MARC-AURÈLE OU LA FIN DU MONDE ANTIQUE

 

XIX - Les martyres de Lyon.

 

 

LYON et Vienne comptaient entre les centres les plus brillants de l'église du Christ, quand un effroyable orage s'abattit sur ces jeunes églises et mit en évidence les dons de force et de foi qu'elles contenaient dans leur sein. On était en la dix-septième année du règne de Marc-Aurèle. L'empereur ne changeait pas ; mais l'opinion s'irritait. Les fléaux qui sévissaient, les dangers qui menaçaient l'empire étaient considérés comme ayant pour cause l'impiété des chrétiens. De toutes parts, le peuple adjurait l'autorité de maintenir le culte national et de punir les contempteurs des dieux. Malheureusement, l'autorité cédait. Les deux ou trois dernières années du règne de Marc-Aurèle furent attristées par des spectacles tout à fait indignes d'un si parfait souverain. à Lyon, la clameur populaire alla jusqu'à la rage. Lyon était le centre de ce grand culte de Rome et d'Auguste, qui était comme le ciment de l'unité gauloise et la marque de sa communion avec l'empire. Autour du célèbre autel situé au confluent du Rhône et de la Saône, s'étendait une ville fédérale, composée des délégués permanents des soixante peuples de la Gaule, ville riche et puissante, fort attachée au culte qui était sa raison d'être. Tous les ans, le 1er août, le grand jour des foires gauloises, et jour anniversaire de la consécration de l'autel, des députés de la Gaule entière s'y réunissaient. C'était ce qu'on appelait le Concilium Galliarum, réunion sans grande importance politique, mais d'une haute importance sociale et religieuse. On célébrait des fêtes qui consistaient en luttes d'éloquence grecque et latine et en jeux sanglants.

Toutes ces institutions donnaient beaucoup de force au culte national. Les chrétiens, qui ne pratiquaient pas ce culte, devaient paraître des athées, des impies. Les fables, universellement admises sur leur compte, étaient répétées et envenimées. Ils pratiquaient, disait-on, des festins de Thyeste, des incestes à la façon d'OEdipe. On ne s'arrêtait devant aucune absurdité ; on alléguait des énormités impossibles à décrire, des crimes qui n'ont jamais existé. Dans tous les temps, les sociétés secrètes affectant le mystère ont provoqué de tels soupçons. Ajoutons que les désordres de certains gnostiques, surtout des markosiens, pouvaient y donner quelque apparence, et ce n'était pas une des moindres raisons pour lesquelles les orthodoxes en voulaient tant à ces sectaires, qui les compromettaient aux yeux de l'opinion.

Avant d'en venir aux supplices, la malveillance s'exprima en tracasseries, en vexations de tous les jours. On commença par mettre en quarantaine la population maudite à laquelle on attribuait tous les malheurs. Il fut interdit aux chrétiens de paraître dans les bains, au forum, de se montrer en public et même dans les maisons particulières. L'un d'eux venait-il à être aperçu, c'étaient d'atroces clameurs ; on le battait, on le traînait, on l'assommait à coups de pierre, on le forçait à se barricader. Seul, Vettius épagathus, par sa position sociale, échappait à ces avanies ; mais son crédit était insuffisant pour préserver de la fureur populaire les coreligionnaires qu'il s'était donnés par un choix que tous les Lyonnais qualifiaient d'aberration.

L'autorité n'intervint que le plus tard qu'elle put, et en partie pour mettre fin à des désordres intolérables. Un jour, presque toutes les personnes connues pour chrétiennes furent arrêtées, conduites au forum par le tribun et par les duumvirs de la cité, interrogées devant le peuple. Tous s'avouèrent chrétiens. Le légat impérial pro praetore était absent ; les inculpés, en l'attendant, subirent les souffrances d'une rude prison. Le légat impérial étant arrivé, le procès commença. La question préalable fut appliquée avec une extrême cruauté. Le jeune et noble Vettius Épagathus, qui avait échappé jusque-là aux rigueurs dont avaient souffert ses coreligionnaires, n'y put tenir. Il se présenta au tribunal et demanda à défendre les accusés, à montrer du moins qu'ils ne méritaient pas l'accusation d'athéisme et d'impiété. Un cri effroyable s'éleva. Que des gens des bas quartiers, des Phrygiens, des Asiates, fussent adonnés à des superstitions perverses, cela paraissait tout simple ; mais qu'un homme considérable, un habitant de la ville haute, un noble du pays se fît l'avocat de pareilles folies, voilà ce qui semblait tout à fait insupportable. Le légat impérial repoussa durement la juste requête de Vettius : Et toi aussi, es-tu chrétien ? lui demanda-t-il. - Je le suis, répondit Vettius de sa voix la plus éclatante. On ne l'arrêta pas néanmoins ; sans doute, dans cette ville où la condition des personnes était fort diverse, quelque immunité le couvrit.

