LA JEUNESSE DE CATHERINE DE MÉDICIS

 

CHAPITRE X. — CATHERINE DE MÉDICIS AU COUVENT DES MURATE.

 

 

Catherine était demeurée à Florence. Tout était changé autour d'elle, et la jeune fille de dix ans se trouvait isolée au milieu d'indifférents ou d'adversaires. Messer Ottaviano, qui, selon le désir secret du Pape, n'avait point quitté la ville, ne pouvait être d'aucune utilité à la petite Duchesse : poursuivi et menacé de tous côtés, on l'avait enfin emprisonné, lorsque l'armée impériale avait entrepris de faire le siège. Madonna Clarice Strozzi était morte le 3 mai 1528, profondément regrettée de son époux, qui ; plus tard, ordonna, par son testament, que dans son épitaphe on fit mention de sa candeur, de sa sagesse et de ses nobles sentiments, ainsi que de l'amour qu'il avait eu pour elle, et de leur union constante. Après la mort de Clarice, Philippe, prévoyant la tendance désastreuse des affaires florentines vers une licence effrénée, partit pour Lyon, sous le prétexte de mettre ordre à ses affaires de commerce et de banque. En réalité, ce n'était que pour éviter l'orage qui s'approchait, et que moins que tout autre, au milieu de la défiance et des suspicions de la faction démocratique, il était capable d'affronter. La nouvelle Seigneurie, loin de montrer aux Médicis les égards et les bonnes dispositions qui avaient coûté à Niccolò Capponi ses dignités, déclara perfides toutes les propositions du Pape, et résolut, en attendant, de garder Catherine comme otage.

Du couvent de Sainte-Lucie, la petite Duchesse, avant même la mort de Madonna Clarice, avait été transférée dans celui de Sainte-Catherine de Sienne. Mais la contagion qui pendant plusieurs années infecta Florence et ses environs, à des degrés de violence plus ou moins forts, ayant envahi ce cloitre, l'ambassadeur de France, M. de Velly, avec le consentement de la Seigneurie, en fit sortir la petite Duchesse, le soir du 7 décembre 1527, et la conduisit toute voilée dans le couvent de la Santissima Annunziata delle Murate, où elle dut rester jusqu'à nouvel ordre. Le nom de ce couvent, les Murate, convenait bien à une résidence où la jeune Médicis était sous une surveillance voisine de la captivité[1].

