LA VIE DE JÉSUS-CHRIST

 

CHAPITRE XXI.

Dernier voyage de Jésus à Jérusalem.

 

Depuis longtemps Jésus avait le sentiment des dangers qui l’entouraient[1]. Pendant un espace de temps qu’on peut évaluer à dix-huit mois, il évita d’aller en pèlerinage à Jérusalem[2].  A la fête des Tabernacles de l’an 32 (selon l’hypothèse que nous avons adoptée), ses parents, toujours malveillants et incrédules[3], l’engagèrent à y venir. L’évangéliste Jean semble insinuer qu’il y avait dans cette invitation quelque projet caché pour le perdre. Révèle-toi au monde, lui disaient-ils ; on ne fait pas ces choses-là dans le secret. Va en Judée, pour qu’on voie ce que tu sais faire. Jésus, se défiant de quel que trahison, refusa d’abord ; puis, quand la caravane des pèlerins fut partie, il se mit en route de son côté, à l’insu de tous et presque seul[4]. Ce fut le dernier adieu qu’il dit à la Galilée. La fête des Tabernacles tombait à l’équinoxe d’automne. Six mois devaient encore s’écouler jusqu’au dénouement fatal. Mais durant cet intervalle, Jésus ne revit pas ses chères provinces du nord. Le temps des douceurs est passé ; il faut maintenant parcourir pas à pas la voie douloureuse qui se terminera par les angoisses de la mort.

Ses disciples et les femmes pieuses qui le servaient le retrouvèrent en Judée[5]. Mais combien tout ici était changé pour lui ! Jésus était un étranger à Jérusalem. Il sentait qu’il y avait là un mur de résistance qu’il ne pénétrerait pas. Entouré de piéges et d’objections, il était sans cesse poursuivi par le mauvais vouloir des pharisiens[6]. Au lieu de cette faculté illimitée de croire, heureux don des natures jeunes, qu’il trouvait en Galilée, au lieu de ces populations bonnes et douces chez lesquelles l’objection (qui est toujours le fruit d’un peu de malveillance et d’indocilité) n’avait point d’accès, il rencontrait ici à chaque pas une incrédulité obstinée, sur laquelle les moyens d’action qui lui avaient si bien réussi dans le nord avaient peu de prise. Ses disciples, en qualité de Galiléens, étaient méprisés. Nicodème, qui avait eu avec lui dans un de ses précédents voyages un entretien de nuit, faillit se compromettre au sanhédrin pour avoir voulu le défendre. Eh quoi ! toi aussi tu es Galiléen ? lui dit-on ; consulte les Écritures ; est-ce qu’il peut venir un prophète de Galilée ?[7]

La ville, comme nous l’avons déjà dit, déplaisait à Jésus. Jusque-là, il avait toujours évité les grands centres, préférant pour son action les campagnes et les villes de médiocre importance. Plusieurs des préceptes qu’il donnait à ses apôtres étaient absolument inapplicables hors d’une simple société de petites gens[8]. N’ayant nulle idée du monde, accoutumé à son aimable communisme galiléen, il lui échappait sans cesse des naïvetés, qui à Jérusalem pouvaient paraître singulières[9]. Son imagination, son goût de la nature se trouvaient à l’étroit dans ces murailles. La vraie religion ne devait pas sortir du tumulte des villes, mais de la tranquille sérénité des champs.