L'instruction fut longue et cruelle. Ceux qui n'avaient pas été arrêtés, et qui continuaient dans la ville d'être en butte aux plus mauvais traitements, ne quittaient pas les confesseurs ; en payant, ils obtenaient de les servir, de les encourager. La grande angoisse des accusés n'était pas le supplice, c'était la crainte que quelques-uns, moins bien préparés que d'autres à ces luttes terribles, ne se laissassent aller à renier le Christ. L'épreuve, en effet, se trouva trop forte pour une dizaine de malheureux, qui renoncèrent de bouche à leur foi. La douleur que causèrent ces actes de faiblesse aux détenus et aux frères qui les entouraient fut immense. Ce qui les consola, c'est que les arrestations continuaient tous les jours ; d'autres fidèles plus dignes du martyre vinrent combler les vides que l'apostasie avait laissés dans les rangs de la phalange élue. La persécution s'étendit bientôt à l'église de Vienne, qui d'abord, ce semble, avait été épargnée. L'élite des deux églises, presque tous les fondateurs du christianisme gallo-grec, se trouvèrent réunis dans les prisons de Lyon, prêts à l'assaut redoutable qui allait leur être livré. Irénée ne subit pas de détention ; il fut de ceux qui entouraient les confesseurs, qui virent toutes les particularités de leur combat, et c'est à lui peut-être que nous en devons le récit. Le vieux Pothin, au contraire, fut de bonne heure, sinon dès le commencement, réuni à ses fidèles ; il suivit jour par jour leurs souffrances, et, tout mourant qu'il était, il ne cessa de les instruire, de les encourager.

Selon l'usage dans les grandes instructions criminelles, on arrêta les esclaves en même temps que leurs maîtres ; or, plusieurs de ces esclaves étaient païens. Les tortures qu'ils voyaient infliger à leurs maîtres les effrayèrent ; les soldats de l'officium leur soufflèrent ce qu'il fallait dire pour échapper à la question. Ils déclarèrent que les infanticides, les repas de chair humaine, les incestes étaient des réalités, que les monstrueux récits que l'on faisait de l'immoralité chrétienne n'avaient rien d'exagéré.

L'indignation du public fut alors à son comble. Jusque-là, les fidèles qui étaient restés libres avaient trouvé quelques égards chez leurs parents, chez leurs proches, chez leurs amis ; maintenant tout le monde ne leur témoigna que du mépris. On résolut de pousser l'art du tortionnaire à ses derniers raffinements pour obtenir des fidèles aussi l'aveu des crimes qui devaient reléguer le christianisme parmi les monstruosités à jamais maudites et oubliées.

Effectivement les bourreaux se surpassèrent ; mais ils n'entamèrent pas l'héroïsme des victimes. L'exaltation et la joie de souffrir ensemble les mettaient dans un état de quasi-anesthésie. Ils s'imaginaient qu'une eau divine sortait du flanc de Jésus pour les rafraîchir. La publicité les soutenait. Quelle gloire d'affirmer devant tout un peuple son dire et sa foi ! Cela devenait une gageure, et très peu cédaient. Il est prouvé que l'amour-propre suffit souvent pour inspirer un héroïsme apparent, quand la publicité vient s'y joindre. Les acteurs païens subissaient sans broncher d'atroces supplices ; les gladiateurs faisaient bonne figure devant la mort évidente, pour ne pas avouer une faiblesse sous les yeux d'une foule assemblée. Ce qui ailleurs était vanité, transporté au sein d'un petit groupe d'hommes et de femmes incarcérés ensemble, devenait pieuse ivresse et joie sensible. L'idée que le Christ souffrait en eux les remplissait d'orgueil et, des plus faibles créatures, faisait des espèces d'êtres surnaturels. Le diacre Sanctus, de Vienne, brilla entre les plus courageux. Comme les païens le savaient dépositaire des secrets de l'église, ils cherchaient à tirer de lui quelque parole qui donnât une base aux accusations infâmes intentées contre la communauté. Ils ne réussirent même pas à lui faire dire son nom, ni le nom du peuple, ni le nom de la ville dont il était originaire, ni s'il était libre ou esclave. à tout ce qu'on lui demandait, il répondait en latin : Christianus sum. C'étaient là son nom, sa patrie, sa race, son tout. Les païens ne purent tirer de sa bouche d'autre aveu que celui-là. Cette obstination ne faisait que redoubler la fureur du légat et des questionnaires. Ayant épuisé tous leurs moyens sans le vaincre, ils eurent l'idée de lui faire appliquer des lames de cuivre chauffées à blanc sur les organes les plus sensibles. Sanctus, pendant ce temps, restait inflexible, ne sortait pas de sa confession obstinée : Christianus sum. Son corps n'était qu'une plaie, une masse saignante, tordue, convulsionnée, contractée, ne présentant plus aucune forme humaine. Les fidèles triomphaient, disant que Christ savait rendre les siens insensibles et se substituait à eux, quand ils étaient dans les tortures, pour souffrir à leur place. Ce qu'il y eut d'horrible, c'est que, quelques jours après, on recommença la torture de Sanctus. L'état du confesseur était tel que, à le toucher de la main, on le faisait bondir de douleur. Les bourreaux reprirent les unes après les autres ses plaies enflammées, on renouvela chacune de ses blessures, on répéta sur chacun de ses organes les effroyables expériences du premier jour ; on espérait ou le vaincre ou le voir mourir dans les tourments, ce qui eût effrayé les autres. Il n'en fut rien ; Sanctus résista si bien, que ses compagnons crurent à un miracle et prétendirent que cette seconde torture, faisant sur lui l'effet d'une cure, avait redressé ses membres, et rendu à son corps l'attitude humaine qu'il avait perdue.