Lorsqu'en prenant pour point de départ l'abbaye des Bénédictins fondée par le margrave Hugo, il Gran Barone de la Divine Comédie, et qu'on se dirige par la longue rue qui, en raison du palais de justice, bâti dans le douzième siècle, s'appelle via del Palagio, si on va toujours à droite, on trouve d'abord une autre rue qui, par une allusion aux anciennes familles, s'appelle via Ghibellina, et puis la via San Giuliano. En suivant cette dernière, à peu de distance des murs de la ville, à gauche, on aperçoit la façade longue et nue d'un vaste édifice sur la porte d'entrée duquel, en grosses lettres de fer fondu, on lit : Prigione delle Murate. Le couvent, qui jadis était là, a fait place à une vaste prison cellulaire, trop souventes fois nommée dans l'histoire moderne de la Toscane, à l'occasion de ses commotions politiques. En 1424, Mona Apollonia, avec douze de ses compagnes, transforma sa maison en un petit couvent qui, sous le nom de Maria Annunziata, fut donné aux Bénédictines. Le nom des Murate, qu'il prit ensuite, remonte à une plus haute antiquité, et provient d'une petite maison qui se trouvait sur l'un des piliers du pont bâti sur l'Arno par Messer Rubaconte de Mandella, et qui, en vertu d'une petite chapelle dédiée à la Vierge, reçut ensuite le nom de ponte alle Grazie. C'est sur ce pont, le plus ancien de ceux qui existent, et d'où l'on jouit de cet agréable paysage des collines que couronne la basilique de San-Miniato, et de la vallée du fleuve, pour ainsi dire enfermé par la montagne de Vallombreuse, que les deux couvents ont été fondés. Dans l'une des maisonnettes bâties à cet endroit habitèrent les premières nonnes dell' Arcangelo Raffaello, appelées les Romite del Ponte ; dans l'autre étaient les Murate. Une inscription rappelle encore la dernière de ces maisonnettes, dans l'étroit espace de laquelle, selon un usage du moyen âge observé aussi dans d'autres pays, se réfugiaient depuis l'an 1390 les romite ou sachette, qui, dans le sens précis du mot, étaient enfermées entre quatre murs, au point de ne pouvoir même sortir pour entendre la messe. La miséricorde des passants leur donnait de la nourriture et des vêtements au travers d'une ouverture pratiquée dans la muraille[2]. L'esprit de civilisation des temps qui suivirent fit cesser de semblables coutumes, et le concile de Trente, sur ce point comme sur tant d'autres, en mettant un frein, par de sages mesures, à toutes exagérations, transforma ces claustrations en ordres réguliers, pendant que du même coup il supprimait quantité de ces couvents de nonnes qui, au quinzième et au seizième siècle, avaient dégénéré en maisons d'abus et de dissolution. Le petit couvent de la via San Giuliano, où vinrent les Murate, s'agrandit avec le temps. Giovanni Benci, riche et fastueux citoyen, d'une famille élevée par la faveur de Côme l'Ancien, le reconstruisit, et les Médicis lui donnèrent aussi toutes sortes de marques de munificence. Des grandes dames, voulant fuir le monde ou forcées de le fuir, s'y réfugièrent. Là se retira, après les orages d'une vie tourmentée, Catherine Sforza Riario, autrefois Seigneuresse de Forli et d'Imola, veuve de Jean de Médicis, de la branche qui devint plus tard grand-ducale, l'héroïque mère. en un mot, de l'héroïque Jean des Bandes-Noires. Ce fut là qu'elle mourut en 1509, ne prévoyant guère, sans doute, la future grandeur de son petit-fils, non plus que sa future puissance sur cette même ville et sur le même pays qui avaient condamné à l'exil les descendants de Côme l'Ancien[3]. Les Bénédictines des Murate eurent encore à recueillir, dans d'autres temps, des hôtes non moins illustres. Eleonora Cybo Malaspina, veuve de Gian Luigi de' Fieschi, choisit cet asile si calme, devenue veuve une seconde fois par la mort de Chiappino Vitelli, qui, dans la guerre de Flandre contre Philippe II, eut un sort semblable à celui qui échut au comte de Lavagna dans le port de Gènes. D'autres dames de la famille Cybo y prirent le voile, et plusieurs en devinrent les abbesses. Camilla Martelli, seconde femme du Grand-Duc Côme Ier, fut renfermée chez les Murate, témoins de ses larmes et de ses lamentations, jusqu'à ce qu'elle fut transférée, aussitôt la mort de son mari, dans le cloître de Sainte-Monique, d'où la mort seule vint la libérer[4]. Là enfin fut élevée, par l'ordre du Grand-Duc Ferdinand Ier, Vittoria Piccolomini, fille d'Alphonse de Montemarciano, chef de bandits redouté, qui du fond des gorgea de l'Apennin vint finir sa triste vie sur l'échafaud.

Ce fut donc à ce couvent de la Santissirna Annunziata que la Seigneurie de la République confia la garde de Catherine de Médicis. Reconnaissantes des bienfaits multipliés de l'illustre famille, malgré les inquiétudes auxquelles elles étaient elles-mêmes en proie, les religieuses l'accueillirent avec autant de joie que de bienveillance. On lui réserva la cellule que Caterina Sforza s'était jadis fait construire, et deux femmes furent attachées à son service. Affuble et gracieuse, la petite Duchesse était vraiment bien vue de toutes les nonnes : chacune prenait part à toute l'incertitude de sa situation. Elle resta ainsi pendant toute la durée du siège sous l'affectueuse vigilance des religieuses[5].

Cependant, les murs même des couvents n'offraient point assez de sécurité, dans des temps si orageux. Si la division avait pénétré dans les familles, si le père et le fils, le frère et le frère étaient en inimitié, l'un partisan des Médicis, l'autre des Capponi, un troisième des Arrabbiati, il n'est pas étonnant que la désunion régnât aussi parmi les nonnes, qui alors avaient beaucoup plus de rapports avec le monde et avaient beaucoup plus de liberté qu'elles n'en ont eu depuis. Il en était ainsi aux Murate. Les nonnes avaient pris parti pour ou contre les Médicis, suivant leurs inclinations ou selon l'exemple des parents et des amis. Chaque parti priait pour la victoire et pour le bien des siens.

