LA JEUNESSE DE CATHERINE DE MÉDICIS

 

CHAPITRE XVIII. — CATHERINE DE MÉDICIS VIENT EN FRANCE. - CÉRÉMONIES DE SON MARIAGE.

 

 

Sept mois après, tout fut prêt pour le voyage des noces. On avait attendu aussi longtemps pour laisser passer les grandes chaleurs, dont on craignait l'influence sur la santé du Pape. L'Empereur, en attendant, avait employé tous les moyens pour empêcher ce départ du Saint-Père ; au mois de juin encore, il avait envoyé dans ce but un de ses gentilshommes à Rome, qui n'avait pas manqué de représenter à Clément VII, que c'était assurément avoir agi contre sa dignité que d'avoir consenti à une entrevue avec le Roi. Il est heureux que le Pontife ne voulut, sinon ne rien entendre, du moins ne pas donner suite à ces représentations. Le Comte de Tonnerre fut envoyé de Carcassonne en Italie, pendant l'été de 1533, avec les cadeaux de noce du Roi de France, et Laurent Cybo, neveu des deux papes Innocent VIII et Léon X, par son père et par sa mère, et époux de l'héritière de Massa et de Carrare, présenta au Duc d'Orléans les cadeaux du Pontife. Le Pape donna ensuite à Philippe Strozzi la mission d'aller chercher Catherine à Florence et de l'accompagner jusqu'à la Cour.

Le premier septembre, Catherine laissa, pour toujours, sa patrie de Florence. Elle fit ses adieux au milieu des splendeurs d'un banquet, auquel elle avait invité les dames les plus illustres[1], et quitta la ville, vers le soir, pour se rendre à cette même résidence de Cajano d'où, seize ans auparavant, sa mère s'était rendue solennellement à Florence pour y faire son entrée. Catherine Cybo, Duchesse de Camerino, sœur du Cardinal Laurent et proche parente de la fiancée par sa mère Madeleine de Médicis, Madonna Marie de Médicis Salviati, Philippe Strozzi, Falla Ruccellai, dont la mère était aussi sœur de Laurent le Magnifique, François Guicciardini et quelques autres personnages florentins formaient la compagnie de la jeune Princesse à son départ. Le Duc Alexandre vint la rejoindre à Poggio pour la conduire jusqu'à Pistoia, où elle fut reçue dans la maison de Gualtieri Panciatichi. Elle y demeura un jour, puis elle se mit définitivement en route.

Les galères françaises, conduites par le Duc d'Albany, attendaient à Porto-Venere, sur la côte romantique de la Spezzia, l'arrivée de la fiancée, pour la conduire à Nice, où, aux bords dû Var, à la frontière de la France et de l'Italie, devait avoir lieu le mariage. Mais le Duc de Savoie, en raison des bons rapports qu'il avait avec l'Empereur, ayant manifesté du déplaisir à ce que l'entrevue du Roi de France et du Saint-Père se fit dans son pays, il fallut, bon gré, mal gré, changer les plans convenus d'avance.

Jean Stuart repartit par mer pour chercher le Pape, qui était parti de Rome le 9 septembre. Lorsqu'en hiver, l'année précédente, ce Pontife s'était rendu à Bologne, il avait évité Florence. Était-ce crainte ou aversion ? Il ne voulut pas revoir sa ville natale, et choisissant sa route par l'Ombrie, il dut faire plusieurs milles à pied à cause des chemins impraticables ; les chevaux se rompirent les jambes, nombre de ses mulets périrent, et sa suite dut coucher, plus d'une fois, sur la paille[2]. Cette fois encore, Clément VII laissa Florence de côté. De la vallée du Tibre, il passa à Montepulciano dans le Valdichiana, et arriva ainsi à Pise par le Valdelsa. Il disait, rapporte Benedetto Varchi[3], qu'il ne voulait pas causer de dépenses à la ville par son arrivée ; mais, en réalité, ce qui l'en éloignait, c'étaient la haine et la rancune que lui avaient causées l'expulsion des siens et la guerre de l'année 1530.

