LA VIE DE JÉSUS-CHRIST

 

CHAPITRE II.

Enfance et jeunesse de Jésus. Ses premières impressions.

 

Jésus naquit à Nazareth[1], petite ville de Galilée, qui n’eut avant lui aucune célébrité[2]. Toute sa vie il fut désigné du nom de Nazaréen[3], et ce n’est que par un détour assez embarrassé[4] qu’on réussit, dans sa légende, à le faire naître à Bethléem.

Nous verrons plus tard[5] le motif de cette supposition, et comment elle était la conséquence obligée du rôle messianique prêté à Jésus[6]. On ignore la date précise de sa naissance. Elle eut lieu sous le règne d’Auguste, vers l’an 750 de Rome, probablement quelques années avant l’an I de l’ère que tous les peuples civilisés font dater du jour où il naquit[7].

Le nom de Jésus, qui lui fut donné, est une altération de Josué. C’était un nom fort commun ; mais naturellement on y chercha plus tard des mystères et une allusion à son rôle de Sauveur[8]. Peut-être lui-même, comme tous les mystiques, s’exaltait-il à ce propos. Il est ainsi plus d’une grande vocation dans l’histoire dont un nom donné sans arrière-pensée à un enfant a été l’occasion. Les natures ardentes ne se résignent jamais à voir un hasard dans ce qui les concerne. Tout pour elle a été réglé par Dieu, et elles voient un signe de la volonté supérieure dans les circonstances les plus insignifiantes.

La population de Galilée était fort mêlée, comme le nom même du pays[9] l’indiquait. Cette province comptait parmi ses habitants, au temps de Jésus, beaucoup de non-Juifs (Phéniciens, Syriens, Arabes et même Grecs[10]). Les conversions au judaïsme n’étaient point rares dans ces sortes de pays mixtes. Il est donc impossible de soulever ici aucune question de race et de rechercher quel sang coulait dans les veines de celui qui a le plus contribué à effacer dans l’humanité les distinctions de sang.

Il sortit des rangs du peuple[11]. Son père Joseph et sa mère Marie étaient des gens de médiocre condition, des artisans vivant de leur travail[12], dans cet état si commun en Orient, qui n’est ni l’aisance ni la misère. L’extrême simplicité de la vie dans de telles contrées, en écartant le besoin de confortable, rend le privilège du riche presque inutile, et fait de tout le monde des pauvres volontaires. D’un autre côté, le manque total de goût pour les arts et pour ce qui contribue à l’élégance de la vie matérielle, donne à la maison de celui qui ne manque de rien un aspect de dénuement. A part quelque chose de sordide et de repoussant que l’islamisme porte partout avec lui, la ville de Nazareth, au temps de Jésus, ne différait peut-être pas beaucoup de ce qu’elle est aujourd’hui[13]. Les rues où il joua enfant, nous les voyons dans ces sentiers pierreux ou ces petits carrefours qui séparent les cases. La maison de Joseph ressembla beaucoup sans doute à ces pauvres boutiques, éclairées par la porte, servant à la fois d’établi, de cuisine, de chambre à coucher, ayant pour ameublement une natte, quelques coussins à terre, un ou deux vases d’argile et un coffre peint.

La famille, qu’elle provint d’un ou de plusieurs mariages, était assez nombreuse. Jésus avait des frères et des sœurs[14], dont il semble avoir été l’aîné[15]. Tous sont restés obscurs ; car il paraît que les quatre personnages qui sont donnés comme ses frères, et parmi lesquels un au moins, Jacques, est arrivé une grande importance dans les premières années du développement du christianisme, étaient ses cousins germains. Marie, en effet, avait une sœur nommée aussi Marie[16], qui épousa un certain Alphée ou Cléophas (ces deux noms paraissent désigner une même personne[17]), et fut mère de plusieurs fils qui jouèrent un rôle considérable parmi les premiers disciples de Jésus. Ces cousins germains, qui adhérèrent au jeune maître, pendant que ses vrais frères lui faisaient de l’opposition[18], prirent le titre de frères du Seigneur[19]. Les vrais frères de Jésus n’eurent d’importance, ainsi que leur mère, qu’après sa mort[20]. Même alors ils ne paraissent pas avoir égalé en considération leurs cousins, dont la conversion avait été plus spontanée et dont le caractère paraît avoir eu plus d’originalité. Leur nom était inconnu, à tel point que quand l’évangéliste met dans la bouche des gens de Nazareth l’énumération des frères selon la nature, ce sont les noms des fils de Cléophas qui se présentent à lui tout d’abord.