Maturus, qui n'était encore que néophyte, se comporta aussi en vaillant soldat du Christ. Quant à la servante Blandine, elle montra qu'une révolution était accomplie. Blandine appartenait à une dame chrétienne, qui sans doute l'avait initiée à la foi du Christ. Le sentiment de sa bassesse sociale ne faisait que l'exciter à égaler ses maîtres. La vraie émancipation de l'esclave, l'émancipation par l'héroïsme, fut en grande partie son ouvrage. L'esclave païen est supposé par essence méchant, immoral.

Quelle meilleure manière de le réhabiliter et de l'affranchir que de le montrer capable des mêmes vertus et des mêmes sacrifices que l'homme libre ! Comment traiter avec dédain ces femmes que l'on avait vues dans l'amphithéâtre plus sublimes encore que leurs maîtresses ? La bonne servante lyonnaise avait entendu dire que les jugements de Dieu sont le renversement des apparences humaines, que Dieu se plaît souvent à choisir ce qu'il y a de plus humble, de plus laid et de plus méprisé pour confondre ce qui paraît beau et fort. Se pénétrant de son rôle, elle appelait les tortures et brûlait de souffrir. Elle était petite, faible de corps, si bien que les fidèles tremblaient qu'elle ne pût résister aux tourments. Sa maîtresse surtout, qui était du nombre des détenus, craignait que cet être débile et timide ne fût pas capable d'affirmer hautement sa foi. Blandine fut prodigieuse d'énergie et d'audace. Elle fatigua les brigades de bourreaux qui se succédèrent auprès d'elle depuis le matin jusqu'au soir ; les questionnaires vaincus avouèrent n'avoir plus de supplices pour elle, et déclarèrent qu'ils ne comprenaient pas comment elle pouvait respirer encore avec un corps disloqué, transpercé ; ils prétendaient qu'un seul des tourments qu'ils lui avaient appliqués aurait dû suffire pour la faire mourir. La bienheureuse, comme un généreux athlète, reprenait de nouvelles forces dans l'acte de confesser le Christ. C'était pour elle un fortifiant et un anesthésique de dire : Je suis chrétienne ; on ne fait rien de mal parmi nous. À peine avait-elle achevé ces mots, qu'elle paraissait retrouver toute sa vigueur, pour se présenter fraîche à de nouveaux combats.

