HISTOIRE DE L'EMPEREUR CHARLES-QUINT

 

CHAPITRE QUATRIÈME.

 

 

Charles attaque la France. — Sages mesures de François. — Siège de Pavie. — François Ier fait prisonnier. — Projets ambitieux de Charles. — Conduite de la régente. — François est conduit en Espagne. — Henri VIII s'allie à la France. — Traitement rigoureux que François éprouve en Espagne. — Négociations pour sa mise en liberté. — Traité de Madrid. — François Ier, rentre en France. — Mariage de l'Empereur avec Isabelle de Portugal. — Ligue formée contre l'Empereur. — Accommodement entre le pape et l'Empereur. — Bourbon envahit le territoire de l'Église. — Il assiège Rome. — Sa mort. — Prise et pillage de Rome. — Le pape prisonnier.

 

Les Italiens ne doutaient pas que la défaite des Français, chassés à la fois du Milanais et des États de la république de Gênes, ne terminât la guerre entre l'Empereur et le roi de France ; et comme ils ne voyaient plus de puissance capable de résister à l'Empereur en Italie, ils commencèrent à craindre l'accroissement de ses forces, et à former des vœux ardents pour le rétablissement de la paix. Mais l'Empereur, enivré de ses succès, excité par Bourbon, qui ne cherchait que l'occasion de se venger, et violemment entraîné par sa propre ambition, méprisa les avis des puissances d'Italie, auxquelles ses ministres s'étaient réunis, et déclara que sa résolution était prise, qu'il allait faire passer les Alpes à son armée et attaquer la Provence. Le roi d'Angleterre fournit aux premiers frais de l'entreprise, promettant de continuer ces secours pécuniaires ou d'entrer lui-même en Picardie à la tête d'une armée considérable.

1524 — L'Empereur donna le commandement de son armée, composée seulement de dix-huit mille hommes, au marquis de Pescaire, en lui ordonnant d'avoir la plus grande déférence pour les avis de Bourbon. Pescaire passa : les Alpes sans rencontrer de résistance. ; il entra dans la Provence, et alla mettre le siège devant Marseille. Le roi de France s'empressa de faire ravager le pays adjacent, afin d'ôter aux ennemis les moyens d'y subsister ; il rasa les faubourgs de la ville, ajouta dé nouvelles fortifications aux anciennes, et jeta dans la place une forte garnison commandée par des officiers expérimentés. Neuf mille habitants se joignirent aux troupes et s'armèrent pour défendre la place. Leur bravoure et leur habileté triomphèrent de toute la science militaire de Pescaire et de l'activité du ressentiment de Bourbon. Pendant ce temps, François réunissait une armée nombreuse sous les murs d'Avignon, et lorsqu'il s'avança vers Marseille, les Impériaux, déjà épuisés par les fatigues d'un siège de quarante jours, affaiblis par les maladies et près de manquer de provisions, se retirèrent avec précipitation vers l'Italie.

Si lé roi de France se fût contenté d'avoir préservé ses sujets des suites de cette invasion formidable, il dit encore fini la campagne avec honneur ; mais ce prince, qui avait plutôt le courage d'un soldat que.cehii d'un général, se laissait trop aisément éblouir par le succès. Il se trouvait à la tète d'une des plus belles armées que la France eût jamais mises sur pied ; il ne put se résoudre à la licencier sans avoir tiré quelque avantage de ses forces. Il résolut donc, malgré l'époque avancée de la saison, malgré l'opposition de ses plus sages conseillers, d'envahir le Milanais. Bonnivet, qui partageait l'impétuosité de son maître, contribua beaucoup à cette funeste détermination : François se mit aussitôt en marche, après avoir nommé Louise de Savoie, sa mère, régente du royaume.

Les Français passèrent les Alpes au mont Cenis, et comme le succès dépendait de leur diligence, ils marchèrent à grandes journées. Pescaire mit aussi une grande célérité dans ses mouvements, et il arriva à Milan avant l'armée de François ; mais il trouva cette place plongée dans une telle consternation, qu'il renonça à la défendre ; et après avoir jeté une garnison dans la citadelle, il sortit par une porte, tandis que les Français entraient par l'autre.

Les Impériaux se trouvaient dans une très-fâcheuse position ; Charles possédait les États les plus étendus qu'un prince de l'Europe eût jamais réunis sous sa domination, mais son autorité sur ses sujets étaient fort limitée ; il ne pouvait imposer aucune taxe sans leur consentement, et toutes ses entreprises se trouvaient entravées par le manque d'argent. Son armée était tout à la fois sans paie, sans munitions, sans vivres et sans habits ; cependant Lannoy, vice-roi de Naples, engagea les revenus de son royaume pour se procurer quelques ressources ; Pescaire employa toute l'influence qu'il exerçait sur les troupes espagnoles pour les déterminer à ne pas demander de solde ; enfin Bourbon, entraîné par la haine implacable qui l'animait, mit ses bijoux en gage pour une somme considérable, et partit pour l'Allemagne afin d'accélérer la levée de troupes pour le service de l'Empereur.

François commit une faute irréparable en donnant, aux généraux de l'Empereur le temps de faire toutes ces dispositions ; il s'était en effet arrêté sous les murs de Pavie, qu'il assiégeait et qui était défendue par une forte garnison sous les ordres d'Antoine de Lève. Le roi pressait le siège avec une vigueur égale à la témérité qui le lui avait fait entreprendre ; pendant trois mois, tout ce que la science de cette époque et tout ce que la valeur des soldats purent fournir de moyens fut mis en usage pour réduire la place. De leur côté, les assiégés déployèrent une vigilance et un courage admirables ; derrière les brèches que faisait l'artillerie française, Lève élevait de nouveaux ouvrages dont la force paraissait égale à celle des premières fortifications ; il retardait les progrès de l'ennemi par de fréquentes sorties, et le repoussait dans tous les assauts. La mauvaise saison rendait la position des assiégeants fort pénible, et François vit une inondation détruire en un jour d'immenses ouvrages que son armée avait faits avec beaucoup de peines et de dépenses pour détourner le cours du Tésin.

