LE RADEAU DE LA MÉDUSE

TROISIÈME PARTIE. — LE RADEAU

 

CHAPITRE PREMIER. — LES PREMIÈRES HEURES.

 

 

Alors que, à Saint-Louis, M. de Chaumareys s'était inquiété de retrouver et de rallier ceux qu'il avait pu confier à la chaloupe et aux canots, nul ordre précis n'avait été donné pour rechercher le radeau. Et l'on disait couramment dans son entourage

— Il est dommage qu'on ait abandonné ces soldats et ces passagers en pleine mer, car, parmi eux, il y avait plusieurs braves garçons ; mais que voulez-vous ? Leurs peines sont finies ; ils sont plus heureux que nous, car nous ne savons pas comment s'achèveront nos aventures.

C'était se consoler facilement.

En réalité, le radeau n'avait pas été submergé par les flots. Il promenait toujours, sous le soleil implacable, le plus horrible tableau de la misère et de la férocité humaines.

Au début, ainsi que nous l'avons noté, les passagers qu'il transportait, ne crurent pas à leur abandonnement. Aussi, leur première journée fut-elle relativement calme.

D'après les rapports officiels, ils étaient au nombre de cent quarante-sept, soit quatre officiers, cent vingt soldats, quinze matelots et huit civils, dont une femme. Trois personnages émergeaient particulièrement de cette masse Jean-Daniel Coudin, le plus ancien aspirant du bord, malheureusement gêné et rendu impuissant par sa blessure à la jambe, qu'irritait encore le contact avec l'eau de mer ; le géographe Corréard, qui semble avoir été plutôt un faible, un indécis, un bavard ; et le chirurgien surnuméraire, Jean-Baptiste Savigny, homme énergique, mais fort brutal, auquel revient en grande partie la responsabilité des mesures cruelles qui suivirent. On l'a souvent fait remarquer : il était honteux que nul officier de la Méduse ne fût venu prendre le commandement. Il fallut s'organiser au hasard.

On tâcha tout d'abord de se rendre compte des ressources que pouvait offrir le radeau. Comme vivres, il y avait six barriques de vin, deux petites pièces à eau, et une assez grande quantité de quarts de farine que l'on n'avait pas réussi à arranger en chapelets ; et enfin du biscuit, mais tout mouillé par la mer. On le consomma dès le premier après-midi.

Comme instruments, cartes, rien ! La hâte du départ avait tout fait oublier, ce qui causa beaucoup de mécontentement.

Le chef d'atelier Gauthier, seul, avait une boussole large comme un écu de six livres : il la fit passer à M. Coudin, qui la laissa tomber et glisser dans l'Océan. Donc, on se trouvait sans aucun moyen de savoir d'une façon à peu près certaine où l'on était et où l'on allait.

Cependant on possédait quelques voiles qui permettraient de naviguer. Savigny fit installer un rudiment de mâture ; sur ses ordres, on coupa en deux l'un des mâts de flèche de la frégate, le mât de beaume, et l'on y fixa le cacatois de perruche ; puis on l'arrima sur le tiers antérieur du radeau, avec le cordage de remorque.   

La voile ainsi placée orientait fort bien, mais elle ne servait que quand le vent venait de l'arrière ; et alors il fallait qu'elle fût placée comme si ce vent soufflait de côté.

De plus, ce qui empêchait toute progression sérieuse vers la terre pourtant proche, c'est que le radeau se mettait toujours en travers à cause des pièces de bois beaucoup trop longues qui le dépassaient à bâbord et à tribord.

Il s'affirmait donc bien vain d'espérer que l'on atteindrait la côte ; mais chacun s'imaginait que déjà la division et les canots avaient atteint au moins Pile d'Arguin, et qu'après y avoir débarqué la plupart des passagers, ils ne tarderaient pas à venir chercher les abandonnés. Aussi ne pensait-on pas dès ce début à économiser beaucoup les rations. On distribua trois quarts de vin à chaque homme. Au crépuscule, on récita la prière du soir et l'on aborda la nuit avec une certaine confiance. On se disait qu'il n'y avait que quelques mauvaises heures à passer.