Le Pape s'embarqua à Livourne. La galère qui le reçut était entièrement recouverte de brocart d'or : dix cardinaux, grand nombre d'évêques et de prélats lui faisaient cortège. La première galère, la Capitane, portait le Très-Saint Sacrement, selon l'usage des Pontifes dans leurs voyages sur mer[4]. Une quantité de galères couvraient la rade lorsque Clément VII partit, et parmi elles, les galères de l'escadre de Doria, d'Alvaro Bazan et du prieur de Saint-Jean de Jérusalem, Salviati. Ils hissèrent les pavillons et saluèrent, par des salves répétées, l'embarquement du Serviteur des serviteurs de Dieu : tous se groupèrent ensuite autour du navire principal, formant ainsi une flottille de soixante voiles. Le spectacle était grandiose, au signal du départ de Livourne, et un vent favorable protégea la marche rapide du navire sacré jusqu'à Villafranca près de Nice, d'où la flotte conduisit ensuite la jeune fiancée à Marseille, où se préparaient les vraies cérémonies de cette alliance de la petite-fille des grands Côme et Laurent avec le fils du grand Roi François.

Anne de Montmorency, maréchal et grand maitre de France, avait. été envoyé dans cette ville pour recevoir Clément VII et la fiancée de son futur souverain et constant protecteur. Le 12 octobre, les signaux de la tour d'If et de Notre-Dame de la Garde annoncèrent que la flotte était en vue. Aussitôt, de nombreuses frégates et des brigantines, avec une masse de gentilshommes et non moins de musiciens, quittèrent le rivage pour aller au-devant des arrivants. A l'entrée du port, les galères du Duc d'Albany furent reçues au son des cloches de toutes les églises ; trois cents pièces de gros calibre ébranlaient les airs, les galères répondaient à ces saluts bruyants, et le port tout entier paraissait en flammes. Le Maréchal reçut le Pape dans son propre palais situé au delà du port, non loin de l'Abbaye, et qu'il avait fait décorer magnifiquement. Le jour suivant eut lieu l'entrée solennelle dans la ville.

Le Pape, en habits pontificaux, mais sans tiare, et assis sur la sedia gestatoria, était porté sur les épaules d'hommes robustes ; tandis qu'au-devant de lui, un cheval blanc, conduit par deux hommes en habits somptueux, portait le Très-Saint Sacrement. Les Cardinaux, qui avaient accompagné le Pape et qui formaient ainsi la Cour romaine, suivaient, deux à deux, chevauchant revêtus de toute leur pourpre. Puis venait, en grande pompe, la Duchesse d'Urbin, Catherine, accompagnée d'un cortège brillant de daines et de seigneurs français et italiens. On avait préparé en ville, pour le Pape et pour le Roi, deux palais que séparait seulement une rue et joints par un grand pont de bois formant une vaste salle tendue de tapisseries magnifiques, destinée au consistoire et aux entrevues des deux Souverains. Le cortège se dirigea ainsi dans le plus grand ordre vers l'endroit assigné à Sa Sainteté.

Pendant ce temps, François Ier était arrivé à la maison que le Pape venait précisément de quitter. Le jour suivant Sa Majesté fit son entrée solennelle, venant rendre hommage à Clément VII, comme Roi Très-Chrétien. Une quantité de Princes du sang et d'autres grands Seigneurs accompagnaient leur Roi : le Duc de Vendôme, le Comte de Saint-Paul, les Sieurs de Montpensier et de La Roche-sur-Yon, le Duc de Nemours, prince de Savoie, le Duc d'Albany et quantité d'autres. Les Ambassadeurs étrangers, selon l'usage du temps, avaient suivi la Cour, et parmi eux Marino Giustiniani, qui, à plusieurs reprises dans ses dépêches, a fait mention de ce voyage[5]. Le Maréchal resta toujours auprès du Roi. La réception fut solennelle ; le Pape, entouré de Cardinaux et de prélats, vit François Ier à ses pieds, le releva et l'embrassa. L'Évêque de Paris, Jean du Bellay, tint en latin un discours dont le Roi avait précisé les paroles. Puis chacun se retira ; mais le Roi prit avec lui, pour leur donner l'hospitalité, plusieurs Cardinaux, entre autres Hippolyte de Médicis, qui s'était distingué entre tous par sa tenue et par l'éclat de sa suite, et qui avait, de toutes manières, captivé la bonne grâce et la sympathie de ce chevaleresque monarque.