Malgré la lenteur des progrès du siège, on ne doutait pas que la ville ne fût à la fin obligée de se rendre. Le pape, qui regardait déjà l'armée française comme maîtresse de l'Italie, fit tous ses efforts pour négocier une paix qui assurât à François la possession du Milanais. Sur le refus de Charles, Clément conclut avec le roi de France un traité de neutralité où la république de Florence fut comprise. Ce traité, qui assurait de grands avantages à François, lui inspira la pensée d'attaquer le royaume de Naples, qui se trouvait sans défense. Dans cette vue, il envoya six mille hommes sous le commandement de Jean Stuart, duc d'Albani. Les généraux de l'Empereur, comprenant que le sort de la campagne dépendait des événements du Milanais, ne firent nulle attention à cette diversion, et concentrèrent toutes leurs forces contre le roi, qui venait de s'affaiblir mal à propos en détachant de son armée un corps si considérable.

Cependant la garnison de Pavie était réduite aux dernières extrémités, et les Allemands, qui en composaient la plus grande partie, menaçaient de livrer la ville aux Français. Les Impériaux sentaient la nécessité de marcher au secours de la place, et ils se trouvaient enfin en mesure de le faire, car Bourbon venait de rejoindre Pescaire avec douze mille Allemands. L'argent manquait encore, mais les généraux surent montrer à leurs troupes les dépouilles des Français comme un butin aussi magnifique que facile à conquérir, et les soldats demandèrent la bataille avec toute l'impatience d'aventuriers qui ne combattent que pour le butin. Pour ne pas laisser refroidir cette ardeur, Pescaire marcha droit vers le camp français. A son approche le roi convoqua un conseil de guerre ; ses officiers les plus expérimentés étaient d'avis qu'il évitât une bataille contre un ennemi au désespoir, qui, dans quelques semaines, serait obligé de licencier ses troupes, faute d'argent pour les payer ; ce fut l'opinion de Bonnivet lui-même, qui décida le roi à attendre l'ennemi et à risquer le combat.

1525 — Les généraux ennemis trouvèrent les Français si bien fortifiés dans leur camp, qu'ils balancèrent longtemps ; mais l'extrémité où était réduite la ville et les murmures de leurs soldats les obligèrent à courir le hasard d'une bataille. Jamais des armées n'engagèrent une action avec plus de fureur ; jamais on ne sentit plus vivement, des deux côtés, les conséquences de la victoire ou de la défaite ; jamais les combattants ne furent plus animés par l'émulation, par l'antipathie nationale, par le ressentiment mutuel, et par toutes les passions qui peuvent porter le courage à son plus haut degré. Les Impériaux ne purent cependant résister au premier effort de la valeur française, et leurs plus fermes bataillons commencèrent à plier. Mais la fortune changea bientôt de face. Les Suisses qui servaient dans l'armée de France, oubliant la réputation que leur nation s'était acquise par sa fidélité et par sa bravoure, abandonnèrent lâchement leur poste. De Lève fit une sortie avec sa garnison, et, dans le fort du combat, attaqua l'arrière-garde des Français avec tant de furie, qu'il la mit en désordre ; Pescaire tombant en même temps sur la cavalerie française avec sa cavalerie allemande, qu'il avait habilement entremêlée de fantassins espagnols, armés de pesants mousquets dont on se servait alors, rompit ce corps formidable par une nouvelle méthode d'attaque à laquelle les Français ne s'attendaient point. La déroute devint générale ; il n'y avait presque plus de résistance qu'à l'endroit où était le roi, et il ne combattait plus pour l'honneur ou pour la victoire, mais pour sa propre sûreté. Affaibli par plusieurs blessures qu'il avait déjà reçues, et jeté à bas de son cheval, qui avait été tué sous lui, il se défendait encore à pied avec un courage héroïque. Plusieurs de ses plus braves officiers s'étaient rassemblés autour de lui, et faisant des efforts incroyables pour sauver la vie de leur roi aux dépens de la leur, ils tombaient successivement à ses pieds. De ce nombre fut Bonnivet, le premier auteur de cette grande calamité, et le seul dont la mort ne fut point regrettée. Le roi, épuisé de fatigue, ne pouvant plus se défendre, se trouva presque seul exposé à la fureur de quelques soldats espagnols qu'irritait la résistance obstinée, de ce guerrier, dont le rang leur était inconnu. Dans ce moment arriva Pompérant, gentilhomme français, qui était entré avec Bourbon au service de l'Empereur, et qui, se plaçant à côté du monarque contre lequel il s'était révolté, le protégea contre la violence des soldats, en le conjurant en même temps de se rendre au duc de Bourbon, qui était près de là. Malgré le danger pressant qui environnait François de toutes parts, il rejeta avec indignation l'idée d'une action qui aurait été un objet de triomphe pour un sujet rebelle ; mais, ayant aperçu Lannoy, qui par hasard se trouva près de lui, il l'appela et lui rendit son épée. Lannoy, s'agenouillant pour baiser la main du roi, reçut son épée avec un profond respect, et tirant la sienne, il la lui présenta, en lui disant qu'il ne convenait pas à un si grand monarque de rester désarmé en présence d'un sujet de l'empereur.

Dix mille hommes perdirent la vie dans cette bataille, une des plus fatales que la France eût jamais essuyées. Il y périt la plus grande partie de la noblesse française, qui avait préféré la mort à une fuite honteuse. Il y eut aussi un grand nombre de prisonniers, et le plus illustre d'entre eux, après François, était Henri d'Albret, infortuné roi de Navarre. Un petit corps de l'arrière-garde s'échappa sous la conduite du duc d'Alençon. A la nouvelle de cette défaite, la faible garnison de Milan se retira par une autre route, avant même d'être poursuivie, et, quinze jours après la bataille, il ne restait pas un seul Français en Italie.

