LES APÔTRES

 

HISTOIRE DES ORIGINES DU CHRISTIANISME

CHAPITRE XVI. — MARCHE GÉNÉRALE DES MISSIONS CHRÉTIENNES.

 

 

Nous avons vu Barnabé partir d'Antioche pour remettre aux fidèles de Jérusalem la collecte de leurs frères de Syrie. Nous l'avons vu assister à quelques-unes des émotions que la persécution d'Hérode Agrippa Ier causa à l'Église de Jérusalem[1]. Revenons avec lui à Antioche, où toute l'activité créatrice de la secte semble en ce moment concentrée.

Barnabé y ramena avec lui un zélé collaborateur. C'était son cousin Jean-Marc, le disciple intime de Pierre[2], le fils de cette Marie chez laquelle le premier des apôtres aimait à demeurer. Sans doute, en prenant avec lui ce nouveau coopérateur, il pensait déjà à la grande entreprise à laquelle il devait l'associer. Peut-être môme entrevoyait-il les divisions que cette entreprise susciterait, et était-il bien aise d'y mêler un homme qu'on savait être le bras droit de Pierre, c'est-à-dire de celui des apôtres qui avait dans les affaires générales le plus d'autorité.

Cette entreprise n'était pas moins qu'une série de grandes missions qui devaient partir d'Antioche, ayant pour programme avoué la conversion du monde entier. Comme toutes les grandes résolutions qui se prenaient dans l'Eglise, celle-ci fut attribuée aune inspiration du Saint-Esprit. On crut à une vocation spéciale, à un choix surnaturel, qu'on supposa avoir été communiqué à l'Église d'Antioche pendant qu'elle jeûnait et priait. Peut-être l'un des prophètes de l'Église, Ménahem ou Lucius, dans un de ses accès' de glossolalie, prononça-t-il des paroles d'où l'on conclut que Paul et Barnabé étaient prédestinés à cette mission[3]. Quant à Paul, il était convaincu que Dieu l'avait choisi dès le ventre de sa mère pour l'œuvre à laquelle il allait désormais se dévouer tout entier[4].

Les deux apôtres s'adjoignirent, à titre de subordonné, pour les seconder dans les soucis matériels de leur entreprise, ce Jean-Marc que Barnabé avait fait venir avec lui de Jérusalem[5]. Quand les préparatifs furent terminés, il y eut des jeûnes, des prières ; on imposa, dit-on, les mains aux deux apôtres en signe d'une mission conférée par l'Église elle-même[6] ; on les livra à la grâce de Dieu, et ils partirent[7]. De quel côté vont-ils se diriger ? Quel monde vont-ils évangéliser ? C'est ce qu'il importe maintenant de rechercher.

Toutes les grandes missions chrétiennes primitives se dirigèrent vers l'ouest, ou, en d'autres termes, se donnèrent pour théâtre et pour cadre l'empire romain. Si l'on excepte quelques petites portions du territoire, vassal des Arsacides, compris entre l'Euphrate et le Tigre, l'empire des Parthes ne reçut pas de missions chrétiennes, au premier siècle[8]. Le Tigre fut, du côté de l'orient, une borne que le christianisme ne dépassa que sous les Sassanides. Deux grandes causes, la Méditerranée et l'empire romain, déterminèrent ce fait capital.

La Méditerranée était depuis mille ans la grande route où s'étaient croisées toutes les civilisations et toutes les idées. Les Romains, l'ayant délivrée de la piraterie, en avaient l'ait une voie de communication sans égale. Une nombreuse marine de cabotage rendait très-faciles les voyages sur les côtes de ce grand lac. La sécurité relative qu'offraient les routes de l'Empire, les garanties qu'on trouvait dans les pouvoirs publics, la diffusion des Juifs sur tout le littoral de la Méditerranée, l'usage de la langue grecque dans la portion orientale de cette mer[9], l'unité de civilisation que les Grecs d'abord, puis les Romains y avaient créée, firent de la carte de l'Empire la carte même des pays réservés aux missions chrétiennes et destinés à devenir chrétiens. L'orbis romain devint l'orbis chrétien, et en ce sens on peut dire que les fondateurs de l'Empire ont été les fondateurs de la monarchie chrétienne, ou du moins qu'ils en ont dessiné les contours. Toute province conquise par l'empire romain a été une province conquise au christianisme. Qu'on se figure les apôtres en présence d'une Asie Mineure, d'une Grèce, d'une Italie divisées en cent petites républiques, d'une Gaule, d'une Espagne, d'une Afrique, d'une Egypte en possession de vieilles institutions nationales, on n'imagine plus leur succès, ou plutôt on n'imagine plus que leur projet ait pu naître. L'unité de l'Empire était la condition préalable de tout grand prosélytisme religieux, se mettant au-dessus des nationalités. L'Empire le sentit bien au IVe siècle ; il devint chrétien ; il vit que le christianisme était la religion qu'il avait faite sans le savoir, la religion délimitée par ses frontières, identifiée avec lui, capable de lui procurer une seconde vie. L'Eglise, de son côté, se fit toute romaine, et est restée jusqu'à nos jours comme un débris de l'Empire. On eut dit à Paul que Claude était son premier coopérateur ; on eût dit à Claude que ce Juif qui part d'Antioche va fonder la plus solide partie de l'édifice impérial, on les eut fort étonnés l'un et l'autre. On eut dit vrai cependant.