Cette résistance héroïque irrita l'autorité romaine ; aux tortures de la question, on ajouta celles du séjour dans une prison, qu'on rendit le plus horrible possible. On mit les confesseurs dans des cachots obscurs et insupportables ; on engagea leurs pieds dans les ceps, en les distendant jusqu'au cinquième trou ; on ne leur épargna aucune des cruautés que les geôliers avaient à leur disposition pour faire souffrir leurs victimes. Plusieurs moururent asphyxiés dans les cachots. Ceux qui avaient été torturés résistaient étonnamment. Leurs plaies étaient si affreuses, qu'on ne comprenait pas comment ils survivaient. Tout occupés à encourager les autres, ils semblaient animés eux-mêmes par une force divine. Ils étaient comme des athlètes émérites, endurcis à tout. Au contraire, les derniers arrêtés, qui n'avaient pas encore souffert la question, mouraient presque tous, peu après leur incarcération. On les comparait à des novices mal aguerris, dont les corps, peu habitués aux tourments, ne pouvaient supporter l'épreuve de la prison. Le martyre apparaissait de plus en plus comme une espèce de gymnastique, ou d'école de gladiateurs, à laquelle il fallait une longue préparation et une sorte d'ascèse préliminaire. Quoique séquestrés du reste du monde, les pieux confesseurs vivaient de la vie de l'église universelle avec une rare intensité. Loin de se sentir séparés de leurs frères, ils se souciaient de tout ce qui occupait la catholicité. L'apparition du montanisme était la grande affaire du moment. On ne parlait que des prophéties de Montan, de Théodote, d'Alcibiade. Les Lyonnais s'y intéressaient d'autant plus qu'ils partageaient beaucoup des idées phrygiennes, et que plusieurs des leurs, tels que Alexandre le médecin, Alcibiade l'ascète, étaient au moins les admirateurs et en partie les sectateurs du mouvement parti de Pépuze. Le bruit des dissentiments qu'excitaient ces nouveautés arriva jusqu'à eux. Ils n'avaient pas d'autre entretien, et ils occupaient les intervalles de leurs tourments à discuter ces phénomènes, que sans doute ils eussent aimé à trouver vrais. Forts de l'autorité que le titre de prisonnier de Jésus-Christ donnait aux confesseurs, ils écrivirent sur ce sujet délicat plusieurs lettres, pleines de tolérance et de charité. On admettait que les détenus de la foi avaient, à leurs derniers jours, une sorte de mission pour pacifier les différends des églises et trancher les questions en suspens ; on leur attribuait à cet égard une grâce d'état et comme un privilège particulier. La plupart des lettres écrites par les confesseurs étaient adressées aux églises d'Asie et de Phrygie, avec lesquelles les fidèles lyonnais avaient tant de liens spirituels ; une d'elles était adressée au pape Éleuthère, et devait être portée par Irénée. Les martyrs y faisaient le plus chaleureux éloge de ce jeune prêtre.

Nous te souhaitons joie en Dieu pour toutes choses et pour toujours, père Éleuthère. Nous avons chargé de te porter ces lettres notre frère et compagnon Irénée, et nous te prions de l'avoir en grande recommandation, émulateur qu'il est du testament de Christ. Si nous croyions que la position des gens est pour quoi que ce soit dans leur mérite, nous te l'aurions recommandé comme prêtre de notre église, titre qu'il possède réellement. Irénée ne partit pas sur-le-champ ; on doit même supposer que la mort de Pothin, qui suivit de près, l'empêcha tout à fait de partir. Les lettres des martyrs ne furent remises à leur adresse que plus tard, avec l'épître qui renfermait le récit de leurs héroïques combats. Le vieil évêque Pothin s'épuisait tous les jours ; l'âge et la prison le minaient ; seul, le désir du martyre semblait le soutenir. Il respirait à peine, le jour où il dut comparaître devant le tribunal ; il eut cependant assez de souffle pour confesser dignement le Christ. On voyait bien, aux respects dont l'entouraient les fidèles, qu'il était leur chef religieux ; aussi une grande curiosité s'attachait-elle à lui. Dans le trajet de la prison au tribunal, les autorités de la ville le suivirent ; l'escouade de soldats qui l'entourait avait peine à le tirer de la presse ; les cris les plus divers éclataient. Comme les chrétiens étaient appelés tantôt les disciples de Pothin, tantôt les disciples de Christos, plusieurs demandaient si c'était ce vieux qui était Christos. Le légat lui posa la question : Quel est le dieu des chrétiens ? - Tu le connaîtras, si tu en es digne, répondit Pothin. On le traîna brutalement, on le roua de coups ; sans égard pour son grand âge, ceux qui étaient près de lui le frappaient avec les poings et les pieds ; ceux qui étaient éloignés lui jetaient ce qui leur tombait sous la main ; tous se seraient crus coupables du crime d'impiété, s'ils n'avaient fait ce qui dépendait d'eux pour le couvrir d'outrages ; ils croyaient par là venger l'injure faite à leurs dieux. On ramena dans la prison le vieillard à demi mort ; au bout de deux jours, il rendit le dernier soupir.