Alors que Clément VII et le Roi habitaient si près l'un de l'autre et qu'ils pouvaient se visiter réciproquement sans que personne les vit ou les entendit, ils ont dû, plus d'une fois, dans leurs entretiens, déplorer le sort qui leur avait été si souvent contraire, déplorer aussi le peu d'union et les malentendus qui en avaient été les causes malheureusement trop véritables. Regrets tardifs, car de toutes les espérances que le Médicis, toujours fécond en projets, pouvait encore concevoir, aucune ne devait se réaliser ! Au contraire de grands destins, que certainement il ne prévoyait pas alors, se sont accomplis plus tard pour cette parente, objet de tant d'ambition, je veux dire : son avènement au trône de France. On ne se trompera guère en admettant qu'il fut question à Marseille d'un nouveau plan de guerre contre l'Empereur ; nous en avons une preuve dans un traité secret dont l'original a été conservé et découvert. Si ce n'est pas, à proprement parler, une convention de guerre formelle et décisive, chose que le Roi n'aurait jamais obtenue du Pape, c'est au moins la reconnaissance. d'un plan dont les tentatives seules de succès eussent amené de nouveau les armées de l'Empire et du Royaume dans les plaines déjà désolées du Milanais. En somme, l'alliance avec la France, à la fin d'une vie si orageuse, ajouta à l'éclat de la maison de Médicis, mais on peut dire qu'elle n'apporta à Clément aucun avantage politique. Charles-Quint resta, comme devant, le dominateur en Italie. Et François Ier, qui avait reçu, au Puy, un envoyé du Sultan Soliman quelque temps avant son entrevue avec le Pape, ne s'occupa plus des affaires italiennes, pour donner son attention tout entière à l'Empire musulman et à l'Allemagne, où les affaires d'Ulrich de Wurtemberg lui fournirent le prétexte d'intervenir.

La Reine Éléonore, sœur de Charles-Quint et seconde femme de François, était arrivée en même temps que les Princes, accompagnée d'une suite brillante de nobles et de seigneurs. Malgré la jeunesse des fiancés, on célébra aussitôt le mariage de Henri et de Catherine ; Clément VII accomplit lui-même la cérémonie et leur donna l'anneau[6]. Le Roi montra, pendant ces jours brillants, le caractère chevaleresque qui le distinguait d'entre tous les princes de son temps. S'il en faut croire les chroniques et les récits du temps, la Reine Éléonore fit preuve de toute sa grâce pour être à l'unisson de l'humeur royale, et Henri, le fiancé, se distinguait des trois Princes par sa gaieté et son affabilité, ces qualités essentielles du caractère français. Quant au Duc d'Angoulême, il attirait tous les regards par le charme de sa figure autant que par les qualités de son esprit.

