LA JEUNESSE DE CATHERINE DE MÉDICIS

 

CHAPITRE IX. — LE SIÈGE DE FLORENCE PENDANT L'ANNÉE 1529.

 

 

Alors que dans Florence commençait l'agitation qui devait avoir une fin si fatale pour les Médicis d'abord et pour la République ensuite, le Cardinal Silvio Passerini jugea prudent d'éloigner de tout danger la jeune enfant du Duc d'Urbin. Il la fit conduire à la villa de Poggio, à Caiano. Les chefs du parti qui était à la veille de tenir le pouvoir virent d'un mauvais œil cet acte du Cardinal, et depuis lors ce parti décida de ne pas perdre trop de vue la nièce du Pontife. Aussi Bernardo di Jacopo Rinuccini, citoyen de grand renom, fut-il envoyé au Poggio avec des gens armés pour y prendre Catherine et la ramener à Florence. Aussitôt arrivée, elle ne fut point reconduite à la maison Médicis, mais elle fut confiée aux religieuses Dominicaines de Sainte-Lucie, dans la via San Gallo[1].

Le cloître avait été restauré, vers la moitié du quinzième siècle, par Madonna di Pardi, femme de Côme l'Ancien. Il est vrai de dire que sa fondation remontait à cent cinquante ans auparavant, et que le Pape Eugène avait enlevé le couvent aux Dominicaines, qui, pour user des expressions de la bulle, étaient plus adonnées aux vanités de ce monde qu'au service de Dieu, devenues qu'elles étaient une honte pour la religion, un scandale pour la ville. Aussi, non-seulement Madonna Contessina eut entreprendre la reconstruction de l'édifice, mais elle dut encore s'occuper d'y établir une réforme complète. Pendant que son époux reconstruisait le cloitre voisin de Saint-Marc, et qu'il le donnait à l'ordre des Prédicateurs, admirablement fourni de livres et orné d'ouvrages d'art, Madonna Contessina consacrait toute sa dot à la renaissance du couvent de Sainte- Lucie. Le saint archevêque Antonino l'avait aidée dans cette œuvre, en prenant la direction spirituelle des religieuses de l'ordre, auquel il appartenait lui-même.

Alors qu'un quart de siècle avant l'époque à laquelle appartient notre récit, frère Jérôme Savonarole, avec la puissance de sa parole, émouvait non-seulement le couvent de Saint-Dominique, mais encore la ville entière et tout l'État, les religieuses de Sainte-Lucie subirent aussi l'influence du fervent prédicateur. Au couvent de Saint-Marc comme au cloître de Sainte-Lucie, il s'était formé une opposition contre les Médicis, à qui cependant, pour ainsi parler, ces couvents devaient leur existence. Telle est sans doute la raison qui fit choisir le cloître de Sainte-Lucie lorsqu'il fut question de faire garder la petite Duchesse, dont la personne, bien que d'un âge encore si tendre, fut dès lors le point de mire de projets politiques pour ceux qui ne voyaient en elle que l'instrument d'une faction.

Madonna Clarice était revenue dans la maison Strozzi, mais elle n'y avait point de repos. Elle se fit transporter au couvent de Sainte-Lucie, où Catherine demeurait, elle prit l'enfant avec elle et elle se rendit au palais Médicis. Messer Ottaviano y était resté, gardien fidèle de la propriété de la famille ; le Cardinal Ridolfi, lui aussi, était dans la maison, et un grand nombre de citoyens considérables y allaient et eu venaient. Cela déplut au peuple : on murmurait que toute l'affaire n'était point conduite avec loyauté. Niccolò Capponi fut averti. Prenez garde qu'ils ne vous mettent en pièces, lui disait l'un. — Vous avez changé le tonneau mais non le vin, disait un autre, et le peuple, lui, veut aussi changer le vin. On faisait comprendre de maintes manières, le plus souvent avec une ironie amère, qu'on voulait plus que l'éloignement du Cardinal et celui des jeunes gens. Mais il arriva pis encore quand on apprit qu'Hippolyte et Alexandre s'étaient enfuis de Pise à Lucques, sans livrer auparavant les forteresses occupées pur des troupes à leur solde. Alors éclata l'orage contre le Strozzi, qui avait accompagné les jeunes princes et qui s'était laissé jouer par eux. Clarice quitta de nouveau tout en hâte la maison des Médicis et se rendit à Sainte-Lucie accompagnée de sa nièce. Le Cardinal-archevêque, craignant la sédition, passa dans l'habitation voisine des Martelli, et de là, lorsqu'il y eut plus de tranquillité, se réfugia au palais épiscopal, également voisin. Il ne reste plus aujourd'hui de ce palais qu'une petite partie, reconnaissable aux armes du Pape Pie II Piccolomini, un incendie violent l'ayant réduit presque empiétement en cendres, six ans après les faits que nous racontons ici. Quant au nouveau palais, il fut construit par le fils d'Ottaviano, le Cardinal-archevêque Alexandre de Médicis, qui occupa la chaire de saint Pierre quelques jours seulement, sous le nom de Léon XI. Au grand scandale de ceux qui le virent, les gens du Cardinal emportèrent de la maison qu'ils abandonnaient toutes les choses de prix dont ils purent se charger.