Ce qui faisait un étrange contraste et rendait la situation tragique au premier chef, c'était l'attitude de ceux que la force des tourments avait vaincus et qui avaient renié le Christ. On ne les avait pas relâchés pour cela ; le fait qu'ils avaient été chrétiens impliquait l'aveu de crimes de droit commun, pour lesquels on les poursuivait, même après leur apostasie. On ne les sépara pas de leurs confrères restés fidèles, et toutes les aggravations du régime de la prison dont souffrirent les confesseurs leur furent appliquées. Mais combien leur état était différent ! Non seulement les renégats se trouvaient n'avoir tiré aucun avantage d'un acte qui leur avait été pénible ; mais leur position était en quelque sorte pire que celle des fidèles. Ceux-ci, en effet, n'étaient poursuivis que pour le nom de chrétiens, sans qu'on formulât contre eux aucun crime spécial ; les autres étaient, par leur aveu même, sous le coup d'accusations d'homicide et de monstrueuses forfaitures. Aussi leur mine faisait-elle pitié. La joie du martyre, l'espérance de la béatitude promise, l'amour du Christ, l'esprit venant du Père, rendaient tout léger aux confesseurs. Les apostats, au contraire, paraissaient déchirés de remords. C'était surtout dans les trajets de la prison au tribunal que se voyait bien la différence. Les confesseurs s'avançaient d'un air tranquille et radieux ; une sorte de majesté douce et de grâce éclatait sur leur visage. Leurs chaînes semblaient la parure de fiancées ornées de tous leurs atours ; les chrétiens croyaient sentir autour d'eux ce qu'ils appelaient le parfum de Christ ; quelques-uns prétendaient même qu'une odeur exquise s'exhalait de leur corps. Bien différents étaient les pauvres renégats. Honteux et la tête basse, sans beauté, sans dignité, ils marchaient comme des condamnés vulgaires ; les païens mêmes les traitaient de lâches et d'ignobles, de meurtriers convaincus par leur propre dire ; le beau nom de chrétien, qui rendait si fiers ceux qui le payaient de leur vie, ne leur appartenait plus. Cette différence d'allure faisait la plus forte impression. Aussi voyait-on souvent les chrétiens qu'on arrêtait s'arranger de manière à confesser de prime abord, afin de s'ôter ensuite toute possibilité de retour.

La grâce était parfois indulgente pour ces malheureux, qui expiaient si chèrement un moment de surprise. Une pauvre Syrienne, de complexion fragile, originaire de Byblos, en Phénicie, avait renié le nom de Christ. Elle fut mise de nouveau à la question ; on espérait tirer de sa faiblesse et de sa timidité un aveu des monstruosités secrètes qu'on reprochait aux chrétiens. Elle revint en quelque sorte à elle-même sur le chevalet, et, comme sortant d'un profond sommeil, elle nia énergiquement toutes les assertions calomniatrices : Comment voulez-vous, dit-elle, que des gens à qui il n'est pas permis de manger le sang des bêtes mangent des enfants ? À partir de ce moment, elle s'avoua chrétienne et suivit le sort des autres martyrs.

Le jour de gloire vint enfin pour une partie de ces combattants émérites, qui fondaient par leur foi la foi de l'avenir. Le légat fit donner exprès une de ces fêtes hideuses, consistant en exhibitions de supplices et en combats de bêtes qui, en dépit du plus humain des empereurs, étaient plus en vogue que jamais. Ces horribles spectacles revenaient à des dates réglées ; mais il n'était pas rare qu'on fît des exécutions extraordinaires, quand on avait des bêtes à montrer au peuple et des malheureux à leur livrer.

La fête se donna probablement dans l'amphithéâtre municipal de la ville de Lyon, c'est-à-dire de la colonie qui s'étageait sur les pentes de Fourvières. Cet amphithéâtre était, à ce qu'il semble, situé au pied de la colline, vers la place actuelle de Saint-Jean, devant la cathédrale ; la rue Tramassac en devait marquer à peu près le grand axe. On a pu croire qu'il avait été achevé cinq ans auparavant. Une foule exaspérée couvrait les gradins et appelait les chrétiens à grands cris. Maturus, Sanctus, Blandine et Attale furent choisis pour cette journée. Ils en firent tous les frais ; il n'y eut, ce jour-là, aucun de ces spectacles de gladiateurs dont la variété avait tant d'attrait pour le peuple.

Maturus et Sanctus traversèrent de nouveau dans l'amphithéâtre toute la série des supplices, comme s'ils n'avaient auparavant rien souffert. On les comparait aux athlètes qui, après avoir vaincu dans plusieurs combats partiels, étaient réservés pour une dernière lutte, laquelle conférait la couronne définitive. Les instruments de ces tortures étaient comme échelonnés le long de la spina, et faisaient de l'arène une image du Tartare. Rien ne fut épargné aux victimes. On débuta, selon l'usage, par une procession hideuse, où les condamnés, défilant nus devant l'escouade des belluaires, recevaient de chacun d'eux sur le dos d'affreux coups de fouet. Puis on lâcha les bêtes ; c'était le moment le plus émouvant de la journée. Les bêtes ne dévoraient pas tout de suite les victimes ; elles les mordaient, les traînaient ; leurs dents s'enfonçaient dans les chairs nues, y laissaient des traces sanglantes. à ce moment, les spectateurs devenaient fous de plaisir. Les interpellations s'entrecroisaient sur les gradins de l'amphithéâtre. Ce qui faisait, en effet, l'intérêt du spectacle antique, c'est que le public y intervenait. Comme dans les combats de taureaux en Espagne, l'assistance commandait, réglait les incidents, jugeait des coups, décidait de la mort ou de la vie. L'exaspération contre les chrétiens était telle, qu'on réclamait contre eux les supplices les plus terribles. La chaise de fer rougie au feu était peut-être ce que l'art du bourreau avait créé de plus infernal ; Maturus et Sanctus y furent assis. Une repoussante odeur de chair rôtie remplit l'amphithéâtre et ne fit qu'enivrer ces furieux. La fermeté des deux martyrs était admirable. On ne put tirer de Sanctus qu'un seul mot, toujours le même : Je suis chrétien. Les deux martyrs semblaient ne pouvoir mourir ; les bêtes, d'un autre côté, paraissaient les éviter ; on fut obligé, pour en finir, de leur donner le coup de grâce, comme on faisait pour les bestiaires et les gladiateurs.

