MARC-AURÈLE OU LA FIN DU MONDE ANTIQUE

 

XXIV - Écoles d'Alexandrie, d'Édesse.

 

 

BEAUCOUP de choses finissaient ; d'autres commençaient ; l'école et les livres remplaçaient la tradition. Personne n'a plus la prétention d'avoir vu ni les apôtres ni leurs disciples immédiats. Des raisonnements comme celui que faisait Papias, il y a quarante ans, ce dédain du livre et cette préférence avouée pour les gens qui savent d'original, ne sont plus de mise. Hégésippe sera le dernier qui aura fait des voyages pour étudier sur place la doctrine des églises. Irénée trouve ces inquisitions inutiles. L'église est un vaste dépôt de vérité, où il n'y a qu'à puiser. Si l'on excepte les barbares qui ne savent pas écrire, personne n'a plus besoin de consulter la tradition orale.

On se met donc résolument à écrire ; le docteur, l'écrivain ecclésiastique remplacent le traditioniste ; l'époque créatrice des origines est finie ; l'histoire ecclésiastique commence. Nous disons ecclésiastique et non pas cléricale. Le docteur, en effet, à l'époque où nous sommes, est très souvent laïque. Justin, Tatien, Athénagore, la plupart des apologistes ne sont ni évêques ni diacres. Les docteurs de l'école d'Alexandrie ont une place distincte en dehors de la hiérarchie cléricale. L'institution du catéchuménat servit au développement de cette institution. Des postulants, souvent gens instruits, préparés hors de l'église à l'acceptation du baptême, réclamaient un enseignement à part, plus précis que celui des fidèles. Origène est catéchiste et prédicateur avec la permission de l'évêque de Césarée, sans avoir de rang défini dans le clergé. Saint Jérôme gardera une situation analogue qui, déjà de son temps, est pleine de difficultés. Il était naturel, en effet, que peu à peu l'église absorbât l'enseignement ecclésiastique et que le docteur devînt membre du clergé, subordonné à l'évêque.

Nous avons vu qu'Alexandrie, par suite des disputes du gnosticisme et peut-être à l'imitation du Musée, eut une église catéchétique de lettres sacrées, distincte de l'église, et des docteurs ecclésiastiques pour commenter rationnellement les écritures. Cette école, espèce d'université chrétienne, s'apprêtait à devenir le centre du mouvement de toute la théologie. Un jeune Sicilien converti, nommé Pantaenus, en était le chef et allait porter dans l'enseignement sacré une largeur d'idées qu'aucune chaire chrétienne n'avait connue jusque-là. Tout lui plaisait, les philosophies, les hérésies, les religions les plus étranges. De tout, il faisait son miel, gnostique dans le meilleur sens, mais éloigné des chimères que le gnosticisme impliquait presque toujours. Dès lors se groupaient autour de lui quelques adolescents à la fois lettrés et chrétiens, en particulier le jeune converti Clément, âgé d'environ vingt ans, et Alexandre, futur évêque de Jérusalem, qui eut, dans la première moitié du IIIe siècle, un rôle si considérable. La vocation de Pantaenus était surtout l'enseignement oral ; sa parole avait un charme extrême ; il laissa chez ses disciples, plus célèbres que lui, un sentiment profond. Non moins favorable que Justin à la philosophie, il concevait le christianisme comme le culte de tout ce qui est beau. Heureux génie, brillant, lumineux, bienveillant pour tout, il fut à son heure l'esprit le plus libéral et le plus ouvert que l'église eût possédé jusque-là, et il marqua l'aurore d'un remarquable mouvement intellectuel, supérieur peut-être à tous les essais de rationalisme qui se sont jamais produits au sein du christianisme. Origène, à la date où nous nous arrêtons, n'est pas né encore ; mais son père Léonide nourrit en son coeur cet ardent idéalisme qui fera de lui un martyr et le premier maître du fils dont il baisera la poitrine pendant son sommeil, comme le temple du Saint-Esprit.

L'Orient païen n'inspirait pas toujours aux chrétiens la même antipathie que la Grèce. Le polythéisme égyptien, par exemple, était traité par eux avec moins de sévérité que le polythéisme hellénique. Le poète sibyllin du IIe siècle annonce à Isis et à Sérapis la fin de leur règne avec plus de tristesse que d'insulte. Son imagination est frappée de la conversion d'un prêtre égyptien, qui, à son tour, convertira ses compatriotes. Il parle en termes énigmatiques d'un grand temple élevé au vrai Dieu, qui fera de l'Égypte une sorte de terre sainte et ne sera détruit qu'à la fin des temps.

