LA VIE DE JÉSUS-CHRIST

 

CHAPITRE XXVIII.

Caractère essentiel de l’œuvre de Jésus.

 

Jésus, on le voit, ne sortit jamais par son action du cercle juif. Quoique sa sympathie pour tous les dédaignés de l’orthodoxie le portât à admettre les païens dans le royaume de Dieu, quoiqu’il ait plus d’une fois résidé en terre païenne, et qu’une ou deux fois on le surprenne en rapports bienveillants avec des infidèles[1], on peut dire que sa vie s’écoula tout entière dans le petit monde, très fermé, où il était né. Les pays grecs et romains n’entendirent pas parler de lui ; son nom ne figure dans les auteurs profanes que cent ans plus tard, et encore d’une façon indirecte, à propos des mouvements séditieux provoqués par sa doctrine ou des persécutions dont ses disciples étaient l’objet[2]. Dans le sein même du judaïsme, Jésus ne fit pas une impression bien durable. Philon, mort vers l’an 50, n’a aucun soupçon de lui. Josèphe, né l’an 37 et écrivant dans les dernières années du siècle, mentionne son exécution en quelques lignes[3], comme un événement d’importance secondaire ; dans l’énumération des sectes de son temps, il omet les chrétiens[4]. La Mishna, d’un autre côté, n’offre aucune trace de l’école nouvelle ; les passages des deux Gémares où le fondateur du christianisme est nommé ne nous reportent pas au delà du IVe ou du Ve siècle[5]. L’œuvre essentielle de Jésus fut de créer autour de lui un cercle de disciples auxquels il inspira un attachement sans bornes, et dans le sein desquels il déposa le germe de sa doctrine. S’être fait aimer, à ce point qu’après sa mort on ne cessa pas de l’aimer, voilà le chef-d’œuvre de Jésus et ce qui frappa le plus ses contemporains[6]. Sa doctrine était quelque chose de si peu dogmatique qu’il ne songea jamais à l’écrire ni à la faire écrire. On était son disciple non pas en croyant ceci ou cela, mais en s’attachant à sa personne et en l’aimant. Quelques sentences bientôt recueillies de souvenir, et surtout son type moral et l’impression qu’il avait laissée, furent ce qui resta de lui. Jésus n’est pas un fondateur de dogmes, un faiseur de symboles ; c’est l’initiateur du monde à un esprit nouveau. Les moins chrétiens des hommes furent, d’une part, les docteurs de l’Église grecque, qui, à partir du IVe siècle, engagèrent le christianisme dans une voie de puériles discussions métaphysiques, et, d’une autre part, les scolastiques du moyen âge latin, qui voulurent tirer de l’Évangile les milliers d’articles d’une Somme colossale. Adhérer à Jésus en vue du royaume de Dieu, voilà ce qui s’appela d’abord être chrétien.

On comprend de la sorte comment, par une destinée exceptionnelle, le christianisme pur se présente encore, au bout de dix-huit siècles, avec le caractère d’une religion universelle et éternelle. C’est qu’en effet la religion de Jésus est à quelques égards la religion définitive. Fruit d’un mouvement des âmes parfaitement spontané, dégagé à sa naissance de toute étreinte dogmatique, ayant lutté trois cents ans pour la liberté de conscience, le christianisme, malgré les chutes qui ont suivi, recueille encore les fruits de cette excellente origine. Pour se renouveler, il n’a qu’à revenir à l’Évangile. Le royaume de Dieu, tel que nous le concevons, diffère notablement de l’apparition surnaturelle que les premiers chrétiens espéraient voir éclater dans les nues. Mais le sentiment que Jésus a introduit dans le monde est bien le nôtre. Son parfait idéalisme est la plus haute règle de la vie détachée et vertueuse. Il a créé le ciel des âmes pures, où se trouve ce qu’on demande en vain à la terre, la parfaite noblesse des enfants de Dieu, la pureté absolue, la totale abstraction des souillures du monde, la liberté enfin, que la société réelle exclut comme une impossibilité, et qui n’a toute son amplitude que dans le domaine de la pensée. Le grand maître de ceux qui se réfugient dans ce royaume de Dieu idéal est encore Jésus. Le premier, il a proclamé la royauté de l’esprit ; le premier, il a dit, au moins par ses actes : Mon royaume n’est pas de ce monde. La fondation de la vraie religion est bien son œuvre. Après lui, il n’y a plus qu’à développer et à féconder.