Blandine, pendant tout ce temps, était suspendue à un poteau et exposée aux bêtes, qu'on excitait à la dévorer. Elle ne cessait de prier, les yeux élevés au ciel. Aucune bête, ce jour-là, ne voulut d'elle. Ce pauvre petit corps nu, exposé à des milliers de spectateurs, dont la curiosité n'était retenue que par l'étroite ceinture que la loi voulait qu'on laissât aux actrices et aux condamnées, n'excita, paraît-il, chez les assistants aucune pitié ; mais il prit pour les autres martyrs une signification mystique. Le poteau de Blandine leur parut la croix de Jésus ; le corps de leur amie, éclatant par sa blancheur à l'autre extrémité de l'amphithéâtre, leur rappela celui du Christ crucifié. La joie de voir ainsi l'image du doux agneau de Dieu les rendait insensibles. Blandine, à partir de ce moment, fut Jésus pour eux. Dans les moments d'atroces souffrances, un regard jeté vers leur soeur en croix les remplissait de joie et d'ardeur.

Attale était connu de toute la ville ; aussi la foule l'appela-t-elle à grands cris. On lui fit faire le tour de l'amphithéâtre précédé d'une tablette sur laquelle était écrit en latin : HIC EST ATTALUS CHRISTIANUS. Il marchait d'un pas ferme, avec le calme d'une conscience assurée. Le peuple demanda pour lui les plus cruels supplices. Mais le légat impérial, ayant appris qu'il était citoyen romain, fit tout arrêter et ordonna de le ramener à la prison. Ainsi finit la journée. Blandine, attachée à son poteau, attendait toujours vainement la dent de quelque bête. On la détacha et on la ramena au dépôt, pour qu'elle servît une autre fois au divertissement du peuple.

Le cas d'Attale n'était point isolé ; le nombre des accusés croissait chaque jour. Le légat se crut obligé d'écrire à l'empereur, qui, vers le milieu de l'an 177, était, ce semble, à Rome. Il fallut des semaines pour attendre la réponse. Durant cet intervalle, les détenus surabondèrent de joies mystiques. L'exemple des martyrs fut contagieux ; tous ceux qui avaient renié vinrent à résipiscence et demandèrent à être interrogés de nouveau. Plusieurs chrétiens doutaient de la validité de telles conversions : mais les martyrs tranchèrent la question en offrant la main aux renégats et en leur communiquant une part de grâce qui était en eux. On admit que le vif pouvait, en pareil cas, revivifier le mort ; que, dans la grande communauté de l'église, ceux qui avaient trop prêtaient à ceux qui n'avaient pas assez ; que celui qui avait été rejeté du sein de l'église comme un avorton pouvait en quelque sorte y rentrer, être conçu une seconde fois, se rattacher au sein virginal, se remettre en communication avec les sources de la vie. Le vrai martyr était ainsi conçu comme ayant le pouvoir de forcer le démon à vomir de sa gueule ceux qu'il avait déjà dévorés. Son privilège devenait un privilège d'indulgence, de grâce et de charité. Ce qu'il y avait d'admirable, en effet, dans les confesseurs lyonnais, c'est que la gloire ne les éblouissait pas. Leur humilité égalait leur courage et leur sainte liberté. Ces héros qui avaient proclamé leur foi en Christ à deux et trois reprises, qui avaient affronté les bêtes, dont le corps était couvert de brûlures, de meurtrissures, de plaies, n'osaient s'attribuer le titre de martyrs, ne permettaient même pas qu'on leur donnât ce nom. Si quelqu'un des fidèles, soit par lettre, soit de vive voix, les appelait ainsi, ils le reprenaient vivement. Ils réservaient le titre de martyr, d'abord à Christ, le témoin fidèle et véritable, le premier-né des morts, l'initiateur à la vie de Dieu, puis à ceux qui avaient déjà obtenu de mourir en confessant leur foi et dont le titre était en quelque sorte scellé et entériné ; quant à eux, ils n'étaient que de modestes et humbles confesseurs, et ils demandaient à leurs frères de prier sans cesse pour qu'ils fissent une bonne fin. Loin de se montrer fiers, hautains, durs pour les pauvres apostats, comme l'étaient les montanistes purs, comme le furent certains martyrs du IIIe siècle, ils avaient pour eux des entrailles de mère et versaient à leur intention des larmes continuelles devant Dieu. Ils n'accusaient personne, priaient pour leurs bourreaux, trouvaient des circonstances atténuantes à toutes les fautes, absolvaient et ne damnaient pas. Quelques rigoristes les trouvaient trop indulgents pour les renégats ; ils répondaient, par exemple, de saint Étienne : S'il pria pour ceux qui le lapidaient, disaient-ils, n'est-il pas permis de prier pour ses frères ? Les bons esprits, au contraire, virent avec justesse que c'était la charité des détenus qui faisait leur force et leur valait le triomphe. Leur perpétuelle recommandation était la paix et la concorde ; aussi laissèrent-ils après eux, non comme certains confesseurs, courageux du reste, des déchirements pour leur mère, des discordes et des disputes pour leurs frères, mais un souvenir exquis de joie et de parfait amour.