L'Orient, de son côté, toujours enclin au syncrétisme, et d'avance sympathique à tout ce qui porte le caractère de la spéculation désintéressée, rendait au christianisme cette large tolérance. Que l'on compare au patriotisme étroit d'un Celse, d'un Fronton, l'esprit ouvert d'un penseur tel que Numénius d'Apamée ; quelle différence ! Sans être précisément chrétien ni juif, Numénius admire Moïse et Philon. Il égale Philon à Platon ; il appelle ce dernier un Moïse attique, il connaît jusqu'aux compositions apocryphes sur Jammès et Mambré. à l'étude de Platon et de Pythagore, le philosophe doit, selon lui, unir la connaissance des institutions des brahmanes, des juifs, des mages, des égyptiens. Le résultat de l'enquête, on peut en être sûr d'avance, sera que tous ces peuples sont d'accord avec Platon. Comme Philon allégorise l'Ancien Testament, Numénius explique symboliquement certains faits de la vie de Jésus-Christ. Il admet que la philosophie grecque est originaire de l'Orient, et doit la vraie notion de Dieu aux égyptiens, aux Hébreux ; il proclame cette philosophie insuffisante, même en ses maîtres les plus vénérés. Justin et l'auteur de l'épître à Diognète n'en disaient guère davantage. Numénius n'appartint pas cependant à l'église ; la sympathie et l'admiration pour une doctrine n'entraîne pas chez un éclectique l'adhésion formelle à cette doctrine. Numénius est un des précurseurs du néoplatonisme, c'est par lui que l'influence de Philon et une certaine connaissance du christianisme pénètrent dans l'école d'Alexandrie. Ammonius Saccas, à l'heure où nous finissons cette histoire, fréquente peut-être encore l'église, d'où la philosophie ne tardera pas à le faire sortir. Clément, Ammonius, Origène, Plotin ! Quel siècle va s'ouvrir pour la ville qui nourrit tous ces grands hommes, et devient de plus en plus la capitale intellectuelle de l'Orient ! La Syrie comptait beaucoup de ces esprits indépendants, qui se montraient favorables au christianisme, sans pour cela l'embrasser. Tel fut ce Mara, fils de Sérapion, qui considérait Jésus comme un législateur excellent, et admettait que la destruction de la nationalité des juifs était venue de ce qu'ils avaient mis à mort leur sage roi. Tel fut aussi Longin ou l'auteur quel qu'il soit du traité du Sublime, lequel a lu avec admiration les premières pages de la Genèse et place le verset Que la lumière soit, et la lumière fut parmi les plus beaux traits qu'il connaisse.

Le plus original parmi ces esprits mobiles et sincères que la loi chrétienne charma, mais non d'une façon assez exclusive pour les détacher de tout le reste et faire d'eux de simples membres de l'église, fut Bardesane d'Édesse. C'était, si l'on peut s'exprimer ainsi, un homme du monde, riche, aimable, libéral, instruit, bien posé à la Cour, versé à la fois dans la science chaldéenne et dans la culture hellénique, une sorte de Numénius, au courant de toutes les philosophies, de toutes les religions, de toutes les sectes. Il fut sincèrement chrétien ; ce fut même un prédicateur ardent du christianisme, presque un missionnaire ; mais toutes les écoles chrétiennes qu'il traversa laissèrent quelque chose dans son esprit ; aucune ne le retint. Seul, Marcion, avec son austère ascétisme, lui déplut tout à fait. Le valentinianisme, au contraire, dans sa forme orientale, fut la doctrine à laquelle il revint toujours. Il se complut aux syzygies des éons et nia la résurrection de la chair. Il préférait à cette conception matérielle les vues du spiritualisme grec sur la préexistence et la survivance de l'âme. L'âme, selon lui, ne naissait ni ne mourait ; le corps n'était que son instrument passager. Jésus n'a pas eu de corps véritable ; il s'est uni à un fantôme. Il semble que, vers la fin de sa vie, Bardesane se rapprocha des catholiques ; mais, en définitive, l'orthodoxie le repoussa. Après avoir enchanté sa génération par une prédication brillante, par son ardent idéalisme et par son charme personnel, il fut accablé d'anathèmes ; on le classa parmi les gnostiques, lui qui n'avait jamais voulu être classé.

Un seul des traités de Bardesane trouva grâce auprès des lecteurs orthodoxes ; ce fut un dialogue dans lequel il combattait la pire erreur de l'Orient, l'erreur chaldéenne, le fatalisme astrologique. La forme des entretiens socratiques plaisait à Bardesane. Il aimait à poser pour le public environné de ses amis et discutant avec eux les plus hauts problèmes de la philosophie. Un des disciples nommé Philippe rédigeait ou était censé rédiger l'entretien. Dans le dialogue sur la fatalité, l'interlocuteur principal de Bardesane est un certain Aoueid, entiché des erreurs de l'astrologie. L'auteur oppose à ces erreurs un raisonnement vraiment scientifique : Si l'homme est dominé par les milieux et les circonstances, comment se fait-il que le même pays voie se produire des développements humains tout à fait différents ? Si l'homme est dominé par la race, comment se fait-il qu'une nation, changeant de religion, par exemple se faisant chrétienne, devient toute différente de ce qu'elle était ? Les détails intéressants que l'auteur donne sur les moeurs de pays inconnus piquèrent la curiosité. Le dernier rédacteur du roman des Reconnaissances, puis Eusèbe, puis saint Césaire en firent leur profit. Il est singulier qu'étant en possession d'un pareil écrit, nous devions encore nous demander ce que Bardesane pensa sur la question de l'influence des astres dans les actes de l'homme et dans les événements de l'histoire. Le dialogue s'exprime sur ce point avec toute la netteté que l'on peut désirer. Cependant saint Éphrem, Diodore d'Antioche, combattent Bardesane comme ayant versé dans l'erreur de ses maîtres de Chaldée. Par moments, son école apparaît comme une école profane d'astronomie autant que de théologie. On y prétendait fixer par des calculs la durée du monde à six mille ans. On admettait l'existence d'esprits sidéraux résidant dans les sept planètes, surtout dans le soleil et la lune, dont l'union mensuelle conserve le monde en lui donnant de nouvelles forces.