Lannoy traitait François avec toutes les marques d'honneur dues à son rang et à son caractère ; mais il le gardait en même temps avec l'attention la plus exacte. Dès le lendemain de la bataille, il le conduisit au château de Pizzighettone, près de Crémone, et le mit sous la garde de don Ferdinand Alarcon. François, qui jugeait l'âme de Charles par la sienne, désirait ardemment qu'il fût informé de sa situation, ne doutant pas que, par sa générosité ou par une noble compassion, l'Empereur ne lui rendît bientôt la liberté. Les généraux de l'Empereur n'étaient pas moins impatients d'envoyer à leur maître la nouvelle de. leur victoire ; et comme, dans cette saison, la voie la plus sûre et la plus prompte était celle de terre, François donna au commandeur Pennalosa, qui était chargé des dépêches de Lannoy, un passeport pour traverser la France.

Charles reçut la nouvelle inattendue du succès qui venait de couronner ses armes avec une modération qui lui eût fait plus d'honneur que la plus grande victoire, si elle eût été sincère. Sans proférer un seul mot qui décelât ni un sentiment d'orgueil, ni une joie immodérée, il alla sur-le-champ à sa chapelle, et après avoir employé une heure entière à rendre au Ciel ses actions de grâces, il revint à sa chambre d'audience, qu'il trouva remplie de grands d'Espagne et d'ambassadeurs étrangers assemblés pour le complimenter. Il reçut leurs félicitations d'un air modeste, et plaignit l'infortune du roi prisonnier. Il défendit toute réjouissance publique, en disant de les réserver pour la première victoire qu'il remporterait sur les infidèles ; il parut enfin ne s'applaudir de l'avantage qu'il avait obtenu, que parce qu'il se trouverait par là en état de rendre la paix à la chrétienté. Mais son cœur formait déjà des projets qui s'accordaient mal avec les dehors de cette modération affectée. L'ambition était sa passion dominante, et il ne feignit tant de générosité que pour cacher aux autres princes de l'Europe ses véritables intentions.

Cependant la France était plongée dans la plus grande consternation. Le roi avait envoyé lui-même la nouvelle de sa défaite dans une lettre que Pennalosa remit à Louise de Savoie, et qui contenait ces mots : Madame, tout est perdu, fors l'honneur. La France, privée de son roi, sans argent dans ses coffres, sans armée, sans officiers en état de commander, assiégée de tous côtés par mi ennemi actif et victorieux, se crut à la veille de sa ruine entière ; mais pour cette fois les grandes qualités de la régente sauvèrent ce royaume, dont elle avait tant de fois exposé le salut par la violence de ses passions. Elle recueillit les débris de l'armée d'Italie, paya la rançon des prisonniers, et pourvut à la sûreté des frontières. Elle s'appliqua surtout à calmer le ressentiment et à gagner l'amitié du roi d'Angleterre ; et ce fut de ce côté que le premier rayon d'espérance vint ranimer le courage des Français.

Henri VIII, à la nouvelle du grand désastre qui venait de frapper la France, et qui semblait avoir anéanti sa puissance, commença à craindre la trop grande extension donnée au pouvoir de son allié. Il donna donc en secret sa parole de ne pas prêter son secours pour opprimer la France ; mais il exigea en même temps de la régente qu'elle ne consentirait jamais à démembrer son royaume, même pour procurer la liberté à son fils. Cependant il fit célébrer des réjouissances publiques pour le succès des armes de l'Empereur, et envoya à Madrid une ambassade chargée de féliciter Charles, et de lui demander d'envahir la Guienne pour lui en remettre la souveraineté ; il réclamait en outre, aux termes du traité de Bruges, qu'on remît François entre ses mains. En faisant ces propositions, Henri semblait avoir pour but de trouver un prétexte pour se tourner avec la France contre l'Empereur.

Pendant ce temps, les troupes allemandes qui avaient si courageusement défendu Pavie s'étaient mutinées, et Lannoy se vit forcé de les licencier. Telle était la constitution des États de Charles-Quint, qu'au moment. même où il était soupçonné par tous ses voisins de vouloir envahir l'Europe, il se trouvait hors d'état de payer la solde d'une armée victorieuse, qui ne montait pas à plus de vingt-quatre mille hommes.

L'Empereur délibérait sur le meilleur parti à tirer de la captivité de François. Son caractère n'était pas assez généreux pour qu'il songeât à s'attacher ce prince par la reconnaissance en le rendant sans condition à la liberté ; d'un autre côté, l'état de ses finances s'opposait à une attaque prompte et vigoureuse sur la France et l'Italie : il préféra donc les voies de la négociation, qui lui étaient plus familières. M envoya auprès du roi le comte de Roeux pour lui annoncer quel prix il mettait à sa liberté : ces conditions étaient de rendre la Bourgogne l'Empereur, de céder la Provence et le Dauphiné, pour former un royaume indépendant au connétable de Bourbon, de satisfaire le roi d'Angleterre dans toutes ses prétentions sur la Guienne, et enfin de renoncer à toutes celles des rois de France sur Naples, Milan et tout autre État d'Italie. François, qui s'était flatté que l'Empereur le traiterait avec la générosité qu'un grand prince avait droit d'attendre d'un autre, ne put entendre ces propositions sans être transporté d'une si violente indignation, que, tirant tout à coup son épée, il s'écria : Il vaudrait mieux pour un roi de mourir ainsi ! Alarcon, alarmé de cette violence, saisit la main du roi, qui se calma bientôt, mais qui déclara de la manière la plus solennelle qu'il resterait plutôt prisonnier toute sa vie, que d'acheter la liberté à un prix si honteux.