Le bon sens des confesseurs ne fut pas moins remarquable que leur courage et leur charité. Le montanisme, par son enthousiasme et par l'ardeur qu'il inspirait pour le martyre, ne devait pas tout à fait leur déplaire ; mais ils en voyaient les excès. Cet Alcibiade, qui ne vivait que de pain et d'eau, était du nombre des détenus. Il voulut conserver ce régime dans la prison ; les confesseurs voyaient de mauvais oeil ces singularités. Attale, après le premier combat qu'il livra dans l'amphithéâtre, eut à ce sujet une vision. Il lui fut révélé que la voie d'Alcibiade n'était pas bonne, qu'il avait tort d'éviter systématiquement de se servir des choses créées par Dieu et de causer ainsi un scandale à ses frères. Alcibiade se laissa persuader et mangea désormais de toutes les nourritures sans distinction, en rendant sur elles grâces à Dieu. Les détenus croyaient ainsi posséder dans leur sein un foyer permanent d'inspiration et recevoir directement les conseils du Saint-Esprit. Mais ce qui, en Phrygie, ne provoquait guère que des abus était ici un principe d'héroïsme. Montanistes par l'ardeur du martyre, les Lyonnais sont profondément catholiques par leur modération et leur absence de tout orgueil.

La réponse impériale arriva enfin. Elle était dure et cruelle. Tous ceux qui persévéraient dans leur confession devaient être mis à mort, tous les renégats relâchés. La grande fête annuelle qui se célébrait à l'autel d'Auguste, et où tous les peuples de la Gaule étaient représentés, allait commencer. L'affaire des chrétiens tombait à propos pour en relever l'intérêt et la solennité.

Afin de frapper le peuple, on organisa une sorte d'audience théâtrale, où tous les détenus furent pompeusement amenés. On leur demandait simplement s'ils étaient chrétiens. Sur la réponse affirmative, on tranchait la tête à ceux qui paraissaient avoir le droit de cité romaine, on réservait les autres pour les bêtes ; on fit aussi grâce à plusieurs. Comme il fallait s'y attendre, pas un confesseur ne faiblit. Les païens espéraient au moins que ceux qui avaient antérieurement apostasié renouvelleraient leur déclaration antichrétienne. On les interrogea séparément pour les soustraire à l'influence de l'enthousiasme des autres, on leur montra la mise en liberté immédiate comme conséquence de leur reniement. Ce fut là en quelque sorte le moment décisif, le fort du combat. Le coeur des fidèles restés libres qui assistaient à la scène battait d'angoisse. Alexandre le Phrygien, que tous connaissaient comme médecin et dont le zèle n'avait pas de bornes, se tenait aussi près que possible du tribunal et faisait à ceux qu'on interrogeait les signes de tête les plus énergiques pour les porter à confesser. Les païens le prenaient pour un possédé ; les chrétiens virent dans ses contorsions quelque chose qui leur rappela les convulsions de l'enfantement, le fait par lequel l'apostat rentrait dans l'église leur paraissant une seconde naissance. Alexandre et la grâce l'emportèrent. à part un petit nombre de malheureux que les supplices avaient terrifiés, les apostats se rétractèrent et s'avouèrent chrétiens. La colère des païens fut extrême. Ils accusèrent hautement Alexandre d'être la cause de ces rétractations coupables. On l'arrêta, on le présenta au légat : Qui es-tu ? lui demanda celui-ci. - Chrétien, répondit Alexandre. Le légat irrité le condamna aux bêtes. L'exécution fut fixée au lendemain.

