LE RADEAU DE LA MÉDUSE

PREMIÈRE PARTIE. — LE NAUFRAGE

 

CHAPITRE V. — L'EMBARQUEMENT.

 

 

L'aube du 5 juillet démontra qu'il ne fallait plus songer à demeurer à bord. Les pompes se révélaient insuffisantes pour rejeter l'eau qui s'élevait déjà dans la cale à deux mètres soixante-dix de hauteur. On avait beau s'acharner aux bringuebales, elles ne pouvaient plus franchir. Les matelots les avaient abandonnées et s'occupaient avant tout de piller les malles des passagers.

Désordre de toutes parts. Certains, ne sachant où mettre les effets qu'ils avaient volés, les empilaient sur eux, endossant quatre, cinq, six chemises, enfilant plusieurs pantalons, plusieurs vestes, bourrant leurs poches de foulards et de mouchoirs. D'autres profitaient du désarroi pour boire outre mesure. Un vieux gisait ivre-mort dans l'entrepont, que les lames envahissaient.

Le gouverneur, le commandant, les officiers, avertis que la carène était crevée, et que, sous de nouveaux coups de mer, la Méduse pouvait se partager en deux, se hâtaient de préparer l'embarquement. On doit reconnaître que, dans les listes qu'ils établissaient clandestinement, s'affirmait l'état d'esprit que nous avons déjà noté.

Cet état d'esprit ne choqua certainement plus tard ni le monde officiel de la Restauration, ni le conseil de guerre de Rochefort : aujourd'hui, il nous explique bien des côtés obscurs du drame.

Les six embarcations furent réservées presque entièrement au gouverneur, à sa famille, au personnel de la colonie, au Commandant, aux officiers de terre et de mer et aux matelots ; le radeau transporterait la plupart des soldats.

Voici, d'ailleurs, l'ordre de détail, très important à préciser pour l'intelligence de tout ce qui va suivre :

Grand canot, bordant quatorze avirons : le colonel Schmaltz, sa femme, sa fille, une part de l'administration de Gorée et du Sénégal, leurs bagages. Le lieutenant Reynaud, les enseignes Vincent-Marie Chaudière et Benoît Barbotin. Le commandant Poincignon. En tout trente-cinq personnes.

Canot-major, même nombre d'avirons : quarante-deux personnes, sous le commandement de l'enseigne de vaisseau Lapeyrère. Là se trouvaient M. Picard, secrétaire, sa femme, ses deux filles Caroline et Charlotte, nées d'un premier lit, sa nièce et ses quatre enfants en bas âge.

Canot du commandant, armé de douze avirons : M. de Chaumareys, l'aspirant Paul-Léonard Rang, quelques passagers, en tout vingt-huit personnes.

Un canot de huit avirons, destiné au service de l'administration du Sénégal, reçut vingt-cinq personnes, parmi les- quelles l'enseigne de vaisseau Maudet.

Une yole, emmenant M. de Chasteluz, ingénieur, et treize passagers.

Restait la chaloupe plus ou moins bien remise à flot ; confiée au lieutenant de marine Charles-Jean-Baptiste Espiaux, elle recevait environ quarante-cinq personnes, parmi lesquelles des matelots et des soldats. Dans la soirée précédente, on lui avait établi deux voiles avec un cacatois de la frégate coupé par le milieu et deux mâts avec des espars du bord. Ces espars n'avaient pas les proportions voulues, et leurs voiles, taillées à la hâte, ne pourraient orienter convenablement au plus près.

Le grand moyen de transport serait le radeau, où devaient prendre place la plupart des bataillonnaires, leurs officiers subalternes, et des ouvriers : exactement 120 militaires, 26 marins ou passagers et une femme. Le commandement était confié à un malheureux aspirant de ire classe, M. Jean-Daniel Coudin, un jeune homme de vingt-trois ans, qui, depuis l'embarquement à l'île d'Aix, souffrait d'une forte contusion à une jambe et se sentait presque incapable d'aucun mouvement. Ce choix, à lui seul, entraînait une lugubre indication.