La connaissance des intentions de l'Empereur irrita sensiblement l'impatience et le chagrin que François ressentait de sa captivité. Bientôt cependant il se persuada qu'il avancerait bien plus sa délivrance par une entrevue avec l'Empereur que par de longues négociations qui passeraient par la médiation subalterne de ses ministres. Il se frappa tellement de cette idée, qu'il fournit lui-même les galères nécessaires pour son voyage ; car Charles était hors d'état de mettre aucune flotte en mer. Lannoy, qui l'avait encouragé dans cette détermination, le fit embarquer, sans communiquer son dessein ni à Pescaire ni à Bourbon. Les vents poussèrent cette petite flotte, assez près des villes de France ; l'infortuné François passa devant son royaume, vers lequel son cœur et ses regards se tournèrent mille fois avec douleur. Cependant on aborda en peu de jours à Barcelone, et bientôt après, François fut logé par ordre de l'Empereur dans l'Alcazar de Madrid, sous la garde du vigilant Alarcon, qui veillait toujours sur lui avec la même attention.

Quelques jours après l'arrivée du roi de France à Madrid, où il ne tarda pas à se convaincre du peu de confiance qu'il devait avoir dans la générosité de l'Empereur, Henri VIII conclut avec la régente un traité qui donna à François l'espérance de recouvrer sa liberté par une autre voie.

Dans le temps même où la défection d'un allié si puissant donnait à Charles les plus vives inquiétudes, il se tramait en Italie une conspiration secrète qui le menaçait d'une perte encore plus funeste. Cette conspiration était l'œuvre du caractère inquiet et intrigant de Moron, chancelier de Milan. Ce ministre croyait voir que l'Empereur ne voulait pas franchement restituer à Sforce le duché de Milan, et il avait la pensée de rendre son pays indépendant de l'Empire. Pescaire, qui avait d'abord pris part à ce complot, le révéla à Charles, et fit arrêter Moron. En même temps l'Empereur déclara Sforce déchu de tous ses droits au duché de Milan, pour être entré dans une conspiration contre son souverain, duquel il le tenait : et par son ordre Pescaire se saisit de toutes les places du Milanais, à la réserve de Crémone et de Milan, que le malheureux duc voulut essayer de défendre, et qui furent aussitôt bloquées par les troupes impériales.

Cette conspiration, bien qu'elle eût échoué, lit sentir à l'Empereur la nécessité d'en venir à un accommodement avec le roi de France, s'il ne voulait attirer sur lui toutes les forces de l'Europe alarmée du progrès de ses armes. Jusque-là, loin de traiter François avec la générosité que ce monarque méritait, à peine avait-il pour lui les égards dus à son rang. Le roi était confiné dans un vieux château, Sous les yeux d'une garde rigoureuse, dont la minutieuse surveillance rendait sa captivité encore plus dure. On ne lui permettait d'autre exercice que de monter une mule, au milieu de cavaliers armés. Sous prétexte d'assister aux états dé Tolède, Charles avait transporté sa cour dans cette ville, et avait laissé s'écouler plusieurs semaines sans accorder à François l'entrevue que celui -ci sollicitait avec instance. Tant d'indignités plongèrent le roi prisonnier dans un état de langueur qui fut bientôt suivi d'une fièvre dangereuse. Les médecins avertirent enfin l'Empereur qu'ils désespéraient de la vie de François s'il n'obtenait la demande dont son imagination était si frappée. Charles, jaloux de conserver une vie à laquelle étaient attachés 'tous les avantages de sa victoire, vint voir son prisonnier à Madrid. L'entrevue fut courte, François était trop faible pour soutenir un long entretien. L'Empereur lui parla en termes pleins d'affection et d'estime, et lui promit qu'il aurait bientôt sa liberté ; François le crut, et dès lors il commença à recouvrer ses forces et sa santé.

Ce prince eut bientôt la mortification de voir qu'il avait encore une fois donné trop légèrement sa confiance à l'Empereur ; une nouvelle déception mit le comble à celles qu'il avait déjà éprouvées. Bourbon venait alors d'arriver en Espagne ; Charles, qui avait si longtemps refusé une visite au roi de France rendit au sujet rebelle les honneurs les plus distingués. Il alla au-devant de lui hors des portes de Tolède, l'embrassa affectueusement, et, le plaçant à sa gauche, le conduisit en pompe à son appartement. Ces égards affectés pour Bourbon étaient autant d'affronts pour le monarque prisonnier, qui en fut vivement touché. Toutefois la nation espagnole ne pensait pas comme son roi ; car Charles ayant prié le marquis de Villena de loger Bourbon dans son palais, celui-ci répondit qu'il ne pouvait refuser à son roi ce qu'il désirait, mais qu'il brûlerait son palais jusqu'aux fondements dès que le connétable en serait sorti, parce qu'une maison qui avait été souillée par la présence d'un traître n'était plus  digne d'être habitée par un homme d'honneur.

Charles était embarrassé sur le choix de la récompense qu'il offrirait à Bourbon ; enfin la mort prématurée de Pescaire, qui, à l'âge de trente-six ans, laissait la réputation d'un des plus grands généraux et d'un des plus habiles politiques de son siècle, arriva fort à propos Our mettre fin à son indécision. Il donna à Bourbon le commandement de l'armée d'Italie avec la souveraineté du duché de Milan, confisqué sur Sforce.