De tous les pays étrangers à la Judée, le premier où le christianisme s'établit fut naturellement la Syrie. Le voisinage de la Palestine et le grand nombre de Juifs établis dans cette contrée[10], rendaient un tel fait inévitable. Chypre, l'Asie Mineure, la Macédoine, la Grèce et l'Italie furent ensuite visités par les hommes apostoliques à quelques, années de distance. Le midi de la Gaule, l'Espagne, la côte d'Afrique, bien qu'ils aient été assez tôt évangélisés, peuvent être considérés comme formant un étage plus récent dans les substructions du christianisme.

Il en fut de même de l'Egypte. L'Egypte ne joue presque aucun rôle dans l'histoire apostolique ; les missionnaires chrétiens semblent systématiquement y tourner le dos. Ce pays, qui, à partir du IIIe siècle, devint le théâtre d'événements si importants dans l'histoire de la religion, fut d'abord fort en retard avec le christianisme. Apollos est le seul docteur chrétien sorti de l'école d'x41exandrie ; encore avait-il appris le christianisme dans ses voyages[11]. Il faut chercher la cause de ce phénomène remarquable dans le peu de rapports qui existait entre les Juifs d'Egypte et ceux de Palestine, et surtout dans ce fait que l'Egypte juive avait en quelque sorte son développement religieux à part. L'Egypte avait Philon et les thérapeutes ; c'était là son christianisme[12], lequel la dispensait et la détournait d'accorder à l'autre une oreille attentive. Quant à l'Egypte païenne, elle possédait des institutions religieuses bien plus résistantes que celles du paganisme gréco-romain[13] ; la religion égyptienne était encore dans toute sa force ; c'était presque le moment où se bâtissaient ces temples énormes d'Esneh, d'Ombos, où l'espérance d'avoir dans le petit Césarion un dernier roi Ptolémée, un Messie national, faisait sortir de terre ces sanctuaires de Dendérah, d'Hermonthis, comparables aux plus beaux ouvrages pharaoniques. Le christianisme s'assit partout sur les ruines du sentiment national et des cultes locaux. La dégradation des âmes en Egypte y rendait rares, d'ailleurs, les aspirations qui ouvrirent partout au christianisme de si faciles accès.

Un rapide éclair partant de Syrie, illuminant presque simultanément les trois grandes péninsules d'Asie Mineure, de Grèce, d'Italie, et bientôt suivi d'un second reflet qui embrassa presque toutes les côtes de la Méditerranée, voilà ce que fut la première apparition du christianisme. La marche des navires apostoliques est toujours à peu près la même. La prédication chrétienne semble suivre un sillage antérieur, qui n'est autre que celui de l'émigration juive. Comme une contagion qui, prenant son point de départ au fond de la Méditerranée, apparaît tout à coup sur un certain nombre de points du littoral par une correspondance secrète, le christianisme eut, ses ports d'arrivage en quelque sorte désignés d'avance. Ces ports étaient presque tous marqués par des colonies juives. Une synagogue précéda, en général, l'établissement de l'Église. On dirait une traînée de poudre, ou mieux encore une sorte de chaîne électrique, le long de laquelle l'idée nouvelle courut d'une façon presque instantanée.

