LE RADEAU DE LA MÉDUSE

TROISIÈME PARTIE. — LE RADEAU

 

CHAPITRE II. — BATAILLE FRATRICIDE.

 

 

La journée qui succéda à la première nuit de tempête fut hantée de mauvaises pensées.

Vingt hommes avaient déjà disparu dans la mer : douze à l'arrière, huit à l'avant. Quelques suicides augmentèrent cette liste funèbre. Malgré ces pertes, la foule était encore nombreuse sur le radeau. Il dut certainement venir à l'esprit des plus clairvoyants que l'on ne pourrait continuer longtemps à naviguer de la sorte et qu'il faudrait que les plus faibles ou les moins armés disparussent pour laisser la place et la vie aux autres.

Il y eut donc, de part et d'autre, un commencement de sourde animosité.

La nuit du 6 au 7 juillet déclencha la lutte qui allait continuer plusieurs jours entre le groupe des officiers, sous-officiers, employés et la tourbe des bataillonnaires.

Sur cette lutte sans merci, nous n'avons qu'un seul document de première main le rapport rédigé par Corréard et Savigny[1]. Ils n'ont pu nier la brutalité sanguinaire des événements, mais leur ont attribué des causes dont le moindre défaut consiste à manquer totalement de preuves.

Ce qui est certain, c'est que la nuit commença encore plus mal que la précédente. L'Océan s'agita davantage. Vent arrière, le radeau courait littéralement dans la direction de la côte, mais avec de tels soubresauts qu'à tout instant les passagers étaient précipités d'arrière en avants et certains même se voyaient entraînés par les lames.

Au centre, on se serrait à étouffer, et les narrateurs veulent nous laisser entendre que l'on y était vraiment asphyxié. Le désordre en tout cas était extrême. Pour éviter que la machine fût renversée et coulât à pic, les officiers criaient : A bâbord ! A tribord ! suivant l'assaut des lames, et l'on essayait de faire contrepoids.

Au milieu de cette bagarre, d'après le rapport, quelques soldats, s'étant enivrés, s'abandonnèrent au désespoir et cherchèrent à détruire le radeau pour en finir plus vite. L'un d'eux, un Indien de taille colossale, les cheveux crépus, le teint basané, avait réussi à s'emparer d'une hache d'abordage et, renversant tous ceux qui voulaient l'arrêter, s'efforçait de couper les liens qui reliaient les pièces de bois. Un de ses officiers le frappa d'un coup de sabre.

Un tel commencement est plausible : mais quelle suite devait-il avoir ?

Les gradés, au nombre d'une vingtaine, étroitement réunis au centre, bien armés, se livrèrent à un véritable massacre. Les soldats se retirent vers l'arrière et, décidés à périr, poursuivent avec acharnement leur dessein.

L'un d'eux, couché sur les petites drômes qui formaient les côtés de l'appareil, s'efforce de trancher les amarres. Un officier, prévenu par son domestique, se jette sur lui ; un autre bataillonnaire lance un coup de couteau qui n'atteint que l'habit du lieutenant ; celui-ci se retourne, le terrasse et le jette à la mer ainsi que son camarade.

Le combat devient général. Mêlée inouïe dans l'obscurité.

— Amenez la voile ! crie une voix à travers la tempête.

Aussitôt des hommes se faufilent, coupent la drisse et les haubans. Le mât tombe et vient briser la cuisse du capitaine Dupont, que ses propres soldats saisissent et poussent furieusement dans les flots. Les officiers parviennent à le retirer des vagues noires, à le hisser sur une barrique : mais les révoltés, dans une poussée frénétique, arrivent jusqu'à lui, l'entraînent, essaient de lui crever les yeux avec un canif. La bataille redouble, les gradés chargent, l'épée à la main :

— Aux armes ! A nous, camarades ! Nous sommes perdus ! hurlent leurs hommes affolés.

Corréard, qui, depuis de longues heures, gisait dans une sorte de léthargie, se relève, d'un effort surhumain ; il rassemble ses ouvriers et trouve le moyen de les installer à l'avant, encerclant ainsi les mutins, et empêchant ceux qu'on avait jetés par-dessus bord de remonter sur le radeau. Pour cela, il n'hésitait pas à leur couper les doigts à coups de sabre.

Enfin, vers minuit, ces incroyables fureurs fratricides s'apaisent. Les bataillonnaires, quelle que fût leur surexcitation, devaient comprendre qu'ils n'étaient pas les plus forts. Ils n'avaient qu'à se résigner à leur sort effroyable ; ils le feignirent du moins. Certains vinrent implorer leur pardon.

Quel incident, au bout d'une heure, ralluma le combat ? Il n'a pas été noté. Ici chacun se débat à travers les ténèbres. Cependant, une nouvelle mêlée s'engagea dans la nuit.

Le groupe des privilégiés, bien décidé à ne pas se laisser arracher de son poste de salut, frappait et taillait à corps perdu, dans la masse : les autres les attaquaient à coups de couteau, essayaient de les tirer par les jambes, de les étrangler. Parfois, dans un corps à corps, les frères ennemis, comme des bêtes sauvages, se mordaient jusqu'au sang. Et Savigny, froidement, recommandait de ne faire grâce à personne.

Quand le jour se leva, le calme régnait sur la mer et sur le radeau. Cette nuit atroce avait considérablement allégé la machine, qui flottait toujours, en marche vers la côte. Soixante à soixante-cinq militaires, la moitié de l'effectif embarqué l'avant-veille, avaient disparu dans l'Océan. Parmi eux, pas un officier.

La situation des survivants était encore bien angoissante. En effet, au milieu des batailles qui s'étaient succédé depuis la veille au soir, deux barriques de vin avaient glissé à la mer. Corréard et quelques autres avaient essayé d'abord de les maintenir en place ; mais, n'étant plus arrimées, elles roulaient sur leurs jambes et les contusionnaient ; à la fin, ils lâchèrent prise et ces provisions précieuses s'en allèrent à la dérive.

Les deux pièces à eau avaient suivi les barriques. L'une fut rattrapée, mais elle avait été trouée par les buveurs, et l'onde amère l'emplissait. On la conserva cependant. Mais il ne restait presque plus rien à consommer, et même, en présence de la diminution du nombre des passagers, M. Coudin décida que chaque homme ne toucherait plus qu'une demi-ration de boisson. Quant à la nourriture solide, il ne fallait plus y penser.

Une seule espérance subsistait : celle d'atterrir bientôt. La course folle de la nuit avait sensiblement rapproché les naufragés de la côte. Certains croyaient sentir déjà le souffle brûlant du désert ; d'autres voyaient la terre à l'horizon marin.

L'océan était étale. On y apercevait des poissons ; on essaya de les pêcher. Avec des aiguillettes on fabriquait des espèces d'hameçons : mais les courants entraînaient les lignes improvisées, qui allaient s'accrocher sous le radeau, d'où on ne pouvait plus les retirer.

Alors, on tenta de capturer un des nombreux requins, qui, patiemment, suivaient leur proie. On tordit une baïonnette pour la transformer en harpon. Le squale mordit à cette baïonnette et la redressa.

Silencieusement accroupis autour de leur mât relevé, brûlés par le soleil et l'eau de mer, les poings aux dents, les malheureux se demandèrent sans une parole ce qu'ils allaient bien pouvoir manger.

 

 

 



[1] Le rapport et la déposition de l'aspirant Coudin sont puérils et n'apportent aucune précision nouvelle sur le drame.