Le principal obstacle qui retardait la délivrance de François était la restitution de la Bourgogne. Charles déclarait qu'il ne relâcherait son prisonnier qu'après que cette condition préliminaire serait remplie ; François répétait qu'il ne consentirait jamais à démembrer son royaume, et que, quand même il oublierait les devoirs d'un monarque au point d'y consentir, les lois fondamentales de son royaume ne lui en laisseraient pas le pouvoir. Comme cette difficulté semblait insurmontable, François, déterminé à finir ses jours dans sa prison, prit subitement la résolution de résigner sa couronne avec tous ses droits au dauphin son fils. Cette résolution extraordinaire du roi de France produisit une forte impression sur l'esprit de Charles, qui craignit enfin qu'un excès de rigueur ne lui fit manquer son but.

arriva dans le même temps qu'un des domestiques du roi de Navarre, par des efforts extraordinaires de dévouement, de courage et d'adresse, procura à son maître le moyen de s'évader de la prison où il était renfermé depuis la bataille de Pavie. Cette évasion convainquit l'Empereur que la vigilance de ses officiers pourrait aussi être mise en défaut par le talent ou la bravoure de François ; ces considérations le déterminèrent à se relâcher un peu de ses premières prétentions. D'un autre côté, l'impatience de François et le dégoût de sa prison augmentaient tous les jours ; et les dispositions des monarques se trouvant ainsi rapprochées, le traité qui procura à François sa liberté fut signé à Madrid le 14 janvier 1526.

Aux termes de ce traité, François s'engageait à restituer le duché de Bourgogne. Mais comme Charles rendait la liberté au roi avant que cette restitution fût consommée, il demeura stipulé que François, dès l'instant où il serait sorti de sa prison, livrerait à l'Empereur pour otages ses deux fils, le dauphin et le duc d'Orléans, ou à la place de ce dernier douze des principaux seigneurs du royaume, que Charles désignerait. Le traité contenait encore un grand nombre d'articles, tous extrêmement rigoureux. François renonçait à ses prétentions sur l'Italie ; dans le délai de six semaines après sa délivrance, il s'obligeait à rendre à Bourbon et à ses partisans tous leurs biens, meubles et immeubles, mec un dédommagement complet des pertes qu'ils avaient essuyées par la confiscation ; il devait épouser la sœur de l'empereur, reine douairière de Portugal ; enfin, lorsque toutes ces conditions seraient accomplies, il enverrait à la cour de Madrid le duc d'Angoulême, son troisième fils, afin de manifester par là et de cimenter l'amitié qui devait désormais régner entre les deux monarques.

Quelques heures avant de signer le traité, François assembla ce qu'il avait de conseillers à Madrid, et après avoir exigé d'eux le secret sous la foi d'un serment solennel, il fit en leur présence une longue énumération des artifices honteux et des traitements tyranniques que l'Empereur avait employés pour le séduire ou pour l'intimider ; en conséquence, il fit une protestation dans les formes entre les mains de notaires, contre le consentement qu'il allait donner au traité, comme étant un acte involontaire qui devait être regardé comme nul et de nul effet. Par cet artifice, François crut satisfaire à la fois son honneur et sa conscience, en signant d'un côté le traité, et en se ménageant de l'autre des prétextes de le violer.

Cependant les deux monarques se prodiguaient extérieurement toutes les marques de la confiance et de l'amitié ; mais, malgré ces démonstrations, les gardes de François ne le quittaient point encore. Un mois après, on apporta de France la ratification de la régente, qui envoyait en otage le second fils dit roi avec le dauphin, jugeant avec sagesse que le royaume ne souffrirait point de l'absence d'un enfant, au lieu qu'il resterait sans défense s'il était privé de ses plus grands hommes d'État et de ses plus habiles généraux, que Charles avait adroitement compris dans la désignation des otages.

'Enfin François prit congé de l'Empereur, et commença ce voyage si longtemps désiré, escorté par un corps de cavalerie sous le commandement d'Alarcon, dont l'attention et la vigilance augmentaient à mesure qu'on approchait des frontières de France. Lorsque le convoi fut arrivé à la rivière de Bidassoa, qui sépare les deux royaumes, Lautrec parut sur la rive opposée avec une escorte de cavalerie égale en nombre à celle d'Alarcon. Au milieu de la rivière était amarrée une barque vide : les deux troupes se rangèrent l'une vis-à-vis de l'autre sur les deux rives ; au même instant, Lannoy s'avança de la rive espagnole avec huit gentilshommes, et Lautrec de la rive française avec huit autres. Le premier avait le roi dans sa barque ; le second avait dans la sienne le dauphin et le duc d'Orléans ; ils se réunirent dans la barque qui était vide, et l'échange fut fait en un moment. François, après avoir embrassé à la hâte ses deux enfants, sauta dans la barque de Lautrec, et aborda au rivage de France. Aussitôt il monte un cheval turc, et part au grand galop, agitant sa main au-dessus de sa tête, et s'écriant plusieurs fois avec des transports de joie : Je suis encore roi Cet événement se passa le 18 mars 1526, un an et vingt-deux jours après la bataille de Pavie.

Dès que l'Empereur eut pris congé de François, il partit pour aller à Séville célébrer son mariage avec Isabelle, fille du feu roi de Portugal, Emmanuel, et sœur de Jean III, son successeur au trône. Cette princesse joignait à une beauté remarquable les plus rares qualités. Le mariage fut célébré avec toute la magnificence et la gaieté qui 'convenaient à un jeune et puissant monarque. Charles vécut dans la plus parfaite union avec Isabelle, et la traita en toute occasion avec beaucoup d'égards et de distinction.

Charles avait été trop occupé en Espagne pour être en état de donner des soins suffisants aux affaires de l'Empire ; cette partie de ses États était cependant troublée et déchirée par des factions qui donnaient lieu de craindre les plus funestes conséquences. Le peuple, en Allemagne, était encore soumis au régime féodal ; en certaines contrées, les paysans étaient attachés au sol et faisaient partie des propriétés de leurs seigneurs. Ces rigueurs, augmentées encore paf. les impôts extraordinaires que la guerre avait nécessités, les poussèrent à la révolte. Ce fut près d'Ulm, dans la Souabe, que fut levé d'abord l'étendard de l'insurrection. Bientôt l'esprit de sédition se répand de province en province, et partout les paysans armés pillent les monastères, démolissent les châteaux et massacrent sans pitié tous les nobles qui ont le malheur de tomber entre leurs mains.

