LA JEUNESSE DE CATHERINE DE MÉDICIS

 

CHAPITRE III. — NAISSANCE DE CATHERINE DE MÉDICIS ET MORT DE MADELEINE DE LA TOUR D'AUVERGNE SA MÈRE.

 

 

Le mariage de Laurent et de Madeleine, conclu sous des auspices si brillants, était cependant destiné à une fin aussi triste qu'inopinée.

Le Duc d'Urbin n'avait pas encore vingt-sept ans, et toutes les affaires d'État reposaient en ses mains. Comme Capitaine général de la République, il avait la surveillance sur toute l'armée, et la conduite des affaires civiles était déjà traditionnelle dans sa famille, quoique les anciennes formes républicaines subsistassent encore. On déployait dans la maison de Médicis une pompe inconnue autrefois. Tout cela devait peu à peu habituer le peuple au faste du pouvoir, que le Pape et son cousin le Cardinal de Médicis pensaient d'autant plus assuré désormais à leur famille que la jeune Duchesse allait être mère. Cette dernière, par son affabilité et sa grâce, était chaque jour plus aimée. Elle se portait bien, était gaie et se trouvait heureuse à Florence : pour plaire à son entourage, elle portait le costume florentin, qui lui seyait à merveille[1]. Mais dès les premières journées de son séjour, la longue et dangereuse maladie de Madonna Alfonsina attrista sa maison. Deux mois et demi ne s'étaient pas écoulés que Laurent lui-même gisait sur un lit de douleur. Son mal commença par une fièvre intermittente[2] : les détails sur sa maladie, tels qu'ils nous sont donnés par les contemporains, ne laissent aucun doute sur son origine, qu'on attribua à sa-vie déréglée. Son état empirait de jour en jour : le mal paraissait-il diminuer, il reparaissait de nouveau avec plus de violence. Les symptômes étaient inquiétants, d'autant plus qu'à lu faiblesse corporelle se joignait le dégoût de tout travail.

Vers la mi-décembre, les médecins conseillèrent un changement d'air. Le matin du 21, le malade se fit transporter en litière à la villa Sassetti, près la route de Bologne, sur la colline des Montughi, la plus belle de ces collines qui, toutes couvertes de résidences, entourent Florence du côté du nord. La famille Sassetti, dont la primitive habitation était comprise dans la plus ancienne enceinte de la ville, appartenait aux plus zélés de la faction des Médicis : aussi devait-elle la plus grande part de ses richesses à la faveur de Côme l'Ancien. Elle en avait d'ailleurs fait un noble usage, témoin l'érection d'une chapelle à la sainte Trinité, peinte ensuite par le Ghirlandajo, et la magnifique villa de Montughi. Il n'est point de villa près de Florence d'où l'on jouisse d'un plus délicieux et plus vaste aspect de la ville et de ses agréables environs. Demeurée intacte pendant les désordres de 1529, elle appartient aujourd'hui aux Capponi. La pureté de l'air, la beauté du lien, furent d'une heureuse influence sur l'état du malade. Son Excellence, écrivait Gheri, ce matin, est arrivée à Montughi. Je crois qu'avec le beau temps elle s'y trouvera très-bien, tant le lieu est beau et le séjour charmant. Elle va du reste bien aujourd'hui. Et le lendemain : Son Excellence le Duc est bien encore. Ce matin, il est allé par toute la maison. Il paroît que chaque jour nous amènera du mieux[3]. L'amélioration sembla devoir persister, et au milieu de janvier suivant on était à même d'espérer qu'avant peu le Duc pourrait revenir à Florence.

Vain espoir ! Ce n'était qu'une trêve, et la maladie devait reparaître plus violente que jamais. Déjà, au commencement de 1519, le malade se plaignit de ce que son état l'empêchait de soigner les intérêts du Roi comme il l'aurait désiré. Pendant qu'on en prévoyait l'issue, que Goro Gheri préparait le Cardinal de Médicis et l'Envoyé de Rome, Messer Benoît Buondelmonti, à recevoir les plus mauvaises nouvelles, et que Laurent était transporté, avec grand'peine, à Florence, de la villa où il avait cherché un air plus pur, Madeleine, sa femme, accoucha d'une fille, le 13 avril 1519. Cette fille était la future Reine de France, Catherine de Médicis.

Mercredi matin, le 13 avril, à onze heures, écrit Goro Gheri au Cardinal-légat à la Cour française[4], la Duchesse, avec l'aide de Dieu, a donné la vie à un enfant du sexe féminin. Son Excellence le Duc voulut qu'on lui portât aussitôt la petite fille. Madonna Alfonsina la lui présenta, et tous deux en ont ressenti une aussi grande joie que si c'eût été un fils. Madame la Duchesse se porte bien, et ses couches, par la grâce de Dieu, ont été heureuses.

