LA VIE DE JÉSUS-CHRIST

 

CHAPITRE X.

Prédications du lac.

 

Tel était le groupe qui, sur les bords du lac de Tibériade, se pressait autour de Jésus. L’aristocratie y était représentée par un douanier et par la femme d’un régisseur. Le reste se composait de pêcheurs et de simples gens. Leur ignorance était extrême ; ils avaient l’esprit faible, ils croyaient aux spectres et aux esprits[1]. Pas un élément de culture hellénique n’avait pénétré dans ce premier cénacle ; l’instruction juive y était aussi fort incomplète ; mais le cœur et la bonne volonté y débordaient. Le beau climat de la Galilée faisait de l’existence de ces honnêtes pêcheurs un perpétuel enchantement. Ils préludaient vraiment au royaume de Dieu, simples, bons, heureux, bercés doucement sur leur délicieuse petite mer, ou dormant le soir sur ses bords. On ne se figure pas l’enivrement d’une vie qui s’écoule ainsi à la face du ciel, la flamme douce et forte que donne ce perpétuel contact avec la nature, les songes de ces nuits passées à la clarté des étoiles, sous un dôme d’azur d’une profondeur sans fin. Ce fut durant une telle nuit que Jacob, la tête appuyée sur une pierre, vit dans les astres la promesse d’une postérité innombrable, et l’échelle mystérieuse par laquelle les Elohim allaient et venaient du ciel à la terre. A l’époque de Jésus, le ciel n’était pas fermé, ni la terre refroidie. La nue s’ouvrait encore sur le fils de l’homme ; les anges montaient et descendaient sur sa tête[2] ; les visions du royaume de Dieu étaient partout ; car l’homme les portait en son cœur. L’œil clair et doux de ces âmes simples contemplait l’univers en sa source idéale ; le monde dévoilait peut-être son secret à la conscience divinement lucide de ces enfants heureux, à qui la pureté de leur cœur mérita un jour de voir Dieu.

Jésus vivait avec ses disciples presque toujours en plein air. Tantôt, il montait dans une barque, et enseignait ses auditeurs pressés sur le rivage[3]. Tantôt, il s’asseyait sur les montagnes qui bordent le lac, où l’air est si pur et l’horizon si lumineux. La troupe fidèle allait ainsi, gaie et vagabonde, recueillant les inspirations du maître dans leur première fleur. Un doute naïf s’élevait parfois, une question doucement sceptique : Jésus, d’un sourire ou d’un regard, faisait taire l’objection. A chaque pas, dans le nuage qui passait, le grain qui germait, l’épi qui jaunissait, on voyait le signe du royaume près de venir ; on se croyait à la veille de voir Dieu, d’être les maîtres du monde ; les pleurs se tournaient en joie ; c’était l’avènement sur terre de l’universelle consolation :

Heureux, disait le maître, les pauvres en esprit ; car c’est à eux qu’appartient le royaume des cieux !

Heureux ceux qui pleurent; car ils seront consolés !

Heureux les débonnaires ; car ils posséderont la terre !

Heureux ceux qui ont faim et soif de justice ; car ils seront rassasiés !

Heureux les miséricordieux; car ils obtiendront miséricorde !

Heureux ceux qui ont le cœur pur ; car ils verront Dieu !

Heureux les pacifiques ; car ils seront appelés enfants de Dieu !

Heureux ceux qui sont persécutés pour la justice ; car le royaume des cieux est à eux ![4]

Sa prédication était suave et douce, toute pleine de la nature et du parfum des champs. Il aimait les fleurs et en prenait ses leçons les plus charmantes. Les oiseaux du ciel, la mer, les montagnes, les jeux des enfants, passaient tour à tour dans ses enseignements. Son style n’avait rien de la période grecque, mais se rapprochait beaucoup plus du tour des parabolistes hébreux, et surtout des sentences des docteurs juifs, ses contemporains, telles que nous les lisons dans le Pirké Aboth. Ses développements avaient peu d’étendue, et formaient des espèces de surates à la façon du Coran, lesquelles cousues ensemble ont composé plus tard ces longs discours qui furent écrits par Matthieu[5]. Nulle transition ne liait ces pièces diverses ; d’ordinaire cependant une même inspiration les pénétrait et en faisait l’unité. C’est surtout dans la parabole que le maître excellait. Rien dans le judaïsme ne lui avait donné le modèle de ce genre délicieux[6]. C’est lui qui l’a créé. Il est vrai qu’on trouve dans les livres bouddhiques des paraboles exactement du même ton et de la même facture que les paraboles évangéliques[7]. Mais il est difficile d’admettre qu’une influence bouddhique se soit exercée en ceci. L’esprit de mansuétude et la profondeur de sentiment qui animèrent également le christianisme naissant et le bouddhisme, suffisent peut-être pour expliquer ces analogies.