Depuis cent cinquante ans, en effet, le judaïsme, jusque-là borné à l'Orient et à l'Egypte, avait pris son vol vers l'Occident. Cyrène, Chypre, l'Asie Mineure, certaines villes de Macédoine et de Grèce, l'Italie, avaient des juiveries importantes[14]. Les juifs donnaient le premier exemple de ce genre de patriotisme que les Parsis, les Arméniens et, jusqu'à un certain point, les Grecs modernes devaient montrer plus tard ; patriotisme extrêmement énergique, quoique non attaché à un sol déterminé ; patriotisme de marchands répandus partout, se reconnaissant partout pour frères ; patriotisme aboutissant à former non de grands États compactes, mais de petites communautés autonomes au sein des autres États. Fortement associés entre eux, ces juifs de la dispersion constituaient dans les villes des congrégations presque indépendantes, ayant leurs magistrats, leurs conseils. Dans certaines villes, ils avaient un ethnarque ou alabarque, investi de droits presque souverains. Ils habitaient des quartiers à part, soustraits à la juridiction ordinaire, fort méprisés du reste du monde, mais où régnait le bonheur. On y était plutôt pauvre que riche. Le temps des grandes fortunes juives n'était pas encore venu ; elles commencèrent en Espagne, sous les Wisigoths[15]. L'accaparement de la finance par les juifs fut l'effet de l'incapacité administrative des barbares, de la haine que conçut l'Eglise pour la science de l'argent et de ses idées superficielles sur le prêt à intérêt. Sous l'empire romain, rien de semblable. Or, quand le juif n'est pas riche, il est pauvre ; l'aisance bourgeoise n'est pas son fait. En tout cas, il sait très-bien supporter la pauvreté. Ce qu'il sait mieux encore, c'est allier la préoccupation religieuse la plus exaltée à la plus rare habileté commerciale. Les excentricités théologiques n'excluent nullement le bon sens en affaires. En Angleterre, en Amérique, en Russie, les sectaires les plus bizarres (irvingiens, saints des derniers jours, raskolniks) sont de très-bons marchands.

Le propre de la vie juive pieusement pratiquée a toujours été de produire beaucoup de gaieté et de cordialité. On s'aimait dans ce petit monde ; on y aimait un passé et le même passé ; les cérémonies religieuses embrassaient fort doucement la vie. C'était quelque chose d'analogue à ces communautés distinctes qui existent encore dans chaque grande ville turque ; par exemple, aux communautés grecque, arménienne, juive, de Smyrne, étroites camaraderies où tout le monde se connaît, vit ensemble, intrigue ensemble. Dans ces petites républiques les questions religieuses dominent toujours les questions politiques, ou plutôt suppléent au manque de celles-ci. Une hérésie y est une affaire d'État ; un schisme y a toujours pour origine une question de personnes. Les Romains, sauf de rares exceptions, ne pénétraient jamais dans ces quartiers réserves. Les synagogues promulguaient des décrets, décernaient des honneurs, faisaient acte de vraies municipalités. L'influence de ces corporations était très-grande. A Alexandrie, elle était de premier ordre, et dominait toute l'histoire intérieure de la cité[16]. A Rome, les juifs étaient nombreux[17] et formaient un appui qu'on ne dédaignait pas. Cicéron présente comme un acte de courage d'avoir osé leur résister[18]. César les favorisa et les trouva fidèles[19]. Tibère fut amené, afin de les contenir, aux mesures les plus sévères[20]. Caligula, dont le règne fut pour eux néfaste en Orient, leur rendit leur liberté d'association à Rome[21]. Claude, qui les favorisait en Judée, se vit obligé de les chasser de la ville[22]. On les rencontrait partout[23], et on osait dire d'eux comme des Grecs, que, vaincus, ils avaient imposé des lois à leurs dominateurs[24].

Les dispositions des populations indigènes envers ces étrangers étaient fort diverses. D'une part, le sentiment de répulsion et d'antipathie que les juifs, par leur esprit d'isolement jaloux, leur caractère rancunier, leurs habitudes insociables, ont produit autour d'eux partout où ils ont été nombreux et organisés, se manifestait avec force[25] Quand ils étaient libres, ils étaient en réalité privilégiés ; car ils jouissaient des avantages de la société, sans en supporter les charges[26]. Des charlatans exploitaient le mouvement de curiosité que causait leur culte, et, sous prétexte d'en exposer les secrets, se livraient à toutes sortes de friponneries[27]. Des pamphlets violents et à demi burlesques, comme celui d'Apion, pamphlets où les écrivains profanes ont trop souvent puisé leurs renseignements[28], circulaient, servant d'aliment aux colères du public païen. Les juifs semblent avoir été en général taquins, portés à se plaindre. On voyait en eux une société secrète, malveillante pour le reste des hommes, dont les membres se poussaient à tout prix, au détriment des autres[29]. Leurs usages bizarres, leur aversion pour certains aliments, leur saleté, leur manque de distinction, la mauvaise odeur qu'ils exhalaient[30]. leurs scrupules religieux, leurs minuties dans l'observance du sabbat, étaient trouvés ridicules[31]. Mis au ban de la société, les juifs, par une conséquence naturelle, n'avaient aucun souci de paraître gentilshommes. On les rencontrait partout en voyage avec des habits luisants de saleté, un air gauche, une mine fatiguée, un teint pâle, de gros yeux malades[32], une expression béate, faisant bande à part avec leurs femmes, leurs enfants, leurs paquets de couvertures, le panier qui constituait tout leur mobilier[33]. Dans les villes, ils exerçaient les trafics les plus chétifs, mendiants[34], chiffonniers, brocanteurs, vendeurs d'allumettes[35]. On dépréciait injustement leur loi et leur histoire. Tantôt on les trouvait superstitieux[36], cruels[37] ; tantôt, athées, contempteurs des dieux[38]. Leur aversion pour les images paraissait de la pure impiété. La circoncision surtout fournissait le thème d'interminables railleries[39].