Ses sœurs se marièrent à Nazareth[21], et il y passa les années de sa première jeunesse. Nazareth était une petite ville, située dans un pli de terrain largement ouvert au sommet du groupe de montagnes qui ferme au nord la plaine d’Esdrelon. La population est maintenant de trois à quatre mille âmes, et elle peut n’avoir pas beaucoup varié[22]. Le froid y est vif en hiver et le climat fort salubre. La ville, comme à cette époque toutes les bourgades juives, était un amas de cases bâties sans style, et devait présenter cet aspect sec et pauvre qu’offrent les villages dans les pays sémitiques. Les maisons, à ce qu’il semble, ne différaient pas beaucoup de ces cubes de pierre, sans élégance extérieure ni intérieure, qui couvrent aujourd’hui les parties les plus riches du Liban, et qui, mêlés aux vignes et aux figuiers, ne laissent pas d’être fort agréables. Les environs, d’ailleurs, sont charmants, et nul endroit du monde ne fut si bien fait pour les rêves de l’absolu bonheur. Même de nos jours, Nazareth est encore un délicieux séjour, le seul endroit peut-être de la Palestine où l’âme se sente un peu soulagée du fardeau qui l’oppresse au milieu de cette désolation sans égale. La population est aimable et souriante ; les jardins sont frais et verts. Antonin Martyr, à la fin du VIe siècle, fait un tableau enchanteur de la fertilité des environs, qu’il compare au paradis[23]. Quelques vallées du côté de l’ouest justifient pleinement sa description. La fontaine, où se concentraient autrefois la vie et la gaieté de la petite ville est détruite ; ses canaux crevassés ne donnent plus qu’une eau trouble. Mais la beauté des femmes qui s’y rassemblent le soir, cette beauté qui était déjà remarquée au VIe siècle et où l’on voyait un don de la Vierge Marie[24], s’est conservée d’une manière frappante. C’est le type Syrien dans toute sa grâce pleine de langueur. Nul doute que Marie n’ait été là presque tous les jours, et n’ait pris rang, l’urne sur l’épaule, dans la file de ses compatriotes restées obscures. Antonin Martyr remarque que les femmes juives, ailleurs dédaigneuses pour les chrétiens, sont ici pleines d’affabilité. Aujourd’hui encore, les haines religieuses sont à Nazareth moins vives qu’ailleurs.

L’horizon de la ville est étroit, mais si l’on monte quelque peu et que l’on atteigne le plateau fouetté d’une brise perpétuelle qui domine les plus hautes maisons, la perspective est splendide. A l’ouest, se déploient les belles lignes du Carmel, terminées par une pointe abrupte qui semble se plonger dans la mer. Puis se déroulent le double sommet qui domine Mageddo, les montagnes du pays de Sichem avec leurs lieux saints de l’âge patriarcal, les monts Gelboé, le petit groupe pittoresque auquel se rattachent les souvenirs gracieux ou terribles de Sulem et d’Endor, le Thabor avec sa belle forme arrondie, que l’antiquité comparaît à un sein. Par une dépression entre la montagne de Sulem et le Thabor, s’entrevoient la vallée du Jourdain et les hautes plaines de la Pérée, qui forment du côté de l’est une ligne continue. Au nord, les montagnes de Safed, en s’inclinant vers la mer, dissimulent Saint-Jean d’Acre, mais laissent se dessiner aux yeux le golfe de Khaïfa. Tel fut l’horizon de Jésus. Ce cercle enchanté, berceau du royaume de Dieu, lui représenta le monde durant des années. Sa vie même sortit peu des limites familières à son enfance. Car au delà, du côté du nord, l’on entrevoit presque sur les flancs de l’Hermon, Césarée de Philippe, sa pointe la plus avancée dans le monde des Gentils, et du côté du sud, on pressent, derrière ces montagnes déjà moins riantes de la Samarie, la triste Judée, desséchée comme par un vent brûlant d’abstraction et de mort.