Le 21 mai 1529, le Grand Conseil de la République s'assembla dans l'immense salle du palais de la Seigneurie, où avait siégé un jour frère Jérôme Savonarole. Le parti de Jérôme, après trente ans, était encore extrêmement nombreux ; il semblait à beaucoup que l'on fût revenu aux jours de l'inspiré Dominicain. On sait combien d'années encore ses prophéties sont restées gravées dans la mémoire du peuple, qui croyait à leur accomplissement. Un long temps ne s'écoula point avant que Florence fût en pleine révolution et que le parti modéré des principaux citoyens, qui s'était acquis la direction des affaires par le choix de Capponi, dût reconnaître son impuissance à maîtriser l'élément démocratique. La Seigneurie était faible : on prenait et on exécutait, sans son consentement, résolution sur résolution. Des hommes de familles considérables devinrent partisans populaires, et les actes tumultueux se multipliaient.

On commença par la destruction de tous les blasons des Médicis. Une troupe d'individus masqués, parmi lesquels nombre de jeunes gens de bonnes familles, mutilaient ou détruisaient les écussons sur les façades des édifices, dans l'intérieur des maisons et même dans les églises. Ils mirent en pièces les statues de Léon X et de Clément VII, dans l'église de l'Annonciade, où Pierre de Médicis, fils de Côme l'Ancien, avait fait construire la magnifique chapelle qui contient l'image miraculeuse et vénérée de l'Annonciation. Le Pape en fut si indigné, qu'il jura de ne point reposer en terre bénite avant que Florence lui eût ouvert ses portes.

Mais le mal ne fit que s'accroître, quand le parti démocratique, qu'on nommait les Arrabbiati, renversa celui des Ottimati et de tous les partisans des idées de Savonarole, lorsqu'on sut que le Pape s'était remis avec l'Empereur et que les Florentins avaient été exclus de tout traité de paix, lorsqu'on sut que l'armée qui avait quitté Home et défendu Naples contre le Maréchal de Lautrec, renforcée par des troupes papales, se mettait en marche vers la Toscane, afin de briser la résistance de la ville rebelle et résolue de défendre sa liberté ! Le peuple fut mis sous les armes. Cette mesure rencontra d'abord une vive résistance, car les vieux et tranquilles citoyens qui avaient vécu si longtemps en paix, et qui ne songeaient plus qu'au commerce et aux métiers dont ils prévoyaient ainsi la ruine, ne voulaient point en reconnaître la nécessité. D'un côté, les fatigues les épouvantaient ; d'un autre, ils croyaient la sécurité de la ville bien plus menacée que protégée par un armement général, et ils avaient encore souvenir des années du second exil des Médicis. Philippe de Nerli, l'historien, dit qu'il craignait un César pour cette République : et vraiment, que ne l'a-t-elle trouvé ce César ! Niccolò Capponi, au commencement, s'opposa aussi à ces mesures ; néanmoins, cette prise d'armes eut lieu tumultueusement, et si les compagnies civiques ne maintinrent guère l'ordre et ajoutèrent même à la haine des partis, au moins prirent-elles leur revanche lors du siège, en combattant courageusement aux côtés des troupes soldées et laissant des milliers de morts sur le champ de bataille.