Mais ces jugements superficiels n'étaient pas ceux de tous. Les juifs avaient autant d'amis que de détracteurs. Leur gravité, leurs bonnes mœurs, la simplicité de leur culte charmaient une foule de gens. On sentait en eux quelque chose de supérieur. Une vaste propagande monothéiste et mosaïque s'organisait[40] ; une sorte de tourbillon puissant se formait autour de ce singulier petit peuple. Le pauvre colporteur juif du Transtevere[41], sortant le matin avec son éventaire de merceries, rentrait souvent le soir, riche d'aumônes venues d'une main pieuse[42]. Les femmes surtout étaient attirées vers ces missionnaires en haillons[43]. Juvénal[44] compte le penchant vers la religion juive parmi les vices qu'il reproche aux dames de son temps. Celles qui étaient converties vantaient le trésor qu'elles avaient trouvé et le bonheur dont elles jouissaient[45]. Le vieil esprit hellénique et romain résistait énergiquement ; le mépris et la haine pour les juifs sont le signe de tous les esprits cultivés, Cicéron, Horace, Sénèque, Juvénal, Tacite, Quintilien, Suétone[46]. Au contraire, cette masse énorme de populations mêlées que l'Empire avait assujetties, populations auxquelles l'ancien esprit romain et la sagesse hellénique étaient étrangères ou indifférentes, accouraient en foule vers une société où elles trouvaient des exemples touchants de concorde, de charité, de secours mutuels[47], d'attachement à son état, de goût pour le travail[48], de fière pauvreté. La mendicité, qui fut plus tard une chose toute chrétienne, était dès lors une chose juive. Le mendiant par état, formé par sa mère, se présentait à l'idée des poètes du temps comme un juif[49].

L'exemption de certaines charges civiles, en particulier de la milice, pouvait aussi contribuer à faire regarder le sort des juifs comme enviable[50]. L'État alors demandait beaucoup de sacrifices et donnait peu de joies morales. Il y faisait un froid glacial, comme en une plaine uniforme et sans abri. La vie, si triste au sein du paganisme, reprenait son charme et son prix dans ces tièdes atmosphères de synagogue et d'église. Ce n'était pas la liberté qu'on y trouvait. Les confrères s'espionnaient beaucoup, se tracassaient sans cesse les uns les autres. Mais, quoique la vie intérieure de ces petites communautés fut fort agitée, on s'y plaisait infiniment ; on ne les quittait pas ; il n'y avait pas d'apostat. Le pauvre y était content, regardait la richesse sans envie, avec la tranquillité d'une bonne conscience[51]. Le sentiment vraiment démocratique de la folie des mondains, de la vanité des richesses et des grandeurs profanes, s'y exprimait finement. On y comprenait peu le monde païen, et on le jugeait avec une sévérité outrée ; la civilisation romaine paraissait un amas d'impuretés et de vices odieux[52], de la même manière qu'un honnête ouvrier de nos jours, imbu des déclamations socialistes, se représente les aristocrates sous les couleurs les plus noires. Mais il y avait là de la vie, de la gaieté, de l'intérêt, comme aujourd'hui dans les plus pauvres synagogues des juifs de Pologne et de Galicie. Le manque d'élégance et de délicatesse dans les habitudes était compensé par un précieux esprit de famille et de bonhomie patriarcale. Dans la grande, société, au contraire, l'égoïsme et l'isolement des âmes avaient porté leurs derniers fruits.

La parole de Zacharie[53] se vérifiait : le monde se prenait aux pans de l'habit des Juifs et leur disait : Menez-nous à Jérusalem. Il n'y avait pas de grande ville où l'on n'observât le sabbat, le jeune et les autres cérémonies du judaïsme[54]. Josèphe ose provoquer ceux qui en douteraient à considérer leur patrie ou même leur propre maison, pour voir s'ils n'y trouveront pas la confirmation de ce qu'il dit. La présence à Rome et près de l'empereur de plusieurs membres de la famille des Hérodes, lesquels pratiquaient leur culte avec éclat à la face de tous[55], contribuait beaucoup à cette publicité. Le sabbat, du reste, s'imposait par une sorte de nécessité dans les quartiers où il y avait des juifs. Leur obstination absolue à ne pas ouvrir leurs boutiques ce jour-là forçait bien les voisins à modifier leurs habitudes en conséquence. C'est ainsi qu'à Salonique, on peut dire que le sabbat s'observe encore de nos jours, la population juive y étant assez riche et assez nombreuse pour faire la loi et régler par la fermeture de ses comptoirs le jour du repos.