Si jamais le monde resté chrétien, mais arrivé à une notion meilleure de ce qui constitue le respect des origines, veut remplacer par d’authentiques lieux saints les sanctuaires apocryphes et mesquins où s’attachait la piété des âges grossiers, c’est sur cette hauteur de Nazareth qu’il bâtira son temple. Là, au point d’apparition du christianisme et au centre d’action de son fondateur, devrait s’élever la grande église où tous les chrétiens pourraient prier. Là aussi, sur cette terre où dorment le charpentier Joseph et des milliers de Nazaréens oubliés, qui n’ont pas franchi l’horizon de leur vallée, le philosophe serait mieux placé qu’en aucun lieu du monde pour contempler le cours des choses humaines, se consoler de leur contingence, se rassurer sur le but divin que le monde poursuit à travers d’innombrables défaillances et nonobstant l’universelle vanité.

 

 

 



[1] Matth., XIII, 54 et suiv. ; Marc, VI, 1 et suiv. ; Jean, I, 45-46.

[2] Elle n’est nommée ni dans les écrits de l’Ancien Testament, ni dans Josèphe, ni dans le Talmud.

[3] Marc, I, 24 ; Luc, XVIII, 37 ; Jean, XIX, 19 ; Act., II, 22 ; III, 6. De là le nom de Nazaréens, longtemps appliqué aux chrétiens, et qui les désigne encore dans tous les pays musulmans.

[4] Le recensement opéré par Quirinius, auquel la légende rattache le voyage de Bethléem, est postérieur d’au moins dix ans à l’année où, selon Luc et Matthieu, Jésus serait né. Les deux évangélistes, on effet, font naître Jésus sous le règne d’Hérode (Matth., II, 4, 49, 22 ; Luc, I, 5). Or, le recensement de Quirinius n’eut lieu qu’après la déposition d’Archélaüs, c’est-à-dire dix ans après la mort d’Hérode, l’an 37 de l’ère d’Actium (Josèphe, Ant., XVII, XIII, 5 ; XVIII, I, 4 ; II, 4). L’inscription par laquelle on prétendait autrefois établir que Quirinius fit deux recensements est reconnue pour fausse (V. Orelli, Inscr. lat., n° 623, et le supplément de Henzen, à ce numéro ; Borghesi, Fastes consulaires [encore inédits], à l’année 742). Le recensement en tout cas ne se serait appliqué qu’aux parties réduites en province romaine, et non aux tétrarchies. Les textes par lesquels on cherche à prouver que quelques-unes des opérations de statistique et de cadastre ordon-nées par Auguste durent s’étendre au domaine des Hérodes, ou n’impliquent pas ce qu’on leur fait dire, ou sont d’auteurs chrétiens, qui ont emprunté cette donnée à l’Évangile de Luc. Ce qui prouve bien, d’ailleurs, que le voyage de la famille de Jésus à Bethléem n’a rien d’historique, c’est le motif qu’on lui attribue. Jésus n’était pas de la famille de David (v. ci-dessous, p. 98), et, en eût-il été, on ne concevrait pas encore que ses parents eussent été forcés, pour une opération purement cadastrale et financière, de venir s’inscrire au lieu d’où leurs ancêtres étaient sortis depuis mille ans. En leur imposant une telle obligation, l’autorité romaine aurait sanctionné des prétentions pour elle pleines de menaces.

[5] Ch. XIV.

[6] Matth  II, 4 et suiv. ; Luc, II, I et suiv. L’omission de ce récit dans Marc, et les deux passages parallèles, Matth, XIII, 54, et Marc, VI, 4, où Nazareth figure comme « la patrie » de Jésus, prouvent qu’une telle légende manquait dans le texte primitif qui a fourni le canevas narratif des évangiles actuels de Matthieu et de Marc. C’est devant des objections souvent répétées qu’on aura ajouté, en tête de l’évangile de Matthieu, des réserves dont la contradiction avec le reste du texte n’était pas assez flagrante pour qu’on se soit cru obligé de corriger les endroits qui avaient d’abord été écrits à un tout autre point de vue. Luc, au contraire (IV, 16), écrivant avec réflexion, a employé, pour être conséquent, une expression plus adoucie. Quant à Jean, il ne sait rien du voyage de Bethléem ; pour lui, Jésus est simplement « de Nazareth » ou « Galiléen », dans deux circonstances où il eût été de la plus haute importance de rappeler sa naissance à Bethléem (I, 45-46 ; VII, 41-42).