La réforme de Luther donna une nouvelle force à cette insurrection dans la province où elle était établie, parce qu'elle encourageait partout l'audace et l'esprit d'innovation ; aussi, quand la révolte éclata dans la Thuringe, province soumise à l'électeur de Saxe, et dont les habitants avaient presque tous embrassé le luthéranisme, elle y prit une forme nouvelle et bien plus terrible.

Thomas Muncer, un des disciples de Luther, ne proposait rien moins que d'abolir toute distinction parmi le genre humain, de supprimer la propriété, de ramener les hommes à cet état d'égalité originelle où la subsistance de chacun se tirerait d'un fonds commun. Des troupes nombreuses de paysans accouraient de tous côtés pour s'engager dans cette bizarre entreprise ; mais Muncer, leur chef et leur prophète, avait l'extravagance des fanatiques sans en avoir le courage. Lorsqu'il se vit attaqué par des troupes réglées, il prit la fuite à la tête des siens : et ayant été condamné au dernier supplice, il le subit avec une honteuse lâcheté. Sa mort mit un terme à ces révoltes de, paysans ; mais les idées fanatiques qu'il avait répandues dans l'Allemagne n'étaient pas éteintes, et produisirent, quelque temps après, des effets plus extravagants encore et plus mémorables.

Ce fut en cette année que se fit le mariage si fameux de Luther avec Catherine Boria, religieuse de famille noble, qui avait quitté le voile et s'était évadée de son monastère. Ce mariage souleva contre le chef de la réforme une réprobation générale ; ses ennemis n'en parlaient que comme d'un inceste et d'une profanation, et ses plus zélés partisans le regardaient comme une démarche indécente, dans un Temps où sa patrie était affligée de tant de calamités. La réforme perdit cette année son premier protecteur, Frédéric, électeur de Saxe. Jean, son successeur, montra autant de zèle, sinon autant de talent, pour la défense de la même cause.

Dès que le roi de France fut revenu dans ses États, il s'empressa d'abord d'écrire de Bayonne à Henri VIII, pour le remercier des soins pleins de zèle et d'affection qu'il avait pris en sa faveur. Le lendemain, les ambassadeurs de l'Empire le requirent de donner des ordres nécessaires pour faire exécuter pleinement et sur-le-champ le traité de Madrid. François leur répondit qu'il ne pouvait rien faire sans avoir consulté les États de son royaume, et que d'ailleurs il lui fallait quelque temps pour faire agréer à ses peuples les conditions rigoureuses qu'il avait acceptées. Cette réponse ne permit plus de douter que le roi n'eût pris la résolution d'éluder le traité, et qu'il n'attendît l'occasion favorable pour se venger des affronts qu'il avait reçus.

Cependant Sforce était toujours assiégé par les Impériaux dans Milan, et semblait à la veille d'être forcé de se rendre. Le pape et les Vénitiens, qui craignaient de voir après la chute de Milan, l'armée victorieuse se répandre sur le territoire et le mettre à contribution, éprouvaient une vive impatience de se liguer avec François, qui, de son côté, n'avait pas un désir moins pressant de profiter des forces que ces alliés ajouteraient à sa puissance. Le traité fut conclu à Cognac le 21 mai, et resta quelque temps secret. Les principaux articles étaient d'obliger l'Empereur à mettre en liberté les fils du roi de France, en payant un prix raisonnable pour leur rançon, et à rétablir Sforce dans la possession tranquille du duché de Milan. Le roi d'Angleterre fut nommé protecteur de cette ligue, qui fut qualifiée du titre de sainte, parce que le pape en était le chef ; et afin de déterminer Henri par des motifs plus efficaces on s'engagea à lui donner dans le royaume de Naples une principauté de trente mille ducats de revenu annuel, et à Wolsey, son favori, des terres de la valeur de dix mille. Dès que cette ligne eut été signée, Clément, en vertu de la plénitude de son autorité papale, releva François du serment qu'il avait fait d'accomplir le traité de Madrid.

Cependant, lorsque l'Empereur cessa de douter que le projet de François fût de se refuser à l'exécution du traité, il en conçut de vives alarmes. Il ne pouvait se dissimuler que la rigueur qu'il avait montrée envers son prisonnier, et les vues ambitieuses qu'il avait laissé percer, ne lui eussent aliéné toutes les cours européennes, et il sentit toute l'imprudence qu'il avait commise en laissant échapper, sans en tirer aucun fruit, un prince brave et irrité, qui allait devenir le chef redoutable de ses ennemis. Cependant il résolut de persister à demander la stricte exécution du traité. En conséquence il nomma Lannoy et Alarcon pour aller, en qualité d'ambassadeurs, à la cour de France, sommer François dans les formes de remplir ses engagements ou de revenir prendre ses fers à Madrid. Au lieu de leur répondre, François donna devant eux audience aux députés des états de Bourgogne, qui lui représentèrent qu'il avait excédé les pouvoirs d'un roi de France, et qui déclarèrent qu'ils étaient résolus à périr plutôt que de se soumettre à une domination étrangère. Se tournant alors vers les ambassadeurs, François leur représenta l'impossibilité où il était de tenir sa promesse, et leur offrit, au lieu de la Bourgogne, de payer à l'Empereur deux millions d'écus. Alarcon et le vice-roi, voyant bien que la scène dont ils avaient été témoins n'était qu'un jeu concerté entre le roi et ses sujets, lui déclarèrent que leur maître était bien décidé à ne se relâcher en rien des conditions du traité, et ils se retirèrent. Avant de partir du royaume, ils eurent la mortification d'entendre publier, avec la plus grande solennité, la ligue qui venait de se former contre l'Empereur.