Presque à l'égal du Juif, souvent de compagnie avec lui, le Syrien était un actif instrument de la conquête de l'Occident par l'Orient[56]. On les confondait parfois, et Cicéron croyait avoir trouvé le trait commun qui les unissait en les appelant des nations nées pour la servitude[57]. C'était là ce qui leur assurait l'avenir ; car l'avenir alors était aux esclaves. Un trait non moins essentiel du Syrien était sa facilité, sa souplesse, la clarté superficielle de son esprit. La nature syrienne est comme une image fugitive dans les nuées du ciel. On voit par moments certaines lignes s'y tracer avec grâce ; mais ces lignes n'arrivent jamais à former un dessin complet. Dans l'ombre, à la lueur indécise d'une lampe, la femme syrienne, sous ses voiles, avec son œil vague et ses mollesses infinies, produit quelques instants d'illusion. Puis, quand on veut analyser cette beauté, elle s'évanouit ; elle ne supporte pas l'examen. Tout cela, au reste, dure à peine trois ou quatre années. Ce que la race syrienne a de charmant, c'est l'enfant de cinq ou six ans ; à l'inverse de la Grèce, où l'enfant était peu de chose, le jeune homme inférieur à l'homme fait, l'homme fait inférieur au vieillard[58]. L'intelligence syrienne attache par un air de promptitude et de légèreté ; mais elle manque de fixité, de solidité ; à peu près comme ce vin d'or du Liban, qui cause un transport agréable, mais dont on se fatigue vite. Les vrais dons de Dieu ont quelque chose à la fois de fin et de fort, d'enivrant et de durable. La Grèce est plus appréciée aujourd'hui qu'elle ne l'a jamais été ; elle le sera toujours de plus en plus.

Beaucoup des émigrants syriens que le désir de faire fortune entraînait vers l'Occident étaient plus ou moins rattachés au judaïsme. Ceux qui ne l'étaient pas restaient fidèles au culte de leur village[59], c'est-à-dire au souvenir de quelque temple dédié à un Jupiter local[60], lequel n'était d'ordinaire que le Dieu suprême, déterminé par quelque titre particulier[61]. C'était au fond une espèce de monothéisme que ces Syriens apportaient sous le couvert de leurs dieux étranges. Comparés du moins aux personnalités divines profondément distinctes qu'offrait le polythéisme grec et romain, les dieux dont il s'agit, pour la plupart synonymes du Soleil, étaient presque des frères du dieu unique[62]. Semblables à de longues mélopées énervantes, ces cultes de Syrie pouvaient paraître moins secs que le culte latin, moins vides que le culte grec. Les femmes syriennes y prenaient quelque chose à la fois de voluptueux et d'exalté. Ces femmes furent de tout temps des êtres bizarres, disputées entre le démon et Dieu, flottant entre la sainte et la possédée. La sainte des vertus sérieuses, des héroïques renoncements, des résolutions suivies appartient à d'autres races et à d'autres climats ; la sainte des fortes imaginations, des entraînements absolus, des promptes amours, est la sainte de Syrie. La possédée de notre moyen âge est l'esclave de Satan par bassesse ou par péché ; la possédée de Syrie est la folle par idéal, la femme dont le sentiment a été blessé, qui se venge par la frénésie ou se renferme dans le mutisme[63], qui n'attend pour être guérie qu'une douce parole ou qu'un doux regard. Transportées dans le monde occidental, ces Syriennes acquéraient de l'influence, quelquefois par de mauvais arts de femme, plus souvent par une certaine supériorité morale et une réelle capacité. Cela se vit surtout cent cinquante ans plus tard, quand les personnages les plus importants de Rome épousèrent des Syriennes, qui prirent tout à coup sur les affaires un très-grand ascendant. La femme musulmane de nos jours, mégère criarde, sottement fanatique, n'existant guère que pour le mal, presque incapable de vertu, ne doit pas faire oublier les Julia Domna, les Julia Mœsa, les Julia Mamsea, les Julia Soémie, qui portèrent à Rome, en fait de religion, une tolérance et des instincts de mysticité inconnus jusque-là. Ce qu'il y a de bien remarquable aussi, c'est que la dynastie syrienne amenée de la sorte se montra favorable au christianisme, que Marnée, et plus tard l'empereur Philippe l'Arabe[64], passèrent pour chrétiens. Le christianisme, au IIIe et au IVe siècle, fut par excellence la religion de la Syrie. Après la Palestine, la Syrie eut la plus grande part à sa fondation.