On donna fête sur fête. Le Pape, renonçant pour quelques jours à l'étiquette sévère qui l'isolait d'ordinaire, mangeait à la même table que la Reine Éléonore. On se fit réciproquement une quantité de cadeaux. Le Roi donna entre autres au Pape un tapis de Flandre magnifiquement tissu, dont le dessin représentait la Cène. Au Cardinal de Médicis, qui refusait noblement les dons précieux, il donna un lion apprivoisé qu'il avait reçu de Chaireddin Barberousse. Parmi les présents du Pontife se trouvait un morceau de licorne long de deux aunes et qui avait la propriété, disait-on, de détruire l'effet du poison dans les aliments. Benvenuto Cellini raconte, dans ses charmants Mémoires, comment le Pape lui donna, ainsi qu'à l'orfèvre milanais Tobia, protégé du Cardinal Salviati, commission de préparer quelques dessins pour la monture de cette licorne, et comment, par suite d'intrigues, le projet présenté par le Milanais fut préféré au sien, tandis qu'il fut chargé de travailler à un calice auquel, bien des années après, un autre artiste dut mettre la dernière main pour le Duc Cosme[7]. Le 7 novembre enfin, peu avant son départ, Clément VII revêtit de la pourpre quatre prélats français : le grand aumônier du Roi, Jean Leveneur de Tilliers, évêque de Lisieux ; l'évêque de Mâcon, Claude de Languy, de la maison de Civry ; le bénédictin Philippe de la Chambre, de la maison d'Auvergne et grand-oncle de Catherine, enfin Odet de Coligny, surnommé Cardinal de Châtillon, fils du fameux amiral et neveu de Montmorency, qui, après diverses vicissitudes, passa du côté des huguenots, fut exclu du collège des Cardinaux, et après la bataille de Saint-Denis, fut exilé et mourut par le poison en Angleterre. Après le consistoire, le Pape célébra la messe pontificale, donna la bénédiction solennelle et accorda l'absolution pour toute la chrétienté, comme il a coutume de le faire le jeudi saint et le jour de Pâques. Le 27 novembre, Sa Sainteté fut reconduite à bord de sa galère, tandis que le Roi et les siens prenaient le chemin d'Avignon.

Le 10 décembre 1533, Clément, revenu de son voyage de Provence, fit son entrée à Rome, où il mourut le 26 septembre de l'année suivante. Il parait qu'à peine arrivé, il s'était fait faire ses ornements funèbres : un moine de la Rivière de Gênes lui ayant annoncé sa mort comme prochaine. Philippe Strozzi était resté en France avec le titre de légat du Saint-Siège ; il accompagna à Paris, en cette qualité, la Duchesse d'Orléans. Le Pape, en effet, avait été de cet avis que sa proche parenté avec le Roi Très-Chrétien lui faisait une nécessité d'avoir à la Cour de France un personnage important qui traitât à la fois ses affaires et prit ses intérêts. Les relations continuelles qu'il était naturel qu'il eût avec Catherine donnèrent au Gentilhomme florentin une position importante. Son esprit, ses manières heureuses, son luxe, firent le reste. Le Roi se l'affectionna très-fort, au point que, lorsque six mois après il désira retourner à Florence pour affaires de famille, François Ier pria le Pape de lui refuser son congé, et ce ne fut que lorsque Clément tomba gravement malade, que Philippe Strozzi put quitter Paris. Mais le Pape venait de mourir lorsqu'il atteignit Rome[8]. Cette mort brisa les liens qui l'attachaient encore au gouvernement de Florence, et les années qui suivirent furent pour lui des années de grande infortune. Il ne nous appartient pas de raconter ici le détail de telles vicissitudes. C'est aux récits du temps qu'il se faut reporter pour connaître comment lui et ses fils se séparèrent du Duc Alexandre, et, peu après la nomination du Duc Côme qui suivit la mort terrible d'Alexandre, comment il entreprit une expédition contre Florence, comment il fut fait prisonnier à Montemurlo, près de Pistoia, et fut trouvé mort après une longue détention dans la citadelle de Florence, sans qu'on ait su s'il s'était donné la mort ou s'il avait été lâchement tué, d'après un ordre souverain.