Charles, à la nouvelle de cette ligue, se plaignit hautement et amèrement de François, qu'il traitait de prince sans foi et sans honneur, et de Clément, qu'il accusait d'ingratitude et d'une ambition qui no convenait pas à son caractère. En même temps il déployait une vigueur et une activité extraordinaires, afin de faire passer en Italie de nouvelles troupes et des secours d'argent. Cependant les efforts des confédérés ne répondirent pas à l'animosité qu'ils avaient montrée contre Charles en formant leur ligue ; François semblait avoir perdu son impétuosité et se défier de sa fortune : enfin tous les alliés montrèrent une telle mollesse, qu'ils laissèrent Bourbon continuer le siège de Milan et enlever cette place à Sforce, qui fut obligé de le laisser tranquille possesseur de ce duché.

Les intrigues de Charles-Quint firent attaquer le pape au centre même de son pouvoir. Le cardinal Pompée Colonne, chef d'une des familles romaines les plus considérables, s'entendit avec l'ambassadeur espagnol ; au moment où Clément était dans la sécurité la plus profonde, un corps de trois mille hommes s'empara d'une des portes de Rome, et le pape eut à peine le temps de se réfugier dans le château Saint-Ange, qui fut aussitôt investi. Le palais du Vatican, l'église Saint-Pierre, les maisons des ministres et des gens du pape furent livrés sans ménagement au pillage ; le reste de la ville ne souffrit aucun dommage. Clément, privé de tout ce qui lui était nécessaire, soit pour se défendre, soit pour subsister, fut bientôt forcé de demander à capituler ; et Moncade, introduit dans le château, lui imposa, avec toute la hauteur d'un conquérant, des conditions que le vaincu ne pouvait pas rejeter. Le principal article fut que le pape conserverait sa faveur aux Colonne, et retirerait sur-le-champ de l'armée des confédérés toutes les troupes qui étaient à sa solde.

En même temps les troupes impériales se trouvèrent grossies par de puissants renforts venus d'Espagne et d'Allemagne. Mais la difficulté était toujours de solder ces troupes. Bourbon se vit tellement assailli par les demandes de ses soldats, qui ressemblaient souvent à des menaces, qu'il commit de nombreuses exactions sur les habitants de Milan, et qu'il en vint à dépouiller les églises de leurs ornements, pour imposer silence à cette soldatesque. Forcé de trouver de nouveaux expédients pour se procurer de l'argent, il accorda pour vingt mille ducats la vie et la liberté à Moron, qui était en prison depuis la découverte de sa conspiration, et qui avait été condamné à mort par les juges espagnols chargés de lui faire son procès. Tels étaient l'esprit et l'adresse de cet homme, tel était l'ascendant qu'il exerçait sur tous ceux qu'il approchait, qu'en peu de jours il devint le confident le plus intime de Bourbon, qui le consultait sur toutes les affaires importantes.

1527 — Les exigences des soldats se renouvelaient sans cesse, et l'on ne pouvait plus rien tirer d'un pays entièrement ruiné ; il fallait donc, pour faire subsister l'armée, la conduire sur le pays ennemi. La famille des Colonne excita des troubles dans Rome lorsque le pape s'y attendait le moins. Clément VII, par la médiation de Moncade, s'était réconcilié avec eux ; mais, environ un mois après, Vespasien Colonne prit des mesures secrètes avec Moncade pour s'emparer de Rome. Le pape apprit avec indignation cette perfidie, et fut contraint par Moncade de signer une trêve avec l'Empereur. Peu de temps après, Clément VII, ayant reçu des secours du roi d'Angleterre, rompit l'accord qu'il avait fait avec les Colonne. Sur ces entrefaites, le duc de Bourbon, déterminé il aller attaquer Rome, se mit en campagne, au fort de l'hiver, avec une armée de vingt-cinq mille hommes, de nations, de mœurs et de langues différentes, sans argent, sans magasins, sans artillerie.

Le pape Clément, tremblant également pour Florence et pour Rome, conclut avec Lannoy, vice-roi de Naples, un traité par lequel on proclamait une 1 suspension d'armes de huit mois. Le pape, rassuré par ces conventions, et se croyant sorti des embarras du moment, licencia ses troupes, excepté celles qui étaient nécessaires à la garde de sa personne. De son côté, Lannoy dépêcha à Bourbon avis de ce traité, et l'engagea à tourner ses armes contre les  Vénitiens ; mais le connétable avait d'autres projets. Ne tenant donc aucun compte du message de Lannoy, il continua de ravager les États Ecclésiastiques et de s'avancer vers Florence. Ses soldats, d'ailleurs, ne voulaient pas entendre parler de trêves, et demandaient avec menaces l'accomplissement des promesses qu'on leur avait faites. Cependant Florence s'était mise en état de défense ; Bourbon résolut donc d'aller attaquer Rome. Ce plan lui offrit l'avantage d'humilier Lannoy, qu'il détestait, de s'attacher ses soldats par le butin qu'ils trouveraient dans cette capitale, d'augmenter sa réputation ; peut-être aussi espérait-il jeter ainsi les bases d'un pouvoir indépendant.

Quoi qu'il en soit, il exécuta son projet avec une célérité égale à l'audace de sa conception. Le pape, surpris par cet orage imprévu, fit quelques préparatifs incomplets de défense ; il arma les artisans, les domestiques des cardinaux, répara les brèches des murailles, et après avoir fulminé une excommunication contre Bourbon et ses troupes, il attendit un ennemi qu'il pouvait encore éviter s'il eût voulu se ménager une retraite.

Bourbon, qui vit la nécessité de ne perdre aucun instant, marcha avec la plus grande vitesse, et prévint l'armée des Vénitiens qui venait au secours de Rome ; le 5 mai il campa dans les plaines qui entourent cette capitale. De là, montrant à ses soldats les palais et les églises de cette cité, où tant de richesses s'étaient accumulées depuis des siècles, il les engagea à prendre du repos pendant la nuit, pour se préparer à donner assaut le lendemain, et leur promit, pour prix de leur valeur, la possession de tous les trésors rassemblés dans Rome.