L’arrogance des prêtres lui rendait les parvis du temple désagréables. Un jour, quelques-uns de ses disciples, qui connaissaient mieux que lui Jérusalem, voulurent lui faire remarquer la beauté des constructions du temple, l’admirable choix des matériaux, la richesse des offrandes votives qui couvraient les murs : Vous voyez tous ces édifices, dit-il ; eh bien ! je vous le déclare, il n’en restera pas pierre sur pierre[10]. Il refusa de rien admirer, Si ce n’est une pauvre veuve qui passait à ce moment-là, et jetait dans le tronc une petite obole : Elle a donné plus que les autres, dit-il ; les autres ont donné de leur superflu ; elle, de son nécessaire[11]. Cette façon de regarder en critique tout ce qui se faisait à Jérusalem, de relever le pauvre qui donnait peu, de rabaisser le riche qui donnait beaucoup[12], de blâmer le clergé opulent qui ne faisait rien pour le bien du peuple, exaspéra naturellement la caste sacerdotale. Siége d’une aristocratie conservatrice, le temple, comme le haram musulman qui lui a succédé, était le dernier endroit du monde où la révolution pouvait réussir. Qu’on suppose un novateur allant de nos jours prêcher le renversement de l’islamisme autour de la mosquée d’Omar ! C’était là pourtant le centre de la vie juive, le point où il fallait vaincre ou mourir. Sur ce calvaire, où certainement Jésus souffrit plus qu’au Golgotha, ses jours s’écoulaient dans la dispute et l’aigreur, au milieu d’ennuyeuses controverses de droit canon et d’exégèse, pour lesquelles sa grande élévation morale lui donnait peu d’avantage, que dis-je ? lui créait une sorte d’infériorité.

Au sein de cette vie troublée, le cœur sensible et bon de Jésus réussit à se créer un asile où il jouit de beaucoup de douceur. Après avoir passé la journée aux disputes du temple, Jésus descendait le soir dans la vallée de Cédron, prenait un peu de repos dans le verger d’un établissement agricole (probablement une exploitation d’huile) nommé Gethsémani[13], qui servait de lieu de plaisance aux habitants, et allait passer la nuit sur le mont des Oliviers, qui borne au levant l’horizon de la ville[14]. Ce côté est le seul, aux environs de Jérusalem, qui offre un aspect quelque peu riant et vert. Les plantations d’oliviers, de figuiers, de palmiers y étaient nombreuses et donnaient leurs noms aux villages, fermes ou enclos de Bethphagé, Gethsémani, Béthanie[15]. Il y avait sur le mont des Oliviers deux grands cèdres, dont le souvenir se conserva longtemps chez les Juifs dispersés ; leurs branches servaient d’asile à des nuées de colombes, et sous leur ombrage s’étaient établis de petits bazars[16]. Toute cette banlieue fut en quelque sorte le quartier de Jésus et de ses disciples ; on voit qu’ils la connaissaient presque champ par champ et maison par maison.

Le village de Béthanie, en particulier[17], situé au sommet de la colline, sur le versant qui donne vers la mer Morte et le Jourdain, à une heure et demie de Jérusalem, était le lieu de prédilection de Jésus[18]. Il y fit la connaissance d’une famille composée de trois personnes, deux sœurs et un frère, dont l’amitié eut pour lui beaucoup de charme[19]. Des deux sœurs, l’une, nommée Marthe, était une personne obligeante, bonne, empressée[20] ; l’autre, au contraire, nommée Marie, plaisait à Jésus par une sorte de langueur[21], et par ses instincts spéculatifs très développés. Souvent, assise aux pieds de Jésus, elle oubliait à l’écouter les devoirs de la vie réelle. Sa sœur, alors, sur qui retombait tout le service, se plaignait doucement : Marthe, Marthe, lui disait Jésus, tu te tourmentes et te soucies de beaucoup de choses ; or, une seule est nécessaire. Marie a choisi la meilleure part, qui ne lui sera point enlevée[22]. Le frère, Eléazar, ou Lazare, était aussi fort aimé de Jésus[23]. Enfin, un certain Simon le Lépreux, qui était le propriétaire de la maison, faisait, ce semble, partie de la famille[24]. C’est là qu’au sein d’une pieuse amitié Jésus oubliait les dégoûts de la vie publique. Dans ce tranquille intérieur, il se consolait des tracasseries que les pharisiens et les scribes ne cessaient de lui susciter. Il s’asseyait souvent sur le mont des Oliviers, en face du mont Moria[25], ayant sous les yeux la splendide perspective des terrasses du temple et de ses toits couverts de lames étincelantes. Cette vue frappait d’admiration les étrangers ; au lever du soleil surtout, la montagne sacrée éblouissait les yeux et paraissait comme une masse de neige et d’or[26]. Mais un profond sentiment de tristesse empoisonnait pour Jésus le spectacle qui remplissait tous les autres israélites de joie et de fierté. Jérusalem, Jérusalem, qui tues les prophètes et lapides ceux qui te sont envoyés, s’écriait-il dans ces moments d’amertume, combien de fois j’ai essayé de rassembler tes enfants comme la poule rassemble ses petits sous ses ailes, et tu n’as pas voulu ![27]