Christianisme est ainsi devenu presque synonyme de religion. Tout ce qu’on fera en dehors de cette grande et bonne tradition chrétienne sera stérile. Jésus a fondé la religion dans l’humanité, comme Socrate y a fondé la philosophie, comme Aristote y a fondé la science. Il y a eu de la philosophie avant Socrate et de la science avant Aristote. Depuis Socrate et depuis Aristote, la philosophie et la science ont fait d’immenses progrès ; mais tout a été bâti sur le fondement qu’ils ont posé. De même, avant Jésus, la pensée religieuse avait traversé bien des révolutions ; depuis Jésus, elle a fait de grandes conquêtes : on n’est pas sorti, cependant, on ne sortira pas de la notion essentielle que Jésus a créée ; il a fixé pour toujours l’idée du culte pur. La religion de Jésus, en ce sens, n’est pas limitée. L’Église a eu ses époques et ses phases ; elle s’est renfermée dans des symboles qui n’ont eu ou qui n’auront qu’un temps : Jésus a fondé la religion absolue, n’excluant rien, ne déterminant rien, si ce n’est le sentiment. Ses symboles ne sont pas des dogmes arrêtés, mais des images susceptibles d’interprétations indéfinies. On chercherait vainement une proposition théologique dans l’Évangile. Toutes les professions de foi sont des travestissements de l’idée de Jésus, à peu près comme la scolastique du moyen âge, en proclamant Aristote le maître unique d’une science achevée, faussait la pensée d’Aristote. Aristote, s’il eût assisté aux débats de l’école, eût répudié cette doctrine étroite ; il eût été du parti de la science progressive contre la routine, qui se couvrait de son autorité ; il eût applaudi à ses contradicteurs. De même, si Jésus revenait parmi nous, il reconnaîtrait pour disciples, non ceux qui prétendent le renfermer tout entier dans quelques phrases de catéchisme, mais ceux qui travaillent à le continuer. La gloire éternelle, dans tous les ordres de grandeurs, est d’avoir posé la première pierre. Il se peut que, dans la Physique et dans la Météorologie des temps modernes, il ne se retrouve pas un mot des traités d’Aristote qui portent ces titres ; Aristote n’en reste pas moins le fondateur de la science de la nature. Quelles que puissent être les transformations du dogme, Jésus restera en religion le créateur du sentiment pur ; le Sermon sur la montagne ne sera pas dépassé. Aucune révolution ne fera que nous ne nous rattachions en religion à la grande ligne intellectuelle et morale en tête de laquelle brille le nom de Jésus. En ce sens, nous sommes chrétiens, même quand nous nous séparons sur presque tous les points de la tradition chrétienne qui nous a précédés.