C'est surtout à Rome que le Syrien, au premier siècle, exerçait sa pénétrante activité. Chargé de presque tous les petits métiers, valet déplace, commissionnaire, porteur de litière, le Syrus[65] entrait partout, introduisant avec lui la langue et les mœurs de son pays[66]. Il n'avait ni la fierté ni la hauteur philosophique des Européens, encore moins leur vigueur ; faible de corps, pâle, souvent fiévreux, ne sachant ni manger ni dormir à des heures réglées, à la façon de nos lourdes et solides races, consommant peu de viande, vivant d'oignons et de courges, dormant peu et d'un sommeil léger, le Syrien mourait jeune et était habituellement malade[67]. Ce qu'il avait en propre, c'était l'humilité, la douceur, l'affabilité, une certaine bonté ; nulle solidité d'esprit, mais beaucoup de charme ; peu de bon sens, si ce n'est quand il s'agissait de son négoce, mais une étonnante ardeur et une séduction toute féminine. Le Syrien, n'ayant jamais eu de vie politique, a une aptitude toute particulière pour les mouvements religieux. Ce pauvre Maronite, à demi femme, humble, déguenillé, a fait la plus grande des révolutions. Son ancêtre, le Syrus de Rome, a été le plus zélé porteur de la bonne nouvelle à tous les affligés. Chaque année amenait en Grèce, en Italie, en Gaule, des colonies de ces Syriens poussés par le goût naturel qu'ils avaient pour les petites affaires[68]. On les reconnaissait sur les navires à leur famille nombreuse, à ces troupes de jolis enfants, presque du même âge, qui les suivaient, la mère, avec l'air enfantin d'une petite fille de quatorze ans, se tenant à côté de son mari, soumise, doucement rieuse, à peine supérieure à ses fils aînés[69]. Les têtes, dans ce groupe paisible, sont peu accentuées ; sûrement il n'y a pas là d'Archimède, de Platon, de Phidias. Mais ce marchand syrien, arrivé à Rome, sera un homme bon et miséricordieux, charitable pour ses compatriotes, aimant les pauvres. Il causera avec les esclaves, leur révélera un asile où ces malheureux, réduits par la dureté romaine à la plus désolante solitude, trouveront un peu de consolation. Les races grecques et latines, races de maîtres, faites pour le grand, ne savaient pas tirer parti d'une position humble[70]. L'esclave de ces races passait sa vie dans la révolte et le désir du mal. L'esclave idéal du l'antiquité a tous les défauts : gourmand, menteur, méchant, ennemi naturel de son maître[71]. Par là, il prouvait en quelque manière sa noblesse ; il protestait contre une situation hors nature. Le bon Syrien, lui, ne protestait pas ; il acceptait son ignominie, et cherchait à en tirer le meilleur parti possible. Il se conciliait la bienveillance de son maître, osait lui parler, savait plaire à sa maîtresse. Ce grand agent de démocratie allait ainsi dénouant maille par maille le réseau de la civilisation antique. Les vieilles sociétés, fondées sur le dédain, sur l'inégalité des races, sur la valeur militaire, étaient perdues. L'infirmité, la bassesse, vont maintenant devenir un avantage, un perfectionnement de la vertu[72]. La noblesse romaine, la sagesse grecque, lutteront encore trois siècles. Tacite trouvera bon qu'on déporte des milliers de ces malheureux : si interissent, vile damnum[73] ! L'aristocratie romaine s'irritera, trouvera mauvais que cette canaille ait ses dieux, ses institutions. Mais la victoire est écrite d'avance. Le Syrien, le pauvre homme qui aime ses semblables, qui partage avec eux, qui s'associe avec eux, l'emportera. L'aristocratie romaine périra, faute de pitié.

Pour nous expliquer la révolution qui va s'accomplir, il faut nous rendre compte de l'état politique, social, moral, intellectuel et religieux des pays où le prosélytisme juif avait ainsi ouvert des sillons que la prédication chrétienne doit féconder. Cette étude montrera, j'espère, avec évidence, que la conversion du monde aux idées juives et chrétiennes était inévitable, et ne laissera d'étonnement que sur un point, c'est que cette conversion se soit faite si lentement et si tard.

 

 

 



[1] Act., XII, 1, 25. Remarquez toute la contexture du chapitre.

[2] I Petri, V, 13 ; Papias dans Eusèbe, Hist. eccl., III, 39.

[3] Act., XIII, 2.

[4] Gal., I, 13-16 ; Act., XXII, 15, 21 ; XXVI, 17-18 ; I Cor., I, 1 ; Rom., I, 1, 5 ; XV, 15 et suiv.

[5] Act., XIII, 5.

[6] L'auteur des Actes, partisan de la hiérarchie et du pouvoir de l'Église, a peut-être introduit cette circonstance. Paul ne sait rien d'une telle ordination ou consécration. Il tient sa mission de Jésus, et ne se croit pas plus l'envoyé de l'Église d'Antioche que de celle de Jérusalem.