Ces dispositions inquiétantes une fois prises, le signal fut donné et on s'élança hors de la Méduse en un tohu-bohu impossible à reconstituer. L'échelle de la frégate ne suffisait plus aux grappes humaines qui s'y accrochaient désespérément ; des hommes se précipitaient du haut du bastingage en se fiant à un bout de corde. Sauve-qui-peut général. Plusieurs tombèrent à la mer. Cependant, à ce moment-là, il n'y eut aucun noyé.

La veille, on avait préparé des vivres, des munitions, tout ce qui était nécessaire pour la dernière traversée ; on avait retiré le biscuit des soutes et on l'avait enfermé dans de solides barriques ; on avait réuni des provisions de vin et d'eau douce, des cartes, des instruments, des cordages... Au moment décisif, presque tout fut oublié.

Impossible d'emporter des effets. Je m'étais contenté d'un petit paquet de ce qui m'était le plus indispensable, a écrit M. Brédif. Tout le reste était déjà pillé. Il me restait huit cents francs en or. Je les partageai avec un de mes camarades qui était déjà embarqué. On verra par la suite que cette précaution n'était pas inutile.

Les canots et la chaloupe ne sauvèrent pas plus de vingt-cinq livres de biscuit, une petite pièce à eau et fort peu de vin. Quant au radeau, qui, primitivement, devait transporter tout le ravitaillement, il fut assez bien approvisionné en boisson, mais ce fut tout. On y jeta pêle-mêle des voiles sans cordages, quelques instruments, quelques outils, un sac de vingt-cinq livres de biscuit... Il tomba à la mer et on ne repêcha qu'une sorte de pâte informe, qui devait cependant devenir singulièrement précieuse quelques heures plus tard. Quand on s'efforce d'imaginer ce que fut un tel embarquement, on est bien forcé de noter que les bataillonnaires, représentés parfois sous les plus affreuses couleurs, se montrèrent singulièrement soumis et résignés.

Soit en songeant à leur émeute de la nuit, soit en prévoyant les difficultés qui allaient suivre, le commandant Poincignon leur enjoignit de laisser leurs armes sur la Méduse. Ils obéirent. Fusils, cartouches, havresacs et sabres furent déposés sur le pont, ou transportés dans les embarcations. Réduits à une impuissance quasi absolue, ils se virent entasser de telle manière sur le radeau, qu'ils se serraient en masse, les uns contre les autres, à la merci de leurs officiers qui tous avaient gardé leurs armes à feu. Ils étaient là, sans pouvoir bouger, les pieds appuyés sur des pièces de bois auxquelles la mer imprimait le mouvement de deux cylindres qui se contrarient.

Ce misérable troupeau pesait d'un tel poids sur la plate-forme, qu'elle s'enfonça sous les vagues à ses deux extrémités, d'environ soixante-dix centimètres.

— Nous coulons ! Nous coulons ! hurlèrent les malheureux.

Et, affolés, sentant le flot leur arriver à la ceinture, ils s'efforcèrent de jeter à la mer les quarts de farine, les pièces de vin et d'eau. Ils sacrifièrent ainsi quelques vivres singulièrement utiles.

On prodigua aux bataillonnaires les exhortations et les encouragements. Non, le radeau ne coulerait pas ; il serait rapidement remorqué jusqu'à la côte du Sénégal ; la preuve, c'est qu'il transportait, parmi ses bagages, la caisse contenant les cent mille francs de la colonie et les objets les plus précieux. C'était tout au plus quelques mauvaises heures à passer.

Cependant M. Alexandre Corréard, ingénieur géographe, installé au centre de l'appareil, qui, lui, surnageait aisément, interpellait un officier qui se penchait à bâbord :

— Sommes-nous vraiment en état de nous mettre en route, monsieur ?

— Oui.

— Avons-nous des instruments, des cartes ?

— Oui. Je vous ai pourvus de tout ce qui peut vous être nécessaire.

— Quel est l'officier de marine qui doit venir nous commander ?