Une totale indifférence pour la vie extérieure et pour le vain appareil de confortable dont nos tristes pays nous font une nécessité, était la conséquence de la vie simple et douce qu’on menait en Galilée. Les climats froids, en obligeant l’homme à une lutte perpétuelle contre le dehors, font attacher beaucoup de prix aux recherches du bien-être et du luxe. Au contraire, les pays qui éveillent des besoins peu nombreux sont les pays de l’idéalisme et de la poésie. Les accessoires de la vie y sont insignifiants auprès du plaisir de vivre. L’embellissement de la maison y est superflu ; on se tient le moins possible enfermé. L’alimentation forte et régulière des climats peu généreux passerait pour pesante et désagréable. Et quant au luxe des vêtements, comment rivaliser avec celui que Dieu a donné à la terre et aux oiseaux du ciel ? Le travail, dans ces sortes de climats, paraît inutile ; ce qu’il donne ne vaut pas ce qu’il coûte. Les animaux des champs sont mieux vêtus que l’homme le plus opulent, et ils ne font rien. Ce mépris, qui, lorsqu’il n’a pas la paresse pour cause, sert beaucoup à l’élévation des âmes, inspirait à Jésus des apologues charmants : N’enfouissez pas en terre, disait-il, des trésors que les vers et la rouille dévorent, que les larrons découvrent et dérobent ; mais amassez-vous des trésors dans le ciel, où il n’y a ni vers, ni rouille, ni larrons. Où est ton trésor, là aussi est ton cœur[8]. On ne peut servir deux maîtres ; ou bien on hait l’un et on aime l’autre, ou bien on s’attache à l’un et on délaisse l’autre. Vous ne pouvez servir Dieu et Mamon[9]. C’est pourquoi je vous le dis : Ne soyez pas inquiets de l’aliment que vous aurez pour soutenir votre vie, ni des vêtements que vous aurez pour couvrir votre corps. La vie n’est-elle pas plus noble que l’aliment, et le corps plus noble que le vêtement ? Regardez les oiseaux du ciel ils ne sèment ni ne moissonnent ; ils n’ont ni cellier ni grenier, et votre Père céleste les nourrit. N’êtes-vous pas fort au-dessus d’eux ? Quel est celui d’entre vous qui, à force de soucis, peut ajouter une coudée à sa taille ? Et quant aux habits, pourquoi vous en mettre en peine ? Considérez les lis des champs ; ils ne travaillent ni ne filent. Cependant, je vous le dis, Salomon dans toute sa gloire n’était pas vêtu comme l’un d’eux. Si Dieu prend soin de vêtir de la sorte une herbe des champs, qui existe aujourd’hui et qui demain sera jetée au feu, que ne fera-t-il point pour vous, gens de peu de foi ? Ne dites donc pas avec anxiété : Que mangerons-nous ? que boirons-nous ? de quoi serons-nous vêtus ? Ce sont les païens qui se préoccupent de toutes ces choses. Votre Père céleste sait que vous en avez besoin. Mais cherchez premièrement la justice et le royaume de Dieu[10], et tout le reste vous sera donné par surcroît. Ne vous souciez pas de demain; demain se souciera de lui-même. A chaque jour suffit sa peine[11].

Ce sentiment essentiellement galiléen eut sur la destinée de la secte naissante une influence décisive. La troupe heureuse, se reposant sur le Père céleste pour la satisfaction de ses besoins, avait pour première règle de regarder les soucis de la vie comme un mal qui étouffe en l’homme le germe de tout bien[12]. Chaque jour elle demandait à Dieu le pain du lendemain[13]. A quoi bon thésauriser ? Le royaume de Dieu va venir. Vendez ce que vous possédez et donnez-le en aumône, disait le maître. Faites-vous au ciel des sacs qui ne vieillissent pas, des trésors qui ne se dissipent pas[14]. Entasser des économies pour des héritiers qu’on ne verra jamais, quoi de plus insensé[15] ? Comme exemple de la folie humaine, Jésus aimait à citer le cas d’un homme qui, après avoir élargi ses greniers et s’être amassé du bien pour de longues années, mourut avant d’en avoir joui[16] ! Le brigandage, qui était très enraciné en Galilée[17], donnait beaucoup de force à cette manière de voir. Le pauvre, qui n’en souffrait pas, devait se regarder comme le favori de Dieu, tandis que le riche, ayant une possession peu sûre, était le vrai déshérité. Dans nos sociétés établies sur une idée très rigoureuse de la propriété, la position du pauvre est horrible ; il n’a pas à la lettre sa place au soleil. Il n’y a de fleurs, d’herbe, d’ombrage que pour celui qui possède la terre. En Orient, ce sont là des dons de Dieu, qui n’appartiennent à personne. Le propriétaire n’a qu’un mince privilège ; la nature est le patrimoine de tous.