Ce fut le 24 octobre 1529 que commença ce terrible siège, qui, semblable aux éclairs qui illuminent un ciel ténébreux, devait répandre sur les derniers jours de la République un éclat triste, il est vrai, mais néanmoins émouvant et tout à l'honneur des grands citoyens. Dans le cours de l'été, le Pape et l'Empereur s'étaient mis d'accord à Barcelone, et par les négociations de Cambrai, le Roi François s'était joint à eux. Les Florentins se voyaient donc abandonnés, et une reddition sans conditions leur était imposée. La tentative de réconciliation avec Charles-Quint, lors du voyage de ce Prince à Gènes, avait complètement échoué. Vers la mi-septembre, l'armée impériale, conduite par le Prince d'Orange, avait envahi les confins du territoire des Florentins. Les troupes pontificales le soutenaient, et Baccio Valori était dans ce camp ; commissaire principal du Pontife. Cortone et Arezzo, petites villes sises sur cette route, ouvrirent leurs portes sans résistance. Tandis que l'ennemi traversait lentement le val d'Arno, les citoyens dévastaient les riches et délicieux environs de la ville. Églises et monastères, villas et métairies qui se trouvaient près des portes, furent incendiés. Plutôt les voulait-on voir en cendres et en ruines que de les laisser au profit de l'ennemi. Pendant la mémorable journée d'octobre, le 24, le camp fut établi sur les collines popolate di case e d'oliveti qui entourent la ville au sud-est. Cinq jours après, l'artillerie commença à répandre ses foudres sur les hauteurs de San-Miniato, où le Buonarroti, le grand Michel-Ange, contraint de lutter autant contre la sottise et les trahisons au dedans que contre l'ennemi au dehors, avait fait une forteresse de la vieille basilique du onzième siècle, laquelle, plus que tous les autres ouvrages d'art, protégeait la ville qui était à ses pieds et portait le désordre au camp des assiégeants. Ce fut un temps héroïque : ni le danger chaque jour plus grand, ni la perte de la plus grande partie du territoire, ni les énormes contributions auxquelles étaient soumis et la commune et les particuliers, ni la famine qui, dans cette ville assiégée, se faisait sentir avec la contagion, plus cruelle de mois en mois, ni les obstacles à toutes communications extérieures, ni les déplorables divisions qui, sous le prétexte et sous le faux nom de la justice, entrainaient à des haines atroces et à des peines capitales, ni l'indifférence ou l'inconstance des amis, et enfin ni la trahison manifeste de celui qui avait dans ses mains le gouvernement militaire, ne purent dompter ou affaiblir le courage du peuple, inébranlable dans sa défense, ferme dans ses privations, heureux de son propre sacrifice. Tels prédicateurs de l'ordre auquel rivait appartenu Savonarole enflammaient d'autant plus son courage, réconfortaient sa constance. Les assiégeants étaient repoussés, on tentait des sorties, non sans succès, et telles villes du territoire étaient secourues et reconquises ; et jusqu'au dernier moment, malgré la supériorité des forces ennemies, le côté de la victoire demeura incertain. Mais plus courageuse et glorieuse était la défense soutenue par les Florentins, plus était désespéré l'état de la ville, qui, pour prolonger encore ce combat pour ses libertés désormais impossibles à sauver, dut recueillir ses forces extrêmes et réveiller les derniers souffles de cet élément démocratique qui luttait aussi dans sa dernière heure.

Niccolò Capponi était néanmoins encore chef du gouvernement lorsqu'on séquestra les biens des Médicis, et qu'on enleva aux héritiers de Madonna Alfonsina les droits de pêche dans le lac de Fucecchio. Il ne put l'empêcher, et son successeur François Carducci ne le voulut pas. Malgré tant d'outrages, malgré tant d'injustices, le Pape Clément se montra encore disposé à entrer en arrangements avec la ville. Il fit proposer ses conditions par des partisans et des médiateurs : rappel de sa famille, rétablissement des rapports antécédents, levée du séquestre des biens, restitution et liberté de sa nièce, la petite Catherine de Médicis, l'unique rejeton de la grande famille, au milieu de tant d'épreuves[2].

 

 

 



[1] Aiazzi, Ricordi di Filippo di Cino Rinuccini, Florence, 1840, p. 130.

[2] Lettre de l'Ambassadeur vénitien Carlo Capello, 17 septembre 1529. Relazioni degli Ambasciatori veneti, Raccolta Albéri, série II, tome I, 217.