Dès le berceau, l'enfant parut destinée à toutes les vicissitudes qui remplirent sa vie : fortune et malheur, faveur et disgrâce. Au commencement tout sembla bien : l'état même du père s'était amélioré. Le Duc se porte beaucoup mieux, dit le bulletin expédié le même jour à Rome ; la Duchesse se trouve bien, ainsi que le nouveau-né, qui est un bel enfant. Le 16 avril eut lieu le baptême. Le Roi François avait fait la promesse d'être parrain si la Duchesse avait un fils. On choisit d'autres témoins. Aujourd'hui, à la vingt-deuxième heure, écrit Gheri à Benoît Buondelmonti, l'enfant fut baptisée. On lui donna les noms de Catherine, Marie, Romola. Catherine était le nom de la Duchesse ; on ajouta le nom de Marie, parce que l'enfant fut baptisée le samedi, jour de la Madone ; enfin c'était une coutume à Florence de joindre le nom de Romola aux autres. L'intendant de l'hôpital de Santa-Maria Nuova, le prieur de Saint-Laurent, l'abbesse du couvent des Murates et celle d'Annalena, tinrent la bambina sur les fonts. Deux prêtres et deux laïques étaient présents. On ne fait point mention de la présence des parents les plus proches, bien que Madonna Alfonsina fût dans la maison[5].

Nous voyons d'après ce rapport que la bourgeoisie de la République, chancelante, faisait encore valoir ses droits dans la maison qui devenait princière. Des ecclésiastiques, appartenant à de grands instituts, sont les témoins du baptême. Le Spedalingo de Santa-Maria Nuova était le président de cet hôpital de la ville, qui, fondé par Folco Portinari, le père de la Béatrice de Dante, prit, dans le cours des temps, une extension toujours plus considérable. Saint-Laurent était la paroisse de la maison de Médicis, qui y avait son caveau sépulcral, à deux pas de sa célèbre bibliothèque. Presque entièrement reconstruite du temps de Jean d'Averardo et de Côme l'Ancien, toujours protégée par les Médicis, la Basilique Laurentienne, à laquelle Léon X, qui y avait été chanoine, accorda des privilèges particuliers à une chapelle pontificale, demeura jusque dans ces derniers temps sous le patronage des Grands-ducs de Toscane[6]. Le cloître des Murate, qui ne fut pas fondé par les Médicis, mais qui n eu sans cesse à connaître les bienfaits de leur protection, sera encore souvent nommé dans le cours de cette histoire. Le cloître des Dominicaines d'Annalena était la fondation d'une veuve inconsolable, Annalena de Malatesti, qui s'y retira après que son époux, Baldaccio d'Anghiari, comte d'Anguillara, au milieu du quinzième siècle, eut été traîtreusement assassiné dans le palais de la République. Deux prêtres et deux nonnes tinrent sur les fonts de baptême celle qui un jour devait être Reine de France. Et dans le choix des noms on n'avait point négligé la coutume du pays : — Romulus était le patron de Fiesole, et le peuple florentin, che discese da Fiesole ab antico[7], aujourd'hui encore, à l'époque de la fête de son patron, monte vers les hauteurs de sa ville étrusco-romaine, où ce nom réveille en lui les souvenirs des traditions anciennes.

Ces auspices heureux devaient être éphémères. Le jour même qui suivit la cérémonie, on disait : La Duchesse est bien, la bambina aussi ; la première a cependant eu un léger accès de fièvre. Les femmes assurent que c'est chose ordinaire et plutôt favorable à la santé de la malade. Le 18 avril, l'évêque de Fano écrivait aussi : Tous s'accordent à dire que le Duc reprend des forces. Mais Son Excellence est aujourd'hui fort inquiète et troublée par la nouvelle que la Duchesse subit l'épreuve d'une forte fièvre, accident que ses femmes avaient tenu caché. Elles ont ainsi commis le plus grand tort ; moi-même j'ai écrit que la Duchesse se portait bien, chacun le croyait, ni elle ni personne n'avouant ce qui en était. La fièvre a été violente pendant la journée, mais elle a diminué vers le soir : Les médecins sont inquiets mais non sans espérance, et ils ont ordonné des remèdes pour demain matin. Remarquez-vous comme le sort nous traite Mal cette année ! Les jours suivants se passèrent entre la crainte et l'espérance. Le 22, le Duc fut rassuré, car les médecins pensaient la Duchesse hors de danger ; mais, le 25, survint une forte fièvre jointe à de l'oppression, et le 26, vers le soir, la malade dut recevoir l'extrême-onction. Elle vécut cependant jusqu'au lendemain, 28 avril. Dieu lui accorde la paix et le salut de son âme ! Que Sa Sainteté et le Cardinal de Médicis, auxquels on adresse chaque jour de douloureuses nouvelles sur l'état de nos maîtres, acceptent avec autant de patience que de résignation la perte de notre excellente Duchesse[8].