Et cette grande fondation fut bien l’œuvre personnelle de Jésus. Pour s’être fait adorer à ce point, il faut qu’il ait été adorable. L’amour ne va pas sans un objet digne de l’allumer, et nous ne saurions rien de Jésus si ce n’est la passion qu’il inspira à son entourage que nous devrions affirmer encore qu’il fut grand et pur. La foi, l’enthousiasme, la constance de la première génération chrétienne ne s’expliquent qu’en supposant à l’origine de tout le mouvement un homme de proportions colossales. A la vue des merveilleuses créations des âges de foi, deux impressions également funestes à la bonne critique historique s’élèvent dans l’esprit. D’une part, on est porté à supposer ces créations trop impersonnelles ; on attribue à une action collective ce qui souvent a été l’œuvre d’une volonté puissante et d’un esprit supérieur. D’un autre côté, on se refuse à voir des hommes comme nous dans les auteurs de ces mouvements extraordinaires qui ont décidé du sort de l’humanité. Prenons un sentiment plus large des pouvoirs que la nature recèle en son sein. Nos civilisations, régies par une police minutieuse, ne sauraient nous donner aucune idée de ce que valait l’homme à des époques où l’originalité de chacun avait pour se développer un champ plus libre. Supposons un solitaire demeurant dans les carrières voisines de nos capitales, sortant là de temps en temps pour se présenter aux palais des souverains, forçant la consigne et, d’un ton impérieux, annonçant aux rois l’approche des révolutions dont il a été le promoteur. Cette idée seule nous fait sourire. Tel, cependant, fut Élie. Élie le Thesbite, de nos jours, ne franchirait pas le guichet des Tuileries. La prédication de Jésus, sa libre activité en Galilée ne sortent pas moins complètement des conditions sociales auxquelles nous sommes habitués. Dégagées de nos conventions polies, exemptes de l’éducation uniforme qui nous raffine, mais qui diminue si fort notre individualité, ces âmes entières portaient dans l’action une énergie surprenante. Elles nous apparaissent comme les géants d’un âge héroïque qui n’aurait pas eu de réalité. Erreur profonde ! Ces hommes-là étaient nos frères ; ils eurent notre taille, sentirent et pensèrent comme nous. Mais le souffle de Dieu était libre chez eux ; chez nous, il est enchaîné par les liens de fer d’une société mesquine et condamnée à une irrémédiable médiocrité.

Plaçons donc au plus haut sommet de la grandeur humaine la personne de Jésus. Ne nous laissons pas égarer par des défiances exagérées en présence d’une légende qui nous tient toujours dans un monde surhumain. La vie de François d’Assise n’est aussi qu’un tissu de miracles. A-t-on jamais douté cependant de l’existence et du rôle de François d’Assise ? Ne disons pas davantage que la gloire de la fondation du christianisme doit revenir à la foule des premiers chrétiens, et non à celui que la légende a déifié. L’inégalité des hommes est bien plus marquée en Orient que chez nous. Il n’est pas rare de voir s’y élever, au milieu d’une atmosphère générale de méchanceté, des caractères dont la grandeur nous étonne. Bien loin que Jésus ait été créé par ses disciples, Jésus apparaît en tout comme supérieur à ses disciples. Ceux-ci, saint Paul et saint Jean exceptés, étaient des hommes sans invention ni génie. Saint Paul lui-même ne supporte aucune comparaison avec Jésus, et quant à saint Jean, je montrerai plus tard que son rôle, très élevé en un sens, fut loin d’être à tous égards irréprochable. De là l’immense supériorité des Évangiles au milieu des écrits du Nouveau Testament. De là cette chute pénible qu’on éprouve en passant de l’histoire de Jésus à celle des apôtres. Les évangélistes eux-mêmes, qui nous ont légué l’image de Jésus, sont si fort au-dessous de celui dont ils parlent que sans cesse ils le défigurent, faute d’atteindre à sa hauteur. Leurs écrits sont pleins d’erreurs et de contresens. On sent à chaque ligne un discours d’une beauté divine fixé par des rédacteurs qui ne le comprennent pas, et qui substituent leurs propres idées à celles qu’ils le saisissent qu’à demi. En somme, le caractère de Jésus, loin d’avoir été embelli par ses biographes, a été diminué par eux. La critique, pour le retrouver tel qu’il fut, a besoin d’écarter une série de méprises, provenant de la médiocrité d’esprit des disciples. Ceux-ci l’ont peint comme ils le concevaient, et souvent, on croyant l’agrandir, l’ont on réalité amoindri.