Le christianisme naissant, du reste, ne faisait en ceci que suivre la trace des Esséniens ou Thérapeutes et des sectes juives fondées sur la vie cénobitique. Un élément communiste entrait dans toutes ces sectes, également mal vues des Pharisiens et des Sadducéens. Le messianisme, tout politique chez les Juifs orthodoxes, devenait chez elles tout social. Par une existence douce, réglée, contemplative, laissant sa part à la liberté de l’individu, ces petites églises croyaient inaugurer sur la terre le royaume céleste. Des utopies de vie bienheureuse, fondées sur la fraternité des hommes et le culte pur du vrai Dieu, préoccupaient les âmes élevées et produisaient de toutes parts des essais hardis, sincères, mais de peu d’avenir.

Jésus, dont les rapports avec les Esséniens sont très difficiles à préciser (les ressemblances, en histoire, n’impliquant pas toujours des rapports), était ici certainement leur frère. La communauté des biens fut quelque temps de règle dans la société nouvelle[18]. L’avarice était le péché capital[19] ; or il faut bien remarquer que le péché d’avarice, contre lequel la morale chrétienne a été si sévère, était alors le simple attachement à la propriété. La première condition pour être disciple de Jésus était de réaliser sa fortune et d’en donner le prix aux pauvres. Ceux qui reculaient devant cette extrémité n’entraient pas dans la communauté[20]. Jésus répétait souvent que celui qui a trouvé le royaume de Dieu doit l’acheter au prix de tous ses biens, et qu’en cela il fait encore un marché avantageux. L’homme qui a découvert l’existence d’un trésor dans un champ, disait-il, sans perdre un instant, vend ce qu’il possède et achète le champ. Le joaillier qui a trouvé une perle inestimable, fait argent de tout et achète la perle[21]. Hélas ! les inconvénients de ce régime ne tardèrent pas à se faire sentir. Il fallait un trésorier. On choisit pour cela Juda de Kerioth. A tort ou à raison, on l’accusa de voler la caisse commune[22] ; ce qu’il y a de sûr, c’est qu’il fit une mauvaise fin.

Quelquefois le maître, plus versé dans les choses du ciel que dans celles de la terre, enseignait une économie politique plus singulière encore. Dans une parabole bizarre, un intendant est loué pour s’être fait des amis parmi les pauvres aux dépens de son maître, afin que les pauvres à leur tour l’introduisent dans le royaume du ciel. Les pauvres, en effet, devant être les dispensateurs de ce royaume, n’y recevront que ceux qui leur auront donné. Un homme avisé, songeant à l’avenir, doit donc chercher à les gagner. Les Pharisiens, qui étaient des avares, dit l’évangéliste, entendaient cela, et se moquaient de lui[23].  Entendirent-ils aussi la redoutable parabole que voici ? Il y avait un homme riche, qui était vêtu de pourpre et de fin lin, et qui tous les jours faisait bonne chère. Il y avait aussi un pauvre, nommé Lazare, qui était couché à sa porte, couvert, d’ulcères, désireux de se rassasier des miettes qui tombaient de la table du riche. Et les chiens venaient lécher ses plaies ! Or, il arriva que le pauvre mourut, et qu’il fut porté par les anges dans le sein d’Abraham. Le riche mourut aussi et fut enterré[24]. Et du fond de l’enfer, pendant qu’il était dans les tourments, il leva les yeux, et vit de loin Abraham, et Lazare dans son sein. Et s’écriant, il dit : Père Abraham, aie pitié de moi, et envoie Lazare, afin qu’il trempe dans l’eau le bout de son doigt et qu’il me rafraîchisse la langue, car je souffre cruellement dans cette flamme. Mais Abraham lui dit : Mon fils, songe que tu as eu ta part de bien pendant la vie, et Lazare sa part de mal. Maintenant il est consolé, et tu es dans les tourments.[25] Quoi de plus juste ? Plus tard on appela cela la parabole du mauvais riche. Mais c’est purement et simplement la parabole du riche. Il est en enfer parce qu’il est riche, parce qu’il ne donne pas son bien aux pauvres, parce qu’il dîne bien, tandis que d’autres à sa porte dînent mal. Enfin dans un moment où, moins exagéré, Jésus ne présente l’obligation de vendre ses biens et de les donner aux pauvres que comme un conseil de perfection, il fait encore cette déclaration terrible : Il est plus facile à un chameau de passer par le trou d’une aiguille qu’à un riche d’entrer dans le royaume de Dieu[26].