Ce que Bardesane fut sans contestation, c'est le créateur de la littérature syriaque chrétienne. Le syriaque était sa langue ; quoiqu'il sût le grec, il n'écrivait pas en cet idiome. Le travail nécessaire pour assouplir l'idiome araméen à l'expression d'idées philosophiques lui appartient tout entier. Ses ouvrages, du reste, étaient traduits en grec par ses disciples sous ses yeux. Lié avec la famille royale d'Édesse, ayant été, à ce qu'il semble, élevé en la compagnie d'Abgar VIII bar Manou, qui fut un fervent chrétien, il contribua puissamment à extirper les coutumes païennes, et eut un rôle social et littéraire des plus importants. La poésie avait toujours manqué à la Syrie ; les anciens idiomes araméens n'avaient connu que le vieux parallélisme sémitique et n'en avaient pas su tirer grand-chose. Bardesane composa, à l'imitation de Valentin, cent cinquante hymnes, dont le rythme cadencé, en partie imité de la Grèce, ravit tout le monde, surtout les jeunes gens. C'était à la fois philosophique, poétique, chrétien. La strophe se composait de onze ou douze vers de cinq syllabes, scandés d'après l'accent. On chantait les hymnes en choeur, au son de la cithare, sur des airs grecs. L'influence civilisatrice de cette belle musique fut considérable. Presque toute l'Osrhoène se fit chrétienne. Malheureusement Abgar IX, fils d'Abgar VIII, fut détrôné en 216 par Caracalla ; ce phénomène éphémère d'une petite principauté fondée sur les principes d'un christianisme libéral disparut le christianisme continua de faire des progrès en Syrie, mais dans la direction orthodoxe et en s'écartant chaque jour davantage des libertés spéculatives qu'il s'était d'abord permises. Les rapports de Bardesane avec l'Empire romain sont obscurs. Selon certaines apparences, la persécution des dernières années de Marc-Aurèle lui aurait donné l'idée d'adresser une apologie à cet empereur. Peut-être fut-il en rapport avec Caracalla ou Héliogabale, qu'il est très facile de confondre dans les textes avec Marc-Aurèle. Il semble qu'il composa un dialogue entre lui-même et un certain Apollonius, censé ami de l'empereur, où celui-ci l'engageait à renier le nom de chrétien. Bardesane répondait courageusement, comme Démétrius le Cynique : L'obéissance aux ordres de l'empereur ne me débarrasserait pas de la nécessité de mourir.

Bardesane laissa un fils, nommé Harmonius, qu'il envoya faire ses études à Athènes, et qui continua l'école, en la faisant pencher encore davantage du côté de l'hellénisme. À l'imitation de son père, il exprima les idées les plus élevées de la philosophie grecque en hymnes syriaques. Il résultait de tout cela une discipline trop distinguée eu égard à la moyenne que comportait le christianisme. Il fallait, pour être membre d'une telle église, de l'esprit, de l'instruction. Les bons Syriens en furent effrayés. Le sort de Bardesane ressembla fort à celui de Paul de Samosate. On le traita de charmeur dangereux, de femme séductrice, irrésistible dans le secret. Ses hymnes, comme la Thalie d'Arius, furent traitées d'oeuvre de magie. Plus tard, saint Éphrem ne trouva d'autre moyen pour détrôner ces rythmes et soustraire les enfants à leur charme, que de composer des hymnes orthodoxes sur le même air. Désormais, quand il se produisit dans l'église de Syrie quelque sujet distingué, ayant de l'indépendance d'esprit et une grande connaissance des écritures, on se disait avec terreur : Ce sera un Bardesane.

On n'oublia pas cependant son talent et les services qu'il avait rendus. Le jour de sa naissance fut marqué, dans la Chronique d'Édesse, parmi les grands anniversaires de la cité. Son école dura pendant tout le IIIe siècle, mais ne produisit aucun homme bien célèbre. Plus tard, le germe de dualisme qui était dans la doctrine du maître rapprocha l'école du manichéisme. Les chroniqueurs byzantins et leurs disciples les polygraphes arabes constituèrent une sorte de trinité du mal, composée de Marcion, Ibn-Daïsan, Manès. Le nom de daïsanites devint synonyme d'athée, de zendik ; ces daïsanites comptèrent, pour les musulmans, parmi les sectes secrètes affiliées au parsisme, tronc maudit de toutes les hérésies.