[7] Act., XIII, 3 ; XIV, 23.

[8] Dans I Petri, V, 13, Babylone désigne Rome.

[9] Cicéron, Pro Archia, 10.

[10] Josèphe, B. J., II, XX, 2 ; VII, III, 3.

[11] Act., XVIII, 24 et suiv.

[12] Voir Philon, De vita contemplativa, entier.

[13] Pseudo-Hermès, Asclepius, fol. 158 v., 159 r. (Florence, Juntes, 1512).

[14] Cicéron, Pro Flacco, 28 ; Philon, In Flaccum, § 7 ; Leg. ad Caium, § 36 ; Act., II, 5-11 ; VI, 9 ; Corp. inscr. gr., n° 3361.

[15] Lex Wisigoth., livre XII, tit. II et III, dans Walter, Corpus juris germanici antiqui, t. I, p. 630 et suiv.

[16] Philon, In Flacc., § 5 et 6 ; Josèphe, Ant., XVIII, VIII, 1 ; XIX, V, 2 ; B. J., II, XVIII, 7 et suiv. ; VII, X, 1 ; Papyrus publié dans les Notices et extraits, XVIII, 2e part., p. 383 et suiv.

[17] Dion Cassius, XXXVII, 17 ; LX, 6 ; Philon, Leg. ad Caium, § 23 ; Josèphe, Ant., XIV, X, 8 ; XVII, XI, 1 ; XVIII, III, 5 ; Horace, Sat., I, IV, 142-143 ; V, 100 ; IX, 69 et suiv. ; Perse, V, 179-184 ; Suétone, Tib., 36 ; Claud., 25 ; Domit., 12 ; Juvénal, III, 14 ; VI, 342 et suiv.

[18] Pro Flacco, 28.

[19] Josèphe, Ant., XIV, X ; Suétone, Julius, 84.

[20] Suétone, Tib., 36 ; Tacite, Ann., II, 8o ; Josèphe, Ant., XVIII, III, 4, 5.

[21] Dion Cassius, LX, 6.

[22] Suétone, Claude, 25 ; Act., XVIII, 2 ; Dion Cassius, LX, 6.

[23] Josèphe, B. J., VII, III, 3.

[24] Sénèque, fragment dans saint Augustin, De civ. Dei., VI, 11 ; Rutilius Numatianus, I, 393 et suiv. ; Josèphe, Contre Apion, II, 39 ; Juvénal, Sat., VI, 544 ; XIV, 96 et suiv.

[25] Philon, In Flacc., § 5 ; Tacite, Hist., V. 4, 5, 8 ; Dion Cassius, XLIX, 22 ; Juvénal, XIV, 103 ; Diodore Sic., fragm. I du livre XXXIV et III du livre XL ; Philostrate, Vie d'Apoll., V, 33 ; I Thess., II, 15.

[26] Josèphe, Ant., XIV, X ; XVI, VI ; XX, VIII, 7 : Philon, In Flaccum et Legatio ad Caium.

[27] Josèphe, Ant., XVIII, III, 4, 5 ; Juvénal, VI, 543 et suiv.

[28] Josèphe, Contre Apion, entier ; passages précités de Tacite et de Diodore de Sicile ; Trogue Pompée (Justin XXXVI, II) ; Ptolémée Héphestion ou Chennus, dans les Script. poet. hist. græc. de Westermann, p. 194. Cf. Quintilien, III, VII, 2.

[29] Cicéron, Pro Flacco, 28 ; Tacite, Hist., V, 5; Juvénal, XIV, 103-104 ; Diodore de Sicile et Philostrate, endroits cités ; Rutilius Numatianus, I, 383 et suiv.

[30] Martial, IV, 4 ; Ammien Marcellin, XXII, 5.

[31] Suétone, Aug., 76 ; Horace, Sat., I, IX, 69 et suiv. ; Juvénal, III, 13-16, 296 ; VI, 156-160, 542-547 ; XIV, 96-107 ; Martial, Épigr., IV, 4 ; VII, 29, 34, 54 ; XI, 95 ; XII, 57 ; Rutilius Numat., loc. cit., et surtout Josèphe, Contre Apion, II, 13 ; Philon, Leg. ad Caium, § 26-28.

[32] Martial, Épigr., XII, 57.

[33] Juvénal, Sat., III, 14 ; VI, 542.

[34] Juvénal, Sat., III, 296 ; VI, 543 et suiv. ; Martial, Épigr., I, 42 ; XII, 57.

[35] Martial, Épigr., I, 42 ; XII, 57 ; Stace, Silves, I, VI, 73-74. Voir Forcellini, au mot sulpharatum.

[36] Horace, Sat., I, V, 100 ; Juvénal, Sat., VI, 544 et suiv. ; XIV, 96 et suiv. ; Apulée, Florida, I, 6.