Bourbon, résolu de rendre cette journée mémorable ou par le succès de sois entreprise ou par sa mort, parut dès le matin à la tête de ses troupes, armé de toutes pièces et portant par-dessus son armure un habit blanc, pour être mieux vu de ses amis et de ses ennemis ; et comme la victoire dépendait de la vigueur de l'attaque, il mena sur-le-champ ses soldats à l'escalade des murailles. L'assaut fut donné en trois endroits à la fois avec une impétuosité extrême ; il fut d'abord reçu avec un courage égal à celui des assaillants ; les gardes suisses du pape et les vieux soldats qu'il avait rassemblés combattirent avec une bravoure digne de guerriers à qui était confiée la défense de la première cité du monde. Les troupes de Bourbon commençaient à plier, lorsque lui-même se précipite de son cheval, saisit une échelle, la plante contre le mur, et commence à y monter en encourageant de la voix et du geste les siens à le suivre. Mais au même instant, un coup de mousquet tiré des remparts lui perça les reins d'une balle. Il sentit aussitôt que la blessure était mortelle ; niais il conserva assez de présence d'esprit pour recommander à ceux qui se trouvaient près de lui de couvrir son corps d'un manteau, afin que sa mort ne décourageât pas ses troupes, et quelques instants après il expira avec un courage digne d'une meilleure cause, et qui aurait couvert son nom de la plus grande gloire s'il eût péri ainsi en défendant son pays, et non pas à la tête des ennemis de sa patrie.

Il fut impossible de cacher longtemps ce funeste événement ; mais, au lieu de décourager ses troupes, il changea leur courage en fureur. Animés par la soif de la vengeance, ils assaillirent de nouveau les remparts, et pénétrèrent dans Rome avec une violence irrésistible. Il est impossible de décrire et même d'imaginer le désastre et les horreurs qui suivirent cette irruption. Tout ce qu'une ville prise d'assaut peut avoir à redouter de la rage d'une soldatesque effrénée, tous les excès auxquels peuvent se porter la férocité des Allemands, l'avarice des Espagnols, la licence des Italiens, les malheureux habitants de Rome y furent en proie. Églises, palais, maisons particulières, tout fut pillé sans distinction : ni l'âge, ni le rang, ni le sexe ne détournèrent les plus cruels outrages. Les Impériaux restèrent dans Rome plusieurs mois, et, pendant tout ce temps, l'insolence et la brutalité du soldat ne se ralentirent presque point. Ils ramassèrent un immense butin.

Pendant ce combat, le pape était resté au pied de l'autel de Saint-Pierre ; quand il vit qu'il n'y avait plus aucun espoir, il se retira avec treize cardinaux, des ambassadeurs et quelques personnages de distinction, dans le château Saint-Ange, que son dernier malheur eût dû lui faire envisager comme un asile peu sûr. Philibert de Châlons, prince d'Orange, à qui le commandement de l'armée était échu après la mort de Bourbon, eut bien de la peine à arracher du pillage un nombre de soldats suffisant pour investir cette dernière retraite de Clément. Celui-ci avait l'espoir de tenir jusqu'à ce que l'armée confédérée vînt le délivrer. Elle parut en effet quelques jours après en vue des remparts ; mais le duc d'Urbin, qui la commandait, préféra la jouissance de satisfaire sa haine contre la famille des Médicis à la gloire de sauver la capitale de la chrétienté et le chef de l'Église ; il prétendit que l'entreprise était trop hasardeuse, et se retira avec précipitation. Clément, privé de toute ressource, et réduit par la famine à se nourrir de chair d'âne, se soumit à payer quatre cent mille ducats à l'armée, à rendre à l'Empereur toutes ses places fortes, et à rester lui-même prisonnier jusqu'à l'exécution complète du traité, sous la garde d'Alarcon, qui, par un hasard remarquable, fut le gardien des deux plus illustres personnages qui eussent été faits prisonniers en Europe depuis plusieurs siècles.

La nouvelle d'un événement si extraordinaire remplit l'Empereur de joie ; mais il dissimula ses sentiments, car les Espagnols se montraient Outrés des excès commis par leurs compatriotes ; il prit même le deuil, et par une hypocrisie qui ne trompa personne, il ordonna des prières et des processions dans toute l'Espagne pour obtenir la liberté du pape, qu'il pouvait lui faire rendre sur-le-champ par un ordre expédié à ses généraux.

La fortune n'était pas moins favorable à la maison d'Autriche dans une autre contrée de l'Europe. Soliman venait de gagner la bataille de Mohacz, où le roi de Hongrie, la fleur de sa noblesse et plus de vingt mille hommes avaient succombé ; l'archiduc Ferdinand profita de la circonstance que lui offrit la mort du roi de Hongrie, qui n'avait pas laissé d'enfants, pour s'emparer de cette couronne, qu'il rendit ensuite héréditaire dans sa famille, et qui contribua à porter si haut la puissance des princes de la maison d'Autriche.

Charles-Quint eût pu acquérir la réputation de prince religieux, si, après avoir manifesté sa douleur de la captivité du pape, il avait réellement ordonné de le mettre en liberté ; mais, au lieu de donner des ordres pour son élargissement, il le tint encore prisonnier six mois, jusqu'à ce qu'il lui eût fait accepter toutes les conditions qu'il voulut lui imposer. Pendant qu'on parlait d'accommodement, l'Empereur voulait que le pape fût conduit en Espagne, s'imaginant que ce serait un grand honneur pour lui d'avoir eu, dans l'espace de deux ans, deux prisonniers aussi illustres, un roi de France et un pape, et de les avoir emmenés comme en triomphe dans Madrid.