Un sentiment d’une admirable profondeur domina en tout ceci Jésus, ainsi que la bande de joyeux enfants qui l’accompagnaient, et fit de lui pour l’éternité le vrai créateur de la paix de l’âme, le grand consolateur de la vie. En dégageant l’homme de ce qu’il appelait « les sollicitudes de ce monde », Jésus put aller à l’excès et porter atteinte aux conditions essentielles de la société humaine ; mais il fonda ce haut spiritualisme qui pendant des siècles a rempli les âmes de joie à travers cette vallée de larmes. Il vit avec une parfaite justesse que l’inattention de l’homme, son manque de philosophie et de moralité, viennent le plus souvent des distractions auxquelles il se laisse aller, des soucis qui l’assiègent et que la civilisation multiplie outre mesure[27]. L’Évangile, de la sorte, a été le suprême remède aux ennuis de la vie vulgaire, un perpétuel sursum corda, une puissante distraction aux misérables soins de la terre, un doux appel comme celui de Jésus à l’oreille de Marthe : Marthe, Marthe, tu t’inquiètes de beaucoup de choses ; or une seule est nécessaire. Grâce à Jésus, l’existence la plus terne, la plus absorbée par de tristes ou humiliants devoirs, a en son échappée sur un coin du ciel. Dans nos civilisations affairées, le souvenir de la vie libre de Galilée a été comme le parfum d’un autre monde, comme une rosée de l’Hermon[28], qui a empêché la sécheresse et la vulgarité d’envahir entièrement le champ de Dieu.

 

 

 



[1] Matth., XIV, 26 — Marc, VI, 49 — Luc, XXIV, 39 — Jean, VI, 19.

[2] Jean, I, 51.

[3] Matth., XIII, 1-2 — Marc, III, 9 ; IV, 1 – Luc, V, 3.

[4] Matth., V, 3-10 — Luc, VI, 20-25.

[5] Papias, dans Eusèbe, H. E., III, 39.

[6] L’apologue, tel que nous le trouvons Juges, IX, 8 et suiv., II Sam., XII, 1 et suiv., n’a qu’une ressemblance de forme avec la parabole évangélique. La profonde originalité de celle-ci est dans le sentiment qui la remplit.

[7] Voir surtout le Lotus de la bonne loi, ch. III et Iv.

[8] Comparez Talmud de Babylone, Baba Bathra, 11 a.

[9] Dieu des richesses et des trésors cachés, sorte de Plutus dans la mythologie phénicienne et syrienne.

[10] J’adopte ici la leçon de Lachmann et Tisehendorf.

[11] Matth., VI, 19-21, 24-34 — Luc, XIII, 22-31, 33-34 ; XVI, 13. Comparez les préceptes Luc, X, 7-8, pleins du même sentiment naïf, et Talmud de Babylone, Sota, 48 b.

[12] Matth., XIII, 22 — Marc, IV, 49 — Luc, VIII, 14.

[13] Matth., VI, 11 — Luc, XI, 3.

[14] Luc, XII, 33-34.

[15] Ibid., 20.

[16] Ibid., 16 et suiv.

[17] Josèphe, Ant., XVII, X, 4 et suiv. ; Vita, 11, etc.

[18] Actes, IV, 32, 34-37 ; V, 1 et suiv.

[19] Matth., XIII, 22 – Luc, XII, 15 et suiv.

[20] Matth., XIX, 21 — Marc, X, 21 et suiv. ; 29-30 — Luc, XVIII, 22-23, 28.

[21] Matth., XIII, 44-46.

[22] Jean, XII, 6.

[23] Luc, XVI, 1-14.

[24] Voir le texte grec.

[25] Luc, XVI, 19-25. Luc, je le sais, a une tendance communiste très prononcée (comparez VI, 20-21, 25-26), et je pense qu’il a exagéré cette nuance de l’enseignement de Jésus.

[26] Matth., XIX, 24 — Marc, X, 25 — Luc, XVIII, 25. Cette locution proverbiale se retrouve dans le Talmud (Babylone, Berakoth, 55 b, Baba metsia, 38 b) et dans le Coran (Sur., VII, 38). Origène et les interprètes grecs, ignorant le proverbe sémitique, ont cru qu’il s’agissait d’un câble.

[27] Matth., XIII, 22.

[28] Psaumes, CXXXIII, 3.