— C'est moi. Dans un instant, je suis à vous.

Il s'éclipsa et ne reparut plus.

Voyager dans ces conditions, même pour un laps de temps très court, était vraiment quelque chose d'inacceptable. Nul ne s'en souciait. Corréard s'y soumit, parce que, dit-il, il ne voulait pas se séparer de ses ouvriers : la suite ne prouva point, par malheur, qu'il les ait guère protégés.

Tous ceux qui purent, à ce moment, s'échapper du radeau, le firent, malgré tous les périls : notamment un jeune lieutenant du bataillon, M. Paulin d'Anglas de Praviel, qui préféra se jeter à l'eau et rejoindre la Méduse à la nage, après une heure d'efforts désespérés.

La frégate, inclinée sur sa hanche de bâbord, portait encore de nombreux passagers décidés à tout plutôt que d'aller s'immerger à moitié sur le fatal radeau. Il y avait là soixante hommes environ, surexcités par le vin et le péril qui s'agitaient avec un vacarme épouvantable.

Quelques-uns, croyant qu'on les abandonnait, chargeaient des fusils, voulaient tirer sur les embarcations. L'ingénieur Brédif eut toutes les peines du monde à les en empêcher : faisant appel au raisonnement puis à la force, il s'empara de quelques armes et les jeta par-dessus bord.

Cependant le grand canot, après avoir aidé à l'embarquement des soldats et de leurs officiers subalternes, revint vers le navire et se mit sur l'avant. Il offrit alors un spectacle assez grotesque : le colonel Schmaltz s'y faisait solennellement descendre dans un fauteuil fixé à l'extrémité d'un palan. Puis il installait à ses côtés sa famille et ses officiers, avant d'aller rejoindre le radeau pour le remorquer. Les deux autres canots et la yole avaient déjà pris la mer et appareillaient sans trop de difficultés.

M. de Chaumareys ne dissimulait pas sa perplexité. Allait-il abandonner son navire en y laissant les forcenés qui refusaient de descendre sur l'affreux instrument de transport qu'il avait inventé pour eux ? Il ne pouvait ignorer la tradition antique de la marine qui lui faisait un devoir strict de quitter son bord le dernier ; mais, si ces misérables s'obstinaient, à quoi se résoudre ?

Après avoir longtemps tergiversé, il prit le parti le plus honteux : on le vit s'embarquer par une des manœuvres de l'avant et ordonner de larguer les amarres. Une huée formidable jaillit de la Méduse.

Le commandant, tout pâle, se dressa sur son banc.

— Il est bien entendu, cria-t-il à ceux qui l'insultaient, que, de votre plein gré et le reconnaissant devant témoins, vous refusez d'évacuer le navire ?

De là-haut un quartier maître cria avec fureur :

— Je déclare par devant témoins que la frégate pouvait être renflouée, si l'on avait sacrifié l'artillerie et la cargaison, et que, dans l'état où elle se trouve, son commandant n'a pas le droit de la quitter !

Puis, saisissant une carabine, il le mit en joue. Brédif intervint encore, car il était toujours là, avec le lieutenant d'Anglas, préférant tout plutôt que l'embarquement sur le radeau.

M. de Chaumareys, fort gêné, salua solennellement la Méduse, ce qui souleva de nouvelles huées.

Il hésitait à s'en aller. Il sentait bien que son devoir eût été de rester avec des malheureux qu'en secret, il accusait de demeurer à bord par esprit de pillage, et, comme il ne voulait pas s'y astreindre, il les adjura encore de partir. Tout fut inutile.

Alors, il promit de leur envoyer du secours sans retard : nous verrons bientôt comment il tint parole.

Le drapeau blanc flotta ; et, sous les clameurs des abandonnés, le canot du commandant vogua vers le radeau, surchargé d'hommes à demi noyés, cramponnés aux filins et à la drôme.

— Je vous affirme, messieurs, leur cria-t-il, qu'en aucun cas nous ne vous laisserons. Nous allons vous prendre en remorque et naviguer ensemble. Je donne l'ordre du départ... Vive le Roi !...

