur, qui était blessé au visage et épuisé de fatigue, et qui voyait l'inutilité d'une plus longue résistance, se rendit prisonnier. Il fut conduit sur-le-champ vers l'Empereur, qui, revenant alors de la poursuite des fuyards, jouissait, au milieu du champ de bataille, de la vue de tout son succès, et recevait les compliments de ses officiers sur la victoire complète qu'il venait de remporter par sa valeur et sa prudence. L'électeur, dans la situation malheureuse et humiliante où il était réduit, montra un maintien également noble et décent ; il se présenta à son vainqueur sans prendre un air d'orgueil ou d'humeur qui n'aurait pas convenu à un captif, mais il ne s'abaissa non plus à aucune marque de soumission indigne du rang élevé qu'il tenait parmi les princes d'Allemagne. Le hasard de la guerre, dit-il, m'a fait votre prisonnier, très-gracieux Empereur, et j'espère d'être  traité... Ici Charles l'interrompit brusquement. On me reconnaît donc enfin pour l'Empereur ?  lui dit-il ; Charles de Gand était le seul titre que vous m'eussiez donné jusqu'ici. Vous serez traité comme vous le méritez. Après ces mots, il tourna le dos à l'électeur d'un air très-lier et le quitta. A ce traitement cruel le roi des Romains ajouta, en son propre nom, des reproches accompagnés d'expressions moins généreuses encore et plus insultantes. L'électeur ne fit point de réponse, et, d'un air calme et tranquille, sans montrer ni abattement ni surprise, il suivit les soldats espagnols désignés pour le garder.

Cette victoire décisive ne coûta aux Impériaux que cinquante hommes : douze cents Saxons y perdirent la vie, surtout dans la déroute, et il y en eut un plus grand nombre encore de prisonniers. Un corps de quatre cents hommes vint à bout de s'échapper, et arriva à Wittemberg avec le prince électoral, qui avait été blessé dans l'action.

L'Empereur resta deux jours sur le champ de bataille, tant pour rafraîchir son armée que pour recevoir les députés des villes voisines, qui s'empressèrent de mériter sa protection en se soumettant à ses volontés ; après quoi il marcha à Wittemberg, dans le dessein de terminer tout d'un coup la guerre en s'emparant de cette place. L'infortuné électeur fut emmené comme en triomphe et exposé partout, dans l'état d'un captif, aux yeux de ses propres sujets. Ce spectacle affligeait tous ceux qui aimaient et honoraient ce prince mais un si sensible outrage ne put abattre la fierté de son âme, ni même troubler son sang-froid et sa tranquillité ordinaire.

Wittemberg était alors la résidence de la branche électorale de la famille de Saxe ; c'était une des plus fortes villes de l'Allemagne, très-difficile à prendre si elle était bien défendue. L'Empereur y marcha avec la plus grande célérité, espérant trouver ses habitants dans la consternation et prêts à se rendre dès qu'il se présenterait devant leurs murs. Mais Sibylle de Clèves, femme de l'électeur, qui joignait beaucoup de talents à une grande vertu, anima les habitants à une défense courageuse, et adressa à l'Empereur une réponse pleine de fierté, en l'avertissant d'avoir pour l'électeur tous les égards dus à son rang, parce qu'elle était déterminée à traiter Albert de Brandebourg, qui était toujours prisonnier, comme l'électeur serait traité.

Charles n'avait pas le matériel nécessaire pour entreprendre un siège régulier ; Maurice s'engagea à fournir l'artillerie et les provisions nécessaires, mais il ne put le faire ; et Charles chercha un expédient plus prompt pour se rendre maître de la ville. Il résolut d'alarmer la tendresse de l'épouse et des enfants de l'électeur, en les avertissant que, si Wittemberg ne se rendait pas, l'électeur payerait de sa tête leur obstination, et il fit faire aussitôt le procès à son prisonnier. Le conseil de guerre, réuni d'une manière irrégulière et illégale, condamna l'électeur à être décapité ; celui-ci montra dans cette circonstance une fermeté héroïque. Mais sa famille ne prouva pas la même force ; et, vaincu enfin par les larmes et les sollicitations des siens, l'électeur consentit à signer un traité par lequel il résignait la dignité électorale entre les mains de l'Empereur, livrait les places de Wittemberg et de Gotha, et s'engageait à rester pendant sa vie prisonnier de l'Empereur. Maurice fut mis immédiatement en possession de l'électorat.