Ce n’est pas que plusieurs bonnes âmes, ici comme en Galilée, ne se laissassent toucher. Mais tel était le poids de l’orthodoxie dominante que très peu osaient l’avouer. On craignait de se décréditer aux yeux des Hiérosolymites en se mettant à l’école d’un galiléen. On eût risqué de se faire chasser de la synagogue, ce qui dans une société bigote et mesquine était le dernier affront[28]. L’excommunication d’ailleurs entraînait la confiscation de tous les biens[29]. Pour cesser d’être juif, on ne devenait pas romain ; on restait sans défense sous le coup d’une législation théocratique de la plus atroce sévérité. Un jour, les bas officiers du temple, qui avaient assisté à un des discours de Jésus et en avaient été enchantés, vinrent confier leurs doutes aux prêtres : Est-ce que quelqu’un des princes ou des pharisiens a cru en lui ? leur fut-il répondu ; toute cette foule, qui ne connaît pas la Loi, est une canaille maudite[30]. Jésus restait ainsi à Jérusalem un provincial admiré des provinciaux comme lui, mais repoussé par toute l’aristocratie de la nation. Les chefs d’écoles et de sectes étaient trop nombreux pour qu’on fût fort ému d’en voir paraître un de plus. Sa voix eut à Jérusalem peu d’éclat. Les préjugés de race et de secte, les ennemis directs de l’esprit de l’évangile, y étaient trop enracinés.

Son enseignement, dans ce monde nouveau, se modifia nécessairement beaucoup. Ses belles prédications, dont l’effet était toujours calculé sur la jeunesse de l’imagination et la pureté de la conscience morale des auditeurs, tombaient ici sur la pierre. Lui, si à l’aise au bord de son charmant petit lac, était gêné, dépaysé en face des pédants. Ses affirmations perpétuelles de lui-même prirent quelque chose de fastidieux[31]. Il dut se faire controversiste, juriste, exégète, théologien. Ses conversations, d’ordinaire pleines de grâce, deviennent un feu roulant de disputes[32], une suite interminable de batailles scolastiques. Son harmonieux génie s’exténue en des argumentations insipides sur la Loi et les prophètes[33], où nous aimerions mieux ne pas le voir quelquefois jouer le rôle d’agresseur[34]. Il se prête, avec une condescendance qui nous blesse, aux examens captieux que des ergoteurs sans tact lui font subir[35]. En général, il se tirait d’embarras avec beaucoup de finesse. Ses raisonnements, il est vrai, étaient souvent subtils (la simplicité d’esprit et la subtilité se touchent ; quand le simple veut raisonner, il est toujours un peu sophiste) ; on peut trouver que quelquefois il recherche les malentendus et les prolonge à dessein[36] ; son argumentation, jugée d’après les règles de la logique aristotélicienne, est très faible. Mais quand le charme sans pareil de son esprit trouvait à se montrer, c’étaient des triomphes. Un jour on crut l’embarrasser en lui présentant une femme adultère et en lui demandant comment il fallait la traiter. On sait l’admirable réponse de Jésus[37]. La fine raillerie de l’homme du monde, tempérée par une bonté divine, ne pouvait s’exprimer en un trait plus exquis. Mais l’esprit qui s’allie à la grandeur morale est celui que les sots pardonnent le moins. En prononçant ce mot d’un goût si juste et si pur ; Que celui d’entre vous qui est sans péché lui jette la première pierre ! Jésus perça au cœur l’hypocrisie, et du même coup signa son arrêt de mort.