Je sais que nos idées modernes sont plus d’une fois froissées dans cette légende, conçue par une autre race, sous un autre ciel, au milieu d’autres besoins sociaux. Il est des vertus qui, à quelques égards, sont plus conformes à notre goût. L’honnête et suave Marc-Aurèle, l’humble et doux Spinoza, n’ayant pas cru au miracle, ont été exempts de quelques erreurs que Jésus partagea. Le second, dans son obscurité profonde, eut un avantage que Jésus ne chercha pas. Par notre extrême délicatesse dans l’emploi des moyens de conviction, par notre sincérité absolue et notre amour désintéressé de l’idée pure, nous avons fondé, nous tous qui avons voué notre vie à la science, un nouvel idéal de moralité. Mais les appréciations de l’histoire générale ne doivent pas se renfermer dans des considérations de mérite personnel. Marc-Aurèle et ses nobles maîtres ont été sans action durable sur le monde. Marc-Aurèle laisse après lui des livres délicieux, un fils exécrable, un monde qui s’en va. Jésus reste pour l’humanité un principe inépuisable de renaissances morales. La philosophie ne suffit pas au grand nombre. Il lui faut la sainteté. Un Apollonius de Tyane, avec sa légende miraculeuse, devait avoir plus de succès qu’un Socrate, avec sa froide raison. Socrate, disait-on, laisse les hommes sur la terre, Apollonius les transporte au ciel ; Socrate n’est qu’un sage, Apollonius est un dieu[7]. La religion, jusqu’à nos jours, n’a pas existé sans une part d’ascétisme, de piété, de merveilleux. Quand on voulut, après les Antonins, faire une religion de la philosophie, il fallut transformer les philosophes en saints, écrire la Vie édifiante de Pythagore et de Plotin, leur prêter une légende, des vertus d’abstinence et de contemplation, des pouvoirs surnaturels, sans lesquels on ne trouvait près du siècle ni créance ni autorité.

Gardons-nous donc de mutiler l’histoire pour satisfaire nos mesquines susceptibilités. Qui de nous, pygmées que nous sommes, pourrait faire ce qu’a fait l’extravagant François d’Assise, l’hystérique sainte Thérèse ? Que la médecine ait des noms pour exprimer ces grands écarts de la nature humaine ; qu’elle soutienne que le génie est une maladie du cerveau ; qu’elle voie dans une certaine délicatesse de moralité un commencement d’étisie ; qu’elle classe l’enthousiasme et l’amour parmi les accidents nerveux, peu importe. Les mots de sain et de malade sont tout relatifs. Qui n’aimerait mieux être malade comme Pascal que bien portant comme le vulgaire ? Les idées étroites qui se sont répandues de nos jours sur la folie égarent de la façon la plus grave nos jugements historiques dans les questions de ce genre. Un état où l’on dit des choses dont on n’a pas conscience, où la pensée se produit sans que la volonté l’appelle et la règle, expose maintenant un homme à être séquestré comme halluciné. Autrefois, cela s’appelait prophétie et inspiration. Les plus belles choses du monde se sont faites à l’état de fièvre ; toute création éminente entraîne une rupture d’équilibre, un état violent pour l’être qui la tire de lui.

Certes, nous reconnaissons que le christianisme est une œuvre trop complexe pour avoir été le fait d’un seul homme. En un sens, l’humanité entière y collabora. Il n’y a pas de monde si muré qui ne reçoive quelque vent du dehors. L’histoire de l’esprit humain est pleine de synchronismes étranges, qui font que, sans avoir communiqué entre elles, des fractions fort éloignées de l’espèce humaine arrivent en même temps à des idées et à des imaginations presque identiques. Au XIIIe siècle, les Latins, les Grecs, les Syriens, les Juifs, les Musulmans font de la scolastique, et à peu près la même scolastique, de  York à Samarkand ; au XIVe siècle, tout le monde se livre au goût de l’allégorie mystique, en Italie, en Perse, dans l’Inde ; au XVIe, l’art se développe d’une façon toute semblable en Italie, au Mont Athos, à la cour des grands Moghols, sans que saint Thomas, Barhébræus, les rabbins de Narbonne, les motécallémin de Bagdad se soient connus, sans que Dante et Pétrarque aient vu aucun soufi, sans qu’aucun élève des écoles de Pérouse ou de Florence ait passé à Delhi. On dirait de grandes influences morales courant le monde, à la manière des épidémies, sans distinction de frontière et de race. Le commerce des idées dans l’espèce humaine ne s’opère pas seulement par les livres ou l’enseignement direct. Jésus ignorait jusqu’au nom de Bouddha, de Zoroastre, de Platon ; il n’avait lu aucun livre grec, aucun soutra bouddhique, et cependant il y a en lui plus d’un élément qui, sans qu’il s’en doutât, venait du bouddhisme, du parsisme, de la sagesse grecque. Tout cela se faisait par des canaux secrets et par cette espèce de sympathie qui existe entre les diverses portions de l’humanité. Le grand homme, par un côté, reçoit tout de son temps ; par un autre, il domine son temps. Montrer que la religion fondée par Jésus a été la conséquence naturelle de ce qui avait précédé, ce n’est pas en diminuer l’excellence ; c’est prouver qu’elle a eu sa raison d’être, qu’elle fut légitime, c’est-à-dire conforme aux instincts et aux besoins du cœur en un siècle donné.