Le landgrave, beau-père de Maurice, était toujours en armes, et quoiqu'il restât alors le seul défenseur de la cause protestante, cet ennemi n'était ni faible, ni méprisable. Maurice et l'électeur de Brandebourg se portèrent pour médiateurs entre ce prince et Charles, qui exigea les conditions les plus rigoureuses. Il voulait que le landgrave se soumît aux décrets de la chambre impériale, livrât sa personne et ses États, et se mit entièrement à sa discrétion. Le landgrave n'osa pas courir les chances d'une lutte avec un adversaire si redoutable, et il se soumit, bien qu'avec une extrême répugnance. Sur les assurances verbales données par l'Empereur à Maurice et à l'électeur de Brandebourg, le landgrave fit taire sa défiance et se rendit au camp impérial. Au moment où il allait subir l'humiliation de faire sa soumission publique à l'Empereur, on lui présenta à signer une copie des articles qu'il avait déjà acceptés, mais on y avait ajouté des conditions nouvelles qui n'avaient pas été d'abord stipulées. Cette fraude excita très-vivement son indignation, et ce ne fut pas sans peine que Maurice et l'électeur de Brandebourg levèrent cet obstacle. La cérémonie s'acheva enfin, et l'Empereur y montra une contenance dure et hautaine. Le soir même, le landgrave reçut l'ordre de rester prisonnier chez le duc d'Albe, sous la garde des soldats espagnols. Cette nouvelle excita chez ce malheureux prince un profond étonnement, qui fit immédiatement place à la plus violente fureur. Maurice et l'électeur de Brandebourg, qui sentaient que cette fourberie les déshonorait, adressèrent à l'Empereur les sollicitations les plus pressantes ; niais le monarque resta fier et inflexible, et les deux princes furent obligés de quitter la cour, en laissant dans les fers un ami auquel ils avaient, sur leur honneur, garanti la liberté.

Le landgrave et l'électeur furent traînés à la suite de l'Empereur, qui, dans chaque lieu qu'il visitait, les donnait en spectacle, renouvelant ainsi leur humiliation et son triomphe. Réunissant l'oppression à l'opprobre, l'Empereur exerçait sur l'Allemagne les droits les plus rigoureux d'un conquérant ; il enlevait l'artillerie des villes et des princes, levait des sommes considérables, et commettait toute espèce d'exactions.

Tandis que Charles donnait la loi aux Allemands comme à un peuple vaincu, Ferdinand traitait ses sujets en Bohème avec encore plus de rigueur. Irrités de ce qu'il avait voulu étendre les prérogatives royales, et excités d'ailleurs par la doctrine des réformateurs que Jean Hus avait répandue dans leur pays, les Hongrois s'étaient révoltés et avaient levé une armée de trente mille hommes. La soumission de l'électeur de Saxe et l'approche de Ferdinand à la tête d'une armée impériale les déterminèrent à se soumettre ; mais leurs prières et leurs larmes n'eurent aucune influence sur le roi, qui leur imposa une nouvelle forme de gouvernement, les désarma, et punit de mort les chefs principaux du mouvement.