— Vive le Roi ! Vive la France ! répondirent ces pauvres gens, en hissant un pavillon au bout d'un canon de fusil[1].

Et sur la mer parfaitement calme, sous le ciel éclatant et pur, on se mit en route. Il était sept heures du matin.

Cependant M. de Chaumareys se trouvait encore sous le coup des insultes qui l'avaient submergé du haut de la frégate.

Quitter ainsi ces soixante naufragés Était-ce possible à un chef comme lui ? Il ordonna de nager vers la chaloupe et héla le lieutenant Espiaux qui la commandait :

— Vous allez revenir vers la Méduse, lui dit-il, et vous prendrez à votre bord ceux qui s'obstinent à y rester encore.

La manœuvre s'affirmait difficile, avec cette embarcation péniblement remise à flot et d'un maniement plein de lenteur. Pour regagner le navire, il lui fallut l'aide du petit canot et de la yole : le premier s'attela à la remorque, la seconde alla chercher de longues amarres dont une extrémité fut fixée à la frégate, et l'autre jetée à bord de la chaloupe qui se toua ainsi jusqu'à bâbord.

Tandis qu'on y transportait trois cent vingt rations de biscuit et un petit baril d'eau, la conversation s'engageait entre M. Brédif et le lieutenant qui avait grimpé lestement sur le Pont.

Que redoutaient les soldats et marins demeurés sur l'épave ? D'être placés sur cet affreux radeau ? Il ne pouvait en être question. La machine était plus que comble. Pourquoi s'obstiner à rester sur un malheureux navire que la première tempête achèverait de détruire et qui ne tiendrait certainement pas jusqu'à l'arrivée des premiers secours ? Non ! Il fallait descendre dans la lourde barque qui répartirait ensuite sur les divers canots son trop-plein de chargement.

M. Espiaux plaida chaleureusement ; MM. Brédif, d'Anglas et une quarantaine de soldats cédèrent à ses objurgations. Deux femmes et un enfant les suivirent. Ils quittèrent la Méduse. La chaloupe s'enfonça, ayant de l'eau jusqu'au bordage.

Dix-sept hommes cependant restaient encore à bord. La plupart se cachaient, de peur d'être emmenés de force, et vidaient toutes les bouteilles de vin qu'ils pouvaient découvrir. Le lieutenant, jugeant que sa responsabilité était déjà bien assez pesante, décida de partir ; il fit hisser le drapeau blanc à la corne de cette belle frégate, si lamentablement sacrifiée ; puis la bosse fut larguée et il s'efforça de rejoindre la flottille. Il emportait, affreusement entassés, quatre-vingt-huit passagers.

C'est ici que s'affirma plus clairement l'égoïsme du sauve-qui-peut. Aux demandes qui leur furent adressées de se répartir entre eux cette charge nouvelle, la yole et les autres embarcations ne répondirent qu'en faisant force de rames. Plus légère, la yole filait en tête, rapidement, vers l'Est. Le canot du commandant et le léger bateau destiné au Sénégal serraient un peu le vent et reviraient de bord, pour coopérer à la remorque du radeau à laquelle s'étaient dévoués les premiers le grand canot du gouverneur et le canot major, dirigé par M. Lapeyrère : mais ils ne semblaient nullement disposés à soulager la chaloupe.

A ce moment du jusant, la marche imaginée par le colonel Schmaltz commençait à apparaître singulièrement difficile ; la flottille, au lieu de gagner vers l'Orient, se sentait entraînée à la dérive vers la haute mer. On se trouvait déjà à une lieue et demie de la frégate.

Qu'allait-il advenir ? Le lieutenant Espiaux et ses compagnons sentirent qu'on ne leur apporterait aucun secours. L'heure fatidique sonnait où chacun, uniquement soutenu par l'instinct de sa conservation personnelle, ne songerait qu'à soi.

En quelques instants, une des péripéties les plus terribles du drame allait se dérouler presque inaperçue.