[37] Dion Cassius, LXVIII, 32.

[38] Tacite, Hist., V, 5, 9 ; Dion Cassius, LXVII, 14.

[39] Horace, Sat., I, IX, 70 ; Judæus Apella paraît renfermer une plaisanterie du même genre (voir les scoliastes Acron et Porphyrion, sur Hor., Sat., I, V, 100 ; comparez le passage de S. Avitus, Poemata, V, 364, cité par Forcellini, au mot Apella, mais que je ne retrouve ni dans les éditions de ce Père ni dans l'ancien manuscrit latin. Bibl. Imp., n° 11320, tel que le donne le savant lexicographe) : Juvénal, Sat., XIV, 99 et suiv. ; Martial, Épigr., VII, 29, 34, 54 ; XI, 95.

[40] Josèphe, Contre Apion, II, 39 ; Tacite, Ann., II, 83 ; Hist., V, 5 ; Horace, Sat., I, IV, 142-143 ; Juvénal, XIV, 96 et suiv. ; Dion Cassius, XXXVII, 17 ; LXVII, 14.

[41] Martial, Épigr., I, 42 ; XII, 57.

[42] Juvénal, Sat., VI, 546 et suiv.

[43] Josèphe, Ant., XVIII, III, 5 ; XX, II, 4 : B. J., II, XX, 2 : Act., XIII, 50 ; XVI, 14.

[44] Loc. cit.

[45] Josèphe, Ant., XX, II, 5 ; IV, 1.

[46] Passages déjà cités. Strabon montre bien plus de justesse et de pénétration (XVI, II, 34 et suiv.). Comp. Dion Cassius. XXXVII, 17 et suiv.

[47] Tacite, Hist., V, 5.

[48] Josèphe, Contre Apion, II, 39.

[49] Martial, XII, 57.

[50] Josèphe, Ant., XIV, X, 6, 11-14.

[51] Ecclésiastique, X, 23, 26, 27.

[52] Rom., I, 24 et suiv.

[53] Zacharie, VIII, 23.

[54] Horace, Sat., I, IX, 69 ; Perse, V, 170 et suiv. ; Juvénal, Sat., VI, 159 ; XIV, 96 et suiv.

[55] Perse, V, 179-184 ; Juvénal, VI, 157-160. La remarquable préoccupation du judaïsme qu'on remarque chez les écrivains romains du premier siècle, surtout chez les satiriques, vient de cette circonstance.

[56] Juvénal, Sat., III, 62 et suiv.

[57] Cicéron, De prov. consul., 5.

[58] Les enfants qui m'avaient plu lors de mon premier voyage, je les retrouvai, quatre ans après, laids, communs et alourdis.

[59] Πατρώοις Θεοΐς, formule très-fréquente dans les inscriptions émanant de Syriens (Corpus inscr. Grœc., n° 4449, 4450, 4451, 4463, 4479, 4480, 6015).

[60] Corpus inscr. grœc., n° 4474, 4473, 5936 ; Mission de Phénicie, t. II, c. II [sous presse], inscription d'Abédat. Comp. Corpus, n° 2271, 5853.

[61] Corpus inscr. grœc., n° 4500, 4501, 4502, 4503, 6012 ; Lepsius, Denkmæler, t. XII, feuille 100, n° 590 ; Mission de Phénicie, p. 103, 104, et la suite [sous presse].

[62] J'ai développé ceci dans le Journal Asiatique, février-mars 1839, p. 239 et suiv., et dans la Mission de Phénicie, t. II, c. II.

[63] Code syrien, dans Land, Anecdota Syriaca, I. p. 152 : faits divers dont j'ai été témoin.

[64] Né dans le Hauran.

[65] Voir Forcellini, au mot Syrus. Ce mot désignait en général les Orientaux. Leblant, Inscript. chrét. de la Gaule, I, p. 207, 328-329.

[66] Juvénal, III, 62-63.

[67] Tel est aujourd'hui le tempérament du Syrien chrétien.

[68] Inscriptions dans les Mém. de la Soc. des Antiquaires de Fr., t. XXVIII, 4 et suiv. ; dans Leblant, Inscript. chrét. de la Gaule, I, p. CXLIV, 207, 324 et suiv., 353 et suiv., 375 et suiv. ; II, 259, 459 et suiv.

[69] Les Maronites colonisent encore dans presque tout le Levant à la façon des Juifs, des Arméniens et des Grecs, quoique sur une moindre échelle.

[70] Lire Cicéron, De offic., I, 42 ; Denys d'Halicarnasse, II, 28 ; IX, 25.

[71] Voir les types d'esclaves dans Plaute et Térence.

[72] II Cor., XII, 9.

[73] Tacite, Ann., II, 85.