Telle était l'exaltation de la troupe fidèle, qu'on s'y souciait beaucoup moins de la mort épouvantable qu'on avait devant les yeux que de la question des apostats. L'horreur que les martyrs conçurent contre les relaps fut extrême. On les traita de fils de perdition, de misérables qui couvraient de honte leur église, de gens à qui il ne restait plus une trace de foi, ni de respect pour leur robe nuptiale, ni de crainte de Dieu. Au contraire, ceux qui avaient réparé leur première faute furent réunis à l'église et pleinement réconciliés.

Le 1er août, au matin, en présence de toute la Gaule réunie dans l'amphithéâtre, l'horrible spectacle commença. Le peuple tenait beaucoup au supplice d'Attale, qui paraissait, après Pothin, le vrai chef du christianisme lyonnais. On ne voit pas comment le légat, qui, une première fois, l'avait arraché aux bêtes à cause de sa qualité de citoyen romain, put le livrer cette fois ; mais le fait est certain ; il est probable que les titres d'Attale à la cité romaine ne furent pas trouvés suffisants. Attale et Alexandre entrèrent les premiers dans l'arène sablée et soigneusement ratissée. Ils traversèrent en héros tous les supplices dont les appareils étaient dressés. Alexandre ne prononça pas un mot, ne fit pas entendre un cri ; recueilli en lui-même, il s'entretenait avec Dieu. Quand on fit asseoir Attale sur la chaise de fer rougie et que son corps, brûlé de tous côtés, exhala une fumée et une odeur abominables, il dit au peuple en latin : C'est vous qui êtes des mangeurs d'hommes. Quant à nous, nous ne faisons rien de mal. On lui demanda : Quel nom a Dieu ? - Dieu, dit-il, n'a pas de nom comme un homme. Les deux martyrs reçurent le coup de grâce, après avoir épuisé avec une pleine conscience tout ce que la cruauté romaine avait pu inventer de plus atroce.

Les fêtes durèrent plusieurs jours ; chaque jour, les combats de gladiateurs furent relevés par des supplices de chrétiens. Il est probable qu'on introduisait les victimes deux à deux, et que chaque jour vit périr un ou plusieurs couples de martyrs. On plaçait dans l'arène ceux qui étaient jeunes et supposés faibles, pour que la vue du supplice de leurs amis les effrayât. Blandine et un jeune homme de quinze ans, nommé Ponticus, furent réservés pour le dernier jour. Ils furent ainsi témoins de toutes les épreuves des autres et rien ne les ébranla. Chaque jour, on tentait sur eux un effort suprême ; on cherchait à les faire jurer par les dieux : ils s'y refusaient avec dédain. Le peuple, extrêmement irrité, ne voulut écouter aucun sentiment de pudeur ni de pitié. On fit épuiser à la pauvre fille et à son jeune ami tout le cycle hideux des supplices de l'arène ; après chaque épreuve, on leur proposait de jurer. Blandine fut sublime. Elle n'avait jamais été mère ; cet enfant torturé à côté d'elle devint son fils, enfanté dans les supplices. Uniquement attentive à lui, elle le suivait à chacune de ses étapes de douleur, pour l'encourager et l'exhorter à persévérer jusqu'à la fin. Les spectateurs voyaient ce manège et en étaient frappés. Ponticus expira, après avoir subi au complet la série des tourments.

De toute la troupe sainte, il ne restait plus que Blandine. Elle triomphait et ruisselait de joie. Elle s'envisageait comme une mère qui a vu proclamer vainqueurs tous ses fils et les présente au Grand Roi pour être couronnés. Cette humble servante s'était montrée l'inspiratrice de l'héroïsme de ses compagnons ; sa parole ardente avait été le stimulant qui maintint les nerfs débiles et les coeurs défaillants. Aussi s'élança-t-elle dans l'âpre carrière de tortures que ses frères avaient parcourue, comme s'il se fût agi d'un festin nuptial. L'issue glorieuse et proche de toutes ces épreuves la faisait sauter de plaisir. D'elle-même, elle alla se placer au bout de l'arène, pour ne perdre aucune des parures que chaque supplice devait graver sur sa chair. Ce fut d'abord une flagellation cruelle, qui déchira ses épaules. Puis on l'exposa aux bêtes, qui se contentèrent de la mordre et de la traîner. L'odieuse chaise brûlante ne lui fut pas épargnée. Enfin on l'enferma dans un filet, et on l'exposa à un taureau furieux. Cet animal, la saisissant avec ses cornes, la lança plusieurs fois en l'air et la laissa retomber lourdement. Mais la malheureuse ne sentait plus rien ; elle jouissait déjà de la félicité suprême, perdue qu'elle était dans ses entretiens intérieurs avec Christ. Il fallut l'achever, comme les autres condamnés. La foule finit par être frappée d'admiration. En s'écoulant, elle ne parlait que de la pauvre esclave. Vrai, se disaient les Gaulois, jamais, dans nos pays, on n'avait vu une femme tant souffrir !