***

La remorque du radeau avait été ainsi organisée : d'abord, le canot du gouverneur, puis le canot-major, le canot du Sénégal, et enfin, en tête, celui du commandant. En réalité, à la suite de l'embarquement difficultueux que nous venons de décrire, la première de ces embarcations à peu près seule travaillait à la tâche qui lui avait été assignée.

Tâche extrêmement pénible et dangereuse, il est facile de l'imaginer. On n'avançait presque pas, malgré de violents efforts. Un découragement irrité s'emparait des esprits.

Un officier ne se gênait pas pour demander à tout instant au colonel Schmaltz :

— Larguerai-je ?

Ce à quoi le gouverneur, fort grave, constatant les difficultés d'exécution de son fameux plan, ne répondait rien. Et M. Thomas Clanet, commis aux revues, n'hésitait pas à crier avec toute son énergie :

— Non, non ! Nous ne pouvons faire cela ! Ne larguez pas !

La route, épuisante et lente à la fois, continuait donc, vaille que vaille. MM. de Chaumareys et Maudet ayant repris la chaîne, on essaya de progresser vers l'Est pendant quelque temps encore.

L'arrivée de la chaloupe surchargée, réclamant du secours, allait créer un léger désordre, dont les suites seraient effroyables.

Quand M. Maudet, sur le petit canot du Sénégal, vit approcher la lourde barque traînant au ras des flots, il eut peur d'être heurté de nouveau ou entraîné par elle, et il largua la remorque qui le reliait au canot-major. Ainsi le câble ne fut-il pas atteint et toute collision fut-elle évitée.

Le lieutenant Espiaux, sa demande repoussée, comprit qu'il serait inutile d'insister. On ne voulait même pas l'alléger d'une vingtaine d'hommes ! Il commença à virer de bord, pesamment et lentement. Alors, M. Maudet songea à reprendre son poste. Il héla devant lui le canot du commandant, qui devait tenir la tête :

— Commandant, nous reprenons notre touline ?

— Oui, oui, mon ami, revenons à notre poste, répondit M. de Chaumareys.

Comme ils raviraient de bord, ils s'aperçurent que, dans ce hourvari, l'amarre qui reliait le canot-major au canot du gouverneur venait d'être larguée, et que cette dernière embarcation, séparée elle-même du radeau, bondissait sur les vagues à force de rames et de voiles. Elle rejoignait celles qui la précédaient.

Que se passait-il ? Plus tard, les officiers soutiendront qu'ils voulaient bien reprendre la chaîne, mais que, du bateau de M. Schmaltz, une voix leur arriva à travers l'étendue marine ; et la voix disait cette parole terrible :

— L'amarre a cassé... Nous les abandonnons !

A bord de la chaloupe mal calfatée, aux maladroites allures de péniche, le lieutenant Espiaux a vu cette inconcevable manœuvre. Il gouverne pour rejoindre le radeau abandonné au hasard des flots : ses matelots se précipitent sur lui, l'invectivent, veulent s'opposer à ce mouvement d'humanité.

— Que faites-vous ? lui crient-ils. Si nous rallions ces hommes-là, nous sommes perdus. Ils se jetteront sur nous, et nous coulerons à pic !

— Je le sais, mes amis, répond-il. Ayez confiance en moi ! Je ne veux m'en approcher qu'autant qu'il n'y aura pas de danger. Si les autres embarcations ne suivent pas notre exemple, je ne songerai plus qu'à notre conservation... Je ne puis l'impossible.

Or, les trois canots remorqueurs ne pensaient réellement qu'à gagner la côte.

Moment de trouble, d'affolement, de lâcheté. Chacun cherchera, plus tard, à en rejeter la responsabilité sur l'autre. Le colonel Schmaltz s'est séparé du radeau ; mais il dira qu'à peine détaché de la chaîne, le canot du commandant avait filé de toutes ses forces, donnant ainsi le signal d'une fuite éperdue. Maudet n'a pas songé un instant à revenir en arrière ; il n'a cherché qu'à rejoindre les autres. D'un commun accord, sans s'être concertés, ils manœuvraient de même : en plein midi, par une mer admirable, la brise venant du large, ils renonçaient formellement à l'ordre de naviguer de conserve qui leur avait été imposé et qu'ils avaient accepté. Ils abandonnaient, à deux lieues à peine de la Méduse, les cent cinquante malheureux qu'ils devaient convoyer.