Le jour suivant, le corps fut transporté à Saint-Laurent. Les Chanoines de la basilique, les Dominicains de Saint-Marc et les Augustins de San-Gallo, que les Médicis avaient comblés de bienfaits et qui leur devaient en quelque sorte leur existence[9], accompagnèrent les dépouilles, ainsi que les parents et une quantité de citoyens en habits de deuil. La Duchesse d'Urbin fut déposée dans la sacristie où reposent Giovanni d'Averardo et Piccarda Bueri, son épouse, et c'est là que se trouve une caisse d'airain et de porphyre, chef-d'œuvre de la main d'Andrea del Verocchio, qui renferme les restes mortels des fils et des deux petits-fils de Côme l'aîné.

On attendit de Rome des ordres précis pour la cérémonie des funérailles[10].

 

 

 



[1] Goro Gheri à Gianfigliazzi, 30 octobre, 24 décembre 1518 : La Duchessa sta bene et di bona voglia, la quale s'è cominciata a vestir alla fiorentina et riesce molto bene.

[2] Goro Gheri au Cardinal Bibbiena, mi-novembre : La Ex. del Duca due di fa ha havuto un poca di terzanella et è piccola cosa, et presto speriamo che si risolvera in bene et rosi piaccia a Dio.

[3] G. Gheri à Benedetto Buondelmonti, 17 décembre : Credo che S. E. fra due o tre giorni in lettiga sen' andrà a Moutughi dai Sassetti a stare 6 o 8 giorni per mutare un poco d'aria e che i medici consentono e lo consigliano. E le stanze sono molto buone e laudate dai medici. Et le 21 : La Ecc. del Duca questa mattina di buon ora andò a Mont' Ughi... Credo quando sarà buon tempo lo piglierà maggiore (piacere) par essere bel luogo e piacevole stanza, e S. E. sta bene. Niccolò Machiavelli rappelle la fortune des Sassetti appuyée sur la faveur des Médicis et sur les rapports qu'ils avaient avec eux, dal che molle eccessive ricchezze in molte famiglie di Firenze nacquero : come avvenue in quella dei Tornabuoni, dei Benci, dei Portinari e dei Sassetti. Storie florentine, I, VIII. Pour ce qui est de Sassetti, voyez la préface du volume IV, partie II, de l'Archivio storico italiano, pages XVIII-CIX, et les Lettere edite ed inedite di Filippo Sassetti, recueillies par Ettore Marcucci, Florence, 1855. Le possesseur actuel de l'antique villa Sassetti, sur la route de Bologne, est un homme aussi distingué par sa naissance que par son intelligence et son cœur : le marquis Gino Capponi, aussi grand lettré que grand citoyen. Voyez aussi les Documenti di storia italiana, vol. I, p. 71, recueillis par Molini.

[4] G. Gheri al Cardinal Bibbiena, 15 avril 1519. Et le même à Messer J. Gianfigliazzi.

[5] G. Gheri à Benedetto Buondelmonti, 16 avril. M. Reumont cite la lettre de Gheri témoignant que le nom de Romola fut donné à Catherine, comme il fut aussi plus tard donné à Isabelle, l'infortunée sœur du Duc Côme Ier, baptisée le 7 septembre 1542. Mais M. Trollope, dans son intéressant ouvrage sur la jeunesse de Catherine de Médicis, a rapporté le texte de l'acte de baptême dans les termes suivants, et on n'y remarque point que ce nom de Romola ait été ajouté à ceux de Catherine et de Marie. Extrait fait par Richa d'un journal marqué G existant à Santa-Maria Nuova : Questo di aprile, 1519, il nostro Reverendo Padre Monsignor Lionardo Buonafede, al presente spedalingo di Santa-Maria Nuova et abbate della Badia Tedaldi, a richiesta dell' Illustriasimo Duca d'Urbino, Lorenzo di Piero di Lorenzo de Medici, battezzò una fanciulla femmina nata dell' Ill. Duca sopradetto e di Madre Maddalena di Bologna in Francia allevata sua donna, insieme con gli infrascritti compari, cioè il R. D. Francesco d'Arezzo, generale dei Serviti, Messer Francesco Campana, Priore di San-Lorenzo, Sorella Speranza de' Signorini, Badessa delle Murate, Chiara degli Albizzi, Priora d'Annalena, Paolo d'Orlando de Medici e Gio. Bat. de Nobili, alla quale si pose nome Caterina, Maria, cui Dio presti lunghezza, etc. Voyez the Girlhood of Catherine de' Medici, by T. Adolphus Trollope, pages 18 et 345, London, Chapman and Hill, Piccadilly, 1856.