Il est probable, en effet, que sans l’exaspération causée par tant de traits amers, Jésus eût pu longtemps rester inaperçu et se perdre dans l’épouvantable orage qui allait bientôt emporter la nation juive tout entière. Le haut sacerdoce et les sadducéens avaient pour lui plutôt du dédain que de la haine. Les grandes familles sacerdotales, les Boëthusim, la famille de Hanan, ne se montraient guère fanatiques que de repos. Les sadducéens repoussaient comme Jésus les traditions des pharisiens[38]. Par une singularité fort étrange, c’étaient ces incrédules, niant la résurrection, la loi orale, l’existence des anges, qui étaient les vrais Juifs, ou pour mieux dire, la vieille loi dans sa simplicité ne satisfaisant plus aux besoins religieux du temps, ceux qui s’y tenaient strictement et repoussaient les inventions modernes faisaient aux dévots l’effet d’impies, à peu près comme un protestant évangélique paraît aujourd’hui un mécréant dans les pays orthodoxes. En tout cas, ce n’était pas d’un tel parti que pouvait venir une réaction bien vive contre Jésus. Le sacerdoce officiel, les yeux tournés vers le pouvoir politique et intimement lié avec lui, ne comprenait rien à ces mouvements enthousiastes. C’était la bourgeoisie pharisienne, c’étaient les innombrables soferim ou scribes, vivant de la science des traditions, qui prenaient l’alarme et qui étaient en réalité menacés dans leurs préjugés et leurs intérêts par la doctrine du maître nouveau.

Un des plus constants efforts des pharisiens était d’attirer Jésus sur le terrain des questions politiques et de le compromettre dans le parti de Judas le Gaulonite. La tactique était habile ; car il fallait la profonde ingénuité de Jésus pour ne s’être point encore brouillé avec l’autorité romaine, nonobstant sa proclamation du royaume de Dieu. On voulut déchirer cette équivoque et le forcer à s’expliquer. Un jour, un groupe de pharisiens et de ces politiques qu’on nommait Hérodiens (probablement des Boëthusim), s’approcha de lui, et sous apparence de zèle pieux : Maître, lui dirent-ils,  nous savons que tu es véridique et que tu enseignes la voie de Dieu sans égard pour qui que ce soit. Dis-nous donc ce que tu penses ! Est-il permis de payer le tribut à César ? Ils espéraient une réponse qui donnât un prétexte pour le livrer à Pilate. Celle de Jésus fut admirable. Il se fit montrer l’effigie de la monnaie : Rendez, dit-il, à César ce qui est à César, à Dieu ce qui est à Dieu[39]. Mot profond qui a décidé de l’avenir du christianisme ! Mot d’un spiritualisme accompli et d’une justesse merveilleuse, qui a fondé la séparation du spirituel et du temporel, et a posé la base du vrai libéralisme et de la vraie civilisation !

Son doux et pénétrant génie lui inspirait, quand il était seul avec ses disciples, des accents pleins de charme : En vérité, en vérité, je vous le dis, celui qui n’entre pas par la porte dans la bergerie est un voleur. Celui qui entre par la porte est le vrai berger. Les brebis entendent sa voix ; il les appelle par leur nom et les mène aux pâturages ; il marche devant elles, et les brebis le suivent, parce qu’elles connaissent sa voix. Le larron ne vient que pour dérober, pour tuer, pour détruire. Le mercenaire, à qui les brebis n’appartiennent pas, voit venir le loup, abandonne les brebis et s’enfuit. Mais moi, je suis le bon berger ; je connais mes brebis ; mes brebis me connaissent ; et je donne ma vie pour elles[40]. L’idée d’une prochaine solution à la crise de l’humanité lui revenait fréquemment : Quand le figuier, disait-il, se couvre de jeunes pousses et de feuilles tendres, vous savez que l’été approche. Levez les yeux, et voyez le monde ; il est blanc pour la moisson[41].

Sa forte éloquence se retrouvait toutes les fois qu’il s’agissait de combattre l’hypocrisie. Sur la chaire de Moïse, sont assis les scribes et les pharisiens. Faites ce qu’ils vous disent ; mais ne faites pas comme ils font ; car ils disent et ne font pas. Ils composent des charges pesantes, impossibles à porter, et ils les mettent sur les épaules des autres ; quant à eux, ils ne voudraient pas les remuer du bout du doigt.

Ils font toutes leurs actions pour être vus des hommes : ils se promènent en longues robes ; ils portent de larges phylactères[42] ; ils ont de grandes bordures à leurs habits[43] ; ils aiment à avoir les premières places dans les festins et les premiers siéges dans les synagogues, à être salués dans les rues et appelés : Maître. Malheur à eux !...