L'Empereur avait convoqué à Augsbourg une diète pour terminer définitivement les controverses de religion qui depuis si longtemps troublaient l'Empire. Il avait entouré cette assemblée de ses troupes, de manière à la tenir sous sa dépendance. Charles commença par engager les membres de la diète à reconnaître l'autorité du concile général qu'avait été réuni à Trente. Cette assemblée venait d'être transférée à Bologne, parce qu'une maladie qui s'était déclarée à Trente avait quelque chose de pestilentiel. Quelques membres du concile dévoués à Charles étaient restés à Trente, et l'Empereur lui-même avait insisté pour que le concile retournât dans cette ville ; mais Paul n'avait eu aucun égard à sa demande. Cette circonstance donna un nouvel aliment aux mécontentements élevés entre l'Empereur et le pape, et qui devinrent encore plus vifs lorsque après le meurtre de Farnèse les troupes impériales se furent emparées de Plaisance.

1548 — Ce fut en ce moment que la diète d'Augsbourg, se conformant aux ordres de l'Empereur, sollicita le pape d'enjoindre aux prélats qui s'étaient retirés à Bologne de retourner à Trente et d'y reprendre leurs délibérations. Paul consulta les docteurs qui étaient à Bologne, lesquels déclarèrent que le concile ne pouvait pas, sans manquer à sa dignité, retourner à Trente, à moins que les prélats qui, en y restant, avaient montré un esprit de schisme, ne se rendissent auparavant à Bologne, pour s'y réunir avec leurs frères. L'Empereur, à qui cette réponse fut communiquée, envoya à Bologne deux jurisconsultes, qui, en présence des légats, protestèrent que la translation du concile dans cette ville s'était faite sans nécessité et sur des prétextes faux ou frivoles ; que tant qu'il continuerait d'y tenir ses séances, il ne devait être regardé que comme un conventicule illégal et schismatique ; que par conséquent toutes ses décisions devaient être regardées comme nulles et sans validité. Quelques jours après, l'ambassadeur impérial, résidant à Rome, renouvela cette protestation en présence du 'souverain pontife, dans les termes les moins mesurés et les moins respectueux.

L'Empereur fit connaître à la diète l'inutilité de ses démarches, et en même temps il lui annonça qu'il avait employé quelques théologiens distingués par leurs talents et leurs lumières à préparer un système de doctrine auquel les peuples seraient tenus de se conformer, jusqu'à ce qu'on pût convoquer un concile tel qu'on le désirait, projet absurde et injurieux à l'Église. Ce système avait été composé par Pflug, Helding et Agricola ; les deux premiers étaient deux dignitaires de l'Église romaine estimés par leur caractère pacifique et conciliateur ; le dernier était un théologien protestant. Les articles qui avaient été présentés à la diète de Ratisbonne en 1541, dans la vue de concilier les partis opposés, servirent de modèle au nouveau système ; mais les protestants y étaient moins ménagés. On leur cédait seulement sur deux points : il était permis à ceux des ecclésiastiques qui s'étaient mariés et qui ne voudraient pas se séparer de leurs femmes, d'exercer toutes les fonctions de leur ministère sacré, et les provinces qui avaient été accoutumées à recevoir le pain et le vin dans le sacrement de l'Eucharistie, pouvaient conserver le privilège de communier ainsi sous les deux espèces ; on déclarait que ces articles étaient des concessions faites uniquement pour un temps, afin d'avoir la paix, et par égard pour la faiblesse et les préjugés des peuples.

Ce système de doctrine fut connu dans la suite sous le nom d'Intérim, parce qu'il contenait des règlements provisoires qui ne devaient avoir de force que jusqu'à la réunion d'un autre concile général. L'Empereur le présenta à la diète, eu déclarant l'intention où il était de le faire observer. A peine eut-il fini sa lecture, que l'archevêque de Mayence, président de l'assemblée, se leva, et déclara, au nom de la diète, qu'elle acceptait le nouveau système et qu'elle était résolue à s'y conformer en tout point. Personne n'eut le courage de contredire ce que l'archevêque venait d'avancer, et l'Empereur, ayant reçu cette déclaration comme une ratification entière et légale de l'Intérim, se prépara à en maintenir l'exécution comme si c'eut été un décret de l'Empire.