[6] Voyez Cinnfogni, Memorie storiche dell' Ambrosiano Real Basilica di S. Lorenzo, Florence, 1804, vol. I.

[7] Dante, Inferno, XV, 62.

[8] Voyez les lettres de Goro Gheri pour ces diverses citations. La suivante fut envoyée, au nom du Duc d'Urbin, au Cardinal Bibbiena :

R. Domine tanq. perobserve. Per lettere del Vescovo di Fano la S. V. Rev. havrà inteso come la Duchessa mia dilettissima consorte dipoi el parto della fanciulla femmina die fece, per non essore del parto bene purgata et evacuata, è stata indisposta parecchi giorni et si sono usati et facti tutti quelli remedi che possibili erano per farla purgare et evacuare, et in effecto la mala sorte nostra ha voluto che mulla cosa o remedio le habbi giovato, in modo che la poveretta questo di ha reso l'anima a Dio et è passata di questa presente vita et me ha lassato in tanto travaglio et affanno per axer perso tanto diletta et da me amata compagna, che certamente conosco haver havuto di questa cosa tai bastonata all' animo et contento mio che non so quando o di che io mi possa piu contentare. Pure pensando che la morte è cosa naturale et che tutti havramo ad fare questo passo in quel modo et a quel tempo che piace alto Omnipotente Dio, però in tanto dispiacere di haver perso si eara compagnia me rimetto a quello che piace alla divine Maestà, et de ogni cosa che succede la voglio ringraziare et restar patiente. Piacerà alla S. V. R. far tutto intendere alla Maestà X., alla Regina et alla Ex. di Madama, et condolersi in nome mio di tanta perdita che io ho fatto et cosi di Lor M. et Ex. che hanno persa una devotissima servitrice et aile loro M. et Ex. vi piacerà humilmente raccomandarmi. Io mi sto pure nel lecto con un poco di febbre, con catarro, con mollificatione delle braccia et con molte altre cattive dispositioni, et per mia disgratia m'è sopra venuto un colpo di questa sorte di perdere la mia dilectissima consorte. Pensi V. S. R. come io possa stare di bona voglia. Pure Dominus dedit, Dominus abstulit, fiat voluntas Domini.

Au texte de cette lettre de Laurent, l'Évêque de Fano, Goro Gheri, ajoute :

Per la littera della Ex. del Duca la S. V. R. intenderà lo sfortunato caso della sua dolcissima consorte della qual cosa S. Ex. se n'è molto accuorata et ne ha preso tanto dispiacere quanto piu set non potrei. Et perchè io so che la S. V. R. ama S. Ex. come bon padre, però me ne dolgo seco, et maxime perchè dubito che aggiunto al male di S. Ex. questo tanto dispiacere et fastidio che piglia della morte di sua consorte tanto benigna et da S. Ex. tanto amata, che non segua qualche gran disordine di che Dio ne guardi. Io non entro in altro con la S. V. R. perchè sono tanto afflicto che l'animo non me lo patisce. Però se scrivo cosi breve, la prego me admetta la scusa, et a lei humilmente me raccomando.

[9] Le couvent de Saint-Marc fut reconstruit par Cosme l'Ancien ; et San-Gallo par Laurent, son neveu. Ce dernier fut détruit l'année 1529, avant le siège de la ville.

[10] Extrait du Registre des morts de Saint-Laurent : Addi XXVIIII d'aprile 1519 la Illme Duchessa de Bologna Franzese Donna del Signor Duca d'Urbino Lorenzo de' Medici passò di questa vita d'aprile 1519 e fu riposta in San-Lorenzo. In quor. fidem. Ego Jacobus Fraticisci de Pasquinis civis et not. publ. Florentinus necnon cancellarius dom. ufficialium grascie civ. Flor. en. fidem faciens, etc. (Carte strozziane, n° 926, nell' Arch. Mediceo.)