Malheur à vous, scribes et pharisiens hypocrites, qui avez pris la clef de la science et ne vous en servez que pour fermer aux hommes le royaume des cieux[44] ! Vous n’y entrez pas, et vous empêchez les autres d’y entrer. Malheur à vous, qui engloutissez les maisons des veuves, en simulant de longues prières ! Votre jugement sera en proportion. Malheur à vous, qui parcourez les terres et les mers pour gagner un prosélyte, et qui ne savez en faire qu’un fils de la Géhenne ! Malheur à vous, car vous êtes comme les tombeaux qui ne paraissent pas, et sur lesquels on marche sans le savoir[45] !

Insensés et aveugles ! qui payez la dîme pour un brin de menthe, d’aneth, et de cumin, et qui négligez des commandements bien plus graves, la justice, la pitié, la bonne foi ! Voilà les préceptes qu’il fallait observer ; les autres, il était bien de ne pas les négliger. Guides aveugles, qui filtrez votre vin pour ne pas avaler un insecte, et qui engloutissez un chameau, malheur à vous !

Malheur à vous, scribes et pharisiens hypocrites ! Car vous nettoyez le dehors de la coupé et du plat[46] ; mais le dedans, qui est plein de rapine et de cupidité, vous n’y prenez point garde. Pharisien aveugle[47], lave d’abord le dedans ; puis tu songeras à la propreté du dehors[48].

Malheur à vous, scribes et pharisiens hypocrites ! Car vous ressemblez à des sépulcres blanchis[49], qui du dehors semblent beaux, mais qui au dedans sont pleins d’os de morts et de toute sorte de pourriture. En apparence, vous êtes justes ; mais au fond vous êtes remplis de feinte et de péché.

Malheur à vous, scribes et pharisiens hypocrites, qui bâtissez les tombeaux des prophètes, et ornez les monuments des justes, et qui dites si nous eussions vécu du temps de nos pères, nous n’eussions pas trempé avec eux dans le meurtre des prophètes ! Ah ! vous convenez donc que vous êtes les enfants de ceux qui ont tué les prophètes. Eh bien ! achevez de combler la mesure de vos pères. La Sagesse de Dieu a eu bien raison de dire[50] : Je vous enverrai des prophètes, des sages, des savants ; vous tuerez et crucifierez les uns, vous ferez fouetter les autres dans vos synagogues, vous les poursuivrez de ville en ville ; afin qu’un jour retombe sur vous tout le sang innocent qui a été répandu sur la terre, depuis le sang d’Abel le juste jusqu’au sang de Zacharie, fils de Barachie[51], que vous avez tué entre le temple et l’autel. Je vous le dis, c’est à la génération présente que tout ce sang sera redemandé[52].

Son dogme terrible de la substitution des gentils, cette idée que le royaume de Dieu allait être transféré à d’autres, ceux à qui il était destiné n’en ayant pas voulu[53], revenait comme une menace sanglante contre l’aristocratie, et son titre de Fils de Dieu qu’il avouait ouvertement dans de vives paraboles[54], où ses ennemis jouaient le rôle de meurtriers des envoyés célestes, était un défi au judaïsme légal. L’appel hardi qu’il adressait aux humbles était plus séditieux encore. Il déclarait qu’il était venu éclairer les aveugles et aveugler ceux qui croient voir[55]. Un jour, sa mauvaise humeur contre le temple lui arracha un mot imprudent : Ce temple bâti de main d’homme, dit-il, je pourrais, si je voulais, le détruire, et en trois jours j’en rebâtirais un autre non construit de main d’homme[56]. On ne sait pas bien quel sens Jésus attachait à ce mot, où ses disciples cherchèrent des allégories forcées. Mais comme on ne voulait qu’un prétexte, le mot fut vivement relevé. Il figurera dans les considérants de l’arrêt de mort de Jésus, et retentira à son oreille parmi les angoisses dernières du Golgotha. Ces discussions irritantes finissaient toujours par des orages. Les pharisiens lui jetaient des pierres[57] ; en quoi ils ne faisaient qu’exécuter un article de la Loi, ordonnant de lapider sans l’entendre tout prophète, même thaumaturge, qui détournerait le peuple du vieux culte[58]. D’autres fois, ils l’appelaient fou, possédé, samaritain[59], ou cherchaient même à le tuer[60]. On prenait note de ses paroles pour invoquer contre lui les lois d’une théocratie intolérante, que la domination romaine n’avait pas encore abrogées[61].