Or, cette première nuit fut terrible ; mauvaise pour les embarcations, on devine ce qu'elle put être pour les malheureux accrochés en grappes à cette machine à demi submergée. Les vagues, bondissant les unes sur les autres, la secouaient épouvantablement. A chaque coup de mer, les hommes se heurtaient et tombaient : cris, fureurs, rugissements. Parfois le radeau, enlevé sur le dos des lames, était, pour ainsi dire, placé de champ. Clameurs : Nous allons chavirer ! Mais non. Seulement, les naufragés, un instant maintenus sur une crête, pouvaient dominer, à l'intense lueur des éclairs qui se croisaient en tous sens, une mer monstrueusement démontée. Puis ils plongeaient de nouveau dans les ténèbres.

A l'arrière, une douzaine de pauvres gens ayant leurs extrémités inférieures engagées dans les interstices que laissaient entre elles les pièces de bois, ne pouvaient échapper à l'assaut des lames ; ailleurs, d'autres glissaient et disparaissaient dans les flots. Il est probable même qu'un plus grand nombre se seraient noyés, si Savigny n'avait eu l'idée d'installer des filières solidement arrimées, auxquelles on se cramponna furieusement.

Vers minuit, les hallucinations commencèrent. Un marin crut apercevoir un feu à quelque distance. Aussitôt, au centre du radeau, les officiers s'acharnèrent à faire partir des sachets de poudre, à tirer des coups de fusil ou de pistolet. Mais tout cet inutile bouquet d'artifice s'éteignit dans la nuit et n'attira personne.

Dans son rapport, Savigny, comme Brédif à bord de la chaloupe, a noté les mirages qui, à partir de ce moment, vinrent l'assaillir.

Ses yeux se fermaient malgré lui. Il voyait alors une terre couverte de riches plantations, il se trouvait avec des êtres dont la présence flattait ses sens. C'était à la fois agréable et mortel. Il se sentait sombrer dans une sorte d'anéantissement, Pour en sortir, il fit un effort héroïque, demanda du vin au maitre canonnier qui lui en donna. Cela le réveilla. Ceux qui ne résistaient pas ainsi seraient perdus.

Ces phénomènes allaient peu à peu transformer le radeau en un cabanon de fous. Dans la journée du 6 juillet, deux mousses et un boulanger se précipitèrent volontairement dans la mer, en disant :

— Ne craignez rien ; nous partons vous chercher du secours et dans peu vous nous reverrez.

D'autres, le sabre à la main, réclamaient des vivres, du pain, quelquefois une aile de poulet : on avait toutes les peines du monde à les désarmer.

D'autres se croyaient encore sur la Méduse ; ils demandaient des hamacs, pour aller dans l'entrepont jouir de quelques instants de repos.

D'autres s'imaginaient apercevoir des navires qu'ils hélaient, ou bien, montant au-dessus des flots, une ville magnifique avec la plus accueillante rade.

Il arriva à Corréard de se croire en Italie, en train d'excursionner dans la campagne. Quand il revint à lui, il entendit un officier qui lui murmurait à l'oreille :

— Je me rappelle que nous avons été abandonnés par les embarcations, mais ne craignez rien : je viens d'écrire au gouverneur, et dans peu d'heures nous serons sauvés.

Et le géographe s'étonnait lui-même d'avoir eu l'ironie de répondre :

— Avez-vous donc un pigeon voyageur pour porter vos ordres avec autant de célérité ?

Nous avons groupé ainsi les rêves divers qui, au début, hantèrent tous ces cerveaux anémiés. H était nécessaire de les indiquer pour faire bien comprendre dans quel singulier état d'esprit se trouvèrent vite les passagers du radeau. Ils avaient certainement perdu le sens exact des réalités. Cette constatation est indispensable pour nous amener à accepter comme des faits exacts les monstruosités-qui vont suivre.