Le moment vint où la balance sembla pencher pour les Médicis, lorsqu'au printemps de l'année 1530, les négociations avec l'Empereur d'un côté et avec la France de l'autre, n'aboutirent à aucun résultat ; les amis de la République devinrent plus tièdes et les ennemis plus ardents. Le blocus aussi prit un caractère plus inquiétant, après qu'Empoli, la clef de la fertile vallée inférieure de l'Arno, fut perdue, et que toute la bravoure du capitaine François Ferrucio ne put contrebalancer la trahison du capitaine général Malatesta Vaglioni de Pérouse, vendu au Pape. De tels faits augmentèrent le courage du parti Médicis parmi les nonnes. D'ailleurs, les excès supportés et encouragés par le pouvoir, la dévastation et la destruction des propriétés des Médicis et la ruine de leurs partisans, les persécutions, les emprisonnements, les condamnations à mort des personnages considérés, les emportements sans frein de la haine, montraient clairement que cet état de choses ne pouvait durer, lors même que l'inégalité des forces eût été moins grande. Nombre de fois déjà, les nonnes s'étaient permis d'envoyer aux prisonniers de leur parti des corbeilles de pâtisseries au nom de l'abbesse et même aussi au nom de Catherine. Alors elles montrèrent encore plus d'audace et elles allèrent plus loin. Au fond de ces corbeilles, on représenta, soit avec des fleurs, soit d'une autre manière, les armes des Médicis. Divers prisonniers reçurent plusieurs de ces corbeilles, et le geôlier, en les examinant, reconnut les écussons. Il porta plainte devant les Seigneurs des Dix de la liberté, comme on appelait alors ceux qui avaient en leurs mains une puissance presque illimitée dans les affaires de guerre et dans les négociations, en ces temps de trouble et d'agitations à toute heure, à tous moments.

 

 

 



[1] Fragment de la chronique manuscrite du couvent delle Murate, par Sœur Giustina Niccolini. Voyez Ricordi del Gran Duca Cosimo, écrits par Mellini et publiés par Moreni ; Florence, 1820, p. 126. C'est un ouvrage qu'il est bon de consulter non-seulement pour ce qui est de la personne du premier Grand-Duc, mais pour connaître diverses particularités des temps précédents. Le nom de Moreni, chanoine de la Basilique Laurentienne, est toujours une garantie pleine de sécurité pour tout ouvrage annoté, commenté et augmenté.

[2] Cette inscription se trouve sous un tabernacle qui représente les Bénédictines agenouillées en face de l'image de l'Annunziata.

D. O. M.

Moniales Muratarum in hoc pontis

Latere sponte reclusæ MCCCLXXXX

Vitam eremiticam degentes crescente

Numero ad eum locum MCCCCXXIV

Ubi nunc sunt migrantes ædiculam

Hanc in suæ ipsarum originis memoriam

Ferdinando Magno Etruriæ Duce III

Annuente construi curarunt MDCVI.

Avant la moitié du quatorzième siècle, on commença à construire des chapelles sur les piliers du pont Rubaconte. Ainsi le 10 avril 1347, le troisième pilier à gauche fut concédé à vie au Presbyter Andreas de Sancta-Catherina de Ripolis pour une chapelle en l'honneur de sainte Catherine. (Gaye, Regesta florentina, dans le Carteggio inedito, I, 498.) De même un autre pilier, pour une chapelle dédiée à saint Laurent, à Johanna de Castro Scti Johannis habitatrix Florentinæ in populo Scti Niccolay pinzochera. A Pinzocchera répond au nom de Beguine, si connu en Belgique et sur le Rhin. Il y avait des Pinzocchere et aussi des Pinzoccheri, tant dans l'ordre dominicain que dans l'ordre franciscain. Dans le couvent de Sainte-Lucie, on y reçut des Pinzocchere domenicane, après la nouvelle fondation de Madonna Contessina. La via delle Pinzocchere rappelle encore aujourd'hui ces religieuses d'un tiers ordre dont l'institution ne prit cependant jamais en Italie l'importance qu'elle eut dans les Flandres et le Brabant. (V. Lastri, Osservatore florentino, V, 33.) Le 27 aout 1332, on trouve nommée la chapelle di San Barnaba ; le 24 novembre 1370 fut donnée l'autorisation de construire la chapelle della Madonna, d'où le pont prit le nom qui lui est resté. Élevé en 1237, par Messer Rubaconte de Mandella, il a résisté à toutes les inondations, bien qu'il fut déjà en fort mauvais état dans la première moitié du quatorzième siècle.

[3] Devant le grand autel était la pierre sépulcrale, avec cette inscription :

Caterina Sfortia Medices

Comitissa et Domina Imolæ Forolivii

Obiit IV kal. Junii

MDIX.

[4] Sur le séjour de Camilla Martelli chez les Murate, voyez le fragment du manuscrit Cronica di Suor Giustina Niccolini, page 112.

[5] Cronica di Suor Giustina Niccolini, page 126 : Era piccolina di anni otto, di stile graziosissima, e per sè stessa si faceva amare da ciascum. Colle Madri era ed affabile a tale, che suo disgusto ed afflizione ne compativano stremamente.