Catherine, Duchesse d'Orléans, Dauphine et Reine de France, a toujours gardé de Philippe Strozzi et des siens un souvenir reconnaissant et elle leur a témoigné une amitié véritable. Au contraire, dès qu'elle se sentit capable de quelque indépendance, elle se plut à ne pas reconnaitre Alexandre de Médicis comme héritier légitime de sa maison ; elle ne craignit pas non plus de manifester son peu de sympathie peur Côme Ier, bien qu'en apparence elle conservât avec lui des relations amicales et que, pendant les guerres de religion, elle ne dédaignât pas ses secours ainsi que ceux de ses successeurs[9]. Mais elle aima et protégea, avec le plus grand zèle, les fils de Philippe et de Clarice, ses plus proches parents, en dépit de l'envie et des hostilités qui ne pouvaient manquer de s'élever à la Cour contre des étrangers. Le Maréchal Pierre Strozzi et Léon Strozzi, le Prieur de Capoue, combattirent sous les étendards français et tombèrent au champ de l'honneur, le premier devant Thionville, l'autre devant Scarlino, sur les côtes des Maremme de Sienne ; Robert, qui combattit avec ses frères contre les Médicis et vécut longtemps à la Cour française comme chevalier d'honneur de Catherine, et Laurent enfin, Cardinal archevêque de Sens, ont éprouvé tour à tour les marques de bienveillance de la jeune Princesse et de la Reine, non toutefois sans les avoir méritées par la fidélité de leur service. Alors que Léon Strozzi, poursuivi par la haine que lui portait le Connétable de Montmorency, l'année 1551, renvoya son bâton de commandement au Roi Henri, et qu'avec ses galères, dédaignant la chitine du port de Marseille, il fit voile pour Malte, Catherine écrivit une lettre pressante à son époux irrité, le suppliant au moins de ne pas punir dans la personne de Pierre, la faute ou la mauvaise fortune du frère[10].

La jeune Princesse s'était montrée digne d'entrer dans une famille aussi brillante que l'était celle de France. Comme, à vrai dire, les qualités de Catherine n'étaient point d'une nature ordinaire, il est à croire que l'éducation qu'elle avait reçue autant que les vicissitudes toutes particulières qu'elle avait subies, depuis sa naissance, avaient produit en elle cette sorte de maturité précoce qui la caractérisait. Il est regrettable que les documents relatifs à sa jeunesse et à son éducation privée soient aussi rares qu'ils le sont : les détails, en effet, auxquels aujourd'hui, en histoire, on attache tant de prix, nous manquent absolument, et ce n'est qu'à force d'investigations minutieuses dans les papiers du temps qu'on parvient à retrouver la trace de quelques dates spéciales à ses déplacements. Mais les noms des femmes distinguées et méritantes à qui fut confié le soin de son enfance, Clarice Strozzi qui la prit, à proprement parler, bambina et orpheline, et qui lui témoigna un amour tout maternel ; Marie Salviati et Catherine Cybo qui la prirent sous leur protection comme jeune fille, nous garantissent de la recherche et de l'attention dont son éducation dut être l'objet. Nous avons eu souvent à parler des deux premières, et on sait combien la dernière, à l'épreuve de la dure expérience, était remarquable par la culture de son esprit, par l'énergie de son caractère, par la régulière observance des bonnes et sages habitudes. Clément VII ayant entouré sa jeune parente de personnes aussi recommandables, il n'y a point à douter des soins excellents qui lui furent prodigués sous tous rapports, et, pour si jeune qu'elle fût au moment de son mariage, on peut dire qu'elle apportait de l'Italie, affligée, il est vrai, de bien grandes peines en ces temps tumultueux, mais néanmoins au comble de ses gloires en sciences, en arts et en lettres, tous les principes dont elle s'est montrée plus tard si vivement pénétrée. Son attachement à cette patrie qu'elle ne revit plus, l'intérêt qu'elle prit au sort de ses compatriotes, parmi lesquels le poète Luigi Alamanni et tant d'autres, marquent bien cette fidélité à des sentiments innés en elle dans cette Italie protectrice du beau. De Florence, elle a apporté avec elle les traditions précieuses qui étaient comme des joyaux de famille, l'amour de la science et de l'art, et si, sous le règne de Henri II son mari, quelques maîtres italiens ont créé ou continué à Fontainebleau et à Paris de grandes œuvres, selon le goût et l'art de leur illustre pays, inaugurés si brillamment en France sous le règne du Roi François, la faveur constante de Catherine pour ces grandes choses n'y fut point étrangère. Quelles preuves n'a-t-elle point données du glorieux héritage de ces traditions florissantes chez les Médicis, l'agrandissement du Louvre, la construction des Tuileries et de tant d'autres résidences ? N'était-ce pas le sang de Laurent le Magnifique qui animait le cœur de Catherine lorsqu'on la voyait faire venir à Paris les manuscrits précieux qui avaient jadis été les trésors de sa maison[11], lorsqu'elle se faisait une gloire de contribuer au succès et triomphe de l'intelligence, en protégeant l'illustre de l'Hôpital et en honorant l'admirable Montaigne ? Mais elle n'avait point apporté cette seule part d'héritage de la nature des Médicis ; si nous avons eu à ressentir la douce influence de son goût pour les arts, nous avons eu aussi à subir le mauvais exemple de la dissimulation et de l'esprit d'intrigue en quelque sorte érigés en science d'État, ces deux signes distinctifs et pour ainsi dire traditionnels aussi chez les Médicis. De tels instincts étaient entretenus chez eux par la position constamment inquiète et enviée qu'ils avaient dans l'État, et nous les trouvons surtout marquants dans l'esprit du Pape Clément VII, qui, plus que tout autre, avait exercé une influence directe sur la nature de sa jeune parente, instincts qui, pour le malheur de la France, devaient atteindre à des degrés surprenants ou plutôt effroyables, par suite des conditions politiques et privées auxquelles Catherine de Médicis se trouva réduite comme épouse, comme mère et comme principale conseillère du royaume en un temps que déchiraient les factions armées, les partis irrités, les discordes passionnées.