Immédiatement après la dissolution de la diète, l'Empereur fit publier l'Intérim en allemand et en latin. Cet écrit eut le sort ordinaire de tous les plans de conciliation ; les deux opinions le repoussèrent également. Le pape, éclairé par sa profonde expérience, prévit qu'un système que tous les partis attaquaient et qu'aucun ne défendait, ne pouvait pas être de longue durée, et qu'il n'aurait pas besoin d'interposer ses propres forces pour en accélérer la chute.

L'Empereur, amoureux de son plan, voulut le faire rigoureusement exécuter ; mais il ne trouva pas partout la même condescendance, que chez l'électeur palatin, l'électeur de Brandebourg et Maurice de Saxe. La fermeté de l'électeur de Saxe ne se démentit pas en cette occasion ; l'Empereur lui ayant proposé de lui rendre la liberté s'il voulait accéder à l'Intérim, le prisonnier répondit qu'il n'abandonnerait pas à la fin de ses jours une cause pour laquelle il avait déjà tant souffert ; le landgrave, au contraire, écrivit à l'Empereur pour donner son approbation à l'Intérim ; mais l'Empereur, qui savait que son exemple serait sans influence, méprisa son offre et le fit garder plus rigoureusement.

Les villes impériales montrèrent aussi beaucoup de résistance, et il fallut soumettre par la force Strasbourg, Constance, Brême, Magdebourg, et plusieurs autres places moins considérables.

Cependant Charles, satisfait d'avoir ainsi fait fléchir sous son autorité le caractère peu traitable des Allemands, partit pour les Pays-Bas, emmenant avec lui ses deux prisonniers, l'électeur de Saxe et le landgrave de Hesse. Avant d'arriver à Bruxelles, il apprit que les légats du pape à Bologne avaient dissous le concile par une prorogation indéfinie, et que les prélats qui s'étaient assemblés dans cette ville étaient retournés chacun dans leur patrie.

Charles aimait à passer d'une partie de ses États clans une autre ; mais ce goût particulier n'était pas le seul motif de son voyage en Flandre : il voulait y recevoir son fils unique, qui était alors dans sa vingt et unième année, et qu'il y avait appelé non-seulement pour le faire reconnaître par les États des Pays-Bas comme son héritier présomptif, mais encore pour faciliter l'exécution d'un grand projet dont on développera bientôt l'objet et l'issue.

Philippe, ayant laissé le gouvernement de l'Espagne entre les mains de Maximilien, fils aîné de Ferdinand, s'embarqua pour l'Italie, suivi d'un nombreux cortège de noblesse espagnole. Il débarqua à Gênes ; de là il alla à Milan, et passant ensuite par l'Allemagne, il arriva à la cour impériale à Bruxelles. Philippe fut reçu avec une pompe extraordinaire par toutes les villes des Pays-Bas où il passa : des fêtes, des tournois, des spectacles publics de toute espèce furent exécutés avec cette magnificence extrême que les nations commerçantes aiment à déployer dans toutes les occasions où elles s'écartent de leurs maximes ordinaires d'économie. Mais, au milieu des jeux et des fêtes, Philippe laissa voir d'une manière remarquable la sévérité naturelle de son caractère et une partialité pour les Espagnols qui révolta les Flamands, et fut la source de cette antipathie qui devint par la suite si funeste à, la monarchie espagnole.

Charles fut retenu longtemps dans les Pays-Bas par une violente attaque de goutte. Il ne se relâcha cependant pas dans ses efforts pour l'exécution de l'Intérim. Strasbourg et Constance, qui avaient pris les armes, furent réduits à se soumettre, à perdre leurs privilèges de villes libres, et à recevoir garnison autrichienne. Magdebourg, Brême, Hambourg et Lubeck furent les seules villes impériales considérables qui ne se soumirent pas à la volonté de Charles.