Est-il plus juste de dire que Jésus doit tout au judaïsme et que sa grandeur n’est autre que celle du peuple juif ? Personne plus que moi n’est disposé à placer haut ce peuple unique, dont le don particulier semble avoir été de contenir dans son sein les extrêmes du bien et du mal. Sans doute, Jésus sort du judaïsme ; mais il en sort comme Socrate sortit des écoles de sophistes, comme Luther sortit du moyen âge, comme Lamennais du catholicisme, comme Rousseau du XVIIIe siècle. On est de son siècle et de sa race, même quand on réagit contre son siècle et sa race. Loin que Jésus soit le continuateur du judaïsme, il représente la rupture avec l’esprit juif. En supposant que sa pensée à cet égard puisse prêter à quelque équivoque, la direction générale du christianisme après lui n’en permet pas. La marche générale du christianisme a été de s’éloigner de plus en plus du judaïsme. Son perfectionnement consistera à revenir à Jésus, mais non certes à revenir au judaïsme. La grande originalité du fondateur reste donc entière ; sa gloire n’admet aucun légitime partageant.

Sans contredit, les circonstances furent pour beaucoup dans le succès de cette révolution merveilleuse ; mais les circonstances ne secondent que ce qui est juste et vrai. Chaque branche du développement de l’humanité a son époque privilégiée, où elle atteint la perfection par une sorte d’instinct spontané et sans effort. Aucun travail de réflexion ne réussit à produire ensuite des chefs-d’œuvre que la nature crée à ces moments-là par des génies inspirés. Ce que les beaux siècles de la Grèce furent pour les arts la religion. La société juive offrait l’état intellectuel et moral le plus extraordinaire que l’espèce humaine ait jamais traversé. C’était vraiment une de ces heures divines où le grand se produit par la conspiration de mille forces cachées, où les belles âmes trouvent pour les soutenir un flot d’admiration et de sympathie. Le monde, délivré de la tyrannie fort étroite des petites républiques municipales, jouissait d’une grande liberté. Le despotisme romain ne se fit sentir d’une façon désastreuse que beaucoup plus tard, et d’ailleurs il fut toujours moins pesant dans ces provinces éloignées qu’au centre de l’empire. Nos petites tracasseries préventives (bien plus meurtrières que la mort pour les choses de l’esprit) n’existaient pas. Jésus, pendant trois ans, put mener une vie qui, dans nos sociétés, l’eût conduit vingt fois devant les tribunaux de police. Nos seules lois sur l’exercice illégal de la médecine eussent suffi pour couper court à sa carrière. La dynastie incrédule des Hérodes, d’un autre côté, s’occupait peu des mouvements religieux ; sous les Asmonéens, Jésus eût été probablement arrêté dès ses premiers pas. Un novateur, dans un tel état de société, ne risquait que la mort, et la mort est bonne à ceux qui travaillent pour l’avenir. Qu’on se figure Jésus, réduit à porter jusqu’à soixante ou soixante-dix ans le fardeau de sa divinité, perdant sa flamme céleste, s’usant peu à peu sous les nécessités d’un rôle inouï ! Tout favorise ceux qui sont marqués d’un signe ; ils vont à la gloire par une sorte d’entraînement invincible et d’ordre fatal.