La jeune Duchesse d'Orléans sut particulièrement s'attirer l'affection du Roi, qui lui montra toujours une grande amitié, et qui, par allusion aux deuils passés et à de meilleurs jours, lui donna pour devise l'arc-en-ciel avec cette légende : Il porte la lumière et la sérénité. Devise bien trompeuse, du reste, lorsqu'on pense à l'histoire des événements qui se sont passés sous le règne de Catherine !

Nous n'avions à nous occuper que de Catherine de Médicis enfant et jeune fille, notre but était de ne point dépasser, dans ce récit, la date de l'accomplissement de son mariage ; aussi notre limite est-elle atteinte, et devons-nous nous séparer et de l'œuvre et de l'héroïne. Vous avez vu Catherine le jouet des événements, un personnage négatif par elle-même, un instrument commode dans la main politique d'un pape ; vous savez comment plus tard elle a fait oublier ces heures inactives d'un temps où il ne lui avait pas été permis d'avoir de la volonté. Arrêtons-nous donc. Ses habitudes, ses actions, sa vie tout entière appartiennent à un autre centre d'activité qu'à celui où se sont passées ses premières années.

Les écrivains contemporains nous racontent avec quelle prudence et avec quelle dextérité elle sut se gouverner dans sa nouvelle position et dans un entourage auquel elle était si peu accoutumée. On n'est pas content de ce mariage en France, écrivait le Vénitien Marino Giustiniani, deux ans après les fiançailles, car tous sont d'avis que le Pape a dupé le Roi. Mais madame Catherine est des plus soumises, et le Roi, ainsi que la Reine, le Dauphin et les Princes, paraissent lui être fort attachés[12]. Le Dauphin, François, mourut le 10 août 1536 ; Catherine alors et Henri son mari se trouvèrent être les héritiers au trône de France. La condition de l'épouse ne fut pas toujours heureuse, surtout dès les premiers temps, et les relations amoureuses de son mari avec Diane de Poitiers la mirent dans une position d'autant plus difficile, qu'elle fut dix ans sans avoir de postérité. On conseillait beaucoup au Roi et à Henri de faire rompre ce mariage ; mais ni l'un ni l'autre ne voulurent y entendre, et d'ailleurs elle devint mère en 1544. On ne peut, du reste, douter que Diane elle-même n'ait exercé une bonne influence sur le rapprochement du Roi avec Catherine, et malgré son penchant à la galanterie, il lui était très-dévoué. Il avait coutume de dire, raconte Brantôme, que personne ne connoissoit toutes les qualités excellentes de son épouse. Et il avait raison. Elle étoit une belle et aimable princesse, ajoute l'historien courtisan.