 

 

 



[1] Matth., XVI, 20-21 — Marc, VIII, 30-31

[2] Jean, VII, 1.

[3] Ibid., 5.

[4] Ibid., 10.

[5] Matth., XXVII, 55 — Marc, XV, 41 — Luc, XXIII, 49, 55.

[6] Jean. VII, 20,25,30,32.

[7] Jean, VII, 50 et suiv.

[8] Matth., X, 11-13 — Marc, VI, 10 — Luc, X, 5-8.

[9] Matth., XXX, 3 ; XXVI, 18 — Marc, XI, 3 ; XXV, 13-14 – Luc, XX, 31 ; XXIX, 40-42.

[10] Matth., XXIV, 1-2 – Marc, XIII, 1-2 — Luc, XIX, 44 ; XXI, 5-6. Cf. Marc, XI, 11.

[11] Marc, XII, 41 et suiv. — Luc, XXI, 1 et suiv.

[12] Marc, XII, 41.

[13] Ibid., XI, 19 — Luc, XXII, 39 — Jean, XVIII, 1-2. Ce verger ne pouvait être fort loin de l’endroit où la piété des catholiques a entouré d’un mur quelques vieux oliviers. Le mot Gethsémani semble signifier « pressoir à huile ».

[14] Luc, XXI, 37 ; XXII, 39 — Jean, VIII, 1-2.

[15] Talmud de Babylone, Pesachim, 53 a.

[16] Talmud de Jérusalem, Taanith, IV, 8.

[17] Aujourd’hui El-Azirié (de El-Azir, nom arabe de Lazare) ; dans des textes chrétiens du moyen âge, Lazarium.

[18] Matth., XXI, 17-18 — Marc, XI, 11-2.

[19] Jean, XI, 5.

[20] Luc, X, 38-42 — Jean, XII, 2.

[21] Jean, XI, 20.

[22] Luc, X, 38 et suiv.

[23] Jean, XI, 35-36.

[24] Matth., XXVI, 6 — Marc, XIV, 3 — Luc, VII, 40, 43 — Jean, XII, 1 et suiv.

[25] Marc, XIII, 3.

[26] Josèphe, B. J., V, V, 6.

[27] Matth., XXIII, 37 — Luc, XIII, 34.

[28] Jean, VII, 13 ; XII, 42-43 ; XIX, 38.

[29] I Esdras, X,5 – Épître aux Hébreux, X, 34 — Talmud de Jérusalem, Moëd katon, III, 1.

[30] Jean, VII, 45 et suiv.

[31] Jean, VIII, 13 et suiv.

[32] Matth., XXI, 23-37.

[33] Ibid., XXII, 23 et suiv.

[34] Ibid., XXII, 42 et suiv.

[35] Ibid., XXII, 36 et suiv., 46.

[36] Voir surtout les discussions rapportées par Jean, chapitre VIII par exemple ; il est vrai que l’authenticité de pareils morceaux n’est que relative.

[37] Jean, VIII, 3 et suiv. Ce passage ne faisait point d’abord partie de l’évangile de saint Jean ; il manque dans les manuscrits les plus anciens, et le texte en est assez flottant. Néanmoins, il est de tradition évangélique primitive, comme le prouvent les particularités singulières des versets 6, 8, qui ne sont pas dans le goût de Luc et des compilateurs de seconde main, lesquels ne mettent rien qui ne s’explique de soi-même. Cette histoire se trouvait, à ce qu’il semble, dans l’évangile selon les Hébreux (Papias, cité par Eusèbe, Hist. eccl., III, 39).

[38] Josèphe, Ant., XIII, X, 6 ; XVIII, I, 4.

[39] Matth., XXII, 15 et suiv. — Marc, XII, 13 et suiv. — Luc, XX, 20 et suiv. Comparez Talmud de Jérusalem, Sanhédrin, II, 3.