[7] On sait que le calcul qui sert de hase à l’ère vulgaire a été fait au VIe siècle par Denys le Petit. Ce calcul implique certaines données purement hypothétiques.

[8] Matth., I, 21 ; Luc, I, 31

[9] Gelil haggoyim, « cercle des Gentils ».

[10] Strabon, XVI, II, 35 ; Jos., Vita, 12.

[11] On expliquera plus tard (ch. XIV) l’origine des généalogies destinées à le rattacher à la race de David. Les Ebionim les supprimaient (Epiph., Adv. hœr., XXX, 14).

[12] Matth., XIII, 55 ; Marc, VI, 3 ; Jean, VI, 42.

[13] L’aspect grossier des ruines qui couvrent la Palestine prouve que les villes qui ne furent pas reconstruites à la manière romaine étaient fort mal bâties. Quant à la forme des maisons, elle est, en Syrie, si simple et si impérieusement commandée par le climat qu’elle n’a jamais dû changer.

[14] Matth., XII, 46 et suiv. ; XIII, 55 et suiv. Marc, III, 31 et suiv. ; VI, 3. Luc, VIII, 19 et suiv. Jean, II, 12 ; VII, 3, 5, 10. Act., I, 14.

[15] Matth., I, 25.

[16] Ces deux sœurs portant le même nom sont un fait singulier. Il y a là probablement quelque inexactitude, venant de l’habitude de donner presque indistinctement aux Galiléennes le nom de Marie.

[17] Ils ne sont pas étymologiquement identiques. Mais il pouvait y avoir substitution artificielle de l’un à l’autre, de même que les Joseph se faisaient appeler « Hégésippe », les Eliakim « Alcimus », etc.

[18] Jean, VII, 3 et suiv.

[19] En effet, les quatre personnages qui sont donnés (Matth., XIII, 55 ; Marc, IV, 3) comme fils de Marie, mère de Jésus : Jacob, Joseph ou José, Simon et Jude, se retrouvent ou à peu près comme fils de Marie et de Cléophas (Matth., XXVII, 56 ; Marc, XV, 40 ; Gal., I, 19 ; Epist. Jac., I, 1 ; Epist. Judœ, 1 ; Eusèbe, Chron. ad ann. R. DCCCX ; Hist. eccl., III, II, 32 ; Constit. Apost., VII, 46). L’hypothèse que nous proposons lève seule l’énorme difficulté que l’on trouve à supposer deux sœurs ayant chacune trois ou quatre fils portant les mêmes noms, et à admettre que Jacques et Simon, les deux premiers évêques de Jérusalem, qualifiés de « frères du Seigneur », aient été de vrais frères de Jésus, qui auraient commencé par lui être hostiles, puis se seraient convertis. L’évangéliste, entendant appeler ces quatre fils de Cléophas « frères de Seigneur », aura mis, par erreur, leur nom au passage Matth., XIII, — Marc, VI, 3, à la place des noms des vrais frères, restés toujours obscurs. On s’explique de la sorte comment le caractère des personnages appelés « frères du Seigneur », de Jacques par exemple, est si différent de celui des vrais frères de Jésus, tel qu’on le voit se dessiner dans Jean, VII, 3 et suiv. L’expression de « frère du Seigneur » constitua évidemment, dans l’Église primitive, une espèce d’ordre parallèle à celui des apôtres. Voir surtout I Cor., IX, 5.

[20] Act., I, 14.

[21] Marc, VI, 3.

[22] Selon Josèphe (B. J., III, III, 2), le plus petit bourg de Galilée avait plus de cinq mille habitants. Il y a là probablement de l’exagération.

[23] Itiner., § 5.

[24] Antonin Martyr, endroit cité