Espiaux, avait assisté, impuissant, à cette scène tragique. Autour de lui, des sous-officiers criaient :

— Faisons feu sur ces misérables ! Ils veulent fuir... Tuons-les !

Ils brandissaient des fusils...

A quoi eût servi ce massacre fratricide ? Le lieutenant leva des bras désespérés, calma ces frénétiques. Puis, sans courage pour réagir, il amena tout à fait sa misaine qu'il avait laissée à mi-hauteur, mâta son grand mât, hissa ses voiles et s'éloigna vers l'Est. Le crime était consommé.

Ahuris, stupéfaits, les pauvres diables, cramponnés à leur épave, regardaient s'éloigner leurs compagnons de voyage. Ils ne crurent pas une minute à une pareille défection. Certains crièrent même de joie, croyant que leurs camarades avaient aperçu à l'horizon quelque navire et qu'ils couraient implorer son secours. Ils demeuraient confiants, à mesure que la flottille qui eût dû les escorter diminuait dans le lointain, s'effaçait progressivement à leurs yeux. Ils le restèrent longtemps encore après qu'elle eut disparu, alors que, sur l'immensité glauque, miroir de l'implacable soleil des Tropiques, ils n'avaient plus, pour reposer leurs regards, que la silhouette lointaine de la Méduse, pareille à quelque monstre marin dormant sur les vagues et s'abandonnant à leur roulis...

***

Tels étaient les faits qui avaient suivi l'évacuation du navire.

Quelles explications en ont été fournies ?

Les gens du radeau, d'après le colonel Schmaltz, avaient imaginé, pour hâter leur progression vers la côte, de haler sur la touline qui les reliait au grand canot, ce qui les rapprocherait ainsi des embarcations ; ils en avaient tiré plusieurs brasses ; une grosse lame survenue produisit une forte secousse ; ces hommes furent obligés de lâcher la bosse. En conséquence, les canots, n'étant plus retenus en arrière, coururent avec plus de vitesse jusqu'à ce que l'amarrage fût brusquement tendu. Cette tension à ce moment devint si forte que la remorque cassa.

Même en acceptant ce récit, le fait de l'abandon ne subsistait pas moins. Un câble peut rompre, mais il se remplace ; un canot peut manquer à son devoir, mais, les autres, pourquoi ont-ils fui ?

De l'avis de tous les gens de mer, le remorquage de l'énorme radeau jusqu'à la côte était à peu près impossible ; si le temps était devenu mauvais, pendant la nuit, on aurait probablement été forcé, pour ne pas sombrer, de larguer les amarres.

De plus, le cas de l'abandon pour cause de force majeure n'était pas nouveau. Il s'était présenté déjà dans les annales maritimes.

Par contre, la culpabilité de M. de Chaumareys ne paraissait pas niable : après avoir mené sa frégate s'échouer sur le banc d'Arguin, il l'avait quittée en y laissant derrière lui soixante-trois naufragés ; de plus, dans la dernière traversée qui restait à accomplir, s'il n'avait pas personnellement rompu la chaîne de remorque qu'il avait établie, on ne constatait point qu'il eût essayé en aucune manière de réparer l'acte accompli, ou, tout au moins, passivement subi par le colonel Schmaltz. Il ne pouvait arguer ni de la nuit, ni de la tempête. Il avait reculé devant son devoir une fois de plus.

 

 

 



[1] Croirais-tu, ma chère Arétée, écrivait plus tard M. Brédif à sa sœur, que quelques personnes ont trouvé que cet enthousiasme était insensé ? Je ne sais, mais, moi, j'ai trouvé le moment superbe ; ce cri était un cri de ralliement, un cri d'encouragement et de résignation.