[40] Jean, X, 1-16.

[41] Matth., XXIV, 32 — Marc, XIII 28 — Luc, XXI, 30 — Jean, IV, 35.

[42] Totafôth ou tefillin, lames de métal ou bandes de parchemin, contenant des passages de la Loi, que les Juifs dévots portaient attachées au front et au bras gauche, en exécution littérale des passages Exode ; XIII, 9 – Deutéronome, VI, 8 ; XI, 18.

[43] Zizith, bordures ou franges rouges que les Juifs portaient au coin de leur manteau pour se distinguer des païens (Nombres, XV, 35-39 — Deutéronome, XXII, 12)

[44] Les pharisiens excluent les hommes du royaume de Dieu par leur casuistique méticuleuse, qui en rend l’entrée trop difficile et qui décourage les simples.

[45] Le contact des tombeaux rendait impur. Aussi avait-on soin d’en marquer soigneusement la périphérie sur le sol. Talmud de Babylone, Baba Bathra, 58 a ; Baba Metsia, 45 -b. Le reproche que Jésus adresse ici aux pharisiens est d’avoir inventé une foule de petits préceptes qu’on viole sans y penser et qui ne servent qu’à multiplier les contraventions à la Loi.

[46] La purification de la vaisselle était assujettie, chez les pharisiens, aux règles les plus compliquées (Marc, VII, 4).

[47] Cette épithète, souvent répétée (Matth., XXIII, 16,17,19,24,26), renferme peut-être une allusion à l’habitude qu’avaient certains pharisiens de marcher les yeux fermés par affectation de sainteté. Voir ci-dessus, p. 127.

[48] Luc (XI, 37 et suiv.) suppose, non peut-être sans raison, que ce verset fut prononcé dans un repas, on réponse à de vains scrupules des pharisiens.

[49] Les tombeaux étant impurs, on avait coutume de les blanchir à la chaux, pour avertir de ne pas s’en approcher. Voir ci-dessus, la note 4, et Mishna, Maasar scheni, V, 1 — Talmud de Jérusalem, Schekalim, I, 1 ; Maasar scheni, V, 1 ; Moëd katon, I, 2 ; Sota, IX, 1 — Talmud de Babylone, Moëd katon, 5 a. Peut-être y a-t-il dans la comparaison dont se sert Jésus une allusion aux « pharisiens teints ».  (V. ci-dessus, p. 127.)

[50] On ignore à quel livre est empruntée cette citation.

[51] Il y a ici une légère confusion, qui se retrouve dans le targum dit de Jonathan (Lament., II, 20), entre Zacharie, fils de Joïada, et Zacharie, fils de Barachie, le prophète. C’est du premier qu’il s’agit (II Paral., XXIV, 24). Le livre des Paralipomènes, où l’assassinat de Zacharie, fils de Joïada, est raconté, ferme le canon hébreu. Ce meurtre est le dernier dans la liste des meurtres d’hommes justes, dressée selon l’ordre où ils se présentent dans la Bible. Celui d’Abel est au contraire le premier.

[52] Matth., XXIII, 2-36 – Marc, XII, 38-40 – Luc, XI, 39-52 ; XX, 46-47.

[53] Matth., VIII, 11-12 ; XX, 1 et suiv. ; XXI, 28 et suiv., 33 et suiv., 43 ; XXII, 1 et suiv. — Marc, XII, 1 et suiv. — Luc, XX, 9 et suiv.

[54] Matth., XXI, 37 et suiv. — Jean, X, 36 et suiv.

[55] Jean, IX, 39.

[56] La forme la plus authentique de ce mot paraît être dans Marc, XIV, 58 ; XV, 29. Cf. Jean, II, 19 — Matth., XXVI, 61 ; XXVII, 40.

[57] Jean, VIII, 39 ; X, 31 ; XI, 8.

[58] Deutéronome, XIII, 1 et suiv. Comparez Luc, XX, 6 — Jean, X, 33 – II Corinthiens, XI, 25.

[59] Jean, X, 20.

[60] Jean, V, 18 ; VII, 1,20,25,30 ; VIII, 37, 40.

[61] Luc, XI, 53-54.