Cette sublime personne, qui chaque jour préside encore au destin du monde, il est permis de l’appeler divine, non en ce sens que Jésus ait absorbé tout le divin, ou lui ait été adéquat (pour employer l’expression de la scolastique), mais en ce sens que Jésus est l’individu qui a fait faire à son espèce le plus grand pas vers le divin. L’humanité dans son ensemble offre un assemblage d’êtres bas, égoïstes, supérieurs à l’animal en cela seul que leur égoïsme est plus réfléchi. Mais, au milieu de cette uniforme vulgarité, des colonnes s’élèvent vers le ciel et attestent une plus noble destinée. Jésus est la plus haute de ces colonnes qui montrent à l’homme d’où il vient et où il doit tendre. En lui s’est condensé tout ce qu’il y a de bon et d’élevé dans notre nature. Il n’a pas été impeccable ; il a vaincu les mêmes passions que nous combattons ; aucun ange de Dieu ne l’a conforté, si ce n’est sa bonne conscience ; aucun Satan ne l’a tenté, si ce n’est celui que chacun porte en son cœur. De même que plusieurs de ses grands côtés sont perdus pour nous par la faute de ses disciples, il est probable aussi que beaucoup de ses fautes ont été dissimulées. Mais jamais personne autant que lui n’a fait prédominer dans sa vie l’intérêt de l’humanité sur les petitesses de l’amour-propre. Voué sans réserve à son idée, il y a subordonné toute chose à un tel degré que, vers la fin de sa vie, l’univers n’exista plus pour lui. C’est par cet accès de volonté héroïque qu’il a conquis le ciel. Il n’y a pas ou d’homme, Çakya-Mouni peut-être excepté, qui ait à ce point foulé aux pieds la famille, les joies de ce monde, tout soin temporel. Il ne vivait que de son Père et de la mission divine qu’il avait la conviction de remplir.

Pour nous, éternels enfants, condamnés à l’impuissance, nous qui travaillons sans moissonner, et ne verrons jamais le fruit de ce que nous avons semé, inclinons-nous devant ces demi-dieux. Ils surent ce que nous ignorons : créer, affirmer, agir. La grande originalité renaîtra-t-elle, ou le monde se contentera-t-il désormais de suivre les voies ouvertes par les hardis créateurs des vieux âges ? Nous l’ignorons. Mais quels que puissent être les phénomènes inattendus de l’avenir, Jésus ne sera pas surpassé. Son culte se rajeunira sans cesse ; sa légende provoquera des larmes sans fin ; ses souffrances attendriront les meilleurs cœurs ; tous les siècles proclameront qu’entre les fils des hommes, il n’en est pas né de plus grand que Jésus.

 

Fin de la Vie de Jésus

 

 

 



[1] Matth., VIII, 5 et suiv. — Luc, VII, 1 et suiv. — Jean, XII, 20 et suiv. Comparez Josèphe, Ant., XVIII, III, 3.

[2] Tacite, Ann., XV, 45 — Suétone, Claude, 25.

[3] Ant., XVIII, III, 3. Ce passage a été altéré par une main chrétienne.

[4] Ant., XVIIII, I ; B. J., II, VIII ; Vita, 2.

[5] Talmud de Jérusalem, Sanhédrin, XIV, 16 ; Aboda zara, II, 2 ; Schabbath, XIV, 4 — Talmud de Babylone, Sanhédrin, 43 a, 67 a ; Schabbath, 104 b, 116 b. Comparez Chagiga, 4 b ; Gittin, 57 a, 90 a. Les deux Gémares empruntent la plupart de leurs données sur Jésus à une légende burlesque et obscène, inventée par les adversaires du christianisme et sans valeur historique.

[6] Josèphe, Ant., XVIII, III, 3.

[7] Philostrate, Vie d’Apollonius, IV, 2 ; VII, 11 — VIII, 7 — Eunape, Vies des sophistes, p. 454, 500 (édit. Didot).