A l'âge de vingt-huit ans, Catherine fut Reine de France ; à quarante elle devint veuve et Régente[13]. Comme femme, au milieu des désordres de la Cour française, désordres qu'avait introduits, maintenus et en quelque sorte encouragés François Ier, elle est restée à l'abri de toute mauvaise renommée. Comme Régente d'un puissant empire, son portrait ne nous est parvenu qu'imparfait, ayant été le plus souvent ouvragé par des esprits aussi partiaux que passionnés. Le malheur voulut pour elle qu'elle restât seule, étrangère, entre deux grands partis politiques et religieux, entourée de fils d'un caractère faible qui se laissèrent entraîner par les passions brûlantes du temps, quand ils auraient dû les dominer. L'histoire s'est vengée sur elle et sur son nom de toutes les faiblesses morales de la politique médiatrice, à laquelle importe peu la nature des moyens, politique plus souvent double que conciliante, et plutôt égoïste et personnelle que dirigée vers le bien public. De nombreux historiens voient encore aujourd'hui dans Catherine de Médicis seule la personnification de la triste politique des derniers Valois, desquels on a pu dire qu'ils avaient un pied dans la tombe et un autre dans le sang. On ne voulut voir dans sa prévoyance que de la méfiance, dans son habileté que de la ruse, dans sa persévérance que de l'entêtement, et dans son courage uniquement un désir de vengeance. On a oublié ce que la monarchie française lui a chi. A peine la monarchie avait-elle quitté la voie dangereuse où, depuis Charles VIII, elle avait été conduite par l'ambition ardente des possessions italiennes et par les rivalités avec la maison de Habsbourg, qu'elle se précipita dans le tumulte de la guerre civile, qui fut plutôt un combat pour le pouvoir qu'une guerre pour la religion. Catherine de Médicis seule l'empêcha de se décomposer dans ce combat si vif, si étrange et si profond entre la Couronne, les Huguenots et les Guise. Si elle n'étoit plus, dit un observateur étranger résidant à la Cour, nous verrions des choses bien pires que celles qui arrivent maintenant. C'était un an avant sa mort[14].

Quelques années auparavant, Jérôme Lippomano, ambassadeur vénitien, s'exprimait sur Catherine de Médicis en des termes où il est aisé de reconnaître quelle impression recevait cet Italien à voir une femme dont toutes les volontés et les actions tendaient à un but exclusivement politique : Les Français, dit-il, n'ont pas voulu reconnaître plus tôt la prudence et la capacité de la Reine-mère, mais au contraire, ils l'ont niée. Aujourd'hui ils doivent lui rendre pleine justice, car ils voient clairement que c'est elle qui fait tout, et qui ordonne tout avec sagesse et pour le bien du royaume. Dans tous ces troubles elle a été la médiatrice : elle a toujours conseillé la paix. Elle est aussi infatigable de corps que d'esprit et ne perd jamais courage[15]...

 

FIN DE L'OUVRAGE.

 

 

 



[1] Settimanni, Cronica, t. I, 1533, 1er octobre.

[2] C. Boner à Thomas Cromwell, comte d'Essex, Bologne, 24 décembre 1532. State Papers, n° 337.

[3] Varchi, Istorie, XIV.

[4] Novaes, Vie de Clément VIII. Storia de' Pontifici, Rome, 1822, VI, 257.

[5] Relazione, etc. : Poco dopo giunto a Parigi il Re christianissimo si pose sul viaggio di Marsiglia : e passando per il Borbonese e Lionese, ce ne andassimo in Avergna e Linguadoca e Provenza per quelli eccessivi caldi. E fu tanto prolungato l'abbocamento, che, siccome quando ci partimmo di Parigi, ogniuno giudicava che dovesse far di state, cosi si fece di novembre. — Dopo partiti di Marsiglia, ce ne andammo per la Provenza, Delfinato, Lionese, Borgogna e Chiampagna e giungemmo in Lorena al parlamento che fece il Re christianissimo col langravio d'Assia, e d'indi tornassinio a Parigi. Voyez aussi la notice sur Marin Giustiniani, ambassadeur de Venise, dans le notable ouvrage de Rawdon Brown, Four years at the court of Henry VIII. Despatches of the Venetian Ambassador Sebastian Giustinian, London, 1854, t. I, p. 29.

[6] Cronica del Settimani, tome I (novembre, 1533). Vasari a représenté les fiançailles de Henri et de Catherine dans la salle de Clément VII, dans le Palais-Vieux, à Florence. Le Pape donne au Prince la main de sa cousine. On voit parmi les assistants le Roi François et son épouse, le Roi et la Reine de Navarre, la Reine d'Écosse (Marie de Guise), la Duchesse de Camerino (Caterina Cybo Varano). On y voit aussi Marie de Médicis Salviati, et le Cardinal Hippolyte et d'autres Cardinaux, Gaddi, Pucci, Cybo et Guise, près le Nonce Rodolfo Rio di Carpi, qui fut ensuite Cardinal. Aux pieds du Roi, on voit le lion apprivoisé de Chaireddin Barberousse ; il est naturel que le nain Grattasse s'y trouve aussi. Que Philippe Strozzi ne soit pas parmi les spectateurs, c'est chose facile à comprendre en se rappelant que Vasari travaillait pour Cosme Ier, ennemi mortel du Strozzi. Le retour de Clément à Rome y est aussi représenté : le Repos, la Victoire, l'Union et la Paix lui font curtéce. (Ragionamenti di Giorgio Vasari.)

[7] Vita di Benvenuto Cellini, chap. XII.

[8] Vita di Filippo Strozzi, LXIX.

[9] D. Mellini, Ricordi di Cosimo I (publiés par D. Moreni), Florence, 1820, 39, 132. L'année 1560, Cosme envoya M. Agnolo Guicciardini pour exprimer la part qu'il avait prise au deuil de la Reine, qui venait de perdre son fils, François II, et pour lui offrir du secours. Voyez Settimani, Cronica, tomo III. En septembre 1567, l'envoyé toscan Gio. Antonio Petrucci présenta à la Reine vingt-deux portraits de sa famille.

[10] Eugenio Albèri, Vita di Caterina de' Medici, page 265 : Encore que je sois sûre que n'est que désespoir et non pas méchanceté. Sur les intérêts et les affaires des Strozzi, tant à l'intérieur qu'à l'étranger, il faut consulter avec soin le troisième volume récemment publié par M. Abel Desjardins, Négociations diplomatiques de la France avec la Toscane, magnifique et excellent ouvrage dont les documents ont été recueillis par M. Giuseppe Canestrini, p. 13, 15 et suiv. ; 291, etc.

[11] Dans la dépêche de l'Envoyé de Florence à la Cour, 27 décembre 1544, nous lisons ce détail remarquable : La Delfina attende a studiare, ed è tanto litterata, e massime in greco, che fa stupire ogni nomo. Négociations de la France avec la Toscane, t. III, p. 140.

[12] Marin Giustiniani, Relazione.

[13] La Regina è suprema in tutto il governo, e l'udienza, che prima s'aveva per li ambasciatori dal Cardinale de Lorraine, s'avrà da lei. Cela fut écrit le 10 décembre 1580.

[14] Cav. Filippo Cavriana au Secrétaire d'État Belisario Vinta, 8 mai 1588. Archives des Médicis, et Eug. Albèri, Vita di Caterina di Medici : documents.

[15] Relazioni degli ambasciatori veneti : Raccolta Albèri, p. 46, t. V, série 1, et Diplomatie vénitienne, Princes de l'Europe au seizième siècle, livre III, chap. XII, p. 575.